Le parti bolchévik pendant la guerre impérialiste. La deuxième révolution russe (1914 à mars 1917)

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

1. L’origine et les causes de la guerre impérialiste.

Le 14 (27) juillet 1914, le gouvernement tsariste proclamait la mobilisation générale. le 19 juillet (1er août), l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie.

La Russie entrait en campagne.

Bien avant le début de la guerre, Lénine, les bolchéviks avaient prévu qu’elle allait éclater inévitablement. Dans les congrès socialistes internationaux, Lénine avait formulé ses propositions visant à définir la ligne de conduite révolutionnaire des socialistes en cas de guerre.

Lénine indiquait que les guerres étaient l’accompagnement inévitable du capitalisme. Le pillage des territoires d’autrui, la conquête et la spoliation des colonies, la mainmise sur de nouveaux débouchés avaient plus d’une fois servi de motifs aux États capitalistes pour entreprendre des guerres de conquête. La guerre pour les pays capitalistes est un fait aussi naturel et aussi légitime que l’exploitation de la classe ouvrière.

Les guerres sont inévitables surtout depuis que le capitalisme, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, s’est définitivement transformé en impérialisme, stade suprême et dernier stade de son développement. Sous l’impérialisme, les puissantes associations (les monopoles) capitalistes et les banques prennent un rôle décisif dans la vie des États capitalistes. Le capitalisme financier y règne en maître. Il exige de nouveaux marchés, la conquête de nouvelles colonies, de nouveaux débouchés pour l’exportation des capitaux, de nouvelles sources de matières premières.

Mais dès la fin du XIXe siècle, tout le territoire du globe se trouvait partagé entre les États capitalistes. Cependant, le capitalisme, à l’époque de l’impérialisme, se développe d’une façon extrêmement inégale et par bonds : tels pays qui autrefois occupaient la première place, développent leur industrie avec assez de lenteur ; d’autres, qui étaient autrefois arriérés, les rattrapent et les dépassent par bonds rapides.

Le rapport de forces économique et militaire des États impérialistes se modifie. Une tendance se manifeste en faveur d’un nouveau partage du monde. C’est la lutte pour ce nouveau partage du monde qui rend inévitable la guerre impérialiste. La guerre de 1914 fut une guerre pour repartager le monde et les zones d’influence. Elle avait été préparée longtemps à l’avance par tous les États impérialistes. Ses responsables, ce furent les impérialistes de tous les pays.

Cette guerre avait été particulièrement préparée par l’Allemagne et l’Autriche d’une part, et de l’autre, par la France et l’Angleterre, avec la Russie qui dépendait de ces deux derniers pays. En 1907 apparut la Triple Entente, ou l’Entente, alliance de l’Angleterre, de la France et de la Russie. L’autre alliance impérialiste était formée par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. Mais au début de la guerre de 1914, l’Italie abandonna cette alliance pour rejoindre ensuite l’Entente. L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie étaient soutenues par la Bulgarie et la Turquie.

En se préparant à la guerre impérialiste, l’Allemagne voulait enlever leurs colonies à l’Angleterre et à la France, et l’Ukraine, la Pologne et les provinces baltiques à la Russie. L’Allemagne menaçait la domination de l’Angleterre dans le Proche-Orient en construisant le chemin de fer de Bagdad. L’Angleterre redoutait le développement des armements navals de l’Allemagne.

La Russie tsariste visait à démembrer la Turquie ; elle rêvait de conquérir les Dardanelles, détroit reliant la mer Noire à la Méditerranée, et de s’emparer de constantinople. Il entrait aussi dans les plans du gouvernement tsariste d’annexer une partie de l’Autriche-Hongrie, la Galicie.

L’Angleterre voulait la guerre pour battre son dangereux concurrent, l’Allemagne, dont les marchandises évinçaient de plus en plus les siennes propres du marché mondial. En outre, l’Angleterre se proposait de conquérir sur la Turquie la Mésopotamie et la Palestine et de prendre solidement pieds en Egypte.

Les capitalistes français voulaient conquérir sur l’Allemagne le bassin de la Sarre, l’Alsace et la Lorraine, riches en charbon et en fer ; l’Alsace et la Lorraine avaient été enlevées à la France par l’Allemagne à l’issue de la guerre de 1870-1871.

Ainsi, c’étaient les graves antagonismes divisant les deux groupes d’États capitalistes qui avaient abouti à la guerre impérialiste.

Cette guerre de rapine pour un nouveau partage du monde affectait les intérêts de tous les pays impérialistes ; c’est pourquoi le Japon, les États-Unis d’Amérique et nombre d’autres États s’y trouvèrent, par la suite, également entraînés.

La guerre devint mondiale.

La guerre impérialiste avait été fomentée par la bourgeoisie dans le plus grand secret, à l’insu des peuples. Lorsqu’elle éclata, chaque gouvernement impérialiste s’attacha à démontrer que ce n’était pas lui qui avait attaqué ses voisins, mais que c’était lui la victime de l’agression. La bourgeoisie trompait le peuple en dissimulant les véritables motifs de la guerre, son caractère impérialiste, expansionniste. Chaque gouvernement impérialiste déclarait faire la guerre pour la défense de la patrie.

Les opportunistes de la IIe Internationale aidèrent la bourgeoisie à tromper le peuple. Les social-démocrates de la IIe Internationale trahirent lâchement la cause du socialisme, la cause de la solidarité internationale du prolétariat. Loin de s’élever contre la guerre, ils aidèrent au contraire la bourgeoisie à dresser les uns contre les autres les ouvriers et les paysans des États belligérants, en invoquant la défense de la patrie.

Ce n’est point par hasard que la Russie était entrée dans la guerre impérialiste aux côtés de l’Entente : de la France et de l’Angleterre. Il ne faut pas oublier qu’avant 1914, les principales industries de Russie étaient détenues par le capital étranger, surtout par le capital français, anglais et belge, c’est-à-dire par le capital des pays de l’Entente. Les usines métallurgiques les plus importantes de Russie se trouvaient entre les mains de capitalistes français. La métallurgie dépendait, presque pour les trois quarts (72%), du capital étranger. Même tableau pour l’industrie houillère dans le bassin du Donetz.

Près de la moitié des puits de pétrole étaient aux mains du capital anglo-français. Une notable partie des profits de l’industrie russe allait aux banques étrangères, anglo-françaises principalement. Toutes ces circonstances, ajoutées aux emprunts qui avaient été contractés par le tsar en France et en Angleterre et qui se chiffraient par des milliards, rivaient le tsarisme à l’impérialisme anglo-français, transformaient la Russie en pays tributaire, en semi-colonie de ces pays.

La bourgeoisie russe comptait, en déclanchant la guerre, améliorer sa situation : conquérir de nouveaux débouchés, s’enrichir par les commandes militaires et les fournitures aux armées et mater du même coup le mouvement révolutionnaire en exploitant la situation crée par la guerre.

La Russie tsariste n’était pas préparée à la guerre. Son industrie retardait fortement sur celle des autres pays capitalistes. La plupart des fabriques et des usines étaient vieilles, leur outillage usé. L’agriculture, étant donné le régime de propriété semi-féodal et l’appauvrissement, la ruine des masses paysannes, ne pouvait servir de base économique solide pour une guerre de longue haleine.

Le tsar s’appuyait principalement sur les féodaux de la terre. Les grands propriétaires fonciers ultra-réactionnaires, alliés aux grands capitalistes, régnaient en maîtres dans le pays et à la Douma d’État. Ils appuyaient entièrement la politique intérieure et extérieure du gouvernement tsariste. La bourgeoisie impérialiste russe comptait sur l’autocratie tsariste comme un poing ganté de fer, capable d’un côté de lui garantir la conquête de nouveaux marchés et de nouveaux territoires et, de l’autre, de mater le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans.

Le parti de la bourgeoisie libérale, — les cadets – figurait l’opposition ; il soutenait cependant sans réserve la politique extérieure du gouvernement tsariste.

Les partis petits-bourgeois socialiste-révolutionnaire et menchévik, tout en se retranchant derrière le drapeau du socialisme, aidèrent dès le début de la guerre la bourgeoisie à tromper le peuple, à cacher le caractère impérialiste et spoliateur de la guerre. Ils prêchaient la nécessité de sauvegarder, de défendre la « patrie » bourgeoise contre les « barbares prussiens » ; ils appuyaient la politique d’ « union sacrée » et aidaient ainsi le gouvernement du tsar russe à faire la guerre, comme les social-démocrates allemands aidaient le gouvernement du kaiser à faire la guerre aux « barbares de Russie ».

Seul, le Parti bolchévik demeura fidèle au glorieux drapeau de l’internationalisme révolutionnaire ; seul, il resta fermement attaché aux positions marxistes de lutte résolue contre l’autocratie tsariste, contre les propriétaires fonciers et les capitalistes, contre la guerre impérialiste. Le Parti bolchévik, dès l’ouverture des hostilités, s’en tint à ce point de vue que la guerre avait été déclenchée, non pour défendre la patrie, mais pour s’emparer des territoires d’autrui, pour piller les autres peuples dans l’intérêt des propriétaires fonciers et des capitalistes, en sorte que les ouvriers devaient résolument faire la guerre à cette guerre.

La classe ouvrière soutenait le Parti bolchévik.

À la vérité, l’ivresse patriotique de la bourgeoisie, qui, au début de la guerre avait gagné les intellectuels et les éléments koulaks de la paysannerie, avaient également touché une certaine partie des ouvriers. Mais c’étaient surtout des membres de l’ « Union du peuple russe » — union de fripouilles – et une partie des ouvriers à tendances socialistes-révolutionnaires et menchéviques. Il est évident qu’ils ne traduisaient pas et ne pouvaient pas traduire l’état d’esprit de la classe ouvrière. Ce sont ces éléments là qui participaient aux manifestations chauvines de la bourgeoisie, organisées par le gouvernement tsariste dans les premiers jours de la guerre.

2. Les partis de la IIe Internationale se placent aux côtés de leurs gouvernements impérialistes respectifs. La IIe Internationale se désagrège en partis social-chauvins séparés.

Lénine avait plus d’une fois mis en garde contre l’opportunisme de la IIe internationale et la carence de ses chefs. Il répétait sans cesse que les chefs de la IIe internationale n’étaient contre la guerre qu’en paroles ; qu’au cas où la guerre éclaterait, ils pourraient bien abandonner leurs positions et se ranger aux côtés de la bourgeoisie impérialiste ; qu’ils pourraient devenir partisans de la guerre. Cette prévision de Lénine se confirma dès le début des hostilités.

En 1910, le congrès de la IIe internationale tenu à Copenhague avait décidé que les socialistes, dans les parlements, voteraient contre les crédits de guerre. Pendant la guerre des Balkans, en 1912, le congrès de la IIeinternationale, tenu à Bâle, avait proclamé que les ouvriers de tous les pays regardaient comme un crime de s’entre-tuer à seule fin d’augmenter les profits des capitalistes. Telle était la position prise en paroles, dans les résolutions.

Mais lorsque éclata le coup de tonnerre de la guerre impérialiste et qu’il fallut appliquer les décisions, les chefs de la IIe internationale s’avérèrent des félons, des traîtres au prolétariat, des serviteurs de la bourgeoisie ; ils devinrent partisans de la guerre.

Le 4 août 1914, la social-démocratie allemande vota au parlement les crédits de guerre, le soutien de la guerre impérialiste. L’immense majorité des socialistes de France, d’Angleterre, de Belgique et des autres pays en fit autant.

La IIe internationale avait cessé d’exister. En fait, elle s’était désagrégée en partis social-chauvins séparés, qui se faisaient mutuellement la guerre.

Traîtres au prolétariat, les chefs des partis socialistes passèrent sur les positions du social-chauvinisme et de la défense de la bourgeoisie impérialiste. Ils aidèrent les gouvernements impérialistes à duper la classe ouvrière, à l’intoxiquer du poison du nationalisme. Sous le drapeau de la défense de la patrie, ces social-traîtres excitèrent les ouvriers allemands contre les ouvriers français, les ouvriers français et anglais contre les ouvriers allemands. Il n’y eût qu’une minorité infime de la IIe internationale qui resta fidèle aux positions internationalistes et marcha contre le courant, certes sans assez d’assurance, sans beaucoup de détermination, mais néanmoins contre le courant.

Seul le Parti bolchévik avait, du premier coup et sans hésiter, levé le drapeau d’une lutte décidée contre la guerre impérialiste. Dans les thèses sur la guerre que Lénine rédigea à l’automne de 1914, il indiqua que l’effondrement de la IIe internationale n’était pas un effet du hasard.

La IIe internationale devait sa perte aux opportunistes, contre lesquels les meilleurs représentants du prolétariat révolutionnaire avaient depuis longtemps mis en garde.

Les partis de la IIe internationale étaient, dès avant la guerre, atteints d’opportunisme. Les opportunistes prêchaient ouvertement l’abandon de la lutte révolutionnaire, ils prêchaient la théorie de l’ « intégration pacifique du capitalisme dans le socialisme ». La IIe internationale se refusait à combattre l’opportunisme ; elle était pour faire la paix avec lui et elle le laissait se fortifier. En pratiquant une politique de conciliation à l’égard de l’opportunisme, la IIe internationale était devenue elle-même opportuniste.

Avec les profits qu’elle tirait de ses colonies, de l’exploitation des pays arriérés, la bourgeoisie impérialiste achetait systématiquement, grâce à des salaires plus élevés et autres aumônes, les couches supérieures des ouvriers qualifiés, l’aristocratie ouvrière, comme on les appelait.

C’est de cette catégorie d’ouvriers qu’étaient sortis maints dirigeants des syndicats et des coopératives, maint conseillers municipaux et parlementaires, maint employés de la presse et des organisations social-démocrates. Au moment de la guerre, ces gens, par crainte de perdre leur situation, deviennent des adversaires de la révolution, les défenseurs les plus enragés de leur bourgeoisie, de leurs gouvernements impérialistes.

Les opportunistes s’étaient transformés en social-chauvins. Ces derniers, y compris les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires russes, prêchaient la paix sociale entre ouvriers et bourgeois à l’intérieur du pays, et la guerre contre les autres peuples, hors de leur pays.

Non moins dangereux pour la cause du prolétariat étaient les social-chauvins masqués, dits centristes. Les centristes, — Kautsky, Trotski, Martov et autres, — justifiaient et défendaient les social-chauvins déclarés, c’est-à-dire qu’avec les social-chauvins ils trahissaient le prolétariat, en couvrant leur trahison de phrases gauchistes sur la lutte contre la guerre, phrases destinées à abuser la classe ouvrière.

De fait, les centristes appuyaient la guerre, puisque leur proposition de ne pas voter contre les crédits de guerre et de s’abstenir revenait à soutenir la guerre. Tout comme les social-chauvins, ils exigeaient l’abandon de la lutte de classe pendant la guerre, pour ne pas gêner leurs gouvernements impérialistes respectifs dans la conduite de la guerre. Sur toutes les questions importantes de la guerre et du socialisme, le centriste Trotski était contre Lénine, contre le parti bolchévik.

Dès l’ouverture des hostilités, Lénine avait commencé à rassembler les forces pour créer une nouvelle Internationale, la IIIe internationale. Déjà dans le manifeste lancé contre la guerre en novembre 1914, le Comité central du Parti bolchévik avait posé la tâche de créer une IIIe internationale à la place de la IIe internationale qui avait honteusement fait faillite.

En février 1915, à Londres, le camarade Litvinov, mandaté par Lénine, prit la parole à la conférence des socialistes des pays de l’Entente. Litvinov demanda la sortie des socialistes (Vandervelde, Sembat, Guesde) des gouvernements bourgeois de Belgique et de France, la rupture complète avec les impérialistes, le refus de collaborer avec eux. Il demanda à tous les socialistes de lutter résolument contre leurs gouvernements impérialistes et de réprouver le vote des crédits de guerre. Mais à cette conférence, la voix de Litvinov retentit solitaire.

Au début de septembre 1915, une première conférence des internationalistes se réunit à Zimmerwald. Lénine a qualifié cette conférence de « premier pas » dans la voie du développement du mouvement internationaliste contre la guerre. Lénine y constitua la gauche de Zimmerwald. Mais dans cette gauche zimmerwaldienne, seul le Parti bolchévik, avec Lénine en tête, occupait une position juste contre la guerre, une position allant jusqu’au bout de ses conséquences. La gauche de Zimmerwald publia en langue allemande la revue l’Avant-coureur, où étaient insérés les articles de Lénine.

En 1916, on réussit à convoquer dans le village de Kienthal, en Suisse, une deuxième conférence des internationalistes. Elle est connue sous le nom de deuxième conférence de Zimmerwald. À ce moment, des groupes d’internationalistes étaient apparus dans presque tous les pays ; la séparation des éléments internationalistes d’avec les social-chauvins s’était précisée. Mais l’essentiel, c’est que les masses elles-mêmes avaient à l’époque évolué à gauche sous l’influence de la guerre et des malheurs qu’elle engendrait. Le manifeste de Kienthal fut le résultat d’un accord entre les différents groupes qui s’étaient affrontés à la conférence. Il marqua un pas en avant par rapport au manifeste de Zimmerwald.

Mais la conférence de Kienthal, elle non plus, n’avait pas adopté les principes fondamentaux de la politique bolchévique : transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, défaite des gouvernements impérialistes respectifs dans la guerre, constitution d’une IIIe internationale. Toutefois, la conférence de Kienthal contribua à dégager les éléments internationalistes qui plus tard devaient former la IIIe internationale, l’Internationale communiste.

Lénine critiqua les erreurs des internationalistes inconséquents, social-démocrates de gauche, comme Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht ; mais il les aida en même temps à adopter une position juste.

3. La théorie et la tactique du Parti bolchévik dans les questions de la guerre, de la paix et de la révolution.

Les bolchéviks n’étaient pas de simples pacifistes, soupirant après la paix et se bornant à faire de la propagande en sa faveur, comme la majorité des social-démocrates de gauche. Les bolchéviks s’affirmaient pour une lutte révolutionnaire active en faveur de la paix, allant jusqu’à renverser le pouvoir de la belliqueuse bourgeoisie impérialiste. Ils rattachaient la cause de la paix à celle dé la victoire de la révolution prolétarienne, estimant que le plus sûr moyen de liquider la guerre et d’obtenir une paix équitable, une paix sans annexions ni con­tributions, était de renverser le pouvoir de la bourgeoisie impérialiste.

Contre le reniement menchévik et socialiste-révolutionnaire de la révolution, et contre le mot d’ordre de trahison appelant au respect de l’ « union sacrée » pendant la guerre, les bolchéviks formulèrent le mot d’ordre de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ». Ce mot d’ordre signifiait que les travailleurs, y compris les ouvriers et les paysans armés et revêtus de la capote de soldat, devaient tourner leurs armes contre leur propre bourgeoisie et renverser son pouvoir, s’ils voulaient se débarrasser de la guerre et obtenir une paix équi­table.

Contre la politique menchévique et socialiste-révolutionnaire de défense de la patrie bourgeoise, les bolchéviks préco­nisèrent la politique de « défaite de son propre gouvernement dans la guerre impérialiste ». Cela voulait dire qu’on devait voter contre les crédits de guerre, créer des organisations révolutionnaires illégales dans l’armée, encourager la fraternisation des soldats sur le front et organiser l’action révolution­naire des ouvriers et des paysans contre la guerre, en transformant cette action en insurrection contre son gouvernement impérialiste.

Les bolchéviks estimaient que le moindre mal pour le peuple, dans la guerre impérialiste, serait la défaite militaire du gouvernement tsariste, puisqu’elle faciliterait la victoire du peuple sur le tsarisme et la lutte victorieuse de la classe ou­vrière pour son affranchissement de l’esclavage capitaliste et des guerres impérialistes. Lénine estimait au surplus que ce n’étaient pas seulement les révolutionnaires russes, mais aussi les partis révolutionnaires de la classe ouvrière de tous les pays belligérants qui devaient pratiquer la politique de défaite de leur gouvernement impérialiste.

Les bolchéviks n’étaient pas contre toute guerre. Ils étaient seulement contre la guerre de conquête, contre la guerre Im­périaliste. Les bolchéviks estimaient qu’il y a deux genres de guerres :

a) La guerre juste, non annexionniste, émancipatrice, ayant pour but soit de défendre le peuple contre une agression du dehors et contre les tentatives de l’asservir, soit d’affranchir le peuple de l’esclavage capitaliste, soit enfin de libérer les colonies et les pays dépendants du joug des impérialistes.

b) La guerre injuste, annexionniste, ayant pour but de conquérir et d’asservir les autres pays, les autres peuples.

Les bolchéviks soutenaient la guerre du premier genre. En ce qui concerne l’autre guerre, les bolchéviks estimaient qu’on devait diriger contre elle une lutte résolue, allant jusqu’à la révolution et au renversement de son gouvernement impérialiste. Les ouvrages théoriques composés par Lénine du temps de la guerre eurent une énorme importance pour la classe ou­vrière du monde entier. C’est au printemps de 1916 qu’il écrivit son Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Lénine montra dans ce livre que l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme, le stade où celui-ci, de capitalisme « progressif » qu’il était, s’est déjà transformé en capitalisme parasitaire, en capitalisme pourrissant ; que l’impérialisme est un capitalisme agonisant.

Cela ne voulait point dire, bien entendu, que le capitalisme disparaîtrait de lui-même, sans une révolution du prolétariat ; que de lui-même, il achèverait de pourrir sur pied. Lénine a toujours enseigné que sans une révolution accomplie par la classe ouvrière, il est impossible de renverser le capitalisme. C’est pourquoi, après avoir défini l’impérialisme comme un capitalisme agonisant, Lénine montrait en même temps dans son ouvrage que « l’impérialisme est la veille de la révo­lution sociale du prolétariat ».

Lénine montrait que l’oppression capitaliste, à l’époque de l’impérialisme, allait se renforçant ; que dans les conditions de l’impérialisme, l’indignation du prolétariat augmentait sans cesse contre les bases du capitalisme ; que les éléments d’une explosion révolutionnaire se multipliaient au sein des pays capitalistes. Lénine montrait qu’à l’époque de l’impérialisme la crise révolutionnaire s’aggrave dans les pays coloniaux et dépendants ; que l’indignation s’accroît contre l’impérialisme ; que les fac­teurs d’une guerre libératrice contre l’impérialisme s’accumulent. Lénine montrait que dans les conditions de l’impérialisme, l’inégalité du développement et les contradictions du capita­lisme s’aggravent particulièrement ; que la lutte pour les mar­chés d’exportation des marchandises et des capitaux, la lutte pour les colonies, pour les sources de matières premières, rend inévitables les guerres impérialistes périodiques en vue d’un nouveau partage du monde.

Lénine montrait que justement par suite de ce développement inégal du capitalisme, des guerres impérialistes éclatent qui débilitent les forces de l’impérialisme et rendent possible la rupture du front de l’impérialisme là où il se révèle le plus faible.

Partant de ce point de vue, Lénine en arrivait à conclure que la rupture du front impérialiste par le prolétariat était par­faitement possible en un ou plusieurs points  ; que la victoire du socialisme était possible d’abord dans un petit nombre de pays ou même dans un seul pays pris à part ; que la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays, en raison du développement inégal du capitalisme, était impossible ; que le socialis­me vaincrait d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays tandis que les autres pays resteraient, pendant un certain temps, des pays bourgeois.

Voici la formule de cette conclusion géniale, telle que Lénine la donna dans deux articles du temps de la guerre im­périaliste :

1° « L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. I1 s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde, capita­liste, en attirant à lui les classes opprimées des autres pays. .. » (Extrait de l’article « Du mot d’ordre des États-Unis d’Europe », août 1915. Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 755.)

2° « Le développement du capitalisme se fait d’une façon extrêmement inégale dans les différents pays. Au reste il ne saurait en être autrement sous le régime de la production marchande. D’où cette conclusion qui s’impose : le socialisme ne peut vaincre simultanément dans tous les pays. Il vaincra d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays, tandis que les autres resteront pendant un certain temps des pays bourgeois ou pré-bourgeois. Cette situation donnera lieu non seulement à des frottements, mais à une tendance directe de la bourgeoisie des autres pays à écraser le prolétariat victorieux de l’État socialiste. Dans ces cas-là, la guerre de notre part serait légitime et juste. Ce serait une guerre pour le socialisme, pour l’affranchissement des autres peuples du joug de la bourgeoisie. » (Extrait de l’ar­ticle : « Le programme militaire de la révolution proléta­rienne », automne 1916. Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 888.)

Il y avait là une théorie nouvelle, une théorie achevée sur la révolution socialiste, sur la possibilité de la victoire du socia­lisme dans un pays pris à part, sur les conditions de sa victoi­re, sur les perspectives de sa victoire, — théorie dont les fon­dements avaient été définis par Lénine, dès 1905, dans sa brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

Elle différait foncièrement de la conception répandue dans la période du capitalisme pré-impérialiste parmi les marxistes, au temps où ceux-ci estimaient que la victoire du socialisme était impossible dans un seul pays, que le socialisme triompherait simultanément dans tous les pays civilisés. C’est en partant des données relatives au capitalisme impérialiste, exposées dans son remarquable ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, que Lénine renversait cette conception comme périmée ; il formulait une nouvelle conception théorique d’a­près laquelle la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays était jugée impossible, tandis que la victoire du socia­lisme dans un seul pays capitaliste pris à part était reconnue possible.

Ce qui fait la valeur inappréciable de la théorie de Lénine sur la révolution socialiste, ce n’est pas seulement qu’elle a enrichi le marxisme d’une théorie nouvelle et qu’elle l’a fait pro­gresser. Ce qui fait sa valeur, c’est encore qu’elle donne une perspective révolutionnaire aux prolétaires des différents pays ; qu’elle stimule leur initiative pour livrer assaut à leur bourgeoisie nationale ; elle leur apprend à utiliser les circonstances de guerre pour organiser cet assaut et affermit leur foi en la victoire de la révolution prolétarienne.

Telle était la conception théorique et tactique des bolchéviks dans les questions de guerre, de paix et de révolution. C’est en se basant sur cette conception que les bolchéviks faisaient leur travail pratique en Russie.

Malgré les féroces persécutions policières, les députés bol­chéviks à la Douma, Badaev, Pétrovski, Mouranov, Samoïlov, Chagov, s’étaient mis, au début de la guerre, à faire le tour d’une série d’organisations pour y exposer l’attitude des bolchéviks devant la guerre et la révolution. En novembre 1914, la fraction bolchévique de la Douma d’État se réunit pour discuter de l’attitude à observer à l’égard de la guerre. Au troi­sième jour, l’ensemble des participants de la réunion furent arrêtés. Le tribunal condamna tous les députés à la perte des droits civiques et à la déportation en Sibérie orientale. Le gou­vernement tsariste accusait de « haute trahison » les députés bolchéviks de la Douma d’État.

Le procès révéla l’activité qui avait été déployée par les dé­putés de la Douma et qui faisait honneur à notre Parti. Les députés bolchéviks eurent une attitude courageuse devant le tribunal tsariste, dont ils se firent une tribune pour dénoncer la politique de conquête du tsarisme. Tout autre fut la conduite de Kaménev, impliqué dans la même affaire. Au premier danger, il renia par lâcheté la poli­tique du Parti bolchévik. Kaménev proclama au procès son désaccord avec les bolchéviks dans la question de la guerre ; il demanda, pour preuve, à faire citer le menchévik Iordanski comme témoin.

Les bolchéviks firent un gros travail dirigé contre les comités des industries de guerre, contre les tentatives des men­chéviks de soumettre les ouvriers à l’influence de la bourgeoi­sie impérialiste. La bourgeoisie avait un intérêt vital à présen­ter aux yeux de tout le monde la guerre impérialiste comme l’affaire du peuple entier. Pendant la guerre, elle avait pris une grande influence sur les affaires de l’État en créant sa propre organisation nationale, les unions des zemstvos et des villes. Il lui restait à soumettre les ouvriers à sa direction et à son influence.

La bourgeoisie imagina un bon moyen pour y par­venir : la création de « groupes ouvriers » près les comités des industries de guerre. Les menchéviks s’emparèrent de cette idée de la bourgeoisie.

Les bourgeois avaient intérêt à faire partici­per à ces comités des industries de guerre les représentants des ouvriers, afin qu’ils fissent de 1’agitation parmi les niasses ouvrières pour affirmer la nécessité d’intensifier la productivité du travail dans les fabriques d’obus, de canons, de fusils, de cartouches, et autres entreprises travaillant pour la défense.

« Tout pour la guerre, tout en vue de la guerre », tel était le mot d’ordre de la bourgeoisie. Mot d’ordre qui signifiait en réalité : « Enrichis-toi tant que tu pourras dans les fournitures de guerre et l’annexion des territoires d’autrui ! » Les menchéviks prirent une part active à cette entreprise pseudo-pa­triotique de la bourgeoisie. Se faisant les auxiliaires des capitalistes, ils engageaient vivement les ouvriers à participer à l’élection des « groupes ouvriers ». Les bolchéviks étaient contre cette entreprise. Ils préconisaient le boycottage des comités des industries de guerre et ils réalisèrent ce boycottage avec succès.

Une partie des ouvriers s’associa pourtant aux travaux de ces comités, sous la direction du menchévik notoire Gvozdev et de l’agent provocateur Abrossimov. Lorsque, en septembre 1915, les mandataires des ouvriers se réunirent pour procéder à l’élection définitive des « groupes ouvriers » des comités des industries de guerre, il se trouva que la plupart des mandataires étaient contre la participation à ces comités.

Dans leur ma­jorité, les représentants des ouvriers adoptèrent une résolution condamnant nettement la participation aux comités des indus­tries de guerre et déclarèrent que les ouvriers s’assignaient comme tâche de lutter pour la paix, pour le renversement du tsarisme.

Un important travail fut également accompli par les bolchéviks dans l’armée et dans la flotte. Ils dénonçaient aux mas­ses de soldats et de matelots les responsables des atrocités de la guerre et des souffrances inouïes du peuple ; ils expliquaient que la révolution était pour le peuple le seul moyen de s’arra­cher à la boucherie impérialiste. Les bolchéviks créaient des cellules dans l’armée et dans la flotte, sur les fronts et dans les formations de l’arrière ; ils diffusaient des appels contre la guerre.

À Cronstadt, les bolchéviks constituèrent le « Groupe central de l’organisation militaire de Cronstadt », étroitement ratta­ché au Comité de Pétrograd du Parti. Une organisation militaire fut créée auprès du Comité de Pétrograd du Parti pour le travail parmi les troupes de la garnison. En août 1916, le chef de l’Okhrana de Pétrograd fit un rapport où on lit : « Dans le Groupe de Cronstadt, le travail est organisé très sérieuse­ment, clandestinement ; les participants sont tous des gens silen­cieux et circonspects. Ce groupe a aussi des représentants à terre. »

Le Parti faisait de l’agitation au front pour la fraternisa­tion entre les soldats des armées belligérantes ; il soulignait que l’ennemi était la bourgeoisie mondiale et qu’on ne pouvail terminer la guerre impérialiste qu’en la transformant en guerre civile, en tournant les armes contre sa propre bourgeoisie et son gouvernement. On voyait se multiplier les cas où telle ou telle formation militaire refusait de monter à l’attaque.

Des faits de ce genre se produisirent en 1915, et surtout en 1916. Les bolchéviks firent un travail particulièrement important dans les armées du front Nord, qui étaient cantonnées dans les Provinces baltiques. Au début de 1917, le général Rouzski, commandant en chef de l’armée du front nord, fit un rapport à ses chefs hiérarchiques sur l’intense activité révolutionnaire déployée sur ce front par les bolchéviks.

La guerre marquait un tournant considérable dans la vie des peuples, dans la vie de la classe ouvrière mondiale.

Elle avait mis en jeu les destinées des États, le sort des peuples et du mouvement socialiste. Aussi fut-elle en même temps une pierre de touche, une épreuve pour tous les partis et fous les courants qui se disaient socialistes. Ces partis et ces courants resteraient-ils fidèles à la cause du socialisme, à la cause de l’internationa­lisme, ou préféreraient-ils trahir la classe ouvrière, rouler leurs drapeaux et les jeter aux pieds de leur bourgeoisie nationale ? Voila comment la question se posait.

La guerre montra que les partis de la IIe Internationale n’avaient pu résister à l’épreuve, qu’ils avaient trahi la classe ouvrière et incliné leurs drapeaux devant leur bourgeoisie na­tionale, leur bourgeoisie impérialiste. Au reste, comment ces partis auraient-ils pu agir autrement, eux qui cultivaient dans leur sein l’opportunisme et étaient éduqués dans l’esprit des concessions aux opportunistes, aux natio­nalistes ? La guerre montra que seul le Parti bolchévik passait l’épreuve avec honneur et demeurait fidèle jusqu’au bout à la cause du socialisme, à la cause de l’internationalisme prolétarien.

Et cela se conçoit : seul un parti d’un type nouveau, seul un parti éduqué dans l’esprit d’une lutte intransigeante contre l’opportunisme, seul un parti affranchi de l’opportunisme et du nationalisme, seul un tel parti pouvait passer la grande épreuve et demeurer fidèle à la cause de la classe ouvrière, à la cause du socialisme et de l’internationalisme. Ce parti-là, c’était le Parti bolchévik.

 4. Défaite de l’armée tsariste sur le front. Ruine économique. Crise du tsarisme.

La guerre durait depuis trois ans. Elle emportait des millions de vies humaines : tués, blessés, victimes des épidémies qu’elle avait engendrées. La bourgeoisie et les propriétaires fonciers s’enrichissaient tandis que les ouvriers et les paysans souffraient de plus en plus de la misère et des privations. La guerre délabrait l’économie nationale de la Russie. Environ 14 millions de travailleurs valides avaient été incorporés à l’armée, retirés de la production ; fabriques et usines s’arrêtaient. La surface des emblavures diminuait : on manquait de bras. La population et les soldats du front étaient affamés, sans chaussures et sans vêtements. La guerre engloutissait toutes les ressources du pays.

L’armée tsariste essuyait défaite sur défaite. L’artillerie allemande faisait pleuvoir une grêle d’obus sur les troupes tsaristes qui, elles, manquaient de canons, d’obus, voire même de fusils. Il y arrivait qu’il n’y eût qu’un fusil pour trois hommes.

En pleine guerre, on avait découvert la trahison du ministre de la guerre Soukhomlinov, qui avait des intelligences avec les espions allemands. Soukhomlinov, exécutant les ordres qu’il recevait des services d’espionnage allemands, sabotait le ravitaillement du front en munitions, laissait le front sans canons et sans fusils.

Plusieurs ministres et généraux du tsar contribuaient en sous-main aux succès de l’armée allemande ; de concert avec la tsarine, qui avait des attaches chez les allemands, ils leur livraient les secrets militaires. Rien d’étonnant que l’armée tsariste essuyât des défaites et fût obligée de reculer. Vers 1916, les Allemands s’étaient déjà emparés de la Pologne et d’une partie des Provinces baltiques.

Tous ces faits provoquaient la haine et la colère des ouvriers, des paysans, des soldats et des intellectuels contre le gouvernement tsariste ; ils renforçaient et aggravaient le mouvement révolutionnaire des masses du peuple contre la guerre, contre le tsarisme, tant à l’arrière que sur le front, tant au centre qu’à la périphérie.

Le mécontentement avait aussi gagné la bourgeoisie impérialiste russe. Ce qui l’irritait, c’était de voir qu’à la cour impériale régnaient en maître des aigrefins dans le genre de Raspoutine, qui visaient manifestement à faire signer une paix séparée avec les Allemands. Elle se persuadait de plus en plus que le gouvernement tsariste était incapable de mener la guerre à la victoire. Elle craignait que le tsarisme, pour sauver sa situation, n’acceptât une paix séparée avec les Allemands.

Aussi la bourgeoisie russe avait-elle décidé de faire une révolution de palais, afin de déposer le tsar Nicolas II et de mettre à sa place un tsar lié à la bourgeoisie : Michael Romanov. Ce faisant, elle entendait courir deux lièvres à la fois : premièrement, se faufiler au pouvoir et assurer la continuation de la guerre impérialiste ; en second lieu, prévenir par une petite révolution de palais l’avènement de la grande révolution populaire, dont elle voyait monter la vague.

Pour cette entreprise, la bourgeoisie russe avait l’appui entier des gouvernements anglais et français. Ceux-ci se rendaient compte que le tsar était incapable de continuer la guerre. Ils redoutaient qu’il ne finît par signer une paix séparée avec les Allemands. Si le gouvernement tsariste avait conclu une paix séparée, les gouvernements d’Angleterre et de France auraient perdu, par la défection de la Russie, un allié qui non seulement attirait des forces adverses sur les fronts occupés par lui, mais fournissaient à la France des dizaines de milliers d’excellents soldats russes. Aussi prêtaient-ils leur appui à la bourgeoisie russe dans ses tentatives d’accomplir une révolution de palais.

Le tsar se trouvait ainsi isolé.

En même temps que les revers se multipliaient sur le front, la ruine économique s’aggravait. C’est dans les journées de janvier-février 1917 que la crise des denrées alimentaires, des matières premières et du combustible atteignit son point culminant, sa plus grande acuité. Il y eut arrêt presque complet des transports de vivres sur Pétrograd et sur Moscou. Les entreprises fermaient l’une après l’autre, augmentant le chômage. La situation des ouvriers était devenue particulièrement intenable. Des masses populaires de plus en plus profondes arrivaient à la conviction qu’il n’y avait qu’une seule issue à cette situation intolérable : renverser l’autocratie tsariste.

Le tsarisme traversait manifestement une crise mortelle.

La bourgeoisie croyait pouvoir régler la crise par une révolution de palais.

Mais le peuple la régla à sa manière.

5. La révolution de Février. Chute du tsarisme. Formation des Soviets de députés ouvriers et soldats. Formation du gouvernement provisoire. Dualité des pouvoirs.

 L’année 1917 débuta par la grève du 9 Janvier. Au cours de cette grève des manifestations se déroulèrent à Pétrograd, Moscou, Bakou, Nijni-Novgorod. A noter que le 9 janvier, à Moscou, près d’un tiers de tous les ouvriers prirent part à la grève. Une manifestation de deux mille personnes sur le boulevard Tverskoï fut dispersée par la police montée. Sur la chaussée de Vyborg, à Pétrograd, les soldats firent cause commune avec les manifestants. La police de Pétrograd écrivait dans son rapport : « L’idée de la grève générale rallie de jour en jour de nouveaux partisans ; elle devient populaire comme elle le fut en 1905. »

Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires s’appliquaient à faire entrer le mouvement révolutionnaire qui s’amorçait, dans le cadre voulu par la bourgeoisie libérale. Au 14 février, lors de l’ouverture de la Douma d’État, les menchéviks proposèrent d’organiser un cortège des ouvriers dans la direc­tion de la Douma. Mais les masses ouvrières suivirent les bolchéviks : au lieu d’aller à la Douma, elles s’en furent manifester. Le 18 février 1917 éclata à Pétrograd la grève de l’usine Poutilov. Le 22 février, les ouvriers de la plupart des grandes en­treprises se joignirent au mouvement.

Le 23 février (8 mars), Journée internationale des femmes, à l’appel du Comité bolchévik de Pétrograd, les ouvrières descendirent dans la rue pour manifester contre la famine, la guerre le tsarisme. Cette manifestation fut soutenue par l’action gréviste générale des ouvriers de Pétrograd. La grève politique commença à se transformer en une manifestation politique générale contre le régime tsariste. Le 24 février (9 mars), la manifestation redouble de force. Cette fois, 200.000 ouvriers sont en grève.

Le 25 février (10 mars), le mouvement révolutionnaire s’étend à tous les ouvriers de Pétrograd. Les grèves politiques des différents quartiers se transforment en une grève politique générale de la ville entière. Partout, ce ne sont que manifestations et collisions avec la police. Sur les masses ouvrières flottent des drapeaux rouges portant ces mots d’ordre : « À bas le tsar ! », « À bas la guerre ! », « Du pain !  »

Dans la matinée du 26 février (11 mars), la grève politique et la manifestation commencent à se transformer en essais d’insurrection. Les ouvriers désarment la police et la gendarmerie, et ils s’arment eux-mêmes. Toutefois, la collision armée avec la police, place Znamenskaïa, se termine par la fusillade de la manifestation. Le général Khabalov, commandant de la région militaire de Pétrograd, signifie aux ouvriers d’avoir à reprendre le travail le 28 février (13 mars), sinon ils seront envoyés au front. Le 25 février (10 mars), le tsar mande au général Khabalov : « J’ordonne de faire cesser dès demain les désordres dans la capitale. »

Mais il n’était plus possible de « faire cesser » la révolution !

Dans la journée du 26 février (11 mars), la 4° compagnie du bataillon de réserve du régiment Pavlovski ouvre le feu, non sur les ouvriers, mais sur les détachements de police montée qui échangeaient des coups de feu avec les ouvriers. La lutte pour l’armée se déploya, énergique et opiniâtre, notamment du côté des ouvrières, qui faisaient directement appel aux soldats, fraternisaient avec eux, les exhortaient à aider le peuple à renverser l’autocratie tsariste exécrée. L’action pratique du Parti bolchévik était dirigée par le Bureau du Comité central de notre Parti, qui se trouvait alors à Pétrograd, avec le camarade Mololov en tête.

Le 26 février (11 mars), le Bureau du Comité central lança un manifeste qui engageait à poursuivre la lutte armée contre le tsarisme, à créer un Gouvernement révolutionnaire provisoire.

Le 27 février (12 mars), à Pétrograd, les troupes refusent de tirer sur les ouvriers et passent aux côtés du peuple insurgé. Dans la matinée, il n’y avait que 10.000 soldats insurgés ; le soir, ils étaient déjà plus de 60.000. Ouvriers et soldats soulevés procèdent à l’arrestation des ministres et des généraux tsaristes ; ils remettent en Liberté les révolutionnaires emprisonnés. Sitôt libres, les détenus politiques s’incorporent à la lutte révolutionnaire.

Dans les rues, la fusillade continuait avec les agents de po­lice et les gendarmes, qui avaient posté des mitrailleuses dans les greniers des maisons. Mais le rapide passage de la troupe aux côtés des ouvriers décida du sort de l’autocratie tsariste. Lorsque la nouvelle de la révolution victorieuse à Pétrograd arriva dans les autres villes et sur le front, ouvriers et soldats se mirent en devoir de destituer partout les fonctionnaires tsa­ristes.

La révolution démocratique bourgeoise de Février triomphait.

Elle avait triomphé parce que sa promotrice avait été la classe ouvrière, qui s’était mise à la tête du mouvement des millions de paysans en capote de soldat « pour la paix, pour le pain, pour la liberté ». L’hégémonie du prolétariat avait déterminé le succès de la révolution :

« La révolution a été accomplie par le prolétariat ; c’est lui qui a fait preuve d’héroïsme, qui a versé son sang, qui a entraîné derrière lui les plus grandes masses des travail­leurs et de la population pauvre… », écrivait Lénine dans les premiers jours de la révolution. (Lénine, t. XX, pp. 23-24, éd. russe.)

La première révolution de 1905 avait préparé la victoire rapide de la deuxième révolution de 1917 :

« Si le prolétariat russe n’avait pas, pendant trois ans, de 1905 à 1907, livré les plus grandes batailles de classe et dé­ployé son énergie révolutionnaire, la deuxième révolution n’eût pas été aussi rapide, en ce sens que son étape initiale n’eût pas été achevée en quelques jours », indiqua Lénine. (Lénine, Œuvres choisies, t. I, pp. 898-899.)

Les Soviets apparurent dès les premiers jours de la révolution. La révolution victorieuse s’appuya sur les Soviets des dé­putés ouvriers et soldats, créés par les ouvriers et les soldats insurgés. La révolution de 1905 avait montré que les Soviets étaient les organes de l’insurrection armée et en même temps l’embryon d’un pouvoir nouveau, révolutionnaire. L’idée des Soviets vivait dans la conscience des masses ouvrières, et elles la réalisèrent dès le lendemain du renversement du tsarisme, avec cette différence toutefois qu’en 1905 c’étaient des Soviets uniquement de députés ouvriers, tandis qu’on février 1917, sur l’initiative des bolchéviks, furent formés des Soviets de députés ouvriers et soldats.

Pendant que les bolchéviks assumaient la direction immédiate de la lutte des masses dans la rue, les partis de conciliation, menchéviks et socialistes-révolutionnaires, s’emparèrent des sièges de députés dans les Soviets, y établissant leur majorité.

Ce qui pour une part avait contribué à cette situation, c’est que la majorité des chefs du Parti bolchévik se trouvaient en prison ou en exil (Lénine, dans l’émigration, Staline et Sverdlov, déportés en Sibérie), alors que menchéviks et socialistes-révolutionnaires déambulaient en toute liberté dans les rues de Pétrograd C’est ainsi que les représentants des partis de conciliation, menchéviks et socialistes-révolutionnaires, se trouvèrent à la tête du Soviet de Pétrograd et de son Comité exécutif.

Il en fut de même à Moscou et dans plusieurs autres villes. C’est seulement à Ivanovo-Voznessensk, à Krasnoïarsk et dans quelques villes encore que la majorité au sein des Soviets appartint dès le début aux bol­chéviks. Le peuple armé, les ouvriers et les soldats, en déléguant leurs représentants au Soviet, regardaient celui-ci comme l’organe du pouvoir populaire. Ils estimaient, ils étaient convaincus que le Soviet des députés ouvriers et soldats ferait aboutir toutes les revendications du peuple révolutionnaire, et qu’en premier lieu la paix serait conclue.

Mais la crédulité excessive des ouvriers et des soldats allait leur jouer un mauvais tour. Les socialistes-révolutionnaires et Les menchéviks ne songeaient même pas à mettre un terme à la guerre, à obtenir la paix. Ils entendaient utiliser la révolution pour continuer la guerre. Pour ce qui était de la révolution et des revendications révolutionnaires du peuple, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks considéraient que la révolution était terminée, qu’il s’agissait maintenant de la consolider et de s’engager dans la voie d’une coexistence « normale », constitu­tionnelle, avec la bourgeoisie. C’est pourquoi la direction socialiste-révolutionnaire et menchévique du Soviet de Pétrograd prit toutes les mesures qui dépendaient d’elle pour escamoter le pro­blème de la cessation de la guerre, la question de la paix, et re­mettre le pouvoir à la bourgeoisie.

Le 27 février (12 mars) 1917, les députés libéraux de la Dou­ma d’État, après s’être concertés dans la coulisse avec les leaders socialistes-révolutionnaires et menchéviks, constituèrent le Co­mité provisoire de la Douma d’État avec, en tête, le président de la IVe Douma Rodzianko, grand propriétaire foncier et mo­narchiste. Quelques jours après, le Comité provisoire et les lea­ders socialistes-révolutionnaires et menchéviks du Comité exé­cutif du Soviet des députés ouvriers et soldats s’entendirent entre eux, à l’insu des bolchéviks, pour former un nouveau gouverne­ment de la Russie, le Gouvernement provisoire bourgeois avec, à sa tête, le prince Lvov, dont le tsar Nicolas II, avant la ré­volution de Février, avait pensé faire son premier ministre.

Le Gouvernement provisoire comprenait le chef des cadets Milioukov, le chef des octobristes Goutchkov et d’autres représentants notoires de la classe des capitalistes ; le socialiste-révolutionnaire Kérenski y avait été Introduit comme représentant de la « démo­cratie ».

Voilà comment les leaders socialistes-révolutionnaires et menchéviks du Comité exécutif du Soviet livrèrent le pouvoir à la bourgeoisie ; le Soviet des députés ouvriers et soldats, mis au courant du fait, approuva à la majorité l’activité des leaders so­cialistes-révolutionnaires et menchéviks, malgré les protestations des bolchéviks. C’est ainsi que fut formé, en Russie, le nouveau pouvoir d’État, composé, comme dit Lénine, des représentants « de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers embourgeoisés ».

Mais à côté du gouvernement bourgeois existait un autre pou­voir, le Soviet des députés ouvriers et soldats. Les députés sol­dats étaient principalement des paysans mobilisés. Le Soviet des députés ouvriers et soldats était l’organe de l’alliance des ou­vriers et des paysans contre le pouvoir tsariste et, en même temps, l’organe de leur pouvoir, l’organe de la dictature de la classe ouvrière et de la paysannerie.

Il en résulta un original enchevêtrement de deux pouvoirs, de deux dictatures : la dictature de la bourgeoisie représentée par le Gouvernement provisoire et la dictature du prolétariat et de la paysannerie représentée par le Soviet des députés ouvriers et soldats.

Il y eut dualité des pouvoirs.

Comment expliquer que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se soient trouvés au début en majorité dans les Soviets ? Comment expliquer que les ouvriers et les paysans victorieux aient remis volontairement le pouvoir aux représentants de la bourgeoisie ?

Lénine l’expliquait par ce fait que des millions d’hommes non initiés à la politique s’étaient éveillés à la politique, s’y sentaient attirés. C’étaient pour la plupart de petits exploitants, des pay­sans, des ouvriers récemment venus de la campagne, des hom­mes qui tenaient le milieu entre la bourgeoisie et le prolétariat. La Russie était alors le pays petit-bourgeois par excellence entre les grands pays d’Europe.

Et dans ce pays, « une formidable vague petite-bourgeoise avait tout submergé, avait écrasé non seulement par son nombre, mais aussi par son idéologie, le prolé­tariat conscient, c’est-à-dire qu’elle avait contaminé de très larges milieux ouvriers, en leur communiquant ses conceptions petites-bourgeoises en politique ». (Lénine, Œuvres choisies, t. II, p. 21.)

C’est cette vague de l’élément petit-bourgeois qui avait fait remonter à la surface les partis petits-bourgeois : menchévik et socialiste-révolutionnaire. Lénine indiqua encore une autre raison, à savoir le change­ment intervenu dans la composition du prolétariat pendant la guerre, et le degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat au début de la révolution. Pendant la guerre, des changements notables s’étaient opérés dans la composition du prolétariat lui-même. Près de 40% des hommes de condition ouvrière avaient été incorporés à l’armée.

Un grand nombre de petits propriétaires, d’artisans, de boutiquiers, étrangers à la mentalité prolétarienne, s’étaient infiltrés dans les entreprises pour échapper à la mobilisation. Ce sont ces éléments petits-bourgeois du monde ouvrier qui formaient justement le terrain où s’alimentèrent les politiciens petits-bourgeois, menchéviks et socialistes-révolutionnaires.

Voilà pourquoi les grandes masses populaires non initiées à la politique, débordées par la vague de l’élément petit-bourgeois et grisées par les premiers succès de la révolution, se trouvèrent, dans les premiers mois de la révolution, sous l’emprise des partis conciliateurs ; voilà pourquoi elles consentirent à céder à la bourgeoisie le pouvoir d’État, croyant dans leur candeur que le pouvoir bourgeois ne gênerait pas l’activité des Soviets.

Une tâche s’imposait au Parti bolchévik : par un patient travail d’explication auprès des masses, dévoiler le caractère im­périaliste du Gouvernement provisoire, dénoncer la trahison des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, et montrer qu’il était impossible d’obtenir la paix à moins de remplacer le Gou­vernement provisoire par le gouvernement des Soviets.

Et le Parti bolchévik s’attela à cette besogne avec la plus grande énergie.

Il reconstitue ses organes de presse légaux. Cinq jours seule­ment après la révolution de Février, le journal Pravda paraît à Pétrograd, et quelques jours plus tard, le Social-Démocrate à Moscou. Le Parti se met à la tête des masses qui perdent leur confiance dans la bourgeoisie libérale, leur confiance dans les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires.

Il explique patiem­ment aux soldats, aux paysans, la nécessité d’une action com­mune avec la classe ouvrière. Il leur explique que les paysans n’auront ni la paix, ni la terre, si la révolution ne continue pas à se développer, si le Gouvernement provisoire bourgeois n’est pas remplacé par le gouvernement des Soviets.

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Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Le parti bolchévik dans les années d’essor du mouvement ouvrier à la veille de la première guerre impérialiste (1912-1914)

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

1. L’essor du mouvement révolutionnaire de 1912 à 1914.

Le triomphe de la réaction stolypinienne ne fut pas de longue durée. Un gouvernement qui n’entendait donner au peuple que le knout et la potence, ne pouvait être un gouvernement solide. La répression était devenue chose si coutumière que le peuple ne la redoutait plus. Peu à peu disparaissait la lassitude qui s’était emparée des ouvriers dans les premières années de la défaite de la révolution.

De nouveau, les ouvriers se dressaient pour la lutte. La prévision des bolchéviks qu’un nouvel essor révolutionnaire était inévitable, s’avéra exacte. Dès 1911, le nombre des grévistes dépassa 100 000, alors que dans les années précédentes, il n’atteignit que 50 à 60 000. Dès janvier 1912, la conférence de Prague du Parti constata une reprise de l’activité dans le mouvement ouvrier. Mais le véritable essor du mouvement révolutionnaire ne commença qu’en avril-mai 1912, lorsqu’à la suite du massacre des ouvriers de la Léna éclatèrent les grèves politiques de masse.

Le 4 avril 1912, pendant la grève des mines d’or de la Léna, en Sibérie, plus de 500 ouvriers furent tués ou blessés sur l’ordre d’un officier de gendarmerie tsariste. Le massacre de la foule désarmée des mineurs de la Léna, qui s’en allaient paisiblement engager des pourparlers avec l’administration, bouleversa le pays entier.

Ce nouveau forfait sanglant avait été commis par l’autocratie tsariste pour complaire aux patrons des mines d’or de la Léna, des capitalistes anglais, et briser la grève économique des mineurs. Les capitalistes anglais et leurs associés russes tiraient de ces mines des profits scandaleux, — plus de 7 millions de roubles par an, — en exploitant les ouvriers de la façon la plus éhontée. Ils leur payaient un salaire misérable et ils les nourrissaient de denrées avariées. N’en pouvant plus des brimades et des vexations, les six mille ouvriers s’étaient mis en grève.

Le prolétariat répondit au massacre de la Léna par des grèves, des manifestations et des meetings de masse à Pétersbourg, à Moscou, dans tous les centres et toutes les régions d’industrie.

« Notre stupeur, notre ahurissement étaient si grands que, sur le moment, nous ne pouvions trouver les mots nécessaires. Quelle qu’eût été notre protestation, elle ne pouvait être qu’un faible reflet de l’effervescence qui grondait en chacun de nous. Rien n’y fera : ni les larmes, ni les protestations ; seule, la lutte de masse organisée peut nous tirer d’affaire », écrivaient les ouvriers d’un groupe d’entreprises dans leur résolution.

La véhémente indignation des ouvriers s’accrut encore lorsque le ministre tsariste Makarov, répondant à une interpellation de la fraction sociale-démocrate de la Douma d’État sur le massacre de la Léna déclara cyniquement : « Il en a été et il en sera toujours ainsi ! » Le nombre des participants aux grèves politiques de protestation contre le sanglant carnage de la Léna s’éleva à 300 000.

Les journées de la Léna, tel un ouragan, bouleversaient l’atmosphère d’ « apaisement » crée par le régime de Stolypine.

Voici ce que le camarade Staline écrivit à ce propos dans le journal bolchévik de Pétersbourg, Zvezda [l’Étoile], en 1912 :

« Les coups de feu qui ont retenti sur la Léna ont rompu la glace du silence, et le fleuve du mouvement populaire s’est mis en marche. Il marche !… Tout ce qu’il y avait de mauvais et de néfaste dans le régime actuel, tout ce qu’avait supporté la Russie martyre, tout s’est ramassé dans un seul fait, dans les évènements de la Léna. C’est bien pourquoi les coups de feu de la Léna ont été le signal de grèves et de manifestations. »

En vain, liquidateurs et trotskistes enterraient la révolution. Les évènements de la Léna montrèrent que les forces révolutionnaires étaient vivaces, qu’une masse énorme d’énergie révolutionnaire s’était accumulée dans la classe ouvrière.

Les grèves du Premier Mai 1912 touchèrent près de 400 000 ouvriers. Elles revêtirent un caractère politique prononcé et se déroulèrent sous les mots d’ordre révolutionnaires des bolchéviks : république démocratique, journée de huit heures, confiscation de toute la terre des grands propriétaires fonciers. Ces mots d’ordre essentiels visaient à unir non seulement les grandes masses d’ouvriers, mais aussi les masses de paysans et de soldats, en vue de réaliser l’assaut révolutionnaire contre l’autocratie.

« La grève grandiose déclenchée au mois de mai par le prolétariat de Russie et les manifestations de rue qui s’y rattachent, les tracts révolutionnaires et les discours révolutionnaires prononcés devant des foules d’ouvriers ont montré avec éclat que la Russie est entrée dans une phase d’essor de la révolution », écrivit Lénine, dans un article intitulé « L’essor révolutionnaire ». (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 654.)

Inquiets de l’esprit révolutionnaire des ouvriers, les liquidateurs s’élevèrent contre la lutte gréviste, qu’ils qualifiaient de « rage gréviste ». Les liquidateurs et leur allié Trotski entendaient substituer à la lutte révolutionnaire du prolétariat une « campagne de pétitions », une requête concernant leurs « droits » (abolition des restrictions relatives aux syndicats, aux grèves, etc.) pour envoyer ensuite ce papier à la Douma d’État ! Les liquidateurs ne purent recueillir que 1 300 signatures, tandis que des centaines de milliers d’ouvriers s’étaient groupés autour des mots d’ordre révolutionnaires formulés par les bolchéviks.

La classe ouvrière suivait la voie tracée par les bolchéviks.

La situation économique du pays, dans cette période, offrait le tableau que voici.

Au marasme industriel avait succédé, dès 1910, une reprise, un développement de la production dans les industries maîtresses. Si, en 1910, la production de fonte avait été de 186 000 000 de pouds [1 poud = 16 kg. 38] et en 1912, de 256 000 000, en 1913 elle se chiffra par 283 000 000 de pounds. L’extraction de la houille, en 1910, avait été de 1 522 000 000 de pouds ; en 1913, elle atteignit déjà 2 214 000 000 de pouds.

En même temps que se développait l’industrie capitaliste, les effectifs du prolétariat croissaient rapidement. Ce qui caractérisait le développement de l’industrie, c’était la concentration continue de la production dans les grandes et les très grandes entreprises.

Si, en 1901, les grandes entreprises comptant 500 ouvriers et plus occupaient 46,7% de la totalité des ouvriers, en 1910 les entreprises de ce type occupaient déjà près de 54%, soit plus de la moitié de tous les ouvriers : concentration industrielle sans précédent. Même dans un pays industriel aussi développé que les États-Unis, les grandes entreprises, à l’époque, n’occupaient que près d’un tiers de tous les ouvriers.

Ce développement et cette concentration du prolétariat dans les grandes entreprises, quand il existait un parti révolutionnaire comme le Parti bolchévik, firent de la classe ouvrière de Russie une force considérable dans la vie politique de ce pays. Les formes barbares d’exploitation des ouvriers dans les entreprises, jointes à l’intolérable régime policier des sicaires tsaristes, conféraient à chaque grève importante un caractère politique. Et l’interpénétration de la lutte économique et de la lutte politique donnait aux grèves de masse une vigueur révolutionnaire toute particulière.

À l’avant-garde du mouvement ouvrier révolutionnaire marchait le prolétariat héroïque de Pétersbourg ; derrière Pétersbourg venaient les Provinces baltiques, Moscou et sa province, puis le bassin de la Volga et la Russie méridionale.

En 1913, le mouvement s’étend au territoire de l’Ouest, à la Pologne, au Caucase. Les comptes rendus officiels donnent, pour 1912, 725 000 grévistes ; d’après d’autres informations plus complètes, leur nombre dépasse un million ; en 1913, d’après les comptes rendus officiels, il y eut 861 000 grévistes, et d’après des informations plus complètes, 1 272 000. Au cours du premier semestre 1914, près d’un million et demi d’ouvriers prenaient déjà part aux grèves.

Ainsi l’essor révolutionnaire de 1912-1914, l’envergure du mouvement gréviste rapprochaient le pays de la situation qu’in avait connue au début de la révolution de 1905.

Les grèves révolutionnaires de masse que faisaient le prolétariat importaient au peuple entier. Elles étaient dirigées contre l’autocratie, elles ralliaient la sympathie de l’immense majorité de la population laborieuse. Fabricants et usiniers se vengeaient des ouvriers grévistes par des lock-outs.

En 1913, dans la province de Moscou, les capitalistes jetèrent à la rue 50 000 ouvriers du textile. En mars 1914, à Pétersbourg, 70 000 ouvriers furent renvoyés en un seul jour. Les ouvriers des autres entreprises et industries aidaient les grévistes et les camarades frappés de lock-out, par des collectes massives, parfois par des grèves de solidarité.

L’essor du mouvement ouvrier et les grèves de masse stimulaient et entraînaient à la lutte les masses paysannes elles aussi. De nouveau, les paysans se dressèrent pour la lutte contre les propriétaires fonciers, détruisirent les domaines seigneuriaux et les fermes des koulaks. De 1910 à 1914, il y eut plus de 13 000 actions paysannes.

L’action révolutionnaire commençait aussi dans l’armée. En 1912, une révolte armée éclata parmi les troupes du Turkestan. Des insurrections s’annonçaient dans la flotte de la Baltique et à Sébastopol.

Le mouvement gréviste révolutionnaire et les manifestations, dirigées par le Parti bolchévik, montraient que la classe ouvrière luttait, non pour des revendications partielles ni pour des « réformes », mais pour affranchir le peuple du tsarisme. Le pays allait au-devant d’une nouvelle révolution.

Pour être plus près de la Russie, Lénine avait quitté Paris au cours de l’été 1912, et vint se fixer en Galicie (province de l’ancienne Autriche). C’est là qu’il présida deux conférences des membres du Comité central élargies aux militants responsables : l’une à Cracovie, fin 1912, et l’autre à l’automne 1913, dans le bourg de Poronino, près de Cracovie. À ces conférences, des décisions furent prises sur les questions essentielles du mouvement ouvrier : l’essor révolutionnaire, les grèves et les tâches du Parti, le renforcement des organisations illégales, la fraction social-démocrate de la Douma, la presse du Parti, la campagne des assurances.

2. Le journal bolchévik Pravda. La fraction bolchévique à la IVe Douma d’État.

La Pravda [la Vérité], journal bolchévik quotidien qui parais­sait à Pétersbourg, fut, dans les mains du Parti bolchévik, une arme puissante pour consolider ses organisations et conquérir l’influence sur les masses. Elle fut fondée d’après les indications de Lénine, sur l’initiative de Staline, Olminski et Polétaev. La Pravda, journal ouvrier de masse, naquit en même temps que commençait le nouvel essor du mouvement ouvrier.

Le 22 avril 1912 (5 mai nouveau style) paraissait son premier numéro. Ce fut une véritable fête pour les ouvriers. Pour commémorer le lance­ment de la Pravda, le 5 mai a été proclamé jour de fête de la presse ouvrière.

Avant la Pravda paraissait un hebdomadaire bolchévik Zvezda, destiné aux ouvriers avancés. La Zvezda avait joué un grand rôle pendant les journées de la Lena. Elle publia une série d’ardents articles politiques de Lénine et de Staline, qui mobilisaient la classe ouvrière pour la lutte. Mais dans les conditions de l’essor révolutionnaire, le Parti bolchévik ne pouvait plus se contenter d’un journal hebdomadaire. Il lui fallait un quotidien politique de masse, destiné aux plus larges couches d’ouvriers. C’est la Pravda qui fut ce journal.

Pendant cette période, l’importance de la Pravda fut exceptionnelle. Elle gagnait au bolchévisme les grandes masses de la classe ouvrière. Dans l’atmosphère des incessantes persécutions policières, amendes et saisies, que lui valait l’insertion d’articles et de correspondances coupables d’avoir déplu à la censure, la Pravda ne pouvait exister qu’avec le soutien actif de dizaines de milliers d’ouvriers avancés.

Elle ne pouvait payer les très fortes amendes dont elle était frappée, que grâce aux collectes massives effectuées parmi les ouvriers. Souvent, une grande partie des numéros interdits de la Pravda parvenaient quand même au lecteur, les ou­vriers d’avant-garde venant la nuit à l’imprimerie pour emporter des paquets de journaux.

En deux ans et demi, le gouvernement tsariste interdit la Frauda [la Vérité] à fruit reprises ; mais, soutenue par les ou­vriers, elle reparaissait sous un nouveau titre qui rappelait le premier, par exemple : Pour la Vérité, le Chemin de la Vérité, la Vérité du Travail. Alors que la Pravda était diffusée en moyenne à 40.000 exem­plaires par jour, le tirage du quotidien menchévik Loutch [le Rayon de lumière] n’allait pas au delà de 15 à 16.000.

Les ouvriers considéraient la Pravda comme leur journal à eux ; ils lui témoignaient une grande confiance et se montraient très attentifs à tout ce qu’elle leur disait. Chaque exemplaire de la Pravda, en passant de main en main, était lu par des dizaines de personnes ; il formait leur conscience de classe, les éduquait, les organisait, les appelait à la lutte.

Que disait la Pravda ?

Chaque numéro contenait des dizaines de correspondances ou­vrières, qui relataient la vie des ouvriers, l’exploitation féroce, les multiples brimades et vexations dont les ouvriers avaient à souf­frir de la part des capitalistes, de leurs administrateurs et contre­maîtres. Ces correspondances dressaient un réquisitoire âpre et cinglant contre le régime capitaliste. Il n’était pas rare de trouver dans la Pravda des notes annonçant le suicide de chômeurs affa­més qui avaient perdu l’espoir de trouver du travail.

La Pravda exposait les besoins et les revendications des ou­vriers des diverses usines et industries ; elle disait la lutte des ouvriers pour leurs revendications. Presque chaque numéro évo­quait les grèves déclenchées dans les différentes entreprises.

Lorsque éclataient des grèves importantes, de longue durée, le journal organisait l’aide aux grévistes en lançant des souscriptions parmi les ouvriers des autres entreprises et industries. Parfois les fonds de grève atteignaient des dizaines de milliers de roubles, somme énorme pour l’époque, si l’on tient compte que la majorité des ouvriers ne gagnaient que de 70 à 80 copecks par jour. C’est ainsi que les ouvriers étaient éduqués dans l’esprit de la solidarité prolétarienne et de la communauté de leurs intérêts.

À chaque événement politique, à chaque victoire ou chaque défaite, les ouvriers réagissaient en envoyant à la Pravda des lettres, des adresses, des protestations, etc. Dans ses articles, la Pravda éclairait les objectifs du mouvement ouvrier d’un point de vue bolchévik Conséquent.

Etant légal, le journal ne pouvait appeler ouvertement à renverser le tsarisme. Force lui était de procéder par allusions ; mais les ouvriers conscients comprenaient fort bien ces allusions et les expliquaient aux masses. Lorsque, par exemple, la Pravda parlait des « revendications complètes et inté­grales de 1905 », les ouvriers comprenaient qu’il s’agissait des mots d’ordre révolutionnaires des bolchéviks : renversement du tsarisme, république démocratique, confiscation de la terre des grands propriétaires fonciers, journée de huit heures.

C’est la Pravda qui organisa les ouvriers d’avant-garde au mo­ment des élections à la IVe Douma. Elle dénonça l’attitude de trahison des menchéviks, partisans d’une entente avec la bourgeoi­sie libérale, partisans du « parti ouvrier de Stolypine ». La Pravda appela les ouvriers à voter pour les partisans des « revendications intégrales de 1905 », c’est-à-dire pour les bolchéviks. Les élections se faisaient à plusieurs degrés.

D’abord, les réunions ouvrières élisaient des délégataires ; ceux-ci élisaient des « électeurs » ; ces derniers, enfin, participaient à l’élection du député ouvrier à la Douma. Le jour des élections, la Pravda publia la liste des bolchéviks désignés comme électeurs, en recommandant aux ou­vriers de voter pour elle. Cette liste, on n’avait pu la publier d’avance, pour ne pas exposer les candidats au danger d’une arrestation.

La Pravda aidait à organiser l’action du prolétariat. Au cours d’un grand lock-out à Pétersbourg, au printemps de 1914, à un moment où il n’eût pas été opportun de déclarer une grève de masse, la Pravda appela les ouvriers à pratiquer d’autres formes de lutte : meetings de masse dans les usines, manifestations de rue. On ne pouvait en parler ouvertement dans le journal. Mais l’appel fut compris des ouvriers conscients qui avaient lu l’article de Lénine paru sous le modeste titre : « Des formes du mouve­ment ouvrier ». Il y était dit qu’à l’heure présente, il fallait rem­placer la grève par une forme supérieure du mouvement ouvrier, ce qui signifiait un appel à l’organisation de meetings et de ma­nifestations.

C’est ainsi que l’activité révolutionnaire illégale des bolchéviks s’alliait à l’agitation légale et à l’organisation des masses ouvrières par la Pravda.

Le journal ne parlait pas simplement de la vie ouvrière, des grèves et des manifestations. Il éclairait méthodiquement la vie des paysans, les disettes qui les frappaient, l’exploitation que leur faisaient subir les féodaux, la mise au pillage des meilleures terres paysannes par les fermiers koulaks, conséquences de la « ré­forme » de Stolypine. La Pravda montrait aux ouvriers conscients quelle énorme quantité de matières inflammables était accumulée dans les campagnes. Elle expliquait au prolétariat que les tâches de la révolution de 1905 n’étaient pas accomplies et qu’une nouvelle révolution était imminente.

La Pravda disait que dans cette deuxième révolution, le prolétariat devait agir comme le véritable chef, comme le dirigeant du peuple et que dans cette révolution, il aurait cet allié puissant qu’est la paysannerie révolution­naire.

Les menchéviks auraient voulu que le prolétariat cessât de penser à la révolution. Ils cherchaient à suggérer aux ouvriers : Cessez de penser au peuple, aux disettes paysannes, à la domina­tion des féodaux ultra-réactionnaires ! Ne luttez que pour la « liberté de coalition », et présentez à ce sujet des « pétitions » au gouvernement tsariste ! Les bolchéviks expliquaient aux ouvriers que cette propagande menchévique d’abandon de la révolution, d’abandon de l’alliance avec la paysannerie se faisait dans l’intérêt de la bourgeoisie ; que les ouvriers triompheraient à coup sûr du tsarisme s’ils attiraient de leur côté la paysannerie comme alliée, que les mauvais bergers du genre des menchéviks devaient être rejetés en tant qu’ennemis de la révolution.

Que disait la Pravda dans sa rubrique « La vie des paysans » ? Citons à titre d’exemple quelques correspondances de 1913. Une correspondance intitulée « Questions agraires » annonçait de Samara que sur 45 paysans du village de Novokhasboulate, district de Bougoulminsk, accusés d’avoir opposé de la résistance à l’arpenteur lors de l’attribution d’une partie de la terre commu­nale aux paysans qui se retiraient de la commune, un grand nombre avaient été condamnés à une longue peine de prison.

Une brève correspondance de la province de Pskov annonçait : « Les paysans du village de Psitsa (près de la station de chemin de fer Zavalié) ont opposé à la garde rurale une résistance ar­mée. Il y a des blessés. Des malentendus agraires sont à l’origine du conflit. Des gardes ont été dépêchés à Psitsa. Le vice-gouverneur et le procureur se sont transportés sur les lieux, »

Une correspondance de la province d’Oufa annonçait la vente des lots de terre paysans ; elle expliquait que la disette et la loi autorisant les retraits de la communauté rurale, avaient augmenté le nombre des paysans sans terre. Voyez le hameau de Borissovka. Il compte 27 feux qui possèdent 543 déciatines de terre labou­rable. Pendant la disette, cinq paysans ont vendu à perpétuité 31 déciatines à raison de 25 à 33 roubles la déciatine [1,092 hec­tare], alors que la terre coûte trois et quatre fois plus cher. Dans la même localité, sept ménages ont hypothéqué 177 déciatines ; ils ont eu de 18 à 20 roubles par déciatine, à 6 ans, au taux de 12%. Si l’on tient compte de l’appauvrissement de la population et du scandaleux taux d’intérêt, on peut dire en toute certitude que sur ces 177 déciatines, la moitié doit passer aux mains des usuriers ; il est peu probable que même la moitié des débiteurs puisse acquit­ter en six ans une somme aussi importante.

Dans son article « La grande propriété terrienne seigneuriale et la petite propriété paysanne en Russie », publié dans la Pravda, Lénine montrait clairement aux ouvriers et aux paysans quelles immenses richesses territoriales étaient détenues par les propriétaires parasites. 30.000 grands propriétaires fonciers possédaient à eux seuls environ 70 millions de déciatines de terre. Autant que 10 millions de familles paysannes.

À chaque grand propriétaire, il revenait en moyenne 2.300 déciatines. Il en revenait 7 en moyenne à chaque famille paysanne, y compris les koulaks. Au surplus, 5 millions de familles de petits paysans, c’est-à-dire la moitié de toute la paysannerie, n’avaient pas plus d’une ou deux déciatines de terre par feu. Ces faits montraient de toute évidence que la cause première de la misère et des disettes paysannes résidait dans la grande propriété terrienne des seigneurs, dans les survivances du servage dont la paysannerie ne pouvait se défaire qu’au moyen d’une révolution dirigée par la classe ouvrière.

Par les ouvriers qui avaient des attaches au village, la Pravda pénétrait dans les campagnes, éveillait à la lutte révolutionnaire les paysans d’avant-garde. Pendant la période de création de la Pravda, les organisations social-démocrates illégales se trouvaient entièrement aux mains des bolchéviks. Quant aux formes légales d’organisation, — frac­ion de la Douma, presse, caisses d’assurance, syndicats, — elles n’avaient pas encore été complètement conquises sur les menchéviks. Il fallait une lutte résolue des bolchéviks pour chasser les liquidateurs des organisations légales de la classe ouvrière.

C’est grâce à la Pravda que cette lutte fut couronnée de succès. La Pravda était au centre de la lutte pour l’esprit du parti, pour la reconstitution d’un parti ouvrier révolutionnaire de masse. Elle groupait les organisations légales autour des foyers clandestins du Parti bolchévik et orientait le mouvement ouvrier vers un seul but bien déterminé, vers la préparation de la révolu­tion.

La Pravda avait un nombre énorme de correspondants ou­vriers. En une seule année, elle publia plus de 11.000 correspon­dances ouvrières. Mais ses relations avec les masses ouvrières, la Pravda ne les entretenait pas uniquement par des lettres et des correspondances. De nombreux ouvriers des entreprises se présentaient tous les jours aux bureaux de la rédaction. C’était là que se faisait une part considérable du travail d’organisation du Parti, là qu’avaient lieu les entrevues avec les représentants des cellules locales du Parti, là qu’arrivaient les informations sur le travail du Parti dans les fabriques et les usines. C’est de là qu’étaient transmises les directives du comité de Pétersbourg et du Comité central du Parti.

Deux années et demie d’une lutte opiniâtre contre les liqui­dateurs pour la reconstitution d’un parti ouvrier révolutionnaire de masse avaient permis aux bolchéviks, vers l’été 1914, de rallier autour du Parti bolchévik, autour de la tactique « pravdiste » les quatre cinquièmes des ouvriers actifs de Russie. Témoin, par exemple, le fait suivant : sur un total de 7.000 groupes ouvriers qui effectuèrent en 1914 le collectage de fonds pour les journaux ouvriers, 5.600 groupes ramassèrent des fonds pour la presse bolchévique et 1.400 groupes seulement pour la presse menchévique.

En revanche, les menchéviks avaient beaucoup de « riches amis » parmi la bourgeoisie libérale et les intellectuels bourgeois, et c’étaient eux qui fournissaient plus de la moitié des sommes nécessaires à l’entretien du journal menchévik. On donnait alors aux bolchéviks le nom de « pravdistes » Avec la Pravda grandissait toute une génération de prolétaires révolutionnaires, futurs artisans de la révolution socialiste d’Octobre. Derrière la Pravda,les ouvriers se serraient par dizaines et par centaines de milliers. C’est ainsi que, dans les années d’essor révolutionnaire (1912-1914), on jeta les solides fondations d’un Parti bolchévik de masse, des fondations que n’ont pu détruire les persécutions du tsarisme pendant la guerre impérialiste.

« La Pravda de 1912, ç’a été la pose des fondations de la victoire du bolchévisme en 1917 » (Staline).

La fraction bolchévique de la IVe Douma d’État constituait un autre organe légal du Parti pour toute la Russie.

En 1912 le gouvernement avait annoncé les élections à la IVe Douma. Notre Parti attachait une grandie importance à la parti­cipation à ces élections. La fraction social-démocrate de la Douma et le journal Pravdaconstituaient, à l’échelle de toute la Russie, les principaux points d’appui légaux grâce auxquels le Parti bolchévik faisait son travail révolutionnaire dans les masses.

Le Parti bolchévik participa aux élections de la Douma en toute indépendance, avec ses propres mots d’ordre, portant simul­tanément des coups aux partis du gouvernement et à la bourgeoi­sie libérale (cadets).

Les bolchéviks firent la campagne électorale sur les mots d’ordre de république démocratique, journée de huit heures, confiscation de La terre des grands propriétaires fonciers.

Les élections à la IVe Douma eurent lieu à l’automne de 1912. Au début d’octobre, le gouvernement, mécontent de la marche des élections à Pétersbourg, essaya dans maintes usines importantes de violer les droits électoraux des ouvriers. En réponse, le comité de Pétersbourg de notre Parti, sur la proposition du camarade Staline, appela les ouvriers des grandes entreprises à une grève de vingt-quatre heures.

Placé dans une situation difficile, le gouvernement dut céder et les ouvriers eurent la possibilité d’élire qui ils voulaient. À une immense majorité, ils volèrent pour le « Mandat » aux délégataires et au député qui avait été rédigé par le camarade Staline. Le « Mandat des ouvriers de Pétersbourg à leur député ouvrier » rappelait les tâches de 1905 restées inaccom­plies :

« … Nous pensons, était-il dit dans le « Mandat », que la Russie est à la veille de mouvements de masse plus profonds peut-être que ceux de 1905… Le promoteur de ces mouve­ments sera, comme en 1905, la classe la plus avancée de la société russe, le prolétariat russe. Son allié ne peut être que la paysannerie martyre, qui a un intérêt vital à l’émancipation de la Russie. »

Le « Mandat » déclarait que l’action future du peuple devait prendre la forme d’une lutte sur deux fronts : tant contre le gou­vernement tsariste que contre la bourgeoisie libérale qui recherchait une entente avec le tsarisme. Lénine attachait une grande importance au « Mandat », qui appelait les ouvriers à la lutte révolutionnaire. Et les ouvriers, dans leurs résolutions, répondirent à cet appel.

Aux élections, ce furent les bolchéviks qui remportèrent la victoire, et le camarade Badaev fut envoyé à la Douma par les ouvriers de Pétersbourg. Les ouvriers avaient voté séparément des autres couches de la population (dans ce qu’on appelait la curie ouvrière). Sur neuf députés de cette curie, six étaient membres du Parti bolchévik : Badaev, Pétrovski, Mouranov, Samoïlov, Chagov et Malinovski (qui plus tard s’avéra agent provocateur). Les députés bolchéviks avaient été élus par les grands centres industriels, qui groupaient au moins les quatre cinquièmes de la classe ouvrière.

Mais il y avait des liquidateurs élus en dehors de la curie ouvrière. C’est ainsi qu’il se trouva à la Douma 7 liquidateurs contre 6 bolchéviks. Dans les premiers temps, bolchéviks et liquidateurs formè­rent à la Douma une fraction social-démocrate commune. Mais après une lutte opiniâtre contre les liquidateurs qui entravaient Faction révolutionnaire des bolchéviks, les députés bolchéviks, en octobre 1913, sur l’indication du Comité central du Parti, se re­tirèrent de la fraction social-démocrate unifiée pour former une fraction bolchévique indépendante.

À la Douma, les députés bolchéviks prononçaient des discours révolutionnaires, dans lesquels ils dénonçaient le régime autocra­tique ; ils interpellaient le gouvernement sur la répression dont les ouvriers étaient victimes, sur l’exploitation inhumaine des ouvriers par les capitalistes. Ils intervenaient également sur la question agraire, et leurs discours appelaient les paysans à lutter contre les féodaux, dénon­çaient le parti cadet qui s’affirmait contre la confiscation et la remise des terres seigneuriales aux paysans. Les bolchéviks déposèrent à la Douma d’État une proposition de loi sur la journée de huit heures qui, bien entendu, fut repous­sée par la Douma des Cent-Noirs, mais n’en eut pas moins une grande valeur d’agitation.

La fraction bolchévique à la Douma était en liaison étroite avec le Comité central du Parti, avec Lénine dont elle recevait des directives. C’était le camarade Staline qui en assumait la direction pratique durant son séjour à Pétersbourg. Loin de se borner au travail dans la Douma, les députés bol­chéviks déployaient une activité intense en dehors de l’assemblée.

Ils se rendaient dans les fabriques et les usines ; ils visitaient les centres ouvriers du pays pour y faire des conférences, et organi­saient des réunions clandestines au cours desquelles ils expli­quaient les décisions du Parti ; ils créaient de nouvelles organisations du Parti. Les députés alliaient judicieusement l’activité légale à l’activité illégale, clandestine.

3. Victoire des bolchéviks dans les organisations légales. Nouveau progrès du mouvement révolutionnaire à la veille de la guerre impérialiste.

À cette époque, le Parti bolchévik a fourni des exemples de direction de la lutte de classe du prolétariat sous toutes ses forme et manifestations. Il créait des organisations clandestines, éditait des tracts illégaux, faisait un travail révolutionnaire clandestin parmi les masses.

En même temps, il prenait de mieux en mieux possession des diverses organisations légales de la classe ouvrière. Le Parti s’appliquait à conquérir les syndicats, les maisons du peuple, les universités du soir, les clubs, les établissements d’assurances. Depuis longtemps, ces organisations légales servaient d’asile aux liquidateurs.

Les bolchéviks engagèrent énergiquement la lutte pour faire des sociétés légales les points d’appui de notre Parti. En alliant intelligemment le travail illégal à l’action légale ils firent passer de leur côté, dans les deux capitales, la majorité des syndicats. Ils remportèrent une victoire particulièrement brillante en 1913, lors des élections à la direction du syndicat des métaux de Pétersbourg : sur 3 000 métallurgistes venus à la réunion, 150 à peine votèrent pour les liquidateurs.

Il faut en dire autant de l’organisation légale qu’était la fraction social-démocrate de la IVe Douma d’État. Bien que les menchéviks eussent 7 députés à la Douma et que les bolchéviks n’en eussent que 6, les 7 députés menchéviks, élus principalement par les régions non ouvrières, représentaient à peine un cinquième de la classe ouvrière, tandis que les 6 député bolchéviks, élus par les principaux centres industriels (Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Kostroma, Iékatérinoslav, Kharkov), représentaient plus des quatre cinquièmes de la classe ouvrière du pays. Les ouvriers considéraient comme leurs députés, non pas les 7 menchéviks, mais les 6 élus bolchéviks (Badaev, Pétrovski et les autres).

Si les bolchéviks réussirent à conquérir les organisations légales, c’est qu’en dépit des persécutions sauvages du tsarisme et de l’odieuse campagne déclenchée par les liquidateurs et les trotskistes, ils avaient pu sauvegarder le parti illégal et maintenir une ferme discipline dans leurs rangs ; c’est qu’ils défendaient courageusement les intérêts de la classe ouvrière, qu’ils étaient étroitement liés aux masses et menaient une lutte intransigeante contre les ennemis du mouvement ouvrier.

Voilà pourquoi la victoire des bolchéviks et la défaite des menchéviks dans les organisations légales se développèrent sur toute la ligne. Dans le domaine de l’agitation faite à la tribune de la Douma comme dans le domaine de la presse ouvrière et des autres organisations légales, les menchéviks étaient rejetés à l’arrière-plan. Emportée par le mouvement révolutionnaire, la classe ouvrière se groupait nettement autour des bolchéviks, en repoussant les menchéviks.

Pour couronner le tout, les menchéviks avaient fait faillite dans la question nationale. Le mouvement révolutionnaire des régions périphériques de la Russie réclamait un programme clair dans ce domaine. Mais il s’avéra que les menchéviks n’avaient aucun programme, si ce n’est l’ « autonomie culturelle » du Bund, qui ne pouvait satisfaire personne. Seuls, les bolchéviks se trouvèrent en possession d’un programme marxiste sur la question nationale, programme formulé par le camarade Staline dans son article « Le marxisme et la question nationale » et par Lénine dans ses articles « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes » et « Notes critiques sur la question nationale ».

Rien d’étonnant qu’après de telles défaites du menchévisme, le bloc d’Août se fût mis à craquer sur toutes les coutures. Composé d’éléments hétérogènes, il ne put résister à la poussée des bolchéviks et se disloqua. Crée pour combattre le bolchéviks, le bloc d’Août s’était désagrégé bientôt sous leurs coups. D’abord se retirèrent du bloc les partisans de Vpériod (Bogdanov, Lounatcharski, d’autres encore) ; ensuite ce fut le tour des Lettons, enfin les autres se dispersèrent.

Après leur défaite dans la lutte contre les bolchéviks, les liquidateurs appelèrent à leur aide la IIe Internationale. Elle répondit à leur appel. Sous couleur de « réconcilier » les bolchéviks avec les liquidateurs, sous couleur de faire « la paix dans le Parti », la IIe Internationale exigea des bolchéviks qu’ils missent fin à leur critique de la politique conciliatrice des liquidateurs. Mais, intransigeants, les bolchéviks refusèrent de se soumettre aux décisions de la IIeInternationale opportuniste ; ils ne firent aucune concession.

La victoire des bolchéviks dans les organisations légales n’était pas et ne pouvait pas être un effet du hasard. D’abord parce qu’ils avaient une théorie marxiste juste, un programme clair et un parti prolétarien révolutionnaire trempé dans les combats. Et ensuite parce que cette victoire traduisait l’essor continu de la révolution.

Le mouvement révolutionnaire se développait de plus en plus parmi les ouvriers, gagnant villes et régions. Lorsque arriva l’année 1914, les grèves ouvrières, loin de s’apaiser, prirent au contraire une ampleur nouvelle. Elles devinrent de plus en plus opiniâtres, entraînant un nombre de plus en plus élevé d’ouvriers. Le 9 janvier, 250 000 ouvriers étaient en grève, dont 140 000 à Pétersbourg. Le Ier mai, plus d’un demi-million, dont plus de 250 000 à Pétersbourg.

Les grévistes firent preuve d’une fermeté peu ordinaire. À l’usine Oboukhov de Pétersbourg, la grève dura plus de deux mois ; celle de l’usine Lessner, près de trois mois. Les intoxications en masse survenues dans une série d’entreprises de Pétersbourg déclenchèrent une grève de 115 000 ouvriers, suivie de manifestations. Le mouvement allait grandissant. Au total, durant le premier semestre de 1914 (y compris le début de juillet), 1 425 000 ouvriers firent grève.

En mai avait éclaté à Bakou la grève générale des ouvriers du pétrole, qui retint l’attention du prolétariat de toute la Russie. La grève se déroula avec ordre. Le 20 juin, 20 000 ouvriers manifestèrent dans les rues de Bakou. La police prit des mesures féroces. En signe de protestation et de solidarité avec les ouvriers de cette ville, la grève éclata à Moscou ; elle s’étendit aux autres régions.

Le 3 juillet, à Pétersbourg, un meeting eut lieu à l’usine Poutilov au sujet de la grève de Bakou. La police tira sur les ouvriers. L’effervescence fut grande au sein du prolétariat de Pétersbourg. Le 4 juillet, à l’appel du comité de Pétersbourg du Parti, 90 000 ouvriers faisaient grève en signe de protestations. Le 7 juillet, 130 000 ; le 8 juillet, 150 000 ; le 11 juillet, 200 000.

Toutes les usines étaient en ébullition ; meetings et manifestations se déroulaient partout. On en vint même à dresser des barricades. Ce fut également le cas à Bakou et à Lodz. En plusieurs endroits, la police tira sur les ouvriers. Pour écraser le mouvement, le gouvernement décréta des mesures d’ « exception » ; la capitale avait été transformée en camp retranché. La Pravda fut interdite.

Mais à ce moment, une nouvelle force d’ordre international, — la guerre impérialiste, — entrait en scène ; elle allait changer le cours des choses. C’est pendant les événements révolutionnaires de juillet que le président de la République française Poincaré était arrivé à Pétersbourg pour s’entretenir, avec le tsar, de la guerre imminente. Quelques jours plus tard, l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie. Le gouvernement tsariste en profita pour écraser les organisations bolchéviques et réprima le mouvement ouvrier. L’essor de la révolution fut interrompu par la guerre mondiale, à laquelle le gouvernement tsariste demandait son salut contre la révolution.

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Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Menchéviks et bolchéviks durant la période de la réaction stolypinienne. les bolchéviks se constituent en un parti marxiste indépendant (1908-1912)

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

1. La réaction stolypinienne. Décomposition dans les milieux intellectuels de l’opposition. Abattement moral. Passage d’un certain nombre des intellectuels du Parti dans le camp des ennemis du marxisme et tentatives de révision de la théorie marxiste. Riposte infligée par Lénine aux révisionnistes dans son ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme et défense des principes théoriques du Parti marxiste.

La IIe Douma d’État avait été dissoute par le gouvernement tsariste le 3 juin 1907.

C’est ce qu’on est convenu d’appeler, dans l’histoire, le coup d’État du 3 juin.

Le gouvernement tsariste avait édicté une nouvelle loi sur le mode d’élection à la IIIe Douma d’État, violant ainsi lui-même son manifeste du 17 octobre 1905 puisque, aux termes de ce manifeste, il ne devait promulguer des lois nouvelles qu’avec l’assentiment de la Douma. Les membres de la fraction social-démocrate de la IIe Douma furent déférés en justice ; on envoya au bagne et on déporta les représentants de la classe ouvrière.

La nouvelle loi électorale avait été établie de telle sorte qu’elle augmentait de beaucoup, à la Douma, le nombre des représentants des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie commerciale et industrielle.

En même temps, le nombre des représentants des paysans et des ouvriers, déjà bien réduit, était diminué de plusieurs fois. Par sa composition, la IIIe Douma fut une Douma de Cent-Noirs et de cadets.

Sur un total de 442 députés, il y eut 171 hommes de droite (Cent-Noirs), 113 octobristes et membres de groupes apparentés 101 cadets et membres de groupes voisins, 13 troudoviks [Groupement petit-bourgeois constitué en 1906 à la Ire Douma d’État et composé par une partie des députés paysans avec, à leur tête, des intellectuels socialistes-révolutionnaires. (N. des Trad.)], 18 social-démocrates.

Les hommes de droite (ainsi appelés parce qu’ils siégeaient du côté droit de l’assemblée) étaient les pires ennemis des ouvriers et des paysans : c’étaient les propriétaires fonciers féodaux ultra-réactionnaires qui avaient fait fouetter et fusiller en masse les paysans lors de la répression de l’action paysanne, les organisateurs des pogroms contre les Juifs, du matraquage des manifestations ouvrières, de l’incendie sauvage des locaux où se tenaient les meetings dans les journées de la révolution.

Les hommes de droite étaient pour la répression la plus féroce des travailleurs, pour le pouvoir illimité du tsar, contre le manifeste tsariste du 17 octobre 1905.

Le parti octobriste, ou « Union du 17 octobre », touchait de près à la droite.

Les octobristes traduisaient les intérêts du grand capital industriel et des gros propriétaires fonciers qui dirigeaient leurs exploitations par les méthodes capitalistes (au début de la révolution de 1905, les octobristes avaient été rejoints par une partie considérable des cadets, grands propriétaires fonciers).

Un seul trait distinguait les octobristes des hommes de droite : pour leur part, ils se prononçaient, — en paroles seulement, — en faveur du manifeste du 17 octobre.

Les octobristes soutenaient entièrement tant la politique intérieure que la politique extérieure du gouvernement tsariste.

Les cadets, ou parti « constitutionnel-démocrate », disposaient dans la IIIe Douma de moins de sièges que dans la Ire et la IIe.

La raison en était qu’une partie des voix des propriétaires fonciers étaient passées des cadets aux octobristes.

Il y avait à la IIIe Douma un groupe peu nombreux de démocrates petits-bourgeois dits troudoviks.

Ceux-ci balançaient entre les cadets et la démocratie ouvrière (les bolchéviks).

Lénine indiquait que malgré leur faiblesse extrême à la Douma, les troudoviks représentaient les masses, les masses paysannes.

Les oscillations des troudoviks entre les cadets et la démocratie ouvrière étaient le résultat inévitable de la situation de classe des petits exploitants. Lénine assignait aux députés bolchéviks, à la démocratie ouvrière, la tâche « de venir en aide aux faibles démocrates petits-bourgeois, de les arracher à l’influence des libéraux, de former un camp de la démocratie contre les cadets contre-révolulionnaires, et non pas simplement contre les droites… » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 651.)

Pendant la révolution de 1905 et surtout après sa défaite, les cadets s’affirmèrent de plus en plus comme une force contre-révolutionnaire.

Ils rejetaient de plus en plus délibérément le masque « démocratique », et agissaient en véritables monarchistes, défenseurs du tsarisme.

En 1909, un groupe d’écrivains cadets notoires fit paraître un recueil Vékhi [les Jalons], dans lequel les cadets, au nom de la bourgeoisie, remerciaient le tsarisme d’avoir écrasé la révolution.

Servilement aplatis devant le gouvernement du knout et de la potence, les cadets écrivaient en toutes lettres qu’il fallait « bénir ce pouvoir qui seul, avec ses baïonnettes et ses prisons, nous protège encore (nous, c’est-à-dire la bourgeoisie libérale) contre la fureur populaire ».

Après avoir dissous la IIe Douma d’État et sévi contre la fraction social-démocrate, le gouvernement tsariste entreprit la destruction des organisations politiques et économiques du prolétariat. Bagnes, forteresses et lieux de déportation regorgeaient de révolutionnaires. Ceux-ci étaient sauvagement frappés, torturés, suppliciés dans les prisons.

La terreur des Cent-Noirs sévissait à plein. Le ministre tsariste Stolypine avait couvert de potences le pays entier. Plusieurs milliers de révolutionnaires avaient été exécutés. « La cravate de Stolypine », c’est ainsi qu’on appelait en ce temps-là la corde de la potence.

Mais tout en écrasant le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans, le gouvernement ne put se borner aux seules répressions, aux expéditions punitives, aux exécutions, à la prison, aux bagnes.

Non sans anxiété, il voyait s’éteindre de plus en plus la foi naïve de la paysannerie dans « le petit-père le tsar ».

Aussi recourut-il à une manœuvre d’envergure : il imagina de s’assurer un appui solide à la campagne en y renforçant la classe de la bourgeoisie rurale, les koulaks.

Le 9 novembre 1906, Stolypine promulgua une nouvelle loi agraire autorisant les paysans à se retirer de la communauté pour aller s’installer dans des khoutors [fermes isolées].

La loi stolypinienne détruisait la possession communale de la terre.

On invitait le paysan à prendre, à titre de propriété personnelle, le lot à lui concédé et à se retirer de la communauté.

Le paysan pouvait vendre sa part de terre, ce qu’il n’avait pas le droit de faire auparavant. On obligeait la communauté paysanne à donner une terre d’un seul tenant (khoutor otroub) aux paysans sortant de la communauté.

Les paysans riches, les koulaks, purent ainsi accaparer à bon marché la terre des petits paysans. En quelques années, plus d’un million de petits paysans se trouvèrent sans terre, ruinés.

Leurs terres aliénées servaient à multiplier les fermes des koulaks. Et ces fermes étaient parfois de véritables domaines, qui employaient une nombreuse main-d’œuvre salariée.

Le gouvernement obligeait les paysans à attribuer les meilleures terres de la communauté aux fermiers koulaks.

Lors de l’ « affranchissement » des paysans, leur terre avait été pillée par les propriétaires fonciers ; maintenant c’étaient les koulaks qui pillaient la terre communale, en se faisant attribuer les meilleurs terrains, en accaparant à bas prix les parcelles des paysans pauvres.

Le gouvernement tsariste prêtait aux koulaks des sommes importantes pour acheter des terres et monter leurs fermes. Stolypine entendait faire des koulaks de petits seigneurs terriens, de fidèles défenseurs de l’autocratie tsariste.

En neuf ans (de 1906 à 1915), plus de deux millions d’exploitants se retirèrent ainsi de la communauté.

La politique de Stolypine aggravait encore la situation des petits paysans et des paysans pauvres.

La différenciation de la paysannerie s’accentua. Des conflits éclatèrent entre paysans et fermiers koulaks. D’autre part, la paysannerie commençait à se rendre compte qu’elle n’aurait jamais les terres seigneuriales tant qu’existeraient le gouvernement tsariste et la Douma des propriétaires fonciers et des cadets.

Dans les années de formation intense des fermes koulaks (1907-1909), le mouvement paysan décroît d’abord, mais ensuite, en 1910-1911 et plus tard, sur la base des conflits entre paysans communautaires et fermiers koulaks, il redouble de force contre les propriétaires fonciers et les koulaks.

Après la révolution, des changements importants s’étaient également produits dans le domaine de l’industrie. La concentration de l’industrie, c’est-à-dire l’agrandissement des entreprises et leur concentration entre les mains de groupes capitalistes de plus en plus puissants, s’était fortement accentuée.

Déjà avant la révolution de 1905, les capitalistes avaient formé des associations pour faire monter les prix des marchandises à l’intérieur du pays ; le surprofit ainsi réalisé était converti en un fonds d’encouragement à l’exportation, pour pouvoir jeter à bas prix las denrées sur le marché extérieur et conquérir des débouchés.

Ces associations, ces groupements capitalistes (monopoles) s’appelaient trusts ou syndicats.

Après la révolution, le nombre des trusts et des syndicats capitalistes avait encore augmenté. De même s’étaient multipliées les grosses banques dont le rôle grandissait dans l’industrie.

Les capitaux étrangers affluaient en Russie.

C’est ainsi que le capitalisme en Russie devenait de plus en plus un capitalisme monopolisateur, impérialiste.

Après quelques années de marasme, l’industrie se ranima : l’extraction du charbon, du pétrole, augmenta, de même que la production des métaux, des tissus, du sucre.

L’exportation du blé à l’étranger était en forte progression. Bien que la Russie eût enregistré à cette date un certain progrès industriel, elle restait un pays arriéré par rapport à l’Europe occidentale et elle se trouvait sous la dépendance des capitalistes étrangers.

On ne fabriquait en Russie ni machines ni machines-outils ; les machines étaient importées du dehors. Il n’y avait pas non plus d’industrie automobile ni d’industrie chimique ; on ne produisait pas d’engrais minéraux.

En ce qui concerne la fabrication des armements, la Russie était également en retard sur les autres pays capitalistes.

La faible consommation des métaux en Russie a été signalée par Lénine comme un témoignage de l’état arriéré du pays :

« Dans le demi-siècle écoulé depuis l’affranchissement des paysans, la consommation du fer en Russie s’est multipliée par cinq, et néanmoins la Russie reste un pays incroyablement, invraisemblablement arriéré, miséreux et à demi sauvage, quatre fois plus mal outillé en instruments de production modernes que l’Angleterre, cinq fois plus mal que l’Allemagne, dix fois plus mal que les États-Unis. » (Lénine, t. XVI, p. 543, éd. russe.)

La conséquence directe du retard économique et politique de la Russie était la dépendance, tant du capitalisme russe que du tsarisme lui-même, vis-à-vis du capitalisme d’Europe occidentale.

Voilà pourquoi des branches importantes entre toutes de l’économie nationale, comme le charbon, le pétrole, l’industrie électrique, la métallurgie, étaient détenues par le capital étranger, et presque toutes les machines, tout l’outillage devaient être importés.

Voilà pourquoi des emprunts de servitude étaient contractés à l’étranger, emprunts dont le tsarisme payait les intérêts en faisant suer chaque année à la population des centaines de millions de roubles.

Voilà pourquoi il y avait avec les « alliés » des traités secrets en vertu desquels le tsarisme s’était engagé à aligner en cas de guerre des millions de soldats russes sur les fronts impérialistes, pour soutenir les « alliés » et assurer des profits exorbitants aux, capitalistes anglo-français.

Les années de réaction stolypinienne furent marquées par les raids sauvages de la gendarmerie et de la police, des provocateurs tsaristes et des énergumènes cent-noirs contre la classe ouvrière.

Mais les sicaires tsaristes n’étaient pas les seuls à exercer la répression contre les ouvriers.

Sous ce rapport, les fabricants et les usiniers leur emboîtaient le pas, en accentuant l’offensive contre la classe ouvrière, surtout dans les années de marasme industriel et de chômage croissant.

Les fabricants pratiquaient les licenciements massifs d’ouvriers (lock-outs) ; ils avaient des « carnets noirs », où étaient consignés les noms des ouvriers conscients qui avaient pris une part active aux grèves.

Ceux dont le nom figurait sur ces « carnets noirs » ou « listes noires », ne pouvaient se faire embaucher dans aucune des entreprises affiliées à l’association patronale de l’industrie en question.

Dès 1908, les salaires avaient été diminués de 10 à 15%. On avait partout allongé la journée de travail jusqu’à 10 et 12 heures. De nouveau, fleurissait le système spoliateur des amendes.

La défaite de la révolution de 1905 avait porté la désagrégation et la décomposition parmi les compagnons de route de la révolution.

La décomposition et l’abattement moral étaient particulièrement graves parmi les intellectuels. Les compagnons de route qui étaient venus du milieu bourgeois dans les rangs de la révolution quand celle-ci prenait un impétueux essor, abandonnèrent le Parti dans les jours de réaction.

Les uns s’en furent rejoindre le camp des ennemis déclarés de la révolution ; les autres, installés dans les sociétés ouvrières légales qui avaient survécu, s’efforçaient de faire dévier le prolétariat de la route de la révolution, de discréditer le Parti révolutionnaire du pro­létariat. En abandonnant la révolution, ces compagnons de route cherchaient à s’adapter à la réaction, à s’accommoder au tsarisme.

Le gouvernement tsariste mit à profit la défaite de la révolution pour recruter comme agents provocateurs les compagnons de route les plus lâches et les plus pusillanimes.

Les Judas infâmes, les provocateurs que l’Okhrana tsariste avait dépêchés dans les organisations ouvrières et dans celles du Parti, espionnaient du dedans et vendaient les révolutionnaires.

L’offensive de la contre-révolution se poursuivit aussi sur le front idéologique.

On vit apparaître toute une kyrielle d’écrivains à la mode qui « critiquaient » et « exécutaient » le marxisme, bafouaient la révolution, la traînaient dans la boue, glorifiant la trahison, la débauche sexuelle au nom du « culte de la personne ». Dans le domaine de la philosophie se multiplièrent les tentatives de « critiquer », de réviser le marxisme ; on vit également apparaître toute sorte de courants religieux couverts de prétendus arguments « scientifiques ».

La « critique » du marxisme était devenue une mode.

Tous ces messieurs, malgré leur extrême disparité, poursuivaient un but commun : détourner les masses de la révolution.

L’abattement et le scepticisme avaient également atteint certains intellectuels du Parti, qui se prétendaient marxistes, mais ne s’étaient jamais tenus fermement sur les positions du marxisme.

Parmi eux figuraient des écrivains tels que Bogdanov, Bazarov, Iounatcharski (qui en 1905 étaient ralliés aux bolchéviks), Iouchkevitch. Valentinov (menchéviks). Ils développèrent une « critique » simultanée des fondements philosophiques et théoriques du marxisme, c’est-à-dire du matérialisme dialectique, et de ses fondements scientifico-historiques, c’est-à-dire du matérialisme historique.

Cette critique se distinguait de la critique ordinaire en ce qu’elle n’était pas faite ouvertement et honnêtement, mais d’une façon voilée et hypocrite, sous couleur de «  défendre » les positions fondamentales du marxisme.

Pour l’essentiel, disaient-ils, nous sommes marxistes, mais nous voudrions « améliorer » le marxisme, le dégager de certains principes fondamentaux.

En réalité, ils étaient hostiles au marxisme, dont ils cherchaient à saper les principes théoriques ; en paroles, avec hypocrisie, ils niaient leur hostilité au marxisme et continuaient de s’intituler perfidement marxistes.

Le danger de cette critique hypocrite était qu’elle visait à tromper les militants de base du Parti et qu’elle pouvait les induire en erreur.

Plus hypocrite se faisait cette critique, qui cherchait à miner les fondements théoriques du marxisme, plus dangereuse elle devenait pour le Parti ; car elle s’alliait d’autant plus étroitement à la croisade déclanchée par toute la réaction contre le Parti, contre la révolution.

Des intellectuels qui avaient abandonné le marxisme, en étaient arrivés à prêcher la nécessité de créer une nouvelle religion (on les appelait « chercheurs de Dieu » et « constructeurs de Dieu »).

Une tâche urgente s’imposait aux marxistes : infliger la riposte méritée à ces renégats de la théorie marxiste, leur arracher le masque, les dénoncer jusqu’au bout et sauvegarder ainsi les fondements théoriques du parti marxiste.

On eût pu croire que cette tâche serait entreprise par Plékhanov et ses amis menchéviks, qui se considéraient comme des « théoriciens notoires du marxisme ».

Mais ils s’en tinrent quittes avec une paire d’articles insignifiants, à caractère de feuilleton critique, après quoi ils se retirèrent chacun dans son trou. C’est Lénine qui s’acquitta du travail, en composant son célèbre ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme, publié en 1909.

« En moins de six mois, écrivait Lénine dans cet ouvrage, quatre livres ont paru, consacrés principalement, presque entièrement à des attaques contre le matérialisme dialectique.

Ce sont tout d’abord les Essais sur ( ? il aurait fallu dire : contre) la philosophie du marxisme, Saint-Pétersbourg, 1908, recueil d’articles de Bazarov, Bogdanov, Lounatcharski, Bermann, Hellfond, Iouchkévitch, Souvorov ; puis Matérialisme et réalisme critique, de Iouchkévitch ; La Dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance, de Bermann ; Les constructions philosophiques du marxisme, de Valentinov…

Tous ces personnages qu’unit, — malgré les divergences accusées de leurs opinions politiques, — la haine du matérialisme dialectique, se prétendent cependant des marxistes en philosophie !

La dialectique d’Engels est une « mystique », dit Bermann  ; les conceptions d’Engels ont « vieilli », laisse tomber incidemment Bazarov, comme une chose qui va de soi ; le matérialisme est, paraît-il, réfuté par ces courageux guerriers, qui invoquent fièrement la « théorie contemporaine de la connaissance », la « philosophie moderne » (ou « positivisme moderne »), la « philosophie des sciences naturelles contemporaines », voire même la « philosophie des sciences naturelles du XXe siècle ». (Lénine, t. XIII, p. t1, éd. russe.)

En réponse à Lounatcharski qui, pour justifier ses amis les révisionnistes en philosophie, disait : « Nous nous fourvoyons peut-être, mais nous cherchons », Lénine écrivit :

« En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. Savoir : dans ces notes [il s’agit de Matérialisme et empiriocriticisme. — N. de la Réd.] je me suis donné pour tâche de rechercher ce qui fait buter les gens qui nous offrent sous couleur de marxisme quelque chose d’incroyablement incohérent, confus et réactionnaire. » (Ibidem, p. 12.)

En fait, l’ouvrage de Lénine dépassait de loin cette modeste tache. Le livre de Lénine, à la vérité, n’est pas seulement une critique de Bogdanov, Iouchkévitch, Bazarov, Valentinov et de leurs maîtres en philosophie :

Avenarius et Mach, qui avaient tenté dans leurs écrits d’offrir au public un idéalisme raffiné et pommadé, à l’opposé du matérialisme marxiste.

L’ouvrage de Lénine est en môme temps une défense des principes théoriques du marxisme, — du matérialisme dialectique et historique, — et une généralisation matérialiste de tout ce que la science, avant tout la science de la nature, avait acquis d’important et de substantiel pendant toute une période historique, depuis la mort d’Engels jusqu’à la parution de l’ouvrage de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme.

Après avoir fait une critique serrée des empiriocriticistes russes et de leurs maîtres étrangers, Lénine est amené aux conclusions suivantes contre le révisionnisme théorique et philosophique :

1° « Une falsification de plus en plus subtile du marxisme, des contrefaçons de plus en plus subtiles du marxisme par des doctrines antimatérialistes, voilà ce qui caractérise le révisionnisme contemporain, tant en économie politique que dans les problèmes de tactique, et dans la philosophie en général. » (Ibidem, p. 270.)

2° « Toute l’école de Mach et d’Avenarius va à l’idéalisme. » (Ibidem, p. 291.)

3° « Nos partisans de Mach se sont tous enlisés dans l’idéalisme. » (Ibidem, p. 282.)

4° « II est impossible de ne pas discerner derrière la scolastique gnoséologique de l’empiriocriticisme la lutte des partis en philosophie, lutte qui traduit en dernière analyse les tendances et l’idéologie des classes ennemies de la société contemporaine. » (Ibidem, p. 292.)

5° « Le rôle objectif, le rôle de classe de l’empiriocriticisme se réduit entièrement à servir les fidéistes [réactionnaires qui préfèrent la foi à la science. — N. de la Réd.] dans leur lutte contre le matérialisme en général et contre le matérialisme historique en particulier. » (Ibidem, p. 292.)

6° « L’idéalisme philosophique est… la voie de l’obscurantisme clérical. » (Ibidem, p. 304.)

Pour apprécier la portée immense de l’ouvrage de Lénine dans l’histoire de notre Parti et comprendre quel trésor théorique Lénine a défendu contre toutes les espèces de révisionnistes et de dégénérés de la période de réaction stolypinienne, il est indispensable de prendre connaissance, ne fût-ce que sommairement, des principes du matérialisme dialectique et historique.

C’est d’autant plus nécessaire que le matérialisme dialectique et le matérialisme historique constituent le fondement théorique du communisme, les principes théoriques du Parti marxiste ; connaître ces principes, les assimiler est le devoir de tout militant actif de notre Parti.

Ainsi donc :

1° Qu’est-ce que le matérialisme dialectique ?

2° Qu’est-ce que le matérialisme historique ?

2.Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique.

Le matérialisme dialectique est la théorie générale du parti marxiste-léniniste.

Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que la façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste.

Le matérialisme historique étend les principes de du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société.

En définissant leur méthode dialectique, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Hegel, comme au philosophe qui a énoncé les traits fondamentaux de la dialectique.

Cela ne signifie pas, cependant, que la dialectique de Marx et Engels soit identique à celle de Hegel. Car Marx et Engels n’ont emprunté à la dialectique de Hegel que son « noyau rationnel » ; ils en ont rejeté l’écorce idéaliste et ont développé la dialectique en lui imprimant un caractère scientifique moderne.

« Ma méthode dialectique, dit Marx, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. » (Karl Marx : Le Capital, t. I, p. 29, Bureau d’Editions, Paris, 1938.)

En définissant leur matérialisme, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Feuerbach, comme au philosophe qui a réintégré le matérialisme dans ses droits. Toutefois cela ne signifie pas que le matérialisme de Marx et Engels soit identique à celui de Feuerbach.

Marx et Engels n’ont en effet emprunté au matérialisme de Feuerbach que son « noyau central » ; ils l’ont développé en une théorie philosophique scientifique du matérialisme, et ils en ont rejeté toutes les superpositions idéalistes, éthiques et religieuses.

On sait que Feuerbach, tout en étant matérialiste quant au fond, s’est élevé contre la dénomination de matérialisme. Engels a dit maintes fois que Feuerbach « demeure, malgré sa ‘‘base’’ [matérialiste] prisonnier des entraves idéalistes traditionnelles », que le « véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous en arrivons à sa philosophie de la religion et à son éthique ». (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou, 1946, pp. 30 et 34.)

Dialectique provient du mot grec dialego qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l’adversaire et en les surmontant. Certains philosophes de l’antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité.

Ce mode dialectique de penser, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenue la méthode dialectique de connaissance de la nature ; d’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature.

Par son essence, la dialectique est tout l’opposé de la métaphysique.

1° La méthode dialectique marxiste est caractérisée par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en un non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache des ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent.

b) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité, mais comme un état de mouvement et de changement perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.

C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leur conditionnement réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur changement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition.

Pour la méthode dialectique, ce qui importe avant tout, ce n’est pas ce qui à un moment donné paraît stable, mais commence déjà à dépérir ; ce qui importe avant tout, c’est ce qui naît et se développe, si même la chose semble à un moment donné instable, car pour la méthode dialectique, il n’y a d’invincible que ce qui naît et se développe.

« La nature toute entière, dit Engels, depuis les particules les plus infimes jusqu’aux corps les plus grands, depuis le grain de sable jusqu’au soleil, depuis le protiste [cellule vivante primitive – N. de la Réd.] jusqu’à l’homme, est engagée dans un processus éternel d’apparition et de disparition, dans un flux incessant, dans un mouvement et dans un changement perpétuels. » (K. Marx etFr. Engels : Œuvres complètes, Anti-Dühring, Dialectique de la Nature, éd. Allemande, Moscou, 1935, p. 491.)

C’est pourquoi, dit Engels, la dialectique « envisage les choses et leur reflet mental principalement dans leurs relations réciproques, dans leur enchaînement, dans leur mouvement, dans leur apparition et disparition ». (Ibidem, p. 25.)

c) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement non comme un simple processus de croissance où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont, non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur.

« La nature, dit Engels, est la pierre de touche de la dialectique et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni pour cette épreuve des matériaux qui sont extrêmement riches et qui augmentent tous les jours ; elles ont ainsi prouvé que la nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non métaphysiquement, qu’elle ne se meut pas dans un cercle éternellement identique qui se répéterait perpétuellement, mais qu’elle connaît une histoire réelle.

À ce propos, il convient de nommer avant tout Darwin, qui a infligé un rude coup à la conception métaphysique de la nature, en démontrant que le monde organique tout entier, tel qu’il existe aujourd’hui, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus de développement qui dure depuis des millions d’années. » (Ibidem, p. 25.)

Engels indique que dans le développement dialectique, les changements quantitatifs se convertissent en changements qualitatifs :

« En physique… tout changement est un passage de la quantité à la qualité, l’effet du changement quantitatif de la quantité de mouvement – de forme quelconque – inhérente au corps ou communiquée au corps.

Ainsi la température de l’eau est d’abord indifférente à son état liquide ; mais si l’on augmente ou diminue la température de l’eau, il arrive un moment où son état de cohésion se modifie et l’eau se transforme dans un cas en vapeur et dans un autre en glace… c’est ainsi qu’un courant d’une certaine force est nécessaire pour qu’un fil de platine devienne lumineux ; c’est ainsi que tout métal a sa température de fusion ; c’est ainsi que tout liquide, sous une pression donnée, a son point déterminé de congélation et d’ébullition, dans la mesure où nos moyens nous permettent d’obtenir les températures nécessaires ; enfin c’est ainsi qu’il y a pour chaque gaz un point critique auquel on peut le transformer en liquide, dans des conditions déterminées de pression et de refroidissement… Les constantes, comme on dit en physique [point de passage d’un état à un autre. – N. de la Réd.], ne sont le plus souvent rien d’autre que les points nodaux où l’addition ou la soustraction quantitatives de mouvement [changement] provoque un changement qualitatif dans un corps, où, par conséquent, la quantité se transforme en qualité. » (Ibidem, pp. 502-503.)

Et à propos de la chimie :

« On peut dire que la chimie est la science des changements qualitatifs des corps dus à des changements quantitatifs. Hegel lui-même le savait déjà… prenons l’oxygène : si l’on réunit dans une molécule trois atomes au lieu de deux comme à l’ordinaire, on obtient un corps nouveau, l’ozone, qui se distingue nettement de l’oxygène ordinaire par son odeur et par ses réactions. Et que dire des différentes combinaisons de l’oxygène avec l’azote ou avec le soufre, dont chacune fournit un corps qualitativement différent de tous les autres ! » (Ibidem, p. 503.)

Enfin, Engels critique Dühring qui invective Hegel tout en lui empruntant en sous main sa célèbre thèse d’après laquelle le passage du règne du monde insensible à celui de la sensation, du règne du monde inorganique à celui de la vie organique, est un saut à un nouvel état :

« C’est tout à fait la ligne nodale hégélienne des rapports de mesure, où une addition ou une soustraction purement quantitative produit, en certains points nodaux, un saut qualitatif comme c’est le cas, par exemple, de l’eau chauffée ou refroidie, pour laquelle le point d’ébullition et le point de congélation sont les nœuds ou s’accomplit, à la pression normale, le saut à un nouvel état d’agrégation ; où par conséquent la quantité se transforme en qualité. » (Ibidem, pp. 49-50.)

d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une « lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.

« La dialectique, au sens propre du mot, est, dit Lénine, l’étude des contradictions dans l’essence même des choses. » (Lénine : cahiers de philosophie, p. 263, éd. russe.)

Et plus loin :

« Le développement est la “lutte” des contraires. » (Lénine, t. XIII, p. 301, éd. russe.)

Tels sont les traits fondamentaux de la méthode dialectique marxiste.

Il n’est pas difficile de comprendre quelle importance considérable prend l’extension des principes de la méthode dialectique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société, quelle importance considérable prend l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.

S’il est vrai qu’il n’y a pas dans le monde de phénomènes isolés, s’il est vrai que tous les phénomènes sont liés entre eux et se conditionnent réciproquement, il est clair que tout régime social et tout mouvement social dans l’histoire doivent être jugés, non du point de vue de la « justice éternelle » ou de quelque autre idée préconçue, comme le font souvent les historiens, mais du point de vue des conditions qui ont engendré ce régime et ce mouvement social et avec lesquelles il sont liés.

Le régime de l’esclavage dans les conditions actuelles serait un non-sens, une absurdité contre nature.

Mais le régime de l’esclavage dans les conditions du régime de la communauté primitive en décomposition est un phénomène parfaitement compréhensible et logique, car il signifie un pas en avant par comparaison avec le régime de la communauté primitive.

Revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions du tsarisme et de la société bourgeoise, par exemple dans la Russie de 1905, était parfaitement compréhensible, juste et révolutionnaire, car la république bourgeoise signifiait alors un pas en avant.

Mais revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions actuelles de l’U.R.S.S. serait un non-sens, serait contre-révolutionnaire, car la république bourgeoise par comparaison avec la république soviétique est un pas en arrière.

Tout dépend des conditions, du lieu et du temps.

Il est évident que sans cette conception historique des phénomènes sociaux, l’existence et le développement de la science historique sont impossibles ; seule une telle conception empêche la science historique de devenir un chaos de contingences et un amas d’erreurs absurdes.

Poursuivons. S’il est vrai que le monde se meut et se développe perpétuellement, s’il est vrai que la disparition de l’ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement, il est clair qu’il n’est plus de régimes sociaux « immuables », de « principes éternels » de propriété privée et d’exploitation ; qu’il n’est plus « d’idées éternelles » de soumission des paysans aux propriétaires fonciers, des ouvriers aux capitalistes.

Par conséquent, le régime capitaliste peut être remplacé par un régime socialiste, de même que le régime capitaliste a remplacé en son temps le régime féodal.

Par conséquent, il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles ne représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante.

En 1880-1890, à l’époque de la lutte des marxistes contre les populistes, le prolétariat de Russie était une infime minorité par rapport à la masse des paysans individuels qui formaient l’immense majorité de la population.

Mais le prolétariat se développait en tant que classe, tandis que la paysannerie en tant que classe se désagrégeait.

Et c’est justement parce que le prolétariat se développait comme classe, que les marxistes ont fondé leur action sur lui. En quoi ils ne se sont pas trompés, puisqu’on sait que le prolétariat, qui n’était qu’une force peu importante, est devenu par la suite une force historique et politique de premier ordre.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut regarder en avant et non pas en arrière.

Poursuivons. S’il est vrai que le passage des changements quantitatifs lents à des changements qualitatifs brusques et rapides est une loi du développement, il est clair que les révolutions accomplies par les classes opprimées constituent un phénomène absolument naturel, inévitable.

Par conséquent, le passage du capitalisme au socialisme et l’affranchissement de la classe ouvrière du joug capitaliste peuvent être réalisés, non par des changements lents, non par des réformes, mais uniquement par un changement qualitatif du régime capitaliste, par la révolution.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire et non un réformiste.

Poursuivons. S’il est vrai que le développement se fait par l’apparition des contradictions internes, par le conflit des forces contraires sur la base de ces contradictions, conflit destiné à les surmonter, il est clair que la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, inévitable.

Par conséquent, il ne faut pas dissimuler les contradictions du régime capitaliste, mais les faire apparaître et les étaler, ne pas étouffer la lutte de classes, mais la mener jusqu’au bout.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut suivre une politique prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d’harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non une politique conciliatrice « d’intégration » du capitalisme dans le socialisme.

Voilà ce qui en est de la méthode dialectique marxiste appliquée à la vie sociale, à l’histoire de la société.

À son tour, le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique.

2° Le matérialisme philosophique marxiste est caractérisé par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de l’ « idée absolue », de l’ « esprit universel », de la « conscience », le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproques des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun « esprit universel ».

« La conception matérialiste du monde, dit Engels, signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition étrangère. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, éd. Allemande, Moscou, p. 60.)

À propos de la conception matérialiste du philosophe de l’antiquité Héraclite, pour qui « le monde est un, n’a été crée par aucun dieu ni par aucun homme ; a été et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrasse et s’éteint suivant des lois déterminées », Lénine écrit :

« Excellent exposé des principes du matérialisme dialectique. » (Lénine : cahiers de philosophie, p. 318, éd. russe.)

b) Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature n’existent que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau, l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une grossière erreur.

« La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature », dit Engels, est la « question suprême de toute philosophie… Selon la réponse qu’ils faisaient à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps importants. Ceux qui affirmaient l’antériorité de l’esprit par rapport à la nature… formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, ceux qui considéraient la nature comme antérieure, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, pp. 22 et 23.)

Et plus loin :

« Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantales qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel : le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière. » (Ibidem, p. 26.)

À propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit :

« On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent. » (Fr. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction.)

Dans sa définition du matérialisme philosophique marxiste, Lénine s’exprime en ces termes :

« Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience… La conscience… n’est que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). » (Lénine, t. XIII, pp. 266-267, éd. russe.)

Et plus loin :

« La matière est ce qui, en agissant sur nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations… La matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. » (Ibidem, pp. 119-120.)

« Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la “matière pense”. » (Ibidem, p. 288.)

« Le cerveau est l’organe de la pensée. » (Ibidem, p. 125.)

c) Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de « choses en soi » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiées par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique.

Engels critique la thèse de Kant et des autres idéalistes, suivant laquelle le monde et les « choses en soi » sont inconnaissables, et il défend la thèse matérialiste bien connue, suivant laquelle nos connaissances sont valables. Il écrit à ce sujet :

« La réfutation la plus décisive de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérience et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le faisant surgir de son propre milieu, et qui plus est, en le faisant servir à nos buts, c’en est fini de l’insaisissable « chose en soi » de Kant.

Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent ces « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous n’extrayons plus des racines de la garance cultivée dans les champs, mais que nous tirons à meilleur marché et bien plus simplement du goudron de houille.

Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, — c’était malgré tout une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans l’espace céleste, et lorsque Galle la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 24.)

Lénine accuse de fidéisme Bogdanov, Bazarov, Iouchkévitch et les autres partisans de Mach ; il défend la thèse matérialiste bien connue d’après laquelle nos connaissances scientifiques sur les lois de la nature sont valables, et les lois scientifiques sont des vérités objectives ; il dit à ce sujet :

 « Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n’en répudie que les « prétentions excessives », à savoir la prétention de découvrir la vérité objective. S’il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant le monde extérieur dans l’ »expérience » humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. » (Matérialisme et empiriocriticisme, t. XIII, p. 102.)

Tels sont en bref les traits distinctifs du matérialisme philosophique marxiste

On conçoit aisément l’importance considérable que prend l’extension des principes du matérialisme philosophique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société ; on comprend l’importance considérable de l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat

S’il est vrai que la liaison des phénomènes de la nature et leur conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de la nature, il s’ensuit que la liaison et le conditionnement réciproque des phénomènes de la vie sociale, eux aussi, sont non pas des contingences, mais des lois nécessaires du développement social

Par conséquent, la vie sociale, l’histoire de la société cesse d’être une accumulation de « contingences », car l’histoire de la société devient un développement nécessaire de la société et l’étude de l’histoire sociale devient une science

Par conséquent, l’activité pratique du parti du prolétariat doit être fondée, non pas sur les désirs louables des « individualités d’élite », sur les exigences de la « raison », de la « morale universelle », etc., mais sur les lois du développement social, sur l’étude de ces lois

Poursuivons. S’il est vrai que le monde est connaissable et que notre connaissance des lois du développement de la nature est une connaissance valable, qui a la signification d’une vérité objective, il s’ensuit que la vie sociale, que le développement social est également connaissable et que les données de la science sur les lois du développement social, sont des données valables ayant la signification de vérités objectives

Par conséquent, la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications pratiques

Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas s’inspirer de quelque motif fortuit que ce soit, mais des lois du développement social et des conclusions pratiques qui découlent de ces lois

Par conséquent, le socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science

Par conséquent, la liaison entre la science et l’activité pratique, entre la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir l’étoile conductrice du parti du prolétariat

Poursuivons. S’il est vrai que la nature, l’être, le monde matériel est la donnée première, tandis que la conscience, la pensée est la donnée seconde, dérivée ; s’il est vrai que le monde matériel est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que la conscience est un reflet de cette réalité objective, il suit de là que la vie matérielle de la société, son être, est également la donnée première, tandis que sa vie spirituelle est une donnée seconde, dérivée ; que la vie matérielle de la société est une réalité objective existant indépendamment de la volonté de l’homme, tandis que la vie spirituelle de la société est un reflet de cette réalité objective, un reflet de l’être

Par conséquent, il faut chercher la source de la vie spirituelle de la société, l’origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société, dans l’être social dont ces idées, théories, opinions, etc., sont le reflet

Par conséquent, si aux différentes périodes de l’histoire de la société on observe différentes idées et théories sociales, différentes opinions et institutions politiques, si nous rencontrons sous le régime de l’esclavage telles idées et théories sociales, telles opinions et institutions politiques, tandis que sous le féodalisme nous en rencontrons d’autres, et sous le capitalisme, d’autres encore, cela s’explique non par la « nature », ni par les « propriétés » des idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais par les conditions diverses de la vie matérielle de la société aux différentes périodes du développement social

L’être de la société, les conditions de la vie matérielle de la société, voilà ce qui détermine ses idées, ses théories, ses opinions politiques, ses institutions politiques.

À ce propos, Marx a écrit :

« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » (Contribution à la critique de l’économie politique, préface.)

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, pour ne pas s’abandonner à des rêves creux, le parti du prolétariat doit fonder son action non pas sur les abstraits « principes de la raison humaine », mais sur les conditions concrètes de la vie matérielle de la société, force décisive du développement social ; non pas sur les désirs louables des « grands hommes », mais sur les besoins réels du développement de la vie matérielle de la société.

La déchéance des utopistes, y compris les populistes, les anarchistes, les socialistes-révolutionnaires, s’explique entre autres par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle primordial des conditions de la vie matérielle de la société dans le développement de la société ; tombés dans l’idéalisme, ils fondaient leur activité pratique, non pas sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, mais indépendamment et en dépit de ces besoins, sur des « plans idéaux » et « projets universels » détachés de la vie réelle de la société.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie dans son activité pratique, précisément sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, sans se détacher jamais de la vie réelle de la société.

De ce qu’a dit Marx, il ne suit pas, cependant, que les idées et les théories sociales, les opinions et les institutions politiques n’aient pas d’importance dans la vie sociale ; qu’elles n’exercent pas une action en retour sur l’existence sociale, sur le développement des conditions matérielles de la vie sociale.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’origine des idées et des théories sociales, des opinions et des institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle.

Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne an contraire leur rôle et leur importance considérables dans la vie sociale, dans l’histoire de la société.

Les idées et les théories sociales diffèrent. Il est de vieilles idées et théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces dépérissantes de la société. Leur importance, c’est qu’elles freinent le développement de la société, son progrès.

Il est des idées et des théories nouvelles, d’avant-garde, qui servent les intérêts des forces d’avant-garde de la société.

Leur importance, c’est qu’elles facilitent le développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles acquièrent d’autant plus d’importance qu’elles reflètent plus fidèlement les besoins du développement de la vie matérielle de la société.

Les nouvelles idées et théorie sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant celle-ci des tâches nouvelles.

Mais une fois surgies, elles deviennent une force de la plus haute importance qui facilite l’accomplissement des nouvelles tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ; elles facilitent le progrès de la société.

C’est alors qu’apparaît précisément toute l’importance du rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et institutions politiques nouvelles.

À vrai dire, si de nouvelles idées et théories sociales surgissent, c’est précisément parce qu’elles sont nécessaires à la société, parce que sans leur action, organisatrice, mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que comporte le développement de la vie matérielle de la société est impossible.

Suscitées par les nouvelles tâches que pose le développement de la vie matérielle de la société, les idées et théories sociales nouvelles se frayent un chemin, deviennent le patrimoine des masses populaires qu’elles mobilisent et qu’elles organisent contre les forces dépérissantes de la société, facilitant par là le renversement de ces forces qui freinent le développement de la vie matérielle de la société.

C’est ainsi que, suscitées par les tâches pressantes du développement de la vie matérielle de la société, du développement de l’existence sociale, les idées et les théories sociales, les institutions politiques agissent elles-mêmes, par la suite, sur l’existence sociale, sur la vie matérielle de la société, en créant les conditions nécessaires pour faire aboutir la solution des problèmes pressants de la vie matérielle de la société, et rendre possible son développement ultérieur

Marx a dit à ce propos :

« La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. » (Critique de la philosophie du droit de Hegel.)

Par conséquent, pour avoir la possibilité d’agir sur les conditions de la vie matérielle de la société et pour hâter leur développement, leur amélioration, le parti du prolétariat doit s’appuyer sur une théorie sociale, sur une idée sociale qui traduise exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, et soit capable, par suite, de mettre en mouvement les grandes masses populaires, capable de les mobiliser et de les organiser dans la grande armée du parti du prolétariat, prête à briser les forces réactionnaires et à frayer la voie aux forces avancées de la société.

La déchéance des « économistes » et des menchéviks s’explique, entre autres, par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle mobilisateur, organisateur et transformateur de la théorie d’avant-garde, de l’idée d’avant-garde ; tombés dans le matérialisme vulgaire, ils réduisaient ce rôle presque à zéro ; c’est pourquoi ils condamnaient le parti à rester passif, à végéter.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie sur une théorie d’avant-garde qui reflète exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, c’est qu’il place la théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir d’utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice.

C’est ainsi que le matérialisme historique résout le problème des rapports entre l’être social et la conscience sociale, entre les conditions du développement de la vie matérielle et le développement de la vie spirituelle de la société.

3° Le matérialisme historique. Une question reste à élucider : que faut-il entendre, du point de vue du matérialisme historique, par ces « conditions de la vie matérielle de la société », qui déterminent, en dernière analyse, la physionomie la société, ses idées, ses opinions, ses institutions politiques, etc. ?

Qu’est-ce que ces « conditions de la vie matérielle de la société » ?

Quels en sont les traits distinctifs ?

Il est certain que la notion de « conditions de la vie matérielle de la société » comprend avant tout la nature qui environne la société, le milieu géographique qui est une des conditions nécessaires et permanentes de la vie matérielle de la société et qui, évidemment, influe sur le développement de la société.

Quel est le rôle du milieu géographique dans le développement social ? Le milieu géographique ne serait-il pas la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social des hommes, le passage d’un régime à un autre ?

À cette question, le matérialisme historique répond par la négative.

Le milieu géographique est incontestablement une des conditions permanentes et nécessaires du développement de la société, et il est évident qu’il influe sur ce développement : il accélère ou il ralentit le cours du développement social. Mais cette influence n’est pas déterminante, car les changements et le développement de la société s’effectuent incomparablement plus vile que les changements et le développement du milieu géographique.

En trois mille ans, l’Europe a vu se succéder trois régimes sociaux différents : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal ; et à l’est de l’Europe, sur le territoire de l’U.R.S.S., il y en a même eu quatre. Or, dans la même période, les conditions géographiques de l’Europe, ou bien n’ont pas changé du tout, ou bien ont changé si peu que les géographes s’abstiennent même d’en parler.

Et cela se conçoit. Pour que des changements tant soit peu importants du milieu géographique se produisent, il faut des millions d’années, tandis qu’il suffit de quelques centaines d’années ou de quelque deux mille ans pour que des changements même très importants interviennent dans le régime social des hommes.

Il suit de là que le milieu géographique ne peut être la cause principale, la cause déterminante du développement social, car ce qui demeure presque inchangé pendant des dizaines de milliers d’années, ne peut être la cause principale du développement de ce qui est sujet à des changements radicaux en l’espace de quelques centaines d’années.

Il est certain, ensuite, que la croissance et la densité de la population, elles aussi, sont comprises dans la notion de « conditions de la vie matérielle de la société », car les hommes sont un élément indispensable des conditions de la vie matérielle de la société, et sans un minimum d’hommes il ne saurait y avoir aucune vie matérielle de la société. La croissance de la population ne serait-elle pas la force principale qui détermine le caractère du régime social des hommes ?

À cette question, le matérialisme historique répond aussi par la négative.

Certes, la croissance de la population exerce une influence sur le développement social, qu’elle facilite ou ralentit ; mais elle ne peut être la force principale du développement social, et l’influence qu’elle exerce sur lui ne peut être déterminante, car la croissance de la population, par elle-même, ne nous donne pas la clé de ce problème : pourquoi à tel régime social succède précisément tel régime social nouveau, et non un autre ? pourquoi à la commune primitive succède précisément l’esclavage ? à l’esclavage, le régime féodal ? au régime féodal, le régime bourgeois, et non quelque autre régime ?

Si la croissance de la population était la force déterminante du développement social, une plus grande densité de la population devrait nécessairement engendrer un type de régime social supérieur.

Mais en réalité, il n’en est rien. La densité de la population en Chine est quatre fois plus élevée qu’aux États-Unis ; cependant les États-Unis sont à un niveau plus élevé que la Chine au point de vue du développement social : en Chine domine toujours un régime semi-féodal, alors que les États-Unis ont depuis longtemps atteint le stade supérieur du développement capitaliste.

La densité de la population en Belgique est dix-neuf fois plus élevée qu’aux États-Unis et vingt-six fois plus élevée qu’en U.R.S.S. ; cependant les États-Unis sont à un niveau plus élevé que la Belgique au point de vue du développement social ; et par rapport à l’U.R.S.S., la Belgique retarde de toute une époque historique : en Belgique domine le régime capitaliste, alors que l’U.R.S.S. en a déjà fini avec le capitalisme : elle a institué chez elle le régime socialiste.

Il suit de là que la croissance de la population n’est pas et ne peut pas être la force principale du développement de la société, la force qui détermine le caractère du régime social, la physionomie de la société.

a) Mais alors, quelle est donc, dans le système des conditions de la vie matérielle de la société, la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social, le développement de la société d’un régime à un autre ?

Le matérialisme historique considère que cette force est le mode d’obtention des moyens d’existence nécessaires à la vie des hommes, le mode de production des biens matériels : nourriture, vêtements, chaussures, logement, combustible, instruments de production. etc. nécessaires pour que la société puisse vivre et se développer.

Pour vivre il faut avoir de la nourriture, des vêtements, des chaussures, un logement, du combustible, etc. ; pour avoir ces biens matériels il faut les produire, et pour les produire, il faut avoir les instruments de production à l’aide desquels les hommes produisent la nourriture, les vêtements, les chaussures, le logement, le combustible, etc. ; il faut savoir produire ces instruments, il faut savoir s’en servir.

Les instruments de production à l’aide desquels les biens matériels sont produits, les hommes gui manient ces instruments de production et produisent les biens matériels grâce à une certaine expérience de la production et à des habitudes de travail, voilà les éléments qui, pris tous ensemble, constituent les forces productives de la société.

Mais les forces productives ne sont qu’un aspect de la production, un aspect du mode de production, celui qui exprime le comportement des hommes à l’égard des objets et des forces de la nature dont ils se servent pour produire des biens matériels.

L’autre aspect de la production, l’autre aspect du mode de production, ce sont les rapports des hommes entre eux dans le processus de la production, les rapports de production entre les hommes.

Dans leur lutte avec la nature qu’ils exploitent pour produire les biens matériels, les hommes ne sont pas isolés les uns des autres, ne sont pas des individus détaches les uns des autres ; ils produisent en commun, par groupes, par associations.

C’est pourquoi la production est toujours, et quelles que soient les conditions, une production sociale.

Dans la production des biens matériels, les hommes établissent entre eux tels ou tels rapports à l’intérieur de la production, ils établissent tels ou tels rapports de production.

Ces derniers peuvent être des rapports de collaboration et d’entraide parmi des hommes libres de toute exploitation ; ils peuvent être des rapports de domination et de soumission ; ils peuvent être enfin des rapports de transition d’une forme de rapports de production à une autre.

Mais quel que soit le caractère que revêtent les rapports de production, ceux-ci sont toujours, sous tous les régimes, un élément indispensable de la production, à l’égal des forces productives de la société.

« Dans la production, dit Marx, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités. Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, que se fait la production. » (Travail salarié et capital.)

Il suit de là que la production, le mode de production englobe tout aussi bien les forces productives de la société que les rapports de production entre les hommes, et est ainsi l’incarnation de leur unité dans le processus de production des biens matériels.

b) La première particularité de la production, c’est que jamais elle ne s’arrête à un point donné pour une longue période ; elle est toujours en voie de changement et de développement ; de plus, le changement du mode de production provoque inévitablement le changement du régime social tout entier, des idées sociales, des opinions et institutions politiques ; le changement du mode de production provoque la refonte de tout le système social et politique.

Aux différents degrés du développement, les hommes se servent de différents moyens de production ou plus simplement, les hommes mènent un genre de vie différent.

Dans la commune primitive il existe un mode de production ; sous l’esclavage, il en existe un autre ; sous le féodalisme, un troisième, et ainsi de suite. Le régime social des hommes, leur vie spirituelle, leurs opinions, leurs institutions politiques diffèrent selon ces modes de production.

Au mode de production de la société correspondent, pour l’essentiel, la société elle-même, ses idées et ses théories, ses opinions et institutions politiques.

Ou plus simplement : tel genre de vie, tel genre de pensée.

Cela veut dire que l’histoire du développement de la société est, avant tout, l’histoire du développement de la production, l’histoire des modes de production qui se succèdent à travers les siècles, l’histoire du développement des forces productives et des rapports de production entre les hommes.

Par conséquent, l’histoire du développement social est en même temps l’histoire des producteurs des biens matériels, l’histoire des masses laborieuses qui sont les forces fondamentales du processus de production et produisent les biens matériels nécessaires à l’existence de la société.

Par conséquent, la science historique, si elle veut être une science véritable, ne peut plus réduire l’histoire du développement social aux actes des rois et des chefs d’armées, aux actes des « conquérants » et des « asservisseurs » d’États ; la science historique doit avant tout s’occuper de l’histoire des producteurs des biens matériels, de l’histoire des masses laborieuses, de l’histoire des peuples.

Par conséquent, la clé qui permet de découvrir les lois de l’histoire de la société, doit être cherchée non dans le cerveau des hommes, non dans les opinions et les idées de la société, mais dans le mode de production pratiqué par la société à chaque période donnée de l’histoire, dans l’économique de la société.

Par conséquent, la tâche primordiale de la science historique est l’étude et la découverte des lois de la production, des lois du développement des forces productives et des rapports de production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, le parti du prolétariat, s’il veut être un parti véritable, doit avant tout acquérir la science des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, le parti du prolétariat, dans l’établissement de son programme aussi bien que dans son activité pratique, doit avant tout s’inspirer des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

c) La deuxième particularité de la production, c’est que ses changements et son développement commencent toujours par le changement et le développement des forces productives et, avant tout, des instruments de production.

Les forces productives sont, par conséquent, l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. D’abord se modifient et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en fonction et en conformité de ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques.

Cela ne signifie pas cependant que les rapports de production n’influent pas sur le développement des forces productives et que ces dernières ne dépendent pas des premiers.

Les rapports de production dont le développement dépend de celui des forces productives, agissent à leur tour sur le développement des forces productives, qu’ils accélèrent ou ralentissent.

De plus, il importe de noter que les rapports de production ne sauraient trop longtemps retarder sur la croissance des forces productives et se trouver en contradiction avec cette croissance, car les forces productives ne peuvent se développer pleinement que si les rapports de production correspondent au caractère, à l’état des forces productives et donnent libre cours au développement de ces dernières.

C’est pourquoi, quel que soit le retard des rapports de production sur le développement des forces productives, ils doivent, tôt ou tard, finir par correspondre — et c’est ce qu’ils font effectivement — au niveau du développement des forces productives, au caractère de ces forces productives.

Dans le cas contraire, l’unité des forces productives et des rapports de production dans le système de la production serait compromise à fond, il y aurait une rupture dans l’ensemble de la production, une crise de la production, la destruction des forces productives.

Les crises économiques dans les pays capitalistes, — où la propriété privée capitaliste des moyens de production est en contradiction flagrante avec le caractère social du processus de production, avec le caractère des forces productives, — sont un exemple du désaccord entre les rapports de production et le caractère des forces productives, un exemple du conflit qui les met aux prises.

Les crises économiques qui mènent à la destruction des forces productives sont le résultat de ce désaccord ; de plus, ce désaccord lui-même est la base économique de la révolution sociale appelée à détruire les rapports de production actuels et à créer de nouveaux rapports conformes au caractère des forces productives.

Au contraire, l’économie socialiste en U.R.S.S., où la propriété sociale des moyens de production est en parfait accord avec le caractère social du processus de production, et où, par suite, il n’y a ni crises économiques, ni destruction des forces productives, est un exemple de l’accord parfait entre les rapports de production et le caractère des forces productives.

Par conséquent, les forces productives ne sont pas seulement l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. Elles sont aussi l’élément déterminant du développement de la production. Telles sont les forces productives, tels doivent être les rapports de production.

Si l’état des forces productives indique par quels instruments de production les hommes produisent les biens matériels qui leur sont nécessaires, l’état des rapports de production, lui, montre en la possession de qui se trouvent les moyens de production (la terre, les forêts, les eaux, le sous-sol, les matières premières, les instruments de production, les bâtiments d’exploitation, les moyens de transport et de communication, etc.) ; à la disposition de qui se trouvent les moyens de production, à la disposition de la société entière, ou à la disposition d’individus, de groupes ou de classes qui s’en servent pour exploiter d’autres individus, groupes ou classes.

Voici le tableau schématique du développement des forces productives depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours : transition des grossiers outils de pierre à l’arc et aux flèches et, par suite, passage de la chasse à la domestication des animaux et à l’élevage primitif ; transition des outils de pierre aux outils de métal (hache de fer, araire muni d’un soc en fer, etc.) et, par suite, passage à la culture des plantes, à l’agriculture ; nouveau perfectionnement des outils de métal pour le travail des matériaux, apparition de la forge à soufflet et de la poterie et, par suite, développement des métiers, séparation des métiers et de l’agriculture, développement des métiers indépendants et puis de la manufacture ; transition des instruments de production artisanale à la machine et transformation de la production artisanale-manufacturière en industrie mécanisée ; transition, au système des machines et apparition de la grande industrie mécanisée moderne : tel est le tableau d’ensemble, très incomplet, du développement des forces productives de la société tout au long de l’histoire de l’humanité.

Et il va de soi que le développement et le perfectionnement des instruments de production ont été accomplis par les hommes, qui ont un rapport à la production, et non pas indépendamment des hommes.

Par conséquent, en même temps que les instruments de production, changent et se développent, les hommes, — élément essentiel des forces productives, — changent et se développent également ; leur expérience de production, leurs habitudes de travail, leur aptitude à manier les instruments de production ont changé et se sont développées.

C’est en accord avec ces changements et avec ce développement des formes productives de la société au cours de l’histoire qu’ont changé et se sont développés les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques.

L’histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste.

Sous le régime de la commune primitive, la propriété collective des moyens de production forme le base des rapports de production.

Ce qui correspond, pour l’essentiel, au caractère des forces productives dans cette période. Les outils de pierre, ainsi que l’arc et les flèches apparus plus tard, ne permettaient pas aux hommes de lutter isolément contre les forces de la nature et les bêtes de proie.

Pour cueillir les fruits dans les forêts, pour pêcher le poisson, pour construire une habitation quelconque, les hommes étaient obligés de travailler en commun s’ils ne voulaient pas mourir de faim ou devenir la proie des bêtes féroces ou de tribus voisines.

Le travail en commun conduit à la propriété commune des moyens de production, de même que des produits.

Ici, on n’a pas encore la notion de la propriété privée des moyens de production, sauf la propriété individuelle de quelques instruments de production qui sont en même temps des armes de défense contre les bêtes de proie. Ici, il n’y a ni exploitation ni classes.

Sous le régime de l’esclavage, c’est la propriété du maître des esclaves sur les moyens de production ainsi que sur le travailleur, — l’esclave qu’il peut vendre, acheter, tuer comme du bétail, — qui forme la base des rapports de production.

De tels rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période.

À la place des outils de pierre, les hommes disposent maintenant d’instruments de métal ; à la place d’une économie réduite à une chasse primitive et misérable, qui ignore l’élevage et l’agriculture, on voit apparaître l’élevage, l’agriculture, les métiers, la division du travail entre ces différentes branches de la production ; on voit apparaître la possibilité d’échanger les produits entre individus et groupes, la possibilité d’une accumulation de richesse entre les mains d’un petit nombre, l’accumulation réelle des moyens de production entre les mains d’une minorité, la possibilité que la majorité soit soumise à la minorité et la transformation des membres de la majorité en esclaves.

Ici, il n’y a plus de travail commun et libre de tous les membres de la société dans le processus de la production ; ici, domine le travail forcé des esclaves exploités par des maîtres oisifs.

C’est pourquoi il n’y a pas non plus de propriété commune des moyens de production, ni des produits. Elle est remplacée par la propriété privée. Ici, le maître des esclaves est le premier et le principal propriétaire, le propriétaire absolu.

Des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des gens qui ont tous les droits et des gens qui n’en ont aucun, une âpre lutte de classes entre les uns et les autres : tel est le tableau du régime de l’esclavage.

Sous le régime féodal, c’est la propriété du seigneur féodal sur les moyens de production et sa propriété limitée sur le travailleur, — le serf que le féodal ne peut plus tuer, mais qu’il peut vendre et acheter, — qui forment la base des rapports de production.

La propriété féodale coexiste avec la propriété individuelle du paysan et de l’artisan sur les instruments de production et sur son économie privée, fondée sur le travail personnel.

Ces rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période.

Perfectionnement de la fonte et du traitement du fer, emploi généralisé de la charrue et du métier à tisser, développement continu de l’agriculture, du jardinage, de l’industrie vinicole, de la fabrication de l’huile : apparition des manufactures à côté des ateliers d’artisans, tels sont les traits caractéristiques de l’état des forces productives.

Les nouvelles forces productives exigent du travailleur qu’il fasse preuve d’une certaine initiative dans la production, de goût à l’ouvrage, d’intérêt au travail.

C’est pourquoi le seigneur féodal, renonçant à un esclave qui n’a pas d’intérêt au travail et est absolument dépourvu d’initiative, aime mieux avoir affaire à un serf qui possède sa propre exploitation, ses instruments de production et qui a quelque intérêt au travail, intérêt indispensable pour qu’il cultive la terre et paye sur sa récolte une redevance en nature au féodal.

Ici, la propriété privée continue à évoluer.

L’exploitation est presque aussi dure que sous l’esclavage ; elle est à peine adoucie. La lutte de classes entre les exploiteurs et les exploités est le trait essentiel du régime féodal.

Sous le régime capitaliste, c’est la propriété capitaliste des moyens de production qui forme la base des rapports de production : la propriété sur les producteurs, les ouvriers salariés, n’existe plus ; le capitaliste ne peut ni les tuer ni les vendre, car ils sont affranchis de toute dépendance personnelle ; mais ils sont privés des moyens de production et pour ne pas mourir de faim, ils sont obligés de vendre leur force de travail au capitaliste et de subir le joug de l’exploitation.

A côté de la propriété capitaliste des moyens de production existe, largement répandue dans les premiers temps, la propriété privée du paysan et de l’artisan affranchis du servage, sur les moyens de production, propriété basée sur le travail personnel.

Les ateliers d’artisans et les manufactures ont fait place à d’immenses fabriques et usines outillées de machines.

Les domaines des seigneurs qui étaient cultivés avec les instruments primitifs des paysans, ont fait place à de puissantes exploitations capitalistes gérées sur la base de la science agronomique et pourvues de machines agricoles.

Les nouvelles forces productives exigent des travailleurs qu’ils soient plus cultivés et plus intelligents que les serfs ignorants et abrutis ; qu’ils soient capables de comprendre la machine et sachent la manier convenablement.

Aussi les capitalistes préfèrent-ils avoir affaire à des ouvriers salariés affranchis des entraves du servage, suffisamment cultivés pour manier les machines convenablement.

Mais pour avoir développé les forces productives dans des proportions gigantesques, le capitalisme s’est empêtré dans des contradictions insolubles pour lui.

En produisant des quantités de plus en plus grandes de marchandises et en en diminuant les prix, le capitalisme aggrave la concurrence, ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés, les réduit à l’état de prolétaires et diminue leur pouvoir d’achat ; le résultat est que l’écoulement des marchandises fabriquées devient impossible.

En élargissant la production et en groupant dans d’immenses fabriques et usines des millions d’ouvriers, le capitalisme confère au processus de production un caractère social et mine par là même sa propre base ; car le caractère social du processus de production exige la propriété sociale des moyens de production ; or, la propriété des moyens de production demeure une propriété privée, capitaliste, incompatible avec le caractère social du processus de production.

Ce sont ces contradictions irréconciliables entre le caractère des forces productives et les rapports de production qui se manifestent dans les crises périodiques de surproduction ; les capitalistes, faute de disposer d’acheteurs solvables à cause de la ruine des masses dont ils sont responsables eux-mêmes, sont obligés de brûler des denrées, d’anéantir des marchandises toutes prêles, d’arrêter la production, de détruire les forces productives, et cela alors que des millions d’hommes souffrent du chômage et de la faim, non parce qu’on manque de marchandises, mais parce qu’on en a trop produit.

Cela signifie que les rapports de production capitalistes ne correspondent plus à l’état des forces productives de la société et sont entrés en contradiction insoluble avec elles.

Cela signifie que le capitalisme est gros d’une révolution, appelée à remplacer l’actuelle propriété capitaliste des moyens de production par la propriété socialiste.

Cela signifie qu’une lutte de classes des plus aiguës entre exploiteurs et exploités est le trait essentiel du régime capitaliste.

Sous le régime socialiste qui, pour le moment, n’est réalisé qu’en U.R.S.S., c’est la propriété sociale des moyens de production qui forme la base des rapports de production. Ici, il n’y a plus ni exploiteurs ni exploités.

Les produits sont répartis d’après le travail fourni et suivant le principe : « Qui ne travaille pas, ne mange pas. » Les rapports entre les hommes dans le processus de production sont des rapports de collaboration fraternelle et d’entraide socialiste des travailleurs affranchis de l’exploitation.

Les rapports de production sont parfaitement conformes à l’état des forces productives, car le caractère social du processus de production est étayé par la propriété sociale des moyens de production.

C’est ce qui fait que la production socialiste en U.R.S.S. ignore les crises périodiques de surproduction et toutes les absurdités qui s’y rattachent.

C’est ce qui fait qu’ici les forces productives se développent à un rythme accéléré, car les rapports de production qui leur sont conformes, donnent libre cours à ce développement.

Tel est le tableau du développement des rapports de production entre les hommes tout au long de l’histoire de l’humanité.

Telle est la dépendance du développement des rapports de production à l’égard du développement des forces productives de la société, et, avant tout, du développement des instruments de production, dépendance qui fait que les changements et le développement des forces productives aboutissent tôt ou tard à un changement et à un développement correspondants des rapports de production.

« L’emploi et la création des moyens de travail [Par « moyens de travail », Marx entend principalement les instruments de production. – N. de la Réd.], quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne-t-il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricant d’outils (a toolmaking animal).

Les débris des anciens moyens de travail ont pour l’étude des formes économiques des sociétés disparues, la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l’organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique, que la manière de fabriquer… Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. » (K. Marx : le Capital, t. 1, pp. 195-196.)

Et plus loin :

« Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain [le seigneur féodal. – N. de la Réd.] ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. » (K. Marx : Misère de la philosophie, Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon p. 99, Bureau d’Editions, Paris 1937.)

« Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées ; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. » (Ibidem, p 99.)

Définissant le matérialisme historique formulé dans le Manifeste du Parti communiste, Engels dit :

« La production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ; … par suite (depuis la dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de lottes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social ; cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie) sans libérer en même temps, et pour toujours, la société tout entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes… » (Fr. Engels : Préface à l’éd. allemande de 1883 au Manifeste du Parti communiste.)

d) La troisième particularité de la production, c’est que les nouvelles forces productives et les rapports de production qui leur correspondent n’apparaissent pas en dehors du régime ancien après sa disparition ; ils apparaissent au sein même du vieux régime ; ils ne sont pas l’effet d’une action consciente, préméditée des hommes. Ils surgissent spontanément, et indépendamment de la volonté des hommes, pour deux raisons  :

Tout d’abord, parce que les hommes ne sont pas libres dans le choix du mode de production ; chaque nouvelle génération, à son entrée dans la vie, trouve des forces productives et des rapports de production tout prêts, créés par le travail des générations précédentes ; aussi chaque génération nouvelle est-elle obligée d’accepter au début tout ce qu’elle trouve de prêt dans le domaine de la production et de s’y accommoder pour pouvoir produire des biens matériels.

En second lieu, parce qu’en perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n’ont pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfectionnements doivent aboutir ; ils ne le comprennent pas et n’y songent pas ; ils ne pensent qu’à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu’à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible.

Quand quelques membres de la commune primitive ont commencé peu à peu et comme à tâtons à passer des outils en pierre aux outils en fer, ils ignoraient évidemment les résultats sociaux auxquels cette innovation aboutirait ; ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que l’adoption des outils en métal signifiait une révolution dans la production, qu’elle aboutirait finalement au régime de l’esclavage.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement rendre leur travail plus facile et obtenir un avantage immédiat et palpable ; leur activité consciente se bornait au cadre étroit de cet avantage personnel, quotidien.

Quand sous le régime féodal, la jeune bourgeoisie d’Europe a commencé à construire, à côté des petits ateliers d’artisans, de grandes manufactures, faisant ainsi progresser les forces productives de la société, elle ignorait évidemment les conséquences sociales auxquelles cette innovation aboutirait, elle n’y pensait pas ; elle n’avait pas conscience, elle ne comprenait pas que cette « petite » innovation aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui devait se terminer par une révolution contre le pouvoir royal dont elle prisait si fort la bienveillance, aussi bien que contre la noblesse dans laquelle rêvaient souvent d’entrer les meilleurs représentants de cette bourgeoisie ; ce qu’elle voulait, c’était simplement diminuer le coût de la production des marchandises, jeter une plus grande quantité de marchandises sur les marchés de l’Asie et sur ceux de l’Amérique qui venait d’être découverte, et réaliser de plus grands profits ; son activité consciente se bornait au cadre étroit de ces intérêts pratiques, quotidiens.

Quand les capitalistes russes, de concert avec les capitalistes étrangers, ont implanté activement en Russie la grande industrie mécanisée moderne, sans toucher au tsarisme et en jetant les paysans en pâture aux grands propriétaires fonciers, ils ignoraient évidemment les conséquences sociales auxquelles aboutirait ce considérable accroissement des forces productives, ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que ce bond considérable des forces productives de la société aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui permettrait au prolétariat de s’associer la paysannerie et de faire triompher la révolution socialiste.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement élargir à l’extrême la production industrielle, se rendre maîtres d’un marché intérieur immense, monopoliser la production et drainer de l’économie nationale le plus de profit possible ; leur activité consciente n’allait pas au delà de leurs intérêts quotidiens purement pratiques.

Marx a dit à ce sujet :

« Dans la production sociale de leur existence [c’est-à-dire dans la production des biens matériels nécessaires à la vie des hommes. – N. de la Réd.], les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants [Souligné par la Réd.] de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. » (K. Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, préface.)

Cela ne signifie pas cependant que le changement des rapports de production et le passage des anciens rapports de production aux nouveaux s’effectuent uniment, sans conflits ni secousses.

Tout au contraire, ce passage s’opère habituellement par le renversement révolutionnaire des anciens rapports de production et par l’institution de rapports nouveaux.

Jusqu’à une certaine période, le développement des forces productives et les changements dans le domaine des rapports de production s’effectuent spontanément, indépendamment de la volonté des hommes.

Mais il n’en est ainsi que jusqu’à un certain moment, jusqu’au moment où les forces productives qui ont déjà surgi et se développent, seront suffisamment mûres.

Quand les forces productives nouvelles sont venues à maturité, les rapports de production existants et les classes dominantes qui les personnifient, se transforment en une barrière « insurmontable », qui ne peut être écartée de la route que par l’activité consciente de classes nouvelles, par l’action violente de ces classes, par la révolution.

C’est alors qu’apparaît d’une façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens.

Le conflit entre les forces productives nouvelles et les rapports de production anciens, les besoins économiques nouveaux de la société donnent naissance à de nouvelles idées sociales ; ces nouvelles idées organisent et mobilisent les masses, celles-ci s’unissent dans une nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et s’en servent pour supprimer par la force l’ancien ordre de choses dans le domaine des rapports de production, pour y instituer un régime nouveau.

Le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ; l’évolution, à la révolution.

« Le prolétariat, dit Marx, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe… il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit violemment l’ancien régime de production. » (K. Marx et Fr. Engels : Manifeste du Parti communiste.)

Et plus loin :

« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout te capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter aussi vite que possible la quantité des forces productives. » (Ibidem.)

« La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. » (Marx : le Capital, livre 1er, t. III, p. 213, Paris 1939.)

Dans la préface historique de son célèbre ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx donne une définition géniale de l’essence même du matérialisme historique :

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel, en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence ; c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

À un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.

De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves pour ces forces. Alors s’ouvre une époque de révolutions sociales.

Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formidable superstructure. Lorsqu’on étudie ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel, — constaté avec une précision propre aux sciences naturelles, — des conditions économiques de la production, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le combattent.

De même qu’on ne peut juger un individu sur l’idée qu’il a de lui même, on ne peut juger une semblable époque de bouleversements sur sa conscience : mais il faut expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives de la société et les rapports de production.

Une formation sociale ne meurt jamais avant que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre cours ; de nouveaux rapports de production, supérieurs aux anciens, n’apparaissent jamais avant que leurs conditions matérielles d’existence n’aient mûri au sein de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à mieux considérer les choses, il s’avérera toujours que le problème lui-même ne surgit que lorsque les conditions matérielles de sa solution existent déjà ou tout au moins sont en formation. »

Voilà ce qu’enseigne le matérialisme marxiste appliqué à la vie sociale, à l’histoire de la société

Tels sont les traits fondamentaux du matérialisme dialectique et historique.

On voit par là quel trésor théorique Lénine a sauvegardé pour le Parti contre les atteintes des révisionnistes et des éléments dégénérés, et quelle importance a eu la parution de l’ouvrage de Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, pour le développement de notre Parti.

3. Bolchéviks et menchéviks dans les années de la réaction stolypinienne. Lutte des bolchéviks contre les liquidateurs et les otzovistes.

Pendant les années de réaction, il fut beaucoup plus difficile de travailler dans les organisations du Parti que pendant la pério­de précédente de développement de la révolution.

Les effectifs du Parti avaient fortement diminué. De nombreux compagnons de route petits-bourgeois, des intellectuels surtout, abandonnaient les rangs du Parti par crainte des poursuites du gouvernement tsariste.

Lénine a indiqué qu’en de tels moments, les partis révolution­naires doivent parfaire leur éducation. Dans la période d’essor de la révolution, ils ont appris à attaquer ; dans la période de réac­tion, ils doivent apprendre à se replier en bon ordre, à passer à l’action clandestine, à conserver et fortifier le parti illégal, à utiliser les possibilités légales, toutes les organisations lé­gales, de masse surtout, pour raffermir leurs relations avec les masses.

Les menchéviks se repliaient dans la panique, ne croyant pas à la possibilité d’un nouvel essor de la révolution ; ils répudiaient honteusement les revendications révolutionnaires du programme et les mots d’ordre révolutionnaires du Parti ; ils entendaient liquider, supprimer le parti révolutionnaire illégal du prolé­tariat. C’est pourquoi on appela ce genre de menchéviks liquida­teurs.

À la différence des menchéviks, les bolchéviks avaient la cer­titude que dans les prochaines années se produirait un essor révo­lutionnaire et que le Parti se devait de préparer les masses en vue de ce nouvel essor.

Les tâches essentielles de la révolution n’avaient pas été accomplies.

La paysannerie n’avait pas reçu la terre sei­gneuriale ; les ouvriers n’avaient pas obtenu la journée de huit heures : l’autocratie tsariste exécrée du peuple n’avait pas été renversée ; elle avait étouffé le peu de libertés politiques que le peuple lui avait arrachées en 1905.

Ainsi demeuraient entières les causes qui avaient enfanté la révolution de 1905.

C’est pourquoi les bolchéviks avaient la certitude d’un nouvel essor du mouve­ment révolutionnaire ; ils s’y préparaient, ils rassemblaient les forces de la classe ouvrière.

Cette certitude d’un nouvel essor inévitable de la révolution, les bolchéviks la puisaient encore dans le fait que la révolution de 1905 avait appris à la classe ouvrière à conquérir ses droits par la lutte révolutionnaire de masse.

Dans les années de réaction, dans les années d’offensive du capital, les ouvriers ne pouvaient pas avoir oublié les enseignements de 1905. Lénine a cité des let­tres d’ouvriers dans lesquelles ceux-ci, parlant des nouvelles vexa­tions et brimades des fabricants, disaient : « Patience, il y aura un autre 1905 »

Le but politique essentiel des bolchéviks restait le même qu’en 1905 : renverser le tsarisme, achever la révolution démocratique bourgeoise, passer à la révolution socialiste.

Pas un instant les bolchéviks n’oubliaient ce but ; ils continuaient à formuler devant les masses les mots d’ordre révolutionnaires essentiels : république démocratique, confiscation de la terre des grands propriétaires fonciers, journée de huit heures.

Mais la tactique du Parti ne pouvait rester la même que dans la période d’essor de la révolution de 1905.

Par exemple, on ne pouvait, à bref délai, appeler les masses à la grève politique gé­nérale ou à l’insurrection armée, car on était en présence d’un déclin du mouvement révolutionnaire, d’une extrême lassitude de la classe ouvrière et d’un sérieux renforcement des classes réac­tionnaires.

Le Parti ne pouvait pas ne pas tenir compte de la nouvelle situation.

Il fallait remplacer la tactique d’offensive par la tactique de défensive, par la tactique de rassemblement des forces, la tactique de retrait des cadres dans l’illégalité et d’action clandestine du Parti, la tactique du travail illégal combiné avec le travail dans les organisations ouvrières légales.

De cette tâche, les bolchéviks surent s’acquitter.

« Nous avons su travailler durant de longues années avant la révolution. Ce n’est pas sens raison qu’on a dit de nous : fermes comme le roc. Les social-démocrates ont constitué un parti prolétarien qui ne se laissera pas décourager par l’échec d’un premier assaut militaire ; il ne perdra pas la tête, il ne se laissera pas aller aux aventures. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, pp. 572-573.)

Les bolchéviks luttaient pour le maintien et le renforcement des organisations illégales du Parti.

Mais en même temps ils jugeaient nécessaire d’utiliser toutes les possibilités légales, tout prétexte légal permettant d’entretenir et de conserver le contact avec les masses et de renforcer ainsi le Parti.

« Dans cette période, notre Parti opéra un tournant de la lutte révolutionnaire ouverte contre le tsarisme aux méthodes de lutte détournées, à l’utilisation des possibilités légales de tout ordre et de tout genre, depuis les caisses d’assurance jus­qu’à la tribune de la Douma.

Période de recul, après la dé­faite subie dans la révolution de 1905. Ce tournant nous astreignait à nous assimiler les méthodes de lutte nouvelles pour pouvoir, une fois que nous aurions rassemblé nos forces, engager de nouveau une lutte révolutionnaire déclarée contre le tsarisme. » (Staline : Compte rendu sténographique du XVe Congrès, pp. 366-367, 1935, éd. russe.)

Les organisations légales restées debout servirent en quelque sorte d’abris aux organisations illégales du Parti et d’organes de liaison avec les masses.

Pour conserver cette liaison, les bolche­viks utilisèrent les syndicats et les autres organisations sociales légales : caisses d’assurance-maladie, coopératives ouvrières, clubs et sociétés culturelles, maisons du peuple.

Ils utilisèrent la tribune de la Douma d’État pour dénoncer la politique du gouvernement tsariste, pour démasquer les cadets et faire passer les paysans aux côtés du prolétariat.

Le maintien de l’organisation illégale et la direction de toutes les autres formés du travail politique par le moyen de cette organisation, garantissaient au Parti l’application de sa ligne juste, la préparation des forces pour un nouvel essor révolutionnaire.

Les bolchéviks appliquaient leur ligne révolutionnaire en luttant sur deux fronts, contre les deux variétés d’opportunisme dans le Parti : contre les liquidateurs, adversaires déclarés du Parti, et contre ce qu’on appelait les otzovistes, ennemis masqués du Parti.

Lénine, les bolchéviks, avaient mené une lutte intransigeante contre le courant de liquidation dès l’apparition de cette tendance opportuniste.

Lénine indiquait que le groupe des liquidateurs était une agence de la bourgeoisie libérale dans le Parti.

En décembre 1908 se tint à Paris la cinquième conférence (nationale) du P.O.S.D.R. Sur la proposition de Lénine, cette con­férence condamna le courant de liquidation, c’est-à-dire les ten­tatives de certains intellectuels du Parti (les menchéviks) de « liquider l’organisation existante du P.O.S.D.R. pour la rempla­cer par un groupement informe dans le cadre de la légalité coûte que coûte, cette légalité dût-elle s’acheter au prix d’une renonciation manifeste au programme, à la tactique et aux traditions du Par­ti ». (Le P.C. de l’U.R.S.S. dans ses résolutions, 1èrepartie, p. 128, éd. russe.)

La conférence appela toutes les organisations du Parti à lut­ter résolument contre les tentatives de liquidation.

Mais les menchéviks ne se soumirent pas à la décision de la conférence ; ils glissaient de plus en plus dans la voie de la liqui­dation, de la trahison à l’égard de la révolution, du rapproche­ment avec les cadets.

Les menchéviks abandonnaient de plus en plus ouvertement le programme révolutionnaire du Parti prolé­tarien, les mots d’ordre de république démocratique, de journée de huit heures, de confiscation des terres des propriétaires fonciers.

En renonçant au programme et à la tactique du Parti, ils pen­saient obtenir du gouvernement tsariste qu’il autorisât l’existence d’un parti déclaré, légal, soi-disant « ouvrier ».

Les menchéviks étaient prêts à s’accommoder du régime stolypinien, à s’y adapter. C’est pourquoi les liquidateurs furent encore appelés « parti ou­vrier de Stolypine ».

En même temps qu’ils combattaient les adversaires déclarés de la révolution, les liquidateurs, — à la tête desquels se trouvaient Dan, Axelrod, Potressov, aidés de Martov, de Trotski et des autres menchéviks, — les bolchéviks menaient une lutte irréconciliable contre les liquidateurs camouflés, contre les otzovistes, qui mas­quaient leur opportunisme sous une phraséologie gauchiste.

On appelait otzovistes une partie des anciens bolchéviks qui exigeaient le rappel des députés ouvriers de la Douma d’État et, en général, la cessation de tout travail dans les organisations légales.

En 1908, une partie des bolchéviks avaient demandé le rappel des députés social-démocrates de la Douma d’État. D’où leur nom d’otzovistes [du mot otozvat, rappeler]. Les otzovistes formaient un groupe à part (Bogdanov, Lounatcharski, Alexinski, Pokrovski, Roubnov et autres), qui engagea la lutte contre Lénine et la ligne léniniste.

Ils refusaient catégoriquement de travailler dans les syndicats ouvriers et les autres associations légales, portant ainsi un grave préjudice à la cause ouvrière. Ils cherchaient à détacher Je Parti de la classe ouvrière, à le priver de son contact avec les masses sans-parti ; ils voulaient se replier dans l’organisation clandestine, mettant par là le Parti en péril, puisqu’ils lui ôtaient la possibilité d’utiliser toute couverture légale.

Les otzovistes ne comprenaient pas que dans la Douma d’État et par son inter­médiaire, les bolchéviks pouvaient influer sur la paysannerie, dé­noncer la politique du gouvernement tsariste, la politique des ca­dets, qui cherchaient par la ruse à entraîner derrière eux la pay­sannerie.

Les otzovistes gênaient le rassemblement des forces en vue d’un nouvel essor révolutionnaire. Ils étaient, par conséquent, des « liquidateurs à l’envers » ; ils s’efforçaient de liquider la pos­sibilité d’utiliser les organisations légales et renonçaient en fait à la direction des grandes masses sans-parti par le prolétariat, ils renonçaient au travail révolutionnaire.

Le conseil élargi de la rédaction du journal bolchévik Proletari, convoqué en 1909 pour discuter de la conduite des otzovistes, prononça leur condamnation.

Les bolchéviks déclarèrent n’avoir rien de commun avec eux, et ils les exclurent de l’organisation bolchévique. Liquidateurs et otzovistes n’étaient, en tout et pour tout, que les compagnons de route petits-bourgeois du prolétariat et de son parti.

Dans un moment difficile pour le prolétariat, liquida­teurs et otzovistes avaient montré en toute netteté leur véritable physionomie.

4. Lutte des bolchéviks contre le trotskisme. Le bloc d’Août contre le Parti.

Pendant que les Bolchéviks menaient une lutte irréconciliable sur deux fronts, — contre les liquidateurs et contre les otzovistes, — pour la ligne ferme et conséquente du Parti prolétarien, Trotski soutenait les menchéviks-liquidateurs.

C’est dans ces années là que Lénine l’appela « Petit-Judas Trotski ». Trotski avait organisé à Vienne (Autriche) un groupe littéraire et publiait un journal « hors-fractions », en réalité menchévik.

Voici ce que Lénine écrivit à l’époque sur son compte : « Trotski s’est conduit comme l’arriviste et le fractionniste le plus infâme…

Il bavarde sur le Parti, mais sa conduite est pire que celle de tous les autres fractionnistes. »

Plus tard, en 1912, Trotski fût l’organisateur du bloc d’Août, c’est-à-dire de tous les groupes et de toutes les tendances antibolchéviques, contre Lénine, contre le Parti bolchévik.

Dans ce bloc hostile au bolchévisme s’unirent les liquidateurs et les otzovistes, prouvant ainsi leur parenté. Sur toutes les questions essentielles, Trotski et les trotskistes avaient une attitude de liquidateurs.

Mais sa position de liquidateur, Trotski la dissimulait sous le masque du centrisme, c’est-à-dire sous le masque de la conciliation ; il prétendait se placer en marge des bolchéviks et des menchéviks et travailler soi-disant à leur réconciliation.

Lénine a dit à ce propos que Trotski était plus infâme et plus nuisible que les liquidateurs déclarés, parce qu’il trompait les ouvriers en se disant « en marge des fractions », alors qu’en réalité il soutenait entièrement et sans réserve les menchéviks-liquidateurs.

Le trotskisme était le groupe principal qui voulait implanter le centrisme :

« Le centrisme, écrit le camarade Staline, est une notion politique. Son idéologie est celle de l’adaptation, de la soumission des intérêts du prolétariat aux intérêts de la petite bourgeoisie au sein d’un seul parti commun. Cette idéologie est étrangère et contraire au léninisme. » (Staline : Les Questions du léninisme, p. 379, 9e éd. Russe.)

Dans cette période, Kaménev, Zinoviev, Rykov étaient en fait des agents camouflés de Trotski, à qui ils venaient souvent en aide contre Lénine.

Avec le concours de Kaménev, de Zinoviev, de Rykov et autres alliés secrets de Trotski fût réunie, en janvier 1910, contre la volonté de Lénine, l’assemblée plénière du Comité central.

À cette époque, la composition du Comité central, par suite de l’arrestation de plusieurs bolchéviks, s’était modifiée et les éléments hésitants purent faire voter des décisions antiléninistes.

C’est ainsi qu’au cours de cette assemblée plénière, on décida de cesser la publication du journal bolchévik Prolétari et d’octroyer une aide financière au journal Pravda, édité par Trotski à Vienne. Kaménev entra dans la rédaction du journal de Trotski ; avec Zinoviev, ils entendaient faire de cette feuille l’organe du Comité central.

Ce n’est que sur les instances de Lénine que l’assemblée plénière du Comité central de janvier adopta une décision condamnant le courant de liquidation et l’otzovisme ; mais cette fois encore, Zinoviev et Kaménev appuyèrent la proposition de Trotski demandant que les liquidateurs ne fussent pas désignés par leur vrai nom.

Il advint ce qu’avait prévu Lénine, ce contre quoi il avait mis en garde : les bolchéviks furent les seuls à se soumettre à la décision de l’assemblée plénière du Comité central ; ils cessèrent de publier leur journal Prolétari, tandis que les menchéviks continuèrent à éditer leur Golos social-démokrata [la Voix du social-démocrate], journal de fraction des liquidateurs.

La position de Lénine avait été soutenue sans réserve par le camarade Staline, qui publia dans le n° 11 du Social-Démocrate un article sur la question.

Dans cet article, il condamnait la conduite des auxiliaires du trotskisme, affirmait la nécessité de redresser la situation anormale qui s’était crée dans la fraction bolchévique par suite de la conduite traîtresse de Kaménev, Zinoviev, Rykov.

L’article formulait les tâches immédiates, qui furent réalisées plus tard à la conférence du Parti à Prague : convocation d’une conférence générale du Parti, publication d’un journal légal et création d’un centre pratique illégal du Parti, en Russie.

L’article du camarade Staline s’inspirait des décisions du Comité de Bakou, qui soutenait sans réserve Lénine.

Pour faire échec au bloc d’août dirigé par Trotski contre le Parti, bloc qui groupait uniquement les éléments hostiles au Parti, depuis les liquidateurs et les trotskistes jusqu’aux otzovistes et aux « constructeurs de Dieu », on créa un bloc comprenant les partisans du maintien et de la consolidation du Parti illégal du prolétariat.

Entrèrent dans ce bloc les bolchéviks, Lénine en tête, et un petit nombre de « menchéviks-partiitsy » avec Plékhanov à leur tête.

Celui-ci et son groupe de « menchéviks-partiitsy », tout en restant pour une série de questions sur les positions menchéviques, se désolidarisèrent résolument du bloc d’Août et des liquidateurs ; ils recherchèrent une entente avec les bolchéviks.

Lénine accepta la proposition de Plékhanov et fit provisoirement bloc avec lui contre les éléments hostiles au Parti ; ce faisant, il partait du point de vue qu’un tel bloc était avantageux au Parti et néfaste aux liquidateurs.

Le camarade Staline donna à ce bloc son appui entier. Il était à ce moment déporté. Il écrivit dans une lettre à Lénine :

« À mon avis, la ligne du bloc (Lénine-Plékhanov) est la seule juste : 1° elle, et elle seule, répond aux véritables intérêts du travail en Russie, intérêts qui exigent le groupement de tous les éléments véritablement fidèles au Parti ; 2° elle, et elle seule, accélère le processus d’affranchissement des organisations légales du joug des liquidateurs, en creusant un abîme entre les ouvriers-méki [Nom abrégé des menchéviks, N. de la réd.] et les liquidateurs, en dispersant et en brisant ces derniers » (Recueil Lénine et Staline, t. I, pp. 529-530, éd. Russe.)

Grâce à l’action clandestine heureusement combinée avec le travail légal, les bolchéviks purent devenir une force sérieuse dans les organisations ouvrières légales.

Témoin, entre autres, la sérieuse influence que les bolchéviks exercèrent sur les groupes ouvriers de quatre congrès légaux, — ceux des universités populaires, des femmes, des médecins d’usine et du mouvement anti-alcoolique, — qui se tinrent à cette époque. Les interventions des bolchéviks dans ces congrès légaux prirent une grande importance politique ; elles eurent du retentissement dans le pays entier.

C’est ainsi que, prenant la parole au congrès des universités populaires, la délégation ouvrière bolchévique dénonça la politique du tsarisme qui étouffait tout travail culturel ; elle s’attacha à démontrer que sans liquider le tsarisme, on ne pouvait songer à un véritable essor culturel dans le pays.

En intervenant au congrès des médecins d’usine, la délégation ouvrière exposa les horribles conditions antihygiéniques dans lesquelles les ouvriers étaient obligés de travailler et de vivre ; elle conclut qu’on ne saurait organiser convenablement les services médicaux d’usine sans renverser le régime tsariste.

Les bolchéviks supplantèrent peu à peu les liquidateurs dans les différentes organisations légales qui avaient survécu. La tactique originale de front unique avec le groupe Plékhanov fidèle au Parti, leur permit de conquérir une série d’organisations ouvrières menchéviques (quartier de Vyborg, Iékatérinoslav, etc.).

En cette période difficile, les bolchéviks ont montré comment il faut allier le travail légal au travail illégal.

5. La conférence du Parti à Prague, en 1912. Les bolchéviks se constituent en un parti marxiste indépendant.

La lutte contre les liquidateurs et les otzovistes, de même que la lutte contre les trotskistes, posait devant les bolchéviks une tâche pressante : grouper les bolchéviks en un tout et en former un parti bolchévik indépendant.

C’était là une nécessité impérieuse, d’abord pour en finir avec les courants opportunistes dans le Parti qui divisaient la classe ouvrière ; et en outre, la nécessité s’imposait d’achever le rassemblement des forces de la classe ouvrière et de préparer celle-ci en vue d’un nouvel essor de la révolution.

Pour s’acquitter de cette tâche, il fallait d’abord épurer le Parti des opportunistes, des menchéviks.

Personne parmi les bolchéviks ne doutait plus maintenant que leur coexistence avec les menchéviks dans un seul parti ne fut devenue impossible.

La conduite traîtresse des menchéviks pendant la réaction stolypinienne, leurs tentatives de liquider le parti prolétarien et d’organiser un nouveau parti, un parti réformiste, rendaient inévitable la rupture avec eux.

En restant dans un seul parti avec les menchéviks, les bolchéviks assumaient d’une façon ou d’une autre la responsabilité morale de la conduite des menchéviks.

Or il était désormais impossible aux bolchéviks de porter la responsabilité morale de la trahison déclarée des menchéviks, s’ils ne voulaient pas eux-mêmes être traîtres au Parti et à la classe ouvrière.

L’unité avec les menchéviks dans le cadre d’un seul parti dégénérait de la sorte en trahison vis-à-vis de la classe ouvrière et de son Parti.

Il était donc indispensable d’achever la rupture de fait avec les menchéviks, de la pousser jusqu’à une rupture officielle et organique, de chasser du Parti les menchéviks.

C’était là le seul moyen de reconstituer le Parti révolutionnaire du prolétariat avec un programme unique, une tactique unique, une organisation de classe unique.

C’était là le seul moyen de rétablir dans le parti l’unité véritable (et non purement formelle), qui avait été détruite par les menchéviks.

De cette tâche allait s’acquitter la VIe conférence du Parti, préparée par les bolchéviks.

Mais cette tâche n’était qu’un aspect du problème.

La rupture officielle avec les menchéviks et la constitution des bolchéviks en un parti distinct, représentait évidemment une tâche politique d’une extrême importance.

Mais une autre tâche, plus importante encore, se posait aux bolchéviks.

Il ne s’agissait pas seulement de rompre avec les menchéviks et de former un parti distinct ; ce qui importait surtout, c’était, après avoir rompu avec les menchéviks, de créer un parti nouveau, un parti d’un type nouveau, qui fût différent des partis social-démocrates ordinaires d’Occident, qui fût libéré des éléments opportunistes et capable de mener le prolétariat à la lutte pour le pouvoir.

Dans leur lutte contre les bolchéviks, tous les menchéviks sans distinction de nuances, depuis Axelrod et Martynov jusqu’à Martov et Trotski, se servaient invariablement d’une arme empruntée à l’arsenal des social-démocrates d’Europe Occidentale.

Ils voulaient avoir en Russie un parti comme, par exemple, le parti social-démocrate allemand ou français.

S’ils combattaient les bolchéviks, c’est justement parce qu’ils devinaient en eux quelque chose de nouveau, d’insolite, qui les distinguait des social-démocrates d’Occident.

Qu’étaient donc les partis social-démocrates d’Occident ?

Un alliage, un mélange d’éléments marxistes et opportunistes, d’amis et d’adversaires de la révolution, de partisans et d’adversaires de l’esprit du parti, – où les premiers se réconciliaient peu à peu, sur le terrain idéologique, avec ces derniers ; où en fait les premiers se soumettaient peu à peu aux derniers.

Réconciliation avec les opportunistes, avec les traîtres à la révolution : au nom de quoi ? demandaient les bolchéviks aux social-démocrates d’Europe occidentale.

Au nom de la « paix dans le Parti », au nom de l’ « unité », répondait-on aux bolchéviks.

L’unité avec qui, avec les opportunistes ? Et de répondre : Oui, avec les opportunistes.

Il était évident que de semblables partis ne pouvaient être des partis révolutionnaires !

Les bolchéviks ne pouvaient pas ne pas voir qu’après la mort d’Engels, les partis social-démocrates d’Europe occidentale avaient commencé à dégénérer, de partis de révolution sociale qu’ils étaient en partis de « réformes sociales », et que chacun de ces partis, en tant qu’organisation, s’était déjà transformé, de force dirigeante, en appendice de son propre groupe parlementaire.

Les bolchéviks ne pouvaient ignorer qu’un tel parti causerait un très grave préjudice au prolétariat et qu’il était incapable de mener la classe ouvrière à la révolution.

Les bolchéviks ne pouvaient ignorer que le prolétariat avait besoin d’un autre parti, d’un parti nouveau, d’un véritable parti marxiste, qui se montre irréconciliable à l’égard des opportunistes et révolutionnaire à l’égard de la bourgeoisie ; qui soit fortement soudé et monolithe ; qui soit le parti de la révolution sociale, le parti de la dictature du prolétariat.

C’est ce nouveau parti que les bolchéviks entendaient avoir chez eux.

Et ils préparaient, ils construisaient ce parti.

Toute l’histoire de la lutte contre les « économistes », les menchéviks, les trotskistes, les otzovistes et les idéalistes de toutes nuances jusques et y compris les empiriocriticistes, n’est rien d’autre que l’histoire de la formation d’un parti tel que celui-là.

Les bolchéviks entendaient créer un parti nouveau, bolchévik, qui soit un modèle pour tous ceux qui désiraient avoir un véritable parti marxiste révolutionnaire.

À sa formation, ils avaient travaillé dès l’époque de la vieille Iskra. Ils le préparaient opiniâtrement, avec ténacité, envers et contre tout. Un rôle essentiel et décisif dans ce travail préparatoire revient justement aux ouvrages de Lénine comme Que faire ?Deux tactiques, etc.

Le livre de Lénine Que faire ? servit à la préparation idéologique de ce parti.

Le livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière servit à la préparation de ce parti dans le domaine de l’organisation.

L’ouvrage de Lénine Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique servit à la préparation politique de ce parti.

Enfin le livre de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme servit à la préparation théorique de ce parti.

On peut dire en toute certitude que jamais encore dans l’histoire un groupe politique n’avait été si bien préparé pour se constituer en parti, que l’était le groupe bolchévik.

Dès lors, la constitution des bolchéviks en parti était une œuvre prête, venue à pleine maturité.

La tâche de la VIe conférence du Parti consista à couronner cette œuvre déjà prête, par l’expulsion des menchéviks et la constitution du nouveau parti, du Parti bolchévik.

La VIe conférence (nationale) du Parti se tint à Prague, en janvier 1912. Plus de 20 organisations du Parti y étaient représentées. La conférence eut donc effectivement la portée d’un congrès du Parti.

Dans la communication relative à la conférence, qui annonçait la reconstruction de l’appareil central du Parti, la formation du Comité central, il était dit que les années de réaction avaient été pour le Parti les années les plus difficiles de toutes depuis que la social-démocratie de Russie avait pris corps en tant qu’organisation constituée.

Mais malgré toutes les persécutions, malgré les coups pénibles portés du dehors, malgré la trahison et les flottements des opportunistes à l’intérieur du Parti, le Parti du prolétariat avait conservé son drapeau et son organisation.

« Non seulement le drapeau de la social-démocratie russe, son programme, ses préceptes révolutionnaires demeurent, mais aussi son organisation, que les persécutions de toute sorte ont pu miner et affaiblir, mais qu’elles n’ont pu anéantir. »

La conférence releva les premiers signes d’un nouvel essor du mouvement ouvrier en Russie et la reprise du travail du Parti.

Les rapports des délégués permirent à la conférence de constater que « partout à la base, une action énergique est conduite parmi les ouvriers social-démocrates en vue de consolider les organisations et les groupes social-démocrates illégaux ».

La conférence constata que partout à la base, on avait reconnu ce principe essentiel de la tactique bolchévique en période de recul : combiner l’action illégale avec l’action légale dans les diverses associations et unions ouvrières légales.

La conférence de Prague élut pour le Parti un Comité central bolchévik.

Y entrèrent Lénine, Staline, Ordjonikidzé, Sverdlov, Spandarian et d’autres. Les camarades Staline et Sverdlov, déportés à l’époque, furent élus au Comité central malgré leur absence.

Le camarade Kalinine fut élu membre suppléant.

On créa un centre pratique pour diriger l’action révolutionnaire en Russie (Bureau russe du Comité central), avec le camarade Staline à sa tête. Ce bureau comprenait en outre les camarades J. Sverdlov, S. Spandarian, S. Ordjonikidzé, M. Kalinine.

La conférence de Prague dressa le bilan de toute la lutte antérieure des bolchéviks contre l’opportunisme ; elle décida de chasser du Parti les menchéviks.

Cela fait, elle consacra l’existence indépendante du Parti bolchévik.

Après avoir vaincu les menchéviks sur le terrain de l’idéologie et de l’organisation et les avoir chassées du Parti, les bolchéviks gardèrent entre leurs mains le vieux drapeau du Parti et le nom de POSDR.

C’est pourquoi le Parti bolchévik continua jusqu’en 1918 à s’appeler Parti ouvrier social-démocrate de Russie avec, entre parenthèses, le mot « bolchévik ».

Lénine écrivit à Gorki au début de 1912, à propos des résultats de la conférence de Prague :

« Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice, à reconstituer le Parti et son Comité central. J’espère que vous vous en réjouirez avec nous. » (Lénine, t. XXIX, p. 19, éd. russe.)

Et le camarade Staline a défini en ces termes la portée de la conférence de Prague :

« Cette conférence eut une importance considérable dans l’histoire de notre Parti, du fait qu’elle traçait la ligne de démarcation entre bolchéviks et menchéviks et rassemblait les organisations bolchéviques du pays entier en un seul Parti bolchévik. » (Compte rendu sténographique du XVe congrès du P.C. bolchévik de l’URSS, pp. 19361-362, éd. russe.)

Après l’expulsion des menchéviks et la constitution des bolchéviks en parti indépendant, ce parti devint plus fort, plus vigoureux. 

Le Parti se fortifie en s’épurant des éléments opportunistes : c’est là un des mots d’ordre du Parti bolchévik, parti de type nouveau qui se distingue par ses principes mêmes des partis social-démocrates de la IIeInternationale.

Les partis de la IIe Internationale qui, en paroles, se disaient marxistes, toléraient en fait dans leurs rangs, les adversaires du marxisme, les opportunistes avérés, par qui ils ont laissé décomposer, tuer la IIeInternationale.

Les bolchéviks, au contraire, ont mené une lutte intransigeante contre les opportunistes ; ils ont épuré le parti prolétarien de la souillure de l’opportunisme et sont parvenus à créer un parti d’un type nouveau, un parti léniniste, le parti qui, plus tard, allait conquérir la dictature du prolétariat.

Si les opportunistes étaient restés dans les rangs du Parti du prolétariat, du Parti bolchévik, il n’aurait pas pu sortir sur la grand’route et entraîner derrière lui le prolétariat ; il n’aurait pu conquérir le pouvoir et organiser la dictature du prolétariat, il n’aurait pu sortir vainqueur de la guerre civile, il n’aurait pu construire le socialisme.

Dans ses décisions, la conférence de Prague formula un programme minimum du Parti contenant les principaux mots d’ordre politiques immédiats : république démocratique, journée de huit heures, confiscation de toute la terre des propriétaires fonciers.

C’est sur ces mots d’ordre révolutionnaires que les bolchéviks firent la campagne électorale de la IVe Douma d’État.

C’est sur ces mots d’ordre que se développa le nouvel essor du mouvement révolutionnaire des masses ouvrières, de 1912 à 1914.

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Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Menchéviks et bolchéviks pendant la guerre russo-japonaise et la première révolution russe (1904-1907)

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

1. Guerre russo-japonaise. L’essor du mouvement révolutionnaire se poursuit en Russie. grèves de Pétersbourg. Manifestation des ouvriers devant le Palais d’Hiver, le 9 janvier 1905. Fusillade de la manifestation. Début de la révolution.

Dès la fin du XIXe siècle, les États impérialistes avaient engagé une lutte intense pour la domination de l’océan Pacifique et le partage de la Chine. La Russie tsariste, elle aussi, participait à cette lutte.

En 1900, les troupes du tsar, en commun avec les troupes japonaises, allemandes, anglaises et françaises, avaient écrasé avec une férocité inouïe l’insurrection populaire de Chine, dont la pointe était dirigée contre les impérialistes étrangers.

Précédemment, le gouvernement tsariste avait contraint la Chine à céder à la Russie la presqu’île de Liao-Toung avec la forteresse de Port-Arthur.

La Russie s’était réservé le droit de construire des chemins de fer en territoire chinois. Une ligne dite Chemin de fer de l’Est chinois fut construite en Mandchourie du Nord, et des troupes russes amenées pour en assurer la garde.

La Russie tsariste occupa militairement la Mandchourie du Nord. Le tsarisme allongeait le bras vers la Corée. La bourgeoisie russe projetait de créer une « Russie jaune » en Mandchourie.

Mais, au cour de ses conquêtes d’Extrême-Orient, le tsarisme se heurta à un autre rapace, le Japon, qui s’était rapidement transformé en pays impérialiste et visait, lui aussi, à conquérir des territoires sur le continent asiatique, en premier lieu aux dépends de la Chine.

Tout comme la Russie tsariste, le Japon voulait accaparer la Corée et la Mandchourie.

Dès ce moment, il rêvait de mettre la main sur l’île de Sakhaline et l’Extrême-Orient.

L’Angleterre, qui redoutait de voir la Russie tsariste renforcer sa domination en Extrême-Orient, soutenait secrètement le Japon.

La guerre russo-japonaise était imminente.

Le gouvernement tsariste était poussé à cette guerre par la grosse bourgeoisie en quête de nouveaux débouchés, ainsi que par la partie la plus réactionnaire des propriétaires fonciers.

Sans attendre une déclaration de guerre de la part du gouvernement tsariste, le Japon engagea le premier les hostilités. Il disposait d’un bon service d’espionnage en Russie, et il avait calculé que, dans cette lutte, il aurait affaire à un adversaire impréparé.

Sans déclarer la guerre, le Japon attaqua donc subitement, en janvier 1904, la forteresse russe de Port-Arthur et infligea de lourdes pertes à la flotte russe qui s’y trouvait.

C’est ainsi que commença la guerre russo-japonaise.

Le gouvernement tsariste comptait que la guerre l’aiderait à consolider sa situation politique et à arrêter la révolution.

Mais il se trompait dans ses calculs. La guerre ébranla encore davantage le tsarisme.

Mal armée et mal instruite, dirigée par des généraux vendus et incapables, l’armée russe essuya défaite sur défaite.

La guerre enrichissait capitalistes, hauts fonctionnaires et généraux. Partout fleurissait le vol.

Les troupes étaient mal ravitaillées. Alors qu’on manquait de munitions, l’armée recevait, comme par dérision, des wagons d’icônes [Objets du culte, images de dieux ou de saints. (N. des Trad.)].

Le soldats disaient avec amertume : « Les japonais nous régalent avec des obus ; nous autres, on les régale avec des icônes. »

Au lieu d’évacuer les blessés, des trains spéciaux emportaient le butin volé par les généraux tsaristes.

Les Japonais investirent, puis enlevèrent la forteresse de Port-Arthur. Après avoir infligé une série de défaites à l’armée tsariste, ils la mirent en déroute sous Moukden.

L’armée tsariste, qui comptait trois cent milles hommes, perdit dans cette bataille près de cent vingt mille tués, blessés et prisonniers.

Et ce fut la débâcle ; dans le détroit de Tsou-Shima fut anéantie la flotte tsariste dépêchée de la Baltique à la rescousse de Port-Arthur investi.

La défaite de Tsou-Shima s’affirma une catastrophe totale : sur vingt bâtiments de guerre envoyés par le tsar, treize furent coulés ou détruits, et quatre capturés. La Russie tsariste avait définitivement perdu la guerre.

Le gouvernement du tsar se vit contraint de signer une paix honteuse.

Le Japon s’emparait de la Corée, enlevait à la Russie Port-Arthur et une moitié de l’île de Sakhaline.

Les masses populaires n’avaient pas voulu cette guerre ; elles se rendaient compte du préjudice qu’elle causerait à la Russie.

Le peuple payait cher l’état arriéré de la Russie tsariste !

L’attitude des bolchéviks et des menchéviks n’était pas la même devant la guerre.

Les menchéviks, Trotski y compris, avaient glissé sur des positions jusqu’auboutistes, c’est-à-dire vers la défense de la « patrie » du tsar, des propriétaires fonciers et des capitalistes.

Lénine et les bolchéviks, au contraire, estimaient que la défaite du gouvernement tsariste dans cette guerre de rapine serait utile, car elle aboutirait à affaiblir le tsarisme et à renforcer la révolution.

Les défaites de l’armée tsariste révélèrent aux grandes masses du peuple la pourriture du tsarisme.

La haine que les masses populaires portaient au tsarisme s’aviva de jour en jour.

La chute de Port-Arthur marqua le début de la chute de l’autocratie, écrivait Lénine.

Le tsar avait voulu étouffer la révolution par la guerre. C’est le contraire qui se produisit. La guerre russo-japonaise hâta la révolution.

Dans la Russie des tsars, l’oppression capitaliste se trouvait aggravée du joug du tsarisme.

Les ouvriers souffraient non seulement de l’exploitation capitaliste et du labeur écrasant, mais aussi de l’arbitraire qui pesait sur le peuple entier.

C’est pourquoi les ouvriers conscients voulaient se mettre à la tête du mouvement révolutionnaire de tous les éléments démocratiques de la ville et de la campagne contre le tsarisme. Le manque de terre, les nombreux vestiges du servage étouffaient la paysannerie ; propriétaires fonciers et koulaks la réduisaient en servitude.

Les différents peuples de la Russie tsariste gémissaient sous le double joug des propriétaires fonciers et des capitalistes indigènes et russes.

La crise économique de 1900-1903 avait augmenté les souffrances des masses laborieuses ; la guerre les avait encore aggravées.

Les défaites militaires exaspéraient la haine des masses contre le tsarisme. La patience populaire s’épuisait.

Comme on le voit, les causes de la révolution étaient plus que suffisantes.

En décembre 1904, sous la direction du Comité bolchévik de Bakou, les ouvriers de cette ville déclenchèrent une grève imposante, bien organisée.

Le mouvement aboutit à la victoire des grévistes, à la signature d’un convention collective, — la première dans l’histoire du mouvement ouvrier de Russie, — entre les ouvriers et les industriels du pétrole.

La grève de Bakou marqua le début de l’essor révolutionnaire en Transcaucasie et dans plusieurs régions de la Russie.

« La grève de Bakou donna le signal des glorieux mouvements de janvier et de février, qui se déroulèrent par toute la Russie » (Staline).

Cette grève fut comme un éclair avant l’orage, à la veille de la grande tempête révolutionnaire.

Puis, les évènements du 9 (22) janvier 1905, à Pétersbourg, marquèrent le début de la tempête.

Le 3 janvier 1905, une grève éclatait dans la grande usine Poutilov (aujourd’hui usine Kirov), à Pétersbourg.

Elle avait été déterminée par le renvoi de quatre ouvriers et fut bientôt soutenue par d’autres usines et fabriques de la ville.

La grève devint générale. Le mouvement grandissait, menaçant. Le gouvernement tsariste avait résolu de le réprimer dès le début.

Dès 1904, avant la grève de l’usine Poutilov, la police avait crée, à l’aide d’un agent provocateur, le pope Gapone, son organisation à elle parmi les ouvriers : la « Réunion des ouvriers d’usine russes ».

Cette organisation avait des filiales dans tous les quartiers de Pétersbourg. Lorsque éclata la grève, le pope Gapone proposa aux réunions de sa société un plan provocateur : le 9 janvier, tous les ouvriers formeraient un cortège pacifique, avec bannières d’église et effigies du tsar, et se présenteraient devant le Palais d’Hiver pour remettre au tsar une pétition où seraient exposés leurs besoins.

Le tsar, disait-il, se montrerait au peuple, entendrait ses revendications et accorderait satisfaction. Gapone entendait par là aider l’Okhrana tsariste à provoquer le massacre et noyer le mouvement ouvrier dans le sang.

Mais ce plan policier se tourna contre le gouvernement tsariste.

La pétition fut discutée dans les réunions ouvrières ; on y apporta amendements et modifications.

Et dans ces réunions, les bolchéviks eux aussi prirent la parole, sans décliner ouvertement leur qualité de bolchéviks.

Sous leur influence, on introduisit dans la pétition les revendications suivantes : liberté de la presse, de la parole, des associations ouvrières, convocation d’une Assemblée constituante appelée à modifier le régime politique de la Russie, égalité de tous devant la loi, séparation de l’Eglise et de l’État, cessation de la guerre, application de la journée de huit heures, remise de la terre aux paysans.

En intervenant dans ces réunions, les bolchéviks expliquaient aux ouvriers que l’on n’obtient pas la liberté par des requêtes adressées au tsar, mais qu’on la conquiert, les armes à la main.

Les bolchéviks mettaient en garde les ouvriers, leur disant qu’on allait tirer sur eux. Mais ils ne purent empêcher que le cortège ne se dirigeât vers le Palais d’Hiver. Une notable partie des ouvriers croyaient encore que le tsar leur viendrait en aide. Le mouvement emportait les masses, avec une force irrésistible.

La pétition disait :

« Nous, ouvriers de la ville de Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents débiles, venons à toi, notre tsar, pour chercher justice et protection. Nous sommes réduits à la misère, on nous opprime, on nous accable d’un labeur au-dessus de nos forces, on nous inflige des vexations, on ne nous reconnaît pas pour des êtres humains…

Nous avons souffert en silence, mais on nous pousse de plus en plus dans le gouffre de la misère, de la servitude et de l’ignorance ; le despotisme et l’arbitraire nous étouffent… Notre patience est à bout. Le moment terrible est venu pour nous, où il vaut mieux mourir que de continuer à souffrir ces tourments intolérables… »

Le 9 janvier 1905, de grand matin, les ouvriers prirent le chemin du Palais d’Hiver où était alors le tsar.

Ils allaient trouver le tsar par familles entières, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs vieux parents ; ils portaient des effigies du tsar et des bannières d’église, ils chantaient des prières, ils avançaient sans armes.

Plus de 140 000 personnes étaient descendues dans la rue.

Nicolas II leur fit mauvais accueil. Il ordonna de tirer sur les ouvriers désarmés.

Ce jour-là, les troupes tsaristes en tuèrent plus de mille et en blessèrent plus de deux mille. Le sang ouvrier inondait les rues de Pétersbourg.

Les bolchéviks marchaient avec les ouvriers. Beaucoup d’entre eux furent tués ou arrêtés.

Sur place, dans les rues où coulait le sang ouvrier, les bolchéviks expliquaient aux ouvriers quel était le responsable de cet horrible forfait et comment il fallait lutter contre lui.

On donna désormais au 9 janvier, le nom de « Dimanche sanglant ».

Le 9 janvier les ouvriers avaient reçu une sanglante leçon. Ce que l’on avait fusillé ce jour-là, c’était la foi des ouvriers dans le tsar.

Dès lors ils avaient compris qu’ils ne pouvaient conquérir leurs droits que par la lutte.

Dans la soirée même du 9 janvier, des barricades s’élevèrent dans les quartiers ouvriers.

Les ouvriers disaient : « Le tsar a cogné sur nous, à nous de cogner sur le tsar ! »

La nouvelle terrible du sanglant forfait du tsar se répandit partout. La colère et l’indignation étreignirent la classe ouvrière, le pays entier.

Point de ville où les ouvriers ne fissent grève en signe de protestation contre le crime du tsar et ne formulassent des revendications politiques.

Les ouvriers descendaient maintenant dans la rue sous le mot d’ordre : « À bas l’autocratie ! » en janvier, le nombre des grévistes atteignit un chiffre formidable : 440 000.

Il y eut en un mois plus d’ouvriers en grève que dans les dix années précédentes. Le mouvement ouvrier était monté très haut.

La révolution avait commencé en Russie.

2. Grèves politiques et manifestations ouvrières. Poussée du mouvement révolutionnaire des paysans. Révolte du cuirassé Potemkine.

Après le 9 janvier la lutte révolutionnaire des ouvriers avait pris un caractère plus aigu, un caractère politique.

Des grèves économiques et des grèves de solidarité, les ouvriers passaient aux grèves politiques, aux manifestations ; par endroits, ils opposaient une résistance armée aux troupes tsaristes.

Particulièrement bien organisées et opiniâtres furent les grèves déclenchées dans les grandes villes, où des masses considérables d’ouvriers étaient agglomérées : Pétersbourg, Moscou, Varsovie, Riga, Bakou.

Aux premiers rangs du prolétariat en lutte marchaient les métallurgistes.

Par leurs grèves, les détachements ouvriers d’avant-garde mettaient en branle les couches moins conscientes, dressaient pour la lutte l’ensemble de la classe ouvrière.

L’influence de la social-démocratie grandissait rapidement.

Les manifestations du Premier Mai, en maints endroits, furent suivies de collisions avec la police et la troupe.

À Varsovie, on tira sur une manifestation ; il y eut plusieurs centaines de tués et de blessés.

À ce massacre de Varsovie, les ouvriers, alertés par la social-démocratie polonaise, ripostèrent par une grève générale de protestation.

Durant tout le mois de mai, grèves et manifestations se déroulèrent sans interruption.

Plus de 200.000 ouvriers participèrent aux grèves du Premier Mai en Russie.

Les ouvriers de Bakou, de Lodz, d’Ivanovo-Voznessensk furent entraînés dans la grève générale.

De plus en plus souvent, les grévistes et les manifestants entraient en collision avec la troupe du tsar. Ce fut le cas dans toute une série de villes : Odessa, Varsovie, Riga, Lodz, etc.

La lutte prit un caractère particulièrement aigu à Lodz, grand centre industriel de Pologne.

Les ouvriers de cette ville dressèrent dans les rues des dizaines de barricades ; trois jours durant (22-24 juin 1905), ils livrèrent des batailles de rues aux troupes du tsar.

L’action armée, ici, s’était confondue avec la grève générale. Lénine considérait ces batailles comme la première action armée des ouvriers de Russie.

Parmi les grèves de cet été-là, il convient de noter particulièrement la grève des ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk.

Elle dura de la fin du mois de mai au début du mois d’août 1905, soit presque deux mois et demi.

À la grève participèrent près de 70.000 ouvriers, dont beaucoup de femmes. Le mouvement était dirigé par le Comité bolchévik du Nord. Des milliers d’ouvriers se rassemblaient presque chaque jour, hors de la ville, sur les bords de la rivière Talka.

Là, ils discutaient de leurs besoins. Les bolchéviks prenaient la parole dans ces réunions.

Pour écraser la grève, les autorités tsaristes avaient donné l’ordre aux troupes de disperser les ouvriers par la force et de tirer sur eux. Il y eut plusieurs dizaines d’ouvriers tués et plusieurs centaines de blessés.

L’état de siège fut proclamé dans la ville. Mais les ouvriers tenaient bon.

Avec leurs familles, ils souffraient de la faim, mais, ne se rendaient pas.

Seul l’extrême épuisement les contraignit à reprendre le travail. La grève avait aguerri les ouvriers. La classe ouvrière avait fait preuve de beaucoup de courage, de fermeté, de cran et de solidarité.

La grève fut, pour les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk, une véritable école d’éducation politique.

Durant cette grève, les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk avaient créé un Soviet de délégués qui fui en réalité, un des premiers Soviets de députés ouvriers de Russie.

Les grèves politiques des ouvriers avaient galvanisé tout le pays. Après la ville, la campagne se levait.

Au printemps, les troubles paysans commencèrent. Par foules énormes, les paysans marchaient contre les propriétaires fonciers, saccageaient leurs domaines, les raffineries de sucre et d’alcool, incendiaient les châteaux et les propriétés.

En maints endroits, ils s’étaient emparés de la terre seigneuriale ; ils se livraient à des coupes de bois massives, ils exigeaient que la terre des propriétaires fonciers fût remise au peuple.

Les paysans s’emparaient du blé et des autres denrées des grands propriétaires et les partageaient entre les affamés Terrifiés, les propriétaires fonciers s’enfuyaient à la ville.

Le gouvernement tsariste dépêchait soldats et cosaques pour réprimer les insurrections paysannes. La troupe fusillait les paysans, arrêtait les « meneurs », les fouettait, les torturait.

Mais les paysans continuaient la lutte.

Le mouvement s’étendait, toujours plus vaste, dans le centre de la Russie, dans le bassin de la Volga, en Transcaucasie, en Géorgie surtout.

Les social-démocrates pénétraient de plus en plus profondément dans les campagnes.

Le Comité central du Parti avait lancé une proclamation aux paysans : « Paysans, c’est à vous que nous faisons appel. »

Les comités social-démocrates des provinces de Tver, Saratov, Poltava, Tchernigov, Iékatérinoslav, Tiflis et de nombreuses autres provinces, lançaient des appels aux paysans.

Dans les campagnes, les social-démocrates organisaient des réunions, créaient des cercles d’études pour les paysans, formaient des comités paysans.

En été 1905, des grèves d’ouvriers agricoles organisées par les social-démocrates eurent lieu dans une série de localités.

Mais ce n’était encore là que le début de la lutte paysanne. Le mouvement n’avait gagné que 85 districts, soit à peu près un septième de tous les districts de la Russie d’Europe.

Le mouvement ouvrier et paysan ainsi que les défaites des troupes russes dans la guerre russo-japonaise exercèrent leur influence sur l’armée. Ce bastion du tsarisme fut ébranlé.

En juin 1905, une révolte éclata dans la flotte de la mer Noire, à bord du cuirassé Potemkine. 

Celui-ci mouillait non loin d’Odessa, où une grève générale des ouvriers se déroulait.

Les matelots en révolte réglèrent leur compte aux officiers les plus exécrés, et amenèrent le cuirassé dans le port d’Odessa. Le Potemkine se rallia à la révolution.

Lénine attachait à cette insurrection une importance exceptionnelle.

Il considérait que les bolchéviks devaient assumer la direction de ce mouvement et le relier à celui des ouvriers, des paysans et des garnisons locales.

Le tsar dépêcha contre le Potemkine des vaisseaux de guerre, mais les équipages refusèrent de tirer sur leurs camarades insurgés.

Pendant plusieurs jours, on vit flotter sur le cuirassé Potemkine le drapeau rouge de la révolution.

Mais à l’époque, en 1905, le Parti bolchévik n’était pas le seul parti qui dirigeât le mouvement comme ce fut le cas plus tard, en 1917.

Il y avait bon nombre de menchéviks, de socialistes-révolutionnaires et d’anarchistes à bord du Polemkine. 

Aussi, malgré la participation de plusieurs social-démocrates à l’insurrection, celle-ci manqua-t-elle d’une bonne direction, d’une direction suffisamment expérimentée.

Dans les moments décisifs, une partie des matelots se mit à hésiter. Les autres bâtiments de la flotte de la mer Noire ne se joignirent pas au cuirassé en révolte.

Manquant de charbon et de vivres, le cuirassé révolutionnaire dut appareiller vers les côtes de Roumanie et se livrer aux autorités roumaines.

L’insurrection du Potemkine se termina par une défaite.

Les matelots qui, par la suite, tombèrent aux mains du gouvernement tsariste, furent déférés en justice. Une partie fut exécutée, l’autre envoyée au bagne.

Mais l’insurrection par elle-même joua un rôle exceptionnel.

C’était le premier mouvement révolutionnaire de niasse dans l’armée et la flotte, c’était la première fois qu’une unité importante des troupes tsaristes passait du côté de la révolution.

Aux masses d’ouvriers, de paysans et surtout aux masses mêmes de soldats et de matelots, l’insurrection du Potemkine avait rendu plus compréhensible et plus familière l’idée de l’adhésion de l’armée et de la flotte à la classe ouvrière, au peuple.

Le passage des ouvriers aux grèves et aux manifestations politiques de masse, l’accentuation du mouvement paysan, les collisions armées du peuple avec la police et la troupe, enfin l’insurrection dans la flotte de la mer Noire, autant de faits attestant que les conditions d’une insurrection armée du peuple étaient en train de mûrir.

Cette circonstance obligea la bourgeoisie libérale à se remuer sérieusement.

Effrayée par la révolution, mais désireuse en même temps d’intimider le tsar par la menace de la révolution, elle recherchait un arrangement avec le tsar contre la révolution et réclamait de petites réformes « pour le peuple », pour « apaiser » le peuple, pour diviser les forces révolutionnaires et prévenir de la sorte les « horreurs de la révolution ».

« II faut tailler de la terre aux paysans, sinon ce sont eux qui nous tailleront », disaient les propriétaires libéraux.

La bourgeoisie libérale s’apprêtait à partager le pouvoir avec le tsar.

« Le prolétariat lutte, la bourgeoisie se faufile vers le pouvoir », écrivait alors Lénine, à propos de la tactique de la classe ouvrière et de la tactique de la bourgeoisie libérale.

Le gouvernement tsariste continuait de soumettre les ouvriers et les paysans à une répression sauvage.

Mais il ne pouvait pas ne pas voir qu’il était impossible de venir à bout de la révolution par la seule répression.

Aussi, en plus des représailles, recourut-il à une politique de manœuvres.

D’un côté, à l’aide de ses provocateurs, il excitait les peuples de Russie les uns contre les autres, organisait des pogroms contre les Juifs et des massacres tataro-arméniens.

D’un autre côté, il promettait de convoquer un « organe représentatif » sous les espèces d’un Zemski Sobor [Assemblée des représentants des castes en Russie. Convoquée aux XVIe et XVIIe siècles pour conférer avec le gouvernement. (Ndes Trad.)] ou d’une Douma d’État ; il avait chargé le ministre Boulyguîne d’élaborer le projet de cette Douma, laquelle ne devait cependant pas avoir de pouvoirs législatifs.

Toutes ces mesures n’étaient prises que pour diviser les forces de la révolution et en détacher les couches modérées du peuple.

Les bolchéviks appelèrent au boycottage de la Douma de Boulyguine, en se fixant le but de faire tomber cette caricature de représentation populaire.

Les menchéviks, au contraire, avaient décidé de ne pas faire échec à la Douma ; ils avaient estimé nécessaire d’y entrer.

3. Les divergences de tactique entre bolchéviks et menchéviks. Le IIIe congrès du Parti

. L’ouvrage de Lénine Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. Les principes tactiques du parti marxiste.

La révolution avait mis en mouvement toutes les classes de la société.

Le tournant suscité par la révolution dans la vie politique du pays les avait délogées de leurs vieilles positions traditionnelles et les avait amenées à se regrouper en fonction du nouvel état de choses.

Chaque classe, chaque parti s’efforçait de fixer sa tactique, sa ligne de conduite, son attitude envers les autres classes et envers le gouvernement.

Le gouvernement tsariste lui-même se vit obligé d’adopter une tactique nouvelle et bien éloignée de ses habitudes, promettre la réunion d’un « organe représentatif » : la Douma de Boulyguine.

Le Parti social-démocrate devait également élaborer sa tactique.

Ainsi le voulait l’essor de plus en plus vigoureux de la révolution.

Ainsi le voulaient les questions pratiques qui se posaient de toute urgence devant le prolétariat : organisation de l’insurrection armée ; renversement du gouvernement tsariste ; formation d’un gouvernement révolutionnaire provisoire ; participation de la social-démocratie à ce gouvernement ; attitude à adopter envers la paysannerie, envers la bourgeoisie libérale, etc.

II fallait élaborer une tactique social-démocrate marxiste, une et mûrement réfléchie.

Mais l’opportunisme et l’action scissionniste des menchéviks avaient fait en sorte que la social-démocratie de Russie se trouvait, à l’époque, scindée en deux fractions.

Sans doute, on ne pouvait pas encore considérer la scission comme totale ; officiellement, les deux fractions n’étaient pas encore deux partis distincts, mais en réalité, elles rappelaient beaucoup deux partis différents avec leurs propres centres et journaux.

Ce qui contribuait à aggraver la scission, c’est que les menchéviks avaient ajouté à leurs anciennes divergences avec la majorité du Parti sur les problèmes d’organisation, des divergences nouvelles portant sur les questions de tactique.

L’absence d’un parti uni entraînait l’absence d’une tactique unique dans le Parti.

Mais on pouvait trouver la solution de cet état de choses, à condition de convoquer sans retard le IIIe congrès du Parti, d’adopter au congrès une tactique unique et de faire un devoir à la minorité d’appliquer honnêtement les décisions du congrès, de se soumettre aux décisions de la majorité de ce congrès.

C’est justement cette solution que les bolchéviks offrirent aux menchéviks. Mais ceux-ci ne voulurent pas entendre parler de la convocation du IIIecongrès.

Aussi, jugeant qu’il eût été criminel de laisser plus longtemps le Parti dépourvu d’une, tactique approuvée par lui et obligatoire pour tous ses membres, les bolchéviks décidèrent de prendre l’initiative de la convocation du IIIe congrès.

Toutes les organisations du Parti, tant bolchéviques que menchéviques, avaient été invitées au congrès.

Mais les menchéviks refusèrent d’y prendre part et résolurent de convoquer leur propre congrès. Vu le petit nombre de délégués, ils donnèrent a leurs assises le nom de conférence ; mais c’était bien un congrès, un congrès du parti menchévik, dont les décisions étaient obligatoires pour tous les menchéviks.

En avril 1905 se réunit à Londres le IIIe congrès du Parti social-démocrate de Russie. Il comprenait 24 délégués de 20 comités bolchéviks.

Toutes les grosses organisations du Parti y étaient représentées. Le congrès condamna les menchéviks comme « portion dissidente du Parti », et passa à l’examen des questions inscrites à l’ordre du jour en vue de fixer la tactique du Parti.

En même temps que le congrès de Londres, se tenait à Genève la conférence des menchéviks. « Deux congrès, deux partis », c’est ainsi que Lénine avait défini la situation.

Congrès et conférence traitèrent en réalité les mêmes questions de tactique, mais les décisions adoptées étaient directement opposées.

Les deux séries de résolutions adoptées au congrès et à la conférence révélaient toute la profondeur dos divergences tactiques entre le IIIe congrès du Parti et la conférence des menchéviks, entre bolchéviks et menchéviks.

Voici quels étaient les points essentiels de divergence.

Ligne tactique du ///e congrès du Parti. — Le congrès estimait que, malgré le caractère démocratique bourgeois de la révolution en cours et bien qu’elle ne pût à ce moment sortir du cadre des choses possibles sous le capitalisme, sa victoire totale intéressait avant tout le prolétariat ; car la victoire de cette révolution devait permettre au prolétariat de s’organiser, de s’élever politiquement, d’acquérir l’expérience et la pratique de la direction politique à exercer sur les masses travailleuses, et de passer de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste.

La tactique du prolétariat, visant à la victoire totale de la révolution démocratique bourgeoise, ne saurait être soutenue que par la paysannerie, celle-ci étant incapable de venir à bout des propriétaires fonciers et d’obtenir les terres seigneuriales sans la victoire complète de la révolution.

La paysannerie est, par conséquent, l’alliée naturelle du prolétariat.

Quant à la bourgeoisie libérale, elle n’est pas intéressée à la victoire complète de cette révolution, puisqu’elle a besoin du pouvoir tsariste pour s’en servir comme d’un fouet contre les ouvriers et les paysans qu’elle craint par-dessus tout ; elle s’efforcera donc de maintenir le pouvoir tsariste, en rognant quelque peu sur ses prérogatives.

Aussi la bourgeoisie libérale s’efforcera-t-elle de régler la question par un arrangement avec le tsar, sur la base d’une monarchie constitutionnelle.

La révolution ne vaincra que si le prolétariat se met à sa tête ; si en qualité de chef de la révolution, il sait assurer l’alliance avec la paysannerie ; si la bourgeoisie libérale est isolée ; si la social-démocratie prend une part active à l’organisation de l’insurrection populaire contre le tsarisme ; si l’insurrection victorieuse aboutit à la création d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, capable d’extirper la contre-révolution et de réunir l’Assemblée constituante du peuple entier ; si la social-démocratie, les conditions étant favorables, ne refuse pas de prendre part au gouvernement révolutionnaire provisoire, pour mener la révolution jusqu’au bout.

Ligne tactique de la conférence menchévique. — La révolution étant bourgeoise, seule la bourgeoisie libérale peut en être le chef. Ce n’est pas de la paysannerie que doit se rapprocher le prolétariat, mais de la bourgeoisie libérale.

L’essentiel, ici, est de ne pas effrayer la bourgeoisie libérale avec l’esprit révolutionnaire et de ne pas lui fournir un prétexte pour se détourner de la révolution, car si elle s’en détourne, la révolution faiblira.

Il est possible que l’insurrection triomphe, mais la social-démocratie, après la victoire de l’insurrection, doit se tenir à l’écart pour ne pas effrayer la bourgeoisie libérale.

Il est possible qu’à la suite de l’insurrection un gouvernement révolutionnaire provisoire soit constitué ; mais la social-démocratie ne doit en aucun cas y participer, parce que ce gouvernement ne sera pas socialiste par sa nature et que surtout, du fait de sa participation et de son esprit révolutionnaire, la social-démocratie pourrait effrayer la bourgeoisie libérale et ainsi compromettre la révolution.

Du point de vue des perspectives de la révolution, il vaudrait mieux que soit convoqué quelque organe représentatif, — comme un Zemski Sobor ou une Douma d’État, — sur lequel puisse s’exercer du dehors la pression de la classe ouvrière, pour en faire une Assemblée constituante ou le pousser à convoquer cette Assemblée.

Le prolétariat a ses intérêts propres, purement ouvriers ; et il devrait se préoccuper de ces intérêts précis, au lieu d’aspirer à devenir le chef de la révolution bourgeoise, qui est une révolution politique générale et qui concerne, par conséquent, toutes les classes, et non pas uniquement le prolétariat.

Telles étaient, en bref, les deux tactiques des deux fractions du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Lénine fit une critique brillante de la tactique des menchéviks et donna une géniale justification de celle des bolchéviks, dans son livre magistral Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

Cet ouvrage fut publié en juillet 1905, c’est-à-dire deux mois après le IIIe congrès du Parti.

À en juger par le titre, on pourrait croire que Lénine n’y traite que les questions de tactique se rapportant à la période de la révolution démocratique bourgeoise, et ne vise que les menchéviks russes.

Mais la vérité est qu’en critiquant la tactique des menchéviks, il dénonce en même temps la tactique de l’opportunisme international.

D’autre part, en justifiant la tactique des marxistes en période de révolution bourgeoise et en établissant la distinction de la révolution bourgeoise et de la révolution socialiste, il formule en même temps les principes de la tactique marxiste dans la période de transition de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste.

Voici les principes tactiques essentiels qui furent développés par Lénine dans son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique :

1° Le principe tactique essentiel qui imprègne l’ouvrage de Lénine est cette idée que le prolétariat peut et doit être le chef de la révolution démocratique bourgeoise, le dirigeant de la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

Lénine reconnaissait le caractère bourgeois de cette révolution qui, comme il l’indiquait, « n’était pas capable de sortir directement du cadre d’une révolution simplement démocratique ».

Cependant il estimait qu’elle n’était pas une révolution des couches supérieures, mais une révolution populaire qui mettait en mouvement le peuple entier, toute la classe ouvrière, toute la paysannerie.

Aussi Lénine considérait-il comme une trahison des intérêts du prolétariat les tentatives des menchéviks de diminuer l’importance de la révolution bourgeoise pour le prolétariat, d’abaisser le rôle du prolétariat dans cette révolution, de l’en écarter.

« Le marxisme, écrivait Lénine, apprend au prolétaire, non pas à s’écarter de la révolution bourgeoise, à se montrer indifférent à son égard, à en abandonner la direction à la bourgeoisie, mais au contraire à y participer de la façon la plus énergique, à mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien conséquent, pour l’achèvement de la révolution. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 450.)

« Nous ne devons pas oublier, ajoutait-il plus loin, que pour rendre le socialisme plus proche, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir aujourd’hui d’autre moyen qu’une entière liberté politique, qu’une république démocratique. » (Ibidem, p. 500.)

Lénine prévoyait deux issues possibles à la révolution :

a) ou bien les choses se termineraient par une victoire décisive sur le tsarisme, par le renversement du tsarisme et l’instauration de la république démocratique ;

b) ou bien, si les forces venaient à manquer, les choses pourraient se terminer par un arrangement entre le tsar et la bourgeoisie aux dépens du peuple, par une constitution tronquée, ou plutôt par une caricature de constitution.

Le prolétariat est intéressé à l’issue la meilleure, c’est-à-dire à la victoire décisive sur le tsarisme.

Mais une telle issue n’est possible que si le prolétariat sait devenir le chef, le dirigeant de la révolution.

« L’issue de la révolution, écrivait Lénine, dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? » (Ibidem, p. 419.)

Lénine considérait que le prolétariat avait toutes les possibilités de se soustraire au sort d’auxiliaire de la bourgeoisie et de devenir le dirigeant de la révolution démocratique bourgeoise.

Ces possibilités, selon Lénine, étaient les suivantes :

Premièrement, « le prolétariat étant, de par sa situation, la classe révolutionnaire la plus avancée et la seule conséquente, est par là même appelé à jouer un rôle dirigeant dans Je mouvement révolutionnaire démocratique général de Russie ». (Ibidem, p. 470).

Deuxièmement, le prolétariat possède son propre parti politique, indépendant de la bourgeoisie, parti qui lui permet de se grouper « en une force politique, une et indépendante ». (Ibidem, p. 470.)

Troisièmement, le prolétariat est plus intéressé à la victoire décisive de la révolution que la bourgeoisie, ce qui fait que « la révolution bourgeoise est, dans un certain sens, plus avantageuse au prolétariat qu’à la bourgeoisie ». (Ibidem, p. 448.)

« Il est avantageux pour la bourgeoisie, écrivait Lénine, de s’appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l’armée permanente, etc. Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé, qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. ..

Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution… ; que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est-à-dire de la paysannerie et surtout des ouvriers.

Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d’épaule », comme disent les Français, c’est-à-dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national.

Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et le plus de cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l’égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s’est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère. » (Ibidem, pp. 448-449.)

« C’est pourquoi, poursuit Lénine, le prolétariat est au premier rang dans la lutte pour la République, repoussant avec mépris le conseil stupide, indigne de lui, de compter avec la défection possible de la bourgeoisie. » (Ibidem, p. 494.)

Pour que les possibilités d’une direction prolétarienne de la révolution se transforment en réalité, pour que le prolétariat devienne réellement le chef, le dirigeant de la révolution bourgeoise, il faut, selon Lénine, au moins deux conditions.

Pour cela il est nécessaire, premièrement, que Je prolétariat ait un allié intéressé à la victoire décisive sur le tsarisme et susceptible d’accepter la direction du prolétariat.

C’est ce qu’impliquait l’idée même de direction ; car le dirigeant cesse d’être un dirigeant s’il n’a personne à diriger ; le chef cesse d’être un chef, s’il n’a personne à guider. Cet allié, selon Lénine, était la paysannerie.

Pour cela il est nécessaire, deuxièmement, que la classe qui lutte contre le prolétariat pour la direction de la révolution et qui veut en devenir le dirigeant unique, soit écartée de la direction et isolée.

C’est ce qu’impliquait aussi l’idée même de direction, qui exclut la possibilité d’admettre deux dirigeants dans la révolution.

Cette classe, selon Lénine, était la bourgeoisie libérale.

« Seul le prolétariat, écrivait Lénine, peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire du prolétariat. » (Ibidem,p. 458.)

Et plus loin :

« La paysannerie renferme une masse d’éléments semi-prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini.

Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l’instabilité de la bourgeoisie, car, à l’heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu’à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété.

Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d’être petite-bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique.

Elle le deviendra inévitablement si seulement le cours des événements révolutionnaires qui font son éducation, n’est pas interrompu trop tôt par la trahison de la bourgeoisie et la défaite du prolétariat.

A cette condition, la paysannerie deviendra inévitablement le rempart de la révolution et de la République, car seule une révolution entièrement victorieuse pourra tout lui donner dans le domaine des réformes agraires, tout ce que la paysannerie désire, ce à quoi elle rêve, ce qui lui est vraiment nécessaire. » (Ibidem, p. 494.)

En analysant les objections des menchéviks qui prétendaient que cette tactique des bolchéviks « obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution dont elle amoindrirait ainsi l’envergure », et en les caractérisant comme « une tactique de trahison de la révolution », comme « une tactique de transformation du prolétariat en un misérable appendice des classes bourgeoises », Lénine écrivait encore :

« Qui comprend véritablement le rôle de la paysannerie dans la révolution russe victorieuse, ne dira jamais que l’envergure de la révolution diminuera quand la bourgeoisie s’en sera détournée. Car le véritable essor de la révolution russe ne commencera vraiment, la révolution n’atteindra vraiment la plus grande envergure possible à l’époque de la révolution démocratique bourgeoise que lorsque la bourgeoisie s’en sera détournée et que la masse paysanne, marchant de conserve avec le prolétariat, assumera un rôle révolutionnaire actif.

Pour être menée jusqu’au bout d’une façon conséquente, notre révolution démocratique doit s’appuyer sur des forces capables de paralyser l’inconséquence inévitable de la bourgeoisie, c’est-à-dire capables justement de « l’obliger à se détourner ». (Ibidem, p. 496.)

Tel est le principe tactique essentiel touchant le prolétariat, comme chef de la révolution bourgeoise, le principe tactique essentiel touchant l’hégémonie (le rôle dirigeant) du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’après l’exposé qu’en a fait Lénine dans son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

On voit la nouvelle attitude du Parti marxiste quant aux questions de tactique dans la révolution démocratique bourgeoise, attitude foncièrement distincte des conceptions tactiques qui avaient existé précédemment dans l’arsenal marxiste.

Jusqu’alors les choses se présentaient comme suit : dans les révolutions bourgeoises, par exemple en Occident, la bourgeoisie gardait le rôle dirigeant, le prolétariat jouait bon gré mal gré le rôle de son auxiliaire, tandis que la paysannerie formait la réserve de la bourgeoisie.

Les marxistes considéraient une telle combinaison comme plus ou moins inévitable, avec cette réserve toutefois que le prolétariat devait défendre autant que possible ses revendications de classe immédiates et avoir son propre parti politique.

Mais maintenant, dans la nouvelle situation historique, les choses se présentaient, suivant la conception de Lénine, de telle sorte que le prolétariat devenait la force dirigeante de la révolution bourgeoise ; la bourgeoisie était écartée de la direction de la révolution, tandis que la paysannerie se transformait en réserve du prolétariat.

L’affirmation que Plékhanov « était lui aussi » pour l’hégémonie du prolétariat, est basée sur un malentendu. Plékhanov flirtait avec l’idée de l’hégémonie du prolétariat et ne se faisait pas faute de la reconnaître en paroles.

Cela est vrai » Mais en fait il était contre la substance de cette idée.

L’hégémonie du prolétariat, c’est son rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise, le prolétariat pratiquant une politique d’alliance avec la paysannerie et une politique d’isolement de la bourgeoisie libérale.

Or Plékhanov était, comme on sait, contre la politique d’isolement de la bourgeoisie libérale, pour la politique d’entente avec elle, contre la politique d’alliance du prolétariat avec la paysannerie.

En réalité, la position tactique de Plékhanov était une position menchévique de négation de l’hégémonie du prolétariat.

2° Le moyen essentiel de renverser le tsarisme et d’arriver à la République démocratique, Lénine le voyait dans la victoire de l’insurrection armée du peuple.

À l’encontre des menchéviks, Lénine estimait que « le mouvement révolutionnaire démocratique général a déjà conduit à la nécessité d’une insurrection armée » ; que « l’organisation du prolétariat en vue de l’insurrection » est d’ores et déjà mise à l’ordre du jour comme une des tâches principales, essentielles et nécessaires pour le Parti » ; qu’il est nécessaire de « prendre les mesures les plus énergiques afin d’armer le prolétariat et d’assurer la direction immédiate de l’insurrection ». (Ibidem, pp. 470, 471.)

Pour amener les masses à l’insurrection et faire en sorte que l’insurrection devienne celle du peuple entier, Lénine estimait nécessaire de formuler des mots d’ordre, des appels à la masse, susceptibles de donner libre cours à l’initiative révolutionnaire des masses, de les organiser en vue de l’insurrection et de désorganiser l’appareil du pouvoir tsariste.

Ces mots d’ordre étaient pour Lénine les décisions tactiques du IIIe congrès du Parti, à la défense desquelles était consacré son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

Selon Lénine, il s’agissait des mots d’ordre suivants :

a) pratiquer « des grèves politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et au cours même de l’insurrection » (Ibidem, p. 470) ;

b) procéder à « l’application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière » (Ibidem, p. 435) ;

c) procéder à « l’organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l’application » par la voie révolutionnaire « de toutes les transformations démocratiques », jusques et y compris la confiscation des terres seigneuriales (Ibidem, p. 486) ;

d) armer les ouvriers.

Ici, deux éléments sont surtout intéressants :

Tout d’abord, la tactique de l’application révolutionnaire de la journée de huit heures à la ville et des transformations démocratiques à la campagne, c’est-à-dire l’emploi d’une forme qui ne tient pas compte des autorités, qui ne tient pas compte de la loi, qui ignore et les pouvoirs constitués et la légalité, brise la législation en vigueur et établit un nouvel ordre de choses de son propre chef, de sa propre autorité.

Procédé tactique nouveau dont l’application paralysa l’appareil du pouvoir tsariste et donna libre cours à l’activité et à l’initiative créatrice des masses.

C’est sur la base de cette tactique qu’ont surgi les comités de grève révolutionnaires dans les villes et les comités paysans révolutionnaires à la campagne, dont les premiers deviendront par la suite les Soviets des députés ouvriers, les seconds, les Soviets des députés paysans.

En second lieu, l’application des grèves politiques de masse, des grèves politiques générales, qui joueront plus tard, au cours de la révolution, un rôle de premier ordre pour la mobilisation révolutionnaire des masses.

Arme nouvelle, capitale dans les mains du prolétariat, inconnue jusque-là dans la pratique des partis marxistes et qui recevra plus tard droit de cité.

Lénine estimait qu’à la suite de la victoire de l’insurrection populaire, le gouvernement tsariste devait être remplacé par un gouvernement révolutionnaire provisoire.

Ce dernier avait pour tâche de consolider les conquêtes de la révolution, d’écraser la résistance de la contre-révolution et d’appliquer le programme minimum du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Lénine estimait que sans l’accomplissement de ces tâches, il était impossible de remporter une victoire décisive sur le tsarisme.

Or, pour accomplir ces tâches et remporter une victoire décisive sur le tsarisme, le gouvernement révolutionnaire provisoire ne devait pas être un gouvernement ordinaire, mais le gouvernement de la dictature des classes victorieuses, des ouvriers et des paysans ; il devait être la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

Invoquant la thèse bien connue de Marx, selon laquelle, « après la révolution, toute organisation provisoire de l’État exige la dictature, et une dictature énergique », Lénine en arrivait à conclure que le gouvernement révolutionnaire provisoire, s’il veut assurer la victoire définitive sur le tsarisme ne peut être rien d’autre que la dictature du prolétariat et de la paysannerie.

« La victoire décisive de la révolution sur le tsarisme, écrivait Lénine, c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie

Et cette victoire sera précisément une dictature, c’est-à-dire qu’elle devra de toute nécessité s’appuyer sur la force armée, sur l’armement des masses, sur l’insurrection, et non sur telles ou telles institutions constituées « légalement », par la « voie pacifique ».

Ce ne peut être qu’une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme, une résistance désespérée.

Sans une dictature, il serait impossible de briser cette résistance, de repousser les attaques de la contre-révolution. Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique.

Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme.

Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie ; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusques et y compris la proclamation de la République ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, chose qui vient en dernier lieu, mais pas au dernier rang d’importance, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe.

Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois ; mais cette victoire n’en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier.

Rien n’élèvera davantage l’énergie révolutionnaire du prolétariat mondial, rien n’abrégera autant son chemin vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution commencée en Russie. » (Ibidem, pp. 454-455.)

En ce qui concerne l’attitude de la social-démocratie envers le gouvernement révolutionnaire provisoire et la possibilité pour la social-démocratie d’y participer, Lénine défendait en tous points la résolution du IIIe congrès du Parti, sur cette question, qui porte :

« Suivant le rapport des forces et autres facteurs impossibles à déterminer d’avance avec précision, on pourrait admettre la participation des mandataires de notre Parti à un gouvernement révolutionnaire provisoire, en vue de lutter sans merci contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires et de défendre les intérêts propres de la classe ouvrière ; les conditions indispensables de cette participation sont : le contrôle rigoureux du Parti sur ses mandataires et la sauvegarde constante de l’indépendance de la social-démocratie qui, aspirant à une révolution socialiste totale, est de ce fait même irréductiblement hostile à tous les partis bourgeois ; indépendamment de la possibilité d’une participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire, il importe de diffuser dans les plus larges milieux prolétariens l’idée de la nécessité d’une pression constante du prolétariat armé et dirigé par la social-démocratie sur le gouvernement provisoire dans le but de protéger, de consolider et d’élargir les conquêtes de la révolution. » (Ibidem, pp. 423-424.)

Les objections des menchéviks disant que le gouvernement provisoire serait quand même un gouvernement bourgeois ; qu’on ne saurait admettre la participation des social-démocrates à un tel gouvernement, si l’on ne veut pas recommencer la faute du socialiste français Millerand, qui avait fait partie d’un gouvernement bourgeois en France, — Lénine les écartait en montrant que les menchéviks confondaient ici deux choses différentes et révélaient leur incapacité d’aborder la question en marxistes : en France il s’agissait de la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois réactionnaire, alors qu’il n’y avait pas de situation révolutionnaire dans le pays, ce qui faisait un devoir aux socialistes de ne pas participer à ce gouvernement ; en Russie, il s’agit de la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois révolutionnaire, en lutte pour la victoire de la révolution, au moment où la révolution bat son plein, circonstance qui rend admissible et, les conditions étant favorables, obligatoire la participation des social-démocrates à ce gouvernement, pour battre la contre-révolution non seulement « d’en bas », du dehors, mais aussi « d’en haut », du sein du gouvernement.

3° Tout en luttant pour la victoire de la révolution bourgeoise et la conquête de la République démocratique, Lénine ne pensait pas le moins du monde s’en tenir à l’étape démocratique et limiter l’élan du mouvement révolutionnaire à l’accomplissement de tâches démocratiques bourgeoises.

Au contraire : Lénine estimait qu’une fois les objectifs démocratiques atteints, la lutte du prolétariat et des autres masses exploitées devait commencer cette fois pour la révolution socialiste. 

Lénine savait cela, et considérait qu’il était du devoir de la social-démocratie de prendre toutes mesures utiles pour que la révolution démocratique bourgeoise se transformât en révolution socialiste.

Selon Lénine, la dictature du prolétariat et de la paysannerie était nécessaire non point pour terminer la révolution par la victoire sur le tsarisme, mais pour prolonger le plus possible l’état de révolution, pour réduire en poussière les débris de la contre-révolution, étendre la flamme de la révolution à l’Europe et après avoir, pendant ce temps, ménagé au prolétariat la possibilité de s’instruire politiquement et de s’organiser en une grande armée, — passer directement à la révolution socialiste.

À propos de l’envergure de la révolution bourgeoise et du ca­ractère que le Parti marxiste doit donner à cette envergure, Lénine écrivait :

« Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution dé­mocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie.

Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie.

Telles sont les tâches du prolétariat, tâches que les gens de la nouvelle Iskra [c’est-à-dire les menchéviks. — N. de la Réd.] présentent d’une façon si étriquée dans tous leurs raisonnements et toutes leurs résolutions sur l’envergure de la révolution. » (Ibidem, p. 496.)

Ou encore :

« À la tête du peuple entier, et surtout de la paysannerie, pour la liberté totale, pour une révolution démocratique conséquente, pour la République ! À la tête de tous les travailleurs et de tous les exploités, pour le socialisme !

Telle doit être pratiquement la politique du prolétariat révolutionnaire, tel est Je mot d’ordre de classe qui doit dominer, déterminer la solution de tous les problèmes tactiques, toutes les actions pratiques du parti ouvrier pendant la révolution. » (Ibidem, p. 508.)

Pour qu’il ne restât rien d’obscur, Lénine, deux mois après la parution de son livre Deux tactiques, donna encore les explications suivantes dans son article sur « L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan » :

« La révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, — et dans la mesure précise de nos forces, dans la mesure des forces du prolétariat conscient et organisé, — la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à moitié chemin. » (Ibidem, p. 540.)

Il y avait là une nouvelle conception du rapport entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, une nouvelle théorie du regroupement des forces autour du prolétariat, vers la fin de la révolution bourgeoise, pour passer directement à la révolution socialiste : la théorie de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste.

En établissant cette nouvelle conception, Lénine s’est appuyé d’abord sur la thèse célèbre de Marx à propos de la révolution ininterrompue, thèse formulée à la fin des années 40 du siècle dernier dans l’ « Adresse à la Ligue des communistes », et en second lieu, sur l’idée connue de Marx, au sujet de la nécessité de combiner le mouvement révolutionnaire paysan avec la révolution prolétarienne, idée qu’il formula dans une lettre adressée à Engels en 1856 et où il disait : « En Allemagne, tout dépendra de la possibilité d’appuyer la révolution prolétarienne par une réédition quelconque de la Guerre des paysans. »

Mais ces géniales pensées de Marx n’avaient pas été développées ultérieurement dans les ouvrages de Marx et d’Engels, et les théoriciens de la IIe Internationale avaient pris toutes mesures utiles pour les enterrer et les vouer à l’oubli.

Il était réservé à Lénine de tirer au grand jour les thèses oubliées de Marx et de les rétablir intégralement.

Mais en les rétablissant, Lénine ne s’est pas borné — d’ailleurs il n’aurait pu se borner — à les répéter simplement ; il les a développées plus avant, il les a transformées en une théorie harmonieuse de la révolution socialiste, en y introduisant un nouveau facteur, comme facteur obligatoire de la révolution socialiste : l’alliance du prolétariat et des éléments semi-prolétariens de la ville et de la campagne, comme une condition de la victoire de la révolution prolétarienne.

Cette conception réduisait en poussière les positions tactiques de la social-démocratie de l’Europe occidentale qui partait du point de vue qu’après la révolution bourgeoise les masses paysannes, y compris les masses de paysans pauvres, devaient nécessairement s’écarter de la révolution, ce qui fait qu’après la révolution bourgeoise devait intervenir une longue période de trêve, une longue période d’ « accalmie », de 50 à 100 ans si ce n’est plus, durant laquelle le prolétariat serait « pacifiquement » exploité, tandis que la bourgeoisie s’enrichirait « légitimement » jusqu’à ce que sonne l’heure d’une nouvelle révolution, de la révolution socialiste.

Lénine donnait une nouvelle théorie de la révolution socialiste, réalisée non par le prolétariat isolé contre toutela bourgeoisie, mais par le prolétariat exerçant l’hégémonie et disposant d’alliés en la personne des éléments semi-prolétariens de la population, en la personne des innombrables « masses de travailleurs et d’exploités ».

D’après cette théorie, l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise, — le prolétariat étant allié à la paysannerie, — devait se transformer en hégémonie du prolétariat dans la révolution socialiste, le prolétariat étant allié aux autres masses de travailleurs et d’exploités ; et la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie devait préparer le terrain pour la dictature socialiste du prolétariat.

Cette théorie renversait la théorie accréditée auprès des social-démocrates d’Europe occidentale, qui niaient les possibilités révolutionnaires des masses semi-prolétariennes de la ville et de la campagne, et qui partaient du point de vue qu’ « en dehors de la bourgeoisie et du prolétariat, nous ne voyons pas d’autres forces sociales sur lesquelles puissent s’appuyer, chez nous, les combinaisons d’opposition ou révolutionnaires » (déclaration de Plékhanov, typique pour les social-démocrates d’Europe occidentale) .

Les social-démocrates d’Europe occidentale estimaient que dans la révolution socialiste, le prolétariat serait seul contre toute la bourgeoisie, sans alliés, contre toutes les classes et couches non prolétariennes.

Ils ne voulaient pas tenir compte du fait que le capital exploite non seulement les prolétaires, mais aussi les masses innombrables des couches semi-prolétariennes de la ville et de la campagne, opprimées par le capitalisme et capables d’être les alliés du prolétariat dans la lutte qu’il soutient pour affranchir la société du joug capitaliste.

C’est pourquoi les social-démocrates d’Europe occidentale estimaient que pour une révolution socialiste, les conditions n’étaient pas encore mûres en Europe, qu’on ne pourrait les considérer comme telles que lorsque le prolétariat serait devenu la majorité de la nation, la majorité de la société, en conséquence du développement économique à venir de la société.

La théorie de la révolution socialiste formulée par Lénine renversait résolument cette conception viciée et antiprolétarienne des social-démocrates d’Europe occidentale.

La théorie de Lénine ne concluait pas encore directement à la possibilité, pour le socialisme, de vaincre dans un seul pays pris à part.

Mais elle renfermait tous les éléments, ou presque tous les éléments essentiels qui étaient nécessaires pour tirer tôt ou tard cette conclusion.

On sait que Lénine y arriva en 1915, c’est-à-dire dix ans plus tard.

Tels sont les principes tactiques essentiels développés par Lénine dans son ouvrage magistral Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

L’importance historique de cet ouvrage de Lénine, c’est tout d’abord qu’il a battu idéologiquement la conception tactique petite-bourgeoise des menchéviks ; il a armé la classe ouvrière de Russie pour le développement ultérieur de la révolution démocratique bourgeoise, pour un nouvel assaut contre le tsarisme ; il a donné aux social-démocrates russes des vues claires sur la nécessité de transformer la révolution bourgeoise en révolution socialiste.

Mais là ne se borne pas l’importance de l’ouvrage de Lénine.

Ce qui fait sa valeur inestimable, c’est qu’il a enrichi le marxisme d’une nouvelle théorie de la révolution, qu’il a jeté les bases de la tactique révolutionnaire du Parti bolchévik à l’aide de laquelle, en 1917, le prolétariat de notre pays a remporté la victoire sur le capitalisme.

4. L’essor révolutionnaire se poursuit. Grève politique générale d’octobre 1905. Le tsarisme bat en retraite. Le manifeste du tsar. Formation des Soviets de députés ouvriers.

À l’automne 1905, le mouvement révolutionnaire avait gagné le pays entier. Il montait avec une force irrésistible.

Le 19 septembre éclatait à Moscou la grève des typographes.

Elle gagna Pétersbourg et nombre d’autres villes. À Moscou même, la grève des typographes, soutenue par les ouvriers des autres industries, se transforma en grève politique générale.

Au début d’octobre, la grève éclatait sur le chemin de fer Moscou-Kazan.

Un jour après, tout le réseau des chemins de fer de Moscou débrayait. Le mouvement s’étendit bientôt à tous les chemins de fer du pays.

La poste et le télégraphe avaient cessé le travail. Des milliers d’ouvriers se réunissaient en meetings dans les différentes villes de Russie et décidaient d’arrêter le travail.

La grève gagnait de fabrique en fabrique, d’usine en usine, de ville en ville, de région en région. Les ouvriers en grève étaient rejoints par les petits employés, les étudiants, les intellectuels, avocats, ingénieurs, médecins.

La grève politique d’octobre devint générale, embrassant presque tout le pays jusqu’aux régions les plus lointaines, entraînant presque tous les ouvriers jusqu’aux couches les plus arriérées ; elle englobait près d’un million d’ouvriers industriels, sans compter les cheminots, les employés des P.T.T. et autres, qui enregistraient également un grand nombre de grévistes.

Toute la vie du pays était arrêtée. Les forces du gouvernement étaient paralysées. C’est la classe ouvrière qui prenait la direction de la lutte des masses populaires contre l’autocratie.

Le mot d’ordre des bolchéviks sur la grève politique de masse portait ses fruits.

La grève générale d’octobre, qui montrait la force, la puissance du mouvement prolétarien, obligea le tsar, saisi d’une frayeur mortelle, à lancer le manifeste du 17 octobre 1905.

Il y promettait au peuple « les bases immuables de la liberté civile : inviolabilité véritable de la personne, liberté de conscience, de parole, droit de réunion et d’association ».

Promesse était faite de réunir une Douma législative, en faisant participer aux élections toutes les classes de la population.

C’est ainsi que la Douma purement consultative de Boulyguine était balayée par la poussée de la révolution.

La tactique bolchévique de boycottage de cette Douma s’était avérée juste.

Et cependant le manifeste du 17 octobre était une mystification des masses populaires, une ruse du tsar, une sorte de trêve dont le tsar avait besoin pour endormir les naïfs, gagner du temps, rassembler ses forces, afin de pouvoir s’abattre ensuite sur la révolution.

Le gouvernement tsariste, en paroles, avait promis la liberté ; en fait, il ne donna rien de substantiel. Les ouvriers et les paysans ne reçurent rien du gouvernement, que des promesses.

Au lieu de la large amnistie politique attendue, on n’amnistia le 21 octobre qu’une partie insignifiante des détenus politiques.

Simultanément, afin de diviser les forces du peuple, le gouvernement organisait une série de sanglants pogroms contre les Juifs au cours desquels des milliers et des milliers d’hommes trouvèrent la mort ; en outre, pour réprimer la révolution, il créait des organisations policières d’hommes de main : l’ « Union du peuple russe », l’ « Union de l’Archange Saint-Michel ».

Ce sont ces organisations, dans lesquelles les propriétaires fonciers réactionnaires, les gros marchands, les popes avec les éléments déclassés — individus sans aveu — jouaient un rôle important, que le peuple baptisa du nom de « Cent-Noirs ».

Les Cent-Noirs matraquaient et assassinaient ouvertement, avec la complicité de la police, les ouvriers d’avant-garde, les intellectuels révolutionnaires, les étudiants ; ils incendiaient et mitraillaient les meetings et les réunions de citoyens.

Voilà tout ce qu’avait donné le manifeste du tsar !

Il y avait alors un couplet en vogue dans le peuple :

« Le tsar terrifié lance un manifeste : Aux morts, la liberté, aux vivants la prison  ! »

Les bolchéviks expliquaient aux masses que le manifeste du 17 octobre était un piège.

La conduite du gouvernement, après le manifeste, était stigmatisée par eux comme une provocation.

Les bolchéviks appelaient les ouvriers à prendre les armes, à préparer l’insurrection armée.

Les ouvriers s’attelèrent encore plus énergiquement à la formation de détachements de combat.

Ils avaient compris que la première victoire du 17 octobre, arrachée par la grève politique générale, leur imposait de nouveaux efforts, une nouvelle lutte pour le renversement du tsarisme.

Lénine considérait que le manifeste du 17 octobre marquait un certain équilibre des forces alors que le prolétariat et la paysannerie ont arraché le manifeste au tsar, mais ne sont pas encore en mesure de jeter bas le tsarisme, cependant que le tsarisme ne peut plus gouverner uniquement à l’aide des vieux moyens et qu’il est obligé de promettre en paroles les « libertés civiles » et une Douma « législative ».

Lors des journées orageuses de la grève politique d’octobre, dans le feu de la lutte contre le tsarisme, le génie créateur des masses révolutionnaires avait forgé une nouvelle arme puissante : les Soviets des députés ouvriers.

Les Soviets des députés ouvriers, qui réunissaient les délégués de toutes les fabriques et usines, étaient une organisation politique de masse de la classe ouvrière, encore sans exemple dans le monde.

Les Soviets apparus pour la première fois en 1905 ont été la préfiguration du pouvoir des Soviets, que devait créer le prolétariat en 1917, sous la direction du Parti bolchévik.

Les Soviets ont été une nouvelle forme révolutionnaire du génie créateur du peuple.

Ils ont été uniquement l’œuvre des couches révolutionnaires de la population ; ils renversaient toutes les lois et toutes les normes du tsarisme.

Ils représentaient une des manifestations de l’initiative du peuple qui se dressait pour la lutte contre le tsarisme.

Les bolchéviks considéraient les Soviets comme les embryons du pouvoir révolutionnaire.

Ils estimaient que la force et l’importance des Soviets dépendaient entièrement de la force et du succès de l’insurrection.

Les menchéviks ne considéraient les Soviets ni comme des organes embryonnaires du pouvoir révolutionnaire, ni comme des organes d’insurrection.

C’étaient pour eux les organismes d’une administration locale, autonome, quelque chose comme des municipalités démocratisées.

C’est le 13 (26) octobre 1905 que, dans toutes les fabriques et usines de Pétersbourg, on procéda à l’élection du Soviet des députés ouvriers.

La même nuit, le Soviet tint sa première séance.

À l’exemple de Pétersbourg, un Soviet des députés ouvriers se constitua à Moscou.

Le Soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, en sa qualité de Soviet du plus grand centre industriel et révolutionnaire de Russie, de la capitale de l’empire des tsars, aurait dû jouer un rôle décisif dans la révolution de 1905.

Mais il ne put s’acquitter de ses tâches par suite d’une direction mauvaise, menchévique.

On sait qu’à ce moment Lénine ne se trouvait pas à Pétersbourg ; il était encore à l’étranger.

Les menchéviks profitèrent de son absence pour se faufiler au Soviet de Pétersbourg et s’y emparer de la direction.

Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les menchéviks Khroustalev, Trotski, Parvus et les autres aient réussi à tourner le Soviet de Pétersbourg contre la politique d’insurrection.

Au lieu de rapprocher du Soviet les soldats et de les unir dans une lutte commune, ils demandaient le retrait des soldats de Pétersbourg.

Au lieu d’armer les ouvriers et de les préparer à l’insurrection, le Soviet piétinait sur place, en s’affirmant contre les préparatifs d’insurrection.

Tout autre fut le rôle que joua dans la révolution le Soviet des députés ouvriers de Moscou.

Dès les premiers jours de son existence, il pratiqua une politique révolutionnaire jusqu’au bout.

La direction dans ce Soviet appartenait aux bolchéviks. Grâce à eux, on vit se former à Moscou, à côté du Soviet des députés ouvriers, le Soviet des députés soldats.

Le Soviet de Moscou devint l’organe de l’insurrection armée.

D’octobre à décembre 1905, des Soviets de députés ouvriers furent créés dans plusieurs villes importantes et dans presque tous les centres ouvriers.

Des tentatives furent faites pour organiser des Soviets de députés soldats et matelots, et pour les unir avec les Soviets des députés ouvriers.

Çà et là, il se constitua des Soviets de députés ouvriers et paysans.

L’influence des Soviets était considérable.

Bien que leur apparition fût souvent spontanée, qu’ils ne fussent pas régularisés et que leur composition fût assez vague, ils agissaient en tant que pouvoir.

D’autorité, les Soviets réalisaient la liberté de la presse, appliquaient la journée de huit heures, appelaient le peuple à ne pas payer les impôts au gouvernement tsariste.

Dans certains cas, ils confisquaient l’argent du gouvernement tsariste et l’affectaient aux besoins de la révolution.

5. Insurrection armée de décembre. Défaite de l’insurrection. La révolution recule. La première Douma d’État. Le IVe congrès (congrès d’unification) du Parti.

En octobre et novembre 1905, la lutte révolutionnaire des masses continua à se développer avec une force irrésistible.

Les grèves ouvrières se poursuivaient. La lutte des paysans contre les propriétaires fonciers prit, en automne 1905, de vastes proportions.

Le mouvement se généralisa à plus d’un tiers des districts du pays.

De véritables soulèvements paysans déferlaient sur les provinces de Saratov, Tambov, Tchernigov, Titlis, Koutaïs, d’autres encore.

Et cependant la poussée des masses paysannes restait insuffisante.

Le mouvement manquait d’organisation et de direction.

Les troubles se multiplièrent aussi parmi les soldats dans plusieurs villes : Tiflis, Vladivostok, Tachkent, Samarkand, Koursk, Soukhoumi, Varsovie, Kiev, Riga.

Une révolte éclata à Cronstadt, ainsi que parmi les matelots de la flotte de la mer Noire, à Sébastopol (en novembre 1905). Mais, faute d’être liés entre eux, ces soulèvements furent écrasés par le tsarisme.

Les soulèvements dans les unités de l’armée et de la flotte avaient souvent pour motifs la brutalité des officiers, la mauvaise nourriture (« révoltes des fayots »), etc.

La masse des matelots et des soldats insurgés n’avait pas encore une claire conscience de la nécessité de renverser le gouvernement tsariste, de la nécessité de poursuivre énergiquement la lutte armée.

Les matelots et soldats en révolte étaient encore d’humeur trop pacifique, trop placide ; souvent ils faisaient la faute de remettre en liberté les officiers arrêtés au début de la révolte et se laissaient endormir par les promesses et les exhortations des chefs.

La révolution touchait de près à l’insurrection armée.

Les bolchéviks appelaient les masses à l’insurrection armée contre le tsar et les propriétaires fonciers ; ils leur expliquaient qu’elle était inévitable.

Sans se lasser, ils la préparaient.

Ils menaient l’action révolutionnaire auprès des soldats et des matelots ; des organisations militaires du Parti furent créées dans l’armée.

Dans plusieurs villes, on forma des détachements ouvriers de combat, auxquels on apprenait le maniement des armes. On organisa l’achat d’armes à l’étranger et leur expédition clandestine en Russie.

Des militants en vue du Parti prenaient part à l’organisation des transports d’armes.

En novembre 1905, Lénine rentrait en Russie. Se cachant des gendarmes et des espions du tsar, Lénine prit, en ces jours, une part directe à la préparation de l’insurrection armée. Ses articles du journal bolchévik Novaïa Jizn [la Vie nouvelle] servaient de directives au travail quotidien du Parti.

Pendant ce temps, le camarade Staline accomplissait un immense travail révolutionnaire en Transcaucasie.

Il démasquait et confondait les menchéviks, comme adversaires de la révolution et de l’insurrection armée.

Il préparait avec fermeté les ouvriers au combat décisif contre l’autocratie.

Dans un meeting, à Tiflis, le jour de la proclamation du manifeste du tsar, le camarade Staline dit aux ouvriers :

« Que nous faut-il pour vaincre effectivement ? Trois choses : premièrement, nous armer ; deuxièmement, nous armer ; troisièmement, encore et encore une fois nous armer. »

En décembre 1905, une conférence bolchévique se réunit à Tammerfors, en Finlande.

Bien que les bolchéviks et les menchéviks fussent officiellement dans un seul et même parti social-démocrate, ils n’en formaient pas moins deux partis distincts, avec leur centre respectif.

C’est à cette conférence que Lénine et Staline se virent pour la première fois : jusque-là, ils avaient été en relations par correspondance ou par le truchement de camarades.

Deux des décisions de la conférence de Tammerfors méritent d’être signalées : l’une sur le rétablissement de l’unité dans le Parti, pratiquement scindé en deux partis ; l’autre, sur le boycottage de la première Douma, dite Douma de Witte.

Etant donné qu’à ce moment-là, l’insurrection armée avait déjà commencé à Moscou, la conférence, sur le conseil de Lénine, termina rapidement ses travaux, et les délégués rentrèrent chez eux pour prendre part à l’insurrection.

Cependant le gouvernement tsariste ne dormait pas non plus.

Lui aussi, il se préparait à la lutte décisive. Après avoir signé la paix avec le Japon et allégé par là sa situation difficile, il passa à l’offensive contre les ouvriers et les paysans.

Il proclama la loi martiale dans plusieurs provinces touchées par les soulèvements paysans, et donna cette consigne féroce : « Pas de prisonniers », « Ne pas ménager les cartouches » ; il lança l’ordre d’arrêter les dirigeants du mouvement révolutionnaire et de disperser les Soviets des députés ouvriers.

Les bolchéviks de Moscou et le Soviet des députés ouvriers de la ville, dont ils assumaient la direction et qui était lié aux grandes masses ouvrières, décidèrent alors de procéder à la préparation immédiate de l’insurrection armée.

Le 5 (18) décembre, le Comité de Moscou adopta la décision suivante : proposer au Soviet de déclarer la grève politique générale, pour la transformer, en cours de lutte, en insurrection.

Cette décision fut appuyée dans les réunions ouvrières de masse. Le Soviet de Moscou, se conformant à la volonté de la classe ouvrière, résolut à l’unanimité de déclencher la grève politique générale.

Le prolétariat de Moscou, en commençant l’insurrection, avait sa propre organisation de combat : près de mille hommes, dont plus de la moitié étaient des bolchéviks.

Des détachements de combat existaient aussi dans plusieurs fabriques de Moscou. Au total, les insurgés comptaient dans leurs détachements de combat près de deux mille hommes.

Les ouvriers pensaient pouvoir neutraliser la garnison, en détacher une partie et l’entraîner derrière eux.

C’est le 7 (20) décembre que la grève politique éclata à Moscou.

On ne put cependant la généraliser à l’ensemble du pays : la grève ayant été insuffisamment soutenue à Pétersbourg, ce fait avait, dès le début, diminué les chances de succès de l’insurrection.

Le chemin de fer Nicolas, aujourd’hui chemin de fer d’Octobre, était resté aux mains du gouvernement tsariste.

La circulation n’avait pas été arrêtée sur cette ligne, et le gouvernement put dépêcher de Pétersbourg à Moscou les régiments de la garde pour écraser l’insurrection.

À Moscou même, la garnison hésitait.

Si les ouvriers avaient déclenché l’insurrection, c’était, en partie, parce qu’ils avaient compté sur le soutien de la garnison.

Mais les révolutionnaires laissèrent échapper le moment propice, et le gouvernement tsariste put faire cesser les troubles dans la garnison.

Le 9 (22) décembre, les premières barricades s’élevaient à Moscou.

Bientôt les rues de la ville en furent couvertes. Le gouvernement tsariste fit donner l’artillerie.

Il avait massé des troupes de beaucoup supérieures aux forces insurgées.

Pendant neuf jours, plusieurs milliers d’ouvriers armés luttèrent héroïquement.

C’est seulement après avoir fait venir des régiments de Pétersbourg, de Tver et du territoire de l’Ouest, que le tsarisme put écraser l’insurrection.

Les organes dirigeants de l’insurrection avaient été en partie arrêtés à la veille du combat, en partie isolés.

On arrêta le comité bolchévik de Moscou. L’action armée se morcela en insurrections de divers quartiers coupés les uns des autres.

Privés de leur centre de direction, dépourvus d’un plan de lutte pour l’ensemble de la ville, les quartiers s’en tinrent principalement à la défensive.

Telle fut, comme l’a signalé plus tard Lénine, la raison essentielle de la faiblesse de l’insurrection de Moscou et l’une des causes de sa défaite.

C’est au quartier de Moscou nommé Krasnaïa-Presnia que l’insurrection fut particulièrement opiniâtre et acharnée.

Krasnaïa-Presnia fut la principale citadelle, le centre de l’insurrection.

Là étaient réunis les meilleurs détachements de combat dirigés par les bolchéviks.

Mais Krasnaïa-Presnia fut écrasée par le fer et par le feu, et noyée dans le sang ; elle flambait dans les incendies allumés par l’artillerie.

L’insurrection de Moscou était abattue.

Cependant, l’insurrection n’avait pas été déclenchée uniquement à Moscou.

Des soulèvements révolutionnaires déferlèrent également dans une série d’autres villes et d’autres régions.

Il y eut des insurrections armées à Krasnoïarsk, Motovilikha (Perm), Novorossiisk, Sormovo, Sébastopol, Cronstadt.

Les nationalités opprimées de Russie prirent à leur tour les armes.

Presque toute la Géorgie fut touchée par l’insurrection. Une insurrection importante éclata en Ukraine, dans le bassin du Donetz : Gorlovka, Alexandrovsk, Lougansk (actuellement Vorochilovgrad).

La lutte prit un caractère acharné en Lettonie. En Finlande, les ouvriers créèrent leur Garde rouge et déclenchèrent le soulèvement.

Mais toutes ces insurrections, comme celle de Moscou, furent écrasées par le tsarisme avec une férocité inhumaine.

Menchéviks et bolchéviks appréciaient différemment l’insurrection armée de décembre.

Le menchévik Plékhanov, après l’insurrection armée, lança ce reproche au Parti : « II ne fallait pas prendre les armes ! »

Les menchéviks cherchèrent à démontrer que l’insurrection était chose inutile et nuisible ; que l’on pouvait s’en passer dans la révolution ; que l’on pouvait aboutir au succès, non par l’insurrection armée, mais par des moyens de lutte pacifiques.

Quant aux bolchéviks, ils stigmatisèrent cette appréciation comme une trahison.

Ils estimaient que l’expérience de l’insurrection armée de Moscou n’avait fait que confirmer la possibilité, pour la classe ouvrière, de mener avec succès la lutte armée.

Au reproche de Plékhanov « II ne fallait pas prendre les armes », Lénine répondit :

« Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et dans un esprit plus offensif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 545)

L’insurrection de décembre 1905 marqua le point culminant de la révolution.

En décembre, l’autocratie tsariste triomphe de l’insurrection.

À la suite de la défaite, un tournant s’opère : la révolution commence peu à peu à se replier.

Après avoir monté, la révolution décline progressivement.

Le gouvernement tsariste se hâta d’exploiter cette défaite pour donner le coup de grâce à la révolution.

Bourreaux et geôliers tsaristes déployaient une activité sanglante.

En Pologne, en Lettonie, en Estonie, en Transcaucasie, en Sibérie, les expéditions punitives sévissaient à plein.

Cependant la révolution n’était pas encore écrasée. Les ouvriers et les paysans révolutionnaires se repliaient lentement, en livrant combat.

De nouvelles couches ouvrières furent entraînées à la lutte. En 1906, les grèves englobèrent plus d’un million d’ouvriers.

En 1907, 740.000. Dans le premier semestre de 1906, le mouvement paysan toucha près de la moitié des districts de la Russie tsariste ; dans le second semestre, un cinquième de tous les districts.

Les troubles continuèrent dans l’armée et dans la flotte.

Le gouvernement tsariste, dans sa lutte contre la révolution, ne se borna pas aux seules mesures répressives.

Après avoir obtenu un premier succès par la répression, il décida de porter un autre coup à la révolution en convoquant une nouvelle Douma, une Douma « législative ».

Ce qu’il espérait par là, c’était détacher les paysans de la révolution pour la terrasser. En décembre 1905, il promulgua donc une loi sur la convocation d’une nouvelle Douma dite « législative » à la différence de la vieille Douma, de la Douma « consultative » de Boulyguine, qui avait été balayée par le boycottage bolchévik. La loi électorale du tsar était, bien entendu, antidémocratique. Les élections ne se faisaient pas au suffrage universel.

Plus de la moitié de la population était purement et simplement privée du droit de vote, par exemple les femmes et plus de deux millions d’ouvriers.

Les élections n’étaient pas égales ; les électeurs avaient été partagés en 4 curies, comme on disait alors : la curie de la propriété terrienne (propriétaires fonciers), la curie des villes (bourgeoisie), la curie paysanne et la curie ouvrière.

Les élections n’étaient pas directes, mais à plusieurs degrés. Le scrutin, en réalité, n’était pas secret.

Dans la Douma, la loi électorale assurait à une poignée de propriétaires fonciers et de capitalistes une prédominance considérable sur des millions d’ouvriers et de paysans.

Par la Douma, le tsar voulait détourner les masses de la révolution.

Une partie considérable de la paysannerie croyait encore, en ce temps-la, à la possibilité de recevoir la terre par la Douma.

Cadets, menchéviks et socialistes-révolutionnaires trompaient les ouvriers et les paysans, en disant qu’on pouvait réaliser le régime voulu par le peuple sans insurrection ni révolution.

C’est dans la lutte contre cette mystification du peuple que les bolchéviks proclamèrent et réalisèrent la tactique de boycottage de la Ire Douma d’État, conformément à la décision prise par la conférence de Tammerfors.

En luttant contre le tsarisme, les ouvriers exigeaient que fût réalisée l’unité des forces du Parti, que le parti du prolétariat fût unifié.

Forts de la décision déjà citée de la conférence de Tammerfors sur l’unité, les bolchéviks appuyèrent cette revendication des ouvriers et proposèrent aux menchéviks de convoquer un congrès d’unification du Parti.

Et sous la poussée des masses ouvrières, les menchéviks durent accepter l’unification.

Lénine était pour l’unification, mais pour une unification qui n’escamote pas les divergences dans les problèmes de la révolution.

Les conciliateurs (Bogdanov, Krassine et autres), qui s’efforçaient de démontrer qu’il n’y avait pas de divergences sérieuses entre bolchéviks et menchéviks, avaient causé un grand préjudice au Parti.

Dans sa lutte contre eux, Lénine exigea des bolchéviks qu’ils se présentent au congrès avec leur propre plate-forme, afin que les ouvriers voient clairement sur quelles positions se plaçaient les bolchéviks et sur quelle base se faisait l’unification.

Cette plate-forme, les bolchéviks l’élaborèrent et la soumirent à la discussion des membres du Parti.

C’est ainsi qu’en avril 1906 se réunit à Stockholm le IVe congrès du P.O.S.D.R., dit Congrès d’unité. Y participaient 111 délégués avec voix délibérative, qui représentaient 57 organisations locales du Parti.

Au congrès assistaient en outre les représentants des partis social-démocrates nationaux : 3 du Bund, 3 du Parti social-démocrate polonais et 3 de l’organisation social-démocrate de Lettonie.

Les organisations bolchéviques ayant été durement éprouvées pendant et après l’insurrection de décembre, toutes n’avaient pas pu envoyer des délégués.

D’autre part, pendant les « jours de liberté » de 1905, les menchéviks avaient accepté dans leurs rangs une masse d’intellectuels petits-bourgeois, qui n’avaient rien de commun avec le marxisme révolutionnaire.

Il suffit de dire que les menchéviks de Tiflis (il n’y avait pas beaucoup d’ouvriers industriels dans cette ville) avaient envoyé au congrès autant de délégués que la plus grande organisation prolétarienne, celle de pétersbourg.

Aussi une majorité du congrès, insignifiante il est vrai, se trouva-t-elle du côté des menchéviks.

Cette composition du congrès détermina le caractère menchévik des décisions dans tout un ensemble de questions. L’unité réalisée à ce congrès fut purement formelle. 

En réalité, bolchéviks et menchéviks maintinrent leurs conceptions respectives et leurs organisations propres.

Les principales questions examinées au IVe congrès furent les suivantes : question agraire, situation actuelle et objectifs de classe du prolétariat, attitude à prendre envers la Douma d’État, questions d’organisation.

Bien que les menchéviks fussent en majorité au congrès, ils durent, pour ne pas écarter les ouvriers, adopter la formule préconisée par Lénine pour l’article premier des statuts, sur la qualité de membre du parti.

Dans la question agraire, Lénine défendit la nationalisation du sol.

Il estimait que cette nationalisation n’était possible qu’avec la victoire de la révolution, qu’après le renversement du tsarisme.

En ce cas, la nationalisation de la terre faciliterait au prolétariat, allié aux paysans pauvres, le passage à la révolution socialiste.

La nationalisation de la terre impliquait la confiscation, sans indemnité, de toutes les terres seigneuriales au profit des paysans.

Le programme agraire bolchévik appelait les paysans à la révolution contre le tsar et les propriétaires fonciers.

Tout autres étaient les positions des menchéviks.

Ils défendaient un programme de municipalisation. 

D’après ce programme, les terres seigneuriales n’étaient pas remises aux communautés paysannes, ni en libre disposition, ni même en jouissance, mais elles étaient mises à la disposition des municipalités (c’est-à-dire des administrations locales autonomes ou zemstvos), et les paysans devaient prendre à bail cette terre, chacun dans la mesure de ses moyens.

Le programme menchévik de municipalisation était un programme de conciliation et, par conséquent, un programme nuisible à la révolution.

Il ne pouvait mobiliser les paysans pour la lutte révolutionnaire ; il ne visait pas à la suppression complète de la propriété seigneuriale de la terre.

Le programme menchévik envisageait une issue bâtarde de la révolution. Les menchéviks ne voulaient pas dresser les paysans pour la révolution.

Pourtant le congrès adopta à la majorité des voix le programme menchévik.

C’est surtout à propos de la résolution sur la situation actuelle et sur la Douma d’État que les menchéviks dévoilèrent leur fond antiprolétarien et opportuniste.

Le menchévik Martynov s’éleva ouvertement contre l’hégémonie du prolétariat dans la révolution et pour répondre aux menchéviks, le camarade Staline posa la question de front :

« Ou l’hégémonie du prolétariat, ou l’hégémonie de la bourgeoisie démocratique, voilà comment se pose la question dans le Parti, voilà sur quoi portent nos divergences. »

Quant à la Douma d’État, les menchéviks la glorifiaient dans leur résolution comme le meilleur moyen de résoudre les problèmes de la révolution, d’affranchir le peuple du tsarisme.

Les bolchéviks, au contraire, regardaient la Douma comme un appendice impuissant du tsarisme, comme un paravent qui était destiné à masquer les plaies du tsarisme et que celui-ci rejetterait aussitôt qu’il serait devenu incommode.

Le Comité central élu au IVe congrès comprit 3 bolchéviks et 6 menchéviks.

Les menchéviks entrèrent seuls à la rédaction de l’organe central. Il était évident que la lutte allait continuer à l’intérieur du Parti.

Et en effet la lutte entre bolchéviks et menchéviks redoubla de force après le IVe congrès.

Dans les organisations locales officiellement unifiées on voyait très souvent deux rapporteurs faire chacun son compte rendu du congrès : l’un, de la part des bolchéviks, l’autre de la part des menchéviks.

Après discussion des deux lignes, la majorité des membres de l’organisation se ralliaient le plus souvent aux bolchéviks.

La vie prouvait de mieux en mieux que les bolchéviks avaient raison.

Le Comité central menchévik élu au IVecongrès révéla de plus en plus son opportunisme, son incapacité totale à diriger la lutte révolutionnaire des masses.

En été et en automne 1906, la lutte révolutionnaire des masses reprit de l’intensité.

A Cronstadt et à Sveaborg, les matelots se soulevèrent. La lutte des paysans contre les propriétaires fonciers se déchaîna.

Et le Comité central menchévik formulait des mots d’ordre opportunistes que les masses ne suivaient pas !

6. Dissolution de la Ire douma d’État. Convocation de la IIe Douma d’État. Le Ve congrès du Parti. Dissolution de la IIe douma d’État. Causes de la défaite de la première révolution russe.

La Ire Douma d’État s’étant montrée insuffisamment docile, le gouvernement tsariste en prononça la dissolution en été 1906.

Il renforça encore la répression contre le peuple, fit sévir à travers le pays les expéditions punitives, et proclama sa décision de convoquer à bref délai la IIe Douma d’État.

L’arrogance du gouvernement devenait manifeste. Il ne craignait plus la révolution qu’il voyait décroître.

Les bolchéviks eurent à résoudre la question, de savoir s’ils allaient participer à la IIe Douma ou la boycotter.

Par boycottage, les bolchéviks entendaient d’ordinaire le boycottage actif, et non une simple abstention) passive aux élections.

Ils considéraient le boycottage actif comme un moyen révolutionnaire de mettre le peuple en garde contre la tentative du tsar de faire passer le peuple du chemin de la révolution dans celui de la « constitution » tsariste ; comme un moyen de faire échec à cette tentative et d’organiser un nouvel assaut du peuple contre le tsarisme.

L’expérience du boycottage de la Douma de Boulyguine avait montré que « le boycottage était la seule tactique juste, entièrement confirmée par les événements ». (Ibidem, p. 552).

Ce boycottage avait réussi parce qu’il avait non seulement préservé le peuple du danger de suivre la voie de la constitution tsariste mais qu’il avait fait échec à la Douma avant même qu’elle fût née.

Il avait réussi parce qu’appliqué en période d’essor grandissant de la révolution et soutenu par cet essor, et non en période de déclin de la révolution, — car on ne pouvait faire échec à la Douma qu’en période d’essor de la révolution.

Le boycottage de la Douma de Witte, c’est-à-dire de la Ire Douma, fut réalisé après la défaite de l’insurrection de décembre, dont le tsar était sorti vainqueur, c’est-à-dire dans un moment où l’on pouvait penser que la révolution déclinait.

« Mais, écrivait Lénine, il va de soi que cette victoire [du tsar. — N. de la Réd.], il n’y avait pas encore lieu de la considérer comme une victoire décisive.

L’insurrection de décembre 1905 avait eu comme prolongement toute la série des soulèvements militaires et des grèves, dissociés et partiels, de l’été 1906.

Le mot d’ordre de boycottage de la Douma de Witte avait été celui de la lutte pour la concentration et la généralisation de ces soulèvements. » (Lénine, t. XII, p. 20, éd. russe.)

Ce boycottage n’avait pu faire échec à la Douma, encore qu’il compromît notablement son autorité et affaiblît la foi qu’avait en elle une partie de la population ; il n’avait pu faire échec à la Douma, parce que réalisé, comme cela était apparu clairement par la suite, dans les conditions du déclin, de la décadence de la révolution.

Voilà pourquoi le boycottage de la Ire Douma, en 1906, ne réussit pas.

Sur ce sujet, Lénine a écrit dans sa célèbre brochure La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :

« Le boycottage bolchévik du « parlement » en 1905 enrichit le prolétariat révolutionnaire d’une expérience politique extrêmement précieuse, en lui montrant qu’il est parfois utile et même obligatoire, — lorsqu’on use simultanément des formes de lutte légales et illégales, parlementaires et extra-parlementaires, — de savoir renoncer aux formes parlementaires…

Ce fut déjà une erreur, quoique peu grave et facile à réparer, que le boycottage de la « Douma » par les bolchéviks en 1906…

Ce qui vaut pour les individus peut être appliqué, toutes choses égales d’ailleurs, à la politique et aux partis.

L’homme intelligent n’est pas celui qui ne fait pas de fautes. Ces gens-là n’existent pas et ne peuvent pas exister.

Celui-là est intelligent qui fait des fautes, pas très graves, et qui sait les corriger facilement et vite. » (Lénine, Œuvres choisies, t. II, p. 704, 1948)

En ce qui concerne lu IIe Douma d’État, Lénine estimait que, devant le changement de situation et le déclin de la révolution, les bolchéviks « devaient remettre en question le boycottage de la Douma d’État ». (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 551.)

« L’histoire a montré, écrivait Lénine, que lorsque se réunit la Douma, la possibilité se présente de faire une agitation utile à l’intérieur et autour de cette Douma ; que la tactique de rapprochement avec la paysannerie révolutionnaire contre les cadets est possible au sein de la Douma. » (Ibidem, p. 554.)

Il s’ensuivait qu’il faut savoir non seulement marcher à l’attaque avec décision, marcher à l’attaque aux premiers rangs, quand, la révolution marque un essor, mais aussi se replier dans les règles, se replier les derniers, quand l’essor a pris fin, en changeant de tactique d’après la situation changée ; ne pas se replier en désordre mais d’une façon organisée, avec calme, sans panique, en exploitant les moindres possibilités de soustraire les cadres aux coups de l’ennemi ; se reformer, accumuler des forces et se préparer à une nouvelle offensive.

Les bolchéviks décidèrent de participer aux élections pour la IIe Douma.

Mais ils allaient à la Douma, non pour y faire un travail « législatif » organique, en bloquant avec les cadets, comme le faisaient les menchéviks, mais pour se servir de la Douma comme d’une tribune dans l’intérêt de la révolution.

Le Comité central menchévik, au contraire, appelait à conclure des ententes électorales avec les cadets, à soutenir les cadets dans la Douma, qu’il considérait comme un organe législatif capable de mater le gouvernement tsariste.

La plupart des organisations du Parti se dressèrent contre la politique du Comité central menchévik.

Les bolchéviks exigèrent que fût convoqué un nouveau congrès.

En mai 1907 se réunit à Londres le Ve congrès du Parti. Le P.O.S.D.R. comptait à cette date (avec les organisations social-démocrates nationales) jusqu’à 150.000 membres.

Au total, 336 délégués assistèrent au congrès. Les bolchéviks étaient au nombre de 105 ; les menchéviks, de 97.

Les autres délégués représentaient les organisations social-démocrates nationales, celles des social-démocrates polonais et lettons et le Bund, qui avaient été admis dans le P.O.S.D.R. au congrès précédent.

Trotski essaya de constituer au congrès son petit groupe à lui, un groupe centriste, c’est-à-dire semi-menchévik, mais personne ne voulut le suivre.

Les bolchéviks qui avaient derrière eux les Polonais et les Lettons réunirent une majorité stable au congrès.

Une des principales questions débattues fut l’attitude à observer envers les partis bourgeois.

Cette question avait déjà fait l’objet d’une lutte entre bolchéviks et menchéviks au IIe congrès.

Le Ve congrès donna une appréciation bolchévique de tous les partis non prolétariens, — Cent-Noirs, octobristes, cadets, socialistes-révolutionnaires, — et adopta une tactique bolchévique à l’égard de ces partis.

Le congrès approuva la politique bolchévique et décida de mener une lutte implacable aussi bien contre les partis cent-noirs (« Union du peuple russe », monarchistes, Conseil de la noblesse unifiée) que contre l’ « Union du 17 octobre » (octobristes), le parti industriel et commercial et le parti de la « Rénovation pacifique ».

Tous ces partis étaient manifestement contre-révolutionnaires.

En ce qui concerne la bourgeoisie libérale, le parti cadet, le congrès proposa d’engager contre lui une campagne de dénonciation implacable.

Le congrès appelait à dénoncer le « démocratisme » hypocrite et mensonger du parti cadet, à lutter contre les tentatives de la bourgeoisie libérale de se mettre à la tête du mouvement paysan.

Quant aux partis dits populistes ou du travail (socialistes populaires, groupe du travail, socialistes-révolutionnaires), le congrès recommandait de dénoncer leurs tentatives de se camoufler en socialistes.

Cependant il admettait certaines ententes avec ces partis en vue d’organiser un assaut commun et simultané contre le tsarisme et contre la bourgeoisie cadette, pour autant que ces partis étaient à l’époque des partis démocratiques et traduisaient les intérêts de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes.

Dès avant le congrès, les menchéviks avaient proposé de convoquer ce qu’ils appelaient un « congrès ouvrier », auquel auraient participé social-démocrates, socialistes-révolutionnaires et anarchistes.

Ce congrès « ouvrier » devait créer quelque chose dans le genre d’un « parti sans-parti », ou encore d’un « large » parti ouvrier petit-bourgeois sans programme.

Lénine dénonça cette tentative archi nuisible des menchéviks, de liquider le parti ouvrier social-démocrate et de dissoudre le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière dans la masse petite-bourgeoise.

Le congrès condamna sévèrement le mot d’ordre menchévik de « congrès ouvrier ».

La question des syndicats prit une place à part dans les travaux du congrès.

Les menchéviks défendaient la « neutralité » des syndicats, c’est-à-dire qu’ils s’affirmaient contre le rôle dirigeant du Parti dans les syndicats.

Le congrès repoussa la proposition menchévique et adopta la résolution bolchévique sur les syndicats : elle indiquait que le Parti devait conquérir la direction idéologique et politique dans les syndicats.

Le Ve congrès signifia que les bolchéviks avaient remporté une grande victoire dans le mouvement ouvrier.

Mais les bolchéviks n’en tirèrent pas vanité, ils ne s’endormirent pas sur leurs lauriers.

Ce n’était pas ce que leur avait enseigné Lénine. Les bolchéviks savaient qu’ils auraient encore à lutter contre les menchéviks.

Dans son article « Notes d’un délégué », paru en 1907, le camarade Staline donne, des résultats du congrès, l’appréciation suivante :

« Le rassemblement effectif des ouvriers avancés de toute la Russie en un parti unique, sous le drapeau de la social-démocratie révolutionnaire, telle est la signification du congrès de Londres, tel en est le caractère général. »

Le camarade Staline cite des données relatives à la composition du congrès.

Il établit que les délégués bolchéviks avaient été envoyés au congrès principalement par les grandes régions industrielles (Pétersbourg, Moscou, Oural, Ivanovo-Voznessensk, etc.).

Quant aux menchéviks, ils avaient été délégués au congrès par les régions de petite production, où prédominaient les artisans, les semi-prolétaires, ainsi que par une série de régions essentiellement paysannes.

« II est clair, indiquait le camarade Staline en dressant le bilan du congrès, que la tactique des bolchéviks est celle des prolétaires de la grande industrie, celle des régions où les contradictions de classe sont particulièrement évidentes et la lutte de classe particulièrement violente. Le bolchévisme est la tactique des véritables prolétaires.

D’autre part, il n’est pas moins clair que la tactique des menchéviks est surtout celle des artisans et des semi-prolétaires paysans, celle des régions où les contradictions de classe ne sont pas tout à fait évidentes, où la lutte de classe est voilée. Le menchévisme est la tactique des éléments semi-bourgeois du prolétariat. C’est ce qu’attestent les chiffres. » (Procès verbaux du Ve congrès du P.O.S.D.R., pp. XI et XII, 1935, éd. russe.)

Avec la dissolution de la I » Douma, le tsar comptait en avoir une IIe, plus docile.

Mais la IIe Douma ne justifia pas, elle non plus, son attente.

Alors le tsar décida de la dissoudre à son tour et d’en convoquer une IIIe, sous le régime d’une loi électorale encore plus défavorable, avec l’espoir que cette Douma serait enfin plus docile.

C’est bientôt après le Ve congrès que le gouvernement tsariste opéra ce qu’on est convenu d’appeler le coup d’État du 3 juin : le 3 juin 1907, le tsar prononça la dissolution de la IIe Douma d’État.

La fraction social-démocrate de la Douma, qui comptait 65 députés-, fut arrêtée et déportée en Sibérie.

On promulgua une nouvelle loi électorale. Les droits des ouvriers et des paysans y étaient mutilés davantage encore.

Le gouvernement tsariste poursuivait son offensive.

Le ministre tsariste Stolypine déchaîna une répression sanglante contre les ouvriers et les paysans.

Des milliers d’ouvriers et de paysans révolutionnaires furent fusillés par les expéditions punitives, ou pendus.

Dans les geôles du tsar on martyrisait et on torturait les révolutionnaires. Les persécutions furent particulièrement féroces contre les organisations ouvrières et, en premier lieu, contre les bolchéviks.

Les limiers tsaristes cherchaient Lénine, qui vivait secrètement en Finlande. Ils voulaient se défaire du chef de la révolution.

Mais bravant mille dangers, Lénine réussit en décembre 1907 à repasser la frontière : il regagna l’émigration.

Et ce furent les sombres années de la réaction stolypinienne.

La première révolution russe s’était terminée par une défaite. Quelles raisons y avaient contribué ?

1° II n’y avait pas encore, dans la révolution, d’alliance solide entre les ouvriers et les paysans contre le tsarisme.

Les paysans s’étaient dressés pour la lutte contre les propriétaires fonciers, et ils acceptaient l’alliance avec les ouvriers contre les propriétaires ; mais ils ne comprenaient pas encore qu’il était impossible de renverser les propriétaires fonciers sans renverser le tsar ; ils ne comprenaient pas que le tsar faisait cause commune avec les propriétaires fonciers ; une partie considérable des paysans avait encore foi dans le tsar et fondait ses espérances sur la Douma tsariste.

Aussi beaucoup de paysans ne voulaient pas d’une alliance avec les ouvriers en vue de renverser le tsarisme.

Les paysans ajoutaient foi plus volontiers au parti conciliateur des socialistes-révolutionnaires qu’aux véritables révolutionnaires, les bolchéviks.

Résultat : la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers n’était pas suffisamment organisée. Lénine l’a indiqué :

« … les paysans agissaient de façon trop dispersée, inorganisée, leur offensive n’était pas suffisamment poussée ; et ce fut là une des causes essentielles de la défaite de la révolution. » (Lénine, t. XIX, p. 354, éd. russe.)

2° Le refus d’une partie importante des paysans de marcher avec les ouvriers pour renverser le tsarisme, apparaissait aussi dans l’attitude de l’armée, dont la majeure partie était composée de fils de paysans en capote de soldat.

Il y avait eu des troubles et des soulèvements dans certaines unités de l’armée tsariste, mais la plupart des soldats aidaient encore le tsar à réprimer les grèves et les soulèvements ouvriers.

3° Les ouvriers, eux non plus, n’agissaient pas avec assez de cohésion.

Les détachements avancés de la classe ouvrière ont déployé en 1905 une lutte révolutionnaire héroïque.

Les couches les plus arriérées, — ouvriers des provinces les moins industrielles, habitant le village, — ont été plus lentes à se mettre en branle.

Leur participation à la lutte révolutionnaire s’est développée surtout en 1906 ; mais à cette date, l’avant-garde de la classe ouvrière était déjà sensiblement affaiblie.

4° La classe ouvrière était la force d’avant-garde, la force essentielle de la révolution, mais l’unité et la cohésion nécessaires faisaient défaut dans les rangs du P.O.S.D.R., parti de la classe ouvrière.

Celui-ci était divisé en deux groupes : bolchéviks et menchéviks.

Les premiers suivaient une ligne révolutionnaire conséquente et appelaient les ouvriers à renverser le tsarisme.

Les menchéviks, par leur tactique de conciliation, freinaient la révolution, semaient la confusion dans l’esprit de beaucoup d’ouvriers, divisaient la classe ouvrière.

C’est pourquoi l’action des ouvriers ne fut pas toujours cohérente dans la révolution, et la classe ouvrière, qui manquait encore d’unité dans ses propres rangs, ne put devenir le vrai chef de la révolution.

5° Les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé l’autocratie tsariste à réprimer la révolution de 1905.

Les capitalistes étrangers craignaient pour les capitaux qu’ils avaient placés en Russie, et pour leurs immenses profits.

En outre, ils redoutaient qu’en cas de victoire de la révolution russe, les ouvriers des autres pays ne se lèvent’aussi pour la révolution.

C’est pourquoi les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé le tsar-bourreau.

Les banquiers français lui consentirent un emprunt important, destiné à écraser la révolution.

Le kaiser allemand tint sur pied une armée forte de milliers d’hommes, prête à intervenir pour aider le tsar.

6° La paix signée avec le Japon en septembre 1905 fut d’un grand secours pour le tsar.

C’étaient la défaite militaire et la montée formidable de la révolution qui l’avaient poussé à signer la paix au plus vite.

La défaite avait débilité le tsarisme ; la signature de la paix raffermit la situation du tsar.

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Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Formation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Apparition des fractions bolchévique et menchévique à l’intérieur du parti (1901-1904)

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

1. Essor du mouvement révolutionnaire en Russie, 1901-1904.

À la fin du XIXe siècle avait éclaté en Europe une crise industrielle, qui s’étendit bientôt à la Russie.

Dans les années de crise de 1900 à 1903, près de 3.000 entreprises grandes et petites fermèrent leurs portes.

On jeta à la rue plus de 100.000 ouvriers. Les salaires des ouvriers restés dans les entreprises étaient en forte baisse.

Les capitalistes retiraient aux ouvriers les quelques concessions que ceux-ci leur avaient arrachées dans des grèves économiques opiniâtres.

La crise industrielle, le chômage n’avaient ni arrêté, ni affaibli le mouvement ouvrier.

Au contraire, la lutte des ouvriers prit un caractère de plus en plus révolutionnaire. Des grèves économiques, ils passent aux grèves politiques.

Enfin, ils déclenchent des manifestations, formulent des revendications politiques pour des libertés démocratiques ; ils lancent le mot d’ordre : « À bas l’autocratie tsariste ! »

En 1901, la grève du Premier Mai à l’usine de guerre Oboukhov, à Pétersbourg, se transforme en une collision sanglante entre les ouvriers et la troupe.

Contre les troupes tsaristes armées, les ouvriers ne peuvent se défendre qu’à coups de pierres et de morceaux de fer.

Et leur résistance opiniâtre est brisée. Puis, c’est une répression féroce : environ 800 ouvriers arrêtés, un grand nombre jetés en prison et envoyés au bagne.

Mais l’héroïque « Défense d’Oboukhov » exerça une influence considérable sur les ouvriers de Russie, provoquant parmi eux une vague de sympathie.

En mars 1902 se déroulent à Batoum de grandes grèves et une manifestation ouvrière organisées par le Comité social-démocrate de la ville.

Cette manifestation met en mouvement les ouvriers et les masses paysannes de Transcaucasie.

Dans la même année 1902, une grève importante éclate à Rostov-sur-Don.

Les premiers grévistes furent les cheminots ; ils furent bientôt rejoints par les ouvriers de nombreuses usines.

La grève mettait en mouvement tous les ouvriers ; aux meetings qui, durant plusieurs jours, se tinrent hors de la ville, se réunissaient jusqu’à 30 000 ouvriers.

Là, on lisait à voix haute les proclamations social-démocrates, des orateurs prenaient la parole.

La police et les cosaques ne suffisaient pas à disperser ces réunions de milliers d’ouvriers.

Plusieurs ouvriers ayant été tués par la police, une immense manifestation ouvrière se déroula le lendemain, pour les obsèques.

Ce n’est qu’après avoir mandé la troupe des villes voisines que le gouvernement tsariste put écraser la grève.

La lutte des ouvriers de Rostov avait été dirigée par le Comité du P.O.S.D.R. de la région du Don.

Plus vastes encore sont les grèves qui se déroulent en 1903.

Cette année-là, des grèves politiques de masse éclatent dans le midi, gagnant la Transcaucasie (Bakou, Tiflis, Batoum) et les plus grandes villes d’Ukraine (Odessa, Kiev, Iékatérinoslav).

Les grèves deviennent de plus en plus acharnées, de mieux en mieux organisées.

À la différence de ce qui se passait lors des actions précédentes de la classe ouvrière, ce sont tes comités social-démocrates qui presque partout, dirigent la lutte politique des ouvriers.

La classe ouvrière de Russie se dresse pour la lutte révolutionnaire contre le pouvoir tsariste.

Le mouvement ouvrier exerçait son influence sur la paysannerie.

Au printemps et dans l’été de 1902, en Ukraine (provinces de Poltava et de Kharkov), ainsi que dans le bassin de la Volga, les paysans déclenchèrent un vaste mouvement, incendiant les domaines des propriétaires fonciers, s’emparant de leurs terres, tuant les zemskié natchalniki [Nobles exerçant le droit de police et investis de fonctions judiciaires et administratives, (N. de » Trad.)] et les propriétaires exécrés.

On dépêchait la troupe contre les paysans soulevés, on les fusillait, on les arrêtait par centaines ; les dirigeants et les organisateurs étaient jetés en prison, mais le mouvement révolutionnaire paysan continuait de croître.

L’action révolutionnaire des ouvriers et des paysans montrait que la révolution mûrissait, était imminente en Russie.

Sous l’influence de la lutte révolutionnaire des ouvriers, le mouvement d’opposition s’accentue aussi parmi les étudiants Aux manifestations et grèves estudiantines, le gouvernement riposte en fermant les Universités ; il jette en prison des centaines d’étudiants ; il imagine enfin d’envoyer à l’armée les étudiants insoumis.

En réponse, les élèves de tous les établissements d’enseignement supérieur organisent dans l’hiver de 1901-1902 une grève générale qui englobe jusqu’à 30.000 étudiants.

Le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et, surtout, la répression exercée contre les étudiants, émurent jusqu’aux bourgeois libéraux et aux propriétaires fonciers libéraux installés dans ce qu’on appelait les zemstvos ; ils élevèrent une « protestation » contre les « extrémités » du gouvernement tsariste, qui frappait leurs rejetons, les étudiants.

C’étaient les zemskié oupravy qui servaient de points d’appui aux libéraux des zemstvos.

On appelait zemskié oupravy les organes d’administration locale qui réglaient les affaires d’ordre purement local, touchant la population des campagnes (aménagement de routes, construction d’hôpitaux et d’écoles).

Les propriétaires fonciers libéraux jouaient un rôle assez marquant dans les zemskié oupravy.

Ils étaient étroitement liés aux bourgeois libéraux, avec lesquels lis se confondaient presque, puisque eux-mêmes, dans leurs propriétés, abandonnaient peu à peu l’économie à demi féodale pour passer à l’économie capitaliste, celle-ci étant plus avantageuse.

Ces deux groupes de libéraux défen­daient, certes, le gouvernement tsariste, mais ils étaient contre les « extrémités » du tsarisme, par crainte que justement ces « extrémités » ne renforcent le mouvement révolutionnaire.

Ils redoutaient les « extrémités » du tsarisme, mais bien plus encore la révolution. En protestant contre les « extrémités » du tsarisme, les libéraux poursuivaient deux buts : premièrement, « faire entendre raison » au tsar et, en second lieu, se poser en hommes « fort mécontents » du tsarisme, gagner la confiance populaire, détacher de la révolution le peuple ou une partie du peuple, et par cela même affaiblir la révolution.

Il est évident que le mouvement libéral des zemstvos ne me­naçait en rien l’existence du tsarisme ; mais il attestait que tout n’était pas parfait pour ce qui était des fondements « séculaires » du tsarisme.

En 1902, le mouvement libéral des zemstvos avait conduit à l’organisation du groupe bourgeois « Osvobojdénié » [Émancipation], noyau du principal parti bourgeois de l’avenir en Russie, le parti cadet [constitutionnel-démocrate].

Voyant que le mouvement ouvrier et paysan déferle à travers le pays en un flot toujours plus menaçant, le tsarisme ne recule devant aucune mesure pour arrêter le mouvement révolutionnaire.

De plus en plus souvent, on fait usage de la force armée contre les grèves et les manifestations ouvrières ; les balles et le fouet sont la réponse habituelle du gouvernement tsariste aux mouvements ouvriers et paysans ; les prisons et les lieux de déportation regorgent de monde.

À côté des mesures répressives de plus en plus violentes, le gouvernement tsariste essaye d’en employer d’autres, plus « souples » et ne portant pas un caractère répressif, afin de détourner les ouvriers du mouvement révolutionnaire.

Des tentatives sont faites pour créer de prétendues organisations ouvrières placées sous la tutelle des gendarmes et de la police.

On les appelait alors organisations du « socialisme policier » ou organisations Zoubatov (du nom du colonel de gendarmerie qui avait créé ces organisations).

L’Okhrana tsariste, par la voix de ses agents, s’efforçait de persuader les ouvriers que le gouvernement tsariste était soi-disant prêt lui-même à aider les ouvriers à faire aboutir leurs revendications économiques.

« À quoi bon vous occuper de politique, à quoi bon organiser la révolution, si le tsar lui-même est du côté des ouvriers », disaient aux ouvriers les agents de Zoubatov, qui avaient créé leurs organisations dans plusieurs villes.

Sur le modèle des organisations de Zoubatov et dans le même but fut créée en 1904, par le pope Gapone, l’organisation dite « Réunion des ouvriers d’usine russes de Pétersbourg ».

Mais la tentative faite par l’Okhrana tsariste pour s’assujettir le mouvement ouvrier, avorta. Le gouvernement s’avéra incapable par ces procédés de venir à bout du mouvement ouvrier en marche.

Le mouvement révolutionnaire grandissant de la classe ouvrière finit par balayer de son chemin ces organisations de la police.

2. Le plan de Lénine pour construire un parti marxiste. l’opportunisme des « économistes ». Lutte de l’Iskrapour le plan de Lénine. L’ouvrage de Lénine Que faire ? Fondements idéologiques du parti marxiste.

Bien qu’en 1898 se fût tenu le Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie qui avait proclamé la fondation du Parti, celui-ci n’avait cependant pas été créé.

Il n’y avait ni programme, ni statuts du Parti. Le Comité central élu au Ier congrès avait été arrêté et n’avait plus été rétabli, puisqu’il n’y avait personne pour s’en charger. Bien plus : après le Ier congrès, le désarroi idéologique et la dispersion organique du Parti s’étaient encore accentués.

Tandis que les années 1884-1894 avaient été marquées par la victoire sur le populisme et par la préparation idéologique de la social-démocratie, et qu’au cours des années 1894-1898 on avait tenté, infructueusement il est vrai, de créer un parti social-démocrate avec les organisations marxistes isolées, la période qui suivit 1898 fut une période d’accentuation, dans le parti, de la confusion idéologique et organique.

La victoire du marxisme sur le populisme de même que les actions révolutionnaires de la classe ouvrière, qui avaient montré combien les marxistes avaient raison, avaient renforcé les sympathies de la jeunesse révolutionnaire pour le marxisme.

Le marxisme fut à la mode. Résultat : dans les organisations marxistes affluèrent de grandes masses de jeunes intellectuels révolutionnaires, peu initiés à la théorie, sans expérience dans le domaine politique et d’organisation, et n’ayant du marxisme qu’une idée vague, — le plus souvent fausse, — qu’ils avaient puisée dans les écrits opportunistes dont les « marxistes légaux » remplissaient la presse.

Cette circonstance avait fait baisser le niveau théorique et politique des organisations marxistes ; y avait introduit la mentalité opportuniste des « marxistes légaux », accentué le désarroi idéologique, les flottements politiques et la confusion en matière d’organisation.

L’essor de plus en plus vigoureux du mouvement ouvrier et l’imminence manifeste de la révolution imposaient la création d’un parti unique de la classe ouvrière, d’un parti centralisé, capable de diriger le mouvement révolutionnaire.

Mais les organismes locaux du Parti, les comités, groupes et cercles locaux étaient dans un état si lamentable, leur désunion dans le domaine de l’organisation et leur discordance idéologique étaient si grandes que la création d’un tel parti présentait des difficultés inouïes.

La difficulté n’était pas seulement de construire le Parti sous le feu des persécutions féroces du tsarisme qui, à tout moment, arrachait des rangs des organisations les meilleurs militants pour les jeter en prison, les déporter, les envoyer au bagne.

La difficulté était encore qu’une notable partie des comités locaux et de leurs militants ne voulaient rien savoir de ce qui ne touchait pas leur étroite activité pratique dans le cadre local ; ils ne se rendaient pas compte du préjudice que causait l’absence d’unité du point de vue de l’idéologie et de l’organisation ; ils s’étaient accoutumés à l’émiettement du Parti, au désarroi idéologique et considéraient que l’on pouvait se passer d’un parti unique centralisé.

Pour créer un parti centralisé, il fallait vaincre ce retard, cette routine et ce praticisme étroit des organismes locaux.

Mais ce n’était pas tout. Il y avait dans le Parti un groupe assez nombreux qui possédait ses organes de presse, Rabotchaia Mysl [la Pensée ouvrière] en Russie et Rabotchéïé Diélo [la Cause ouvrière] à l’étranger, et qui justifiait théoriquement l’émiettement organique et le désarroi idéologique du Parti, souvent même les exaltait, en considérant que la création d’un parti politique unique, centralisé, de la classe ouvrière, était une tâche inutile et factice.

C’étaient les « économistes » et leurs adeptes. Pour créer un parti politique unique du prolétariat, il fallait d’abord battre les « économistes ».

S’acquitter de ces tâches et fonder le parti de la classe ouvrière, voilà ce qu’entreprit Lénine.

Les avis différaient sur la question de savoir par où commencer la fondation d’un parti unique de la classe ouvrière.

Certains pensaient que pour créer le Parti, il fallait commencer par réunir le IIe congrès, qui grouperait tes organisations locales et fonderait le Parti. Lénine était contre cette façon de voir.

Il estimait qu’avant de réunir un congrès, il fallait établir clairement les buts et les tâches du Parti ; il fallait savoir quel parti nous voulions créer ; il fallait se délimiter idéologiquement des « économistes » ; il fallait dire au Parti honnêtement et en toute franchise qu’il y avait deux opinions différentes sur les buts et les tâches du Parti : l’opinion des « économistes » et celle des social-démocrates révolutionnaires ; il fallait entamer une vaste propagande de presse en faveur des conceptions de la social-démocratie révolutionnaire, comme le faisaient les « économistes » dans leurs organes de presse, pour défendre les leurs ; il fallait permettre aux organisations locales de faire un choix réfléchi entre ces deux courants ; et c’est seulement quand cet indispensable travail préparatoire serait accompli qu’on pourrait convoquer le congrès du Parti. Lénine disait expressément :

« Avant de nous unir et pour nous unir, il faut d’abord nous délimiter résolument et délibérément. » (Lénine,Œuvres choisies en deux volumes, t. I, p. 190, Moscou 1948.)

Ceci étant, Lénine estimait que pour créer un parti politique de la classe ouvrière, il fallait commencer par fonder pour toute la Russie un journal politique de combat, qui ferait la propagande et l’agitation en faveur des conceptions de la social-démocratie révolutionnaire : l’organisation de ce journal devait être le premier pas à faire en vue de créer le Parti.

Dans son article bien connu « Par où commencer ? » Lénine a tracé le plan précis de la construction du Parti, plan qu’il développera plus tard dans son ouvrage célèbre Que faire ?

« À notre avis, disait Lénine dans cet article, le point de départ de notre activité, le premier pas pratique vers la création de l’organisation désirée, [Il s’agit de la création du Parti. (N. de la Réd.)] enfin le fil essentiel dont nous puissions nous saisir pour développer, approfondir et étendre sans cesse cette organisation, doit être la fondation d’un journal politique pour toute la Russie… Sans ce journal, toute propagande, toute agitation systématique, variée et fidèle aux principes, est impossible.

Et c’est pourtant là la tâche principale et constante de la social-démocratie en général, et surtout une tâche d’actualité en ce moment où l’intérêt pour la politique, pour les questions du socialisme s’est éveillé dans les plus larges couches de la population. » (Lénine, t. IV, p. 110, éd. russe.)

Lénine considérait qu’un tel journal servirait non seulement à rassembler le Parti sur le terrain idéologique, mais aussi à réunir les organisations locales dans le Parti.

Le réseau des agents et des correspondants de ce journal, représentants des organisations locales, serait l’ossature autour de laquelle s’organiserait, se rassemblerait le Parti. Car, disait Lénine, « le journal n’est pas seulement un propagandiste, un agitateur collectif, mais aussi un organisateur collectif ».

« Ce réseau d’agents, disait Lénine dans le même article, sera l’ossature de l’organisation dont nous avons justement besoin : suffisamment grande pour embrasser le pays entier ; suffisamment large et variée pour réaliser une division du travail stricte et détaillée ; suffisamment ferme pour savoir, en toutes circonstances, quels que soient les « tournants » et les surprises, faire sans défaillance son travail ; suffisamment souple pour savoir, d’un côté, éviter le combat en terrain découvert contre un ennemi supérieur en nombre, qui a rassemblé toutes ses forces sur un seul point, et, d’un autre côté, pour savoir mettre à profit le défaut de souplesse de cet ennemi et l’attaquer à l’endroit et au moment où il s’y attend le moins. » (Ibidem, p. 112.)

C’est l’Iskra qui devait être ce journal. Et, en effet, l’Iskra devint le journal politique, destiné à toute la Russie, qui prépara le rassemblement du Parti sur le terrain idéologique et organique.

Quant à la structure et à la composition du Parti lui-même, Lénine estimait qu’il devait être formé de deux éléments constitutifs : 

a) d’un cadre restreint de militants fixes, composé principalement de révolutionnaires de profession, c’est-à-dire de militants libres de toutes occupations autres que leur travail dans le Parti, possédant le minimum nécessaire de connaissances théoriques, d’expérience politique, d’habitudes d’organisation, avec l’art de lutter contre la police tsariste, l’art d’échapper à ses poursuites, et 

b) d’un vaste réseau d’organisations périphériques du Parti, comprenant une grande masse d’adhérents et entourées de la sympathie et du soutien de centaines de milliers de travailleurs.

« J’affirme, écrivait Lénine,
1° qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants, stable et qui assure la continuité du travail ;
2° que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte. .. plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide…
3° qu’une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire ;
4° que, dans un pays autocratique, plus nous restreindronsl’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires de profession ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de « se saisir » d’une telle organisation et
5° d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer d’une façon active. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 276.)

En ce qui concerne le caractère du parti à créer et son rôle à l’égard de la classe ouvrière, ainsi que ses buts et ses tâches, Lénine estimait que le Parti devait être l’avant-garde de la classe ouvrière, qu’il devait être la force dirigeante du mouvement ouvrier, force unifiant et orientant la lutte de classe du prolétariat.

But final du Parti : le renversement du capitalisme et l’instauration du socialisme.

Objectif immédiat : le renversement du tsarisme et l’instauration de l’ordre démocratique.

Et comme il est impossible de renverser le capitalisme sans avoir, au préalable, renversé le tsarisme, la tâche essentielle du Parti à cette heure est de dresser la classe ouvrière, de dresser le peuple entier pour la lutte contre le tsarisme, de déployer le mouvement révolutionnaire du peuple contre le tsarisme, et de jeter bas le tsarisme en tant que premier et sérieux obstacle dans la voie du socialisme.

« L’histoire nous assigne maintenant, disait Lénine, une tâche immédiate, la plus révolutionnaire de toutes les tâches immédiates du prolétariat de n’importe quel autre pays.

L’accomplissement de cette tâche, la destruction du rempart le plus puissant, non seulement de la réaction européenne, mais aussi (nous pouvons maintenant le dire) de la réaction asiatique, ferait du prolétariat russe l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international. » (Ibidem, p. 195.)

Et plus loin :

« Nous ne devons pas oublier que la lutte contre le gouvernement pour des revendications partielles, la bataille pour arracher des concessions partielles, ne sont que de petits engagements avec l’ennemi, de petites escarmouches d’avant-postes, et que la bataille décisive est encore à venir.

Devant nous se dresse dans toute sa force la citadelle ennemie, d’où l’on fait pleuvoir sur nous des nuées de boulets et de balles qui emportent nos meilleurs combattants.

Nous devons prendre cette citadelle, et nous la prendrons, si nous unissons toutes les forces du prolétariat qui s’éveille avec toutes les forces des révolutionnaires russes, en un seul parti qui ralliera tout ce qu’il y a de vivant et d’honnête en Russie.

C’est alors seulement que s’accomplira la grande prophétie du révolutionnaire ouvrier russe, Piotr Alexéev : « Le bras musclé des millions de travailleurs se lèvera, et le joug du despotisme, protégé par les baïonnettes des soldats, sera réduit en poussière ! » (Lénine,t. IV, p. 69, éd. russe.)

Tel était le plan de Lénine pour créer un parti de la classe ouvrière dans les conditions de la Russie tsariste autocratique.

Les « économistes » ne tardèrent pas à ouvrir le feu contre le plan de Lénine.

Les « économistes » prétendaient que la lutte politique générale contre le tsarisme était l’affaire de toutes les classes, et avant tout, celle de la bourgeoisie ; qu’elle n’offrait pas, par conséquent, un intérêt sérieux pour la classe ouvrière, le principal intérêt des ouvriers devant être la lutte économique contre le patronat pour l’augmentation des salaires, pour l’amélioration des conditions de travail, etc.

Aussi les social-démocrates devaient-ils s’assigner pour principale tâche immédiate, non la lutte politique contre le tsarisme, ni son renversement, mais l’organisation de la « lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement » ; par lutte économique contre le gouvernement, ils entendaient la lutte à mener pour améliorer la législation ouvrière.

Les « économistes » assuraient que par ce moyen on pouvait « conférer à la lutte économique elle-même un caractère politique ».

Les « économistes » n’osaient plus s’élever ouvertement contre la nécessité d’un parti politique pour la classe ouvrière.

Mais ils considéraient que le Parti ne devait pas être la force dirigeante du mouvement ouvrier, qu’il ne devait pas s’immiscer dans le mouvement spontané de la classe ouvrière, et à plus forte raison le diriger ; mais qu’il devait le suivre, l’étudier et en tirer des enseignements.

Les « économistes » prétendaient ensuite que le rôle d’élément conscient dans le mouvement ouvrier, le rôle organisateur et dirigeant de la conscience socialiste, de la théorie socialiste, était insignifiant, ou presque ; que la social-démocratie ne devait pas élever les ouvriers au niveau de la conscience socialiste ; qu’au contraire, elle devait elle-même s’adapter et s’abaisser au niveau des couches moyennement développées ou même plus arriérées de la classe ouvrière ; que la social-démocratie ne devait pas apporter dans la classe ouvrière la conscience socialiste, mais devait attendre que le mouvement spontané de la classe ouvrière ait lui-même formé la conscience socialiste, par ses propres forces.

Quant au plan d’organisation de Lénine touchant la construction du Parti, ils considéraient que c’était violenter en quelque sorte le mouvement spontané.

Dans les colonnes de l’Iskra et, surtout, dans son célèbre ouvrage Que faire ? Lénine s’attaqua à cette philosophie opportuniste des « économistes », et n’en laissa pas pierre sur pierre.

1° Lénine a montré que détourner la classe ouvrière de la lutte politique générale contre le tsarisme et limiter ses tâches à la lutte économique contre les patrons et le gouvernement, en laissant indemnes et le patronat et le gouvernement, signifiait condamner les ouvriers à l’esclavage à perpétuité.

La lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement est une lutte trade-unioniste pour de meilleures conditions de vente de la force de travail aux capitalistes ; or les ouvriers veulent lutter non seulement pour obtenir de meilleures conditions de vente de leur force de travail, mais aussi pour la suppression du système capitaliste lui-même, qui les réduit à la nécessité de vendre leur force de travail aux capitalistes et de subir l’exploitation.

Mais les ouvriers ne peuvent déployer la lutte contre le capitalisme, pour le socialisme, tant que sur le chemin du mouvement ouvrier se dresse le tsarisme, chien de garde du capitalisme.

Aussi la tâche immédiate du Parti et de la classe ouvrière est-elle de balayer de la route le tsarisme et de frayer ainsi la voie au socialisme.

2° Lénine a montré qu’exalter le processus spontané du mouvement ouvrier et nier le rôle dirigeant du Parti, en le réduisant au rôle d’enregistreur des événements, c’est prêcher le « suivisme », prêcher la transformation du Parti en un appendice du processus spontané, en une force passive du mouvement, uniquement capable de contempler le processus spontané ; c’est s’en remettre à la spontanéité.

Faire cette propagande, c’est orienter les choses vers la destruction du Parti, c’est-à-dire laisser la classe ouvrière sans parti, c’est-à-dire laisser la classe ouvrière désarmée.

Or, laisser la classe ouvrière désarmée alors que devant elle se dressent des ennemis tels que le tsarisme armé de tous les moyens de lutte, et la bourgeoisie organisée à la moderne et possédant un parti à elle, un parti qui dirige sa lutte contre la classe ouvrière, — c’est trahir la classe ouvrière.

3° Lénine a montré que s’incliner devant le mouvement ouvrier spontané et abaisser le rôle de l’élément conscient, diminuer le rôle de la conscience socialiste, de la théorie socialiste, c’est, d’abord, se moquer des ouvriers qui aspirent à acquérir la conscience comme on aspire à la lumière ; en second lieu, déprécier aux yeux du Parti la théorie, c’est déprécier l’arme qui lui permet de connaître le présent et de prévoir l’avenir ; c’est, en troisième lieu, rouler entièrement et définitivement dans le marais de l’opportunisme.

« Sans théorie révolutionnaire, disait Lénine, pas de mouvement révolutionnaire… Seul un parti guidé par une théo­rie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, pp. 192-193.)

4° Lénine a montré que les « économistes » trompaient la classe ouvrière en prétendant que l’idéologie socialiste pouvait naître du mouvement spontané de la classe ouvrière ; car, en réalité, l’idéologie socialiste ne naît point du mouvement spontané, mais de la science. Les « économistes », en niant la nécessité d’apporter dans la classe ouvrière la conscience socialiste, frayaient par là même le chemin à l’idéologie bourgeoise ; ils on facilitaient l’introduction, la pénétration dans la classe ouvrière ; par conséquent, ils enterraient l’idée de la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme, ils faisaient le jeu de la bourgeoisie.

« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, disait Lénine, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers. » (Ibidem, p. 204.)

Et plus loin :

« Le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu… C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de celte dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. » (Ibidem, p. 206.)

5° En dressant le bilan de toutes ces erreurs des « économistes » Lénine en arrive à conclure qu’ils veulent avoir, non pas un parti de révolution sociale pour libérer la classe ouvrière du capitalisme, mais un parti de « réformes sociales » impliquant le maintien de la domination du capitalisme ; et que les « économistes » sont, par conséquent, des réformistes qui trahissent les intérêts vitaux du prolétariat.

6° Lénine a montré enfin que l’ « économisme » n’est pas un phénomène accidentel en Russie ; que les « économistes » servaient de véhicule à l’influence bourgeoise sur la classe ouvrière ; qu’ils avaient des alliés dans les partis social-démocrates de l’Europe occidentale, en la personne des révisionnistes, partisans de l’opportuniste Bernstein.

Dans la social-démocratie d’Occident, un courant opportuniste s’affirmait de plus en plus ; il se manifestait sous le drapeau de la « liberté de critique » par rapport à Marx, et exigeait la « révision » de la doctrine de Marx (d’où le nom de « révisionnisme ») ; il exigeait que l’on renonçât à la révolution, au socialisme, à la dictature du prolétariat.

Lénine a montré que les « économistes » russes suivaient cette même ligne de renonciation à la lutte révolutionnaire, au socialisme, à la dictature du prolétariat.

Tels sont les principes théoriques essentiels développés par Lénine dans son ouvrage Que faire ?

La diffusion de Que faire ? eut pour résultat qu’un an après sa parution (le livre avait été édité en mars 1902), vers le IIe congrès du parti social-démocrate de Russie, il ne restait plus des positions idéologiques de l’ « économisme » qu’un souvenir désagréable, et l’épithète d’ « économiste » fut considérée dès lors par la plupart des militants du Parti comme une injure.

Ce fut là une défaite idéologique totale de l’ « économisme », la défaite de l’idéologie de l’opportunisme, du suivisme, du spontané.

Mais à cela ne se borne pas l’importance du livre de Lénine Que faire ? La portée historique de Que faire ?vient de ce que, dans cet ouvrage célèbre :

1° Lénine a, le premier dans l’histoire de la pensée marxiste, mis à nu jusqu’aux racines les origines idéologiques de l’opportunisme, en montrant qu’elles revenaient avant tout à s’incliner devant la spontanéité du mouvement ouvrier et à diminuer l’importance de la conscience socialiste dans ce mouvement ;

2° il a porté très haut l’importance de la théorie, de l’élément conscient, du Parti en tant que force qui dirige le mouvement ouvrier spontané et l’imprègne de l’esprit révolutionnaire ;

3° il a brillamment justifié ce principe marxiste fondamental, d’après lequel le Parti marxiste, c’est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme ;

4° il a fait une analyse géniale des fondements idéologiques du Parti marxiste.

Ce sont les principes théoriques développés dans Que faire ? qui ont constitué plus tard la base de l’idéologie du Parti bolchévik.

Forte de cette richesse théorique, l’Iskra pouvait déployer et a déployé effectivement une vaste campagne pour le plan de construction du Parti préconisé par Lénine, pour le rassemblement de ses forces, pour le II0 congrès du Parti, pour une social-démocratie révolutionnaire, contre les « économistes », contre les opportunistes de tout genre et de tout ordre, contre les révisionnistes.

La tâche essentielle de l’Iskra était d’élaborer un projet de programme du Parti.

Le programme du Parti ouvrier est, comme on sait, un bref exposé scientifique des buts et des tâches que se propose la lutte de la classe ouvrière.

Le programme définit le but final du mouvement révolutionnaire du prolétariat, comme aussi les revendications pour lesquelles combat le Parti en marche vers ce but.

Aussi l’élaboration du projet de programme ne pouvait-elle manquer d’avoir une importance de premier ordre.

Lors de l’élaboration du projet de programme, de sérieuses divergences avaient surgi au sein de la rédaction de l’Iskra, entre Lénine et Plékhanov et les autres membres de la rédaction.

Ces divergences et discussions faillirent provoquer la rupture complète entre Lénine et Plékhanov.

Cependant elle ne se produisit pas à ce moment-là. Lénine avait obtenu que dans le projet de programme fût inscrit un article essentiel sur la dictature du prolétariat, et que le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution fût nettement spécifié.

C’est à Lénine qu’appartient encore, dans ce programme, toute la partie agraire.

Dès cette époque Lénine était pour la nationalisation de la terre, mais à cette première étape de la lutte, il croyait devoir formuler la revendication de la restitution aux paysans des « otrezki », c’est-à-dire des terres que les propriétaires fonciers avaient découpées sur les terres paysannes lors de l’ « affranchissement ».

Plékhanov était contre la nationalisation de la terre.

Les discussions de Lénine et de Plékhanov sur le programme du Parti déterminèrent pour une part les divergences ultérieures entre bolchéviks et menchéviks.

3. Le IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. adoption du programme et des statuts. Création d’un parti unique. Les divergences au congrès et l’apparition de deux courants, — bolchévik et menchévik — dans le parti.

Ainsi le triomphe des principes léninistes et la lutte victorieuse de l’Iskra pour le plan d’organisation de Lénine avaient préparé les principales conditions nécessaires pour créer un parti ou, comme on disait alors, pour créer un véritable parti.

L’orientation de l’Iskra avait triomphé dans les organisations social-démocrates de Russie. On pouvait dès lors convoquer le IIe congrès du Parti.

C’est le 17 (30) juillet 1903 que s’ouvrit le IIe congrès du P.O.S.D.R. Il se tint à l’étranger, secrètement.

Au début il avait siégé à Bruxelles, mais la police belge ayant invité les délégués à quitter la Belgique, le congrès se transporta à Londres.

S’étaient présentés, au total, 43 délégués de 26 organisations.

Chaque comité avait le droit d’envoyer au congrès 2 délégués, mais certains comités n’en avaient envoyé qu’un seul.

Ainsi donc, 43 délégués disposaient de 51 voix délibératives.

La tâche essentielle du congrès consistait à « créer un parti véritable sur les principes et les bases d’organisation qui avaient été formulés et élaborés par l’Iskra ». (Ibidem, p. 328.)

La composition du congrès était hétérogène.

On n’y voyait pas représentés les « économistes » avérés, à cause de la défaite qu’ils avaient subie.

Mais durant cette période, ils avaient si adroitement fait peau neuve qu’ils réussirent à glisser quelques-uns de leurs délégués.

D’autre part, les délégués du Bund ne se distinguaient qu’en paroles des « économistes » : ils étaient en fait pour les « économistes ».

Le congrès réunissait ainsi, non seulement les partisans de l’Iskra, mais aussi ses adversaires. Les partisans del’Iskra étaient au nombre de 33, c’est-à-dire la majorité.

Mais tous ceux qui se disaient iskristes n’étaient pas de véritables iskristes-léninistes. Les délégués s’étaient partagés en plusieurs groupes.

Les partisans de Lénine, ou les iskristes fermes, avaient 24 voix ; 9 iskristes suivaient Martov : c’étaient les iskristes instables.

Une partie des délégués oscillaient entre l’Iskra et ses adversaires : ils disposaient de 10 voix au congrès, formant le centre.

Les adversaires déclarés de l’Iskra avaient 8 voix (3 « économistes » et 5 bundistes). Que les iskristes se divisent, et les ennemis de l’Iskra pouvaient prendre le dessus.

On voit d’ici à quel point la situation était compliquée au congrès. Lénine dut fournir un gros effort pour assurer la victoire de l’Iskra au congrès.

La grosse affaire du congrès était l’adoption du programme du Parti.

La question essentielle, celle qui souleva les objections de la partie opportuniste du congrès lors de la discussion du programme, fut la question de la dictature du prolétariat.

Les opportunistes n’étaient pas d’accord non plus avec la partie révolutionnaire du congrès sur une série d’autres questions de programme.

Mais ils avaient décidé de livrer bataille principalement sur la question de la dictature du prolétariat, en invoquant le fait que nombre de partis social-démocrates de l’étranger n’avaient pas, dans leur programme, d’article sur la dictature du prolétariat, et en disant que l’on pouvait, par conséquent, ne pas l’inclure dans le programme de la social-démocratie de Russie.

Les opportunistes s’élevaient aussi contre l’introduction dans le programme du Parti des revendications touchant la question paysanne.

Ces hommes ne voulaient pas de la révolution ; et c’est pourquoi ils écartaient l’alliée de la classe ouvrière, la paysannerie, pour laquelle ils n’éprouvaient que de l’inimitié.

Les délégués du Bund et les social-démocrates polonais s’élevaient contre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Lénine avait toujours enseigné que la classe ouvrière avait le devoir de lutter contre l’oppression nationale.

S’élever contre cette revendication dans le programme, c’était répudier l’internationalisme prolétarien, se faire l’auxiliaire de l’oppression nationale.

À toutes ces objections, Lénine porta un coup décisif.

Le congrès adopta le programme présenté par l’Iskra.

Ce programme comportait deux parties : un programme maximum et un programme minimum.

Le programme maximum proclamait comme tâche essentielle du Parti de la classe ouvrière, la révolution socialiste, le renversement du pouvoir des capitalistes, l’instauration de la dictature du prolétariat.

Le programme minimum définissait les tâches immédiates du Parti, celles que l’on devait accomplir avant le renversement de l’ordre capitaliste, avant l’instauration de la dictature du prolétariat : renverser l’autocratie tsariste, instaurer la république démocratique, appliquer la journée de huit heures pour les ouvriers, supprimer tous les vestiges du servage à la campagne, restituer aux paysans les terres (« otrezki ») dont ils avaient été dépouillés par les propriétaires fonciers.

Plus tard, les bolchéviks remplacèrent la revendication de la restitution des « otrezki » par celle de la confiscation de toutes les terres seigneuriales.

Le programme adopté au IIe congrès était bien le programme révolutionnaire du Parti de la classe ouvrière.

Il subsista jusqu’au VIIIe congrès, époque à laquelle notre Parti, la révolution prolétarienne ayant triomphé, adopta un programme nouveau.

Après l’adoption du programme, le IIe congrès aborda la discussion du projet de statuts du Parti.

Dès l’instant qu’il avait adopté le programme et créé les bases nécessaires au rassemblement idéologique du Parti, le congrès devait adopter aussi les statuts du Parti, afin de mettre un terme à la façon artisanale de travailler et à la méthode des cercles, à l’émiettement organique et à l’absence d’une discipline ferme au sein du Parti.

Tandis que l’adoption du programme s’était passée relativement sans encombre, la question des statuts du Parti provoqua au congrès des débats acharnés.

Les plus violentes divergences éclatèrent autour de la rédaction de l’article premier des statuts : sur l’adhésion au Parti.

Qui pouvait être membre du Parti, quelle devait être la composition du Parti, qu’est-ce que le Parti devait être en matière d’organisation : un tout organisé ou quelque chose d’informe ?

Telles étaient les questions que soulevait l’article premier des statuts.

Deux formules s’affrontaient : la formule de Lénine qu’appuyaient Plékhanov et les iskristes fermes, et la formule de Martov qu’appuyaient Axelrod, Zassoulitch, les iskristes instables, Trotski et tous les éléments ouvertement opportunistes du congrès.

La formule de Lénine disait : Peuvent être membres du Parti tous ceux qui en reconnaissent le programme, soutiennent matériellement le Parti et adhèrent à l’une de ses organisations.

La formule de Martov, tout en considérant la reconnaissance du programme et le soutien matériel du Parti comme des conditions indispensables de l’affiliation au Parti, ne tenait cependant pas la participation à l’une de ses organisations pour une condition de l’adhésion ; elle estimait qu’un membre du Parti pouvait ne pas être membre d’une de ses organisations.

Lénine regardait le Parti comme un détachement organisé, dont les adhérents ne s’attribuent pas eux-mêmes la qualité de membres, mais sont admis dans le Parti par une de ses organisations et se soumettent par conséquent à la discipline du Parti.

Tandis que Martov regardait le Parti comme quelque chose d’informe au point de vue organisation, dont les adhérents s’attribuent eux-mêmes la qualité de membres et ne sont, par conséquent, pas tenus de se soumettre à la discipline du Parti, puisqu’ils n’entrent pas dans une de ses organisations. 

De cette façon, la formule de Martov, à la différence de celle de Lénine, ouvrait largement les portes du Parti aux éléments instables, non prolétariens.

À la veille de la révolution démocratique bourgeoise, il y avait parmi les intellectuels bourgeois des gens qui se montraient momentanément sympathiques à la révolution. Ils pouvaient même, de temps à autre, rendre quelque service au Parti.

Mais ces gens n’auraient pas adhéré à une organisation, ni obéi à la discipline du Parti, ni accompli des tâches assignées par ce dernier ; ils ne se seraient pas exposés aux dangers que l’accomplissement de ces tâches impliquait.

Et ce sont ces gens-là que Martov et les autres menchéviks proposaient de regarder comme membres du Parti ; c’est à eux qu’ils proposaient de donner le droit et la possibilité d’influer sur les affaires du Parti.

Ils entendaient même donner à chaque gréviste le droit de « s’attribuer » la qualité de membre du Parti, encore que des non-socialistes, des anarchistes et des socialistes-révolutionnaires prissent également part aux grèves.

Il en résultait donc qu’au lieu du Parti monolithe, combatif et doté de formes d’organisation précises pour lequel Lénine et les léninistes luttaient au congrès, les partisans de Martov voulaient un parti mêlé, aux contours vagues, un parti informe, qui ne pouvait être un parti combatif, ne fût-ce que parce qu’il aurait été mêlé et n’aurait pu avoir une ferme discipline.

L’abandon des iskristes fermes par les iskristes instables, l’alliance de ces derniers avec le centre et l’adhésion des opportunistes déclarés à cette alliance, donnèrent l’avantage à Martov dans cette question.

À la majorité de 28 voix contre 22 et une abstention, le congrès adopta l’article premier des statuts tel que l’avait formulé Martov.

Après la division des iskristes sur l’article premier des statuts, la lutte s’envenima encore davantage. Les travaux touchaient à leur fin ; on allait procéder à l’élection des organismes dirigeants du Parti, de la rédaction de l’organe central du Parti (Iskra) et du Comité central.

Mais avant que le congrès n’eût passé aux élections, des événements se produisirent qui modifièrent le rapport des forces en présence.

En relation avec les statuts du Parti, le congrès dut s’occuper du Bund. Celui-ci revendiquait une situation spéciale dans le Parti.

Il voulait être reconnu pour seul représentant des ouvriers juifs de Russie.

Accepter cette revendication du Bund eût abouti à diviser les ouvriers dans les organisations du Parti suivant un principe national, à renoncer aux organisations de classe uniques de la classe ouvrière sur la base territoriale.

Le congrès repoussa le nationalisme du Bund en matière d’organisation. Là-dessus les bundistes quittèrent le congrès. Deux « économistes » se retirèrent aussi quand le congrès eut refusé de reconnaître leur Union de l’étranger comme représentant le Parti à l’étranger.

Ce départ de sept opportunistes modifia le rapport des forces en faveur des léninistes.

Dès le début, l’attention de Lénine s’était concentrée sur le problème de la composition des organismes centraux du Parti.

Lénine considérait qu’il fallait faire élire au Comité central des révolutionnaires fermes et conséquents. Les partisans de Martov entendaient donner dans le Comité central la prédominance aux éléments instables, opportunistes.

La majorité du congrès suivit Lénine sur ce point. Les partisans de Lénine furent élus au Comité central.

Sur la proposition de Lénine, on élut à la rédaction de l’Iskra Lénine, Plékhanov et Martov.

Ce dernier avait insisté auprès du congrès pour que les six anciens rédacteurs du journal, dont la plupart étaient des partisans do Martov, fissent partie de la rédaction de l’Iskra. 

Le congrès repoussa à la majorité cette proposition ; il élut les trois candidats proposés par Lénine. Martov déclara alors qu’il ne ferait pas partie de la rédaction de l’organe central.

C’est ainsi que, par son vote sur la question des organismes centraux du Parti, le congrès consacra la défaite des partisans de Martov et la victoire des partisans de Lénine.

Dès ce moment, on appela bolchéviks [du mot « bolchinstvo », majorité], les partisans de Lénine, qui avaient recueilli la majorité lors des élections au congrès ; les adversaires de Lénine, restés en minorité, furent appelés menchéviks [du mot « menchinstvo », minorité].

Lorsqu’on dresse le bilan des travaux du IIe congrès, les conclusions suivantes s’imposent :

1° Le congrès a consacré la victoire du marxisme sur l’ « économisme », sur l’opportunisme déclaré ;

2° le congrès a adopté le programme et les statuts ; il a créé un parti social-démocrate et établi de la sorte le cadre d’un parti unique ;

3° le congrès a révélé dans le domaine de l’organisation de graves divergences, qui divisèrent le Parti en bolchéviks et menchéviks : les premiers défendaient les principes d’organisation de la social-démocratie révolutionnaire, tandis que les seconds roulaient dans la déliquescence organique, dans le marais de l’opportunisme ;

4° le congrès a fait voir que les vieux opportunistes déjà battus par le Parti, les « économistes », étaient peu à peu remplacés dans le Parti par des opportunistes nouveaux, les menchéviks ;

5° le congrès ne s’est pas montré à la hauteur de la situation en ce qui concerne les problèmes d’organisation ; il a hésité, donnant même par moments l’avantage aux menchéviks ; et bien qu’il se fût ressaisi à la fin, il n’a pas su, non seulement démasquer l’opportunisme des menchéviks dans les problèmes d’organisation et les isoler dans le Parti, mais même poser devant le Parti une semblable tâche.

C’était là une des principales raisons qui firent que la lutte entre bolchéviks et menchéviks, loin de s’apaiser après le congrès, s’envenima encore.

4. Les actes scissionnistes des leaders menchéviks et l’aggravation de la lutte au sein du Parti après le IIecongrès. L’opportunisme des menchéviks. L’ouvrage de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière. Les principes du Parti marxiste en matière d’organisation.

À la suite du IIe congrès, la lutte s’était encore aggravée au sein du Parti.

Les menchéviks cherchaient par tous les moyens à saboter les décisions du IIe congrès et à s’emparer des centres du Parti. Ils exigeaient que leurs représentants fussent compris dans la rédaction de l’Iskra et au Comité central, dans une proportion qui devait leur donner la majorité à la rédaction et l’égalité avec les bolchéviks au sein du Comité central.

Comme ces prétentions allaient à l’encontre des décisions expresses du IIe congrès, les bolchéviks repoussèrent les exigences des menchéviks.

Ceux-ci constituèrent alors, à l’insu du Parti, leur organisation fractionnelle hostile au Parti, à la tête de laquelle se trouvèrent Martov, Trotski et Axelrod.

Ils « déclenchèrent, ainsi que l’écrivait Martov, un soulèvement contre le léninisme ».

Le procédé de lutte qu’ils avaient adopté pour combattre le Parti était : « désorganiser tout le travail du Parti, lui faire du tord, freiner toutes choses, en tout » (expression de Lénine).

Ils s’étaient embusqués dans la « Ligue à l’étranger » des social-démocrates russes, dont les neuf dixièmes étaient formés d’intellectuels émigrés, détachés du travail en Russie ; et de là, ils avaient ouvert le feu sur le Parti, sur Lénine, sur les léninistes.

Plékhanov aidait puissamment les menchéviks. Au IIe congrès, il s’était placé aux côtés de Lénine.

Mais après le IIe congrès, les menchéviks avaient su l’intimider par des menaces de scission. Plékhanov avait donc décidé de « se réconcilier » coûte que coûte avec eux.

Ce qui faisait pencher Plékhanov du côté des menchéviks, c’était le poids de ses anciennes erreurs opportunistes.

De conciliateur à l’égard des menchéviks opportunistes, Plékhanov devint bientôt lui-même un menchévik.

Il insista pour que fussent compris dans la rédaction de l’Iskra tous les anciens rédacteurs menchéviks repoussés par le congrès.

Lénine ne pouvait évidemment pas accepter cette condition ; il se retira de la rédaction de l’Iskra, afin de fortifier ses positions au sein du Comité central du Parti et de là, battre les opportunistes.

Plékhanov, au mépris de la volonté du congrès, coopta de son propre chef à la rédaction de l’Iskra les anciens rédacteurs menchéviks.

Dès lors, à partir du n° 52 de l’Iskra, les menchéviks firent de ce journal leur organe et s’en servirent pour prêcher leurs conceptions opportunistes.

Désormais on parla dans le Parti de la vielle Iskra, de l’Iskra léniniste, bolchévique, et de la nouvelle Iskra, de l’Iskra menchévique, opportuniste.

Une fois aux mains des menchéviks, l’Iskra devint un organe de lutte contre Lénine, contre les bolchéviks, un organe de propagande de l’opportunisme menchévik, surtout dans le domaine de l’organisation. Alliés aux « économistes » et aux bundistes, les menchéviks de l’Iskra partirent en guerre contre le Léninisme, comme ils disaient ; Plékhanov ne put se maintenir sur ses positions de conciliation ; au bout de quelques temps il se rallia, lui aussi, à cette campagne.

Et c’est bien ce qui devait arriver d’après la logique des choses : quiconque insiste pour la conciliation avec les opportunistes, doit glisser à l’opportunisme.

De la nouvelle Iskra pleuvaient, comme d’une corne d’abondance, articles et déclarations disant que le Parti ne devait pas être un tout organisé ; qu’il fallait admettre au sein du Parti, l’existence de groupes et individus libres, qui ne seraient pas tenus de se soumettre aux décisions des organes du Parti ; qu’il fallait laisser à chaque intellectuel sympathisant avec le Parti, de même qu’à « chaque gréviste » et à « chaque manifestant », toute latitude pour se proclamer membre du Parti ; qu’exiger la soumission à toutes les décisions du Parti, c’était faire preuve de « formalisme bureaucratique » ; qu’exiger la soumission de la minorité à la majorité, c’était « refouler mécaniquement » la volonté des membres du Parti ; qu’exiger de tous les membres, leaders ou simples adhérents, une égale soumission à la discipline du Parti, — c’était instaurer le « servage » dans le Parti ; que ce qu’il « nous » faut, dans le Parti, ce n’est pas le centralisme, mais l’ « autonomisme » anarchique, qui donne le droit aux adhérents et aux organisations du Parti de ne pas exécuter ses décisions.

C’était là une propagande effrénée du relâchement en matière d’organisation ; c’était ruiner l’esprit du parti et la discipline du parti, exalter l’individualisme de l’intellectuel, justifier l’esprit d’indiscipline anarchique.

Par rapport au IIe congrès les menchéviks tiraient manifestement le Parti en arrière, vers l’émiettement organique, vers l’esprit du petit cercle, vers les méthodes artisanales de travail.

Il importait d’infliger aux menchéviks une riposte décisive.

C’est ce que fit Lénine dans sons livre célèbre Un pas en avant, deux pas en arrière, paru en mai 1904.

Voici les principes d’organisation essentiels qui furent développés dans cet ouvrage, et qui allaient devenir les principes d’organisation du Parti bolchévik.

1° Le Parti marxiste est partie intégrante de la classe ouvrière, il en est un détachement.

Mais les détachements sont nombreux dans la classe ouvrière : par conséquent, tout détachement de la classe ouvrière ne saurait être appelé parti de la classe ouvrière.

Le Parti se distingue des autres détachements de la classe ouvrière, d’abord parce qu’il n’est pas un détachement ordinaire, mais le détachement d’avant-garde, le détachement conscient, le détachementmarxiste de la classe ouvrière, armé de la connaissance de la vie sociale, de la connaissance des lois du développement social, de la connaissance des lois de la lutte de classes, et capable pour cette raison de guider la classe ouvrière, de diriger sa lutte.

Aussi ne doit-on pas confondre le Parti avec la classe ouvrière, pas plus qu’on ne doit confondre la partie avec le tout ; on ne saurait demander que chaque gréviste puisse se proclamer membre du Parti, car celui qui confond le Parti avec la classe, rabaisse le niveau de conscience du Parti au niveau de « chaque gréviste », détruit le Parti comme avant-garde consciente de la classe ouvrière.

La tâche du Parti n’est pas de rabaisser son niveau à celui de « chaque gréviste », mais de hausser les masses d’ouvriers, de hausser « chaque gréviste » au niveau du Parti.

« Nous sommes le Parti de la classe, écrivait Lénine, et c’est pourquoi presque toute la classe (et en temps de guerre, à l’époque de la guerre civile, absolument toute la classe) doit agir sous la direction de notre Parti, doit se serrer le plus possible autour de lui.

Mais ce serait du manilovisme [Placidité, inertie, fantaisie oiseuse. Manilov, personnage des Ames mortes de Gogol. (N. des Trad.)] et du « suivisme » que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe entière sera un jour en état de s’élever au point d’acquérir le degré de conscience et d’activité de son détachement d’avant-garde, de son parti social-démocrate. Sous le capitalisme, même l’organisation syndicale (plus primitive, plus accessible à la conscience des couches non développées) n’est pas en mesure d’englober presque toute, ou toute la classe ouvrière.

Et nul social-démocrate de bon sens n’en a jamais douté. Mais ce ne serait que se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l’immensité de nos tâches, restreindre ces tâches, que d’oublier la différence entre le détachement d’avant-garde et toutes les masses qui gravitent autour de lui ; que d’oublier l’obligation constante pour le détachement d’avant-garde de hausser des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé. » (Lénine, Œuvres choisies, pp. 354-355.)

2° Le Parti est non seulement l’avant-garde, le détachement conscient de la classe ouvrière, mais aussi le détachement organisé de la classe ouvrière, avec sa propre discipline obligatoire pour ses membres.

C’est pourquoi les membres du Parti doivent obligatoirement adhérer à une de ses organisations. Si le Parti n’était pas un détachement organisé de la classe, ni un système d’organisation, mais une simple somme d’individus qui se proclament eux-mêmes membres du Parti sans adhérer à aucune de ses organisations, c’est-à-dire ne sont pas organisés et, par conséquent, ne sont pas tenus de se soumettre aux décisions du Parti, — le Parti n’aurait jamais une volonté unique, il ne pourrait jamais réaliser l’unité d’action de ses adhérents ; il lui serait donc impossible de diriger la lutte de la classe ouvrière.

Le Parti ne peut diriger pratiquement la lutte de la classe ouvrière et l’orienter vers un but unique que si tous ses membres sont organisés dans un seul détachement commun, cimenté par l’unité de volonté, par l’unité d’action, par l’unité de discipline.

L’objection des menchéviks disant qu’en ce cas, de nombreux intellectuels, par exemple, des professeurs, des étudiants, des lycéens, etc., resteraient en dehors du Parti, puisqu’ils ne veulent pas adhérer à telle ou telle de ses organisations, soit que la discipline du Parti leur pèse, soit que, comme le disait Plékhanov au IIe congrès, ils considèrent « comme une humiliation pour eux d’adhérer à telle ou telle organisation locale », cette objection des menchéviks se retourne contre eux, car le Parti n’a que faire des membres que gêne la discipline du Parti et qui craignent d’adhérer à une de ses organisations.

Les ouvriers ne craignent pas la discipline, ni l’organisation ; ils adhèrent volontiers aux organisations dès l’instant où ils sont décidés de devenir membres du Parti.

Seuls les intellectuels d’esprit individualiste craignent la discipline et l’organisation ; ils resteront effectivement en dehors du parti.

Tant mieux, puisque le Parti se débarrassera de l’afflux d’éléments instables, qui s’est particulièrement accentué aujourd’hui que la révolution bourgeoise commence à monter.

« Si je dis, écrivait Lénine, que le Parti doit être une somme (non une simple somme arithmétique, mais un complexe) d’organisations…, j’exprime par là, d’une façon absolument claire et précise que je désire, j’exige du Parti, comme avant-garde de la classe, soit une chose le plus possible organisée, que le Parti ne reçoive que des éléments susceptibles d’un minimum d’organisation… » (Ibidem, p. 352.)

Et plus loin :

« En paroles, la formule de Martov défend les intérêts des larges couches du prolétariat ; en fait, cette formule servira les intérêts des intellectuels bourgeois, qui craignent la discipline et l’organisation prolétariennes. Nul n’osera nier que ce qui caractérise, d’une façon générale, les intellectuels en tant que couche particulière dans les sociétés capitalistes contemporaines, c’est justement l’individualisme et l’inaptitude à la discipline et à l’organisation. » (Ibidem, p. 360.)

Et encore :

« Le prolétariat ne craint pas l’organisation, ni la discipline… Le prolétariat n’aura cure que ces messieurs les professeurs et lycéens, qui ne désirent pas adhérer à une organisation, soient reconnus membres du Parti parce qu’ils travaillent sous le contrôle d’une organisation… Ce n’est pas le prolétariat, mais certains intellectuels de notre Parti qui manquent de self-éducation quant à l’organisation et à la discipline. » (Ibidem, p. 390.)

3° Parmi toutes les autres organisations de la classe ouvrière, le Parti n’est pas simplement un détachement organisé, il est la « forme suprême d’organisation », appelée à diriger toutes les autres.

Le Parti, en tant que forme suprême d’organisation qui groupe l’élite de la classe, armée d’une théorie avancée, de la connaissance des lois de la lutte des classes et de l’expérience du mouvement révolutionnaire, a toutes les possibilités de diriger, – il a le devoir de diriger, – toutes les autres organisations de la classe ouvrière.

La tendance des menchéviks à diminuer, a ravaler le rôle dirigeant du Parti conduit à affaiblir toutes les autres organisations du prolétariat dirigées par le Parti, et, par conséquent, à affaiblir et à désarmer le prolétariat ; car « le prolétariat n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation ». (Ibidem, p. 414.)

4° Le Parti incarne la liaison de l’avant-garde de la classe ouvrière avec les masses innombrables de cette classe. Le Parti serait le meilleur détachement avancé et le plus parfaitement organisé, qu’il ne pourrait pas vivre et se développer sans être lié aux masses de sans-parti, sans que ces liaisons se multiplient, sans qu’elles soient consolidées.

Un parti replié sur lui-même, isolé des masses et qui aurait perdu ou simplement relâché les liens avec sa classe, perdrait la confiance et l’appui des masses ; par conséquent, il devrait inévitablement périr.

Pour vivre à pleine vie et se développer, le Parti doit multiplier ses liaisons avec les masses, gagner la confiance des masses innombrables de sa classe.

« Pour être un parti social-démocrate, disait Lénine, il faut obtenir justement le soutien de la classe. » (Lénine, t. VI, p. 208, éd. russe.)

5° Le Parti, pour pouvoir bien fonctionner et guider méthodiquement les masses, doit être organisé conformément aux principes du centralisme, avoir un statut unique, une discipline unique, un organisme dirigeant unique représenté par le congrès du Parti, et dans l’intervalle des congrès, par le Comité central du Parti ; il faut que la minorité se soumette à la majorité et les différentes organisation, au centre, les organisations inférieures, aux organisations supérieures.

Sans ces conditions, le Parti de la classe ouvrière ne saurait être un parti véritable ; il ne saurait s’acquitter de sa tâche, qui est de guider la classe.

Naturellement, comme le Parti était illégal sous l’autocratie tsariste, les organisations du Parti ne pouvaient, à l’époque, reposer sur le principe de l’élection à la base ; aussi le Parti devait-il être rigoureusement clandestin.

Mais Lénine estimait que cet état de choses, momentané dans la vie de notre Parti, disparaîtrait dès que le tsarisme aurait été supprimé, lorsque le Parti serait un Parti déclaré, légal, et que ses organisations reposeraient sur le principe d’élections démocratiques, sur le principe du centralisme démocratique.

« Auparavant, écrivait Lénine, notre Parti n’était pas un tout formellement organisé, mais seulement une somme de groupes particuliers, ce qui fait qu’entre ces groupes il ne pouvait y avoir d’autres rapports que l’action idéologique. 

Maintenant nous sommes devenus un parti organisé, et cela signifie la création d’une autorité, la transformation du prestige des idées en prestige de l’autorité, la subordination des instances inférieures aux instances supérieures du Parti. » (Ibidem, p. 291.)

Attaquant les menchéviks pour leur nihilisme en matière d’organisation et leur anarchisme de grand seigneur, qui n’admet pas l’idée d’une soumission à l’autorité du Parti et à sa discipline, Lénine écrivait :

« Cet anarchisme de grand seigneur est particulièrement propre au nihiliste russe. L’organisation du Parti lui semble une monstrueuse « fabrique » ; la soumission de la minorité à la majorité lui apparaît comme un « asservissement »… la division du travail sous la direction d’un centre lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages et ressorts » (et il voit une forme particulièrement intolérable de cette transformation dans la transformation des rédacteurs en collaborateurs), le seul rappel des statuts d’organisation du Parti provoque chez lui une grimace de mépris et la remarque dédaigneuse (à l’adresse des « formalistes ») que l’on pourrait se passer entièrement de statuts. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 393.)

6° Le Parti dans son activité pratique, s’il tient à sauvegarder l’unité de ses rangs, doit appliquer une discipline prolétarienne unique, également obligatoire pour tous les membres du Parti, pour les leaders comme pour les simples membres.

C’est pourquoi il ne doit pas y avoir dans le Parti de division en « membres de l’élite », pour qui la discipline n’est pas obligatoire, et « non-membres de l’élite », qui sont tenus de se soumettre à la discipline.

Sans cette condition, ni l’intégrité du Parti, ni l’unité de ses rangs ne sauraient être sauvegardées.

« L’absence totale chez Martov et consorts, écrivait Lénine, d’arguments raisonnables contre la rédaction nommée par le congrès, est illustrée au mieux par ce mot qui leur appartient : « Nous ne sommes pas des serfs ! »… La psychologie de l’intellectuel bourgeois qui s’imagine appartenir aux « âmes d’élite », placées au-dessus de l’organisation de masse et de la discipline de masse, apparaît ici de façon saisissante…

Pour l’individualisme de l’intellectuel… toute organisation et toute discipline prolétariennes s’identifient avec le servage. » (Lénine, t. VI, p. 282, éd. russe.)

Et plus loin :

« À mesure que se forme chez nous un véritable parti, l’ouvrier conscient doit apprendre à distinguer entre la psychologie du combattant de l’armée prolétarienne et la psychologie de l’intellectuel bourgeois, qui fait parade de la phrase anarchiste ; il doit apprendre à exiger l’accomplissement des obligations incombant aux membres du Parti, — non seulement des simples adhérents, mais aussi des « gens d’en haut ». » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 396.)

En résumant l’analyse des divergences et en définissant la position des menchéviks comme de « l’opportunisme dans les questions d’organisation », Lénine considérait que l’un des pêchés essentiels du menchévisme était de sous-estimer l’importance essentielle de l’organisation du Parti, en tant qu’arme du prolétariat dans sa lutte pour son affranchissement.

Les menchéviks étaient d’avis que le Parti, organisation du prolétariat, n’avait pas une importance sérieuse pour la victoire de la révolution. Contrairement aux menchéviks, Lénine pensait que l’union idéologique du prolétariat à elle seule ne suffit pas pour assurer la victoire ; que pour vaincre, il est indispensable de « cimenter » l’unité idéologique par l’unité matérielle de l’organisation du prolétariat. Lénine estimait qu’à cette condition seule, le prolétariat peut devenir une force invincible.

« Le prolétariat, écrivait Lénine, n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation.

Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique basée sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière.

À cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l’autocratie russe, ni le pouvoir en décrépitude du capital international. » (Ibidem, p. 414.)

C’est par ces mots prophétiques que Lénine termine son livre.

Tels sont les principes d’organisation essentiels développés par Lénine dans son célèbre ouvrage Un pas en avant, deux pas en arrière.

Ce qui fait l’importance de ce livre, c’est avant tout qu’il a sauvegardé l’esprit du parti contre l’esprit de cercle étroit, et le Parti contre les désorganisateurs ; il a battu à plate couture l’opportunisme menchévik dans les problèmes d’organisation, et jeté les bases d’organisation du Parti bolchévik.

Mais son importance ne s’arrête pas là.

Son rôle historique, c’est que Lénine y a le premier, dans l’histoire du marxisme, élaboré la doctrine du Parti en tant qu’organisation dirigeante du prolétariat, en tant qu’arme essentielle entre les mains du prolétariat, sans laquelle il est impossible de vaincre dans la lutte pour la dictature prolétarienne.

La diffusion de l’ouvrage de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière parmi les militants du Parti fit que la plupart des organisations locales se groupèrent autour de Lénine.

Mais plus les organisations se groupaient étroitement autour des bolchéviks, plus haineuse devint l’attitude des leaders menchéviks.

En été 1904, ave l’aide de Plékhanov et par suite de la trahison de deux bolchéviks dégénérés, Krassine et Noskov, les menchéviks s’emparèrent de la majorité dans le Comité central. Il était évident que les menchéviks s’orientaient vers la scission.

La perte de l’Iskra et du Comité central plaça les bolchéviks dans une situation difficile. Il était indispensable de mettre sur pied un journal bolchévik à soi. Il fallait organiser un nouveau congrès, le IIIe congrès du Parti, pour former un nouveau Comité central du Parti et régler leur compte aux menchéviks.

C’est ce qu’entreprit Lénine, c’est ce qu’entreprirent les bolchéviks.

Les bolchéviks engagèrent la lutte pour la convocation du IIIe congrès du Parti. En août 1904 se tint en Suisse, sous la direction de Lénine, une conférence de 22 bolchéviks.

Elle adopta un message « Au Parti », qui devint pour les bolchéviks un programme de lutte pour la convocation du IIIe congrès.

Au cours de trois conférences régionales des bolchéviks (conférences du Sud, du Caucase et du Nord), un Bureau des comités de la majorité fut élu, qui procéda à la préparation pratique du IIIe congrès du Parti.

Le 4 janvier 1905 paraissait le premier numéro du journal bolchévik Vpériod [En avant].

C’est ainsi que se formèrent au sein du Parti deux fractions distinctes – bolchévique et menchévique – avec leurs centres et leurs organes de presse respectifs.

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La lutte pour la création du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (1883-1901)

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

1. Abolition du servage et développement du capitalisme industriel en Russie. Formation du prolétariat industriel moderne. les premiers pas du mouvement ouvrier.

La Russie tsariste était entrée plus tard que les autres pays dans la voie du développement capitaliste. Jusqu’aux années 60 du siècle dernier, il n’y avait en Russie que très peu de fabriques et d’usines.

C’est l’économie féodale de la noblesse terrienne qui prédominait. Sous le régime du servage l’industrie ne pouvait prendre un véritable essor. Et dans l’agriculture, le travail non libre, serf, était d’une faible productivité.

Le cours du développement économique poussait à la suppression du servage. En 1861 le gouvernement tsariste, affaibli par la défaite militaire pendant la campagne de Crimée et terrifié par les « révoltes » des paysans contre les propriétaires fonciers, se vit obligé d’abolir le servage.

Mais, même après l’abolition du servage, les propriétaires fonciers continuèrent à opprimer les paysans. Lors de l’ « affranchissement » ils les avaient dépouillés en les privant, en les amputant d’une partie considérable de la terre dont ils jouissaient auparavant.

C’est cette partie de la terre que les paysans appelèrent « otrezki », les coupes [du mot « otrézat », couper]. Pour leur « affranchissement », on contraignit les paysans à payer aux propriétaires fonciers un droit de rachat, environ deux milliards de roubles.

Après l’abolition du servage, les paysans se virent obligés de louer aux plus dures conditions la terre du propriétaire foncier.

En plus du fermage en argent, le propriétaire astreignait souvent les paysans à travailler gratuitement, avec leurs outils et leurs chevaux à eux, une portion de la terre seigneuriale. C’est ce qu’on appelait « prestation de travail », « corvée ». Le plus souvent, le paysan était obligé de payer au propriétaire foncier la location de la terre en nature, soit la moitié de la récolte. On appelait cela le travail « ispolou » [le travail « à moitié »].

La situation restait donc à peu près la même que sous le servage, avec cette seule différence que maintenant le paysan était libre de sa personne. On ne pouvait ni le vendre, ni l’acheter comme une chose.

Les propriétaires fonciers saignaient à blanc les exploitations paysannes arriérées par tous les moyens de spoliation (fermage, amendes). Et le joug que les propriétaires fonciers faisaient peser sur la grande masse des paysans empêchait ces derniers d’améliorer leur exploitation. D’où le retard extrême de l’agriculture dans la Russie d’avant la Révolution, retard qui entraînait souvent de mauvaises récoltes et des disettes.

Les vestiges de l’économie féodale, les impôts écrasants, les indemnités de rachat payées aux propriétaires fonciers et qui, souvent, excédaient le revenu des exploitations paysannes, provoquaient la ruine, la paupérisation des masses paysannes, forçaient les paysans à quitter leur village pour aller chercher ailleurs un gagne-pain. Ils allaient se faire embaucher dans les fabriques et les usines. Et les fabricants avaient une main-d’œuvre à bon marché.

Les ouvriers et les paysans avaient sur le dos toute une armée d’ispravniks, d’ouriadniks, de gendarmes, de policiers, de gardes qui protégeaient le tsar, les capitalistes, les propriétaires fonciers contre les travailleurs, contre les exploités.

Les châtiments corporels restèrent en vigueur jusqu’en 1903. Bien que le servage fût aboli, on fouettait de verges les paysans pour la moindre faute, pour le non-paiement des impôts.

La police et les cosaques matraquaient les ouvriers, surtout pendant les grèves, lorsque ces derniers cessaient le travail, n’en pouvant plus de l’oppression des fabricants. Les ouvriers et les paysans n’avaient aucun droit politique dans la Russie tsariste. L’autocratie du tsar était le pire ennemi du peuple.

Une prison des peuples, voilà ce qu’était la Russie tsariste. Privées de tout droit, les nombreuses nationalités non russes subissaient constamment toutes sortes d’humiliations et d’outrages. Le gouvernement tsariste habituait la population russe à regarder les populations autochtones des régions nationales comme des races inférieures  ; il les appelait officiellement « allogènes », inculquait le mépris et la haine à leur égard.

Le gouvernement tsariste attisait consciemment les haines nationales, dressait un peuple contre l’autre, organisait des pogroms contre les Juifs, des massacres tataro-arméniens en Transcaucasie.

Dans les régions nationales, toutes ou presque toutes les charges d’État étaient occupées par des fonctionnaires russes. Toutes les affaires dans les administrations, devant les tribunaux, se traitaient en langue russe.

Défense était faite d’éditer des journaux et des livres dans les langues nationales ; l’usage de la langue maternelle pour l’enseignement était interdit dans les écoles.

Le gouvernement tsariste cherchait à étouffer toutes les manifestations de la culture nationale ; il poursuivait une politique de « russification » forcée des nationalités non russes. Le tsarisme était le bourreau, le tortionnaire des peuples non russes.

Après l’abolition du servage, le développement du capitalisme industriel fut assez rapide en Russie, malgré les vestiges du servage qui freinaient encore sa marche. En vingt-cinq ans, de 1865 à 1890, le nombre des ouvriers, rien que dans les grandes fabriques, les usines et les chemins de fer, était passé de 706.000 à 1.433.000, c’est-à-dire qu’il avait plus que doublé. La grande industrie capitaliste prit un développement encore plus rapide dans les années 90.

À la fin de cette décade, rien que pour les 50 provinces de la Russie d’Europe, le nombre des ouvriers occupés dans les grandes fabriques et usines, dans l’industrie minière et les chemins de fer, atteignait 2.207.000, et pour l’ensemble de la Russie, 2.792.000.

C’était un prolétariat industriel moderne, foncièrement distinct des ouvriers des fabriques de l’époque du servage, ainsi que des ouvriers de la petite industrie, artisanale ou autre, tant par sa concentration dans les grandes entreprises capitalistes que par sa combativité révolutionnaire.

L’essor industriel des années 90 était dû, au premier chef, à l’intense développement des chemins de fer. Au cours de la décade 1890-1900, il fut construit plus de 21.000 verstes de voies ferrées. Les chemins de fer avaient besoin d’une quantité énorme de métal (pour les rails, les locomotives, les wagons) ; ils consommaient une quantité de plus en plus grande de combustible, de houille et de pétrole.

D’où le développement de la métallurgie et de l’industrie des combustibles.

Dans la Russie d’avant la Révolution, comme dans tous les pays capitalistes, les années d’essor industriel étaient suivies d’années de crise industrielle et de marasme, qui frappaient durement la classe ouvrière et vouaient des centaines de milliers d’ouvriers au chômage et à la misère.

Bien que depuis l’abolition du servage le développement du capitalisme fût assez rapide en Russie, l’évolution économique de ce pays retardait sensiblement sur celle des autres pays capitalistes. L’immense majorité de la population s’adonnait encore à l’agriculture.

Dans son célèbre ouvrage Le développement du capitalisme en Russie, Lénine a cité des chiffres significatifs tirés du recensement général de 1897. Il en résulte que les cinq sixièmes environ de la population étaient occupés dans l’agriculture, tandis qu’à peu près un sixième seulement était occupé dans la grande et la petite industrie, le commerce, les chemins de fer et les transports par eau, les chantiers de construction, les exploitations forestières, etc.

D’où il suit que la Russie, bien que le capitalisme y fût en développement, était un pays agraire, économiquement arriéré, un pays petit-bourgeois, c’est-à-dire un pays où prédominait encore la petite propriété, la petite exploitation paysanne individuelle à faible rendement.

Le capitalisme progressait non seulement dans les villes, mais aussi à la campagne. La paysannerie, la classe la plus nombreuse de la Russie d’avant la Révolution, se désagrégeait, se différenciait.

Du sein de la paysannerie la plus aisée se dégageait une couche supérieure, la couche des koulaks, la bourgeoisie rurale ; d’un autre côté, beaucoup de paysans se ruinaient ; on voyait augmenter dans les campagnes le nombre des paysans pauvres, des prolétaires et semi-prolétaires. Quant aux paysans moyens, leur nombre diminuait chaque année.

En 1903, la Russie comptait environ 10 millions de feux. Dans sa brochure À la paysannerie pauvre, Lénine a calculé que, sur ce nombre, trois millions et demi au moins n’avaient pas de cheval.

D’ordinaire, les paysans pauvres ensemençaient un lopin de terre insignifiant, louaient le reste aux koulaks, et s’en allaient eux-mêmes chercher ailleurs un gagne-pain. Par leur situation, les paysans pauvres se rapprochaient plus que quiconque du prolétariat. Lénine les appelait prolétaires ruraux ou semi-prolétaires.

D’autre part, un million et demi de familles de paysans riches, de koulaks (sur un total de 10 millions de foyers paysans) avaient accaparé la moitié de toutes les terres labourables des paysans. Cette bourgeoisie paysanne s’enrichissait en opprimant les paysans pauvres et moyens, en exploitant le travail des salariés agricoles et des journaliers ; elle se transformait en capitalistes agraires.

Dès les années 70 et, surtout, les années 80 du siècle dernier, la classe ouvrière de Russie s’éveille et engage la lutte contre les capitalistes. La situation des ouvriers dans la Russie tsariste, était extrêmement pénible. De 1880 à 1890, la journée de travail dans les fabriques et les usines était d’au moins 12 heures et demie ; elle atteignait 14 à 15 heures dans l’industrie textile.

On exploitait largement la main-d’œuvre féminine et enfantine. Les enfants fournissaient un nombre d’heures égal à celui des adultes ; mais, comme les femmes, ils touchaient un salaire sensiblement inférieur. Les salaires étaient extrêmement bas. La majeure partie des ouvriers gagnaient de 7 à 8 roubles par mois. Les ouvriers les mieux payés des usines métallurgiques et des fonderies ne gagnaient pas plus de 35 roubles par mois.

Aucune protection du travail : d’où un grand nombre de mutilations, d’accidents mortels. Point d’assurances pour les ouvriers ; l’assistance médicale était payante. Les conditions de logement étaient extrêmement pénibles.

Dans les « bouges » des baraquements s’entassaient de 10 à 12 ouvriers. Souvent les fabricants trompaient les ouvriers sur les salaires, les obligeaient à acheter aux comptoirs patronaux des produits qu’ils leur faisaient payer trois fois trop cher ; ils les dépouillaient en les accablant d’amendes.

Les ouvriers commencèrent à se concerter entre eux ; ils présentaient en commun des revendications au patron pour que leur situation intenable fût améliorée. Ils abandonnaient le travail, proclamaient la grève ; les premières grèves des années 70 et 80 avaient généralement pour motifs les amendes démesurées, le vol, la fraude dont les ouvriers étaient victimes au moment de la paye, ainsi que les réductions de tarifs.

Lors des premières grèves, les ouvriers poussés à bout brisaient parfois les machines, cassaient les vitres des bâtiments de la fabrique, saccageaient les comptoirs patronaux et les bureaux.

Mais les ouvriers avancés commençaient à se rendre compte que pour lutter efficacement contre les capitalistes, il fallait s’organiser. Des associations ouvrières firent leur apparition. En 1875 fut fondée, à Odessa, l’ « Union des ouvriers de la Russie méridionale ». Cette première organisation ouvrière fonctionna pendant huit ou neuf mois ; après quoi, elle fut détruite par le gouvernement tsariste.

En 1878 fut fondée, à Pétersbourg, l’ « Union des ouvriers russes du Nord » ; elle avait à sa tête le menuisier Khaltourine et l’ajusteur Obnorski. Il était dit dans le programme de cette Union que, par ses objectifs, elle se rattachait aux partis ouvriers social-démocrates d’Occident. L’Union s’assignait pour but final la révolution socialiste, le « renversement du régime politique et économique de l’État, régime injuste à l’extrême ».

Un des organisateurs de l’Union, Obnorski, avait vécu un certain temps à l’étranger ; il s’y était familiarisé avec l’activité des partis social-démocrates marxistes et de la Ière Internationale, dirigée par Marx. Et cette circonstance avait laissé son empreinte sur le programme de l’ « Union des ouvriers russes du Nord ».

Comme tâche immédiate, l’Union s’assignait la conquête de la liberté et des droits politiques pour le peuple (liberté de parole, de presse, de réunion, etc.). Parmi les revendications immédiates figurait également la limitation de la journée de travail.

L’Union comptait 200 membres et autant de sympathisants. Elle avait commencé à prendre part aux grèves ouvrières, à les diriger. Le gouvernement tsariste la détruisit aussi.

Mais le mouvement ouvrier continuait de grandir, gagnant de plus en plus de régions nouvelles. Les années 80 furent marquées par un grand nombre de grèves. En cinq ans (1881-1886), il y eut plus de 48 grèves avec 80.000 grévistes.

La puissante grève qui éclata en 1885 à la fabrique Morozov d’Orékhovo-Zouévo, eut une importance toute particulière pour l’histoire du mouvement révolutionnaire.

Cette entreprise occupait environ 8.000 ouvriers. Les conditions de travail y empiraient de jour en jour : de 1882 à 1884, les salaires avaient subi cinq diminutions  ; en 1884, les tarifs avaient été, d’un seul coup, réduits de 25°/o. Au surplus, le fabricant Morozov accablait d’amendes les ouvriers. Pendant le procès qui suivit la grève, il fut établi que sur chaque rouble de gain, on décomptait à l’ouvrier, au profit du fabricant, de 30 à 50 copecks sous forme d’amendes.

N’en pouvant plus de ce vol, les ouvriers se mirent en grève en janvier 1885. La grève avait été préparée à l’avance. Elle était dirigée par un ouvrier éclairé Piotr Moïsséenko, ancien membre de l’ « Union des ouvriers russes du Nord », et qui déjà était riche d’expérience révolutionnaire.

La veille de la grève, Moïsséenko avait élaboré, en commun avec d’autres tisseurs, les plus conscients, un cahier de revendications, qui fut approuvé à une conférence secrète des ouvriers. Ceux-ci exigeaient en premier lieu qu’on cessât de les dépouiller à coups d’amendes.

La grève fut réprimée par la force armée. Plus de 600 ouvriers furent arrêtés, dont plusieurs dizaines déférés en justice.

Des grèves analogues se déroulèrent en 1885, dans les fabriques d’Ivanovo-Voznessensk.

L’année d’après, le gouvernement tsariste, que la progression du mouvement ouvrier effrayait, se vit contraint de promulguer une loi sur les amendes. Cette loi portait que les sommes provenant des amendes ne devaient pas être empochées par le fabricant, mais servir aux besoins des ouvriers eux-mêmes.

L’expérience de la grève Morozov et des autres grèves fit comprendre aux ouvriers qu’ils pouvaient beaucoup obtenir par une lutte organisée. Des dirigeants et des organisateurs de talent étaient apparus au sein du mouvement ouvrier, et ils défendaient avec fermeté les intérêts de la classe ouvrière.

Dans le même temps, à la faveur de la montée du mouvement ouvrier de Russie et sous l’influence de celui de l’Europe occidentale, on voit se créer dans le pays les premières organisations marxistes.

2. Le populisme et le marxisme en Russie. Plékhanov et son groupe « libération du travail ». Lutte de Plékhanov contre le populisme. Diffusion du marxisme en Russie.

Avant que les groupes marxistes ne fussent apparus, le travail révolutionnaire était fait en Russie par les populistes, adversaires du marxisme.

Le premier groupe marxiste russe prit naissance en 1883. C’était le groupe « Libération du Travail », organisé par G. Plékhanov à l’étranger, à Genève, où il avait dû se réfugier pour échapper aux persécutions du gouvernement tsariste, persécutions que lui avait values son activité révolutionnaire.

Auparavant, Plékhanov avait été lui-même populiste. Lorsque dans l’émigration il eut pris connaissance du marxisme, il rompit avec le populisme, pour devenir un propagandiste éminent du marxisme.

Le groupe « Libération du Travail » fournit un effort considérable pour diffuser le marxisme en Russie. Il traduisit en langue russe plusieurs ouvrages de Marx et d’Engels : le Manifeste du Parti communisteTravail salarié et capitalSocialisme utopique et socialisme scientifique, etc., et il les fit imprimer à l’étranger, pour les diffuser secrètement en Russie. G. Plékhanov, Zassoulitch, Axelrod et les autres membres du groupe ont également écrit une série d’ouvrages où ils exposaient la doctrine de Marx et d’Engels, les idées du socialisme scientifique.

Marx et Engels, les grands éducateurs du prolétariat, ont été les premiers à expliquer, à l’opposé des socialistes utopistes, que le socialisme n’était pas une invention de rêveurs (d’utopistes), mais le résultat inévitable du développement de la société capitaliste moderne. Ils ont montré que le régime capitaliste s’effondrerait de même que s’était effondré le régime du servage ; que le capitalisme créait lui-même son fossoyeur en la personne du prolétariat.

Ils ont montré que seule la lutte de classe du prolétariat, seule la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie affranchirait l’humanité du capitalisme, de l’exploitation.

Marx et Engels enseignaient au prolétariat à prendre conscience de ses forces, de ses intérêts de classe et à s’unir pour une lutte décisive contre la bourgeoisie.

Marx et Engels ont découvert les lois du développement de la société capitaliste et ont démontré scientifiquement que le développement de la société capitaliste et la lutte de classes au sein de cette société devaient inévitablement entraîner la chute du capitalisme, la victoire du prolétariat, la dictature du prolétariat.

Marx et Engels enseignaient qu’il est impossible de s’affranchir du pouvoir du capital et de transformer la propriété capitaliste en propriété sociale par la voie pacifique ; que la classe ouvrière ne peut y parvenir qu’en usant de la violence révolutionnaire contre la bourgeoisie, par la révolution prolétarienne, en établissant sa domination politique, la dictature du prolétariat, qui doit écraser la résistance des exploiteurs et créer une société nouvelle, la société communiste sans classes.

Marx et Engels enseignaient que le prolétariat industriel est la classe la plus révolutionnaire et, par conséquent, la classe la plus avancée de la société capitaliste ; que seule une classe comme le prolétariat peut rallier autour d’elle toutes les forces : qui sont mécontentes du capitalisme, et les mener à l’assaut du capitalisme. Mais pour vaincre le vieux monde et créer une société nouvelle, sans classes, le prolétariat doit avoir son propre parti ouvrier, que Marx et Engels appelaient parti communiste.

Diffuser les idées de Marx et d’Engels, c’est ce qu’entreprit le premier groupe marxiste russe, le groupe de Plékhanov « Libération du Travail ».

Quand le groupe « Libération du Travail » engagea la lutte pour le marxisme dans la presse russe de l’étranger, le mouvement social-démocrate n’existait pas encore en Russie. Ce qui était nécessaire avant tout, c’était de frayer la voie à ce mouvement dans le domaine théorique, dans le domaine idéologique. Et le principal obstacle idéologique à la propagation du marxisme et du mouvement social-démocrate était représenté, à l’époque, par les conceptions populistes, qui prédominaient parmi les ouvriers avancés et les intellectuels d’esprit révolutionnaire.

Avec le développement du capitalisme en Russie, la classe ouvrière devenait une force d’avant-garde imposante, capable d’une lutte révolutionnaire organisée.

Or les populistes ne comprenaient pas le rôle d’avant-garde de la classe ouvrière. Les populistes russes considéraient à tort que la principale force révolutionnaire était non pas la classe ouvrière, mais la paysannerie ; que l’on pouvait renverser le pouvoir du tsar et des propriétaires fonciers par les seules « révoltes » paysannes.

Les populistes ne connaissaient pas la classe ouvrière ; ils ne comprenaient pas que sans être alliés à la classe ouvrière et sans être dirigés par elle, les paysans ne pourraient pas à eux seuls vaincre le tsarisme et les propriétaires fonciers. Les populistes ne comprenaient pas que la classe ouvrière était la classe la plus révolutionnaire et la plus avancée de la société.

Ils avaient d’abord essayé d’entraîner les paysans à la lutte contre le gouvernement tsariste. Dans ce but, la jeunesse intellectuelle révolutionnaire, revêtue de l’habit paysan, s’en était allée dans les campagnes, « au peuple » comme on disait alors. D’où le nom de « populistes ».

Mais ils ne furent pas suivis par les paysans, que du reste ils ne connaissaient ni ne comprenaient comme il faut. La plupart des populistes furent arrêtés par la police. Les populistes résolurent alors de poursuivre la lutte contre l’autocratie tsariste par leurs seules forces, sans le peuple » ce qui aboutit à des fautes encore plus graves.

La société secrète populiste « Narodnaia Volia » [Volonté du peuple] prépara la mise à mort du tsar. Le Ier mars 1881, les narodovoltsy tuèrent d’une bombe le tsar Alexandre II. Mais cet acte ne fut d’aucune utilité pour le peuple. On ne pouvait, par l’exécution de personnes isolées, renverser l’autocratie tsariste, ni anéantir la classe des propriétaires fonciers. La place du tsar fut prise par un autre, Alexandre III, sous lequel la vie des ouvriers et des paysans devint encore plus dure.

La voie choisie par les populistes pour lutter contre le tsarisme, celle des attentats isolés, de la terreur individuelle, était fausse et nuisible à la révolution. La politique de terreur individuelle s’inspirait de la fausse théorie populiste des «  héros » actifs et de la « foule » passive, qui attend les exploits de ces « héros ».

Cette fausse théorie prétendait que seules les individualités d’élite font l’histoire, tandis que la masse, le peuple, la classe, « la foule », comme s’exprimaient dédaigneusement les écrivains populistes, est incapable d’actions conscientes, organisées ; qu’elle ne peut que suivre aveuglément les « héros ».

C’est pourquoi les populistes avaient renoncé à l’action révolutionnaire de masse au sein de la paysannerie et de la classe ouvrière et étaient passés à la terreur individuelle. Les populistes amenèrent un des plus grands révolutionnaires de l’époque, Stépan Khaltourine, à abandonner le travail d’organisation d’une Union ouvrière révolutionnaire pour se consacrer entièrement au terrorisme.

Les populistes détournaient l’attention des travailleurs de lu lutte contre la classe des oppresseurs), en exécutant — sans profit pour la révolution — des représentants isolés de cette classe. Ils entravaient le développement de l’initiative révolutionnaire et de l’activité de la classe ouvrière et de la paysannerie.

Les populistes empêchaient la classe ouvrière de comprendre le rôle dirigeant qu’elle devait jouer dans la révolution et freinaient la création d’un parti indépendant pour la classe ouvrière. Bien que l’organisation secrète des populistes eût été détruite par le gouvernement tsariste, les conceptions populistes se maintinrent longtemps encore parmi les » intellectuels d’esprit révolutionnaire.

Ce qui restait de populistes résistaient opiniâtrement à la diffusion du marxisme en Russie, empêchaient la classe ouvrière de s’organiser.

Aussi le marxisme ne put-il croître et se fortifier en Russie qu’en luttant contre le populisme. C’est le groupe « Libération du Travail » qui engagea la lutte contre les conceptions erronées des populistes ; il montra tout le tort que leur doctrine et leurs procédés de lutte causaient au mouvement ouvrier.

Dans ses écrits contre les populistes, Plékhanov a montré que leurs conceptions n’avaient rien de commun avec le socialisme scientifique, malgré le titre de socialistes qu’ils se donnaient.

Plékhanov fut le premier à faire la critique marxiste des idées erronées des populistes. Portant à leurs conceptions des coups qui frappaient juste, Plékhanov développa en même temps une brillante défense des conceptions marxistes.

Quelles étaient ces erreurs principales des populistes, auxquelles Plékhanov porta un rude coup ?

Tout d’abord, les populistes affirmaient que le capitalisme était en Russie un phénomène « accidentel », qu’il ne se développerait pas et que, partant, le prolétariat lui non plus ne grandirait ni ne se développerait dans ce pays.

En second lieu, les populistes ne regardaient pas la classe ouvrière comme la classe d’avant-garde dans la révolution. Ils rêvaient d’atteindre au socialisme sans le prolétariat. Pour eux, la principale force révolutionnaire était la paysannerie dirigée par les intellectuels, et la communauté paysanne qu’ils regardaient comme l’embryon et la base du socialisme.

Troisièmement, les populistes soutenaient un point de vue erroné et nuisible sur la marche de l’histoire humaine. Ils ne con­naissaient pas, ne comprenaient pas les lois du développement économique et politique de la société. C’étaient sous ce rapport des hommes tout à fait arriérés.

D’après eux, ce n’étaient pas les classes ni la lutte des classes qui faisaient l’histoire, mais uniquement des individualités d’élite, des «  héros », que suivent aveuglément la niasse, la « foule », le peuple, les classes.

En luttant contre les populistes et en les démasquant, Plékhanov a écrit une série d’ouvrages marxistes, qui ont servi à l’instruction et à l’éducation des marxistes de Russie, Des ouvrages de Plékhanov comme Le Socialisme et la lutte politique, Nos divergences, Étude sur le développement de la conception monistique de l’histoire, ont déblayé le terrain pour le triomphe du marxisme en Russie.

Plékhanov a donné là l’exposé des questions fondamentales du marxisme. Son Étude sur le développement de la conception monist‎ique de l’histoire, éditée en 1895, joua un rôle particulièrement important. Lénine a dit de cet ouvrage qu’il « a fait l’éducation de toute une génération de marxistes russes », (Lénine, t. XIV, p. 347, éd. russe.)

Dans ses écrits dirigés contre les populistes, Plékhanov a démontré qu’il était absurde de poser la question comme ils le faisaient : le capitalisme doit-il ou ne doit-il pas se développer en Russie ? La vérité est, disait Plékhanov en citant des faits à l’appui, que la Russie est déjà entrée dans la voie du développement capitaliste et qu’il n’est point de force qui puisse l’en faire dévier.

La tâche des révolutionnaires n’était pas de freiner le déve­loppement du capitalisme en Russie, — au reste ils n’auraient quand même pas pu le faire !

La tâche des révolutionnaires consistait à s’appuyer sur l’imposante force révolutionnaire qu’engendre le capitalisme en développement, sur la classe ouvrière ; à développer en elle la conscience de classe, à l’organiser, à l’aider dans la création de son propre parti ouvrier.

Plékhanov réfuta la seconde conception essentielle, non moins erronée, des populistes : la négation du rôle d’avant-garde du prolétariat dans la lutte révolutionnaire. Les populistes considéraient l’apparition du prolétariat en Russie comme un « malheur historique » en son genre ; ils parlaient dans leurs écrits de la «  plaie du prolétarisme ».

Plékhanov, défendant la doctrine marxiste et sa parfaite convenance à la Russie, démontrait que malgré la supériorité numérique de la paysannerie et bien que le prolétariat fût relativement peu nombreux, c’était justement sur le prolétariat, sur son accroissement que les révolutionnaires devaient fonder leur principal espoir.

Pourquoi précisément sur le prolétariat ?

Parce que le prolétariat, malgré sa faiblesse numérique actuelle, est la classe laborieuse liée à la forme la plus avancée de l’économie, à la grande production, et parce qu’il a, de ce fait, un grand avenir.

Parce que le prolétariat, en tant que classe, grandit d’année en année, se développe politiquement, se prête facilement à l’organisation par suite des conditions de travail dans la grande production, et qu’il est éminemment révolutionnaire en raison même de sa condition prolétarienne, puisque dans la révolution il n’a rien à perdre, que ses chaînes.

Il en va autrement de la paysannerie.

Cette paysannerie (formée comme elle était alors de paysans individuels. — N. de la Réd.), malgré sa force numérique, est la classe laborieuse liée à la forme la plus arriérée de l’économie, à la petite production, et de ce fait, elle n’a ni ne peut avoir un grand avenir.

La paysannerie non seulement ne grandit pas en tant que classe, mais au contraire, elle se décompose d’année en année en bourgeoisie (koulaks) et en paysannerie pauvre (prolétaires, semi-prolétaires). De plus, les paysans se prêtent plus difficilement à l’organisation par suite de leur dispersion et, en raison de leur situation de petits propriétaires, ils rejoignent moins volontiers que le prolétariat le mouvement révolutionnaire.

Les populistes prétendaient que le socialisme viendrait en Russie non par la dictature du prolétariat, mais par la communauté paysanne : c’était elle qu’ils considéraient comme l’embryon et la base du socialisme.

Mais cette communauté n’était et ne pouvait être ni la base, ni l’embryon du socialisme, puisque dans la communauté dominaient les koulaks, vrais vampires exploitant les paysans pauvres, les ouvriers agricoles et les petits paysans. La possession communale de la terre qui existait officiellement, et la redistribution de la terre à laquelle on procédait de temps à autre suivant le nombre de bouches, ne changeaient rien à la situation. Jouissaient de la terre ceux des membres de la communauté qui possédaient des bêtes de travail, du matériel agricole, des semences, c’est-à-dire les paysans aisés et les koulaks.

Les paysans sans cheval, les pauvres et, d’une façon générale, les petits paysans se voyaient obligés de livrer leur terre aux koulaks et d’aller se louer, de se faire journaliers.

La communauté paysanne était, en réalité, une forme commode pour masquer l’emprise des koulaks et, dans les mains du tsarisme, un moyen peu coûteux de contraindre les paysans à payer les impôts d’après la règle de la caution solidaire. C’est bien pourquoi le tsarisme ne touchait pas à la communauté paysanne. Aussi eût-il été ridicule de considérer cette communauté comme l’embryon ou la base du socialisme.

Plékhanov réfuta la troisième conception essentielle, non moins erronée, des populistes sur le rôle primordial, dans le développement social, des « héros », des individualités d’élite, de leurs idées, et sur le rôle infime de la masse, de la « foule », du peuple, des classes. Plékhanov accusait les populistes d’idéalisme, en montrant que la vérité n’était pas du côté de l’idéalisme, mais du côté du matérialisme de Marx et d’Engels.

Plékhanov développa et justifia le point de vue du matérialisme marxiste. En s’inspirant de cette doctrine, il démontra que le développement de la société n’est pas en fin de compte déterminé par les souhaits ou les idées des individualités d’élite, mais par le développement des conditions matérielles d’existence de la société, par le changement dans le mode de production des biens matériels nécessaires à l’existence de la société, par le changement des rapports entre les classes dans le domaine de la production des biens matériels, par la lutte des classes pour le rôle et la place à tenir dans le domaine de la production et de la répartition des biens matériels.

Ce ne sont pas les idées qui déterminent la situation économique et sociale des hommes, c’est la situation économique et sociale des hommes qui détermine leurs idées.

Des individualités d’élite peuvent être réduites à rien, si leurs idées et leurs souhaits vont à l’encontre du développement économique de la société, à l’encontre des nécessités de la classe d’avant-garde ; au contraire, des hommes d’élite peuvent véritablement devenir des personnalités marquantes, si leurs idées et leurs souhaits traduisent exactement les nécessités du développement économique de la société, les nécessités de la classe avancée.

Aux populistes affirmant que la masse est une foule, que seuls les héros font l’histoire et transforment la foule en peuple, les marxistes répondaient : Ce ne sont pas les héros qui font l’histoire, c’est l’histoire qui fait les héros ; par conséquent, ce ne sont pas les héros qui créent le peuple, c’est le peuple qui crée les héros et fait progresser l’histoire.

Les héros, les individualités d’élite, ne peuvent jouer un rôle sérieux dans la vie de la société que dans la mesure où ils savent comprendre correctement les conditions de développement de la société, comprendre comment il faut les améliorer.

Les héros, les individualités d’élite, peuvent se trouver dans la situation d’hommes ratés, ridicules et inutiles, s’ils ne savent pas comprendre correctement les conditions de développement de la société et se ruent contre les nécessités historiques de la société, en s’imaginant qu’ils sont les « faiseurs » de l’histoire. C’est précisément à celte catégorie de ratés de l’héroïsme qu’appartenaient les populistes.

Les écrits de Plékhanov, sa lutte contre les populistes compromirent sérieusement l’influence des populistes parmi les intellectuels révolutionnaires. Mais la déroute idéologique du populisme était loin d’être achevée.

Cette tâche — achever le populisme en tant qu ennemi du marxisme — était réservée à Lénine. La majorité des populistes, peu après l’écrasement du parti « Narodnaia Volia » renonça à la lutte révolutionnaire contre le gouvernement tsariste, et se mit à prêcher la réconciliation, l’entente avec ce gouvernement. Les populistes des années 80 et 90 devinrent les porte-parole des intérêts des koulaks.

Le groupe « Libération du Travail » rédigea deux projets de programme pour les social-démocrates russes (le premier en 1884 et le second en 1887). C’était là un pas très important dans le sens de la création d’un parti social-démocrate marxiste en Russie.

Mais le groupe « Libération du Travail » avait également commis des erreurs graves. Son premier projet de programme renfermait encore des vestiges de conceptions populistes, il admettait la tactique de la terreur individuelle.

En outre, Plékhanov ne se rendait pas compte que, dans le cours de la révolution, le prolétariat pouvait et devait entraîner derrière lui la paysannerie, que c’était seulement en s’alliant à la paysannerie que le prolétariat pourrait remporter la victoire sur le tsarisme.

Ensuite, Plékhanov considérait la bourgeoisie libérale comme une force capable de prêter un appui, fût-il précaire, à la révolution ; quant à la paysannerie, il n’en faisait pas état dans certains de ses écrits ; il déclarait par exemple :

« En dehors de la bourgeoisie et du prolétariat, nous ne voyons pas d’autres forces sociales sur lesquelles puissent s’appuyer, chez nous, les combinaisons d’opposition ou révolutionnaires. »

(Plékhanov, t. III, p. 119, éd. russe.)

Ces vues erronées de Plékhanov renfermaient le germe de ses futures conceptions menchéviques.

Ni le groupe « Libération du Travail », ni les cercles marxistes de ce temps n’étaient encore pratiquement liés au mouvement ouvrier. On en était encore à la période où ne faisaient qu’apparaître et s’affirmer en Russie la théorie marxiste, les idées marxistes, les principes du programme de la social-démocratie.

Durant la décade 1884-1894, la social-démocratie n’existait que sous la forme de petits groupes et cercles, qui n’étaient pas liés, ou l’étaient très peu, avec le mouvement ouvrier de masse. Tel l’enfant qui n’est pas encore né, mais qui déjà se développe dans le sein maternel, la social-démocratie traversait, comme l’écrivait Lénine, « un processus de développement utérin ».

Le groupe « Libération du Travail », indiquait Lénine, « n’avait fondé que théoriquement la social-démocratie et n’avait fait que le premier pas au-devant du mouvement ouvrier ».

C’est Lénine qui dut résoudre le problème de la fusion du marxisme avec le mouvement ouvrier en Russie, ainsi que le problème du redressement des erreurs commises par le groupe « Libération du Travail ».

3. Débuts de l’activité révolutionnaire de Lénine. L’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » à Pétersbourg.

Vladimir Ilitch Lénine [Oulianov], fondateur du bolchévisme, naquit à Simbirsk (aujourd’hui Oulianovsk) en 1870. En 1887, Lénine entre à l’Université de Kazan, mais est bientôt arrêté et exclu de l’Université pour avoir participé au mouvement révolutionnaire des étudiants.

À Kazan, Lénine avait adhéré à un cercle marxiste, organisé par Fédosséev. Installé à Samara, Lénine eut tôt fait de grouper autour de lui le premier cercle marxiste de cette ville. Dès cette époque, il étonnait tout le monde par sa connaissance du marxisme.

Fin 1893, Lénine va se fixer à Pétersbourg. Dès ses premières interventions, il produit une forte impression sur les membres des cercles marxistes de Pétersbourg. Une connaissance approfondie de Marx, l’aptitude à appliquer le marxisme à la situation économique et politique de la Russie contemporaine, une foi ardente, indestructible en la victoire de la cause ouvrière, des talents d’organisation remarquables : tout cela fit de Lénine le dirigeant reconnu des marxistes de Pétersbourg.

Lénine était très aimé des ouvriers d’avant-garde, qui fréquentaient les cercles où il enseignait :

« Nos leçons, a dit l’ouvrier Babouchkine, à propos des conférences de Lénine dans les cercles ouvriers, portaient un caractère de vif intérêt. Nous étions tous très satisfaits de ces conférences, et nous admirions constamment l’intelligence de notre conférencier. »

En 1895, Lénine groupa tous les cercles ouvriers marxistes de Pétersbourg (il y en avait déjà près de vingt) en une seule « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière ». C’est ainsi qu’il préparait la création d’un parti ouvrier révolutionnaire marxiste.

Lénine assignait à l’ « Union de lutte » la tâche de se lier plus étroitement avec le mouvement ouvrier de masse et d’en assumer la direction politique.

De la propagande du marxisme auprès d’un petit nombre d’ouvriers avancés, groupés dans des cercles de propagande, Lénine propose de passer à l’agitation politique d’actualité parmi les grandes masses de la classe ouvrière. Ce tournant dans le sens de l’agitation de masse fut de la plus haute importance pour le développement du mouvement ouvrier en Russie.

Après 1890, l’industrie connut une période d’essor. Le nombre des ouvriers augmenta. Le mouvement ouvrier se développa. De 1895 à 1899, d’après des données incomplètes, 221.000 ouvriers au moins firent grève. Le mouvement ouvrier devenait une force sérieuse dans la vie politique du pays. La vie elle-même ve­nait confirmer les idées que défendaient les marxistes dans leur lutte contre les populistes, quant au rôle d’avant-garde de la classe ouvrière dans le mouvement révolutionnaire.

Dirigée par Lénine, l’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » rattachait la lutte des ouvriers pour les revendications économiques, — amélioration des conditions de travail, réduction de la journée de travail, augmentation des salaires, — à la lutte politique contre le tsarisme. L’ « Union de lutte » faisait l’éducation politique des ouvriers.

Sous la direction de Lénine, l’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » de Pétersbourg fut la première à réaliser en Russie la fusion du socialisme avec le mouvement ouvrier. Lorsque dans une fabrique une grève éclatait, l’ « Union de lutte », qui connaissait parfaitement la situation dans les entreprises par les membres de ses cercles, réagissait immédiatement en publiant des tracts, des proclamations socialistes.

Ces tracts dénonçaient l’oppression dont les ouvriers étaient victimes de la part des fabricants ; ils expliquaient comment les ouvriers devaient lutter pour la défense de leurs intérêts et ils exposaient les revendications ouvrières.

Les tracts proclamaient toute la vérité sur les plaies du capitalisme, sur la vie misérable des ouvriers, sur leur accablante journée de 12 à l4 heures, sur leur situation de parias. On y trouvait également les revendications politiques appropriées. Fin 1894, Lénine écrivit, avec le concours de l’ouvrier Babouchkine, le premier de ces tracts d’agitation avec un appel aux ouvriers grévistes de l’usine Sémiannikov, à Pétersbourg.

À l’automne 1895, Lénine adressa un tract aux ouvriers et ouvrières en grève de la fabrique Thornton. Celle-ci appartenait à des patrons anglais, dont les bénéfices se chiffraient par millions. La journée de travail comportait plus de 14 heures, et les tisseurs gagnaient environ 7 roubles par mois.

La grève se termina par la victoire des ouvriers. En peu de temps, l’ « Union de lutte » avait édité des dizaines de ces appels adressés aux ouvriers des diverses fabriques. Chacun de ces tracts élevait puissamment le moral des ouvriers. Ils se rendaient compte qu’ils étaient aidés, défendus par les socialistes.

En été 1896, une grève de 30.000 ouvriers textiles se déroula à Pétersbourg, sous la direction de l’ « Union de lutte ». La revendication principale était la réduction de la journée de travail.

C’est sous la poussée de cette grève que le gouvernement tsariste se trouva obligé de promulguer la loi du 2 juin 1897, qui limitait la journée de travail à 11 heures et demie. Avant cette loi, il n’y avait point, d’une façon générale, de limites à la journée de travail.

En décembre 1895, Lénine est arrêté par le gouvernement tsariste. Même en prison, il continue le combat révolutionnaire. Il aide l’ « Union de lutte » de ses conseils et de ses indications, il envoie de la prison brochures et tracts.

C’est alors qu’il écrit la brochure À propos des grèves et le tract Au gouvernement tsariste, dans lequel il dénonce le féroce arbitraire de ce gouvernement. C’est en prison que Lénine rédige encore le projet de programme du Parti (il l’écrivit avec du lait, entre les lignes d’un livre de médecine).

L’ « Union de lutte » de Pétersbourg a puissamment aidé à rassembler les cercles ouvriers en des unions analogues dans les autres villes et régions de Russie. Vers le milieu des années 90, des organisations marxistes apparaissent en Transcaucasie. En 1894 se constitue l’ « Union ouvrière » de Moscou. À la fin des années 90 est organisée l’ « Union social-démocrate » de Sibérie.

Dans les années 90 apparaissent à Ivanovo-Voznessensk, Iaroslavl, Kostroma, des groupes marxistes qui, plus tard, formeront l’ « Union du nord du Parti social-démocrate ». À partir de 1895, des groupes et unions social-démocrates sont organisés à Rostov-sur-Don, Iékatérinoslav, Kiev, Nikolaev, Toula, Samara, Kazan, Orékhovo-Zouévo et autres villes.

L’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » de Pétersbourg avait ceci d’important qu’elle représentait, selon le mot de Lénine, le premier sérieux embryon d’un parti révolutionnaire s’appuyant sur le mouvement ouvrier.

C’est de l’expérience révolutionnaire de l’ « Union de lutte » de Pétersbourg que Lénine s’inspira en travaillant plus tard à la création du parti social-démocrate marxiste de Russie.

Après l’arrestation de Lénine et de ses proches compagnons d’armes, il y eut un notable changement dans la direction de l’ « Union de lutte » de Pétersbourg.

Des hommes nouveaux étaient apparus, qui se donnaient le nom de « jeunes », alors qu’ils qualifiaient de « vieux » Lénine et ses compagnons d’armes. Les « jeunes » se mirent à suivre une ligne politique erronée. Ils disaient qu’il ne fallait appeler les ouvriers qu’à la lutte économique contre les patrons ; quant à la lutte politique, c’était l’affaire de la bourgeoisie libérale ; à elle d’en assumer la direction.

On donna à ces hommes le nom d’ « économistes ».

C’était, dans les rangs des organisations marxistes de Russie, le premier groupe de conciliateurs, d’opportunistes.

4. Lutte de Lénine contre le populisme et le « marxisme légal ». L’idée de Lénine sur l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie. Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Bien que Plékhanov eût porté, dès 1880-1890, un rude coup au système des conceptions populistes, celles-ci ralliaient encore, après 1890, les sympathies d’une partie de la jeunesse révolutionnaire.

Il y en avait, parmi les jeunes, qui continuaient à penser que la Russie pouvait éviter la voie du développement capitaliste, que le rôle principal dans la révolution appartiendrait à la paysannerie, et non la classe ouvrière.

Ce qui restait de populistes s’efforçaient par tous les moyens d’empêcher la diffusion du marxisme en Russie ; ils engagèrent la lutte contre les marxistes, qu’ils cherchèrent à noircir de toutes les manières. Il importait donc de démolir à fond le populisme, sur le terrain idéologique, pour assurer la diffusion continue du marxisme te la possibilité de créer un parti social-démocrate.

Cette tâche, ce fut Lénine qui s’en acquitta.

Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates(1894), Lénine a arraché le masque des populistes, ces faux « amis du peuple » qui, en fait, marchaient contre le peuple.

Les populistes de 1890-1900 avaient, à la vérité, abandonné depuis longtemps toute lutte révolutionnaire contre le gouvernement tsariste. Les populistes libéraux prêchaient la réconciliation avec le gouvernement tsariste. « Ils pensent tout simplement, écrivait Lénine en parlant des populistes de ce temps, que ce gouvernement, si on le lui demande bien et assez gentiment, pourra tout arranger pour le mieux. » (Lénine, t. I, p. 161, éd. Russe.)

Les populistes de 1890-1900 fermaient les yeux sur la situation des paysans pauvres, sur la lutte de classe au village, où les paysans pauvres étaient pressurés par les koulaks ; ils exaltaient les progrès des exploitations koulaks. En réalité, ils s’affirmaient comme les porte-parole des intérêts des koulaks.

En même temps, dans leurs revues, ils faisaient campagne contre les marxistes. En déformant et en altérant à dessein les conceptions des marxistes russes, ils prétendaient que les marxistes voulaient ruiner la campagne, qu’ils voulaient « faire passer chaque moujik par la fournaise de l’usine ».

Lénine, dénonçant cette tendancieuse critique populiste, montra qu’il ne s’agissait point des « désirs » des marxistes, mais de la marche réelle du développement du capitalisme en Russie, qui faisait que le prolétariat, inévitablement, croissait en nombre. Or le prolétariat serait le fossoyeur de l’ordre capitaliste.

Lénine montra que les vrais amis du peuple, ceux qui désirent supprimer l’oppression des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, supprimer le tsarisme, n’étaient pas les populistes, mais les marxistes.

Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple », il formula pour la première fois l’idée de l’alliance révolutionnaire des ouvriers et des paysans, principal moyen de renverser le tsarisme, les propriétaires fonciers, la bourgeoisie.

Dans plusieurs ouvrages de cette période, Lénine a aussi critiqué les moyens de lutte politique qui étaient ceux du principal groupe populiste – des narodovoltsy [membres de la « Narodnala Volia »], – et plus tard, des continuateurs des populistes, les socialistes-révolutionnaires ; il critiqua surtout la tactique de la terreur individuelle.

Lénine considérait cette tactique comme nuisible au mouvement révolutionnaire, puisqu’elle substituait à la lutte des masses la lutte de héros isolés. Elle révélait le manque de foi dans le mouvement révolutionnaire populaire.

Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple », Lénine traçait les objectifs fondamentaux des marxistes russes. Selon Lénine, les marxistes russes devaient, en premier lieu, organiser un parti ouvrier socialiste unique avec les cercles marxistes dispersés.

Lénine indiquait ensuite que c’était la classe ouvrière de Russie qui, en alliance avec la paysannerie, renverserait l’autocratie tsariste ; après quoi, le prolétariat russe, allié aux masses laborieuses et exploitées, prendrait aux côtés du prolétariat des autres pays la voie directe de la lutte politique ouverte, vers la victoire de la révolution communiste.

Voilà comment il y a plus de quarante ans, Lénine a montré de façon juste le chemin que devait suivre la lutte de la classe ouvrière, défini son rôle de force révolutionnaire d’avant-garde dans la société et défini le rôle de la paysannerie en tant qu’alliée de la classe ouvrière.

Dès 1890-1900, la lutte de Lénine et de ses partisans contre le populisme aboutit à la déroute idéologique, définitive, de ce dernier.

Une haute importance s’attache également à la lutte de Lénine contre le « marxisme légal ». Comme il arrive toujours dans l’histoire, des « compagnons de route » s’accrochent pour un temps aux grands mouvements sociaux.

Parmi ces « compagnons de route », il y eut aussi ceux qu’on appela les « marxistes légaux ». Quand le marxisme eut pris un large développement en Russie, les intellectuels bourgeois commencèrent à s’affubler de l’habit marxiste. Ils faisaient imprimer leurs articles dans les revues et journaux légaux, c’est-à-dire autorisés par le gouvernement tsariste. D’où le nom de « marxistes légaux ».

Ils luttaient à leur manière contre le populisme. Mais cette lutte, ainsi que le drapeau du marxisme, ils cherchaient à les utiliser pour subordonner et adapter le mouvement ouvrier aux intérêts de la société bourgeoise, aux intérêts de la bourgeoisie.

De la doctrine de Marx, ils rejetaient l’essentiel : la doctrine de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat. Piotr Strouvé, le plus en vue des marxistes légaux, exaltait la bourgeoisie et, au lieu d’exhorter à la lutte révolutionnaire contre le capitalisme, il appelait « à avouer notre manque de culture et à nous mettre à l’école du capitalisme ».

Dans la lutte contre les populistes, Lénine admettait des ententes provisoires avec les « marxistes légaux », afin de les utiliser contre les populistes, par exemple, pour la publication en commun d’un recueil dirigé contre eux. Mais en même temps Lénine faisait une critique sévère des « marxistes légaux », dont il dénonçait le fond de libéralisme bourgeois.

Beaucoup de ces « compagnons de route » deviendront par la suite des cadets (principal parti de la bourgeoisie russe) et, pendant la guerre civile, de parfaits gardes blancs.

Parallèlement aux « Unions de lutte » de Pétersbourg, Moscou, Kiev, etc., des organisations social-démocrates se forment aussi dans les régions périphériques nationales dans l’ouest de la Russie.

Après 1890, les éléments marxistes se retirent du parlement nationaliste polonais pour former la « Social-démocratie de Pologne et de Lituanie ».

Vers 1900 se constituent les organisations de la social-démocratie lettone. En octobre 1897, dans les provinces occidentales de Russie, se crée le Bund, Union générale social-démocrate juive.

En 1898, plusieurs « Unions de lutte », – celles de Pétersbourg ; Moscou, Kiev, Iékatérinoslav, – ainsi que le Bund, font une première tentative pour se grouper en un parti social-démocrate. À cet effet ils réunissent à Minsk, en mars 1898, le Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR).

Le Ier congrès du POSDR ne rassembla que 9 délégués. Lénine n’avait pu y assister, étant à l’époque déporté en Sibérie. Le Comité central du Parti, élu au congrès, fut bientôt arrêté.

Le Manifeste lancé au nom du congrès laissait encore à désirer sur bien des points. Il restait muet sur la nécessité, pour le prolétariat, de conquérir le pouvoir politique ; il ne disait rien de l’hégémonie du prolétariat, il restait également mué sur les alliés du prolétariat dans sa lutte contre le tsarisme te la bourgeoisie.

Dans ses décisions et dans son Manifeste, le congrès proclamait la création du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

C’est dans cet acte formel, destiné à jouer un grand rôle au point de vue de la propagande révolutionnaire, que réside l’importance du Ier congrès du POSDR.

Toutefois, malgré la réunion de ce Ier congrès, le Parti social-démocrate marxiste n’était pas encore effectivement crée en Russie. Le congrès n’avait pu grouper les cercles et organisations marxistes, ni les rattacher par des liens d’organisation. Il n’y avait pas encore de ligne unique dans le travail des organisations locales, ni programme, ni statuts du parti ; il n’y avait pas de direction émanant d’un centre unique.

Pour ces raisons et bien d’autres encore, le désarroi idéologique s’était accru dans les organisations locales ; et c’est ce qui créa des conditions favorables au renforcement d’un courant opportuniste, l’ « économisme », au sein du mouvement ouvrier.

Il fallut plusieurs années de travail intense de Lénine et du journal Iskra [l’Étincelle] fondée par lui, pour surmonter le désarroi, vaincre les flottements opportunistes et préparer la formation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

5. Lutte de Lénine contre l’ « économisme ». Lénine fonde le journal Iskra.

 Lénine n’avait pu assister au Ier congrès du POSDR. Il se trouvait alors en Sibérie, déporté dans le village de Chouchenskoïé, où le gouvernement tsariste l’avait relégué après l’avoir longtemps gardé en prison à Pétersbourg pour l’affaire de l’ « Union de lutte ».

Mais, même en exil, Lénine continuait son activité révolutionnaire. C’est là qu’il termina son grand ouvrage scientifique Le développement du capitalisme en Russie, livre qui acheva la déroute idéologique du populisme.

C’est là aussi qu’il écrivit sa brochure fameuse Les tâches des social-démocrates russes.

Bien qu’isolé de l’action révolutionnaire pratique et directe, Lénine avait su conserver certaines relations avec les militants ; du lieu de déportation où il se trouvait, il entretenait une correspondance avec eux, leur demandait des renseignements, leur prodiguait des conseils.

Ce qui préoccupait surtout Lénine à cette époque, c’était la question des « économistes ». Il comprenait mieux que tout autre que l’ « économisme » était le noyau central de la politique de conciliation, de l’opportunisme ; que la victoire de l’ « économisme » dans le mouvement ouvrier signifierait la ruine du mouvement révolutionnaire du prolétariat, la défaite du marxisme.

Et Lénine attaqua les « économistes » dès leur apparition.

Les « économistes » prétendaient que les ouvriers devaient mener uniquement la lutte économique ; quant à la lutte politique, il fallait en laisser le soin à la bourgeoisie libérale, que les ouvriers devaient soutenir. Lénine considérait cette propagande des « économistes » comme un reniement du marxisme, une négation de la nécessité, pour la classe ouvrière, d’avoir un parti politique indépendant, une tentative de transformer la classe ouvrière en un appendice politique de la bourgeoisie.

En 1899, un groupe d’ « économistes » (Prokopovitch, Kouskova et autres, passés plus tard aux cadets) lancèrent un manifeste dans lequel ils affirmaient contre le marxisme révolutionnaire et exigeaient que l’on renonçât à la création d’un parti politique prolétarien indépendant, que l’on renonçât aux revendications politiques indépendantes formulées par la classe ouvrière.

Les « économistes » estimaient que la lutte politique était l’affaire de la bourgeoisie libérale, pour ce qui est des ouvriers, c’était bien assez qu’ils mènent a lute économique contre les patrons.

Quand il eut pris connaissance de ce document opportuniste, Lénine convoqua une conférence des déportés marxistes qui se trouvaient dans le voisinage ; et 17 camarades, Lénine en tête, formulèrent une protestation – réquisitoire contre le point de vue de « économistes ».

Cette protestation, rédigée par Lénine, fut diffusée dans les organisations marxistes, par toute la Russie ; elle eut une importance énorme pour le développement de la pensée marxiste et du parti marxiste en ce pays.

Les « économistes » russes prêchaient les mêmes idées que les adversaires du marxisme dans les partis social-démocrates de l’étranger, ceux que l’on appelait les bernsteiniens, c’est-à-dire les partisans de l’opportuniste Bernstein.

Ainsi la lutte de Lénine contre les « économistes » était-elle en même temps une lutte contre l’opportunisme international.

Ce fut principalement le journal illégal Iskra, fondé par Lénine, qui mena la lutte contre l’ « économisme », pour la création d’un parti politique prolétarien indépendant.

Au début de 1900, Lénine et les autres membres de l’ « Union de lutte » rentraient en Russie, retour de leur déportation en Sibérie. Lénine avait conçu le projet de fonder un grand journal marxiste illégal pour toute la Russie. Les nombreux petits cercles et organisations marxistes qui existaient déjà en Russie, n’étaient pas encore liés entre eux.

Au moment où, selon l’expression du camarade Staline, « le travail à la mode artisanale et par cercles isolés rongeait le Parti du haut en bas ; où le désarroi idéologique était le trait caractéristique de la vie intérieure du Parti », la création d’un journal illégal pour toute la Russie apparaissait aux marxistes révolutionnaires russes comme une tâche essentielle.

Seul ce journal pouvait lier entre elles les organisations marxistes disséminées, et préparer la création d’un parti véritable.

Mais il était impossible d’organiser un pareil journal dans la Russie tsariste, à cause des persécutions policières.

Au bout d’un ou deux mois, le journal aurait été repéré par les limiers du tsar et mis à sac.

Aussi Lénine avait-il décidé de l’éditer à l’étranger. Imprimé sur un papier très fin et très solide, le journal était secrètement introduit en Russie. Tels numéros de l’Iskra étaient réimprimés dans des typographies clandestines à Bakou, à Kichinev, en Sibérie.

À l’automne 1900, Vladimir Ilitch Lénine se rendit à l’étranger pour s’y entendre avec les camarades du groupe « Libération du Travail » au sujet de l’édition d’un journal politique pour toute la Russie.

Cette idée, Lénine l’avait mûrie dans tous ses détails, en exil. Alors qu’il rentrait de Sibérie, il avait organisé une série de conférences à Oufa, Pskov, Moscou, Pétersbourg.

Il s’était entendu partout avec les camarades au sujet d’un code chiffré pour la correspondance secrète, au sujet des adresses pour l’envoi de la littérature du parti, etc., et partout il avait discuté le plan de la lutte à venir.

Le gouvernement tsariste se rendait compte qu’il avait en Lénine un ennemi extrêmement dangereux.

Le gendarme Zoubatov, agent de l’Okhrana tsariste [Police politique secrète en Russie tsariste.

Crée pour lutter contre le mouvement révolutionnaire. (N. des Trad.)], a écrit dans sa correspondance secrète : « Aujourd’hui, il n’y a pas plus grand qu’Oulianov [Lénine] dans la révolution. » Aussi estimait-il opportun d’organiser l’assassinat de Lénine.

Une fois à l’étranger, Lénine s’entendit avec le groupe « Libération du Travail », c’est-à-dire avec Plékhanov, Axelrod et V. Zassoulitch, sur la publication en commun de l’Iskra. Le plan d’édition fut établi d’un bout à l’autre par Lénine.

En décembre 1900, paraissait à l’étranger le premier numéro du journal Iskra [l’Étincelle].

Sous le titre du journal, on lisait cette épigraphe : « De l’étincelle jaillira la flamme », – emprunt à la réponse des décembristes [Révolutionnaires issus de la noblesse qui, en décembre 1825, se dressèrent contre l’autocratie et le servage. (N. des Trad.)] au poète Pouchkine, qui leur avait adressé un message de salutations en Sibérie où ils étaient déportés.

Plus tard, en effet, de l’Iskra allumée par Lénine, a jailli la flamme du grand incendie révolutionnaire qui a réduit en cendres la monarchie tsariste des nobles et des grands propriétaires fonciers, ainsi que le pouvoir de la bourgeoisie.

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Introduction du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Le Parti communiste (bolchévik) de l’URSS a parcouru une longue et glorieuse carrière, depuis les cercles et groupes marxistes du début, apparus en Russie dans les années 80 du siècle dernier, jusqu’au grand Parti bolchévik, qui dirige de nos jours le premier État socialiste du monde, l’État des ouvriers et des paysans.

Le Parti communiste de l’URSS est né – sur la base du mouvement-ouvrier de la Russie d’avant la Révolution – des cercles et groupes marxistes qui s’étaient liés avec le mouvement ouvrier auquel ils apportaient une conscience socialistes.

Le Parti communiste de l’URSS s’est inspiré et s’inspire de la doctrine révolutionnaire marxiste-léniniste. Ses chefs ont développé plus avant, dans les conditions propres à l’époque de l’impérialisme, des guerres impérialistes et des révolutions prolétariennes, la doctrine de Marx et d’Engels ; ils l’ont portée à un degré supérieur.

Le Parti communiste de l’URSS a grandi et s’est fortifié dans une lutte de principe contre les partis petits-bourgeois au sein du mouvement ouvrier : contre les socialistes-révolutionnaires (et antérieurement, contre leurs prédécesseurs, les populistes), les menchéviks, les anarchistes, les nationalistes bourgeois de toutes nuances et, à l’intérieur du Parti, contre les courants menchéviks opportunistes : les trotskistes, les boukhariniens, les fauteurs de déviations nationalistes et autres groupes antiléninistes.

Le Parti communiste de l’URSS s’est fortifié et aguerri dans la lutte révolutionnaire contre tous les ennemis de la classe ouvrière, contre tous les ennemis des travailleurs, les grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les koulaks, les saboteurs, les espions, contre tous les mercenaires des États capitalistes qui encerclent l’Union soviétique.

L’histoire du Parti communiste de l’URSS est l’histoire de trois révolutions : révolution démocratique bourgeoise de 1905, révolution démocratique bourgeoise de février 1917 et révolution socialiste d’octobre 1917.

L’histoire du Parti communiste de l’URSS est l’histoire du renversement du tsarisme, celle du renversement du pouvoir des propriétaires fonciers et des capitalistes, celle de l’écrasement de l’intervention armée de l’étranger pendant la guerre civile, celle de la construction de l’État soviétique et de la société socialiste dans notre pays.

L’étude de l’histoire du Parti communiste de l’URSS nous enrichit de toute l’expérience de la lutte soutenue par les ouvriers et les paysans de notre pays pour le socialisme.

L’étude de l’histoire du Parti communiste de l’URSS, l’étude de l’histoire de la lutte de notre Parti contre tous les ennemis du marxisme-léninisme, contre tous les ennemis des travailleurs, nous aide à assimiler le bolchévisme ; elle élève notre vigilance politique.

L’étude de l’histoire héroïque du Parti bolchévik nous donne pour arme la connaissance des lois du développement social et de la lutte politique, la connaissance des forces motrices de la révolution. L’étude de l’histoire du Parti communiste de l’URSS affermit en nous la certitude de la victoire définitive de la grande cause qui est celle du Parti de Lénine et de Staline, la certitude de la victoire du communisme dans le monde entier.

Ce livre expose sommairement l’histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’URSS.

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Résumés des chapitres du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Chaque chapitre se conclut à l’origine par un résumé. Les voici.

Résumé du chapitre 1.

Le Parti ouvrier social-démocrate marxiste de Russie s’est formé dans la lutte d’abord contre le populisme, contre ses conceptions erronées et nuisibles à la cause de la révolution.

C’est seulement quand les populistes eurent été battus dans le domaine idéologique, qu’il fut possible de déblayer le terrain pour la création d’un parti ouvrier marxiste de Russie. En 1880-1890, Plékhanov et son groupe « Libération du Travail » avaient porté un coup décisif au populisme.

En 1890-1900, Lénine achève la mise en déroute idéologique du populisme ; il lui donne le coup de grâce.

Le groupe « Libération du Travail », fondé en 1883, réalisa un travail important pour diffuser le marxisme en Russie ; il donna une base théorique à la social-démocratie et fit le premier pas au-devant du mouvement ouvrier.

Avec le développement du capitalisme en Russie, les effectifs du prolétariat industriel sont en progression rapide. Vers 1885, la classe ouvrière s’engage dans la voie d’une lutte organisée, dans la voie d’une action de masse sous forme de grèves organisées.

Mais les cercles et groupes marxistes ne s’occupaient que de propagande ; ils ne comprenaient pas la nécessité de passer à l’agitation de masse dans la classe ouvrière. C’est ce qui fait qu’ils n’étaient pas encore pratiquement liés au mouvement ouvrier, qu’ils ne dirigeaient pas.

La fondation par Lénine de l’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » à Pétersbourg (1895), Union qui déploya une agitation de masse parmi les ouvriers et dirigea les grèves de masse, marqua une nouvelle étape, le passage à l’agitation de masse parmi les ouvriers et la fusion du marxisme avec le mouvement ouvrier.

L’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » à Pétersbourg fut le premier embryon du parti prolétarien révolutionnaire de Russie. À la suite de l’ « Union de lutte » de Pétersbourg, des organisations marxistes furent crées dans tous les principaux centres industriels, de même qu’à la périphérie du pays.

En 1898, le Ier congrès du POSDR se réunit, première tentative, du reste infructueuse, pour grouper les organisations social-démocrates marxistes au sein d’un parti. Mais ce congrès ne fonda pas encore le parti : il n’y avait ni programme, ni statuts du parti, ni direction émanant d’un centre unique ; il n’y avait presque aucune liaison entre les différents cercles et groupes marxistes.

C’est pour grouper et lier entre elles, au sein d’un seul parti, les organisations marxistes disséminées, que Lénine établit et réalisa le plan de fondation du premier journal des marxistes révolutionnaires pour toute la Russie, l’Iskra.

Dans cette période, les « économistes » étaient les principaux adversaires de la création d’un parti politique ouvrier unique. Ils niaient la nécessité d’un tel parti. Ils entretenaient la dispersion des différents groupes et leurs habitudes de travailler à la mode artisanale. C’est contre les « économistes » que Lénine et l’Iskra fondée par lui dirigèrent leurs coups.

La publication des premiers numéros de l’Iskra (1900-1901) marqua la transition à une période nouvelle, à la période de formation effective avec les groupes et cercles dispersés, du Parti ouvrier social-démocrate unique de Russie.

Résumé du chapitre 2.

Pendant la période de 1901 à 1904, à la faveur de l’essor du mouvement ouvrier révolutionnaire, on voit grandir et se renforcer les organisations social-démocrates marxistes de Russie. Dans une opiniâtre lutte de principe contre les « économistes », la ligne révolutionnaire de l’Iskra de Lénine triomphe ; la confusion idéologique et le « travail à la mode artisanale » sont vaincus.

L’Iskra relie entre eux les cercles et groupes social-démocrates dispersés et prépare le IIe congrès du Parti. À ce congrès, en 1903, se forme le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ; on en adopte le programme et les statuts, on forme les organismes centraux dirigeants du Parti.

Dans la lutte qui se déroule au IIe congrès pour la victoire définitive de l’orientations iskriste à l’intérieur du POSDR, deux groupes font leur apparition : celui des bolchéviks et celui des menchéviks.

Les divergences essentielles entre bolchéviks et menchéviks à la suite du IIe congrès s’enveniment autour des questions d’organisation.

Les menchéviks se rapprochent des « économistes » et prennent la place de ceux-ci dans le Parti. L’opportunisme des menchéviks se manifeste, pour l’instant, dans les questions d’organisation. Les menchéviks sont contre le Parti révolutionnaire de combat du type léniniste. Ils sont pour un Parti aux contours vagues, pour un parti inorganisé, suiviste. Ils appliquent une ligne de scission dans le Parti. Secondés par Plékhanov, ils s’emparent de l’Iskra et du Comité central ; ils utilisent ces centres à des fins de scission.

Devant la menace de scission émanant des menchéviks, les bolchéviks prennent des mesures pour mettre au pas les scissionnistes ; ils mobilisent les organisations locales pour la convocation du IIIe congrès, et éditent leur journal V périod.

C’est ainsi qu’à la veille de la première révolution russe, à un moment où a déjà commencé la guerre russo-japonaise, les bolchéviks et les menchéviks s’affirment comme des groupes politiques distincts.

Résumé du chapitre 3.

La première révolution russe marque toute une période historique dans le développement de notre pays.

Cette période historique comporte deux phases : la première, quand la révolution s’élève de la grève politique générale d’octobre à l’insurrection armée de décembre, en mettant à profit la faiblesse du tsar qui essuyait des défaites sur les champs de bataille de Mandchourie, en balayant la Douma de Boulyguine et en arrachant au tsar concession sur concession ; la seconde phase, quand le tsar, ayant rétabli sa situation après la signature de la paix avec le Japon, exploite la peur de la bourgeoisie libérale devant la révolution, exploite les hésitations de la paysannerie, leur jette comme une aumône la Douma de Witle et passe à l’offensive contre la classe ouvrière, contre la révolution.

En quelque trois années de révolution (1905-1907), la classe ouvrière et la paysannerie acquièrent une riche éducation politique que n’auraient pu leur donner trente années de développement pacifique ordinaire. Quelques années de révolution avaient rendu évidentes des choses que n’auraient pas suffi à rendre évidentes des dizaines d’années de développement pacifique.

La révolution montra que le tsarisme était l’ennemi juré du peuple, qu’il était ce renard dont on dit qu’il mourra dans sa peau. La révolution montra que la bourgeoisie libérale recherchait une alliance non pas avec le peuple, mais avec le tsar ; qu’elle était une force contre-révolutionnaire et qu’une entente avec elle équivalait à trahir le peuple.

La révolution montra que seule la classe ouvrière peut être le chef de la révolution démocratique bourgeoise ; qu’elle seule est capable de refouler la bourgeoisie cadette libérale, de soustraire à son influence la paysannerie, d’anéantir les propriétaires fonciers, de mener la révolution jusqu’au bout et de déblayer le chemin pour le socialisme. La révolution, montra enfin que la paysannerie travailleuse, en dépit de ses hésitations, n’en est pas moins l’unique force sérieuse qui soit capable d’accepter une alliance avec la classe ouvrière.

Deux lignes se sont affrontées dans le P.O.S.D.R. pendant la révolution : la ligne bolchévique et la ligne menchévique.

Les bolchéviks visaient à développer la révolution, à renverser le tsarisme par l’insurrection armée, à réaliser l’hégémonie de la classe ouvrière, à isoler la bourgeoisie cadette, à établir l’alliance avec la paysannerie, à créer un gouvernement révolutionnaire provisoire composé des représentants des ouvriers et des paysans, à mener la révolution jusqu’à la victoire finale. Les menchéviks, au contraire, visaient à contenir la révolution.

Au lieu du renversement du tsarisme par l’insurrection, ils en proposaient la réforme et l’ « amélioration » ; au lieu de l’hégémonie du prolétariat, l’hégémonie de la bourgeoisie libérale ; au Heu d’une alliance avec la paysannerie, l’alliance avec la bourgeoisie cadette ; au lieu d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, la Douma d’État comme centre des « forces révolutionnaires » du pays.

C’est ainsi que les menchéviks ont roulé dans le marais de la conciliation et sont devenus les porte-parole de l’influence bourgeoise dans la classe ouvrière ; ils sont devenus, en fait, les agents de la bourgeoisie dans la classe ouvrière. Les bolchéviks se trouvèrent constituer l’unique force marxiste révolutionnaire dans le Parti et dans le pays.

On conçoit qu’après d’aussi graves divergences, le P.O.S.D.R. se soit trouvé pratiquement scindé en deux partis : le Parti bolchévik et le parti menchévik. Le IVe congrès du Parti ne changea rien à la situation de fait qui régnait à l’intérieur du Parti. Il ne put que maintenir et consolider un peu l’unité formelle du Parti. Le Ve congrès fit un pas en avant vers l’unification effective du Parti, et cette unification se réalisa sous le drapeau du bolchévisme.

En dressant le bilan du mouvement révolutionnaire, le Ve congrès du Parti condamna la ligne menchévique comme une ligne de conciliation, et approuva la ligne bolchévique comme la ligne marxiste révolutionnaire. Ce faisant, il confirmait une fois de plus ce qui avait été déjà confirmé dans le cours de la première révolution russe.

La révolution a montré que les bolchéviks savent prendre l’offensive quand la situation le commande ; qu’ils ont appris à marcher aux premiers rangs et à conduire derrière eux le peuple à l’assaut. Mais la révolution a montré, en outre, que les bolchéviks savent aussi se replier en bon ordre, quand la situation devient défavorable, quand la révolution décroît ; que les bolchéviks ont appris à reculer dans les règles, sans panique ni précipitation, afin de conserver les cadres, de rassembler leurs forces et, après avoir reformé leurs rangs en tenant compte de la nouvelle situation, de reprendre l’offensive.

On ne peut vaincre l’ennemi sans savoir bien conduire l’offensive. On ne peut éviter la débâcle en cas de défaite, si l’on ne sait se replier dans les règles, se replier sans panique et en bon ordre.

Résumé du chapitre 4.

Les années 1908-1912 furent une période très difficile pour l’action révolutionnaire.

Après la défaite de la révolution, au moment où le mouvement révolutionnaire déclinait et où les masses étaient en proie à la lassitude, les bolchéviks changèrent de tactique en passant de la lutte directe contre le tsarisme, aux, voies détournées. C’est ainsi que dans les conditions pénibles de la réaction stolypinienne, ils exploitèrent les moindres possibilités légales pour maintenir la liaison avec les masses (depuis les caisses d’assurance et les syndicats jusqu’à la tribune de la Douma).

Inlassablement, les bolchéviks travaillaient à rassembler les forces en vue d’un nouvel essor du mouvement révolutionnaire.

Dans les dures conditions créées par la défaite de la révolution, la désagrégation des courants d’opposition, la déception à l’égard de la révolution et le renforcement des attaques révisionnistes des intellectuels détachés du Parti (Bogdanov, Bazarov et autres) contre les fondements théoriques du Parti, les bolchéviks furent l’unique force, les seuls à ne pas baisser le drapeau du Parti, à rester fidèles au programme et à repousser les attaques des « critiques » de la théorie marxiste (ouvrage de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme). 

La trempe idéologique marxiste-léniniste, la compréhension des perspectives de la révolution, aidèrent le noyau fondamental des bolchéviks groupés autour de Lénine à sauvegarder le Parti et ses principes révolutionnaires. « Ce n’est pas sans raison qu’on a dit de nous : fermes comme le roc  », disait Lénine en parlant des bolchéviks.

Les menchéviks, à cette époque, abandonnent de plus en plus la révolution. Ils deviennent des liquidateurs ; ils exigent que le Parti révolutionnaire illégal du prolétariat soit liquidé, supprimé ; ils répudient de plus en plus ouvertement le programme du Parti, ses objectifs et ses mots d’ordre révolutionnaires. Ils tentent d’organiser un parti à eux, un parti réformiste, que les ouvriers baptisent du nom de « parti ouvrier de Stolypine ». Trotski soutient les liquidateurs, en se retranchant pharisaïquement derrière le mot d’ordre d’ « unité du parti », qui signifie en réalité unité avec les liquidateurs.

D’autre part, certains bolchéviks, qui n’ont pas compris la nécessité d’emprunter de nouvelles voies, des voies détournées, pour lutter contre le tsarisme, demandent que l’on renonce à utiliser les possibilités légales, que l’on rappelle les députes ouvriers de la Douma d’État. Les otzovistes poussent le Parti à se détacher des masses ; ils gênent le rassemblement des forces en vue d’un nouvel essor révolutionnaire. Sous le couvert d’une phraséologie gauchiste, les otzovistes, de même que les liquidateurs, renoncent en fait à la lutte révolutionnaire.

Les liquidateurs et les otzovistes constituent contre Lénine un bloc, dit bloc d’Août, organisé par Trotski. Dans la lutte contre les liquidateurs et les otzovistes, dans la lutte contre le bloc d’Août, les bolchéviks prennent le dessus et sauvent le Parti prolétarien illégal.

L’événement capital de cette période est la conférence du P.O.S.D.R. tenue à Prague en janvier 1912. Cette conférence chasse les menchéviks du Parti ; on en finit pour toujours avec l’unité officielle des bolchéviks et des menchéviks dans un seul et même parti. De groupe politique qu’ils étaient, les bolchéviks se constituent en un parti indépendant, le Parti ouvrier social-démocrate (bolchévik) de Russie. La conférence de Prague marque la naissance d’un parti d’un type nouveau, le parti du léninisme, le Parti bolchévik.

L’épuration du Parti prolétarien des éléments opportunistes, des menchéviks, réalisée par la conférence de Prague, a joué un rôle important, un rôle décisif pour le développement ultérieur du Parti et de la révolution. Si les bolchéviks n’avaient pas chassé du Parti les menchéviks-conciliateurs, traîtres à la cause ouvrière, le parti prolétarien n’aurait pas pu, en 1917, soulever les masses pour la conquête de la dictature du prolétariat.

Résumé du chapitre 5.

Dans les années du nouvel essor révolutionnaire (1912 à 1911), le Parti bolchévik s’est mis à la tête du mouvement ouvrier et l’a conduit sous les mots d’ordre bolchéviks vers une nouvelle révolution Le Parti a su allier le travail illégal à l’action légale. Brisant la résistance des liquidateurs et de leurs amis, les trotskistes et les otzovistes, il a pris possession de toutes les formes du mouvement légal, et fait des organisations légales les points d’ap­pui de son activité révolutionnaire.

Dans sa lutte contre les ennemis de la classe ouvrière et leurs agents au sein du mouvement ouvrier, le Parti a consolidé ses rangs et élargi ses liaisons avec la classe ouvrière. En utilisant à fond la tribune de la Douma pour faire l’agitation révolutionnaire et en créant un remarquable journal ouvrier de masse, la Pravda, le Parti a formé une nouvelle génération d’ouvriers révolutionnaires : les « pravdistes ».

Dans les années de guerre impérialiste, ce contingent d’ouvriers resta fidèle au drapeau de l’internationalisme et de la révolution prolétarienne. C’est lui encore qui forma le noyau du Parti bolchévik aux jours de la Révolution d’Octobre, en 1917.

À la veille de la guerre impérialiste, c’était le Parti qui dirigeait l’action révolutionnaire de la classe ouvrière. Ces combats d’avant-garde interrompus par la guerre, devaient reprendre trois ans plus tard, pour renverser le tsarisme. Le Parti bolchévik entra dans la dure période de la guerre impérialiste en tenant bien haut le drapeau de l’internationalisme prolétarien.

Résumé du chapitre 6.

La guerre impérialiste éclata par suite de l’inégalité du développement des pays capitalistes, par suite de la rupture de l’équilibre entre les principales puissances, la nécessité s’étant affirmée pour les impérialistes de procéder par la guerre à un nouveau partage du monde et d’établir un nouvel équilibre des forces.

La guerre n’aurait pas eu la même force de destruction, peut-être même ne se serait-elle pas déployée avec la même violence, si les partis de la IIe Internationale n’avaient pas trahi la cause de la classe ouvrière, s’ils n’avaient pas violé les décisions des congrès de la IIe Internationale contre la guerre, s’ils s’étaient décidés à réagir énergiquement et à dresser la classe ouvrière contre les gouvernements impérialistes, contre les fauteurs de guerre.

Le Parti bolchévik fut le seul parti prolétarien qui resta fidèle à la cause du socialisme et de l’internationalisme et qui déclencha la guerre civile contre son gouvernement impérialiste. Tous les autres partis de la IIe Internationale, liés comme ils l’étaient avec la bourgeoisie par leurs groupes dirigeants, se trouvèrent sous l’emprise de l’impérialisme et rallièrent le camp impérialiste.

La guerre, qui était un effet de la crise générale du capitalisme, aggrava cette crise et affaiblit le capitalisme mondial. Les ouvriers de Russie et le Parti bolchévik furent les premiers dans le monde qui surent exploiter la faiblesse du capitalisme, enfoncer le front de l’impérialisme, renverser le tsar et créer des Soviets de députés ouvriers et soldats.

Grisées par les premiers succès de la révolution et rassurées par les promesses des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, qui prétendaient que désormais tout irait bien, les grandes masses de petits bourgeois, de soldats et aussi d’ouvriers se pénétrèrent de confiance dans le Gouvernement provisoire et lui donnèrent leur appui.

Une tâche s’imposait au Parti bolchévik : expliquer aux masses d’ouvriers et de soldats grisés par les premiers succès qu’on était encore loin de la victoire totale de la révolution ; qu’aussi longtemps que le pouvoir serait détenu par le Gouvernement provisoire bourgeois et que les conciliateurs menchéviks et socialistes-révolutionnaires régneraient dans les Soviets, le peuple n’aurait ni paix, ni terre, ni pain ; que pour vaincre définitivement, il était indispensable de faire encore un pas en avant, de remettre le pouvoir aux Soviets.

Résumé du chapitre 7.

En huit mois, de février à octobre 1917, le Parti bolchévik s’acquitte d’une tâche des plus difficiles : il conquiert la majorité dans la classe ouvrière, dans les Soviets ; il fait passer du côté de la révolution socialiste des millions de paysans. Il arrache ces masses à l’influence des partis petits-bourgeois (socialistes-révolutionnaires, menchéviks, anarchistes) ; il démasque pas à pas la politique de ces partis dirigée contre les intérêts des travailleurs.

Le Parti bolchévik déploie une activité politique intense sur le front et à l’arrière, préparant les masses à la Révolution socialiste d’Octobre.

Facteurs décisifs dans l’histoire du Parti pendant cette période : retour de Lénine de l’émigration, thèses d’Avril de Lénine, conférence d’Avril et VIe congrès du Parti.

La classe ouvrière puise dans les décisions du Parti la force et la certitude de la victoire ; elle y trouve une réponse aux plus graves problèmes de la révolution. La conférence d’Avril oriente le Parti vers la lutte pour le passage de la révolution démocratique bourgeoise à la révolution socialiste.

Le VIe congrès aiguille le Parti sur l’insurrection armée contre la bourgeoisie et son Gouvernement provisoire.

Les partis conciliateurs, socialiste-révolutionnaire et menchévik, les anarchistes et les autres partis non communistes achèvent leur évolution : dès avant la Révolution d’Octobre, ils deviennent tous des partis bourgeois ; ils défendent l’intégrité du régime capitaliste.

Le Parti bolchévik dirige à lui seul la lutte des masses pour le renversement de la bourgeoisie et l’instauration du pouvoir des Soviets. En même temps, les bolchéviks brisent les tentatives des capitulards à l’intérieur du Parti, — Zinoviev, Kaménev, Rykov, Boukharine, Trotski, Piatakov, — pour faire dévier le Parti de la route de la révolution socialiste.

Sous la direction du Parti bolchévik, la classe ouvrière, alliée aux paysans pauvres et soutenue par les soldats et les matelots, renverse le pouvoir de la bourgeoisie, instaure le pouvoir des Soviets, institue un nouveau type d’État, l’État soviétique socialiste ; elle abolit la propriété seigneuriale sur la terre, remet la terre en jouissance à la paysannerie, nationalise toutes les terres du pays, exproprie les capitalistes, réussit à sortir de la guerre, à signer la paix, obtient la trêve nécessaire et crée ainsi les conditions requises pour une ample construction socialiste.

La Révolution socialiste d’Octobre a battu le capitalisme ; elle a enlevé à la bourgeoisie les moyens de production et fait des fabriques, des usines, de la terre, des chemins de fer, des banques une propriété du peuple entier, une propriété sociale.

Elle a instauré la dictature du prolétariat et remis la direction d’un immense État à la classe ouvrière, dont elle a fait la classe dominante. La Révolution socialiste d’Octobre a inauguré ainsi une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité, l’ère des révolutions prolétariennes.

Résumé du chapitre 8.

Battus par la Révolution d’Octobre, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, de concert avec les généraux blancs, s’abouchent, au préjudice de leur patrie, avec les gouvernements des pays de l’Entente, pour déclencher en commun une agression militaire contre le pays des Soviets et en renverser le pouvoir. C’est sur cette base que s’organise l’intervention militaire de l’Entente et les rébellions de gardes blancs à la périphérie de la Russie, ce qui fait que la Russie se trouve coupée de ses bases de ravitaillement en subsistances et en matières premières.

La défaite militaire de l’Allemagne et la cessation de la guerre des deux coalitions impérialistes en Europe aboutissent au renforcement de l’Entente, au renforcement de l’intervention, et suscitent de nouvelles difficultés pour le pays des Soviets. La révolution en Allemagne et le mouvement révolutionnaire dans les pays d’Europe — au contraire — créent une situation internationale favorable au pouvoir soviétique et allègent la situation du pays des Soviets.

Le Parti bolchévik alerte les ouvriers et les paysans pour la guerre de salut de la patrie contre les envahisseurs étrangers et la contre-révolution de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers. La République soviétique et son Armée rouge battent, l’une après l’autre, les créatures de l’Entente : Koltchak, Ioudénitch, Dénikine, Krasnov, Wrangel ; elles chassent d’Ukraine et de Biélorussie Pilsudski, autre créature de l’Entente, et repoussent l’intervention militaire étrangère, dont elles rejettent les troupes au delà des frontières du pays des Soviets.

C’est ainsi que la première agression militaire du capital international contre le pays du socialisme se termine par un échec complet. Battus par la révolution, les partis socialiste-révolutionnaire, menchévik, anarchiste, nationalistes soutiennent, dans la période de l’intervention, les généraux blancs et les envahisseurs ; ils ourdissent des complots contre la République des Soviets, organisent la terreur contre les militants soviétiques.

Ces partis qui, avant la Révolution d’Octobre, avaient eu quelque influence sur la classe ouvrière, pendant la guerre civile se démasquent complètement aux yeux des masses populaires comme partis de contre-révolution.

La période de la guerre civile et de l’intervention marque l’effondrement politique de ces partis et le triomphe définitif du Parti communiste dans le pays des Soviets.

Résumé du chapitre 9.

Les années de transition à l’œuvre pacifique de rétablissement de l’économie nationale constituent une des périodes les plus décisives de l’histoire du Parti bolchévik. Dans une atmosphère tendue, le Parti a su opérer le difficile tournant de la politique du communisme de guerre à la nouvelle politique économique. Le Parti a cimenté l’alliance des ouvriers et des paysans sur une nouvelle base économique. L’Union des Républiques socialistes soviétiques a été créée.

Par les méthodes de la nouvelle politique économique, des succès décisifs ont été obtenus dans le rétablissement de l’économie nationale. Le pays des Soviets a traversé avec succès la période de rétablissement dans le développement de l’économie nationale et il a abordé une nouvelle période, celle de l’industrialisation du pays.

Le passage de la guerre civile à l’œuvre pacifique de construction socialiste a comporté, dans les premiers temps surtout, de grandes difficultés. Les ennemis du bolchévisme, les éléments hostiles dans les rangs du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S. ont mené, durant toute cette période, une lutte acharnée contre le Parti de Lénine. À la tête de ces éléments hostiles au Parti se trouait Trotski.

Ses sous-ordres, dans cette lutte, furent Kaménev, Zinoviev, Boukharine. L’opposition comptait, après la mort de Lénine, décomposer les rangs du Parti bolchévik, disloquer le Parti, lui inoculer le scepticisme à l’égard de la victoire du socialisme en U.R.S.S. Au fond, les trotskistes tentaient de créer en U.R.S.S. une organisation politique de la nouvelle bourgeoisie, un autre parti, le parti de la restauration du capitalisme.

Le Parti serra les rangs sous le drapeau de Lénine, autour de son Comité central léniniste, autour du camarade Staline, et il mit en déroute les trotskistes de même que leurs nouveaux amis de Leningrad, la nouvelle opposition Zinoviev-Kaménev. Le Parti bolchévik, après avoir accumulé forces et ressources, conduisit le pays à une nouvelle étape historique, à l’étape de l’industrialisation socialiste.

Résumé du chapitre 10.

Dans la lutte pour l’industrialisation socialiste du pays, le Parti vainquit, de 1926 à 1929, d’immenses difficultés intérieures et internationales. Les efforts du Parti et de la classe ouvrière firent triompher la politique d’industrialisation socialiste du pays.

On résolut dans l’essentiel l’un des problèmes les plus difficiles de l’industrialisation, à savoir : le problème de l’accumulation des ressources pour édifier l’industrie lourde. On jeta les fondements d’une industrie lourde capable de rééquiper l’ensemble de l’économie nationale. On adopta le premier plan quinquennal de construction socialiste. On entreprit en grand l’organisation d’usines neuves, de sovkhoz et de kolkhoz.

La marche au socialisme s’accompagnait d’une aggravation de la lutte de classes dans le pays et d’une aggravation de la lutte au sein du Parti. Cette lutte eut pour principaux résultats : l’écrasement de la résistance des koulaks ; la dénonciation du bloc capitulard trotskiste-zinoviéviste en tant que bloc antisoviétique ; la dénonciation des capitulards de droite en tant qu’agents des koulaks ; l’expulsion des trotskistes hors du Parti ; la reconnaissance de l’incompatibilité des vues professées par les trotskistes et les opportunistes de droite, avec l’appartenance au Parti communiste de l’U.R.S.S.

Battus par le Parti bolchévik sur le terrain de l’idéologie et privés de toute base dans la classe ouvrière, les trotskistes cessèrent d’être un courant politique pour devenir une clique sans principes d’arrivistes et d’escrocs politiques, une bande de politiciens à double face.

Après avoir jeté les bases de l’industrie lourde, le Parti mobilise la classe ouvrière et la paysannerie pour exécuter le premier plan quinquennal de réorganisation socialiste de l’U.R.S.S. À travers le pays, des millions de travailleurs développent l’émulation socialiste ; on voit naître un puissant élan de travail, une nouvelle discipline du travail s’élabore.

Cette période s’achève par l’année du grand tournant, qui marque les immenses succès du socialisme dans l’industrie, les premiers succès importants dans l’agriculture, le tournant opéré par le paysan moyen vers les kolkhoz, le début du mouvement kolkhozien de masse.

Résumé du chapitre 11.

En 1930-1934, le Parti bolchévik s’est acquitté de la tâche historique la plus difficile de la révolution prolétarienne après la conquête du pouvoir : celle qui consiste à faire passer lès millions de petits propriétaires paysans sur la voie des kolkhoz, sur la voie du socialisme.

La liquidation des koulaks, classe d’exploiteurs la plus nombreuse, et le passage des masses essentielles de la paysannerie sur la voie des kolkhoz ont abouti à extirper les dernières racines du capitalisme dans le pays, à achever la victoire du socialisme dans l’agriculture, à consolider définitivement le pouvoir des Soviets à la campagne.

Après avoir surmonté une série de difficultés d’organisation, les kolkhoz se sont définitivement consolidés et engagés sur le chemin d’une vie aisée.

L’exécution du premier plan quinquennal a eu pour résultat la construction, dans notre pays, d’inébranlables fondations de l’économie socialiste : industrie lourde socialiste de premier ordre et agriculture collective mécanisée ; le chômage a été supprimé ; supprimée l’exploitation de l’homme par l’homme ; les conditions requises ont été créées pour une amélioration continue de la situation matérielle et culturelle des travailleurs de notre pays.

Ces succès grandioses ont été remportés par la classe ouvrière, les kolkhoziens et tous les travailleurs de notre pays, grâce à la politique courageuse, révolutionnaire et lucide du Parti et du gouvernement.

Les États capitalistes qui nous encerclent, cherchent à affaiblir et à miner la puissance de l’U.R.S.S. ; c’est pourquoi ils accentuent leur « travail » en vue d’organiser à l’intérieur du pays des bandes d’assassins, de saboteurs, d’espions.

L’hostilité de ces États capitalistes à l’égard de l’U.R.S.S. s’intensifie particulièrement avec l’arrivée des fascistes au pouvoir en Allemagne et au Japon.

En la personne des trotskistes, des zinoviévistes, le fascisme a acquis des serviteurs fidèles ; ils se chargent d’espionner, de pratiquer le sabotage, d’exercer la terreur et de commettre des actes de diversion ; ils veulent la défaite de l’U.R.S.S. pour pouvoir restaurer le capitalisme. Le pouvoir des Soviets châtie d’une main ferme ces rebuts du genre humain ; il les frappe d’une répression impitoyable, comme ennemis du peuple et traîtres à la patrie.

Résumé du chapitre 12.

Pas de résumé, mais il est suivi d’une conclusion qui évalue l’ensemble et la situation alors.

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Présentation historique du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) est le document le plus important produit par l’Union Soviétique de la période socialiste. Publié en 1938, il fut réalisé sous supervision d’une Commission du Comité Central du Parti, avec comme but de devenir l’ouvrage principal de référence idéologique.

Racontant les luttes internes au sein du Parti bolchévik, avec une présentation de l’idéologie officielle de l’État – le matérialisme dialectique, dans un chapitre directement rédigé par Staline -, il parut tout d’abord en différentes parties dans dix numéros différents successifs de la Pravda à partir du 9 septembre 1938, étant présenté de la première publication comme « une arme idéologique puissante ».

Il parut ensuite dans l’organe pour les cadres Bolchevik, et fut officialisé comme documents de base pour la connaissance par une résolution du Comité Central, le 14 novembre 1938, soulignant l’importance d’éviter des interprétations arbitraires, avant d’être publié comme ouvrage indépendant.

Il devint également jusqu’en 1953 le manuel de formation des cadres pour les communistes, notamment des pays de l’Est de l’Europe.

Au sujet précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), Mao Zedong dit dans Réformer notre étude, un rapport lors d’une réunion de cadres à Yenan en mai 1941 :

« Conformément aux vues énoncées ci-dessus, je fais les propositions suivantes :

1) Poser comme tâche, devant tout le Parti, l’étude systématique et complète de la réalité environnante (…).

2) Réunir des personnes compétentes pour faire des études sur l’histoire de la Chine des cent dernières années (…).

3) Établir pour l’éducation des cadres en fonction comme pour l’enseignement dans les écoles de cadres, le principe selon lequel les études doivent être centrées sur les questions pratiques de la révolution chinoise et guidées par les principes fondamentaux du marxisme-léninisme ; abandonner la méthode consistant à étudier le marxisme-léninisme d’un point de vue statique et en-dehors de la réalité.

Adopter, comme principal matériel d’étude du marxisme-léninisme, l’Histoire du Parti Communiste (bolchévik) de l’URSS.

Cet ouvrage est la meilleure synthèse et le meilleur bilan du mouvement communiste mondial des cent dernières années, c’est le modèle de l’union de la théorie et de la pratique, l’unique modèle achevé qu’on trouve actuellement dans le monde.

En voyant comment Lénine et Staline ont uni la vérité universelle du marxisme à la pratique concrète de la révolution en Union soviétique et ont, sur cette base, développé le marxisme, nous comprendrons comment nous devons travailler chez nous en Chine. »

A ce titre, s’il fut publié à l’origine à un million d’exemplaires à la fin de 1938, le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) connut jusqu’en 1956 301 éditions, pour 42 816 000 exemplaires, en 67 langues.

En République Démocratique Allemande par exemple, un million d’exemplaires de cet ouvrage avaient été publié, en Hongrie 530 000 exemplaires, en Tchécoslovaquie 652 000 exemplaires, mais leur utilisation disparu du jour au lendemain à la suite du 20e congrès du PCUS (le terme bolchévik ayant enlevé du nom du Parti au XIXe congrès, en 1952).

En URSS même, un précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique fut publié en 1962, afin de définitivement nier le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), afin d’accompagner le coup d’État révisionniste.

Le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) formait, en effet, la base idéologique du pouvoir d’État de l’URSS de Staline ; le réfuter, le nier, était inévitable pour les révisionnistes ayant modifié la base sociale du pays en renversant la classe ouvrière.

L’objectif du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) avait justement été, inversement, de renforcer le pouvoir de la classer ouvrière. Le développement du socialisme avait permis l’avènement d’une couche sociale éduquée, composée d’environ dix millions de personnes ; il s’agissait d’encadrer de manière adéquate cette émergence.

Une anecdote est rapportée au sujet de cette importance, Staline constatant :

« Aucune classe ne peut conserver le pouvoir et guider l’État si elle ne parvient pas à former sa propre intelligentsia, c’est-à-dire des gens ayant abandonné le travail physique et vivant du travail intellectuel.

Le camarade Khrouchtchev pense qu’il est encore un ouvrier, et entre-temps, c’est un intellectuel [agitation amusée dans la salle]. »

Staline abordait la question de la manière suivante dans son rapport présenté au XVIIIe congrès du PCUS(b), le 10 mars 1939 :

« Un léniniste ne peut être uniquement un spécialiste de la science qu’il a choisie; il doit être en même temps un homme politique, un homme public qui s’intéresse vivement aux destinées de son pays, qui connaît les lois du développement social, qui sait s’inspirer de ces lois et entend prendre une part active à la direction politique du pays. 

Ce sera là, évidemment, un supplément de travail pour les spécialistes bolcheviks.

Mais ce travail donnera des résultats qui compenseront largement l’effort fourni. La propagande du Parti, l’éducation marxiste-léniniste des cadres, a pour tâche d’aider nos cadres dans toutes les branches d’activité à assimiler la science marxiste-léniniste des lois du développement de la société.

Les mesures à prendre pour améliorer la propagande et l’éducation marxisteléniniste des cadres ont été maintes fois envisagées au Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S., avec la participation des propagandistes des différentes organisations régionales du Parti.

On a fait état de la parution du Précis d’histoire du P.C. (b) de l’U.R.S.S. en septembre 1938. On a constaté que la parution du Précis d’histoire du P.C. (b) de l’U.R.S.S. donne une nouvelle ampleur à la propagande marxiste-léniniste dans notre pays. Les résultats du travail du Comité central ont été publiés dans sa décision que l’on connaît sur réorganisation de la propagande du Parti à la suite de la publication du Précis d’histoire du P.C. (b) de l’U.R.S.S.».

Partant de cette décision et compte tenu des décisions prises par l’Assemblée plénière du Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S., en mars 1937, sur «Les défauts du travail du Parti», le Comité central du Parti communiste, afin de remédier aux insuffisances dans le domaine de la propagande du Parti et pour améliorer l’éducation marxiste-léniniste des membres et des cadres du Parti, a élaboré les principales mesures que voici :

1. Concentrer en un seul point le travail de propagande et d’agitation du Parti et fusionner les sections de propagande et d’agitation avec les sections de la presse en un seul service de propagande et d’agitation près le Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. ; créer une section de propagande et d’agitation dans chaque organisation du Parti — de République, de territoire et de région.

2. Considérant comme une erreur notre engouement pour le système de la propagande par les cercles, et estimant plus rationnelle la méthode de l’étude individuelle des principes du marxisme-­léninisme par les membres du Parti, le Parti doit concentrer son attention sur la propagande dans la presse et sur l’organisation du système de propagande au moyen de conférences.

3. Organiser dans chaque centre régional des cours annuels de perfectionnement pour nos cadres de base.

4. Organiser dans une série de centres de notre pays des écoles léninistes de deux ans, pour nos cadres moyens.

5. Organiser une école supérieure de marxisme-léninisme près le Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. pour la formation de cadres théoriques hautement qualifiés du Parti. Durée des études, trois ans.

6. Créer dans une série de centres de notre pays, des cours annuels de perfectionnement pour propagandistes et journalistes.

7. Créer près l’école supérieure de marxisme-léninisme, des cours de six mois pour le perfectionnement des professeurs de marxisme-léninisme dans les écoles supérieures. Il est hors de doute que l’application de ces mesures qui sont déjà mises en œuvre, mais ne le sont pas encore à un degré suffisant, ne tardera pas à donner de bons résultats. »

Les constatations de ces faiblesses témoignent de l’analyse minutieuse qu’avait la direction du PCUS(b) du niveau de ses cadres. Malheureusement, il est évident que l’irruption de la seconde guerre mondiale a contribué à amoindrir l’implantation réellement profonde des leçons du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), sans parler de la mort de nombreux cadres.

A cela s’ajoute une certaine faiblesse sur le plan idéologique et culturel, que Mao Zedong corrigera, notamment avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

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Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

L’URSS social-impérialiste: l’effondrement

Leonid Brejnev dirigea l’URSS de 1964 à 1982. A sa mort, c’est Iouri Andropov qui prit sa place, à 70 ans, après avoir été dirigeant du KGB de 1967 à 1982. A sa mort en 1984, il fut suivi de Konstantin Tchernenko, âgé de 73 ans, pourtant gravement malade. A sa mort en 1985, ce fut inversement une figure plus jeune qui prit la succession : Mikhaïl Gorbatchev, âgé de 54 ans.

Néanmoins, Mikhaïl Gorbatchev n’apporta rien de nouveau et ne fit qu’appliquer la ligne d’Andropov. Celui-ci avait compris que l’Union Soviétique allait s’effondrer. L’URSS donnait l’image d’une superpuissance, qu’elle était militairement, mais à moins d’une offensive militaire tout azimut à la fois contre l’Europe de l’Ouest et contre la Chine populaire, il était pratiquement impossible de s’en sortir.

Il fallait par conséquent cesser les dépenses militaires massives – qui s’auto-alimentaient de part les frais d’entretien, de modernisation, etc. – et restructurer le pays.

Mikhaïl Gorbatchev et Leonid Brejnev

La première étape fut donc de littéralement capituler devant l’impérialisme. Une étape connue fut l’affaire Samantha Smith, du nom d’une jeune américaine élève de CM2 qui écrivit la lettre suivante à Iouri Andropov lors de son élection.

« Cher M. Andropov,

Je m’appelle Samantha Smith. J’ai dix ans. Félicitations pour votre nouvelle fonction. Je me suis inquiétée à propos d’une guerre nucléaire entre la Russie et les États-Unis. Est-ce que vous allez voter pour avoir une guerre ou pas ? Si vous ne le voulez pas, dites-moi s’il vous plaît comment vous allez faire pour qu’il n’y ait pas de guerre. Une autre question à laquelle vous n’êtes pas obligé de répondre, c’est que j’aimerais savoir pourquoi vous voulez conquérir le monde ou au moins notre pays. Dieu a fait le monde pour que nous y vivions ensemble dans la paix, pas pour nous combattre.

Bien à vous,

Samantha Smith »

La lettre fut publiée dans la Pravda, et Iouri Andropov lui répondit, formulant la nouvelle ligne stratégique de l’URSS.

« Chère Samantha,

J’ai bien reçu ta lettre, qui ressemble à tant d’autres m’étant parvenues de ton pays et d’autres pays à travers le monde.

Il me semble – à en juger par ta lettre – que tu es une fille courageuse et honnête, semblable à Becky, l’amie de Tom Sawyer dans le célèbre livre de ton compatriote Mark Twain. Ce livre est connu et apprécié aussi dans notre pays par tous les petits garçons et toutes les petites filles.

Tu écris que tu es inquiète de l’éventualité d’une guerre nucléaire entre nos deux pays. Et tu demandes si nous allons faire quelque chose pour que la guerre n’éclate pas.

Ta question est la plus importante parmi celles que tout homme sensé peut poser. Je vais te répondre avec sérieux et honnêteté.

Oui, Samantha, nous en Union soviétique tâchons de tout faire pour qu’il n’y ait pas de guerre sur Terre. C’est ce que veut tout Soviétique. C’est ce que le grand fondateur de notre État, Vladimir Lénine, nous a enseigné.

Les Soviétiques savent à quel point la guerre est une chose terrible. Il y a quarante-deux ans, l’Allemagne nazie, qui visait à la suprématie mondiale, a attaqué notre pays, brûlé et détruit plusieurs milliers de nos villes et villages, tué des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

Dans cette guerre, qui se termina par notre victoire, nous étions alliés avec les États-Unis : ensemble nous avons lutté pour la libération de nombreux peuples face aux envahisseurs nazis. J’espère que tu sais tout cela grâce à tes cours d’histoire à l’école. Et aujourd’hui nous voulons ardemment vivre en paix, commercer et coopérer avec tous nos voisins sur cette planète, qu’ils soient proches ou éloignés. Y compris bien entendu avec un aussi grand pays que les États-Unis d’Amérique.

En Amérique et dans notre pays il y a des armes nucléaires – de terribles armes pouvant tuer des millions de gens en un instant. Mais nous ne voulons jamais avoir à les utiliser. C’est précisément la raison pour laquelle l’Union soviétique a solennellement déclaré à travers le monde entier que jamais – jamais – elle n’utiliserait ses armes nucléaires en premier contre aucun pays. De manière générale nous proposons de mettre un terme à leur production et de procéder à la suppression de tous les stocks existants.

Il me semble que cela suffit à répondre à ta deuxième question : « Pourquoi voulez-vous faire la guerre au monde entier ou au moins aux États-Unis ? » Nous ne voulons rien de ce genre. Personne dans ce pays – ni les ouvriers et les paysans, ni les écrivains et les médecins, ni les adultes et les enfants, ni les membres du gouvernement – ne veut d’une guerre, grande ou petite.

Nous voulons la paix – et nous avons d’autres occupations : faire pousser du blé, construire et inventer, écrire des livres et s’envoler dans l’espace. Nous voulons la paix pour nous-mêmes et pour tous les peuples de cette planète. Pour nos enfants et pour toi, Samantha.

Je t’invite, si tes parents sont d’accord, à venir dans notre pays, l’été étant la meilleure saison. Tu découvriras notre pays, tu rencontreras des jeunes gens de ton âge en visitant un camp international pour enfants – Artek – au bord de la mer. Et tu le constateras par toi-même : en Union soviétique, chacun est pour la paix et l’amitié entre les peuples.

Merci pour ta lettre. Je te souhaite le meilleur dans la vie.

I. Andropov »

Samantha Smith, invitée en URSS, fut accueillie avec enthousiasme en 1983, devenant par la suite une activiste pour la paix très connue dans son pays, avant de mourir dans un « accident » d’un petit avion de six places en 1985.

On peut penser, en effet, qu’elle a été liquidée, sa position correspondant parfaitement à la ligne de l’Union Soviétique. Il s’agissait pour l’URSS de se poser comme pays tourné vers le développement, sans prétention agressive, et victime du militarisme unilatéral du bloc impérialiste dominé par les Américains.

Mikhaïl Gorbatchev, en 1986

La République Démocratique Allemande fut ici un pont très important vers la République Fédérale d’Allemagne, qui connaissait ainsi de vastes mouvements pour la paix et contre le nucléaire très proches de la position soviétique, position en pratique ouvertement assumé par la Fraction Armée Rouge et les multiples petits groupes armés dans son sillage.

En France et en Angleterre, cette position passa davantage par le soutien à Nelson Mandela, dont le parti ANC était ouvertement lié à l’URSS, ainsi qu’à la question palestinienne, où là encore la gauche palestinienne était directement connectée à l’URSS.

En Amérique du Sud, par l’intermédiaire de Cuba, l’URSS soutint toute une série de guérilla réformiste et nationaliste, du type FMLN au Salvador, FSLN au Nicaragua, FPMR au Chili, etc., alors que toute une série de groupes était plus ou moins proches, tels les Tupamaros en Uruguay, l’URNG au Guatemala, le FLN algérien par ailleurs au pouvoir, etc.

Cuba était ici la plaque tournante d’un guévarisme « réaliste », affirmant que l’URSS était un soutien obligé pour un succès possible, et qu’il fallait toujours tendre ainsi aux négociations pour des réformes « solides » – reflet en réalité de la nécessité de l’URSS de « peser » au sein des rapports impérialistes.

Les multiples guérillas étaient simplement ses jouets et Cuba son outil attitré – l’armée cubaine fut même directement impliquée dans la guerre civile en Afrique, en Angola.

A côté du discours anti-guerre à destination d’en-dehors de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev avait deux mots d’ordre en URSS même : « Glasnost » signifiant transparence, et « Perestroïka » signifiant restructuration.

Cependant, ce qu’on attribue comme réformes à Mikhaïl Gorbatchev correspond à ce qu’avaient été les réformes de 1965. Ce qu’a réellement tenté de faire Mikhaïl Gorbatchev en réalité, c’est de réimpulser le capitalisme par en bas.

L’URSS était en retard dans de nombreux domaines, notamment l’informatique et l’électronique. Ses installations étaient dépassées, au point que la Russie est encore en 2015 parsemée d’une multitude de bâtiments abandonnés, de centres de recherche et militaires laissés tels quels depuis 30 ans, permettant un nombre incalculable de photographies pittoresques et inquiétantes.

A cela s’ajoute bien entendu l’accident nucléaire de Tchernobyl de 1986, reflet des terribles failles au sein de la technologie soviétique, avec ici un coup humain, économique et environnemental impressionnant.

L’objectif de Mikhaïl Gorbatchev était donc de lancer des mouvements de masse dans l’économie, pour relancer l’économie s’effondrant sous le poids des groupes monopolistes parasitaires, notamment avec le complexe militaro-industriel.

Il autorisa ainsi à partir de 1988 les coopératives dans l’industrie et les services, et dans les campagnes, il organisa des prêts de terre à 50 ans, alors que dans les entreprises il tenta de renforcer le pouvoir des travailleurs. C’était ni plus ni moins que de prôner la cogestion et l’autogestion, dans l’esprit de la Yougoslavie titiste des années 1950.

L’expérience devait se rééditer dans l’Etat et le Parti Communiste d’Union Soviétique, avec la possibilité de candidatures multiples. Tout devait être réimpulsé.

En réalité, évidemment, Mikhaïl Gorbatchev ne fit qu’accompagner l’effondrement général de l’État soviétique, en officialisant ce que les faits imposaient d’eux-mêmes. Le système était exsangue et le capitalisme avait gangrené toute la société, jusqu’à simplement s’officialiser.

L’esprit individualiste, expliqué par la bureaucratie comme le fit Nikita Khrouchtchev, correspondait en réalité au capitalisme triomphant toujours davantage. C’est cela qui explique que l’effondrement du bloc de l’est en 1989, puis de l’Union Soviétique en 1991, se déroula aussi facilement.

A part une poignée de responsables bureaucratiques tentant un coup de force militaire sans aucun poids, la porte était ouverte à un capitalisme franc et ouvert, même si bien sûr n’existant que sous l’hégémonie de groupes monopolistes se maintenant dans la transition et formant, par la suite, une oligarchie sans gêne, totalement décadente.

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L’URSS social-impérialiste: un régime terroriste et militairement agressif

La situation compliquée au début des années 1960 obligeait la nouvelle bourgeoisie « soviétique » à effectuer un choix. En 1957, le maréchal Joukov avait été démis de ses fonctions de ministre de la défense ; il avait sauvé l’installation de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, mais il représentait l’armée qui était mise de côté par rapport aux bureaucrates ayant gravi les échelons en tant que techniciens, cadres, etc.

Nikita Khrouchtchev avait alors porté tous ses efforts sur le nucléaire, les missiles intercontinentaux et la course à l’espace, avec les succès du Spoutnik et du voyage spatial de Youri Gagarine. Il pensait parvenir à développer rapidement l’URSS de cette manière, d’où ses célèbres phrases grandiloquentes comme quoi l’URSS dépasserait très vite les Etats-Unis et entrerait même dans le communisme à court terme.

Cela, avec la mission américaine sur la lune, la crise de 1962, le recul de la production de céréales, la hausse des prix et le mécontentement des masses, provoqua la mise à pied de Nikita Khrouchtchev, provoqué par l’activité de Mikhaïl Souslov.

Ce dernier, qui resta toujours à l’arrière-plan, mis en place un tandem composé de Léonid Brejnev et d’Alexis Kossyguine, associé à Nikolai Podgorny.

Si Alexis Kossyguine représentait l’aile des industriels prônant la libéralisation des entreprises, qui fut effectivement réalisée, Leonid Brejnev était le principal dirigeant et représentait le complexe militaro-industriel.

Ce dernier prit une importance toujours plus grande, au point de produire 60 % du PIB de l’URSS, avec environ 20-25 % allant directement à la production militaire. En 1982, l’URSS prédomine ainsi militairement dans le monde.

Défilé militaire de l’armée soviétique avec la révolution d’Octobre comme prétexte

Le nombre de fusées intercontinentales est alors de 1646 pour l’OTAN et de 2348 pour le pacte de Varsovie, celui des chars d’assaut de 25000 pour l’OTAN et de 60000 pour le pacte de Varsovie, avec un mégatonnage nucléaire de 4100 pour les Etats-Unis et de 8200 pour l’URSS. En 1985, l’URSS et les Etats-Unis disposent respectivement de 1371 et 1020 missiles intercontinentaux, de 28700 et 9470 ogives nucléaires tactiques, de 10497 et 14040 ogives nucléaires tactiques.

En 1967 l’URSS disposait de 3,5 millions de soldats, en 1985, le chiffre était de 5,3 millions de soldats. 1,2 million de soldats étaient massés à la frontière chinoise, dont 300 000 en Mongolie, pays d’un peu plus d’un million d’habitants : la tentative de renverser le régime chinois était une grande priorité de l’URSS, comme en témoigne notamment l’affaire Lin Piao. Des incidents frontaliers furent également nombreux.

Nombre de têtes nucléaires

Il faut aussi prendre en compte le projet clandestin « biopreparat », plus de 30 000 personnes travaillant à la guerre bactériologique, notamment la série de gaz innervant Novichok censés être les plus dangereux au monde. On a en arrière-plan l’une des multiples villes interdites entièrement sous contrôle militaire, ayant des centres de recherches en leur coeur.

C’en était fini du projet socialiste ; les masses devaient obéir et seulement obéir aux programmes imposés par en haut. L’oligarchie vivait de manière pratiquement séparée du reste de la société ; formant l’élite du PCUS, elle disposait de privilèges, de salaires élevés, de facilités à tous les niveaux. 

La société soviétique sombrait quant à elle de plus en plus dans l’irrationnel, dans la science-fiction de pacotille mêlée de mysticisme (comme le reflètent les films du brillant réalisateur russe Andreï Tarkovsky, notamment avec « Stalker » et « Solaris »).

La consommation de vodka avait chuté de moitié entre 1910 et 1950 ; désormais, la consommation de vodka, de bière et de vin en URSS doublait entre 1950 et 1960, pour de nouveau augmenter de 50 % en 1966.

L’armée s’appuyait sur le KGB (Comité pour la Sécurité de l’État), un de ses organismes nés après la mort de Staline et constituant de plus en plus un véritable État dans l’État, omnipotent et terroriste. Toute velléité de protestation était écrasée ; toute activité démocratique empêchée.

On a ainsi un paradoxe : d’un côté l’État devient plus puissant : entre 1964 et 1970, l’administration d’État croit ainsi de 38,3 %, soit 516 000 personnes de plus. Mais en pratique, cet État fort appuie les groupes monopolistes de plus en plus puissants ; Leonid Brejnev appelait ainsi, au XXIVe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique :

« La directive sur l’établissement de sociétés et entreprises conjointes doit être appliquée avec encore plus de diligence — à l’avenir, elles devront constituer l’unité de compte économique de base de la production sociale. »

C’est pour cette raison que Mao Zedong a considéré dans les années 1960 que :

« En URSS aujourd’hui, c’est la dictature de la bourgeoisie, la dictature de la grande bourgeoisie, c’est une dictature de type fasciste allemand, une dictature hitlérienne. »

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L’URSS social-impérialiste et son néo-colonialisme

Dès l’accession de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, celui-ci s’attacha à développer des liens commerciaux nouveaux dans les pays du « tiers-monde », pratiquant l’ouverture diplomatique générale, envoyant conseillers, professeurs, techniciens, dans de multiples pays, notamment africains.

Il fit notamment une tournée en 1955 en Afghanistan, en Birmanie, en Inde, en Indonésie. Voici comment, en décembre 1958, le rapport de la délégation soviétique à la conférence du Caire (menée par Arzumanân) « résume » les propositions soviétiques aux pays du « tiers-monde » :

« Nous pouvons construire pour vous une entreprise industrielle ou de transport, un institut scientifique ou d’enseignement, un hôpital, un centre culturel, tout ce dont vous avez besoin. Nous pouvons vous envoyer nos spécialistes ou accueillir les vôtres.

Nous pouvons vous envoyer nos professeurs ou accueillir vos étudiants dans nos établissements ; agissez comme vous voulez. Dites-nous ce dont vous avez besoin et nous vous aiderons… Nous ne cherchons aucun avantage, profit, privilège, concession etc.

Nous ne vous demandons ni d’entrer dans un bloc de pays, ni de changer de gouvernement ou de politique intérieure ou extérieure. Nous pouvons vous accorder le soutien comme on le ferait à son frère, car nous savons nous mêmes comme il est difficile de se délivrer de l’indigence. Notre seule condition est qu’il n’y ait pas de condition. »

En pratique, tout était bien différent, comme le montre l’exemple de l’Inde, pays où l’influence de l’URSS fut extrêmement importante. Entre 1955 et 1956, l’URSS a prêté 1,2 milliard de dollars à l’Inde, au taux de 2,5 %. En réalité, derrière, les biens achetés à l’URSS étaient d’un prix entre 20 et 30 % plus chers que sur le marché international, voire le double pour le nickel ; le remboursement se faisait par l’exportation de biens en URSS, achetés par celle-ci 20 à 30 % moins cher que sur le marché international.

En 1971, l’URSS contrôlait en Inde 30 % de la production d’acier, 20 % de celle de l’électricité, 35 % du raffinage de pétrole, 60 % de la production d’équipements électriques, 75 % de la production de moteurs électriques, 25 % de la production d’aluminium. Le remboursement de la dette indienne à l’URSS formait pas moins que 28 % des revenus indiens à l’exportation.

L’Inde intervint également contre le Pakistan en appuyant la formation du Bangladesh (alors une colonie du Pakistan), mais de telle manière que les forces démocratiques soient écrasées et que le pays devienne une semi-colonie de l’URSS et de l’Inde.

Nikita Khrouchtchev s’appuya également sur tous les Partis Communistes dans le monde pour appuyer sa ligne, au moyen évidemment de purges massives, alors que dans le tiers-monde des propositions ouvertes étaient faites à certaines petites-bourgeoisies ou à des secteurs de la bourgeoisie nationale pour mener une « révolution » ou une « libération nationale ».

L’URSS signa des accords, entre 1954 et 1972, avec pas moins de 40 pays du « tiers-monde », dans le cadre d’une « coopération économique et technique ». A chaque fois, on retrouve le même principe qu’avec l’Inde : les prêts permettent d’acheter des marchandises plus chères que sur le marché mondial, et sont remboursés par la vente de biens à des prix moins chers que sur le marché mondial.

L’Algérie achetait l’acier soviétique 10 % plus cher que sur le marché mondial, les excavateurs au double de leur prix, tout en vendant du vin au sixième de son prix. Lors de la guerre d’octobre 1973, l’URSS vendit des armes à l’Irak en échange de pétrole pour un bas prix de 13,8 millions de dollars, pétrole que l’URSS vendit dans la foulée à l’Allemagne de l’Ouest pour 41,5 millions de dollars. Le gaz iranien était revendu deux fois son prix à l’Europe de l’Ouest.

Un exemple d’importance est ici celui de Fidel Castro, qui fonda un Parti Communiste à Cuba bien après que le gouvernement pro-américain ait été chassé. Le nationalisme bourgeois est masqué derrière un verbiage socialiste pour cacher sa soumission à un impérialisme concurrent de celui qui opprime son pays.

C’est cela, le véritable sens de l’exportation du fusil d’assaut AK-47. L’URSS appuya d’innombrables structures en ce sens : le FMLN au Salvador, le FSLN au Nicaragua, les FPLP et FDLP en Palestine, et dans certains cas des pays entiers, comme l’Egypte de Nasser, le Vietnam, la Syrie, l’Irak, ou bien sûr l’Afghanistan suite au coup d’État du « Parti démocratique populaire ».

Ce dernier sera prétexte à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, provoquant une guerre civile, interethnique notamment, qui 40 ans après n’est toujours pas terminé.

Troupes russes en Afghanistan, 1986

L’invasion de l’URSS a provoqué le déplacement de 7 millions de personnes devenues réfugiées (dont 5 à l’étranger), la mort d’au moins un million de personnes, alors qu’en même temps trois millions de personnes ont été blessées, notamment par les centaines de milliers de mines anti-personnelles étaient larguées dans le pays (les explosifs étaient liquides et le détonateur enclenché à retardement, permettant des largages depuis avions ou hélicoptères).

Cette ligne était valable en URSS même. Dès 1956, 500 000 colons russes et ukrainiens sont envoyés pour coloniser le Kazakhstan, réduisant la population autochtone à 30 % de la population totale. Le chauvinisme grand-russe prédominait de plus en plus, toute l’URSS s’y voyant soumis.

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L’URSS social-impérialiste: instabilité du régime

Nikita Khrouchtchev a eu énormément de mal à gérer l’avènement définitif de la nouvelle bourgeoisie née en URSS. Il fallait aller vite de l’avant, tout en liquidant les forces révolutionnaires et sans provoquer d’instabilités trop fortes. Il fallait d’un côté faire semblant de préserver le cadre soviétique et en même temps aménager les meilleures conditions pour le développement de la bourgeoisie.

C’était un jeu d’équilibriste, demandant des changements rapides et des répressions, dans une atmosphère idéologique et culturelle incohérente, avec des failles économiques gigantesques.

Si Nikita Khrouchtchev a réussi ainsi à rétablir le capitalisme dans les campagnes, la dimension monopolistique empêche des avancées concrètes, et les récoltes de céréales sont rapidement catastrophiques, passant de 147 à 107 millions de tonnes entre 1962 et 1963, obligeant à importer 10 millions de tonnes du Canada.

Le scénario se réédite au début des années 1970, où l’URSS se voit obligée d’importer 4 millions de tonnes de céréales en 1971, 12,9 en 1972, 24,4 en 1973. Les chiffres sont pour le blé de 2,3 millions de tonnes, puis 6,3 et 15,2. Pour le maïs, on 0,9 million de tonne, puis 4,1 et 5,4.

La situation est alors tellement grave qu’à partir de ce moment-là, l’URSS généralise le principe des importations massives, avec 27,8 millions de tonnes de céréales en 1979, 35 millions de tonnes en 1980, le point culminant étant le milieu des années 1980, où sont importées 55 millions de tonnes de céréales.

Non seulement 42 % de ces importations proviennent des Etats-Unis (et pour 12 % de France, le reste venant de l’Argentine, du Canada, de l’Australie), mais en plus elles forment 27% du commerce céréalier mondial.

Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev
à la 15e session de l’Assemblée générale des Nations Unies

D’ailleurs, à partir de 1975, les Etats-Unis ont obligé l’URSS, sous menace d’embargo comme en 1974, à annoncer ses achats sur plusieurs années, avec des contrats où l’URSS s’engage à acheter chaque année pendant cinq ans cinq millions de tonnes de céréales américaines, et possibilité de deux de plus si les récoltes sont bonnes aux Etats-Unis.

Cela signifie que sur le plan alimentaire, la dépendance de l’URSS est complète : le pays est imbriqué dans le système capitaliste mondial.

L’URSS tentera d’échapper à cela, notamment en faisant passer la part de l’agriculture dans les investissements de 22 à 27 % entre 1965 et 1975, en doublant les subventions entre 1965 et 1980, mais rien n’y fera, en raison de la base viciée de l’économie.

Le chaos de la production de céréales révèle la précarité de la base : les chiffres sont de 181,2 millions de tonnes en 1971, 168,2 en 1972, 222,5 en 1973, 195,7 en 1974, 140,1 en 1975, et ainsi de suite jusqu’à l’année 1981, où le chiffre fut de 150 millions.

Or, cette même année, avec 3,9 millions d’agriculteurs (contre environ 30 millions en URSS), les Etats-Unis produisirent pas moins de 310 millions de tonnes. C’est terriblement révélateur de la tendance générale.

Nikita Khrouchtchev

Acheter des céréales aux Etats-Unis revient pour l’URSS à moitié moins cher que les produire elle-même, en admettant que ce soit possible ; pour le maïs, le soja, les œufs, la viande, les prix américains sont même quatre fois moins chers. Concrètement, cela signifie que sur le plan de la viande, on a la même évolution : la consommation par personne a chuté de 15 % entre 1965 et 1985.

Cette instabilité économique reflète l’instabilité du régime dans sa base même. Le chaos témoigne d’une prise d’assaut par la bourgeoisie de toutes les structures sociales.

Ainsi, si 70 % des membres du Comité Central élus au 19e congrès de 1952 ne faisaient pas partie de celui élu au XXIIe congrès de 1961, on peut voir que 60 % des personnes faisant partie de celui de 1956 n’y appartenait également plus en 1966. Un énorme tri sélectif était fait, avec les risques que cela comporte pour l’administration, les postes-clefs.

Il est donc particulièrement significatif qu’entre 1963 et 1965, 100 000 personnes furent exclues du Parti Communiste d’Union Soviétique, et pas moins de 62 800 rien qu’en 1966. Inversement, entre 1953 et 1965 le PCUS connut un accroissement de son nombre de membres de 70 %. Les techniciens, ingénieurs, docteurs adhéraient en masse, pour pratiquement 1/3 de leurs couches sociales, et même 99 % pour les directeurs des kolkhozes.

Nikita Khrouchtchev et John F. Kennedy

Le problème le plus net de ce « renouvellement » se développa dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, où le succès du 20e congrès provoqua des velléités de lignes similaires, mais nationales, pavant la voie à l’effondrement du régime comme en Hongrie en 1956, où Nikita Khrouchtchev fit intervenir les chars soviétiques pour maintenir l’hégémonie soviétique.

C’est un exemple où le révisionnisme soviétique refuse le révisionnisme local des pays de l’Est, se posant en force dominante exerçant une hégémonie, avec une clique bureaucratique mettant de côté les équivalents locaux de Nikita Khrouchtchev, allant jusqu’au contrôle direct sur le plan militaire. Les pays d’Europe de l’Est passèrent, en effet, sous la supervision militaire directe de l’URSS, par la formation du « pacte de Varsovie » en 1955.

Un autre événement connu dans ce cadre fut la construction du mur de Berlin, en 1961, suite à l’échec de Nikita Khrouchtchev d’exercer une pression suffisante pour que les pays capitalistes abandonnent Berlin-Ouest.

Une autre problématique, qui finit par coûter son poste de dirigeant à Nikita Khrouchtchev, fut le rapport qu’il établit avec les Etats-Unis d’Amérique. Il rentra dans une sorte de jeu de provocations verbales outrancières et de copinage assumé, dont le point culminant fut ses passages aux Etats-Unis.

Lors de la visite de trois jours aux Etats-Unis en septembre 1959, tout en étant accueilli à la Maison Blanche, Nikita Khrouchtchev aligna les provocations, se plaignant de ne pas avoir pu aller à Disneyland.

L’année suivante, en pleine session de l’ONU, il se mit à taper sur le pupitre principal avec sa chaussure en 1960, appelant à protester contre la personne ayant parlé avant lui, le représentant philippin Lorenzo Sumulon ayant critiqué la domination soviétique des pays de l’Est européen.

Enfin, la crise des missiles de 1962, Nikita Khrouchtchev abandonna le projet d’installation de missiles soviétiques à Cuba, ayant provoqué un risque de guerre nucléaire mondiale. C’était le point culminant témoignant de l’incapacité de Nikita Khrouchtchev à gérer de manière adéquate l’affirmation de la nouvelle classe dominante en URSS.

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L’URSS social-impérialiste: les entreprises deviennent autonomes

Le rétablissement du capitalisme dans les campagnes ne cessa de se renforcer. Ainsi, en 1964, les kolkhoziens pouvaient posséder une vache, un veau plus les veaux nés dans l’année, une truie avec ses petits ou un porc « gras », trois moutons ou chèvres avec leurs petits (cinq au cas où il n’y aurait pas de vache ou de porc), des poulets et des ruches en nombre illimité.

L’acquisition d’une vache était aidée par un crédit d’État, les particuliers pouvaient directement acheter du fourrage d’État, ainsi que faire paître les vaches sur les terres publiques. Les impôts sur le bétail possédé par les citadins disparurent ; les prix de vente sur le marché privé étaient libérés.

La possession de lopins de terre à cultiver était de plus en plus autorisé pour tous, et devenait même une obligation pour les instituteurs, les médecins et les techniciens vivant et travaillant dans les campagnes.

En 1966, 3 % seulement des terres cultivées – dépendant de la petite production capitaliste – produisaient 60 % des pommes de terre, 40 % de la viande et des légumes, 39 % du lait, 68 % des œufs. C’était un triomphe pour le secteur capitaliste, si on pense en plus qu’une importante part du reste dépend des kolkhozes placés en situation d’autogestion.

Cependant, en plus de cette ligne dans les campagnes, associée au renforcement du complexe militaro-industriel, il y avait la nécessité toutefois une seconde étape, mis en place par Leonid Brejnev lui-même, et connue sous le nom de « réforme Liberman », du nom de l’économiste Evseï Liberman.

Couverture du Time avec Evseï Liberman :
«Le flirt communiste avec les profits»

Il était, en effet, nécessaire de procéder à la libéralisation de l’industrie elle-même. Le plan avait été brisé dans sa dimension centrale ; il fallait désormais rétablir la concurrence.

Le principe fut en fait le même que pour les kolkhozes, qui devaient désormais acheter les machines et établir leur propre plan. Les entreprises, désormais, étaient indépendantes. Elles disposaient de fonds propres à investir comme elles l’entendaient, devant s’arranger avec d’autres pour se procurer des matières premières, établir des contrats à long terme, déterminer le nombre d’emplois qu’elles créaient, la variété des biens qu’elles décidaient de produire, etc.

Les entreprises peuvent alors louer ou vendre à d’autres entreprises des parties d’elles-mêmes, que ce soit des structures de production ou bien des bâtiments, la production elle-même, etc. ; le capital obtenu ne peut pas leur être enlevé : chaque entreprise est devenue une unité autonome.

Et bien entendu, qui dit indépendance financière des entreprises dit capacité de celles qui ont le plus de capital à prêter à crédit. En fait, la moitié du capital des entreprises devint au bout de quelques années dépendant du crédit, avec des intérêts tournant autour de 4-5 %.

L’économie existe ainsi désormais pratiquement sans le plan ; dès 1970, 78,8% de l’investissement total provenait directement des fonds des entreprises. L’ensemble des 44 300 entreprises industrielles fonctionne selon ce principe (il y en avait 704 en 1966, 7248 faisant 50 % des profits en 1967, 26850 en 1968, 36049 en 1969).

Pour parfaire également le système, les directeurs de chaque entreprise se voient attribués un rôle d’autorité suprême. Ils décident d’absolument tout, librement : des investissements et des contrats jusqu’aux embauches et aux licenciements.

A partir de 1971, sur une décision du 24e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, les entreprises sont également encouragées à s’organiser en « associations de production » ; dès 1973, il y en a déjà 5000, exprimant une faramineuse tendance à la concentration : à peine les entreprises en concurrence, qu’on a déjà un capitalisme monopoliste qui se développe à très grande vitesse.

L’État, de son côté, ne suivait plus que quelques indicateurs principaux : la quantité des biens produits, leur prix, le bilan comptable global, les profits et la profitabilité, le budget national, les investissements dans les nouvelles technologies, les équipements et le volume des matières premières.

Concrètement, l’État supervisait l’ensemble de l’existence de la production et de la consommation, mais simplement de manière quantitative, et sans gérer aucun paramètre productif.

Il s’agissait officiellement, bien entendu et comme toujours, de mener un combat « anti-bureaucratique », sans toucher à la base socialiste. Le Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique expliquait ainsi en 1965 dans sa « Décision pour améliorer la direction de l’industrie dans la réforme économique soviétique : Caractéristiques et objectifs principaux » :

« La production des entreprises est régulée par de nombreux indices qui limitent l’indépendance et l’initiative du personnel des entreprises, diminuent leur sens des responsabilités. Pour améliorer l’organisation de la production il est judicieux de mettre fin à une régulation excessive de l’activité des entreprises, de réduire le nombre d’indices imposés aux entreprises. »

Les conséquences étaient bien entendu de grande importance pour le renforcement de la couche bureaucratique devenant une véritable bourgeoisie. De manière tout à fait officielle, les quelques pour cents de responsables des entreprises recevaient 43,9% des fonds d’intéressement des entreprises, contre 50,7% aux prolétaires.

Ceux-ci connaissaient des vagues de migration afin de chercher des conditions de travail meilleures ; dès 1967, 5,5 millions de personnes s’étaient déplacés de ville en ville, 3,1 millions de village en ville, 1,5 million de ville en village, et sans doute plusieurs millions de villages en villages.

Les pénuries, les destructions écologiques et l’inflation se généralisaient, pour la simple raison que dans la recherche du profit maximum dans le cadre d’une domination monopolistique, les entreprises étaient totalement libres de leurs choix et de leurs prix.

De la même manière que dans l’impérialisme une petite couche oligarchique a tendance à se former, vivant à part, capable de consommer des biens comme elle le souhaite, le « Parti Communiste » devenait une bourgeoisie formant une véritable caste.

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L’URSS social-impérialiste et la restauration des rapports capitalistes

Après le triomphe du 20e congrès, Nikita Khrouchtchev formula ouvertement son plan de transformation de l’économie soviétique, tout d’abord dans un rapport au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique le 14 février 1957, puis le 30 mars 1957 dans quatre pages, résumant ce rapport, publiées dans la presse.

Khrouchtchev prolongeait ainsi la révision, juste après la mort de Staline au début de l’année 1953, du 5e plan quinquennal pourtant adopté en octobre 1952. Il n’en ressort pas en apparence des changements très profonds, mais en réalité la tendance qui s’y masque est particulièrement significative.

Pour comprendre cela, il faut s’attarder sur la figure de Leonid Brejnev. S’il ne faisait pourtant pas partie du Bureau Politique du Comité Central, il fut nommé par Khrouchtchev chef du Directorat politique de l’armée et de la marine, avec le très haut grade de lieutenant-général.

Leonid Brejnev

Brejnev devint par la suite secrétaire général du Parti Communiste de la République soviétique du Kazakhstan, où fut fondé le cosmodrome de Baïkonour. Lié à l’armée, au programme spatial ainsi qu’à l’industrie de la défense, Brejnev en devint le responsable au sein du Bureau Politique, avant de devenir en 1959 le second secrétaire du Comité Central, puis en 1960 président de la présidence du Soviet Suprême.

Or, si l’on regarde ce qui se passe à partir de 1953, on peut voir que l’industrie de l’armement continue à empiéter sur la production industrielle, en produisant directement des biens de consommation ou encore des tracteurs. C’est une tendance au complexe militaro-industriel qui va aller en s’aggravant.

Ce n’est pas tout : il y a un point essentiel, dont on ne peut comprendre l’ampleur sans doute qu’aujourd’hui. La révision du plan quinquennal concerne, en effet, surtout la production agricole et l’élevage. La petite propriété agricole et l’utilisation des animaux ont toujours été historiquement un vecteur du capitalisme, et c’est flagrant en Union Soviétique avec Khrouchtchev .

On peut voir qu’en 1953, le cheptel est moins important qu’en 1928, sauf en ce qui concerne les cochons. Appartient d’ailleurs au secteur privé 29 % du cheptel des cochons, 39 % de celui des bœufs, 59,6 % de celui des vaches, ainsi qu’une importante part de la production de légumes et de pommes de terre. Un tiers de la production agricole relève du secteur privé.

Or, Khrouchtchev procède à l’augmentation directe du prix fourni par l’État aux producteurs, celui-ci augmentant de 25 à 40 % pour les légumes, de 100 % pour le lait et le beurre, de 150 % pour les pommes de terre, de 1500 % pour la viande.

Nikita Khrouchtchev

L’impôt agricole baisse de 45 % en 1953 puis encore de 150 % en 1954. Les arriérés se voient accordés d’importantes remises, alors que des crédits sont facilités pour l’acquisition de vaches. De 1953 à 1954, la collecte de viande de l’État passe de 2,4 millions de tonnes à 4,1 millions de tonnes.

Le montant total des versements annuels de l’État aux kolkhozes et au secteur agricole privé est de 31,3 milliards de roubles en 1952, puis de 41,4 en 1953, 64 en 1955, 88,5 en 1956, 97,1 en 1957, 144,9 en 1959.

De plus, Khrouchtchev a liquidé les Stations de Machines et de Tracteurs, obligeant les kolkhozes à acheter le matériel agricole (dont les tracteurs), instaurant le commerce là où auparavant l’État gérait l’approvisionnement, brisant de manière décisive l’influence de l’État soviétique. Au lieu d’une décision centralisée de répartition (payée par l’État) des tracteurs, le plan de production des tracteurs n’est qu’une centrale de commandes obéissant aux demandes d’achats des kolkhozes.

C’est là indéniablement un rétablissement du commerce capitaliste, que Khrouchtchev tente de faire passer pour une réforme anti-bureaucratique, comme ici dans un discours du 22 janvier 1958 :

« On mettra fin à la répartition bureaucratique centralisée du matériel agricole qui provoque de nombreux désordres et cause des pertes énormes à l’Etat.

Les Stations de Machines et de Tracteurs prennent n’importe quelle machine, même si elles n’en ont pas besoin : celles qui ne sèment pas de lin reçoivent quand même des machines pour récolter le lin; celles qui ne cultivent pas les choux reçoivent quand même des machines pour planter les choux. »

En arrière-plan, il faut voir également que de 1950 à 1952, le nombre de kolkhozes était passé de 250 000 à 94 000, de 1693 hectares en moyenne. Il y a une tendance au renforcement bureaucratique des kolkhozes, qui gagnent en autonomie ; les kolkhozes n’ont plus également de plan détaillé de production, simplement un certain volume de production annuelle à obtenir.

On comprend que Khrouchtchev ait mis en avant un mot d’ordre qui correspondait parfaitement aux exigences capitalistes d’exploitation, d’intensification de l’exploitation, de profit par l’intermédiaire de l’utilisation des animaux :

« Rattraper dans les prochaines années les Etats-Unis pour la production de viande, de lait et de beurre par tête d’habitant ».

Tout cela signifie qu’une véritable classe de capitalistes – cachée dans la bureaucratie des kolkhozes et ouvertement présente dans la petite production – s’affirmait dans les campagnes, bénéficiant d’un vaste transfert des richesses vers elle.

Elle profitait également de la destruction de l’autorité centrale de la planification, qu’était la Commission économique d’État pour la planification courante, alors qu’en même temps les prérogatives ministérielles passaient dans les mains des pouvoirs locaux des républiques. Khrouchtchev justifiait cela au nom de la prétendue impossibilité de planifier de manière centralisée 200 000 entreprises industrielles et 100 000 chantiers.

Le résultat fut bien sûr le chaos ; le stock des biens invendus représente 1485 million de roubles au premier janvier 1959, et 4133 millions de roubles au premier janvier 1964.

Mais, en réalité, toute la désorganisation prétendument anti-bureaucratique servait la structuration d’une nouvelle classe bourgeoise.

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