La soumission au syndicalisme de Jean Jaurès

Dans la social-démocratie, le syndicalisme est imbriqué dans le mouvement et est secondaire par rapport au Parti, à la théorie. En France, le syndicalisme s’est justement, à l’inverse, autonomisée. La charte d’Amiens est le produit catastrophique du refus de la politique par la classe ouvrière, au nom des nécessités pragmatiques du syndicat.

Voici comment Jean Jaurès soutient l’esprit du congrès de Rennes de 1898 de la Confédération Générale du Travail (née en 1895), dans une démarche pleine de complaisance :

« Au congrès de Rennes où 1500 groupes, syndicats et bourses du travail étaient représentés, le prolétariat vient de remanier les cadres. Il a décidé que les groupements économiques seraient classés en deux grandes organisations générales.

D’un côté, il y aura la Confédération du travail comprenant les syndicats, réunis déjà en Fédérations de métiers. De l’autre, il y aura la Fédération générale des bourses du travail, comprenant exclusivement des bourses (…).

Le syndicat a surtout pour objet la lutte économique, la défense du salaire contre les entreprises du capital. La bourse du travail a surtout pour objet une œuvre d’enquête, de statistique permanente sur les conditions du travail, sur le chômage, sur les mouvements de la production.

L’un, si je comprends bien, est considéré surtout comme un organe de combat ; l’autre, comme un organe d’éducation et d’information préparant l’avenir et recueillant les éléments dont la classe ouvrière aura besoin plus tard pour organiser la production sur la base sociale (…).

En fait, la classe ouvrière organisée oscille entre deux tendances et elle doit les concilier par un incessant effort.

D’un côté, il y a la tendance centralisatrice. Il est clair que le prolétariat ne peut espérer le triomphe qu’en groupant et coordonnant tous ses efforts. Il est donc amené à englober tous ses groupes locaux, ou même toutes les fédérations de métiers comprenant déjà les syndicats d’une même industrie, en un organisme général. De même pour les bourses du travail.

Mais d’un autre côté, il y a des militants qui représentent ce qu’on peut appeler la tendance fédéraliste et libertaire. Ils craignent que des organismes trop vastes n’absorbent peu à peu l’activité et la spontanéité des groupes locaux.

Ils craignent que l’activité du prolétariat ne prenne la forme d’une vaste administration et qu’une sorte de parlementarisme ouvrier et de bureaucratie ouvrière ne résulte d’organismes trop vastes.

Les groupes locaux ne pourront plus agir que par délégation, et les délégués des groupes formeront peu à peu une sorte de Parlement ouvrier accaparant toutes les énergies du prolétariat (…).

Quoi qu’il en soit, les congrès témoignent d’une grande activité de pensée dans la classe ouvrière et on peut dire que le prolétariat se prépare à recueillir l’héritage du pouvoir bourgeois. »

La Dépêche de Toulouse, octobre 1898

La réception de cet héritage passe par un grand « respect »… pour la bourgeoisie elle-même, et pour son activité :

« Les syndicats ouvriers ont de grands et sérieux devoirs à remplir ; il faut d’abord qu’ils respectent dans le patron le principe même qui est la vraie force des travailleurs : la dignité de l’homme.

Pour cela, dans toutes les difficultés qui s’élèvent, ils doivent faire appel tout d’abord avec confiance et loyauté à sa raison et à son esprit de justice ; il ne faut pas que, dans les demandes qui sont formulées, on sente gronder la menace ; la menace n’a d’autre effet que de raidir les âmes fières et la juste fierté ne fait point défaut dans les rangs de ce patronat français où tant d’hommes, par une initiative hardie, ont accru la richesse commune et portent avec honneur une longue vie de travail, de probité, de souci quotidien ; lorsque, après des pourparlers courtois, l’accord n’a pu se faire, lorsque la grève éclate, je sais quel héroïsme il faut au travailleur, dont la bourse se vide et dont les joues se creusent, pour rester calme et maître de soi.

Mais c’est précisément le rôle des syndicats de maintenir aux heures de crise l’âme du peuple qu’ils représentent à une hauteur telle que le respect de tous soit acquis aux travailleurs, qu’une victoire plus belle leur soit préparée et, qu’en tout cas, ils ne se compromettent point par l’abus de la force brutale, qui est dans le nombre, par des procédés d’intimidation physique, ce qui est le nerf de leurs espérances : le droit.

Disons-le avec tristesse, mais courageusement, les violences, les injures, les menaces, les insolences soudaines de regard, de langage et d’attitude sont un reste de servage ; l’homme libre, quand il revendique son droit, est aussi calme, aussi mesuré, aussi respectueux d’autrui, qu’il est énergique et résolu (…).

Il n’y a qu’un moyen de sortir de ces difficultés, c’est que les syndicats ouvriers, étudiant profondément, et semaine par semaine, l’état de l’industrie locale, les débouchés, le prix de l’achat des matières premières, le prix de vente de la marchandise, la valeur des machines employées, des assurances souscrites, déterminent, avec une précision croissante, la part prélevée par le capital.

De cette façon, ils pourront accorder aux moins favorisés les délais nécessaires, et, quand ils auront fait de ce côté tout le raisonnable, associer énergiquement les travailleurs à la fortune de la grande industrie. Mais, pour cela, il faut ces qualités de mesure, de patience et de sagacité qu’une étude persévérante donnera seule aux syndicats. »

En rejetant le marxisme, et donc en refusant la dialectique de la nature et son principe de saut qualitatif, Jean Jaurès ne pouvait que tendre à la complaisance, à la lutte réformiste maquillée comme radicale sous prétexte d’objectifs lointains.

C’est une caricature, légaliste et dans un esprit de capitulation, de la social-démocratie et du marxisme. Et cela laisse un espace historiquement énorme pour une critique, non pas de gauche avec le marxisme, mais de droite avec l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme-révolutionnaire, « réponses » historiques à l’opportunisme de Jean Jaurès.

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L’éclectisme anti-marxiste de Jean Jaurès

Le problème de fond de la démarche de Jean Jaurès, c’est que tout comme chez Pierre-Joseph Proudhon, on est dans l’éclectisme le plus complet. Tout se mélange, de manière incohérente, et est même justifié, comme chez Pierre-Joseph Proudhon, par le principe de deux devient un : il serait intelligent d’allier, d’unir les deux aspects de la contradiction.

Jean Jaurès dit même ainsi :

« Je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictoires, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire. »
(Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, 1884)

Cela n’a aucun sens : pour Karl Marx, la pensée est le reflet du mouvement de la matière, elle est de la matière grise. Or, Jean Jaurès dit qu’il accepte cette thèse, puis il tente de la combiner à la thèse contraire, et cela au nom de la « synthèse des contradictoires ».

C’est totalement absurde, ce qui n’empêche pas Jean Jaurès de parler de « préformation cérébrale de l’humanité », de dire que « il y avait déjà dans le premier cerveau de l’humanité naissante des prédispositions, des tendances », ou encore :

« En résumé, j’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement de phénomènes économiques dans le cerveau, mais à condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau, par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique (…).

Voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique. »
(Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, 1884)

De fait, Jean Jaurès ne propose aucune idéologie cohérente : il pioche, il fusionne, il ajoute, il retranche, etc., se servant de manière totalement pragmatique.

Jean Jaurès
en 1889

Jean Jaurès fait ainsi par exemple l’apologie de Martin Luther, or n’importe quel marxiste sérieux sait que Martin Luther représentait la fraction protestante soumise aux princes allemands et réprimant les soulèvements de masse. Le marxisme a salué non pas Martin Luther, mais Thomas Münzer et auparavant le mouvement hussite-taborite en Bohême comme ayant été le premier mouvement communiste.

Jean Jaurès ne pouvait pas le savoir, surtout alors que Karl Kautsky y a consacré un long document, intitulé « Les précurseurs du socialisme moderne », en 1897. On est donc encore une fois dans quelque chose d’absurde.

En fait, la véritable base de l’apologie de Martin Luther par Jean Jaurès, c’est véritablement le national-socialisme, comme en témoignent ces lignes terribles :

« L’Argent n’avait pas encore porté sa domination dans l’industrie, il errait et vagabondait à la recherche de victimes à dévorer, il s’insinuait à travers toutes les fissures d’une société troublée ; il soufflait l’usure et de nouvelles cupidités sur ce monde jusqu’alors tranquille et à demi-assoupi.

Il ne sévissait pas encore sur le régime du Travail, mais sur le prêt. Quand Luther se répand en invectives contre ces premiers essais de domination de l’Argent, il invective l’Argent lui-même (…).

Bien que Luther n’ait pas embrassé la question sociale dans son intégralité, il n’en a pas moins posé les bases du Socialisme.

Avec une admirable perspicacité, il a vu la puissance reproductive de l’Argent, abandonnée à elle-même, amenant successivement à la pauvreté la plupart des gens aisés ou riches, aggravant même la pauvreté des indigents et des plus faibles. »

Cette conception n’a rien à voir avec le marxisme, et tout avec ce que sera le national-socialisme. De fait, Jean Jaurès voit le capitalisme de la même manière que Eugen Dühring : comme une « violence » érigée en système, et nullement comme un mode de production.

Il n’y a donc pas besoin de raisonner, nul besoin de concepts, et c’est particulièrement flagrant dans la longue critique faite par Jean Jaurès des positions de Karl Marx et Friedriech Engels, intitulée « Question de méthode » et consistant initialement en une longue lettre au « socialiste » catholique ultra-réactionnaire Charles Péguy, qui sera une pièce maîtresse idéologique du fascisme en France.

La critique faite par Jean Jaurès part dans tous les sens ; il mélange les bons mots avec des remarques à l’emporte-pièce, expliquant en long et large que les thèses de Karl Marx et Friedrich Engels sont contradictoires ou bien dépassées. A aucun moment Jean Jaurès n’arrive à prendre le « Manifeste communiste » – dont il parle surtout – au sérieux.

Jean Jaurès parle même de « la pensée incertaine et obscure de Marx et de Engels » ! C’est dire le décalage avec l’histoire, alors que la révolution russe va hisser le marxisme au premier plan de l’histoire mondiale, pas moins de 16 années après ce rejet catégorique de Karl Marx et Friedrich Engels par Jean Jaurès !

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Jean Jaurès contre les thèses de la social-démocratie, du marxisme

Jean Jaurès parlait allemand, suffisamment donc pour étudier les documents de la social-démocratie allemande, pour donner son point de vue sur les œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels. Pourtant, il ne l’a pas fait. Il n’a jamais popularisé le marxisme, et pour cause !

Pour autant, Jean Jaurès doit tout de même se positionner par rapport à l’interprétation du marxisme. Il ne défend pas le marxisme, mais il doit se positionner de par la vigueur de la confrontation au sein de la social-démocratie internationale. On a ainsi Karl Kautsky qui défend l’orthodoxie, alors qu’Eduard Bernstein la réfute (au nom du fait que le mouvement est tout, le but n’est rien).

N’étant pas marxiste, et sans aborder cette question idéologique, Jean Jaurès dit simplement, sur un plan politique:

« C’est ici que je ne suis d’accord ni avec Kautsky ni avec Bernstein ; j’estime contre Bernstein que la classe prolétarienne et la classe bourgeoise sont et demeurent, quoi qu’on fasse, radicalement distincte, radicalement antagonistes, mais j’estime contre Kautsky qu’il ne faut pas avoir peur de la multiplicité des rencontres et des contacts entre la classe prolétarienne, maîtresse de sa conscience et de son action, et les autres classes.

Et voici pourquoi : c’est qu’il est impossible à une classe d’agir sans agrandir la surface de contact entre elle et le reste de la société humaine.»

Conférence tenue à l’hôtel des sociétés savantes, février 1900

C’est tout à fait révélateur du bricolage de Jean Jaurès, qui manie en fait le proudhonisme comme projet qualifié de socialiste. Sa conception de l’Etat est d’ailleurs fort logiquement totalement étrangère au marxisme.

Jean Jaurès lisant L’Humanité,
photographie de Henri Manuel, vers 1905.

Voici ce que dit Jean Jaurès, se revendiquant même de Ferdinand Lassalle, ennemi réformiste historique de Karl Marx et Friedrich Engels au début de la social-démocratie :

« Quand les socialistes dans leurs polémiques ou dans le langage officiel de leurs congrès parlent de “l’État bourgeois” comme si la classe ouvrière n’avait dans l’État aucune part, ils emploient une formule trop sommaire qui a une part de vérité, mais qui ne correspond pas à la réalité toute entière. Il n’y a jamais eu d’État qui ait été purement et simplement un État de classe, c’est-à-dire qui ait été aux mains d’une classe dominante un instrument à tout faire et le serviteur de tous les caprices. (…)

Il est impossible que l’État dans son administration ne tienne pas compte de ces forces diverses, et que, même quand il sanctionne et applique la puissance dominante d’une classe, il ne lui oppose pas, par prévoyance sinon par humanité, quelque limitation. Dans les sociétés différenciées où il y a des classes et par conséquent des rapports souvent complexes entre les classes, il est impossible que l’État se porte sans réserve d’un côté, car il fausserait la société elle-même.

Il porterait une des classes à l’absolu. Il supprimerait l’autre. Il substituerait donc une société abstraite et fictive à la société réelle dont il a la charge, et cette société ainsi faussée ne pourrait pas vivre.

En fait l’Etat n’exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces. Lassalle a dit que la vraie constitution d’un pays était déterminée et définie, non pas par des formules de papier, mais par le rapport réel des forces qui déterminent la véritable nature de l’Etat.

Il a donc pour fonction de maintenir, de protéger les garanties d’existence, d’ordre, de civilisation communes aux deux classes, de rendre efficace la primauté de la classe qui domine par la propriété des lumières et l’organisation, et d’ouvrir à la classe qui monte des voies proportionnées à sa puissance réelle, à la force et à l’étendue de son mouvement d’ascension.

Il est bien vrai que la forme de la propriété a, dans l’ensemble des rapports sociaux, une valeur de premier ordre, et dans une société fondée sur la propriété bourgeoise, où la propriété bourgeoise et capitaliste exerce une action si profonde, il est permis, pour abréger, pour noter d’un mot la caractéristique la plus saillante, de parler de l’Etat bourgeois.

Mais ce serait un désastre pour l’esprit s’il prenait à la rigueur cette simplification abusive. Elle l’habituerait à éliminer de ses calculs, de ses jugements, de ses hypothèses, des forces qui, pour n’être pas encore dominantes, commencent cependant à faire équilibre au privilège brut de la propriété et qui en tout cas peuvent grandir.

Elle immobiliserait les rapports des classes qui sans cesse se transforment. Elle substituerait le point de vue statique au point de vue dynamique dans l’appréciation des sociétés qui toujours se meuvent.

Elle enlèverait à la classe ouvrière le sens de la vie et de l’histoire, le sens de la grande action politique qui doit s’ajuster à la complexité changeante des choses. »

L’Armée nouvelle, oeuvre par ailleurs critiquée par Rosa Luxembourg dans un article de 1911

La conception de Jean Jaurès n’est même pas du révisionnisme: elle est anti-marxiste depuis le début, et dans tous ses fondements.

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Jean Jaurès : une «évolution révolutionnaire»

Jean Jaurès est ainsi à l’origine d’une mystique, où le « socialisme » agit miraculeusement sur le capitalisme, au moyen de la « République ».

Parlant d’ouvriers refusant de s’allier avec les centristes de l’époque, Jean Jaurès dit des premiers :

« Ils savent que la république est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu’elle est un commencement de socialisme, et la forme politique du collectivisme. »

Voici comment Jean Jaurès voit les choses stratégiquement, expliquant que la classe ouvrière… doit être introduite dans la propriété ! Il attribue même à Karl Marx, ce qui relève de l’escroquerie et Jean Jaurès ne pouvait pas ne pas le savoir, le concept d’« évolution révolutionnaire » !

« La classe ouvrière veut des réformes, j’entends des réformes prochaines, immédiates. Elle en a besoin pour vivre, pour ne pas fléchir sous le fardeau, pour aller d’un pas plus ferme vers l’avenir.

Elle a besoin de lois d’assistance ; elle a besoin que sa force de travail soit protégée ; elle a besoin que la loi ramène à des proportions humaines la durée quotidienne du labeur. Elle a besoin que l’âge d’admission des enfants dans les usines soit élevé, pour qu’ils puissent recevoir une assez haute culture. Elle a besoin que l’inspection du travail soit plus sérieusement soumise à l’action du prolétariat lui-même.

Elle a besoin que la puissance sociale et légale des syndicats soit renforcée, qu’ils deviennent de plus en plus les représentants de droit de la classe ouvrière. Elle a besoin que des institutions sociales d’assurance contre la maladie, la vieillesse, l’invalidité, le chômage, soient établies.

Elle a besoin d’être introduite peu à peu, comme classe dans la puissance économique, dans la propriété.

Et elle aura un grand intérêt si les services capitalistes, mines, chemins de fer, sont nationalisés, à obtenir que les syndicats ouvriers de ces grandes corporations soient associés à l’état dans la gestion et le contrôle des nouveaux services publics.

Elle aura un grand intérêt à être représentée de droit, par ses syndicats, dans les conseils d’administration des six mille sociétés anonymes, civiles ou commerciales qui détiennent le grand commerce et la grande industrie.

Elle aura intérêt à exiger, à obtenir qu’une part des actions soit réservée de droit, en toute entreprise, aux organisations ouvrières, afin qu’ainsi, peu à peu, le prolétariat pénètre au centre même de la puissance capitaliste, et que la société nouvelle sorte de l’ancienne avec cette force irrésistible « d’évolution révolutionnaire » dont a parlé Karl Marx.

(…)

Mais tout ce programme de réformes, comment se réalisera-t-il ? Il ne peut se réaliser que par l’influence grandissante du Parti socialiste et de la classe ouvrière sur l’ensemble de la nation.

Et cette influence, comment se marquera-t-elle ? Par l’adhésion plus ou moins spontanée de la majorité de la nation aux réformes successivement proposées par la minorité socialiste.

Mais déclarer d’avance qu’en dehors du socialisme toute la nation ne sera qu’un bloc réfractaire et hostile, rejeter de la même façon et condamner au même degré les catégories bourgeoises qui toujours résistent aux réformes, et celles qui sont susceptibles peu à peu de les adopter, c’est tuer en germe toute réforme, c’est proclamer qu’avant l’heure de la révolution totale, les semences utiles ne seront point recueillies par la terre, mais dévorées toutes par les oiseaux pillards ; c’est briser l’espoir du prolétariat ; c’est appesantir sur lui, jusqu’au problématique sursaut des soudaines délivrances, la charge des jours présents. C’est proclamer soi-même l’impossibilité des réformes qu’on annonce et qu’on demande. »
(Révision nécessaire, août 1901)

Par conséquent, la « transition » au socialisme commence directement dans les organes du capitalisme :

« J’entends que dans le système actuel c’est au capital que reste nécessairement le dernier mot : et nous ne voulons pas aller, en période capitaliste, contre la nature même du capitalisme.

Mais que les salariés, sans pouvoir exercer une action prépondérante, soient admis cependant aux conseils de l’industrie, que le travail ne soit pas tenu à l’état d’ignorance complète et de complète passivité, aucun démocrate, aucun républicain ne s’en offensera.

A la période de préparation et de transition où nous sommes conviennent des institutions de préparation et de transition. »

Ces thèses d’un socialisme naissant dans les structures mêmes du capitalisme et de l’Etat bourgeois, ne serait-ce que partiellement, contredit formellement le marxisme.

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Jean Jaurès : une réconciliation mystique

Si l’on comprend bien la démarche de Jean Jaurès, alors on voit forcément que pour lui, le statut de prolétaire est une malédiction. L’idéal c’est le bourgeois, cultivé et humaniste, et tout le monde doit pouvoir l’être.

Le statut du prolétariat est pour l’instant d’être « déshérité », les prolétaires sont « dépouillés et nus », l’humanité est en « lambeaux », et par conséquent il faut une grande réconciliation. Jean Jaurès parle des arts, et logiquement il explique que cette sorte d’unification par le « socialisme » est nécessaire afin d’universaliser l’art.

Exactement comme dans le fascisme, on a la thèse de l’être humain non pas se transformant, mais étant incomplet, qu’il faut réunifier, harmoniser par l’idéal. Jean Jaurès peut ainsi affirmer que :

« Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que l’idéal ? C’est l’épanouissement de l’âme humaine ; qu’est-ce que l’âme humaine ? C’est la plus haute fleur de la nature. »

On est là à mille lieux de la conception artistique du réalisme, de la théorie matérialiste dialectique du reflet. D’ailleurs, de manière cohérente, Jean Jaurès apprécie la poésie symboliste : il en a la même mystique. Il a exprimé sa vision des choses en ce domaine dans « De la réalité du monde sensible ». Il reconnaît l’existence de Dieu, mais considère que le christianisme amène le souci de « centraliser » Dieu en un point précis, alors qu’il faudrait considérer Dieu comme étant partout.

Jean Jaurès dit même, dans un grand élan totalement délirant datant de 1902 et révélant la nature pathétique de son « socialisme » :

« Ce serait une erreur d’exclure de Dieu le désir, l’effort, et même en un sens la souffrance ; car ce serait au fond exclure le monde de Dieu.

Dieu n’est pas une idole de perfection impassible devant qui défileraient, chantant ou pleurant, les générations ; les jours et les nuits ne passent pas, comme un jeu de lumière et d’ombre, sur son immuable visage ; il est mêlé à nos combats, à nos douleurs, à tous les combats et à toutes les douleurs. Mais le désir en lui n’est pas pauvreté, il est plénitude ; c’est parce qu’il est l’infini qu’il a un besoin infini de se donner, de se répandre dans les êtres et de se retrouver par leur effort.

C’est parce qu’il est la vie absolue qu’il complète les joies de sa sérénité éternelle par le frisson d’une inquiétude infinie ; c’est parce qu’il est la réalité et la perfection suprême qu’il ne veut point exister à l’état de perfection brute et toute donnée, qu’il se remet lui-même en question, se livrant en quelque sorte à l’effort incertain du monde, se faisant pauvre et souffrant avec l’univers pour compléter, par la sainteté de la souffrance volontaire, sa perfection essentielle ; le monde est en un sens le Christ éternel et universel.

Il y a donc pénétration du monde et de Dieu, et dans la puissance infinie de l’être qui se déploie, et dans l’intimité morale et religieuse des consciences qui se recueillent ; donc quand nous parlons de l’être, ce n’est pas une notion abstraite et vaine ; c’est l’acte de Dieu, c’est aussi sa puissance ; c’est la plénitude et c’est aussi l’aspiration ; c’est la certitude, et c’est aussi le mystère.

C’est l’unité de l’acte et de la puissance dans l’infini qui donne à l’être cette profondeur et cette richesse ; par suite les manifestations ou les phénomènes du monde qui participent à l’être : l’étendue, le mouvement, prennent aussi d’emblée une étrange profondeur de vérité et de mystère (…).

Mais il se peut qu’un jour les âmes, comme les bourgeons, s’ouvrent dans la pleine clarté. Dès maintenant, elles émeuvent, de leurs mouvements subtils, l’air pesant où elles s’expriment en harmonie, l’éther impondérable où leur sourire rayonne.

L’organisme où elles vivent est mêlé et comme à deux fins ; il est fait pour la lutte, la résistance, l’agression, la ruse ; il est fait aussi pour la pénétration et la fusion des âmes ; il les cache et il les révèle : il leur fournit un abri pour les rêves, une cachette pour les mauvais desseins ; et en même temps, il les met en relation avec le son et la lumière, avec les grandes puissances de manifestation.

L’âme, si elle entre un jour dans un monde de sérénité, de franchise et de paix, pourra-t-elle rejeter de son organisme l’élément de résistance, de méfiance épaisse, de mystère brutal ? Pourra-t-elle se créer un organisme de transparence, de lumière et d’harmonie ? se livrera-t-elle à ce point à l’être universel que toutes ses émotions s’y répandent comme une mélodie, que toutes ses pensées y flottent comme une ombre ou une lueur ? et qu’ainsi l’intérieur de toute âme soit immédiatement visible aux autres âmes dans un fraternel échange de clartés ? La question est attirante, et bien qu’elle semble toucher au rêve, elle s’offre invinciblement à ceux qui méditent sur l’universalité du mouvement, et sa liaison à la sensation (…).

Mais, dans cette mélancolie même qui naît du perpétuel recommencement de la lutte et de l’incertitude éternelle qui se mêle même au progrès, il y a cependant un fond d’optimisme. Car, si le drame recommence toujours, c’est qu’il n’y a pas dans le monde une quantité brute et fixée de bien et de mal, de douleur et de joie. Il n’y a donc rien, dans la nature des choses, qui s’oppose à ce que la joie résorbe enfin la douleur.

De plus, les rapports de la joie et de la douleur supposent, comme nous l’avons vu, qu’elles dérivent toutes les deux d’un même principe, c’est-à-dire de Dieu. Or, nous avons vu qu’en Dieu la joie était première, en quelque sorte, et que la douleur était dérivée, car c’est la plénitude joyeuse de la vie qui se répand dans l’effort, dans la lutte et dans la souffrance. La douleur est donc, dans l’activité infinie, une dépendance de la joie, et on peut dire que toutes les douleurs de l’univers doivent avoir une tendance secrète à se convertir en joies divines. »

On est ici dans une démarche totalement idéaliste ; Jean Jaurès refuse évidemment, dans ce contexte, catégoriquement que matière et mouvement soient indissociables. La matière n’est qu’un « système de mouvements », ces mouvements étant liés à « l’être ».

Si l’on voit que Jean Jaurès explique cela en 1902 et que Lénine publie sept ans plus tard Matérialisme et empirio-criticisme, on voit qu’on a ici véritablement affaire à deux mondes n’ayant strictement rien à voir.

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Jean Jaurès : deux devient un

Le socialisme est pour Jean Jaurès non pas l’abolition de la propriété privée, mais sa généralisation : la bourgeoisie cesse d’en avoir le « monopole ». Jean Jaurès raisonne en termes d’individu, pas de classe ; il raisonne toujours du point de vue individuel, jamais selon les modes de production.

Par conséquent, le communisme est chez Jean Jaurès une unification des antagonismes, comme chez Pierre-Joseph Proudhon pour qui deux devient un, à l’opposé de la dialectique. Au lieu d’avoir un qui devient deux, on a deux qui deviennent un, par un mouvement de réconciliation. C’est typiquement l’erreur française sur la dialectique, que Karl Marx notait de manière acerbe au sujet de Pierre-Joseph Proudhon.

Jean Jaurès en 1911.

Voici comment Jean Jaurès manie cette « dialectique » à la française, où « deux devient un », où les contradictions se voient « unies » au lieu d’être dépassées :

« Sans doute, si la propriété collective était imposée arbitrairement aux sociétés par une puissance extérieure à elles, si elle s’installait selon les lois de la conquête, elle déprimerait les activités.

Mais si elle est réalisée par l’accord du mouvement capitaliste et de la force ouvrière, si elle est préparée à la fois par l’action inconsciente de la bourgeoisie et par l’action consciente du prolétariat, si elle surgit ainsi au point où convergent l’œuvre d’une classe et l’effort de l’autre, comment pourrait-elle neutraliser les énergies humaines, les forces historiques dont elle sera l’expression suprême ?

Les deux classes, la classe bourgeoise et la classe ouvrière, qui déchirent de leur antagonisme la société d’aujourd’hui, seront, par l’avènement du communisme, également, quoique diversement, victorieuses.

Le prolétariat aura échappé à la servitude économique, il aura conquis le droit de copropriété sociale qui l’émancipera à jamais, et il s’emploiera à obtenir du système de production unifié un large bien-être pour tous.

Victoire sur la servitude ! Victoire sur la misère ! Victoire sur la haine ! Mais la bourgeoisie aussi, jusqu’en sa défaite de classe, sera victorieuse.

Elle perdra à coup sur le monopole de la propriété, les joies égoïstes de la domination et l’étrange assaisonnement que la souffrance du pauvre mêle parfois aux plaisirs du riche. À coup sûr aussi, elle sera sollicitée par plusieurs de ses fils à une résistance désespérée.

Mais, vaincue enfin, elle comprendra pour la première fois le sens plein de son effort passé. Elle prendra conscience de l’œuvre qu’inconsciemment elle accomplissait.

Elle verra dans l’unité socialiste, dans l’ordre communiste hospitalier à tous les hommes la noble fin humaine qu’elle préparait, sans le savoir, par son activité illimitée, par son audace fiévreuse, par les incessantes révolutions techniques dont elle agitait et agrandissait l’industrie.

Cette concentration capitaliste, qui n’était que le triomphe d’une classe, lui apparaîtra, après la Révolution, comme le germe de l’unité humaine. Les grandes découvertes des savants, qui naguère dans la société divisée produisaient des effets mêlés de bien et de mal, ajoutant à la puissance du capital, mais parfois aussi à la détresse des salariés, apparaîtront dans l’ordre nouveau comme des moyens assurés de bonheur commun.

Ainsi la révolution sociale, en brisant la bourgeoisie, agrandira et ennoblira son œuvre : elle lui donnera une haute signification humaine, et c’est avec fierté que les fils des bourgeois pourront entrer dans l’ordre nouveau. Ils y retrouveront l’œuvre de leurs pères, dégagée de tout intérêt de classe, haussée à l’idéal humain, élargie à tous les hommes (…).

Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées.

C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? »

Socialisme et liberté, 1898

Ce que Jean Jaurès appelle par conséquent socialisme, c’est en réalité ce qu’il considère comme une meilleure organisation, intégrant la bourgeoisie à niveau égal avec le prolétariat, par la généralisation de la petite propriété. La bourgeoisie n’est pas abolie, elle est intégrée :

« En vérité, le patronat, tel que la société actuelle le fait, n’est pas une situation enviable, et ce n’est pas avec des sentiments de colère et de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut être le prélude de la justice.

Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple. »

La Dépêche de Toulouse, mai 1890

On est là dans une ligne entremêlant proudhonisme et idéalisme de type kantien : l’idéalisme à la recherche de l’idéal-type, de l’idéal moral, de l’idéal social.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès : anticapitalisme romantique et éloge de la petite propriété

Faisant l’apologie de l’enseignement comme base morale et idéologique du socialisme, Jean Jaurès prônait la fondation d’universités, de formations permanentes ; il voulait que les officiers ne passent pas que par des institutions militaires, mais par l’armée également.

Cependant, cette conception montre la dimension inter-classiste de son « socialisme ». Inévitablement, Jean Jaurès est obligé d’élargir le champ de ceux qui profiteraient de son « socialisme ». Ce dernier est en effet un concept, une morale, un style, une approche, pas une idéologie ni la dictature du prolétariat et encore moins un mode de production.

Le « socialisme » de Jean Jaurès est une évolution naturelle à une société « plus rationnelle ». Par conséquent, l’ennemi a tendance à être non pas la bourgeoisie (en tant que composante d’un mode de production), mais des forces obscures.

Inévitablement, cet anti-capitalisme romantique aboutit à l’antisémitisme. Dans son article intitulé « La question juive en Algérie », datant de mai 1895, Jean Jaurès n’hésite pas à affirmer que :

« Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les Juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique (…).

En France, l’influence politique des Juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. Ici, ils ont, en plus d’un point, la double force de l’argent et du nombre. »

C’est une conception du monde « classique » de l’anticapitalisme romantique, faisant de Jean Jaurès un Eugen Dühring français. Tout comme Eugen Dühring, Jean Jaurès voit en le capitalisme un vol, une oppression, pas un mode de production fondée sur l’exploitation, la plus-value. Il aboutit inévitablement à une vision du monde antisémite.

Voici ce qu’il pouvait dire dans un meeting, en 1898 :

« Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »
(Discours au Tivoli)

Dans la même logique, Jean Jaurès pouvait ainsi opposer la « bourgeoisie pauvre » au « capital anonyme», il pouvait dénoncer « les oligarchies oisives qui sont les souveraines du travail national ».

Dans un élan tout à fait conforme à ce qui sera l’idéologie national-socialiste, il expliquait :

« Nous voulons que toute existence humaine, allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai. »
(avril 1894)

L’ennemi est « extérieur », il vient en quelque sorte « déranger » le travailleur, en le rendant soumis et dépendant, ce qui l’agresse : on a là un raisonnement tout à fait typique de l’anticapitalisme romantique.

Le principe de l’éducation masque en réalité une vision petite-bourgeoise de prise de contrôle de l’État pour faire face à la grande bourgeoisie. Les travailleurs et leur idéal étaient le prétexte démocratique à cette démarche. Jean Jaurès, par contre, y croyait sincèrement, aussi au moment de l’affaire Dreyfusput-il s’opposer à l’antisémitisme, au nom justement de sa démarche « socialiste » générale.

On peut en déduire que Jean Jaurès veut généraliser la petite propriété, que sa démarche relève du proudhonisme. Voici justement ce qu’il dit, dans un éloge du « collectivisme » comme…. généralisation de la petite propriété !

« Et la propriété individuelle, au lieu d’être supprimée, est étendue et universalisée. D’innombrables familles pauvres, d’ouvriers et d’employés, de petits bourgeois, de négociants modestes, qui étaient condamnées à payer indéfiniment des loyers sur un salaire infime, ont la certitude, dans un délai assez court, d’arriver à la propriété effective de leur demeure, d’être affranchies de ces terribles échéances, qui sont pour tant de ménages une sorte de crise trimestrielle et comme une périodicité de désespoir.

De plus, les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreurs au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres.

Il y aura un immense progrès d’ensemble en même temps que toutes les familles arriveront, pour leur part et selon leur effort, à être propriétaires de l’immeuble ou de la portion d’immeuble occupé par elles.

L’autre jour, [le député de gauche] M. Goblet, dans son très remarquable et très important discours de Saint-Mandé [à l’occasion de l’anniversaire de la proclamation de la première République], tout en faisant au socialisme des concessions assez larges et que nous sommes loin de dédaigner, se déclarait l’adversaire du collectivisme : « Bien loin disait-il, de vouloir abolir la propriété individuelle, nous voulons l’étendre ».

Eh bien ! Il y a là un malentendu analogue à celui qui arme contre nous [le député de gauche] M. Lavergne.

Si nous sommes collectivistes, c’est parce que le collectivisme, bien loin de détruire la propriété privée individuelle en ce qu’elle a de légitime, est le seul moyen aujourd’hui non seulement de l’étendre, mais de l’universaliser. »

C’est là un point de vue tout à fait conforme au proudhonisme, nullement au programme social-démocrate élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès et l’éducation laïque comme base du socialisme

Jean Jaurès croit donc en la « République » comme forme neutre, utilisable pour le socialisme. Mais comment voit-il les choses concrètement, à défaut d’en élaborer la théorie ? Tout simplement, il s’imagine que cela se réalisera par l’enseignement; dans la même démarche que Victor Hugo, il voit la solution en l’éducation.

Or, le problème est bien entendu que l’éducation dépend jusqu’à présent de couches sociales liées à la bourgeoisie et à l’aristocratie, à l’Eglise. D’où les campagnes de Jean Jaurès : d’abord celle, qui triomphera, en faveur de la laïcité à l’école.

Ensuite, mais la démarche échouera, en faveur de la liaison organique des écoles primaires avec les communes, afin de casser l’hégémonie de l’idéologie cléricale-réactionnaire.

C’est un point de vue ultra-démocratique, un municipalisme social. Voici comment Jean Jaurès présente cela :

« Je crois que nous devons nous préoccuper, lorsque l’heure sera venue, d’assurer et de régler, en matière d’enseignement primaire, le droit des communes (…).

Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition, qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aux dogmes philosophiques ; non seulement au christianisme, mais au spiritualisme.

Eh bien, en religion, vous pouviez résoudre la difficulté et vous l’avez résolue : l’enseignement public ne doit faire appel qu’à la raison ; et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut elle-même de l’enseignement primaire. Vous nous dites tous les jours que c’est nous qui avons chassé Dieu de l’école, je vous réponds que c’est votre Dieu qui ne se plaît que dans l’ombre des cathédrales. (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche. — Interruptions à droite.)

En religion, nous pouvons nous taire sans abdiquer ; nous n’avons qu’un devoir, c’est de ne pas introduire, dans l’école, nos agressions personnelles, qui peuvent être offensantes et qui sont inutiles, agressions constantes de la vérité scientifique contre vous (…).

Je dis qu’il y a des grandes villes où les travailleurs se sont approprié les résultats généraux de la critique et de la science et que, dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire.

J’ajoute que, dans l’intérêt même de l’État qui ne peut pas aller au delà de l’opinion générale de la nation, vous devez permettre aux municipalités d’interroger, par certaines écoles communales, la conscience populaire, et de proportionner l’enseignement à cet état des esprits.

(Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche.)

Que viens-je vous demander ? Une seule chose ; c’est qu’il y ait partout dans l’enseignement populaire une sincérité et une franchise absolues, que vous ne dissimuliez rien au peuple, que là où le doute est mêlé à la foi, vous produisiez le doute, et que, quand la négation domine, elle puisse se produire librement.

Voilà les simples idées que je viens apporter à la tribune. Je crois qu’elles sont conformes à la pure doctrine du parti républicain.

Je crois qu’il est impossible à l’État d’assumer à lui tout seul la charge de l’éducation populaire ; je crois qu’il ne peut pas traduire dans cet enseignement tout ce qui, dans la conscience humaine, peut surgir de neuf et de hardi, et que la loi doit laisser le soin de traduire ces sentiments nouveaux aux représentants élus des grandes villes, aux municipalités.

(Applaudissements sur les mêmes bancs à gauche.) »

Chambre des députés, octobre 1886

Ce point de vue de Jean Jaurès est systématique, complet, et il l’oppose par conséquent à la démarche révolutionnaire, à la violence révolutionnaire.

L’éducation est à ses yeux la seule voie naturelle, propre à la « république ». La violence est forcément, selon lui, liée au chaos social, et donc pas au « socialisme ».

Voici comment il exprime sa conception :

« Déjà, il n’est que trop aisé de le voir, des ferments de colère et d’impatience s’accumulent au cœur des travailleurs d’élite, qui ont rêvé l’émancipation de leur classe.

Et s’ils s’irritent ainsi et sont parfois tentés de déserter les voies légales, ce n’est pas seulement parce que les réformes promises ne sont pas réalisées, parce que la liberté des syndicats n’est pas protégée, et que même la liberté politique des travailleurs est violée par de malfaisantes tyrannies, parce que rien encore de décisif n’a été fait, ni pour la réglementation du travail épuisant, ni pour l’organisation des retraites.

Non, ce qui les irrite le plus, c’est que, parmi les travailleurs eux-mêmes, il en est d’inertes, d’accablés, qui ont parfois des sursauts de violence, mais qui n’ont pas la force de penser avec suite à l’avenir et de le préparer avec fermeté.

Et alors, ils sont tentés parfois par le désespoir, et ils songent tout bas à recourir à la force, suprême ressource des minorités résolues. Mais leur courage se raffermit et leur sagesse se réveille quand ils se disent : « Patience ! il y a au moins, dans notre société engourdie ou inique, une force qui travaille pour nous : c’est l’enseignement donné au peuple ; les esprits seront excités ; les consciences seront redressées ; nos enfants vaudront mieux que nous ; il n’y aura en eux ni indifférence, ni servilisme ; et ils travailleront tous, avec ensemble, à l’émancipation sociale qui se refuse aujourd’hui aux efforts isolés des meilleurs d’entre nous. »

Mais si la République, se trahissant elle-même, permettait à l’esprit clérical de pénétrer et de s’étendre à nouveau dans l’enseignement des travailleurs, si elle ne lui disputait pas et ne lui arrachait pas peu à peu tous les enfants du peuple ; si l’école, au lieu d’éveiller les esprits à la liberté et, par elle, à la justice, les façonnait à la routine, à la soumission irraisonnée, à l’acceptation passive des formules dictées par les puissants ; si, au lieu d’être le vestibule des temps nouveaux, elle redevenait l’antichambre des servitudes anciennes ; si l’instrument unique de libération était un instrument d’oppression, alors, certainement, dans les cœurs les plus ardents et les plus nobles, les grands espoirs trompés tourneraient en de déplorables violences.

Si donc nous ne voulons pas que la violence aveugle, abominable, d’autant plus abominable qu’elle jette parfois au crime des hommes bons, se mêle aux revendications sociales du peuple, il faut avant tout maintenir, ou plutôt développer l’enseignement laïque. Il est la seule voie ouverte au progrès pacifique et légal. »

La Dépêche de Toulouse, août 1892

Ainsi, au même moment où Jean Jaurès qui est le chef de file du « socialisme français » prône l’enseignement laïque comme « voie ouverte » au socialisme, les social-démocraties allemande, autrichienne et tchèque organisent les masses sur la base du marxisme et de la nécessité historique de la dictature du prolétariat.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès :un «socialisme français» à gauche de Clemenceau

Jean Jaurès n’est pas un intellectuel organique, un dirigeant révolutionnaire né sur le terrain de la lutte des classes, en se fondant sur les principes prolétariens scientifiques les plus avancés de son époque. Il le dit lui-même, ce qu’il veut c’est un « socialisme français ». Voici comment il l’exprime, dans ce qui est en quelque sorte le manifeste du jauressisme :

« Il y a à l’heure présente, après tous les congrès internationaux, un socialisme européen, un socialisme universel, qui repose sur les principes essentiels du collectivisme.

Il faut que ce socialisme universel soit adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays.

Il faut que dans le socialisme universel il y ait un socialisme français, ayant sa physionomie propre et son autonomie, comme la France a, dans l’humanité, sa physionomie propre et son autonomie.

Le socialisme français est déjà constitué et il sera de plus en plus caractérisé par ces trois traits :

1) Il sera passionnément républicain ; jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ;

2) Il sera tout à la fois scientifique et idéaliste. Il ne se bornera pas, comme Marx l’a fait, à constater que l’abolition du régime capitaliste est inévitable, il démontrera en outre qu’elle est juste.

Certes, cette affirmation, cette démonstration de justice ne suffira point à désarmer les intérêts hostiles, les privilèges iniques. Il y faudra l’organisation puissante du prolétariat tout entier : prolétariat ouvrier, prolétariat paysan, prolétariat intellectuel.

Mais en démontrant que notre socialisme collectiviste répond non seulement aux nécessités historiques, mais à l’idée de justice, nous pourrons sans doute grouper autour du prolétariat quelques unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs. En tout cas, nous jetterons au moins un doute dans la conscience de nos adversaires, et ce sera là, pour eux, une grande faiblesse ;

3) Enfin, et ceci est décisif, le socialisme français s’appliquera, avec une énergie particulière, à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel. »
(la Dépêche de Toulouse, septembre 1893)

Jean Jaurès,
photo de Nadar, 1898.

Jean Jaurès est un défenseur de la petite propriété privée généralisée et un ennemi du marxisme : voilà les faits tout simples. Jean Jaurès est à la base un républicain, qui devient « socialiste » suite à la grève des mineurs de Carmaux en 1892. Cette grève visait à ce que soit réintégré Baptiste Calvignac, leur secrétaire syndical, suite à son élection en tant que maire.

Malgré l’envoi de la troupe et des emprisonnements pour être rentrés dans le bureau du directeur, la grève est un succès. Le soutien effectué par Jean Jaurès lui valut d’être élu député du Tarn en tant que socialiste indépendant, lors de l’élection partielle du 8 janvier 1893.

En 1894, Calvignac fut suspendu et finalement révoqué pour un an sur la base d’un prétendu impair dans la révision des listes électorales. Il sera réélu en 1896, alors qu’en 1895 une grande grève eut lieu dans le secteur de la verrerie cette fois. L’envoi de troupes et d’ouvriers en remplacement, ainsi qu’un simulacre d’attentat contre le patron organisé par ce dernier, fit que la grève fut un échec.

Un autre échec fut la grève de 1906, suite à la plus importante catastrophe minière d’Europe, entre Courrières et Lens, où 110 kilomètres de galeries furent soufflés, faisant plus de 1000 personnes tuées. La grève qui s’ensuivit fit face à 20 000 soldats envoyés par le ministre de l’intérieur Georges Clemenceau (1841-1929), qui déplaça également 40 000 soldats à Paris afin d’encadrer le premier mai.

Cette position permit à Georges Clemenceau un rapport de force suffisant et il devint chef du gouvernement la même année. La position de Jean Jaurès fut encore une fois d’être un soutien à la grève, mais encore et toujours sur une position « républicaine », tentant de convaincre Georges Clemenceau le radical (c’est-à-dire le centriste) de soutenir le mouvement.

Au parlement, on put ainsi assister à cette scène :

«  – Jean Jaurès : Je dis que toutes les fois qu’avec cette admirable vigueur de dialecticien et de polémiste vous avez pris à partie le socialisme et les socialistes, quand vous avez été jusqu’à dire à cette tribune que vous vouliez être contre eux, contre nous, les défenseurs de la classe ouvrière, je dis qu’à ce moment, dans la manifestation qui visait droit et au cœur le socialisme même, vous avez été soutenu par la droite.

– Clemenceau : Vous n’êtes pas le socialisme à vous tout seul.

– Jean Jaurès : Ne jouez pas sur les mots. Il y a ici un parti socialiste.

– Clemenceau : Il y a des socialistes en dehors de ce parti. Vous n’êtes pas le bon Dieu. (On rit)

– Jean Jaurès : Vous, monsieur le ministre, vous n’êtes même pas le diable. (Rires)

– Clemenceau : Vous n’en savez rien. (…)

– Jean Jaurès : Personne ne peut échapper à sa part de responsabilité, et si nous faisions échouer, par un parti pris d’intransigeance ou par un formalisme quelconque, une réforme prête à aboutir, c’est sur nous que vous auriez le droit d’en faire porter la responsabilité.

Jusque-là, nous sommes juges de nos moyens d’action et de notre tactique, et je ne vous dis qu’une chose : c’est que, républicains aussi passionnément que socialistes réformateurs et réalistes aussi profondément par notre méthode que nous sommes révolutionnaires par notre objet, qui est la transformation totale de la société , nous nous associerons pleinement à tout effort de réforme, à condition qu’il soit sérieux, qu’il soit efficace, qu’il ne soit pas un trompe-l’œil, mais qu’il soit une réalité : c’est à vous à décider. »
(discours à la Chambre des députés, juin 1906)

Manuel Valls, avant de devenir ministre de l’intérieur puis premier ministre de François Hollande, avait participé en 2010 au document « La gauche et le pouvoir Juin 1906 : le débat Jean Jaurès-Georges Clémenceau ». Il y prenait le parti de Georges Clémenceau, dans un article intitulé « Sisyphe plutôt que Prométhée », en expliquant :

« Peut-on être de gauche et avoir pour modèle celui qui aimait se présenter comme le « premier flic de France » ? (…) Contre tous les champions de la grève générale, Clemenceau n’a-t-il pas eu raison sur un point essentiel, à savoir que l’Etat républicain reste, in fine, le seul cadre possible de toute réforme sociale ? (…)

Je récuse toute opposition entre l’ordre et la réforme sociale. Je crois, au contraire, en la célèbre formule d’Auguste Comte : « l’ordre pour base ; le progrès pour but ». Imaginer atteindre le second en faisant l’économie du premier est une illusion à laquelle toutes les gauches feraient bien de renoncer.

Certains objecteront sans doute qu’il faut distinguer entre différentes formes d’ordre ; qu’il y a celui que l’on subit (l’ordre bourgeois) et celui que l’on veut (l’ordre socialiste) ; que le premier doit être brisé pour permettre d’établir le second ; que seul ce dernier est le garant du progrès social… Je leur répliquerai qu’en France, du temps de Clemenceau comme du nôtre, je ne vois moi qu’une seule forme d’ordre, l’ordre républicain, construit sur les lois votées par un Parlement élu au suffrage universel direct.

Et je ne vois aucune raison pour qu’il ne s’applique pas toujours dans le cadre d’une démocratie libérale. (…)

Alors que tant de rêves se sont brisés au cours du siècle passé, la gauche est aujourd’hui contrainte de limiter son ambition à « l’optimisme du possible ». L’échec de toutes les tentatives prométhéennes a brouillé le sens de l’Histoire et abîmé l’idée même de Progrès. Nul n’attend plus qu’une avant-garde éclairée ne découvre le chemin du bonheur universel. La défiance envers l’action collective atteint une telle proportion qu’elle menace même les fondements de notre pacte social.

Pour surmonter ce désarroi et ranimer l’espérance, il n’est d’autre choix que celui d’une courageuse lucidité. La gauche doit désormais être inspirée, avant tout, par une « éthique de la responsabilité ».

Elle ne peut plus garder pour seuls viatiques des certitudes idéologiques qui sont, en réalité, autant d’œillères. C’est en se confrontant à la réalité et non en cultivant des illusions qu’elle retrouvera des marges pour l’action.

C’est cette vérité essentielle que Clemenceau voulait signifier lorsqu’il répondit à Jean Jaurès par cette formule superbe : « sans doute, vous me dominez de toute la hauteur de vos conceptions socialistes. Vous avez le pouvoir magique d’évoquer de votre baguette des palais de féerie.

Moi, je suis le modeste ouvrier des cathédrales, qui apporte obscurément sa pierre à l’édifice auguste qu’il ne verra jamais. Au premier souffle de la réalité, le palais de féerie s’envole, tandis qu’un jour, la cathédrale républicaine lancera sa flèche dans les cieux ».

Le « cas Georges Clemenceau » est finalement typique des inhibitions de la gauche à l’égard du pouvoir. »

Jean Jaurès fut ainsi quelqu’un à gauche de Georges Clemenceau : ce dernier voulait gérer au mieux, Jean Jaurès comptait lui pousser le mouvement vers un « idéal » socialiste – sans pour autant avoir jamais donné de base scientifique à sa conception.

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Jean Jaurès et la «paix» comme produit naturel du capitalisme

Jean Jaurès n’a jamais dit « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est une citation erronée, doublement même puisque non seulement elle ne résume pas la pensée de Jean Jaurès, mais aussi, elle exprime le point de vue contraire de celui-ci. L’erreur provient de l’assassinat de Jean Jaurès, devenu un martyr pour la paix.

Voici déjà ce qu’a en réalité dit Jean Jaurès :

« […] tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible […]. Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité.

Et voila pourquoi si vous regardez non aux intentions qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le Parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix. »

Chambre des communes, mars 1895

Jean Jaurès parle de « société violente et chaotique », il n’utilise pas le concept de capitalisme, et pour cause. Dans les faits, c’est un ultra-démocrate qui considère qu’il existe une tendance en quelque sorte naturelle à la paix et au socialisme, par le capitalisme lui-même. Jean Jaurès a ainsi une position qui correspond à celle de la droite de la social-démocratie allemande.

C’est précisément pour cela qu’il a eu cette position en 1914. Voici ce qu’il dit dès 1911, recevant à l’assemblée l’approbation ironique des rangs de la droite :

« De plus en plus les intérêts se diversifient, se mobilisent, se mêlent, s’enchevêtrent ; par-dessus les frontières des races et par- dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financières (Très bien ! Très bien !) et les banques, les grandes banques s’installent derrière les entreprises, elles les commanditent, elles les subventionnent, et en les commanditant, en les subventionnant, elles les coordonnent ; et comme elles subventionnent en même temps les succursales lointaines dans tous les pays et par-delà les mers, voila que la puissance des banques se dresse, coordonnant les capitaux, enchevêtrant les intérêts de telle sorte qu’une seule maille de crédit déchirée a Paris, le crédit est ébranlé à Hambourg, à New York, et qu’il se fait ainsi un commencement de solidarité capitaliste, redoutable quand elle est manœuvrée par des intérêts inférieurs, mais qui, sous l’inspiration de la volonté commune des peuples, peut devenir à certaines heures une garantie pour la paix.

(Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.)

M. Jules CELS.- Vous voilà capitaliste, alors ?

M. Jean Jaurès. – Oh, comme vous nous connaissez mal, comme vous ne savez rien de nos doctrines, rien ! (Applaudissements à l’extrême-gauche.)

Ce que je vous dis là, c’est le résumé affaibli des doctrines toujours par nous formulées, c’est le résumé affaibli de l’œuvre magistrale que publiait, il y a quelques mois, un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance.

Il montrait que la banque, la grande banque, coordonnant et organisant les capitaux, permettait, par cette action internationale, de répartir entre les divers pays producteurs, en proportion de leur production et de leur puissance de travail, les grands débouchés économiques du monde.

Et c’est là qu’est le principe d’une expansion économique sans monopole territorial, sans monopole industriel, sans monopole de douane. »

Discours à la Chambre des députés, 20 décembre 1911

Cette logique d’un capitalisme qui peut se « rationaliser » correspond à sa vision « républicaine » des choses, sa vision de l’histoire du monde comme une évolution.

Ainsi, quelques années plutôt, dans un article de l’Humanité, du 7 septembre 1905, intitulée « La patrie de M. de Mun », Jean Jaurès concluait de la manière suivante :

« Il y a une page de lui [Rabelais], admirable, où il s’élève contre la guerre et où il propose de terminer par l’arbitrage les différends des peuples. Ces choses là, ce n’est point par signes et par gestes que Rabelais les a signifiées, mais dans le plus clair, le plus noble et le plus ferme langage.

C’était déjà, dans le génie de la Renaissance française, la grande inspiration humaine de la Révolution. Vraiment, c’est du plus profond du génie de la France que nous appelons à l’universelle paix. »

On a ainsi deux options morales, philosophiques, mais aucune analyse en termes d’économie, de mode de production. Voici maintenant ce que dit Jean Jaurès en 1914, juste avant son assassinat. Il s’agit d’un extrait du discours fait à Vaise le 25 juillet 1914, en soutien à une candidature SFIO, le précédent étant décédé.

Ce qui est frappant, c’est l’absence absolue d’économie politique. La guerre est considérée comme une sorte de logique relevant de l’expansionnisme, et où le socialisme représente une sorte de « proposition » de paix découlant de manière naturelle de la République.

« La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

Vous avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie!

Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.

Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »

Il n’y a ici aucune radicalité, aucune analyse du mode de production. Jean Jaurès est clairement l’anti-Lénine ; alors que Lénine est le produit de la social-démocratie allemande authentique, Jean Jaurès est celui de l’idéalisme français.

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Le jauressisme

Jean Jaurès est entré au Panthéon en 1924 : c’est tout un symbole. Logiquement, comme symbole du pacifisme et du socialisme, il aurait dû être condamné par l’opinion publique outrancièrement nationaliste suite à la victoire de 1918.

Son meurtrier Raoul Villain, fut d’ailleurs acquitté lors de son procès en 1919, après cinquante-six mois de détention préventive ; ce fut par conséquent la veuve de Jean Jaurès qui dût payer les frais du procès.

Comment se fait-il alors que, dans le même contexte, Jean Jaurès put être porté aux nues par le même régime qui laisse libre son assassin ? C’est là une contradiction absolue qui, en fait, puise dans la figure même de Jean Jaurès, pour qui le socialisme consiste en la généralisation de la petite propriété privée à travers le capitalisme, par l’intermédiaire de la République.

Jean Jaurès n’a, en théorie et en pratique, jamais été un « socialiste », c’est-à-dire un membre de la social-démocratie. Sa base idéologique, la même que le « socialisme français » dont il est à l’origine par ailleurs, n’a rien à voir avec le marxisme qui est lui la base historique de la social-démocratie réelle, historique, qui s’est développée en Allemagne, en Autriche et en Bohême-Moravie, et dont le programme de Hainfeld est un éminent exemple.

Jean Jaurès
vers 1892

Lors du scandale de Panama, il oppose ainsi la « puissance de l’argent » à la République menacée par « un vieil ordre social qui est la corruption permanente » (discours à la Chambre des députés, mars 1893). C’est la « République » elle-même qui est la source du socialisme selon lui :

« La vérité, c’est qu’en France même, dans notre France républicaine, le mouvement socialiste est sorti tout à la fois de la République, que vous avez fondée [Jean Jaurès s’adresse à la droite à l’Assemblée], et du régime économique qui se développe dans ce pays depuis un demi-siècle.

Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre économique dans notre pays une intolérable contradiction (…). La République politique doit aboutir à la République sociale. »
(discours à la Chambre des députés, novembre 1893)

Or, selon le marxisme, l’Etat est une superstructure, dépendant de l’infrastructure qui est le mode de production. Jean Jaurès a une conception totalement différente, donnant libre cours d’un côté à la gestion sociale du pays en « attendant » la révolution comme le fera Léon Blum, et de l’autre à la gestion planiste le plus tôt possible comme voudront le faire les néo-socialistes.

Réformisme ou bien « socialisme fasciste » découlent inévitablement de la position de Jean Jaurès de voir une contradiction entre l’économie et l’Etat, puisque la « prise » de celui-ci est dans tous les cas l’objectif central, au lieu de sa destruction pour donner naissance à l’Etat socialiste, d’une toute autre nature.

On attribue d’ailleurs souvent cette formule à Jean Jaurès: « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est totalement erroné, car Jean Jaurès n’a jamais raisonné en terme de mode de production ; il ne pouvait donc pas dire cela du capitalisme. D’ailleurs, il soutenait la République et selon lui la République n’aboutit pas à la guerre, mais au socialisme, à travers le capitalisme. Il pensait donc en fait même le contraire de ce que dit la citation.

En pratique, Jean Jaurès se croit ainsi pour le « socialisme », mais il est en fait un modernisateur, qui a contribué à écraser l’influence encore très grande des forces féodales dans la société et dans l’Etat. Le principe de « laïcité » va dans ce sens, tout comme le renforcement de lois sociales et de syndicats qui permettent d’aider le capitalisme se développant, de lui fournir un cadre de développement.

La base idéologique de Jean Jaurès est donc à l’opposé même du marxisme et de la social-démocratie se développant à la même époque en Allemagne, en Autriche et en Bohême-Moravie.

Jean Jaurès l’assume parfaitement d’ailleurs; voici comment il formule sa conception :

« Quoi ! Les idéalistes de 1848 que vous [Jean Jaurès s’adresse ironiquement à un ministre] avez confondus en une même ironie, et les Pierre Leroux, et les Louis Blanc, et les Proudhon, et les Fourier avant eux, quoi ! Ils n’ont laissé aucune trace dans l’histoire et dans la réalité ! Mais tout le mouvement de nos idées, de nos passions, de nos controverses est sorti de leurs affirmations. »
(discours à la Chambre des députés, juin 1906)

Idées, passions, controverses puisées dans le « socialisme français », et nullement du socialisme scientifique de Karl Marx et Friedrich Engels : telle est la position de Jean Jaurès. Il en fera son drapeau.

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Le structualisme pseudo-marxiste

Les structuralistes, dans la plupart des cas, exprimant au moins une certaine attirance pour le marxisme. Il va de soi qu’il faut entendre ici un marxisme réduit à ses aspects sociaux et sa lecture historique, nullement le matérialisme dialectique. Dans certains cas, des affirmations structuralistes ont pu se faire prétendument sous la bannière du marxisme ou du néo-marxisme, tout au moins avec l’idée de le compléter.

Le rapport centre-périphérie fut à ce titre un classique du structuralisme pseudo-marxiste ; c’est une interprétation « structurelle » qui a eu un grand succès dans la bourgeoisie intellectuelle. La vague des mouvements nationalistes-régionalistes identitaires dans les années 1970 est le produit direct de l’approche structuraliste.

Il en va de même pour le tiers-mondisme ; on retrouve ici notamment les économistes argentin Raúl Prebisch et franco-égyptien Samir Amin. Ce dernier, faisant de l’impérialisme américain une structure, prônait ainsi récemment une « multipolarité », à partir d’un axe Paris – Berlin – Moscou s’étendant à Pékin et Delhi.

Le Grec Nicos Poulantzas analysa de son côté l’État comme « structure » ; voici comment il définit l’État de manière structuraliste, dans Pouvoir politique et classes sociales, en 1968 :

« Par mode de production on désignera non pas ce que l’on indique en général comme l’économique, les rapports de production au sens strict, mais une combinaison spécifique des diverses structures et pratiques qui, dans leurs combinaisons, apparaissent comme autant d’instance ou niveaux, bref comme autant de structures régionales de ce mode.

Un mode de production, comme le dit de façon schématique Engels, comprend divers niveaux ou instances, l’économique, le politique, l’idéologique et le théorique, étant entendu qu’il s’agit là d’un schéma indicatif et que l’on peut opérer un découpage plus exhaustif (…).

Ce qui distingue donc un mode de production d’un autre, et qui, par conséquent, spécifie un mode de production, c’est cette forme particulière d’articulation qu’entretiennent ses niveaux. »

On retrouve là tant une incompréhension du matérialisme dialectique que de la notion même de mode de production, en tant que reproduction de la vie réelle. Cependant, le structuraliste se prétendant marxiste le plus connu est Louis Althusser.

Louis Althusser

Lorsque la frange radicale des étudiants de l’Union des Étudiants Communistes rejoignent la critique maoïste du révisionnisme, ils fondent l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes)en 1966, dont l’un des organes sera les Cahiers Marxistes-Léninistes.

Mais cet organe existait déjà en 1964, en tant que publication du Cercle des étudiants communistes de l’École normale supérieure : à l’époque, les articles étaient signés individuellement, conformément à l’esprit universitaire intellectuel bourgeois.

Et une partie des initiateurs de ces Cahiers le quittèrent pour fonder en mars 1966 les Cahiers pour l’analyse, du Cercle d’épistémologie de l’École Normale Supérieure.

Cela signifie que la jeunesse qui rejoignit le maoïsme venait directement du structuralisme, les continuateurs prolongeant l’initiative au moyen des Cahiers pour l’analyse. Dans cette dernière revue, on trouve des textes de Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan et Jacques-Alain Miller, Georges Dumézil, Louis Althusser, Georges Canguilhem, ainsi que Michel Foucault et Jacques Derrida.

Ces deux derniers auteurs seront par la suite les grandes figures de ce qui est appelé aux États-Unis la « French Theory », c’est-à-dire le post-structuralisme, tandis que Jacques Lacan deviendra la tête de proue de la psychanalyse renouvelée.

Tout cela posait un problème majeur à l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes), car son dirigeant était Robert Linhart, un disciple de Louis Althusser. Si les Cahiers Marxistes-Léninistes se transforment, pour ses numéros 14 à 17 en 1966-1967, en simple vecteur de textes chinois, c’est le numéro 11 en avril 1966 qui est le signe de la rupture.

Il consiste en effet en un long texte signé Louis Althusser, intitulé Matérialisme historique et matérialisme dialectique, extrait d’un ouvrage qui finalement ne sortira pas. Il suit directement le congrès d’Argenteuil de mars 1966 du Parti Communiste français où le néo-humanisme de Roger Garaudy triomphe.

L’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes) naît directement de la critique des positions de ce congrès, suite à l’exclusion de l’Union des Étudiants Communistes du Cercle des étudiants communistes de l’École normale supérieure en raison de la publication du document « Faut-il réviser la théorie marxiste-léniniste ? ».

Or, cela signifie que l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes) est né en étant formé par Louis Althusser, comme en témoigne en avril la publication du texte de celui-ci.

Mais Louis Althusser n’accompagnera pas la rupture. Il restera dans le Parti Communiste français. Qui plus est, il est totalement sur le terrain du structuralisme. Son ouvrage principal, Lire le capital, publié en novembre 1965 en collaboration avec Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, est un manifeste structuraliste.

Karl Marx aurait été un structuraliste avant l’heure ; ses écrits de jeunesse n’auraient aucun rapport avec la « pratique théorique » aboutissant à l’analyse du capitalisme. Louis Althusser explique ainsi :

« De la même manière que nous savons, depuis Freud, que le temps de l’inconscient ne se confond pas avec le temps de la biographie, qu’il faut au contraire construire le concept du temps de l’inconscient pour parvenir à l’intelligence de certains traits de la biographie, de la même manière, il faut construire les concepts des différents temps historiques, qui ne sont jamais donnés dans l’évidence idéologique de la continuité du temps (qu’il suffirait de couper convenablement par une bonne périodisation pour en faire le temps de l’histoire), mais qui doivent être construits à partir de la nature différentielles de leur objet dans la structure du tout.

Faut-il pour s’en convaincre encore d’autres exemples ?

Qu’on lise les remarquables études de Michel Foucault sur l’ « histoire de la folie », sur la « Naissance de la clinique », et l’on verra quelle distance peut séparer les belles séquences de la chronique officielle, où une discipline ou une société ne font que réfléchir leur bonne, c’est-à-dire le masque de leur mauvaise conscience, – de la temporalité absolument inattendue qui constitue l’essence du procès de constitution et de développement de ces formations culturelles : la vraie histoire n’a rien qui permette de la lire dans le continu idéologique d’un temps linéaire qu’il suffirait de scander et couper, elle possède au contraire une temporalité propre, extrêmement complexe, et bien entendu parfaitement paradoxale au regard de la simplicité désarmante du préjugé idéologique.

Comprendre l’histoire de formations culturelles telles que celle de la « folie », de l’avènement du « regard clinique » en médecine, suppose un immense travail non d’abstraction, mais un travail dans l’abstraction, pour construire, en l’identifiant, l’objet même, et construire de ce fait l’objet de son histoire. »

Une telle approche – un marxisme purement théorique sans liaison avec l’Histoire, sans même parler avec l’évolution de la réalité matérielle comme totalité, de la nature – n’a aucun rapport avec le marxisme historiquement. C’est une interprétation spécifiquement française.

Et il faut noter que, malheureusement, les jeunes révolutionnaires cherchant dans les pays occidentaux dans les années 1960 à réaffirmer le marxisme-léninisme, dans une option combattante, sont tombés dans le piège structuraliste en se focalisant sur la recherche d’une clef structurelle expliquant le « système ».

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Le structuralisme,Georges Dumézil et le diagnostic «indo-européen»

Le structuralisme s’est d’autant plus développé qu’il profitait des intellectuels bourgeois faisant carrière et à qui on donnait du prestige s’ils fournissaient une conception à la fois utile pour les connaissances, mais surtout sans encadrement historique, matériel.

Un exemple très parlant de ce type de démarche est celle de Georges Dumézil (1898-1986), qui va développer la conception clairement racialiste des « fonctions tripartites indo-européennes ».

Les sociétés des peuples indo-européens s’appuieraient, indépendamment de leur réalité, sur une division sociale en trois parties, trois castes suprêmes, les producteurs, les guerriers, les religieux.

Tous les peuples indo-européens de l’antiquité, de la Grèce à l’Iran, mais cela y compris jusqu’à travers le moyen-âge, jusqu’à la révolution française même, porteraient ces « fonctions tripartites » dans leur mythologie et leur organisation sociale.

En ce qui concerne l’Allemagne nazie, Georges Dumézil peut pareillement imaginer un prolongement « indo-européen », comme ici en 1939 dans Mythes et dieux des Germains :

« Le troisième Reich pas eu créer ses mythes fondamentaux peut-être au contraire est-ce la mythologie germanique ressuscitée au XIXe siècle qui donné sa forme son esprit ses institutions une Allemagne que des malheurs sans précédent rendaient merveilleusement malléable ; peut-être est-ce parce il avait abord souffert dans des tranchées que hantait le fantôme de Siegfried qu’Adolf Hitler pu concevoir forger pratiquer une Souveraineté telle qu’aucun chef germain en connue depuis le règne fabuleux d’Odhin.

La propagande néo-païenne dans Allemagne nouvelle est certes un phénomène intéressant pour un historien des religions : mais elle est volontaire, à quelque degré artificielle.

Beaucoup plus intéressant en tout cas est le mouvement spontané par lequel les chefs et la masse allemande, après avoir éliminé les architectures étrangères, ont coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques dont ils ne savaient pas toujours la conformité avec les plus anciennes organisations les plus anciennes mythologies des Germains. »

Il va de soi que Georges Dumézil ne participa pas à la Résistance.

C’est Claude Lévi-Strauss, figure majeure du structuralisme, qui fera la réponse au discours de réception de Georges Dumézil à l’Académie française. On y lit ces propos hallucinés, où le structuralisme va tellement loin dans le subjectivisme qu’il bascule dans l’individualisme racialisé :

« Passant à ce que les ethnologues appellent, dans leur jargon, les générations —1 et —2, je note que vous avez une fille sévrienne, agrégée et astrophysicienne qui épousa M. Hubert Curien (dont nous sommes nombreux à nous rappeler le passage à la tête du CNRS et de la Délégation générale à la Recherche). Un fils médecin psychanalyste ; et plusieurs petit-fils, l’un polytechnicien comme votre père, un autre artiste peintre, un troisième normalien comme vous, agrégé de mathématiques, et voyageur comme son arrière-grand-oncle le marin.

Il est trop tôt pour savoir ce que fera le quatrième ainsi que votre arrière-petit-fils. Mais on peut déjà relever qu’à l’instar de la famille indo-européenne, la vôtre préserve bon nombre de traits invariants. »

Un peu plus loin, Claude Lévi-Strauss fait allusion au structuralisme de Georges Dumézil :

« Pour qualifier ce corps de doctrines, un terme viendrait immédiatement à l’esprit si, en 1973, dans l’introduction au troisième volume de Mythe et Épopée, vous ne l’aviez rejeté avec une certaine brusquerie en annonçant que, pour prévenir toute équivoque, vous banniriez désormais les mots « structure » et « structural »de votre usage.

Vous n’êtes pourtant pas allé jusqu’à les effacer de la seconde édition très remaniée de Mythe et Epopée I, parue en 1974.

Je note aussi que les vocables proscrits continuent de couler des jours paisibles dans Mariages indo-européens, votre tout dernier livre. Davantage encore me rassure — et ce m’est une raison de plus pour vous en remercier — votre choix de celui, parmi vos confrères, à qui revient l’honneur de vous accueillir aujourd’hui.

Il récuserait, s’il en était besoin, l’exploitation que des médiocres en mal de publicité ont voulu faire de votre résistance à vous laisser enrégimenter dans une école, à supposer, ce dont je doute, qu’une telle école ait jamais existé… »

Puis vient l’éloge de la conception de Georges Dumézil, qu’il résume à une analyse structuraliste, dont le contenu est secondaire par rapport à sa nature de structure.

« Unique par son inspiration, sa démarche et son ampleur, votre œuvre l’est aussi par la nature exceptionnelle des données qu’elle exploite. « Dans aucun autre cas, avez-vous noté, on n’a l’occasion de suivre, parfois pendant des millénaires, les aventures d’une même idéologie dans huit ou dix ensembles humains qui l’ont conservée après leur complète séparation. » (…)

Toutes ces trouvailles, si riches et si fécondes, ne doivent pas faire oublier la vision d’ensemble, et à bien des égards prophétique, qui se dégage de votre œuvre. Car le problème qu’elle pose et sur lequel elle projette tant de lumières, c’est, en définitive, celui du rôle de l’idéologie dans la vie des sociétés humaines : idéologie dont, après des siècles voués à la raison triomphante, nous observons le foudroyant retour.

En 1939, à la veille de la guerre, votre livre Mythes et dieux des Germains soulignait à quel point les chefs et la masse allemande ont, sans toujours s’en rendre compte, « coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques hérités d’un passé très lointain ».

Nous sommes aujourd’hui témoins de phénomènes du même ordre en Iran et en Asie du Sud-Est.

C’est sous la poussée d’idéologies que les peuples doutent d’eux-mêmes ou s’affrontent, que prolifèrent les sectes, que se réveillent les querelles religieuses.

Pour insuffler un regain de vitalité à notre vieux continent affaibli par les guerres, les révolutions et les crises économiques, on s’inquiète même d’entendre çà et là des voix qui prônent un recours aux inspirations de l’âme indo-européenne.

Nulle œuvre, mieux que la vôtre, ne peut mettre en garde contre ce genre d’illusion.

Car cette idéologie indo-européenne dont vous avez minutieusement démonté les ressorts, vous savez qu’elle n’a survécu au cours des siècles et même des millénaires que comme une forme vide ; ou plutôt, une forme que les rêveries philosophiques, les prétentions dynastiques, et autres péripéties de l’histoire intellectuelle ou sociale, ont remplie à chaque époque de contenus différents. »

C’est un excellent exemple de comment les positions structuralistes se répondent les unes aux autres, comme vision du monde en tant que telle.

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Pierre Bourdieu et le diagnostic sociologue

Le structuralisme utilise donc la déconstruction structuraliste du langage en linguistique pour la généraliser à tous les phénomènes sociaux, mentaux, culturels, économiques, etc. Tout est analysé selon l’angle de la recherche d’une structure.

La question de la mise en perspective est ainsi toujours fondamentale dans le structuralisme. Il ne s’agit jamais d’une analyse visant une synthèse, mais toujours d’un regard posé, d’une lecture en termes d’approche, d’une vision opératoire.

Pour cette raison, le structuralisme va de paire avec ce qui est appelé le « constructivisme » dans les pays anglo-saxons, c’est-à-dire une compréhension empiriste des relations humaines, ces dernières se formant sur le tas, niant la nature sociale ou culturelle pour tenter d’accéder à une lecture purement individuelle.

Ainsi, si le structuralisme a toujours une prétention à avoir une dimension sociologique, une lecture en termes de système, il revient toujours à l’individu, considéré comme un « agent ».

Pierre Bourdieu en 1969.

Voici comment Pierre Bourdieu, dans Choses dites en 1987, expose cette perspective :

« Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même (…) des structures objectifs indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations.

Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. »

Pierre Bourdieu a joué un rôle central dans l’établissement de la sociologie comme méthode de « critique » de la société, au moyen du structuralisme ; il est une figure majeure de la bourgeoisie intellectuelle dans son rapport d’« analyse » de la société.

Voici ce qu’il disait, en 1964, dans un ouvrage connu intitulé Les Héritiers :

« Utilisateurs de l’enseignement, les étudiants en sont aussi le produit et il n’est pas de catégorie sociale dont les conduites et les aptitudes présentes portent davantage la marque des acquisitions passées.

Or, comme nombre de recherches l’ont établi, c’est tout au long de la scolarité, et particulièrement lors des grands tournants de la carrière scolaire, que s’exerce l’influence de l’origine sociale : la conscience que les études (et surtout certaines) coûtent cher et qu’il est des professions où l’on ne peut s’engager sans un patrimoine, les inégalités de l’information sur les études et leurs débouchés, les modèles culturels qui associent certaines professions et certains choix scolaires (le latin, par exemple) à un milieu social, enfin la prédisposition, socialement conditionnée, à s’adapter aux modèles, aux règles et aux valeurs qui régissent l’École, tout cet ensemble de facteurs qui font que l’on y perçu comme tel, déterminent, toutes aptitudes égales d’ailleurs, un taux de réussite scolaire inégal selon les classes sociales, et particulièrement dans les disciplines qui supposent tout un acquis, qu’il s’agisse d’instruments intellectuels, d’habitudes culturelles ou de revenus. »

La longueur de la seconde phrase va avec une pseudo découverte des différences sociales, qui sont ici sont non seulement individualisées, mais coupées de toute vision d’ensemble, c’est-à-dire du mode de production, des rapports entre les classes, de leur conscience en rapport avec le travail.

Ici, la structure, c’est « l’héritage ». Le structuraliste sociologue cherche donc des structures, qui seraient des leviers sociaux anonymes qu’il faudrait éventuellement critiquer ou contrecarrer. C’est une lecture entièrement idéaliste et au service de la bourgeoisie intellectuelle.

Voici un extrait de La reproduction, de 1970, où Pierre Bourdieu donne un exemple parlant de son approche :

« L’analyse des transformations du rapport pédagogique confirme que toute transformation du système scolaire s’opère selon une logique où s’exprime encore la structure et la fonction propres de ce système.

Le foisonnement déconcertant des conduites et des propos qui marque la phase aiguë de la crise de l’Université [avec mai 1968] ne doit pas incliner à l’illusion du surgissement ex nihilo d’acteurs ou d’actes créateurs : dans les prises de position les plus libres en apparence s’exprime encore l’efficacité structurale du système des facteurs qui spécifie les déterminismes de classe pour une catégorie d’agents, étudiants ou professeurs, définie par sa position dans le système d’enseignement (…).

Tout oppose l’expérience de l’univers scolaire que prépare une enfance passée dans un univers familial où les mots définissent la réalité des choses à l’expérience d’irréalité que procure aux enfants des classes populaires l’acquisition scolaire d’un langage bien fait pour déréaliser tout ce dont il parle parce qu’il en fait toute la réalité : le langage « châtié » et « correct », c’est-à-dire « corrigé », de la salle de classe s’oppose au langage que les annotations marginales désignent comme « familier » ou « vulgaire » et, plus encore, à l’anti-langage de l’internet où les enfants originaires des régions rurales, affrontés à l’expérience simultanée de l’acculturation forcée et de la contre-acculturation souterraine n’ont de choix qu’entre le dédoublement et la résignation à l’exclusion. »

Il n’y a ici aucune analyse de la substance de la réalité, de la nature du phénomène, seulement de son expression. Ce qui aboutit à des possibilités innombrables de pseudo-explication, où un aspect est stylisé comme forme majeure, absolue.

Cette haine de la notion de totalité, de synthèse, est typique de la petite-bourgeoisie intellectuelle cherchant à s’intégrer dans le mode de production capitaliste, en se prétendant « réaliste », utile, etc.

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Le structuralisme comme diagnostic

Les formes structuralistes sont, de fait, innombrables ; il n’est pas un intellectuel bourgeois de la seconde moitié du XXe siècle qui n’ait pas, d’une manière ou d’une autre, été marquée par le structuralisme.

Tout et n’importe quoi est interprété et surinterprété de telle manière à ce qu’un intellectuel puisse se poser en spécialiste, un découvreur de structure, un découvreur de « dynamique ». C’est le principe du « penseur », qui serait une sorte d’aventurier intellectuel, qui découvrirait des mines d’or intellectuelles cachées.

Auteur de La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, publié en 1949, Fernand Braudel est tout à fait représentatif de cet esprit lorsqu’il explique dans la préface que :

« On pensera qu’un exemple plus simple que la Méditerranée m’aurait sans doute mieux permis de marquer ces liens de l’histoire et de l’espace, d’autant qu’à l’échelle des hommes, la mer Intérieure du XVIe siècle est plus vaste encore qu’elle ne l’est aujourd’hui ; son personnage est complexe, encombrant, hors série. Il échappe à nos mesures et à nos catégories.

De lui, inutile de vouloir écrire l’histoire simple : « il est né le… » ; inutile de vouloir dire, à son propos, les choses bonnement, comme elles se sont passées…

La Méditerranée n’est même pas une mer, c’est un « complexe de mers », et de mers encombrées d’îles, coupées de péninsules, entourées de côtes ramifiées.

Sa vie est mêlée à la terre, sa poésie plus qu’à moitie rustique, ses marins sont à leurs heures paysans ; elle est la mer des oliviers et des vignes autant que celle des étroits bateaux à rames ou des navires ronds des marchands, et son histoire n’est pas plus à séparer du monde terrestre qui l’enveloppe que l’argile n’est à retirer des mains de l’artisan qui la modèle.

Lauso la mare e tente’n terro (« Fais l’éloge de la mer et tiens-toi à terre »), dit un proverbe provençal. »

Et ce qui caractérise le structuralisme, c’est que c’est en apparence une méthode et non pas une vision du monde ; en ce sens, tous les structuralistes se dédouanent des faiblesses des autres, en prétendant chacun se limiter à leur propre champ d’activité.

Il y a ici une prétention à l’objectivité sous une forme neutre, au nom du fait de se contenter d’une seule structure, même si en même temps et il y a ici une incohérence, il est expliqué que cette structure précise fait office de système.

Clause Lévi-Strauss, en 1964 dans la Revue internationale des sciences sociales, justifie cela de la manière suivante :

« La conscience apparaît ainsi comme l’ennemie secrète des sciences de l’homme, sous le double aspect d’une conscience spontanée, immanente à l’objet d’observation et d’une conscience réfléchie – conscience de la conscience – chez le savant. »

Ce qui est donc frappant dans les ouvrages structuralistes, c’est qu’il est toujours expliqué que la notion principale utilisée pour désigner la structure censée être centrale est difficilement définissable, que ses contours ne sont pas bien délimités, qu’en fin de compte cela ne peut être que le début d’une réflexion, etc.

C’est là à la fois un scepticisme bourgeois mais également un reflet du fait que le structuralisme n’est qu’une diversion, qu’il n’est en réalité qu’un discours.

Michel Foucault, dans un entretien en avril 1967, justifie de la manière suivante la réduction de la pensée à un diagnostic d’un moment du réel.

« – Le structuralisme n’est pas né récemment. Il en est question dès le début du siècle. Pourtant, on n’en parle qu’aujourd’hui. Pour le grand public, vous êtes le prêtre du « structuralisme ». Pourquoi ?

– Je suis tout au plus l’enfant de chœur du structuralisme. Disons que j’ai secoué la sonnette, que les fidèles se sont agenouillés, que les incroyants ont poussé des cris. Mais l’office avait commencé depuis longtemps. Le vrai mystère, ce n’est pas moi qui l’accomplis. En tant qu’observateur innocent dans son surplis blanc, voici comment je vois les choses.

On pourrait dire qu’il y a deux formes de structuralisme : la première est une méthode qui a permis soit la fondation de certaines sciences comme la linguistique, soit le renouvellement de certaines autres comme l’histoire des religions, soit le développement de certaines disciplines, comme l’ethnologie et la sociologie.

Ce structuralisme-là consiste en une analyse non pas tellement des choses, des conduites et de leur genèse, mais des rapports qui régissent un ensemble d’éléments ou un ensemble de conduites ; il étudie des ensembles dans leur équilibre actuel, beaucoup plus que des processus dans leur histoire.

Ce structuralisme a fait ses preuves au moins en ceci : il a permis l’apparition d’objets scientifiques nouveaux, inconnus avant lui (la langue, par exemple), soit encore des découvertes dans des domaines déjà connus : la solidarité des religions et des mythologies indo-européennes, par exemple.

Le second structuralisme, ce serait une activité par laquelle des théoriciens, non spécialistes, s’efforcent de définir les rapports actuels qui peuvent exister entre tel et tel élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine pratique et tel domaine théorique, etc.

Autrement dit, il s’agirait d’une sorte de structuralisme généralisé et non plus limité à un domaine scientifique précis, et, d’autre part, d’un structuralisme qui concernerait notre culture à nous, notre monde actuel, l’ensemble des relations pratiques ou théoriques qui définissent notre modernité.

C’est en cela que le structuralisme peut valoir comme une activité philosophique, si l’on admet que le rôle de la philosophie est de diagnostiquer. Le philosophe a en effet cessé de vouloir dire ce qui existe éternellement.

Il a la tâche bien plus ardue et bien plus fuyante de dire ce qui se passe. Dans cette mesure, on peut bien parler d’une sorte de philosophie structuraliste qui pourrait se définir comme l’activité qui permet de diagnostiquer ce qu’est aujourd’hui. »

Michel Foucault ira par la suite plus loin, en cherchant une dynamique dans le réel à partir d’une structure. C’est une expression « désirante » de la politique qui va, avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze, former le post-structuralisme et sa déconstruction.

Le structuralisme, lui, en reste au diagnostic.

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