Lénine : Au gouvernement tsariste (1896)

Tract de 1896 de l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. Écrit en prison au cours de l’automne 1896.

En cette année 1896, le gouvernement russe a déjà publié à deux reprises des informations au sujet de la lutte des ouvriers contre les fabricants. Dans les autres États, de telles informations ne sont pas rares : on n’y cache pas ce qui se passe dans le pays et les journaux impriment librement les nouvelles relatives aux grèves.

Mais en Russie, le gouvernement craint comme la peste toute publicité relative au régime en vigueur dans les fabriques et à ce qui s ‘y passe : il a interdit de parler des grèves dans les journaux ; il a interdit aux inspecteurs du travail de faire imprimer leurs rapports ; il a même retiré aux tribunaux jugeant en audience publique les procès pour fait de grève – bref, il a pris toutes ses mesures pour tenir rigoureusement secret ce qui se passe dans les fabriques et parmi les ouvriers.

Et voici que tout à coup ces astuces policières crèvent comme des bulles de savon et le gouvernement lui-même est contraint de reconnaître publiquement que les ouvriers luttent contre les fabricants.

D’où vient ce changement ? En 1895, les grèves ont été particulièrement nombreuses. Oui, mais il y avait aussi des grèves auparavant, et le gouvernement parvenait à les tenir secrètes, elles avaient lieu à l’insu de la grande masse des ouvriers. Les grèves d’à présent ont été beaucoup plus puissantes que les précédentes et elles étaient concentrées dans une même région.

Oui, mais il y a eu précédemment des grèves non moins puissantes, par exemple en 1885-1886 dans les provinces de Moscou et de Vladimir. Pourtant le gouvernement avait tenu bon et n’avait soufflé mot de la lutte des ouvriers contre les fabricants. D’où vient qu’il en ait parlé cette fois-ci ?

C’est que, cette fois-ci, les socialistes sont venus en aide aux ouvriers, les ont aidés à tirer les choses au clair, à les faire connaître partout, aussi bien parmi les ouvriers que parmi le grand public, à formuler avec précision les revendications des ouvriers, à faire éclater aux yeux de tous la mauvaise foi et les violences odieuses du gouvernement.

Celui-ci s’est rendu compte qu’il devenait parfaitement stupide de se taire alors que tout le monde était au courant des grèves, et il a fait comme les autres. Les tracts des socialistes ont mis le gouvernement en demeure de répondre, et le gouvernement a répondu.

Voyons quelle a été sa réponse.

Le gouvernement a d’abord cherché à éluder une réponse franche et publique. L’un des ministres – Witte, ministre des Finances – adressa aux inspecteurs du travail une circulaire dans laquelle il qualifiait les ouvriers et les socialistes de  » pires ennemis de l’ordre public  » : il y conseillait aux inspecteurs du travail d’intimider les ouvriers, de les persuader que le gouvernement interdirait aux fabricants de faire aucune concession, de leur vanter les bonnes dispositions et les intentions généreuses des fabricants, de leur parler de la sollicitude des fabricants pour les ouvriers et leurs besoins, des  » bons sentiments  » des fabricants.

Le gouvernement ne disait rien des grèves, il ne soufflait mot ni de leurs causes, ni des brimades scandaleuses et des illégalités des fabricants, ni des revendications des ouvriers ; bref, il présentait sous un jour délibérément mensonger les grèves de l’été et de l’automne 1895, se bornant à des phrases officielles rebattues sur les actes de violence et les agissements  » illégaux  » des ouvriers, bien que ceux-ci ne se soient livrés à aucun acte de violence : seule la police en a commis.

Le ministre aurait voulu que cette circulaire restât secrète ; mais les fonctionnaires à qui il l’avait confiée ne surent pas tenir leur langue, et la circulaire fut portée à la connaissance du public. Les socialistes l’imprimèrent. Le gouvernement, se voyant ridiculisé comme toujours avec ses  » secrets  » de polichinelle, l’imprima à son tour dans les journaux. Ce fut, nous l’avons déjà dit, sa réponse aux grèves de l’été et de l’automne 1895.

Mais voici qu’au printemps 1896 de nouvelles grèves éclatèrent, plus imposantes encore. Aux rumeurs qu’elles suscitèrent vinrent s ‘ajouter les tracts des socialistes.

Le gouvernement commença par garder un silence poltron en attendant la tournure que prendraient les événements ; puis, la révolte des ouvriers calmée, il fit entendre sa voix après coup, avec toute sa sagesse bureaucratique, comme on rédige un procès-verbal de police antidaté. Cette fois, il dut parler franchement et s’engager à fond.

Son communiqué parut dans le numéro 158 du Pravitelstvenny Vestnik [Messager du Gouvernement]. Il n’était plus possible de dénaturer les grèves comme précédemment. Il fallut tout dire, détailler les brimades des fabricants, exposer les revendications des ouvriers ; il fallut reconnaître que les ouvriers s’étaient conduits  » convenablement « .

Les ouvriers ont ainsi fait passer au gouvernement l’habitude de ses odieux mensonges policiers ; ils l’ont obligé à reconnaître la vérité lorsqu’ils se sont soulevés en masse, qu’ils ont expliqué par des tracts de quoi il s’agissait. C’est un grand succès. Les ouvriers sauront désormais quel est l’unique moyen d’exposer publiquement leurs besoins, de faire connaître la lutte des ouvriers à toute la Russie.

Ils sauront désormais que pour réfuter les mensonges du gouvernement, ils doivent lutter unis et affirmer leur volonté consciente  de faire triompher leur bon droit.

Après avoir reconnu les faits, les ministres cherchèrent une justification : ils affirmèrent dans leur communiqué que ces grèves s’expliquaient uniquement par  » une situation particulière aux filatures de coton et aux tissages « .

Vraiment ?

Ne serait-ce pas plutôt par la situation particulière à toute l’industrie russe, par les méthodes particulières à l’État russe, Qui permettent à la police de persécuter et d’appréhender de paisibles ouvriers coupables de se défendre contre les brimades ?

Pourquoi donc, messieurs les ministres , les ouvriers s’arrachaient-ils des tracts où il n’était question ni de fil ni de coton, mais de l’absence de droits des citoyens russes et de l’arbitraire monstrueux du gouvernement au service des capitalistes ?

Non, cette nouvelle justification est peut-être encore pire, plus odieuse, que celle avancée dans sa circulaire par le ministre des Finances Witte, lorsqu’il mettait tout sur le dos d’  » excitateurs « . Le ministre Witte raisonne, quand il parle de grève, comme le premier fonctionnaire de police venu qui se fait graisser la patte par les fabricants : des excitateurs sont arrivés, et la grève a éclaté.

Aujourd’hui, après la grève de 30 000 ouvriers, les ministres ont réfléchi tous ensemble et fini par découvrir que ce ne sont pas les excitateurs socialistes qui provoquent les grèves, mais les grèves, la lutte des ouvriers contre les capitalistes, qui provoquent l’apparition des socialistes. Les ministres assurent maintenant que les socialistes ne se sont  » joints  » qu’ensuite aux grèves.

C’est une bonne leçon pour le ministre des Finances Witte. Faites donc votre éducation, monsieur Witte ! Apprenez à l’avenir à démêler les causes d’une grève, apprenez à lire les revendications des ouvriers, et non les rapports de vos argousins, auxquels, avouez-le, vous-même n’ajoutez pas la moindre foi !

Messieurs les ministres voudraient faire croire au public que seuls des  » individus mal intentionnés  » ont essayé de donner aux grèves  » un caractère politique criminel  » ou, comme ils disent encore,   » un caractère social  » (MM. les ministres voulaient dire socialiste, mais par ignorance crasse ou par pusillanimité bureaucratique, ils ont dit  » social  » , et il en est résulté une absurdité : socialiste veut dire qui soutient les ouvriers dans leur lutte contre le capital, alors que social veut simplement dire qui concerne la société.

Comment peut-on donner à une grève un caractère social ?

C’est comme si l’on voulait donner aux ministres un rang ministériel! N’est-ce pas du plus haut comique? Les socialistes donnent aux grèves un caractère politique. Mais le gouvernement n’a-t-il pas lui-même, bien avant les socialistes, tout fait pour donner aux grèves un caractère politique ?

N’est-ce pas lui qui s’est mis à appréhender de paisibles ouvriers comme s’ils étaient des criminels, à les arrêter et à les déporter ? N’est-ce pas lui qui a envoyé partout des mouchards et des provocateurs ? Qui a jeté en prison tous ceux qui lui tombaient sous la main ? Qui a promis de venir en aide aux fabricants pour qu’ils ne cèdent pas ?

Qui a poursuivi des ouvriers pour le seul crime d’avoir collecté de l’argent au profit des grévistes ? Mieux que quiconque le gouvernement a fait comprendre aux ouvriers que la guerre qu’ils mènent contre les fabricants ne peut manquer d’être une guerre contre le gouvernement.

Il ne restait plus aux socialistes qu’à le confirmer et à l’imprimer dans leurs tracts. Voilà tout. Mais le gouvernement russe est passé maître en fait d’hypocrisie, et les ministres ont eu soin de ne pas souffler mot des moyens par lesquels notre gouvernement  » a donné aux grèves un caractère politique « .

Il a informé le public des dates portées sur les tracts des socialistes ; pourquoi n’a-t-il pas indiqué les dates où ont été prises les décisions du gouverneur de la ville et autres sbires, ordonnant l’arrestation de paisibles ouvriers, l’armement de la troupe, l’envoi de mouchards et de provocateurs ?

Ils ont énuméré au public les tracts socialistes ; pourquoi n’ont-ils pas indiqué le nombre des ouvriers et des socialistes arrêtés, des familles ruinées, de ceux qui ont été déportés et emprisonnés sans jugement ? Pourquoi ? Mais parce que les ministres russes eux-mêmes, malgré leur impudence, se gardent bien de parler en public de ces exploits de brigands.

Toute la force de l’État, avec sa police et son armée, ses gendarmes et ses procureurs s’est abattue sur de paisibles ouvriers dressés pour défendre leurs droits contre l’arbitraire des fabricants. Toute la force du Trésor public qui avait promis son appui aux pauvres fabricants a été mobilisée contre des ouvriers qui n’avaient que leurs quelques sous et ceux de leurs camarades, les ouvriers anglais, polonais, allemands et autrichiens.

Les ouvriers n’étaient pas unis. Ils ne pouvaient organiser des collectes, ni gagner à leur cause d’autres villes et d’autres ouvriers ; ils étaient partout traqués ; ils ont dû céder devant toute la force de l’État.

Messieurs les ministres se réjouissent bruyamment de la victoire du gouvernement ! Jolie victoire ! D’une part, 30 000 ouvriers paisibles qui n’avaient pas le sou ; de l’autre, toute la force de l’État, toute la richesse des capitalistes !

Les ministres auraient été plus sages d’attendre un peu avant de se vanter d’une pareille victoire, car leur vantardise rappelle trop celle du policier qui, après une grève, se fait gloire de s’en être tiré sans une égratignure.

Les « excitations » des socialistes n’ont pas eu de succès, déclare solennellement le gouvernement pour tranquilliser les capitalistes. Certes, répondrons-nous, aucune excitation n’aurait pu produire même la centième partie de l’impression qu’a produite sur tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg, sur tous les ouvriers de Russie, l’attitude du gouvernement en cette affaire.

Les ouvriers ont vu clairement que la politique du gouvernement consiste à passer sous silence les grèves ou à en dénaturer le sens. Ils ont vu que leur union dans le combat a fait justice de l’hypocrite mensonge policier. Ils ont vu quels intérêts défend le gouvernement, qui a promis son appui aux fabricants.

Ils ont compris où était leur véritable ennemi quand la troupe et la police ont été envoyées contre eux, comme s’il s’agissait d’adversaires en temps de guerre, alors qu’ils n’avaient ni enfreint la loi ni troublé l’ordre public.

Les ministres ont beau dire que la lutte s’est terminée par un échec, les ouvriers voient que les fabricants ont partout baissé pavillon, et ils savent que le gouvernement convoque déjà les inspecteurs du travail pour conférer sur les concessions à faire aux ouvriers, car il se rend compte que des concessions sont inévitables. Les grèves de 1895-1896 n’auront pas été vaines.

Elles ont rendu un immense service aux ouvriers russes en leur montrant comment ils doivent lutter pour défendre leurs intérêts. Elles leur ont appris à comprendre la situation politique et les besoins politiques de la classe ouvrière.

Lénine : A quoi pensent nos ministres ? (1895)

Écrit à la fin de 1895 pour le journal « Rabotchéïé Diélo ». Paru pour la première fois en 1924.

Le ministre de l’Intérieur Dournovo a adressé une lettre à Pobiédonostsev, procureur général du Saint Synode. Cette lettre, écrite le 18 mars 1805, porte le numéro 2603 avec la mention :  » Strictement confidentiel « .

Le ministre désirait donc qu’elle restât rigoureusement secrète. Mais il s’est trouvé des personnes qui ne partageaient pas les vues de Monsieur le Ministre, selon lesquelles les citoyens russes n’ont pas à connaître les intentions du gouvernement, et maintenant une copie manuscrite de cette lettre circule partout.

Que disait M. Dournovo à M. Pobiédonostsev ?

Il lui écrivait au sujet des écoles du dimanche.

On lit dans cette lettre :  » Il résulte des renseignements qui nous sont parvenus au cours de ces dernières années que des personnes politiquement suspectes, ainsi qu’une partie de la jeunesse étudiante d’une certaine tendance, cherchent, comme aux années 60, à entrer dans les écoles du dimanche en qualité d’instituteurs, de conférenciers, de bibliothécaires, etc.

Ce désir systématique, qui n’est pas même justifié par la recherche de moyens d’existence, puisque le travail dans ces écoles n’est pas rémunéré, prouve qu’il s’agit là, pour les éléments antigouvernementaux, d’un moyen de lutter sur le terrain légal contre le régime et l’ordre social existant en Russie. « 

Voyez comment raisonne M. le Ministre ! Parmi les personnes cultivées, il en est qui veulent faire part de leurs connaissances aux ouvriers, qui veulent que le savoir profite non seulement à eux-mêmes, mais encore au peuple ; c’est assez pour qu’aux yeux du ministre, ceux qui incitent les bonnes gens à fréquenter les écoles du dimanche soient des  » éléments antigouvernementaux « , c’est-à-dire des conspirateurs.

Des personnes cultivées ne peuvent-elles pas éprouver le désir d’instruire leur prochain sans qu’il y ait pour autant  » incitation  » ?

Mais ce qui déconcerte le ministre, c’est que les maîtres des écoles du dimanche ne reçoivent aucune rémunération. Il a coutume de voir que les espions et les fonctionnaires de son ministère ne le servent que contre rétribution, accordent leurs services au plus offrant ; or, voilà des gens qui travaillent, servent, enseignent, et tout cela… pour rien . C’est louche, pense le ministre ; et il envoie ses espions tirer les choses au clair.

Il est dit plus loin dans la lettre :  » Les renseignements suivants  » (fournis par des espions dont l’existence se justifie par les appointements qu ‘ils reçoivent)  » permettent d’établir que non seulement on compte dans le corps enseignant des personnes aux tendances pernicieuses, mais encore que bien souvent les écoles elles-mêmes se trouvent sous la direction occulte de tout un groupe de personnes suspectes qui, sans appartenir au personnel officiellement reconnu, font le soir des conférences et enseignent sur l’invitation d’instituteurs et d’institutrices qu’ils ont eux-mêmes placés là…

Un état de choses qui permet à des personnes étrangères de faire des conférences, donne toute latitude à des personnes venues de milieux franchement révolutionnaires, de s’infiltrer parmi les conférenciers « .

Donc, si des  » personnes étrangères  » , qui n’ ont été ni approuvées ni vérifiées par les popes et les espions, veulent enseigner aux ouvriers, c’est ni plus ni moins qu’une révolution !

Pour le ministre, les ouvriers sont de la poudre, le savoir et l’instruction une étincelle ; et le ministre est persuadé que si l’étincelle tombe sur la poudre, l’explosion se produira avant tout contre le gouvernement.

Nous ne pouvons nous refuser le plaisir de noter que pour cette fois – une fois n’est pas coutume – nous sommes pleinement et sans réserve d’accord avec Son Excellence.

Le ministre apporte ensuite dans sa lettre des  » preuves  » du bien-fondé de ses  » renseignements « . Jolies preuves !

Tout d’abord,  » la lettre d’un instituteur d’une école du dimanche, dont le nom n’a pu encore être établi « . Cette lettre a été saisie au cours d’une perquisition. Il y est question du programme des cours d’histoire, de l’idée d’asservissement et d’émancipation des classes ; on y mentionne les révoltes de Razine et de Pougatchev.

Ce sont sans doute ces deux noms qui ont tant effrayé notre bon ministre : il a dû aussitôt voir surgir des fourches.

Seconde preuve :

 » Le ministère de l’Intérieur est en possession d’un programme, qui lui a été secrètement communiqué, de cours publics pour une école du dimanche de Moscou, dont voici la teneur :  » Origine de la société. La société primitive. Evolution de l’organisation sociale. L’Etat et à quoi il sert. L ‘ordre. La liberté. La justice. Les formes d ‘organisation de l’Etat. Monarchie absolue et monarchie constitutionnelle. Le travail, fondement du bien-être général. Utilité et richesse.

La production, l’échange et le capital. Répartition de la richesse. La recherche de l’intérêt particulier. La propriété et sa nécessité. L’émancipation des paysans avec attribution de terres. La rente, le profit, le salaire. De quoi dépend le salaire et ses différentes formes. L’épargne. « 

Ce programme, absolument déplacé dans une école populaire, donne au conférencier l’entière possibilité d’initier peu à peu ses auditeurs aux théories de Karl Marx, d’Engels, etc., et il est douteux que la personne désignée par les autorités diocésaines pour assister à ces cours soit en mesure d’y déceler les rudiments d’une propagande social-démocrate. « 

Il est à croire que M. le Ministre redoute fort  » les théories de Marx et d’Engels  » s’il en découvre les  » rudiments  » même dans un programme où l’on n’en trouve pas la moindre trace. Qu’a-t il trouvé de  » déplacé  » ? Probablement qu’on y traitât des formes d’organisation de l’Etat et de la Constitution.

Que M. le Ministre prenne le premier manuel de géographie venu et il y trouvera toutes ces questions traitées !

Des ouvriers adultes n’auraient-ils pas le droit de savoir ce qu’on enseigne aux enfants ?

Mais M. le Ministre n’a pas confiance dans les personnes désignées par le diocèse :  » il se pourrait qu ‘elles ne comprennent pas ce dont il s ‘agit « .

Pour terminer, la lettre énumère les instituteurs  » suspects  » qui enseignent à l’école paroissiale du dimanche auprès de la fabrique de la Société des manufactures Prokhorov de Moscou, à l’école du dimanche de Eletz et à l’école que l’on se propose d’ouvrir à Tiflis. M. Dournovo conseille à M. Pobiédonostsev de procéder à une  » vérification minutieuse des personnes admises à enseigner dans les écoles « .

Quand on parcourt à présent la liste des instituteurs, les cheveux se dressent sur la tête : ce ne sont qu’anciens étudiants et anciennes étudiantes. M. le Ministre souhaiterait que les instituteurs fussent tous d’anciens sous-offs .

Ce que M. le Ministre note avec le plus d’effroi, c’est que l’école de Eletz  » est sise au-delà du cours d ‘eau de Sosna, où vivent surtout de petites gens (horreur !) et des ouvriers, et où se trouve un atelier des chemins de fer « .

Tenons les écoles bien loin, aussi loin que possible,  » des petites gens et des ouvriers  » .

Ouvriers ! Vous voyez que nos ministres ont une peur mortelle de voir se réaliser l’union du Travail et du Savoir ! Montrez-leur donc à tous que rien ne pourra ôter la conscience aux ouvriers. Privés du savoir, les ouvriers sont impuissants ; avec le savoir, ils sont une force !

Lénine : Aux ouvriers et aux ouvrières de la fabrique Thornton (1895)

Tract de novembre 1895.

Ouvriers et Ouvrières de la fabrique Thornton !

Le 6 et le 7 novembre doivent être pour nous tous des journées mémorables…

Par leur riposte unanime aux brimades patronales les tisserands ont montré qu’il se trouve encore parmi nous, aux heures difficiles, des hommes qui savent défendre nos intérêts communs, les intérêts des ouvriers, et que nos vertueux patrons n’ont pas encore réussi à faire définitivement de nous les misérables esclaves de leur bourse sans fond.

Continuons donc, camarades, à suivre notre voie jusqu’au bout, fermement et sans défaillance ; rappelons-nous que le seul moyen d’améliorer notre sort est d’unir, de conjuguer nos efforts.

Avant tout, camarades, ne tombez pas dans le piège que vous ont astucieusement tendu messieurs les Thornton.

Voici leur raisonnement :  » Nous avons actuellement des difficultés à écouler nos marchandises ; par conséquent, si la fabrique continue à travailler dans les mêmes conditions qu’auparavant, nous ne pourrons pas gagner autant…

Or, nous entendons ne pas gagner moins… Il va donc falloir serrer la vis à ces braves ouvriers : qu’ils fassent les frais de la baisse des prix sur le marché… Mais attention, il faut savoir y faire pour que, dans leur simplicité, les ouvriers ne se doutent pas du plat que nous leur préparons…

Si on les entreprend tous à la fois, ils se dresseront comme un seul homme et il n’y aura rien à faire. Aussi allons-nous commencer par plumer ces pauvres bougres de tisserands, après quoi les autres n’y couperont pas…

Il n’est pas dans nos habitudes de nous gêner avec ces gens de rien, et d’ailleurs, à quoi bon ? Rien de tel qu’un balai neuf…  » Ainsi, les patrons, soucieux du bien-être des ouvriers, préparent en catimini aux ouvriers de tous les ateliers de la fabrique le même sort qu’aux tisserands…

Rester indifférents au sort de l’atelier de tissage, c’est donc creuser de nos propres mains la fosse où nous serons bientôt précipités à notre tour.

Ces derniers temps, les tisserands gagnaient, en gros, dans les 3 roubles 50 par quinzaine. Une famille de 7 personnes s’ingéniait à vivre pendant tout ce laps de temps avec 5 roubles ; avec 2 roubles quand la famille se composait du mari, de la femme et d’un enfant.

Ils vendaient jusqu’à leur dernière chemise, mangeaient leurs derniers sous gagnés par un labeur infernal, tandis que ces philanthropes de Thornton entassaient millions sur millions.

Mais ce n’était pas encore assez ; sous leurs yeux, on mettait sans cesse à la porte de nouvelles victimes de la cupidité patronale, tandis que les brimades continuaient de plus belle, avec une implacable cruauté…

On s’est mis à ajouter sans aucune explication de la blousse et de la tontisse à la laine, ce qui ralentissait terriblement le travail ; comme par hasard, les retards dans la livraison de la chaîne se multiplièrent ; enfin, on rogna tout simplement sur les heures de travail , et voilà qu’on tisse des pièces de 5 schmitz au lieu de 9, pour que le tisserand ait plus longtemps et plus fréquemment le tracas de se procurer et de monter une chaîne, opérations pour lesquelles, on le sait, il ne touche pas un sou.

On veut prendre nos tisserands par la famine, et le salaire de 1 rouble 62 kopecks par quinzaine, que l’on voit déjà figurer dans le carnet de paie de quelques tisserands, peut devenir sous peu celui de tout l’atelier de tissage…

Camarades, voulez-vous attendre jusqu’au moment où le patron vous fera la même faveur ? Sinon, si votre cœur n’est pas tout à fait de pierre pour les souffrances de malheureux en tout point semblables à vous, serrez tous les rangs autour de nos tisserands, présentons des revendications communes et, à chaque occasion favorable, arrachons de haute lutte à nos oppresseurs des améliorations à notre sort.

Travailleurs de la filature, ne soyez pas dupes si vos salaires sont stables, et même ont un peu augmenté… Car près des deux tiers des vôtres ont déjà été licenciés, et l’augmentation de votre salaire a été achetée au prix de la faim dont souffrent vos camarades qu’on a mis à la porte.

C’est une nouvelle ruse de vos patrons, une ruse qu’il n’est pas difficile de percer : il suffit de calculer ce que gagnait tout l’atelier des mule-jennys avant, et ce qu’il  gagne aujourd’hui. Ouvriers de la nouvelle teinturerie !  

Pour 14 heures 1/4 de travail par jour, plongés des pieds à la tête dans les vapeurs meurtrières de la teinture, vous ne gagnez plus que 12 roubles par mois  Voyez nos revendications : nous voulons aussi mettre fin aux retenues illégales faites sur vos salaires à cause de l’incapacité de votre contremaître. Manœuvres et ouvriers non spécialisés de la fabrique !

Croyez-vous réellement pouvoir conserver vos 60-80 kopecks par jour quand le tisserand spécialisé devra se contenter de 20 kopecks ?

Ne soyez pas aveugles, camarades, ne vous laissez pas prendre au piège patronal, serrez les coudes, sinon ça ira mal pour nous tous cet hiver. Nous devons tous rester vigilants face aux manœuvres de nos patrons pour diminuer les taux de salaire, et nous opposer de toutes nos forces à leur funeste dessein…

Restez sourds à leurs propos quand ils prétextent que les affaires vont mal : pour eux, il ne s’agit que d’une diminution de leurs profits ; pour nous, cela signifie que nos familles souffrent la faim, qu’on leur enlève la dernière croûte de pain sec.

Y a-t-il là une commune mesure ? Aujourd’hui que l’on s’en prend d’abord aux tisserands, nous devons exiger :

  1. le relèvement des tarifs du tissage à leur niveau du printemps dernier, soit une augmentation d’environ 6 kopecks par schmitz ;
  2. l’application aux tisserands de la loi selon laquelle on doit, avant le début du travail, informer l’ouvrier du montant du salaire qui l’attend. Que le tableau, signé par l’inspecteur du travail, ne soit pas un vain mot, mais soit effectivement appliqué comme l’exige la loi. Dans le tissage, par exemple, doivent être indiqués outre les tarifs en vigueur, la qualité de la laine, la proportion de blousse et de tontisse qu’elle renferme, le temps nécessaire au travail préparatoire ;
  3. le temps de travail doit être réparti de telle façon qu’il n’y ait pas chômage involontaire de notre part ; actuellement, par exemple, on s’est arrangé pour que le tisserand perde une journée par pièce à attendre la chaîne ; et comme la pièce va être réduite de près de moitié, le tisserand subira de ce fait, indépendamment du taux des salaires, une double perte. Puisque le patron veut, de la sorte, nous voler une partie de notre salaire, qu ‘il y aille franchement, et que nous sachions au juste ce qu’on entend nous extorquer ;
  4. l’inspecteur du travail doit veiller à ce qu’il n’y ait pas tromperie sur les tarifs, et qu’ils ne soient pas doubles. C’est-à-dire, par exemple, que les tarifs ne doivent pas comporter deux prix pour une seule et même qualité de marchandise figurant sous deux noms différents. Ainsi nous avons tissé du biber pour 4 roubles 32 kopecks et de l’oural pour 4 roubles 14 kopecks seulement ; mais le travail n’est-il pas le même dans les deux cas ? La filouterie est encore plus cynique quand on fixe deux prix pour la fabrication d’une marchandise portant la même dénomination. Messieurs les Thornton ont ainsi tourné les lois sur les amendes où il est dit qu’une amende ne peut être infligée pour malfaçon que si celle-ci est due à la négligence de l’ouvrier ; et que la retenue doit alors être portée sur le carnet de paie, dans la colonne  » amendes  » , trois jours au plus tard après avoir été infligée. Toutes les amendes doivent être rigoureusement comptabilisées et leur montant ne peut aller dans la poche du fabricant ; il doit être employé à satisfaire les besoins des ouvriers de la fabrique. Eh bien, qu’on ouvre nos carnets ; ils sont nets, pas d’amendes ; on pourrait croire qu ‘il n ‘y a pas meilleurs patrons que les nôtres. En réalité, ils profitent de notre ignorance pour tourner la loi et faire leurs petites affaires… Voyez-vous, ils ne nous infligent pas d ‘amendes ; ils opèrent des prélèvements sur nos salaires en nous payant au taux le plus bas ; et tant qu’il y a deux taux, un taux inférieur et un taux supérieur, on ne peut rien contre eux ; ils font retenues sur retenues et les   empochent ;
  5. quand un tarif unique sera établi, chaque retenue doit être portée dans la colonne  » amendes  » avec indication de son motif.
    Nous verrons alors clairement les cas d’amendes injustifiées ; nous travaillerons moins en pure perte, et il y aura moins de ces actes scandaleux qui ont lieu actuellement à la teinturerie, par exemple, où les ouvriers produisaient moins par la faute d’un contremaître incapable, ce qui, légalement, ne saurait justifier la non-rémunération du travail accompli, la négligence de l’ouvrier n’y étant pour rien. Sont-elles si rares, les retenues que nous avons eu tous à subir sans la moindre faute de notre part ?
  6. nous exigeons de payer pour le logement ce que nous payions jusqu’en 1891, c’est-à-dire un rouble par personne et par mois ; car payer deux roubles avec ce que nous gagnons est absolument impossible ; et puis, pour quoi ?… Pour un taudis malpropre, puant, exigu, où un incendie est toujours à craindre ? N’oubliez pas, camarades, que dans tout Pétersbourg un rouble par mois est considéré comme un loyer suffisant. Il n’y a que nos patrons si pleins de sollicitude qui trouvent que c’est trop peu, et nous devons, là aussi, rabattre un peu de leur cupidité. Défendre ces revendications, camarades, ce n’est pas du tout nous révolter : nous ne faisons que réclamer ce que la loi a déjà accordé à tous les ouvriers des autres fabriques et qu’on nous a enlevé en espérant que nous ne saurions pas défendre nos droits. Montrons donc que pour cette fois nos  » bienfaiteurs  » se sont trompés.

Lénine : Explication de la loi sur les amendes infligées aux ouvriers de fabrique et d’usines (1895)

Écrit au cours de l’automne 1895. Paru pour la première fois en brochure à Pétersbourg en 1895.

I : Qu’est-ce que les amendes ?

Demandez à un ouvrier s’il sait ce que sont les amendes ; il s’étonnera sans doute d’une pareille question. Comment pourrait-il ne pas le savoir, alors qu’il doit constamment en payer ? Y a-t-il là de quoi s’interroger ?

C’est pourtant une illusion de croire qu’il n’y a pas là de problème. Car, en fait, la plupart des ouvriers ne se font pas une idée juste de ce que sont les amendes.

On croit généralement que l’amende est un versement effectué au patron pour un dommage que l’ouvrier lui a causé. C’est faux. L’amende et le dédommagement sont deux choses différentes. Si un ouvrier a causé un dommage quelconque à un autre ouvrier, celui-ci peut exiger un dédommagement (pour du tissu abîmé, par exemple), mais il ne peut lui infliger une amende.

De même, si un fabricant fait du tort à un autre (en ne fournissant pas telle ou telle marchandise dans le délai fixé, par exemple), ce dernier peut exiger un dédommagement, mais il ne peut infliger une amende à l’autre fabricant.

On réclame un dédommagement à son égal, mais une amende ne peut être exigée que d’un subordonné. C’est pourquoi on réclame un dédommagement par voie de justice, tandis qu’une amende est fixée sans jugement par le patron. Il y a parfois amende alors qu’aucun dommage n’a été causé au patron : par exemple, l’amende pour avoir fumé. L’amende est une punition et non un dédommagement.

Si un ouvrier a, disons, laissé tomber une étincelle en fumant et brûlé du tissu appartenant au patron, celui-ci ne se contentera pas de le mettre à l’amende pour avoir fumé, mais retiendra en outre sur son salaire une certaine somme pour le tissu brûlé. Cet exemple montre clairement la différence qui existe entre l’amende et le dédommagement.

Le but des amendes n’est pas de compenser un dommage, mais de créer une discipline, c’est-à-dire de soumettre les ouvriers au patron, d’obliger les ouvriers à exécuter les ordres du patron et à lui obéir pendant les heures de travail. C’est, du reste, ce que déclare la loi sur les amendes : l’amende est  » une sanction pécuniaire visant au maintien de la discipline et infligée de leur propre autorité par les chefs d’entreprise « .

Le montant de l’amende est donc fonction non pas de l’importance du dommage, mais du degré d’indiscipline de l’ouvrier : plus l’ouvrier se montre indiscipliné et récalcitrant, plus grave est son refus de se soumettre aux exigences du patron, et plus l’amende est élevée.

Il va de soi que quiconque accepte de travailler pour un patron cesse d’être un homme libre : il doit obéir au patron et le patron peut le punir. Les paysans serfs travaillaient pour les seigneurs et ceux-ci les punissaient. Les ouvriers travaillent pour les capitalistes et ceux-ci les punissent. Toute la différence, c’est qu’auparavant, on matait l’individu asservi par les coups et que maintenant on le mate par les sous.

A cela on objectera peut-être que le travail en commun d’un grand nombre d’ouvriers dans une usine ou une fabrique est impossible sans une discipline : le bon ordre est indispensable dans le travail ; il est indispensable d’y veiller et de punir les contrevenants. Aussi, dira-t-on, si des amendes sont infligées, ce n’est pas parce que les ouvriers sont des hommes asservis, mais parce que le travail en commun exige le bon ordre.

Une telle objection est absolument injustifiée, bien qu’à première vue elle puisse induire en erreur. Elle est invoquée uniquement par ceux qui veulent cacher aux ouvriers leur état de dépendance. Le bon ordre est effectivement indispensable dans tout travail en commun.

Mais est-il vraiment indispensable que les travailleurs soient soumis à l’arbitraire des fabricants, c’est-à-dire d’hommes qui ne travaillent pas eux-mêmes et ne sont forts que parce qu’ils ont accaparé toutes les machines, tous les outils et toutes les matières premières ?

Le travail en commun ne peut se faire sans un certain ordre, sans que tous se soumettent à cet ordre ; mais il peut très bien se faire sans que les ouvriers soient soumis aux propriétaires des fabriques et des usines.

Le travail en commun exige effectivement une surveillance visant à maintenir l’ordre, mais il n’exige nullement que le pouvoir de surveiller les autres revienne toujours à qui ne travaille pas et vit du travail d’autrui.

Il s’ensuit que les amendes existent non pas parce que des hommes travaillent en commun, mais parce que, dans le régime capitaliste actuel, les travailleurs ne possèdent rien en propre : les machines, les outils, les matières premières, la terre, le blé appartiennent aux riches, à qui les ouvriers doivent se vendre pour ne pas mourir de faim. Et puisqu’ils se sont vendus, ils sont évidemment tenus de se soumettre aux riches et de subir les sanctions que ceux-ci leur infligent.

Voilà qui doit être clair pour tout ouvrier désireux de comprendre ce que sont les amendes. Il faut le savoir pour réfuter le raisonnement habituel (et des plus faux) selon lequel, sans amendes, le travail en commun serait impossible.

Il faut le savoir pour être en mesure d’expliquer à tout ouvrier en quoi l’amende diffère du dédommagement, et pourquoi les amendes sont le signe de la position dépendante de l’ouvrier, de son asservissement aux capitalistes.

II : Comment infligeait-on les amendes auparavant et pourquoi a-t-on fait les nouvelles lois sur les amendes ?

Les lois sur les amendes existent depuis peu : depuis neuf ans seulement. Avant 1886, il n’existait aucune législation à ce sujet.

Les fabricants pouvaient infliger autant d’amendes qu’ils voulaient et pour le motif qui leur plaisait. Scandaleusement élevées, ces amendes leur assuraient de gros revenus. Elles résultaient parfois d’une simple  » décision du patron « , sans autre indication de motif. Leur montant pouvait atteindre la moitié du salaire , de sorte que pour un rouble de gain, l’ouvrier retournait au patron cinquante kopecks sous forme d’amendes.

Il arrivait même qu’en plus des amendes on prélevât aussi un dédit : par exemple, 10 roubles pour départ de l’usine. Quand les affaires du fabricant allaient mal, rien ne lui était plus facile que de réduire le salaire en dépit des conditions de l’embauche.

Il ordonnait à ses contremaîtres d’infliger plus d’amendes et d’envoyer davantage de produits au rebut, ce qui revenait à diminuer le salaire de l’ouvrier.

Longtemps, les ouvriers endurèrent toutes ces brimades ; mais à mesure que les grandes usines et les fabriques se développaient, en particulier dans le tissage, éliminant les petites entreprises et les tisserands travaillant à la main, leur indignation contre l’arbitraire et les vexations devint de plus en plus forte.

Il y a une dizaine d’années, les affaires des marchands et des fabricants connurent un ralentissement , autrement dit une crise : les marchandises ne trouvaient plus d’acheteurs ; aussi les fabricants se mirent-ils à multiplier les amendes.

Les ouvriers au salaire déjà misérable, ne purent supporter ces nouvelles brimades, et dans les provinces de Moscou, de Vladimir et de Iaroslavl éclatèrent en 1885-1886 des révoltes d’ouvriers. Poussés à bout, les ouvriers arrêtaient le travail et tiraient de leurs oppresseurs une terrible vengeance, détruisant et incendiant parfois les bâtiments et les machines, assommant les représentants de l’administration, etc.

La plus remarquable de toutes ces grèves se produisit à Nikolskoïé (près de la gare d’Orékhovo, sur la voie ferrée de Moscou à Nijni-Novgorod), à la manufacture bien connue de Timoféï Morozov.

Depuis 1882, Morozov ne cessait de réduire les salaires ; en 1884, il y avait déjà eu cinq diminutions. D’autre part les amendes se multipliaient : elles atteignaient presque le quart du salaire (24 kopecks d’amende pour un rouble de gain) pour l’ensemble de la fabrique, et même la moitié pour certains ouvriers.

Voici comment procédait l’administration, l’année qui précéda les troubles, pour dissimuler ces amendes scandaleuses : elle obligeait les ouvriers dont les amendes atteignaient la moitié de la paie à demander leur compte ; après quoi, le même jour s’ils le désiraient, ces ouvriers pouvaient se faire réembaucher et recevoir un nouveau carnet de paie.

De cette façon, les carnet s où étaient portées des amendes par trop élevées se trouvaient détruits.

Pour un jour d’absence injustifiée, on défalquait trois jours de salaire ; pour avoir été surpris à fumer, on devait payer une amende de 3, 4 ou 5 roubles. Le 7 janvier 1885, les ouvriers, poussés à bout, quittèrent le travail et mirent à sac pendant quelques jours l’appartement du contremaître Chorine, le magasin et d’autres bâtiments de la fabrique.

Cette révolte impressionnante d’une dizaine de milliers d’ouvriers (leur nombre atteignit 11000) épouvanta le gouvernement : on vit aussitôt arriver à Orékhovo-Zouïévo la troupe, le gouverneur, le procureur de Vladimir, le procureur de Moscou.

Au cours des pourparlers avec les grévistes, des hommes sortis de la foule remirent aux autorités les  » conditions formulées par les ouvriers eux-mêmes  » : remboursement des amendes infligées depuis Pâques 1884 ; taux maximum des amendes fixé à 5 % du salaire, c’est-à-dire pas plus de 5 kopecks par rouble de gain et, pour une absence injustifiée d’un jour, pas plus d’un rouble.

Les ouvriers exigeaient en outre le retour aux salaires de 1881-1882 ; ils demandaient que le patron payât les jours perdus par sa faute, que le licenciement comportât un préavis de 15 jours, que la marchandise fût réceptionnée en présence de témoins choisis parmi les ouvriers, etc.

Cette puissante grève produisit une très forte impression sur le gouvernement qui s’aperçut que les ouvriers, quand ils agissent d’un commun accord, constituent une force dangereuse, surtout lorsque cette masse d’ouvriers agissant conjointement présente directement ses revendications. Les fabricants sentirent eux aussi la force des ouvriers et devinrent un peu plus prudents.

Voici, par exemple, ce qu’on communiquait d’Orékhovo-Zouïévo dans le Novoïé Vrémia .  » Les troubles de l’an dernier (c’est-à-dire les troubles de janvier 1885 chez Morozov) ont eu pour effet de changer d’un seul coup les vieilles méthodes en honneur dans les fabriques, aussi bien à Orékhovo-Zouïévo que dans les environs « .

Autrement dit, les patrons de la fabrique Morozov ne furent pas les seuls à devoir modifier leurs méthodes scandaleuses sur l’exigence unanime des ouvriers, mais les fabricants des environs firent également des concessions dans la crainte de troubles semblables chez eux.  »

L’essentiel, écrivait ce même journal, c’est que l’on constate maintenant une attitude plus humaine à l’égard des ouvriers, ce qui n’était jusqu’à présent le fait que d’un petit nombre d’administrateurs de fabrique « .

Les Moskovskié Viédomosti elles-mêmes (journal qui prend toujours la défense des fabricants et rejette tout sur les ouvriers) comprirent qu’il était impossible de conserver les vieilles méthodes et durent reconnaître que les amendes arbitraires étaient  » un mal qui aboutit aux abus les plus révoltants « , que les magasins de fabrique étaient  » un véritable brigandage « , qu’une loi et un règlement relatifs aux amendes étaient par conséquent indispensables.

L’impression considérable produite par cette grève fut encore renforcée par le verdict rendu à l’égard des ouvriers. Trente-trois d’entre eux avaient été traduits en justice pour excès au cours de la grève et agression contre la garde militaire (une partie des ouvriers avaient été arrêtés pendant la grève et enfermés dans un bâtiment, mais ils avaient brisé la porte et s’étaient échappés).

Le jugement eut lieu à Vladimir en mai 1886. Les jurés acquittèrent tous les accusés, car les dépositions des témoins (au nombre desquels figuraient le propriétaire de la fabrique T. Morozov, le directeur Dianov et beaucoup d’ouvriers tisserands) mirent en lumière les brimades scandaleuses subies par les ouvriers. Ce verdict était la condamnation directe non seulement de Morozov et de son administration, mais aussi de toutes les anciennes méthodes en honneur dans les fabriques.

Les défenseurs des fabricants, alarmés, entrèrent en fureur. Ces mêmes Moskovskié Viédomosti qui, après les troubles, reconnaissaient le caractère révoltant des anciennes méthodes, changèrent de ton :  » La manutacture de Nikolskoïé, dirent-elles, est parmi les meilleures. Les ouvriers n’y sont ni asservis ni retenus de force ; ils y viennent de leur plein gré et la quittent sans difficulté aucune.

Quant aux amendes, elles répondent dans les fabriques à une nécessité ; sans elles, il serait impossible de venir à bout des ouvriers ; il ne resterait plus qu’à fermer la fabrique.  » Pour ce journal, les seuls fautifs sont les ouvriers,  » indisciplinés, ivrognes et négligents « . Le verdict du tribunal ne peut que  » pervertir les masses populaires [1] « .

 » Mais il est dangereux de plaisanter avec les masses populaires, s’écriaient les Moskovskié Viédomosti .

Que peuvent penser les ouvriers après le verdict d’acquittement du tribunal de Vladimir?

La nouvelle a aussitôt fait le tour de toute cette région industrielle. Notre correspondant, qui a quitté Vladimir immédiatement après la lecture du verdict, en a déjà entendu parler dans toutes les gares… « 

Les fabricants cherchaient ainsi à effrayer le gouvernement : si l’on cède aux ouvriers sur un point, disaient-ils, ils réclameront demain autre chose.

Mais les troubles ouvriers étaient plus redoutables encore et le gouvernement dut céder.

En juin 1886 fut promulguée la nouvelle loi sur les amendes, qui indiqua les cas où il était permis de les infliger, en fixa le montant maximum et établit que l’argent des amendes ne devait pas aller dans la poche des fabricants, mais être consacré aux besoins des ouvriers.

Beaucoup d’ouvriers ignorent cette loi, et ceux qui la connaissent croient que les atténuations apportées au régime des amendes sont venues du gouvernement, et que l’on doit en remercier les autorités. Nous avons vu que c’est faux.

Si révoltantes qu’aient été les vieilles méthodes en usage dans les fabriques, les autorités n’ont rigoureusement rien fait pour soulager les ouvriers tant que ceux-ci n’ont pas commencé à se révolter contre elles, tant que les ouvriers, poussés à bout, n’en sont pas venus à détruire fabriques et machines, à incendier marchandises et matériaux, à frapper les représentants de l’administration et les fabricants. 

Alors seulement le gouvernement prit peur et céda. Les ouvriers doivent remercier de cet adoucissement non pas les autorités, mais leurs camarades qui ont exigé et obtenu la suppression de brimades scandaleuses.

L’histoire des troubles de 1885 nous montre quelle force énorme recèle une protestation en commun des ouvriers.

Ce qu’il faut, c’est qu’on fasse de cette force un usage plus conscient, qu’elle ne soit pas inutilement gaspillée à tirer vengeance de tel ou tel fabricant ou patron d’usine, ou à mettre à sac telle ou telle fabrique ou usine détestée ; que toute cette indignation et toute cette haine soient dirigées contre tous les fabricants et patrons pris ensemble, contre toute la classe des fabricants et patrons d’usine, et qu’elles soient toutes consacrées à une lutte ininterrompue, persévérante contre cette classe.

Voyons maintenant en détail nos lois sur les amendes. Pour bien les connaître, il nous faut examiner les questions suivantes :

1) Dans quels cas ou pour quels motifs la loi permet-elle d’infliger des amendes ?

2) Quel doit être, aux termes de la loi, le montant des amendes ?

3) Quel est, selon la loi, le mode d’imposition des amendes ? autrement dit, qui peut légalement infliger une amende ?

Peut-on faire appel ? Comment doit-on porter à l’avance le tableau des amendes à la connaissance de l’ouvrier ? Comment doit-on inscrire les amendes sur le carnet de paie ?

4) Où doit aller, selon la loi, l’argent des amendes ? Où le conserve-t-on ? Comment le dépense-t-on pour les besoins des ouvriers, et pour quels besoins ?

Enfin, dernière question :

5) La loi sur les amendes s’applique-t-elle à tous les ouvriers ?

Quand nous aurons examiné toutes ces questions, nous saurons ce qu’est une amende, mais aussi quels sont tous les règlements particuliers et toutes les dispositions détaillées des lois russes à ce sujet.

Or, il est indispensable aux ouvriers de savoir ces choses pour pouvoir agir en connaissance de cause lorsque les amendes sont injustifiées, pour être en mesure d’expliquer à ses camarades la raison de telle ou telle injustice, soit que la direction de la fabrique enfreigne la loi, soit encore que la loi elle-même comporte des dispositions iniques, et pour choisir en conséquence la forme de lutte la plus efficace contre les brimades.

III : Pour quels motifs le fabricant peut-il infliger des amendes ?

La loi déclare que les motifs d’amende, c’est-à-dire les fautes pour lesquelles le patron de la fabrique ou de l’usine est en droit de mettre ses ouvriers à l’amende, peuvent être les suivants : 1) malfaçon ; 2) absence injustifiée ; 3) infraction à la discipline.

 » Aucune sanction, est-il dit dans la loi, ne peut être infligée pour d’autres motifs. [La loi dont nous parlons est le Statut de l’industrie , qui entre dans la seconde partie du tome XI du Corps des lois russes. Elle comprend un certain nombre d’articles, qui sont numérotés. Les articles relatifs aux amendes portent les numéros 143, 144, 145, 146, 147,148, 149, 150, 151 et 152.]  »

Examinons attentivement, l’un après l’autre, chacun de ces trois motifs.

Premier motif : malfaçon. Il est dit dans la loi :  » Sont considérées comme malfaçons la fabrication de produits de mauvaise qualité, par suite de négligence de la part de l’ouvrier et la détérioration, au cours du travail, des matières premières, machines et autres moyens de production.  » Il faut bien se rappeler ces mots :  » par suite de négligence « . Ils sont très importants. L’amende ne peut donc être infligée que pour cette raison.

Si l’ouvrage se trouve être de mauvaise qualité sans que ce soit dû à la négligence de l’ouvrier, mais du tait, par exemple, que le patron a fourni de mauvais matériaux. le fabricant n’a pas le droit d’infliger une amende. Il faut que cela soit clair pour tous les ouvriers, et qu’ils élèvent une protestation au cas où on les mettrait à l’amende pour une malfaçon dont ils ne sont pas responsables, car en pareil cas l’amende est parfaitement illégale.

Prenons un autre exemple : un ouvrier d’usine travaille à sa machine près d’une ampoule électrique. Un morceau de fer saute, atteint l’ampoule et la casse. Le patron inflige une amende  » pour détérioration de matériel « . En a-t-il le droit ? Non, car ce n’est pas par négligence que l’ouvrier a cassé l’ampoule : ce n’est pas sa faute si rien ne protégeait celle-ci contre les éclats de fer qui ne manquent jamais de se détacher pendant le travail [2] .

Cette loi protège-t-elle suffisamment l’ouvrier, le défend-elle contre l’arbitraire du patron et les amendes injustifiées ?

Non, évidemment, puisque le patron décide à sa guise de la bonne ou de la mauvaise qualité de l’ouvrage ; il est toujours possible de chicaner, il est toujours possible pour le patron d’aggraver les amendes pour mauvaise qualité de l’ouvrage et, par ce moyen, de soutirer plus de travail pour le même salaire. La loi laisse l’ouvrier sans défense, elle donne au patron la possibilité de brimer. Il est clair que la loi avantage les fabricants : elle est partiale et injuste.

Comment aurait-il fallu protéger l’ouvrier ? Les ouvriers l’ont montré depuis longtemps : lors de la grève de 1885, les tisserands de la fabrique Morozov à Nikolskoïé formulèrent, entre autres, la revendication suivante :  » En cas de désaccord sur la qualité de la marchandise livrée par l’ouvrier, la question doit être tranchée en faisant appel au témoignage des ouvriers travaillant à proximité, le tout étant consigné sur le cahier de réception et de contrôle des marchandises.  »

(Cette revendication figurait dans le cahier établi  » d’un commun accord par les ouvriers  » et remis au procureur, lors de la grève, par des hommes sortis de la foule. Il a été donné lecture de ce cahier au tribunal.)

Cette revendication est parfaitement justifiée, car le seul moyen de s’opposer à l’arbitraire patronal est de faire appel à des témoins quand un différend s’élève au sujet de la qualité de la marchandise, ces témoins devant être pris parmi les ouvriers : les contremaîtres et les employés n’oseraient jamais prendre position contre le patron.

Deuxième motif d’amende : absence injustifiée. Qu’est-ce que la loi appelle absence injustifiée ?.  » L’absence injustifiée, y dit-on, à la différence de l’arrivée tardive au travail ou de l’abandon du travail sans autorisation, consiste à manquer au moins une demi-journée de travail. « 

Aux termes de la loi, comme nous le verrons dans un instant, l’arrivée tardive ou l’abandon du travail sans autorisation constituent des  » infractions à la discipline  » et entraînent une amende moins élevée.

Si l’ouvrier arrive à l’usine avec quelques heures de retard, mais avant midi, ce sera seulement une infraction à la discipline, et non une absence injustifiée ; par contre, s’il n’est arrivé qu’à midi, c’est une absence injustifiée. De même, si un ouvrier quitte son travail de sa propre autorité, sans autorisation, après midi, c’est-à-dire, s’il s’absente quelques heures, ce sera une infraction à la discipline ; mais s’il part pour toute une demi-journée, ce sera une absence injustifiée.

La loi stipule que le fabricant a le droit de congédier un ouvrier pour une absence injustifiée de plus de trois jours d’affilée ou pour un total d’absences injustifiées dépassant six jours dans le mois. Une absence d’une demi-journée ou d’une journée est-elle toujours considérée comme une absence injustifiée ? Non.

Uniquement quand elle n’était pas valablement motivée. Les motifs valables d’absence sont énumérés par la loi.

Les voici : 1)  » l’ouvrier ne peut disposer librement de sa personne.  » Autrement dit, si l’ouvrier a, par exemple, été mis en état d’arrestation (sur ordre de la police ou par décision du juge de paix), le fabricant n’a pas le droit, quand il le paie, de le frapper d’une amende pour absence injustifiée ; 2)  » ruine subite à la suite d’un accident  » ; 3)  » incendie  » ; 4)  » inondation « . Si, par exemple, lors du dégel, l’ouvrier n’a pu passer un cours d’eau, le fabricant n’a pas le droit de le frapper d’une amende ; 5)  » maladie ne permettant pas à l’ouvrier de quitter son domicile « , et 6)  » décès ou maladie grave des ascendants directs, du mari, de la femme ou des enfants « .

Dans ces six cas, l’absence de l’ouvrier est considérée comme motivée. Afin de ne pas être mis à l’amende pour absence injustifiée, l’ouvrier n’a qu’à faire la preuve de sa bonne foi : l’administration ne le croira pas sur parole s’il dit avoir été absent pour un motif valable.

Il doit avoir un certificat du docteur (dans le cas, par exemple, d’une maladie), ou de la police (dans le cas, par exemple, d’un incendie). S’il est impossible de se procurer le certificat sur-le-champ, il faut l’apporter plus tard et exiger, en vertu de la loi, que l’amende ne soit pas infligée, ou, si elle l’a déjà été, qu’elle soit annulée.

A propos de ces dispositions de la loi quant aux motifs valables d’absence, il est à noter qu’elles sont aussi sévères que si elles s’appliquaient à des soldats en caserne, et non à des hommes libres. Ces dispositions sont calquées sur celles qui définissent les raisons légales de non-comparution en justice : si quelqu’un est accusé d’un délit, le juge d’instruction le convoque et le prévenu est tenu de se présenter.

La non-comparution n’est autorisée que pour les raisons précises qui justifient l’absence de l’ouvrier [3] . C’est dire que la loi est aussi sévère pour les ouvriers que pour les filous, voleurs, etc. Chacun comprend pourquoi les dispositions relatives à la comparution en justice sont si sévères : la poursuite des délits concerne toute la société.

Mais qu’un ouvrier se présente ou non au travail, cela intéresse seulement un fabricant, et non toute la société ; de plus, il est facile de remplacer un ouvrier par un autre pour que le travail ne soit pas interrompu. Cette rigueur toute militaire de la législation ne s’imposait donc en aucune façon.

Mais les capitalistes ne se bornent pas à prendre à l’ouvrier tout son temps pour qu’il travaille à la fabrique ; ils veulent également lui enlever toute volonté, l’empêcher de s’intéresser ou de penser à quoi que ce soit en dehors de la fabrique. Ils traitent l’ouvrier en personne dépendante.

D’où ces règlements de caserne, bureaucratiques et tracassiers. Nous venons, par exemple, de voir que la loi reconnaît comme motif valable d’absence  » la mort ou la maladie grave des ascendants directs, du mari, de la femme ou des enfants « .

C’est ce que dit la loi sur la comparution en justice. C’est exactement ce que dit aussi la loi sur la présence de l’ouvrier au travail. Donc, si l’ouvrier perd, par exemple, non pas sa femme mais sa sœur, il ne doit pas manquer une journée de travail, il ne doit pas perdre de temps pour l’enterrement : son temps ne lui appartient pas, il appartient au fabricant. Quant à l’enterrement, à quoi bon s’en inquiéter ? La police peut très bien s’en charger.

D’après la loi sur la comparution en justice, l’intérêt de la famille doit céder le pas aux intérêts de la société qui est tenue de poursuivre les délinquants. D’après la loi sur la présence au travail, les intérêts de la famille de l’ouvrier doivent céder le pas aux intérêts du fabricant qui est tenu, lui, de réaliser des bénéfices. Et ces messieurs si vertueux qui élaborent, appliquent et défendent de pareilles lois osent encore accuser les ouvriers de ne pas goûter la vie de famille !…

Voyons si la loi sur les amendes pour absence injustifiée est équitable. Si un ouvrier abandonne son travail pour un ou deux jours, son absence est considérée comme injustifiée, et cela lui vaut d’être puni ; si l’absence dure plus de trois jours, il peut même être licencié.

Supposons maintenant que le fabricant interrompe le travail (s’il manque de commandes, par exemple), ou ne donne du travail que cinq jours par semaine au lieu de six.

Si les travailleurs étaient effectivement égaux en droits aux fabricants, la loi devrait être pour le fabricant la même que pour l’ouvrier. L’ouvrier qui interrompt son travail perd son salaire et paye une amende. Le fabricant qui interrompt volontairement le travail devrait donc, d’abord, payer à l’ouvrier le salaire complet correspondant au temps chômé et, ensuite, encourir également une amende.

Mais la loi ne prévoit ni l’un ni l’autre. Cet exemple confirme bien ce que nous avons déjà dit des amendes, à savoir qu’elles marquent l’asservissement des ouvriers par le capitaliste, qu’elles indiquent que les ouvriers constituent une classe inférieure, dépendante, condamnée à travailler toute la vie pour les capitalistes et à les enrichir moyennant un salaire de misère qui ne suffit pas à leur assurer une vie tant soit peu supportable.

Que les fabricants paient une amende pour interruption volontaire du travail, il ne saurait en être question. Mais ils ne paient pas non plus leur salaire aux ouvriers lorsque l’arrêt du travail n’est pas imputable à ces derniers.

C’est là une injustice révoltante. La loi se borne à préciser que le contrat entre fabricant et ouvrier est rompu  » au cas d’un arrêt de travail de plus de sept jours, à la fabrique ou à l’usine, par suite d’un incendie, d’une inondation, d’un éclatement de chaudière ou pour tout autre motif analogue « . Les ouvriers doivent s’attacher à obtenir qu’une disposition oblige les fabricants à verser le montant des salaires pendant toute la durée de l’interruption des travaux.

Cette revendication a déjà été présentée publiquement par les ouvriers russes le 11 janvier 1885, lors de la fameuse grève chez T. Morozov [Il est à remarquer qu’à cette époque (1884-1885), les cas d’arrêt de travail non imputables aux ouvriers étaient très fréquents dans les fabriques du fait de la crise qui sévissait alors dans le commerce et l’industrie : les fabricants n’arrivaient pas à écouler leurs marchandises et s’efforçaient de réduire la production.

En décembre 1884, par exemple, la grande manufacture Voznessensk (dans la province de Moscou, près de la gare de Talitsa. sur la voie ferrée de Moscou à Iaroslavl) réduisit le nombre des journées de travail à quatre par semaine. Les ouvriers, qui travaillaient aux pièces, ripostèrent par une grève qui se termina au début de janvier 1885 par la capitulation du fabricant.].

Dans le cahier des revendications figurait celle-ci :  » La retenue pour absence injustifiée ne doit pas dépasser un rouble et le patron doit aussi payer les jours chômés par sa faute, à savoir, le temps d’arrêt et de réfection des machines, et qu’à cet effet chaque jour chômé soit inscrit dans le carnet de paie « .

La première revendication des ouvriers (l’amende pour absence injustifiée ne doit pas dépasser un rouble) a été satisfaite et inscrite dans la loi de 1886 sur les amendes. La seconde revendication (que le patron paye les jours chômés par sa faute) n’a pas été satisfaite, et les ouvriers auront encore à batailler pour qu’elle le soit.

La lutte en faveur de cette revendication ne pourra être couronnée de succès que si tous les ouvriers ont pris clairement conscience de l’iniquité de la loi et de ce qu’ils doivent exiger.

Chaque fois qu’une fabrique ou une usine s’arrête, et que les ouvriers ne sont pas payés, ils doivent protester contre l’injustice du procédé ; ils doivent insister pour que chaque journée leur soit payée tant que le contrat avec le fabricant n’aura pas été annulé, s’adresser à l’inspecteur dont les explications convaincront les ouvriers qu’effectivement la loi est muette là-dessus et les amèneront à discuter cette loi. Ils doivent, quand c’est possible, porter plainte et demander que le fabricant soit tenu de verser une somme correspondant à leur salaire et, enfin, formuler la revendication générale du paiement des salaires pendant les jours chômés.

Troisième motif d’amende :  » infraction à la discipline « .

La loi considère qu’il y a infraction à la discipline dans les huit cas suivants :

1)  » arrivée tardive au travail ou abandon du travail sans autorisation  » (nous avons déjà dit en quoi ce point diffère de l’absence injustifiée) ;

2)  » non-observation, dans les locaux de l’usine ou de la fabrique, des règles de sécurité contre l’incendie, au cas où le directeur de la fabrique ou de l’usine ne jugerait pas utile de dénoncer, en vertu de l’annexe 1 à l’article 105, le contrat d’embauchage conclu avec les ouvriers « .

Autrement dit, si un ouvrier enfreint les règles de sécurité contre l’incendie, la loi permet au fabricant soit de le frapper d’une amende, soit de le licencier ( » dénoncer le contrat d’embauchage « , pour reprendre les termes de la loi) ; 3)  » non-observation des règlements visant à faire régner la propreté dans les locaux de l’usine ou de la fabrique  » ; 4)   » tapage, cris, injures, disputes ou rixes pendant le travail  » ; 5)  » désobéissance « .

Au sujet de ce dernier point, il convient de noter que le fabricant n’a le droit d’infliger une amende pour  » désobéissance  » que lorsque l’ouvrier n’a pas respecté une exigence légale, c’est-à-dire prévue par le contrat.

S’il s’agit d’une exigence arbitraire, non prévue par le contrat passé entre l’ouvrier et le patron, il ne saurait être question d’infliger une amende pour  » désobéissance « . Par exemple, un ouvrier est occupé, conformément à son contrat, à un travail aux pièces. Le contremaître lui ordonne d’interrompre son travail et d’en commencer un autre.

L’ouvrier refuse. Dans ce cas, une amende pour désobéissance serait irrégulière, car l’ouvrier a été embauché par contrat pour un travail déterminé et, du fait qu’il travaille aux pièces, passer à un autre genre d’occupation équivaudrait pour lui à travailler pour rien ; 6)  » arrivée au travail en état d’ébriété  » ; 7)  » jeux d’argent interdits (jeux de cartes, jeu à pile ou face, etc.)  » et 8)  » non-observation du règlement intérieur de la fabrique « . Ce règlement est établi par le patron de chaque fabrique ou usine, et sanctionné par l’inspecteur du travail.

Des extraits en sont reproduits dans les carnets de paie. Les ouvriers doivent lire ce règlement et le connaître afin de vérifier si les amendes qu’on leur inflige pour infraction au règlement intérieur sont justifiées ou non. Il faut distinguer entre ce règlement et la loi.

La loi est la même pour toutes les fabriques et usines ; les règlements intérieurs varient d’une fabrique à l’autre. La loi est ratifiée ou annulée par le souverain ; le règlement intérieur, par l’inspecteur du travail.

C’est pourquoi, si ce règlement est vexatoire pour les ouvriers, on peut en demander l’annulation à l’inspecteur (et, en cas de refus, porter plainte contre ce dernier au Bureau du Travail).

Afin de montrer la nécessité d’établir une distinction entre la loi et le règlement intérieur, prenons un exemple. Supposons qu’un ouvrier soit, à la demande du contremaître, puni d’une amende pour ne pas s’être présenté au travail un jour férié ou en dehors des heures réglementaires.

L’amende est-elle régulière ? Pour répondre à cette question, il faut connaître le règlement intérieur. Au cas où il n’y est pas spécifié que l’ouvrier, s’il en est requis, doit faire des heures supplémentaires, l’amende est illégale.

Mais au cas où il est stipulé dans le règlement que l’ouvrier, s’il en est requis par la direction, doit venir au travail les jours fériés ou en dehors des heures réglementaires, l’amende est légale.

Pour obtenir la suppression de cette obligation, les ouvriers doivent non pas protester contre les amendes, mais exiger la modification du règlement intérieur. Il faut que tous les ouvriers se mettent d’accord ; ils pourront alors, par une action unanime, obtenir l’annulation de ce règlement.

IV : Quel peut être le montant de l’amende ?

Nous connaissons maintenant tous les cas où la loi permet d’infliger des amendes aux ouvriers. Voyons ce qu’elle dit de leur montant. La loi ne fixe pas un montant déterminé pour toutes les fabriques et usines. Elle indique seulement la limite à ne pas dépasser.

Cette limite est spécifiée pour chacun des trois motifs d’amende (malfaçon, absence injustifiée, infraction à la discipline).

Pour l’absence injustifiée, le montant maximum de l’amende est calculé de la façon suivante : si l’ouvrier est payé à la journée, l’amende (calculée en totalisant les amendes pour le mois entier) ne doit pas dépasser le salaire de six jours de travail, c’est-à-dire qu’on ne peut, en un mois, infliger pour motif d’absence injustifiée une amende supérieure au salaire de six jours [4] .

Mais dans le cas d’un salaire aux pièces, le montant maximum de l’amende pour absence injustifiée est de 1 rouble par jour et de 3 roubles par mois au plus. En outre, l’ouvrier qui s’absente sans raisons valables perd son salaire pour toute la durée de l’absence.

Quant aux amendes pour infraction à la discipline, elles sont limitées à un rouble pour chaque infraction. Enfin, en ce qui concerne les amendes pour malfaçon, la loi ne fixe aucune limite. Un maximum général est également fixé pour l’ensemble des trois sortes d’amendes, qu’elles sanctionnent des absences injustifiées, des infractions à la discipline ou des malfaçons.

Toutes ces retenues, prises ensemble,  » ne doivent pas dépasser un tiers du salaire devant être effectivement versé à l’ouvrier au jour normalement prévu pour la paie « . C’est-à-dire que si l’ouvrier doit recevoir, disons, 15 roubles, la loi interdit de lui prendre plus de 5 roubles pour infractions, absences injustifiées et malfaçons.

Si le total des amendes dépasse ce maximum, le fabricant doit déduire le surplus. Mais alors la loi lui donne un autre droit : celui d’annuler le contrat si le montant des amendes de l’ouvrier dépasse le tiers de sa paie [5] .

De ces dispositions de la loi au sujet des montants maximum des amendes, il faut dire qu’elles sont trop sévères pour l’ouvrier et favorisent le seul fabricant au détriment de l’ouvrier. Tout d’abord, la loi admet un montant trop élevé des amendes : jusqu’à un tiers du salaire.

C’est un taux scandaleux. Comparons ce maximum à certains cas d’amendes particulièrement fortes. Un inspecteur du travail de la province de Vladimir, M. Mikouline (qui a écrit un livre sur la nouvelle loi de 1886), indique quel était le niveau des amendes dans les fabriques avant cette loi.

C’est dans les tissages qu’il était le plus élevé, les amendes les plus fortes y atteignant 10 % du salaire des ouvriers : un dixième du salaire . M. Peskov, inspecteur du travail de la province de Vladimir, signale dans son rapport [Premier rapport pour l’année 1885.

Seuls les premiers rapports des inspecteurs du travail furent imprimés. Le gouvernement en arrêta aussitôt la publication.

Elles devaient être jolies, les méthodes en honneur dans les fabriques, pour que l’on craigne ainsi d’en publier la description!] des exemples d’amendes particulièrement lourdes : la plus forte est de 5 roubles 31 kopecks pour un salaire de 32 roubles 31 kopecks, ou 16,4 % (16 kopecks par rouble), soit moins du sixième du salaire . Cette amende est qualifiée de lourde, appréciation qui n’émane pas d’un ouvrier, mais d’un inspecteur.

Or, la loi permet d’infliger des amendes deux fois plus fortes : d’un tiers du salaire , soit 33 kopecks 1/3 par rouble. Il est évident que, dans les fabriques qui se respectent, les amendes n’atteignaient pas le montant autorisé par nos lois. Voyons les chiffres relatifs aux amendes à la manufacture de T. Morozov, à Nikolskoïé, avant la grève du 7 janvier 1885. Au dire des témoins, elles étaient plus élevées que dans les fabriques des environs.

Elles étaient si révoltantes qu’elles poussèrent à bout 11000 personnes. Nous ne nous tromperons sûrement pas si nous considérons la manufacture Morozov comme le type de la fabrique où les amendes étaient scandaleusement élevées. Quel était le montant de ces dernières ?

Ainsi que nous l’avons déjà dit, le contremaître Chorine a déclaré au tribunal que les amendes atteignaient la moitié de la paie et variaient en général de 30 à 50 %, soit de 30 à 50 kopecks par rouble. Mais, d’abord, cette déposition ne s’appuie pas sur des chiffres précis et, ensuite, elle ne concerne que des cas isolés ou un seul atelier. Au procès des grévistes, on donna lecture de quelques chiffres concernant les amendes. On cita 17 exemples de paie (mensuelle) et d’amendes : le total des salaires est de 179 roubles 6 kopecks, et celui des amendes de 29 roubles 65 kopecks, soit 16 kopecks d’amende par rouble de salaire.

Parmi ces 17 cas, l’amende la plus forte atteignait 3 roubles 85 kopecks pour un salaire de 12 roubles 40 kopecks, ce qui fait 31 kopecks ½ par rouble, soit moins encore que ce que permet la loi. Mais le mieux est de prendre les chiffres pour toute la fabrique. En 1884, le montant des amendes fut supérieur à celui des années précédentes : 23 kopecks ¼ par rouble (c’est là le chiffre le plus élevé : il a varié de 20 3/4 à 23 ¼ %). Ainsi, dans une fabrique devenue célèbre par le taux scandaleux de ses amendes, celles-ci étaient néanmoins inférieures à celles qu’autorise la loi russe…. Cette loi protège bien les ouvriers, il n’y a pas à dire.

Voici ce qu’exigeaient les grévistes de chez Morozov :  » Les amendes ne doivent pas dépasser 5 % par rouble de salaire : un avertissement doit être donné à l’ouvrier dont le travail est jugé mauvais et il ne doit pas être convoqué plus de deux fois par mois « . Les amendes autorisées par nos lois ne peuvent se comparer qu’aux intérêts exigés par les usuriers.

Il est douteux qu’un fabricant ose infliger des amendes aussi fortes ; la loi l’y autorise, mais les ouvriers ne le permettront pas [On ne saurait manquer de souligner à ce sujet que M. Mikhaïlovski, ex-inspecteur principal du travail dans le district de Pétersbourg, croit devoir qualifier cette loi de  » réforme profondément humaine, qui fait le plus grand honneur à la sollicitude du gouvernement impérial de Russie pour les classes laborieuses « .

(Cette appréciation figure dans un livre sur l’industrie en Russie édité par le gouvernement russe à l’occasion de l’Exposition universelle de 1893 à Chicago). La voilà bien, la sollicitude, du gouvernement russe !!! Avant cette loi, et en l’absence de toute loi, il se trouvait encore parmi les fabricants des rapaces qui retenaient à l’ouvrier jusqu’à 23 kopecks par rouble.

Dans sa sollicitude pour les ouvriers la loi a décrété qu’il ne fallait pas retenir plus de 33 1/3 kopecks (trente-trois kopecks et un tiers) par rouble ! Mais on peut désormais, tout à fait légalement, retenir trente-trois kopecks sans le tiers.  » Réforme profondément humaine « , en vérité!].

Nos lois relatives au montant des amendes ne se distinguent pas seulement par le fait qu’elles constituent une brimade scandaleuse, mais encore par leur injustice criante. Si l’amende est trop élevée (plus du tiers du salaire), le fabricant peut dénoncer le contrat, mais l’ouvrier ne se voit pas accorder le même droit, c’est-à-dire le droit de quitter la fabrique si on lui inflige tant d’amendes qu’elles dépassent le tiers du salaire.

Il est clair que la loi ne se soucie que du fabricant, comme si les amendes n’étaient imputables qu’à des fautes commises par l’ouvrier. Mais en fait, chacun sait que les fabricants et les patrons d’usine infligent fréquemment des amendes sans qu’il y ait faute de la part de l’ouvrier, par exemple pour l’obliger à fournir un effort plus intense.

La loi ne fait que protéger le fabricant contre la négligence de l’ouvrier, mais elle ne protège pas l’ouvrier contre l’avidité des fabricants. C’est dire qu’en l’occurrence, les ouvriers n’ont aucun recours. C’est à eux de prendre leur sort en mains et d’engager la lutte contre les fabricants.

V : Quel est le mode d’imposition des amendes ?

Nous avons déjà dit qu’aux termes de la loi, les amendes sont infligées  » de sa propre autorité  » par le directeur de la fabrique ou de l’usine.

En ce qui concerne les plaintes qui pourraient être formées à ce sujet, la loi déclare :  » Les décisions du directeur de la fabrique ou de l’usine relatives aux sanctions infligées à l’ouvrier sont sans appel. Toutefois si, lors de la visite de la fabrique ou de l’usine par des fonctionnaires de l’inspection du travail, il ressort des déclarations faites par les ouvriers que des retenues ont été opérées à leur détriment contrairement aux prescriptions de la loi, le directeur sera poursuivi « .

Cette disposition est, on le voit, très vague et contradictoire : d’une part, on dit à l’ouvrier qu’il lui est impossible de réclamer contre l’imposition d’une amende. Mais, d’autre part, on dit que les ouvriers peuvent  » déclarer  » à l’inspecteur que des amendes leur ont été infligées  » contrairement aux prescriptions de la loi « .

Quiconque n’a pas eu l’occasion d’étudier les lois russes pourrait demander où est la différence entre  » déclarer qu’une chose est illégale  » et  » se plaindre qu’une chose soit illégale « . Il n’y en a pas, mais le but de cette clause chicanière est très clair : la loi voudrait limiter le droit de l’ouvrier à se plaindre des fabricants qui infligent injustement et illégalement des amendes.

A présent, si un ouvrier vient à se plaindre à l’inspecteur d’avoir été mis illégalement à l’amende, l’inspecteur peut lui répondre.  » La loi n’autorise aucune réclamation relative à l’imposition des amendes. » Se trouvera-t-il beaucoup d’ouvriers au courant des ruses de la loi pour rétorquer :  » Je ne réclame pas, je me borne à faire une déclaration  » ? Les inspecteurs sont chargés précisément de veiller à l’application des lois sur les rapports entre ouvriers et fabricants.

Ils sont tenus de recevoir toutes les réclamations relatives à l’inobservation de la loi. D’après le règlement (cf. les Instructions aux fonctionnaires de l’inspection du travail , approuvées par le ministre des Finances), un inspecteur doit avoir des jours de réception, à raison d’un jour au moins par semaine, pour donner des explications orales à tous ceux qui lui en demanderaient, et ces jours de réception doivent être affichés dans chaque fabrique.

De cette façon, si les ouvriers connaissent la loi et s’ils sont fermement décidés à ne tolérer aucune dérogation, les ruses de la loi dont il vient d’être question seront vaines et les ouvriers sauront la faire respecter.

Ont-ils le droit de se faire rembourser les amendes si celles-ci ont été infligées à tort ? Le bon sens exigerait naturellement que la réponse soit : oui. Il est, en effet, inadmissible que le fabricant puisse infliger une amende à tort et ne pas restituer l’argent retenu à tort.

Mais il se trouve que, lors de la discussion de cette loi au Conseil d’Etat, il fut décidé de passer intentionnellement la question sous silence. Les membres du Conseil d’Etat ont estimé qu’accorder aux ouvriers le droit d’exiger le remboursement des sommes indûment retenues  » affaiblirait aux yeux des ouvriers l’autorité dévolue au directeur de fabrique pour faire régner la discipline parmi le personnel « .

Voilà comment raisonnent nos hommes d’Etat lorsqu’il s’agit des ouvriers. Si un fabricant a retenu indûment de l’argent à un ouvrier, celui-ci ne doit pas avoir le droit de réclamer que son argent lui soit rendu. Et pourquoi prendre son argent à l’ouvrier ? Parce que les réclamations  » affaiblissent l’autorité du directeur « .

C’est dire assez que  » l’autorité des directeurs  » et  » la discipline à la fabrique  » ne reposent que sur l’ignorance où sont les ouvriers de leurs droits et sur le fait qu’ils  » ne doivent pas oser  » se plaindre de la direction de l’entreprise, même si elle enfreint la loi. C’est dire que nos hommes d’Etat craignent tout simplement que les ouvriers ne s’avisent de contrôler le bien-fondé des amendes. Les ouvriers doivent être reconnaissants aux membres du Conseil d’Etat de cette franchise qui leur montre ce qu’ils peuvent attendre du gouvernement.

Ils doivent montrer qu’ils se considèrent comme des hommes au même titre que les fabricants et qu’ils ne sont pas disposés à se laisser traiter comme du bétail. Ils doivent donc se faire un devoir de ne pas laisser sans réclamation une seule amende injustifiée, et d’en exiger le remboursement en s’adressant à l’inspecteur ou, si celui-ci refuse, en déposant une plainte eu justice.

Et même si les ouvriers n’obtiennent rien ni de l’inspecteur ni du tribunal, leurs efforts n’auront pas été vains : ils ouvriront les yeux aux ouvriers, leur montreront comment nos lois traitent leurs droits.

Nous savons donc à présent que les amendes sont infligées par les directeurs  » de leur propre autorité « . Mais d’une fabrique à l’autre le taux des amendes peut différer (car la loi se contente de fixer le maximum), de même que le règlement intérieur.

C’est pourquoi la loi exige que toutes les infractions passibles d’amendes, ainsi que le montant de l’amende correspondant à chaque infraction, soient préalablement indiqués dans un tableau des sanctions .

Ce tableau est établi par chaque fabricant ou patron d’usine, et approuvé par l’inspecteur du travail. La loi exige qu’il soit affiché dans chaque atelier.

Pour qu’il soit possible de vérifier si les amendes ont été dûment infligées, et d’en contrôler le nombre, il est indispensable qu’elles soient, toutes sans exception, inscrites correctement. La loi exige que les amendes soient portées sur le carnet de paie de l’ouvrier  » dans les trois jours « .

Cette inscription doit indiquer, tout d’abord, le motif précis de la sanction (c’est-à-dire la raison exacte de l’amende, qu’il s’agisse d’une malfaçon, d’une absence injustifiée, ou d’une infraction à la discipline) et, en second lieu, le montant de la retenue opérée sur le salaire.

L’inscription des amendes dans le carnet de paie est nécessaire pour que les ouvriers puissent vérifier si l’amende a été infligée dans des conditions régulières et formuler en temps utile une réclamation si une illégalité a été commise. Les amendes doivent ensuite être toutes consignées dans un registre spécialement coté et paraphé que toute fabrique ou usine doit posséder afin de permettre un contrôle lors des inspections.

A ce propos, il n’est peut-être pas superflu de dire deux mots des réclamations contre les fabricants et les inspecteurs, car la plupart du temps les ouvriers ne savent pas comment et à qui les adresser. D’après la loi, toute réclamation concernant urne infraction à la loi, commise dans une usine ou une fabrique, doit être présentée à l’inspecteur du travail.

Celui-ci est tenu de recevoir les réclamations, qu’elles soient présentées oralement ou par écrit. Si l’inspecteur du travail ne fait pas droit à la réclamation, on peut s’adresser à l’inspecteur principal qui est tenu, lui aussi, d’avoir ses jours de réception pour entendre les requêtes qui lui sont présentées.

En outre, le bureau de l’inspecteur principal doit être ouvert tous les jours à ceux qui ont besoin de renseignements ou d’explications, ou désirent établir une demande (cf. les Instructions aux fonctionnaires de l’inspection du travail , page 18). On peut faire appel de la décision de l’inspecteur devant le Bureau provincial du Travail [6].

La loi prévoit pour ses réclamations un délai d’un mois à compter du jour où l’ inspecteur a fait connaître sa décision. On peut ensuite, dans le même délai, faire appel de la décision du Bureau du Travail devant le ministre des Finances.

Vous voyez que la loi indique un très grand nombre de personnes à qui l’on peut adresser des réclamations. Et l’on notera que le fabricant et l’ouvrier ont ici exactement les mêmes droits. Le malheur, c’est que cette protection reste uniquement sur le papier.

Le fabricant a toute possibilité de formuler des réclamations : il a du temps libre, les moyens de prendre un avocat, etc. ; et c’est pourquoi les fabricants portent effectivement plainte contre les inspecteurs, vont jusqu’au ministre et se sont déjà assuré divers avantages. Alors que pour l’ouvrier, ce droit de porter plainte n’est qu’un vain mot. Avant tout, il n’a pas le temps d’aller trouver les inspecteurs et d’assiéger les bureaux. Car il travaille, et toute  » absence injustifiée  » lui vaut une amende. Il n’a pas d’argent pour prendre un avocat.

Il ignore la loi et ne peut par conséquent faire prévaloir son bon droit. Quant aux autorités, bien loin de vouloir faire connaître la loi aux ouvriers, elles s’efforcent de la leur cacher.

A qui en douterait nous citerons la disposition suivante des Instructions aux fonctionnaires de l’inspection du travail (ces instructions, approuvées par le ministre, indiquent quels sont les droits et les devoirs des inspecteurs du travail ) :  » Toute explication donnée par l’inspecteur du travail au propriétaire ou au directeur d’un établissement industriel au sujet d’infractions à la loi et aux arrêtés d’application, doit être fournie hors de la présence de l’ouvrier [7] . »

Et voilà. Si le fabricant viole la loi, l’inspecteur ne doit pas lui en parler en présence des ouvriers : le ministre le lui interdit. Sinon, il pourrait se faire que les ouvriers apprennent à connaître la loi et qu’il leur prenne envie d’en exiger l’application. Ce n’est pas sans raison que les Moskovskié Viédomosti ont écrit que tout cela ne serait que  » perversion  » !

Tout ouvrier sait qu’il lui est presque im possible d’élever une réclamation, surtout contre l’inspecteur. Nous ne voulons évidemment pas dire que les ouvriers ne doivent pas déposer de réclamations : au contraire, il ne faut pas manquer de réclamer chaque fois qu’on en a la moindre possibilité, car c’est seulement ainsi que les ouvriers parviendront à connaître leurs droits et à comprendre dans l’intérêt de qui sont faites les lois ouvrières.

Nous voulons seulement dire qu’on ne peut, par des réclamations, obtenir une amélioration sérieuse et générale de la situation des ouvriers. Pour atteindre ce résultat, il n’est qu’un moyen : l’union des ouvriers pour défendre ensemble leurs droits, pour lutter contre les brimades patronales, pour obtenir un salaire plus décent et la réduction de la journée de travail.

VI : Où doit aller, selon la loi, l’argent des amendes ?

Voyons à présent la dernière question relative aux amendes : comment cet argent doit-il être dépensé ? Nous avons déjà dit que, jusqu’en 1886, cet argent allait dans la poche des fabricants et des patrons d’usine. Mais il en est résulté tant d’abus et l’irritation des ouvriers a été si vive que les patrons eux-mêmes ont compris la nécessité d’abolir ce système. Dans certaines fabriques, l’usage s’est établi de verser l’argent des amendes aux ouvriers sous forme d’allocations.

Ainsi, chez Morozov, dont nous avons déjà parlé, il avait été décidé, dès avant la grève de 1885, que les amendes infligées aux fumeurs et aux ouvriers ayant introduit de l’eau-de-vie à l’usine, alimenteraient une caisse d’allocations aux mutilés du travail, alors que les amendes pour malfaçons iraient au patron.

La nouvelle loi de 1886 a institué comme règle générale que les amendes ne peuvent aller dans la poche du patron. Il y est dit :  » Les sanctions pécuniaires infligées aux ouvriers servent à constituer dans chaque usine un fonds particulier géré par la direction de l’établissement.

Ce fonds ne peut être utilisé, avec l’autorisation de l’inspecteur, que pour satisfaire les besoins des ouvriers, conformément au règlement pris par le ministre des Finances en accord avec le ministre de l’Intérieur.  » Ainsi, d’après la loi, les amendes ne doivent servir qu’à satisfaire les besoins des ouvriers. L’argent des amendes, prélevé sur le salaire des ouvriers, leur appartient.

Le règlement concernant l’usage de ces fonds, dont il est fait mention dans la loi, n’a été publié qu’en 1890 (4 décembre), c’est-à-dire trois ans et demi après la promulgation de la loi. Il y est dit que l’argent des amendes doit être consacré, en priorité , aux besoins suivants des ouvriers :  » a) allocations aux ouvriers définitivement inaptes au travail ou temporairement dans l’impossibilité de travailler pour cause de maladie « . A l’heure actuelle, les accidentés du travail demeurent généralement sans aucun moyen d’existence.

Pour intenter un procès au fabricant, ils se mettent d’ordinaire à la charge de l’avocat qui s’occupe de leur affaire et qui, en échange des aumônes qu’il verse à l’ouvrier, s’attribue une part énorme du dédommagement accordé à ce dernier.

Mais si l’ouvrier ne peut s’attendre à recevoir en justice qu’une maigre indemnité, il ne trouvera même pas d’avocat. Il faut dans ce cas-là recourir à l’argent des amendes ; l’allocation versée par le fonds permettra à l’ouvrier de vivoter pendant quelque temps et de trouver un avocat pour s’occuper du procès qu’il a intenté au patron, sans qu’il soit obligé d’échanger le joug du patron contre celui de l’avocat. Les ouvriers qui ont perdu leur travail par suite de maladie doivent également bénéficier d’allocations du fonds des amendes [8] .

Dans un éclaircissement relatif à ce premier point du règlement, le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg a décidé que ces allocations devraient être attribuées sur la présentation d’un certificat médical et pour un montant ne dépassant pas la moitié du salaire antérieurement perçu. Notons entre parenthèses que le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg a pris cette décision à sa séance du 26 avril 1895.

L’éclaircissement en question est donc intervenu quatre ans et demi après la publication du règlement, lequel a été de trois ans et demi postérieur à la loi. Par conséquent, il a fallu huit ans au total rien que pour expliquer suffisamment la loi !! Combien faudra-t-il à présent d’années pour qu’elle soit connue de tous et effectivement appliquée ?

En second lieu, le fonds des amendes attribue  » b) des allocations aux ouvrières se trouvant dans la dernière période de leur grossesse et qui ont cessé de travailler deux semaines avant les couches « . Le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg précise que cette allocation ne doit être versée que pendant quatre semaines (deux avant les couches et deux après) et ne peut dépasser la moitié du salaire perçu antérieurement.

Troisièmement, une allocation est versée  » c) en cas de perte ou de détérioration de biens par suite d’un incendie ou de quelque autre sinistre « . Le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg précise qu’une attestation de la police est alors exigée, et que le montant de l’allocation ne doit pas être supérieur aux 2/3 du salaire semestriel (c’est-à-dire à quatre mois de salaire).

Quatrièmement, enfin, une allocation est attribuée  » d) pour frais d’enterrement « . Le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg précise que cette allocation n’est délivrée que pour les ouvriers qui ont travaillé à la fabrique jusqu’à leur mort, ainsi que pour leurs père et mère ou pour leurs enfants. Le montant de cette allocation varie de10 à 20 roubles.

Tels sont les quatre cas prévus par le règlement pour le versement d’allocations. Mais les ouvriers y ont droit aussi en d’autres occasions : le règlement stipule que des allocations sont versées  » en priorité  » dans ces quatre cas. Les ouvriers ont droit, à des allocations pour toutes sortes de besoins, et non seulement pour ceux qui viennent d’être énumérés.

Dans ses explications relatives au règlement sur les amendes (affichées dans les fabriques et usines), le Bureau de Saint-Pétersbourg déclare encore :  » L’attribution d’allocations dans tous les autres cas a lieu avec l’autorisation du service d’inspection « , et il ajoute que les dépenses effectuées par la fabrique pour différents établissements (tels qu’écoles, hôpitaux, etc.) et à titre obligatoire (par exemple : entretien de locaux destinés aux ouvriers, assistance médicale, etc.) ne doivent pas être réduites pour autant.

Autrement dit, le versement d’allocations provenant du fonds des amendes n’autorise nullement le fabricant à considérer qu’il dépense son propre argent ; cette dépense n’est pas faite par lui, mais par les ouvriers. Les dépenses du fabricant doivent rester les mêmes.

Le Bureau de Saint-Pétersbourg a en outre institué la règle suivante :  » Le total des allocations distribuées d’une façon permanente ne doit pas dépasser la moitié des rentrées annuelles fournies par les amendes.  »

On distingue ici les allocations permanentes (versées pendant un certain temps, à un malade ou à un estropié, par exemple), des allocations forfaitaires (versées une seule fois, pour un enterrement, par exemple, ou à la suite d’un incendie). Pour réserver la possibilité de versements forfaitaires, le montant des versements permanents ne doit pas dépasser la moitié du total des amendes.

Comment recevoir une allocation du fonds des amendes ? Les ouvriers doivent, aux termes du règlement, adresser une demande d’allocation au patron, et c’est ce dernier qui, avec l’agrément de l’inspecteur, accorde un secours. Si le patron refuse, on s’adressera à l’inspecteur qui peut, de sa propre autorité, fixer une allocation.

Le Bureau du Travail peut autoriser les patrons dignes de confiance à distribuer des secours d’un montant peu élevé (jusqu’à 15 roubles) sans solliciter l’autorisation de l’inspecteur.

Jusqu’à 100 roubles, l’argent des amendes reste chez le patron ; les sommes supérieures sont déposées à la caisse d’épargne.

En cas de fermeture d’une fabrique ou d’une usine, le fonds des amendes est versé à la caisse ouvrière de la province. Le règlement est muet sur la façon dont sont utilisés les fonds de cette  » caisse ouvrière  » (dont les ouvriers ne savent rien ni ne peuvent rien savoir). Il faut, dit-il, garder ces fonds à la Banque d’Etat  » jusqu’à une affectation particulière « .

S’il a fallu huit ans, même dans la capitale, pour mettre au point le règlement concernant l’utilisation du fonds des amendes dans les fabriques, on devra sans doute attendre des dizaines d’années avant que soit établi un règlement sur l’emploi des fonds de la  » caisse ouvrière de la  province « .

Tel est le règlement relatif à l’utilisation de l’argent des amendes. Comme vous le voyez, il se distingue par une complication et une confusion extraordinaires. Aussi ne doit-on pas s’étonner si, jusqu’à présent, les ouvriers ignorent presque totalement son existence.

Cette année (1895), ce règlement est affiché dans les fabriques et les usines de Saint-Pétersbourg [C’est donc en 1895 seulement qu’on s’est mis à appliquer à Saint-Pétersbourg la loi de 1886 sur les amendes. Or, l’inspecteur principal Mikhaïlovski, déjà cité, déclarait en 1893 que la loi de 1886  » était à présent appliquée à la lettre « .

Nous voyons par ce petit exemple l’impudent mensonge que M. l’inspecteur principal a écrit dans son livre destiné à informer les Américains du régime en vigueur dans les fabriques russes.].

Les ouvriers doivent s’attacher à faire en sorte que chacun d’eux connaisse ce règlement et voie très justement dans l’allocation versée par le fonds des amendes non pas une aumône du fabricant, une charité, mais leur propre argent, provenant de retenues effectuées sur leur salaire et qui ne doit être dépensé que pour subvenir à leurs besoins. Les ouvriers ont parfaitement le droit d’exiger que cet argent leur revienne.

A propos de ce règlement, il est indispensable d’étudier, tout d’abord, les modalités de son application, avec les inconvénients et les abus qui en résultent. En second lieu, il faut voir si ce règlement est équitable, s’il sauvegarde suffisamment les intérêts des ouvriers.

Pour ce qui est de l’application du règlement, il convient avant tout d’attirer l’attention sur les précisions suivantes, données par le Bureau du Travail de Pétersbourg :  » Si, à un moment donné, la caisse du fonds des amendes est vide… les ouvriers ne peuvent rien réclamer à la direction.  » Mais comment les ouvriers sauront-ils s’il y a ou non de l’argent au fonds des amendes et, s’il y en a, quel est le montant de la somme ?

Le Bureau du Travail raisonne comme si les ouvriers étaient parfaitement informés à cet égard, alors qu’il ne s’est nullement soucié de leur faire connaître l’état du fonds des amendes, et qu’il n’a pas prévu l’obligation, pour les fabricants et patrons d’usine, d’afficher toutes les informations utiles relatives à ce fonds.

Le Bureau du Travail pense-t-il vraiment qu’il suffira aux ouvriers de s’informer auprès du patron, lequel aura le droit de mettre les solliciteurs à la porte quand la caisse du fonds des amendes sera vide ?

Ce serait scandaleux, car les ouvriers désirant bénéficier d »un secours seraient alors traités comme des mendiants par les patrons. Les ouvriers doivent insister pour que, dans chaque fabrique et usine, soient affichées tous les mois des informations sur l’état du fonds des amendes : combien il y a d’argent en caisse ; combien il a été reçu le mois précédent ; combien il a été dépensé, et  » pour faire face à quels besoins  » ?

Sinon, les ouvriers ne sauront pas combien ils peuvent recevoir ; ils ne sauront pas si le fonds des amendes est en mesure de pourvoir à toutes leurs demandes, ou seulement à une partie d’entre elles, auquel cas il serait normal de ne retenir que les besoins les plus urgents.

Certaines usines, parmi les mieux organisées, ont instauré d’elles-mêmes ce système d’affichage : à Saint-Pétersbourg, il semble que ce soit le cas à l’usine Siemens et Halske ainsi qu’à la Cartoucherie, usine d’Etat. Si, lors de chaque entretien avec l’inspecteur, les ouvriers insistent sur ce point et sur la nécessité d’afficher les informations à ce sujet, ils obtiendront certainement gain de cause.

Il serait, de plus, très pratique pour les ouvriers que l’on mît en circulation dans les fabriques et les usines des formules imprimées [9] de demandes de secours provenant du fonds des amendes. Des formulaires de ce genre existent notamment dans la province de Vladimir.

Il n’est pas facile à un ouvrier de rédiger lui-même sa requête, et en outre il ne saura pas apporter tous les renseignements nécessaires, tandis que dans le formulaire tout est indiqué, et l’intéressé n’a plus qu’à écrire quelques mots dans les blancs. En l’absence de formulaires, beaucoup d’ouvriers devront faire rédiger leurs demandes par quelque bureaucrate, ce qui entraînera des dépenses.

Certes, d’après le règlement, l’allocation peut être demandée oralement ; mais, premièrement, l’ouvrier doit de toutes façons, aux termes du règlement, se procurer une attestation écrite de la police ou du médecin (si la demande est rédigée sur un formulaire, l’attestation s’écrit directement sur ce dernier) ; et, deuxièmement, certains patrons peuvent fort bien ne pas répondre à une demande orale, alors qu’ils sont obligés de donner suite à une demande écrite.

Les formulaires imprimés que l’on dépose au bureau de la fabrique ou de l’usine enlèveront à la demande d’allocation le caractère de mendicité que les patrons s’efforcent de lui donner.

Beaucoup de fabricants et de patrons d’usine sont très mécontents que l’argent des amendes n’ aille pas dans leur poche mais soit, aux termes de la loi, consacré aux besoins des ouvriers. Aussi ont-ils eu recours à une foule de ruses et de subterfuges pour duper ouvriers et inspecteurs, et tourner la loi. Afin de mettre en garde les ouvriers, nous allons passer en revue quelques-uns de ces subterfuges.

Certains fabricants portaient les amendes sur le registre des salaires non pas comme amendes, mais comme argent remis à l’ouvrier. On inflige à un ouvrier un rouble d’amende et l’on consigne dans le registre qu’il lui a été versé un rouble. Ce rouble, défalqué lors de la paie, reste dans la poche du patron. Ce n’est plus seulement tourner la loi, c’est commettre ni plus ni moins qu’une fraude, une escroquerie.

D’autres fabricants, au lieu d’infliger des amendes pour absences injustifiées, n’inscrivaient pas toutes les journées de travail : si, par exemple, l’ouvrier avait été irrégulièrement absent un jour dans la semaine, on ne lui comptait pas cinq jours de travail, mais quatre : le salaire d’une journée (qui aurait dû constituer l’amende pour absence injustifiée et être versé au fonds des amendes) revenait ainsi au patron. C’est là encore une fraude grossière.

Notons à ce propos que les ouvriers sont absolument sans défense contre ce genre de fraudes [10] , du fait qu’ils ne sont pas tenus au courant de l’état du fonds des amendes. Ce n’est que si des avis mensuels détaillés (indiquant le nombre des amendes pour chaque semaine et dans chaque atelier) sont affichés, que les ouvriers pourront veiller à ce que les amendes soient effectivement versées au fonds approprié.

Qui, en effet, contrôlera l’inscription régulière des amendes, sinon les ouvriers eux-mêmes? Les inspecteurs du travail ? Mais comment l’inspecteur saurait-il que tel ou tel chiffre a été porté en fraude ? L’inspecteur du travail Mikouline, qui relate ces supercheries, fait remarquer :

 » Dans tous les cas de ce genre, il était extrêmement difficile de découvrir les abus si l’on n’avait des indications directes sous forme de plaintes de la part des ouvriers.  »

L’inspecteur lui-même reconnaît qu’il lui est impossible de découvrir une fraude si les ouvriers ne la lui signalent. Mais les ouvriers ne pourront rien indiquer tant que les fabricants ne seront pas obligés d’afficher les informations nécessaires concernant les amendes.

Une troisième catégorie de fabricants avaient imaginé des méthodes beaucoup plus commodes de tromper les ouvriers et de tourner la loi, méthodes si ingénieuses et retorses qu’il n’était pas facile de s’y attaquer.

Dans les tissages de coton de la province de Vladimir, de nombreux patrons faisaient sanctionner par l’inspecteur non pas un tarif, mais deux et même trois pour chaque sorte de tissu ; il était indiqué en note que les tisserands ayant livré une marchandise irréprochable étaient réglés au taux le plus élevé ; ceux qui avaient livré une marchandise de moins bonne qualité l’étaient suivant le second taux ; la marchandise considérée comme du rebut était payée au taux le plus bas [11].

On voit tout de suite dans quel but avait été imaginé ce subterfuge : la différence entre le taux supérieur et le taux inférieur passait dans la poche du patron, alors qu’en fait elle représentait une amende pour malfaçon et devait, à ce titre, être versée au fonds correspondant. Il est clair que c’était là tourner grossièrement la loi, non seulement la loi sur les amendes, mais aussi la loi sur la validation du taux des salaires.

Ce taux doit être officiellement sanctionné pour que le patron ne puisse modifier le salaire à sa guise ; mais il est évident que l’existence de plusieurs taux au lieu d’un seul laisse le champ libre à l’arbitraire le plus absolu de la part du patron.

Les inspecteurs du travail comprenaient bien que ces tarifications  » visaient évidemment à tourner la loi  » (tout cela est rapporté par ce même M. Mikouline dans le livre cité plus haut) ; néanmoins, ils  » ne s’estimaient pas en droit  » de rien refuser à des hommes aussi respectables que  » messieurs  » les fabricants.

Parbleu ! Ce n’est certes pas une petite affaire que d’opposer un refus à des fabricants (car ce n’est pas un seul fabricant mais plusieurs qui ont imaginé en même temps ce subterfuge !). Mais si c’étaient les ouvriers et non  » messieurs  » les fabricants qui avaient essayé de tourner la loi ? Aurait on trouvé alors dans tout l’empire de Russie un seul inspecteur de fabrique qui  » ne se serait pas estimé en droit  » de refuser aux ouvriers l’autorisation de tourner la loi ?

Ainsi, ces tarifications à deux et trois échelons furent approuvées par l’inspection du travail et entrèrent en vigueur. Toutefois, il apparut que la question des taux de salaire n’intéressait pas seulement messieurs les fabricants, toujours à imaginer des moyens de tourner la loi, pas seulement messieurs les inspecteurs qui ne s’estiment pas en droit de gêner les fabricants dans leurs bons desseins, mais aussi… les ouvriers.

Ceux-ci n’ont pas fait preuve de cette même indulgence pour les filouteries de messieurs les fabricants, et ils  » se sont estimés en droit  » d’empêcher ces derniers de gruger les ouvriers.

Ces tarifications, rapporte M. l’inspecteur Mikouline,  » suscitèrent un tel mécontentement parmi les ouvriers que ce fut là une des principales causes des désordres accompagnés de violences qui éclatèrent alors et rendirent nécessaire l’intervention de la force armée « .

Ainsi vont les choses ! Pour commencer, on  » ne s’est pas estimé en droit  » d’empêcher messieurs les fabricants d’enfreindre la loi et de duper les ouvriers ; et quand ceux-ci, indignés des abus commis, se sont révoltés, il est devenu  » nécessaire  » de faire appel à la force armée !

Pourquoi a-t il donc été  » nécessaire  » de faire appel à la force armée contre les ouvriers qui défendaient leurs droits légaux, et non contre les fabricants, qui enfreignaient ouvertement la loi ? Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’après la révolte des ouvriers que,  » par décision du gouverneur, ce genre de tarification fut aboli « .

Les ouvriers eurent gain de cause. La loi a été imposée non par messieurs les inspecteurs du travail, mais par les ouvriers eux-mêmes qui ont montré qu’ils ne permettraient pas qu’on se moquât d’eux et qu’ils sauraient défendre leurs droits.  » Par la suite, dit M. Mikouline, l’inspection du travail s’est refusée à ratifier de pareilles tarifications.  » C’est ainsi que les ouvriers ont appris aux inspecteurs à faire appliquer la loi.

Mais la leçon n’a touché que les fabricants de Vladimir. Or, les fabricants sont partout les mêmes, à Vladimir comme à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Les fabricants de Vladimir n’ont pas réussi à tourner la loi, mais le moyen qu’ils ont imaginé est resté et a même été perfectionné par un génial patron de Saint-Pétersbourg.

Quelle était la méthode des fabricants de Vladimir ? Elle consistait à ne pas employer le mot amende et à le remplacer par d’autres termes. Si je déclare qu’en cas de malfaçon l’ouvrier recevra un rouble de moins, ce sera une amende dont il faudra verser le montant au fonds des amendes.

Mais si je déclare que, pour malfaçon, l’ouvrier recevra un salaire au taux le plus bas, ce ne sera pas une amende et j’empocherai le rouble. Ainsi raisonnaient les fabricants de Vladimir, dont les ouvriers ont su réfuter les arguments. On peut aussi raisonner différemment.

On peut dire : en cas de malfaçon, l’ouvrier recevra son salaire sans les gratifications ; là encore, il n’y aura pas amende, et le patron empochera le rouble. C’est le raisonnement qu’a imaginé Iakovlev, l’astucieux patron d’une usine de mécanique de Saint-Pétersbourg.

Il déclare : vous recevrez un rouble par jour ; mais si contre vous n’est relevée aucune faute, absence injustifiée, grossièreté ou malfaçon, vous recevrez 20 kopecks de  » gratification « . Par contre, s’il y a faute, le patron retient les 20 kopecks et les met naturellement dans sa poche : en effet, il ne s’agit pas d’une amende, mais d’une   » gratification « .

Toutes les lois qui concernent les fautes pouvant motiver une retenue et fixent le montant de cette retenue, ainsi que la façon dont cet argent doit être dépensé pour les besoins des ouvriers, sont nulles et non avenues pour M. Iakovlev. Les lois traitent des   » amendes « , alors que lui ne connaît que les  » gratifications « .

L’astucieux patron réussit jusqu’à présent à rouler les ouvriers grâce à cette échappatoire. Sans doute l’inspecteur du travail de Saint-Pétersbourg ne s’est-il pas, lui non plus,  » estimé en droit  » de l’empêcher de tourner la loi. Espérons que les ouvriers de Pétersbourg ne resteront pas en arrière de ceux de Vladimir, et qu’ils apprendront tant à l’inspecteur qu’au patron à respecter la loi.

Afin de montrer les sommes énormes constituées par les amendes, nous citerons quelques chiffres relatifs aux fonds des amendes de la province de Vladimir.

Le versement d’allocations y a commencé en février 1891. Avant octobre 1891, il en avait déjà été accordé à 3 665 personnes pour un montant de 25 458 roubles 59 kopecks. Le 1er octobre 1891, le fonds des amendes s’élevait à 470 052 roubles 45 kopecks.

Mentionnons à ce propos un autre emploi de l’argent des amendes. Dans une fabrique, le fonds des amendes s’élevait à 8 242 roubles 46 kopecks. Cette fabrique fit faillite et les ouvriers passèrent l’hiver sans pain et sans travail. Il fut alors distribué, par prélèvement sur ce fonds, 5 820 roubles de secours aux ouvriers, dont le nombre atteignait 800.

Du 1er octobre 1891 au 1er octobre 1892, on préleva 94 055 roubles 47 kopecks d’amendes, et on distribua en allocations 45 200 roubles 52 kopecks à 6 312 personnes.

Voici comment se répartissaient ces allocations : 208 personnes ont reçu des pensions mensuelles d’invalidité pour une somme de 6 198 r 20 k, soit une moyenne de 30 roubles par personne et par an (tels sont les secours misérables qu’on alloue alors que des dizaines de milliers de roubles provenant des amendes restent inemployés !).

En outre 1 037 personnes ont reçu 17 827 r 12 k, soit en moyenne 18 roubles par personne, pour perte de biens. Il a été distribué 10 641 r 81 k à 2 669 femmes enceintes, soit une moyenne de 4 roubles (ceci pour trois semaines : une avant les couches et deux après). 5 380 r 68 k ont été versés à 877 ouvriers pour cause de maladie, soit 6 roubles en moyenne. Les frais d’obsèques représentent 4 620 roubles d’allocations versés à 1 506 ouvriers (moyenne 3 roubles). Enfin, divers autres cas concernent 15 personnes, qui ont reçu 532 r 71 k.

Nous connaissons à présent sur le bout du doigt le règlement relatif aux amendes et son mode d’application. Voyons si ce règlement est juste et s’il protège suffisamment les droits des ouvriers.

Nous savons qu’aux termes de la loi, l’argent des amendes n’appartient pas au patron et ne peut servir qu’à pourvoir aux besoins des ouvriers. Le règlement relatif à l’emploi de ces fonds devait être approuvé par les ministres.

A quoi ce règlement a-t il abouti ? L’argent est prélevé sur le salaire des ouvriers et consacré à la satisfaction de leurs besoins ; mais il n’est même pas dit dans le règlement que les patrons sont tenus de faire connaître aux ouvriers l’état du fonds des amendes.

Les ouvriers n’ont pas le droit d’élire des délégués qui veilleraient à ce que l’argent soit régulièrement versé au fonds des amendes, recueilleraient les demandes des ouvriers et répartiraient les allocations. Il était dit dans la loi que les allocations sont accordées  » sur l’autorisation de l’inspecteur « , mais le règlement établi par les ministres stipule que la demande d’allocation doit être adressée au patron .

Pourquoi au patron ? Cet argent n’est pas le sien, il appartient aux ouvriers et a été constitué par des prélèvements sur leurs salaires. Le patron n’a pas le droit de toucher à cet argent : s’il le dépense, il peut être attaqué pour appropriation et dilapidation de fonds, tout comme s’il avait dépensé l’argent d’autrui.

Il est évident que si les ministres ont pris un tel règlement, c’est qu’ils désiraient rendre service aux patrons : actuellement, les ouvriers doivent demander une allocation au patron, comme s’il s’agissait d’une aumône.

Il est vrai que si le patron refuse, l’inspecteur peut attribuer lui-même l’allocation. Mais l’inspecteur n’est au courant de rien : si le patron lui dit que cet ouvrier est un bon à rien, qu’il ne mérite pas d’allocation, l’inspecteur le croira [12] . Et puis, se trouvera-t-il beaucoup d’ouvriers qui iront se plaindre à l’inspecteur, consentiront à perdre des heures de travail pour aller le trouver, écrire des requêtes et ainsi de suite ?

En réalité, le règlement ministériel ne fait qu’instaurer une nouvelle forme de dépendance des ouvriers à l’égard des patrons.

Ceux-ci reçoivent la possibilité de brimer les ouvriers dont ils sont mécontents, peut-être parce que ceux-ci ne se laissent pas tondre la laine sur le dos : en rejetant leurs demandes, les patrons leur susciteront à coup sûr bien des tracas supplémentaires et obtiendront peut-être même que l’allocation leur soit définitivement refusée.

Par contre, aux ouvriers qui leur font des courbettes, sont à plat ventre devant eux et mouchardent leurs camarades, les patrons peuvent accorder des allocations particulièrement élevées, même dans des cas où un autre ouvrier essuierait un refus.

Loin d’abolir la dépendance des ouvriers à l’égard des patrons en matière d’amendes, on aboutit à une nouvelle forme de dépendance qui contribue à diviser les ouvriers et à encourager la flagornerie et l’arrivisme.

Et puis, considérez cette scandaleuse procédure bureaucratique nécessaire, selon le règlement, à l’obtention d’une allocation : l’ouvrier doit chaque fois demander une attestation, tantôt au médecin, qui ne lui épargnera sans doute pas les rebuffades, tantôt à la police, qui ne fait rien sans qu’on lui graisse la patte.

Rien de tout cela, nous le répétons, ne figure dans la loi ; ces dispositions résultent d’un règlement ministériel, manifestement rédigé pour complaire aux fabricants et tendant ouvertement à placer sous la dépendance des fonctionnaires les ouvriers déjà dépendants des patrons, à écarter les ouvriers de toute participation à l’emploi, pour la satisfaction de leurs besoins, de l’argent des amendes prélevé sur leurs propres salaires, à engendrer un bureaucratisme absurde qui abrutit et démoralise [13] les ouvriers.

Laisser au patron le droit d’autoriser le versement d’allocations prélevées sur le fonds des amendes est une injustice criante. Les ouvriers doivent obtenir que la loi leur permette d’élire des députés (des délégués) qui veilleront à ce que les amendes soient versées au fonds correspondant, recueilleront et contrôleront les demandes d’allocation des ouvriers, rendront compte à ceux-ci de l’état du fonds des amendes et de son utilisation.

Dans les usines où il existe actuellement des délégués, ceux ci doivent porter leur attention sur le fonds des amendes et exiger que tous les renseignements relatifs aux amendes leur soient communiqués ; ils doivent recueillir les demandes des ouvriers et les transmettre eux-mêmes à l’administration.

VII : Les lois sur les amendes s’étendent-elles à tous les ouvriers ?

Comme la plupart des lois russes, les lois sur les amendes ne s’étendent ni à toutes les fabriques et usines, ni à tous les ouvriers.

Quand il promulgue une loi, le gouvernement russe a toujours peur qu’elle n’offense messieurs les fabricants et patrons d’usine ; que les finasseries des règlements administratifs et les droits et devoirs des fonctionnaires ne viennent heurter d’autres règlements administratifs (qui sont chez nous innombrables), ou les droits et devoirs d’autres fonctionnaires qui se jugeront mortellement offensés si quelque nouveau fonctionnaire empiète sur leur domaine, et qui dépenseront des flots d’encre officielle et des rames de papier dans un échange de lettres sur  » la délimitation des services de leur ressort « .

C’est pourquoi il est si rare qu’une loi entre en vigueur dans toute la Russie à la fois, sans comporter des exceptions, un timide échelonnement dans son application, ou la possibilité pour les ministres et autres fonctionnaires d’accorder des dérogations.

On l’a bien vu pour la loi sur les amendes qui, nous l’avons dit, suscita un tel mécontentement chez messieurs les capitalistes et ne fut promulguée que sous la pression de redoutables révoltes ouvrières.

Tout d’abord, la loi sur les amendes ne s’applique qu’à une petite partie de la Russie [14] . Cette loi a été promulguée, nous l’avons dit, le 3 juin 1886, et est entrée en vigueur le 1er octobre 1886 dans trois provinces seulement : celles de Saint-Pétersbourg, de Moscou et de Vladimir.

Cinq ans plus tard, elle était étendue aux provinces de Varsovie et de Pétrokov (11 juin 1891). Puis, après trois ans encore, à 13 autres provinces (celles de Tver, Kostroma, Iaroslavl, Nijni-Novgorod et Riazan, au centre ; celles d’Estonie et de Livonie dans les pays baltes ; celles de Grodno et de Kiev, à l’Ouest ; celles de Volhynie, de Podolie, de Kharkov et de Kherson au Sud), en vertu de la loi du 15 mars 1894. En 1892, les règlements relatifs aux amendes ont été étendus aux industries et exploitations minières privées.

Les progrès rapides du capitalisme dans le Sud de la Russie et le développement prodigieux de l’industrie minière y rassemblent d’importantes masses ouvrières et obligent le gouvernement à se hâter.

Le gouvernement, on le voit, est très lent à renoncer au régime antérieurement en vigueur dans les fabriques. Notons en outre qu’il n’y renonce que sous la pression des  ouvriers : le renforcement du mouvement ouvrier et les grèves en Pologne ont entraîné l’extension de la loi aux provinces de Varsovie et de Pétrokov (dont fait partie la ville de Lodz).

La grande grève aux manufactures Khloudov (district de Iégorievsk, province de Riazan) a eu pour résultat immédiat l’extension de la loi à la province de Riazan. De toute évidence, le gouvernement, lui non plus,  » ne s’estime pas en droit  » d’ôter à messieurs les capitalistes le privilège d’infliger des amendes à leur guise et sans contrôle, tant que les ouvriers ne s’en sont pas mêlés.

En second lieu, la loi sur les amendes, comme d’ailleurs tous les règlements sur le contrôle des fabriques et usines, ne s’applique pas aux établissements de l’Etat et des institutions d’assistance gouvernementales.

Les usines de l’Etat ont déjà une administration  » aux petits soins  » pour l’ouvrier, que la loi ne veut pas gêner par un règlement sur les amendes. En effet, à quoi bon contrôler les usines de l’Etat quand le directeur est lui-même un fonctionnaire ? Les ouvriers peuvent se plaindre de lui à lui-même.

Quoi d’étonnant si, parmi ces directeurs des usines de l’Etat on compte des individus aussi odieux que M. Verkhovski, commandant du port de Pétersbourg?

En troisième lieu, le règlement sur l’utilisation des fonds des amendes pour les besoins de l’ouvrier ne s’étend pas aux ateliers de chemins de fer lorsque la ligne qu’ils desservent possède des caisses de retraite ou des caisses d’épargne et de secours mutuel. L’argent des amendes est versé à ces caisses.

Toutes ces dérogations ont semblé encore insuffisantes, et la loi a donné aux ministres (des Finances et de l’Intérieur) le droit, d’une part, de  » dispenser de l’observation  » de ce règlement  » les fabriques et usines peu importantes, en cas de réelle nécessité « , et, d’autre part, d’étendre ce règlement aux exploitations artisanales  » importantes « .

Il ne suffit donc pas que la loi ait chargé un ministre de rédiger un règlement sur les amendes ; elle a encore donné le droit à des ministres de dispenser certains fabricants d’obéir à la loi ! Voilà jusqu’où va l’amabilité de nos lois à l’égard de messieurs les fabricants !

Une instruction ministérielle précise que les dispenses ne seront accordées qu’aux fabricants pour lesquels le Bureau du Travail  » a l’assurance que le propriétaire de l’entreprise ne portera pas préjudice aux intérêts des ouvriers « . Les fabricants et les inspecteurs du travail sont si bons amis qu’ils se croient mutuellement sur parole. A quoi bon faire peser sur le fabricant la contrainte d’un règlement, quand il  » donne l’assurance  » qu’il ne portera pas préjudice aux intérêts des ouvriers ?

Et si l’ouvrier essayait de demander à l’inspecteur ou au ministre de le décharger du règlement en l’  » assurant  » qu’il ne portera pas préjudice aux intérêts du fabricant ? On prendrait sans aucun doute cet ouvrier pour un fou. C’est ce qu’on appelle l' » égalité en droits  » des ouvriers et des fabricants.

Quant à l’extension du règlement sur les amendes aux entreprises artisanales importantes, elle n’a, jusqu’à présent (en 1893), pour autant qu’on le sache, concerné que les bureaux chargés de distribuer la chaîne aux tisserands travaillant à domicile. Les ministres ne sont nullement pressés d’étendre l’application du règlement sur les amendes.

Toute la masse des ouvriers qui travaillent à domicile pour des patrons, les grands magasins, etc., demeure complètement soumise à l’arbitraire des patrons. Il est plus difficile à ces ouvriers de se réunir, de se mettre d’accord pour revendiquer, d’organiser la lutte en commun contre les brimades des patrons ; aussi ne fait-on pas attention à eux.

VIII : Conclusion

Nous connaissons maintenant à fond nos lois et notre règlement sur les amendes, tout ce système si compliqué qui rebute l’ouvrier par sa sécheresse et son jargon administratif.

Nous pouvons à présent revenir à la question posée au début, au fait que les amendes sont le fruit du capitalisme, c’est-à-dire d’une forme d’organisation de la société où le peuple se divise en deux classes : les propriétaires de la terre, des machines, des fabriques et des usines, des matières premières et des denrées, et ceux qui ne possèdent rien en propre et doivent par conséquent se vendre aux capitalistes et travailler pour eux.

Les ouvriers travaillant pour un patron ont-ils été de tout temps obligés de lui payer des amendes pour les malfaçons ?

Dans les petites exploitations, par exemple chez les artisans des villes et leurs ouvriers, il n’y a pas d’amendes. Ici, pas de coupure complète entre l’ouvrier et le patron : ils vivent et travaillent ensemble. L’idée ne peut venir au patron d’infliger des amendes, puisqu’il veille lui-même au travail et peut toujours faire rectifier ce qui ne lui plaît pas.

Mais les petites exploitations et les petits métiers de ce genre disparaissent graduellement. Ni les artisans ni les petits paysans ne peuvent soutenir la concurrence des grosses fabriques et usines, des gros patrons qui utilisent de meilleurs instruments et des machines, ainsi que l’effort conjoint de nombreux ouvriers.

Aussi voyons-nous les artisans et les petits paysans se ruiner de plus en plus, s’embaucher comme ouvrier dans les fabriques et les usines, déserter les villages et partir à la ville.

Dans les grosses fabriques et usines, les rapports entre patron et ouvriers ne sont plus du tout les mêmes que dans les petits ateliers. Le patron est tellement au dessus de l’ouvrier par sa richesse et par sa situation sociale, qu’un véritable abîme les sépare, que souvent ils ne se sont même jamais vus et n’ont rien qui les rapproche.

L’ouvrier n’a aucune possibilité de percer et de devenir patron : il est condamné à rester éternellement un non-possédant, travaillant pour des richards qu’il ne connaît pas.

Au lieu des deux ou trois ouvriers du petit patron, il y en a maintenant des quantités qui viennnent de différentes localités et se succèdent continuellement. Au lieu d’ordres particuliers donnés par le patron, un règlement général, obligatoire pour tous les ouvriers. Les anciens rapports permanents entre patron et ouvriers disparaissent : le patron ne fait aucun cas de l’ouvrier car il lui est toujours facile d’en trouver un autre dans la foule des chômeurs prêts à s’embaucher n’importe où. De la sorte le pouvoir du patron sur les ouvriers augmente.

Et le patron profite de ce pouvoir pour maintenir à coups d’amendes l’ouvrier dans le cadre strict du travail en usine. L’ouvrier a dû se résigner à cette nouvelle limitation de ses droits et de son salaire, car il est désormais impuissant en face du patron.

Les amendes ont donc fait leur apparition il n’y a pas très longtemps, en même temps que les grosses fabriques et usines, en même temps que le grand capitalisme, en même temps que le fossé qui sépare complètement les riches patrons et les ouvriers gueusards. Les amendes ont été le résultat du développement intégral du capitalisme et de l’asservissement intégral de l’ouvrier.

Mais ce développement des grosses fabriques et cette pression accrue de la part des patrons ont encore eu d’autres conséquences. Les ouvriers, complètement réduits à l’impuissance en face des fabricants, commencèrent à comprendre qu’ils étaient promis à une déchéance et à une misère totales s’ils demeuraient désunis.

Ils commencèrent à comprendre que, pour échapper à la famine et à la dégénérescence qui les guettent sous le capitalisme, il n’existe pour eux qu’un moyen : s’unir afin de lutter contre les fabricants, d’obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions d’existence.

Nous avons vu quelles brimades révoltantes nos fabricants en étaient venus à infliger aux ouvriers dans les années 80, et comment ils ont fait des amendes un moyen d’abaisser les salaires, qui venait s’ajouter à la réduction des tarifs. L’oppression des ouvriers par les capitalistes était alors à son comble.

Mais cette oppression a aussi provoqué une résistance de la part des ouvriers, qui se sont dressés contre leurs oppresseurs et ont vaincu. Pris de peur, le gouvernement a fait droit à leurs revendications et s’est hâté de promulguer la loi réglementant les amendes.

C’était là une concession aux ouvriers. Le gouvernement croyait qu’en promulguant des lois et un règlement sur les amendes, en instituant des allocations prélevées sur le fonds des amendes, il donnerait du même coup satisfaction aux ouvriers et les amènerait à oublier leur cause commune, leur lutte contre les fabricants.

Mais ces espoirs d’un gouvernement désireux de passer pour le défenseur des ouvriers, seront déçus.

Nous avons vu combien la nouvelle loi est injuste pour les ouvriers, combien les concessions qui leur sont faites sont infimes si on les compare ne fût-ce qu’aux revendications formulées par les grévistes de chez Morozov ; nous avons vu comment on a laissé subsister partout des échappatoires à l’intention des fabricants désireux de violer la loi, et comment on a pris dans leur intérêt un règlement sur les allocations, qui à l’arbitraire des patrons ajoute celui des fonctionnaires.

Quand cette loi et ce règlement seront appliqués, quand les ouvriers apprendront à les connaître et se rendront compte, par leurs conflits avec la direction, à quel point la loi les opprime, ils prendront peu à peu conscience de leur état de dépendance.

Ils comprendront que seule la misère les a forcés à travailler pour les riches et à se contenter pour leur peine d’un salaire dérisoire. Ils comprendront que le gouvernement et ses fonctionnaires sont avec les fabricants, et que les lois sont faites pour que le patron puisse plus facilement serrer la vis à l’ouvrier.

Et les ouvriers apprendront, enfin, que la loi ne fera rien pour améliorer leur situation tant qu’ils dépendront des capitalistes, car la loi sera toujours pour les fabricants capitalistes, car ceux-ci trouveront toujours les moyens de tourner la loi.

Quand ils l’auront compris, les ouvriers verront qu’il ne leur reste qu’un moyen de se défendre : s’unir pour lutter contre les fabricants et contre le régime d’injustice établi par la loi.

Notes

[1] Les fabricants et leurs défenseurs ont toujours estimé, et estiment encore, que si les ouvriers se mettent à réfléchir  à leur condition, à faire respecter leurs droits et à s’opposer tous ensemble aux abus et aux brimades des patrons, tout cela n’est que  » perversion « . Les patrons ont évidemment intérêt à ce que les ouvriers ne réfléchissent pas à leur condition et ne connaissent pas leurs droits. (note de l’auteur )

[2] Le cas s’est effectivement produit à Pétersbourg, dans les ateliers du port (de la nouvelle Amirauté), dont le commandant, Verkhovski, est bien connu pour ses brimades à l’égard des ouvriers. Après une grève. il substitua aux amendes pour bris d’ampoule des retenues sur le salaire, pour le même motif, mais frappant tous les ouvriers de l’atelier. Il est évident que ces retenues sur le salaire ne sont pas moins illégales que les amendes. (note de l’auteur )

[3] A l’exception d’un seul cas : l' » incendie « , qui n’est pas mentionné dans la loi relative à la convocation des prévenus. (note de l’auteur )

[4] On ne donne pas le maximum de l’amende encourue pour un seul jour d’absence injustifiée par un ouvrier payé à la journée. Il est dit simplement qu’elle est  » proportionnelle au salaire de l’ouvrier ». Le montant des amendes est précisé dans chaque fabrique par le tableau des sanctions pécuniaires, comme nous le verrons par la suite. (note de l’auteur )

[5] L’ouvrier qui estime irrégulière cette rupture du contrat peut se pourvoir en justice, mais le délai qui lui est accordé pour cela est très court : un mois (à compter, bien entendu, du jour du licenciement). (note de l’auteur )

[6] De qui se compose le Bureau du Travail ? Du gouverneur, du procureur, du chef de la gendarmerie, d’un inspecteur du travail et de deux fabricants . Si l’on y ajoutait, le directeur de la prison et l’officier commandant les cosaques, on aurait là tous les fonctionnaires qui incarnent  » la sollicitude du gouvernement impérial de Russie pour les classes laborieuses « . (note de l’auteur )

[7] Note à l’article 26 des Instructions. (note de l’auteur )

[8] Il va de soi que le fait de recevoir une allocation provenant du fonds des amendes ne prive pas l’ouvrier du droit d’exiger du fabricant une indemnité si, par exemple il est estropié. (note de l’auteur )

[9] C’est à-dire des déclarations imprimées où la demande figure déjà et où l’on a laissé des espaces vides pour le nom de la fabrique, le motif de la demande, le domicile, la signature, etc. (note de l’auteur )

[10] L’existence de ces fraudes est attestée par M. Mikouline, inspecteur du travail de la province de Vladimir, dans son livre sur la nouvelle loi de 1886. (note de l’auteur )

[11] Ce genre de tarifications existe aussi dans certaines fabriques de Saint-Pétersbourg : on écrit, par exemple, que telle quantité de marchandises est payée à l’ouvrier de 20 à 50 kopecks. (note de l’auteur )

[12] Dans le formulaire de demande d’allocation qui, nous l’avons dit, a été distribué dans les fabriques et usines par le Bureau du Travail de Vladimir, et qui présente le mode d’application du  » règlement  » le plus favorable aux ouvriers, nous lisons :  » L’administration de la fabrique certifie la signature et la teneur de la demande, en ajoutant qu’à son avis le demandeur mérite une allocation de…  » Ainsi l’administration peut toujours écrire, même sans apporter de justification, qu' » à son avis  » le demandeur ne mérite pas d’allocation. Bénéficieront des allocations non pas ceux qui en ont besoin, mais ceux qui,  » de l’avis des fabricants, méritent d’être secourus « . (note de l’auteur )

[13] En semant la division, en encourageant la servilité et en cultivant un mauvais esprit. (note de l’auteur )

[14] Cette loi fait partie du  » règlement spécial relatif aux rapports entre fabricants et  ouvriers « . Ce  » règlement spécial  » n’est applicable que dans  » les localités où l’industrie a pris un grand développement  » et que nous indiquerons par la suite. (note de l’auteur )

Lénine : Friedrich Engels (1895)

Ecrit au cours de l’automne 1895
Paru pour la première fois en 1896 dans le recueil «Rabotnik», nos 1-2

Quel flambeau de l’esprit s’est éteint, 
Quel coeur a cessé de battre !

Friedrich Engels s’est éteint à Londres le 5 août (24 juillet ancien style) 1895. Après son ami Karl Marx (mort en 1883), Engels fut le savant le plus remarquable et l’éducateur du prolétariat contemporain du monde civilisé tout entier. Du jour où la destinée a réuni Karl Marx et Friedrich Engels, l’oeuvre de toute la vie des deux amis est devenue le fruit de leur activité commune.

Aussi, pour comprendre ce que Friedrich Engels a fait pour le prolétariat, faut-il se faire une idée précise du rôle joué par la doctrine et l’activité de Marx dans le développement du mouvement ouvrier contemporain.

Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d’hommes au cœur généreux qui délivreront l’humanité des maux qui l’accablent aujourd’hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé.

Dans leurs œuvres scientifiques, Marx et Engels ont été les premiers à expliquer que le socialisme n’est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. Toute l’histoire écrite jusqu’à nos jours a été l’histoire de la lutte des classes, de la domination et des victoires de certaines classes sociales sur d’autres.

Et cet état de choses continuera tant que n’auront pas disparu les bases de la lutte des classes et de la domination de classe: la propriété privée et l’anarchie de la production sociale. Les intérêts du prolétariat exigent la destruction de ces bases, contre lesquelles doit donc être orientée la lutte de classe consciente des ouvriers organisés. Or, toute lutte de classe est une lutte politique.

Ces conceptions de Marx et d’Engels, tout le prolétariat qui lutte pour son émancipation les a aujourd’hui faites siennes; mais dans les années quarante, quand les deux amis commencèrent à collaborer aux publications socialistes et à participer aux mouvements sociaux de leur époque, elles étaient entièrement nouvelles.

Nombreux étaient alors les hommes de talent ou sans talent, honnêtes ou malhonnêtes, qui, tout à la lutte pour la liberté politique, contre l’arbitraire des rois, de la police et du clergé, ne voyaient pas l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat. Ils n’admettaient même pas l’idée que les ouvriers puissent agir comme force sociale indépendante.

D’autre part, bon nombre de rêveurs, dont certains avaient même du génie, pensaient qu’il suffirait de convaincre les gouvernants et les classes dominantes de l’iniquité de l’ordre social existant pour faire régner sur terre la paix et le bien-être général.

Ils rêvaient d’un socialisme sans lutte. Enfin, la plupart des socialistes d’alors et, d’une façon générale, des amis de la classe ouvrière, ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie qu’ils regardaient grandît avec horreur à mesure que l’industrie se développait. Aussi cherchaient-ils tous le moyen d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat, d’arrêter la «roue de l’histoire».

Alors que le développement du prolétariat inspirait une peur générale, c’est dans la croissance ininterrompue du prolétariat que Marx et Engels mettaient tous leurs espoirs. Plus il y aurait de prolétaires, plus grande serait leur force en tant que classe révolutionnaire, et plus le socialisme serait proche et possible. On peut exprimer en quelques, mots les services rendus par Marx et Engels à la classe ouvrière en disant qu’ils lui ont appris à se connaître et à prendre conscience d’elle-même, et qu’ils ont substitué la science aux chimères.

Voilà pourquoi le nom et la vie d’Engels doivent être connus de chaque ouvrier; voilà pourquoi, dans notre recueil, dont le but, comme celui de toutes nos publications, est d’éveiller la conscience de classe des ouvriers russes, nous nous devons de donner un aperçu de la vie et de l’activité de Friedrich Engels, l’un des deux grands éducateurs du prolétariat contemporain.

Engels naquit en 1820 à Barmen, dans la province rhénane du Royaume de Prusse. Son père était un fabricant. En 1838, pour des raisons de famille, Engels dut abandonner ses études au lycée et entrer comme commis dans une maison de commerce de Brême.

Ses occupations commerciales ne l’empêchèrent pas de travailler à parfaire son instruction scientifique et politique. Dès le lycée, il avait pris en haine l’absolutisme et l’arbitraire de la bureaucratie. Ses études de philosophie le menèrent plus loin encore. La doctrine de Hegel régnait alors dans la philosophie allemande et Engels s’en fit le disciple.

Bien que Hegel fût, pour sa part, un admirateur de l’Etat prussien absolutiste au service duquel il se trouvait en sa qualité de professeur à l’Université de Berlin, sa doctrine était révolutionnaire. La foi de Hegel dans la raison humaine et dans ses droits et le principe fondamental de la philosophie hégélienne selon lequel le monde est le théâtre d’un processus permanent de transformation et de développement conduisirent, ceux d’entre les disciples du philosophe berlinois qui ne voulaient pas s’accommoder de la réalité, à l’idée que la lutte contre la réalité, la lutte contre l’iniquité existante et le mal régnant, procède, elle aussi, de la loi universelle du développement perpétuel.

Si tout se développe, si certaines institutions sont remplacées par d’autres, pourquoi l’absolutisme du roi de Prusse ou du tsar de Russie, l’enrichissement d’une infime minorité aux dépens de l’immense majorité, la domination de la bourgeoisie sur le peuple se perpétueraient-ils?

La philosophie de Hegel traitait du développement de l’esprit et des idées; elle était idéaliste. Du développement de l’esprit, elle déduisait celui de la nature, de l’homme et des rapports entre les hommes au sein de la société.

Tout en reprenant l’idée hégélienne d’un processus perpétuel de développement[1], Marx et Engels en rejetèrent l’idéalisme préconçu; l’étude de la vie leur montra que ce n’est pas le développement de l’esprit qui explique celui de la nature, mais qu’au contraire il convient d’expliquer l’esprit à partir de la nature, de la matière…

A l’opposé de Hegel et des autres hégéliens, Marx et Engels étaient des,matérialistes.

Partant d’une conception matérialiste du monde et de l’humanité, ils constatèrent que, de même que tous les phénomènes de la nature ont des causes matérielles, de même le développement de la société humaine est conditionné par celui de forces matérielles, les forces productives. Du développement des forces productives dépendent les rapports qui s’établissent entre les hommes dans la production des objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.

Et ce sont ces rapports qui expliquent tous les phénomènes de la vie sociale, les aspirations des hommes, leurs idées et leurs lois.

Le développement des forces productives crée des rapports sociaux qui reposent sur la propriété privée, mais nous voyons aujourd’hui ce même développement des forces productives priver la majorité de toute propriété et concentrer celle-ci entre les mains d’une infime minorité. Il abolit la propriété, base de l’ordre social contemporain, et tend de lui-même au but que se sont assigné les socialistes.

Ces derniers doivent seulement comprendre quelle est la force sociale qui, de par sa situation dans la société actuelle, est intéressée à la réalisation du socialisme, et inculquer à cette force la conscience de ses intérêts et de sa mission historique. Cette force, c’est le prolétariat.

Engels apprit à le connaître en Angleterre, à Manchester, centre de l’industrie anglaise, où il vint se fixer en 1842 comme, employé d’une maison de commerce dans laquelle son père avait des intérêts. Engels ne se contenta pas de travailler au bureau de la fabrique: il parcourut les quartiers sordides où vivaient les ouvriers et vit de ses propres yeux leur misère et leurs maux.

Mais il ne se borna pas à observer par lui-même; il lut tout ce qu’on avait écrit avant lui sur la situation de la classe ouvrière anglaise, étudiant scrupuleusement tous les documents officiels qu’il put consulter. Le fruit de ces études et de ces observations fut un livre qui parut en 1845: La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.

Nous avons déjà rappelé plus haut le principal mérite d’Engels comme auteur de cet ouvrage. Beaucoup, avant lui, avaient déjà dépeint les souffrances du prolétariat et signalé la nécessité de lui venir en aide. Engels fut le premier à déclarer que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que la situation économique honteuse où il se trouve le pousse irrésistiblement en avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale.

Le prolétariat en lutte s’aidera lui-même. Le mouvement politique de la classe ouvrière amènera inévitablement les ouvriers à se rendre compte qu’il n’est pour eux d’autre issue que le socialisme. A son tour le socialisme ne sera une force que lorsqu’il deviendra l’objectif de la lutte politique de la classe ouvrière. Telles sont les idées maîtresses du livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, idées que l’ensemble du prolétariat qui pense et qui lutte a aujourd’hui faites siennes, mais qui étaient alors toutes nouvelles.

Ces idées furent exposées dans un ouvrage captivant où abondent les tableaux les plus véridiques et les plus bouleversants de la détresse du prolétariat anglais. Ce livre était un terrible réquisitoire contre le capitalisme et la bourgeoisie. Il produisit une impression considérable. On s’y référa bientôt partout comme au tableau le plus fidèle de la situation du prolétariat contemporain. Et, de fait, ni avant ni après 1845, rien n’a paru qui donnât une peinture aussi saisissante et aussi vraie des maux dont souffre la classe ouvrière.

Engels ne devint socialiste qu’en Angleterre. A Manchester, il entra en relations avec des militants du mouvement ouvrier anglais et se mit à écrire dans les publications socialistes anglaises.

Retournant en Allemagne en 1844, il fit à Paris la connaissance de Marx, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps, et qui était également devenu socialiste, pendant son séjour à Paris, sous l’influence des socialistes français et de la vie française. C’est là que les deux amis écrivirent en commun La Sainte Famille ou la Critique de la critique critique.

Ce livre, paru un an avant La Situation de la classe laborieuse en Angleterre et dont Marx écrivit la plus grande partie, jeta les bases de ce socialisme matérialiste révolutionnaire dont nous avons exposé plus haut les idées essentielles. La sainte famille était une dénomination plaisante donnée à deux philosophes, les frères Bauer, et à leurs disciples.

Ces messieurs prêchaient une critique qui se place au-dessus de toute réalité, au-dessus des partis et de la politique, répudie toute activité pratique et se borne à contempler «avec esprit critique» le monde environnant et les événements qui s’y produisent. Ces messieurs traitaient de haut le prolétariat qu’ils considéraient comme une masse dépourvue d’esprit critique.

Marx et Engels se sont élevés catégoriquement contre cette tendance absurde et néfaste. Au nom de la personnalité humaine réelle, – de l’ouvrier foulé aux pieds par les classes dominantes et par l’Etat, – ils exigent non une attitude contemplative, mais la lutte pour un ordre meilleur de la société. C’est évidemment dans le prolétariat qu’ils voient la force à la fois capable de mener cette lutte et directement intéressée à la faire aboutir.

Avant La Sainte Famille, Engels avait déjà publié dans les Annales franco-allemandes de Marx et Ruge des «Essais critiques sur l’économie politique» où il analysait d’un point de vue socialiste les phénomènes essentiels du régime économique moderne, conséquences inévitables du règne de la propriété privée. C’est incontestablement sa relation avec Engels qui poussa Marx à s’occuper d’économie politique, science où ses travaux allaient opérer toute une révolution. 

De 1845 à 1847, Engels vécut à Bruxelles et à Paris, menant de front les études scientifiques et une activité pratique parmi les ouvriers allemands de ces deux villes. C’est là que Marx et Engels entrèrent en rapports avec une société secrète allemande, la «Ligue des communistes», qui les chargea d’exposer les principes fondamentaux du socialisme élaboré par eux. Ainsi naquit le célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, qui parut en 1848. Cette plaquette vaut des tomes: elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.

La Révolution de 1848, qui éclata d’abord en France et gagna ensuite les autres pays d’Europe occidentale, ramena Marx et Engels dans leur patrie. Là, en Prusse rhénane, ils prirent la direction de la Nouvelle Gazette rhénane, journal démocratique paraissant à Cologne.

Les deux amis étaient l’âme de toutes les aspirations démocratiques révolutionnaires de Prusse rhénane. Ils défendirent jusqu’au bout les intérêts du peuple et de la liberté contre les forces de réaction.

Ces dernières, comme l’on sait, finirent par triompher. La Nouvelle Gazette rhénane fut interdite. Marx qui pendant son émigration s’était vu retirer la nationalité prussienne, fut expulsé. Quant à Engels, il prit part à l’insurrection armée du peuple, combattit dans trois batailles pour la liberté et, après la défaite des insurgés, se réfugia en Suisse d’où il gagna Londres.

C’est également à Londres que Marx vint se fixer. Engels redevint bientôt commis, puis associé, dans cette même maison de commerce de Manchester où il avait travaillé dans les années quarante. jusqu’en 1870, il vécut à Manchester, et Marx à Londres, ce qui ne les empêchait pas d’être en étroite communion d’idées: ils s’écrivaient presque tous les jours.

Dans cette correspondance, les deux a mis échangeaient leurs opinions et leurs connaissances, et continuaient à élaborer en commun le socialisme scientifique. En 1870, Engels vint se fixer à Londres, et leur vie intellectuelle commune, pleine d’une activité intense, se poursuivit jusqu’en 1883, date de la mort de Marx. Cette collaboration fut extrêmement féconde: Marx écrivit Le Capital, l’ouvrage d’économie politique le plus grandiose de notre siècle, et Engels, toute une série de travaux, grands et petits.

Marx s’attacha à l’analyse des phénomènes complexes de, l’économie capitaliste. Engels écrivit, dans un style facile, des ouvrages souvent polémiques où il éclairait les problèmes scientifiques les plus généraux et différents phénomènes du passé et du présent en s’inspirant de la conception matérialiste de l’histoire et de la théorie économique de Marx.

Parmi les travaux d’Engels, nous citerons: son ouvrage polémique contre Dühring (où il analyse des questions capitales de la philosophie, des sciences de la nature et des sciences sociales)[2], L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (traduction russe parue à Saint-Pétersbourg, 3e édition, 1895), Ludwig Feuerbach (traduction russe annotée par G. Plékhanov, Genève, 1892), un article sur la politique étrangère du gouvernement russe (traduit en russe dans Le Social-Démocrate de Genève, Nos, 1 et 2), des articles remarquables sur la question du logements et, enfin, deux articles, courts mais d’un très grand intérêt, sur le développement économique de la Russie (Etudes de Friedrich Engels sur la Russie, traduction russe de Véra Zassoulitch, Genève, 1894).

Marx mourut sans avoir pu mettre la dernière main à son ouvrage monumental sur Le Capital. Mais le brouillon en était déjà prêt, et ce fut Engels qui, après la mort de son ami, assuma la lourde tâche de mettre au point et de publier les livres II et III du Capital. Il édita le livre Il en 1885 et le livre III en 1894 (il n’eut pas le temps de préparer le livre IV).

Ces deux livres exigèrent de sa part un travail énorme. Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’oeuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié. Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant.

Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.» Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante.

Pendant leur exil qui suivait le mouvement de 1848-1849, Marx et Engels ne s’occupèrent pas que de science: Marx fonda en 1864 l’«Association internationale des travailleurs», dont il assura la direction pendant dix ans; Engels y joua également un rôle considérable. L’activité de l’«Association internationale» qui, suivant la pensée de Marx, unissait les prolétaires de tous les pays, eut une influence capitale sur le développement du mouvement ouvrier.

Même après sa dissolution, dans les années 70, le rôle de Marx et d’Engels comme pôle d’attraction continua de s’exercer. Mieux: on peut dire que leur importance comme guides spirituels du mouvement ouvrier ne cessa de grandir, car le mouvement lui-même se développait sans arrêt. Après la mort de Marx, Engels continua seul à être le conseiller et le guide des socialistes d’Europe.

C’est à lui que venaient demander conseils et instructions aussi bien les socialistes allemands, dont la force grandissait rapidement malgré les persécutions gouvernementales, que les représentants des pays arriérés, tels les Espagnols, les Roumains, les Russes, qui en étaient à leurs premiers pas. Ils puisaient tous au riche trésor des lumières et de l’expérience du vieil Engels.

Marx et Engels, qui connaissaient le russe et lisaient les ouvrages parus dans cette langue, s’intéressaient vivement à la Russie, dont ils suivaient avec sympathie le mouvement révolutionnaire, et étaient en relation avec les révolutionnaires russes. Tous deux étaient devenus socialistes après avoir été des démocrates, et ils possédaient très fort le sentiment démocratique de haine pour l’arbitraire politique.

Ce sens politique inné, allié à une profonde compréhension théorique du rapport existant entre l’arbitraire politique et l’oppression économique, ainsi que leur riche expérience, avaient rendu Marx et Engels très sensibles sous le rapport politique. Aussi la lutte héroïque de la petite poignée de révolutionnaires russes contre le tout-puissant gouvernement tsariste trouva-t-elle l’écho le plus sympathique dans le coeur de ces deux révolutionnaires éprouvés.

Par contre, toute velléité de se détourner, au nom de prétendus avantages économiques, de la tâche la plus importante et la plus immédiate des socialistes russes, à savoir la conquête de la liberté politique, leur paraissait naturellement suspecte; ils y voyaient même une trahison pure et simple de la grande cause de la révolution sociale. «L’émancipation du prolétariat doit être l’oeuvre du prolétariat lui-même»: voilà ce qu’enseignaient constamment Marx et Engels.

Or, pour pouvoir lutter en vue de son émancipation économique, le prolétariat doit conquérir certains droits politiques.

En outre, Marx et Engels se rendaient parfaitement compte qu’une révolution politique en Russie aurait aussi une importance énorme pour le mouvement ouvrier en Europe occidental. La Russie autocratique a été de tout temps le rempart de la réaction européenne.

La situation internationale exceptionnellement favorable de la Russie à la suite de la guerre de 1870, qui a semé pour longtemps la discorde entre la France et l’Allemagne, ne pouvait évidemment qu’accroître l’importance de la Russie autocratique comme force réactionnaire.

Seule une Russie libre, qui n’aura besoin ni d’opprimer les Polonais, les Finlandais, les Allemands, les Arméniens et autres petits peuples, ni de dresser sans cesse l’une contre l’autre la France et l’Allemagne, permettra à l’Europe contemporaine de se libérer des charges militaires qui l’écrasent, affaiblira tous les éléments réactionnaires en Europe et augmentera la force de la classe ouvrière européenne.

Voilà pourquoi Engels désirait tant l’instauration de la liberté politique en Russie dans l’intérêt même du mouvement ouvrier d’Occident. Les révolutionnaires russes ont perdu en lui leur meilleur ami.

La mémoire de Friedrich Engels, grand combattant et éducateur du prolétariat, vivra éternellement ! 

NOTES

[1] Marx et Engels ont maintes fois déclaré qu’ils éteint, pour une large part, redevables de leur développement intellectuel aux grands philosophes allemands, et notamment à Hegel. «Sans la philosophie allemande, dit Engels, il n’y aurait pas de socialisme scientifique.»

[2] C’est un livre remarquablement riche de contenu et hautement instructif. On n’en a malheureusement traduit en russe qu’une faible partie qui contient un historique du développement du socialisme (Le Développement du socialisme scientifique, 2e édition, Genève, 1892).

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La ligne générale de la CGT-Force Ouvrière

La CGT-Force Ouvrière est ainsi née comme plate-forme syndicale anticommuniste, mais dans un sens également violemment anti-politique. Par conséquent, elle sait qu’elle est anticommuniste mais elle ne raisonne pas du tout par rapport à cela.

Le syndicalisme de la CGT-FO s’imagine au-delà de la politique et la base de sa conception, c’est un rejet viscéral de l’État et une volonté de négociation professionnelle directe avec le patronat. Comme l’a formulé Marc Blondel, secrétaire général de 1989 à 2004, en 1995 :

« Plus nous serons capables de discuter avec le patronat, et plus nous remettrons l’Etat à sa place.»

La CGT-FO représente ici toute une tradition syndicaliste dont le point culminant est la charte d’Amiens. Il ne fait pas de politique, il représente les intérêts directs des travailleurs dans leur contrat avec le patronat.

La CGT a la même démarche, mais considère qu’elle doit être une force allant dans le sens de la cogestion des affaires étatiques et des entreprises. La CGT-FO réfute catégoriquement cela, ce qui unit dans les faits, en son sein, les réformistes opposés par principe à une telle démarche et l’ultra-gauche qui prétend vouloir tout chambouler.

Ce chamboulement est censé, naturellement, avoir une dimension syndicaliste, dans la tradition de la CGT des origines et du socialisme français à la Proudhon. Pour les réformistes de la CGT-FO comme pour sa minorité « ultra », la syndicalisme est porté par des individus libres, rétifs à tout « totalitarisme » car opposée à toute décision de portée étatique.

Dans un article sur La force de l’indépendance syndicale, en 1996, Marc Blondel présente de la manière suivante cette perspective commune :

« Ce que la Charte d’Amiens a apporté, c’est la notion d’indépendance syndicale et celle de majorité du syndicalisme.

On ne sera donc pas surpris que, depuis 1906, des arguments dilatoires, des interprétations, soient périodiquement développés contre cette Charte d’Amiens, notamment « pour justifier la nécessité d’adapter le syndicalisme ».

Il est indéniable que le syndicalisme a toujours été à la fois courtisé et attaqué.

Courtisé, car à l’encontre des mauvais coups que l’on veut lui faire subir, c’est le syndicalisme qui, historiquement, détient la clé du comportement des forces sociales ouvrières.

Attaqué de toutes parts, et plus particulièrement quand la situation le conduit à être force de résistance, le syndicalisme devient alors gênant. La tentation alors pour les gouvernants, quels qu’ils soient, d’essayer d’intégrer le syndicalisme, d’abord dans l’entreprise puis dans les rouages de l’Etat, est elle aussi cyclique.

Ce qui est toujours en cause, c’est l’indépendance et le droit permanent à la liberté de comportement, qui ne peuvent qu’être le privilège d’un syndicalisme authentiquement libre. »

La CGT-Force Ouvrière n’est ainsi pas un syndicat de cogestion, pas plus qu’il n’est favorable au corporatisme. Ses activistes sont pour des revendications allant dans le sens de conquêtes sociales, avec une minorité espérant que cela aille « jusqu’au bout ».

Il y a donc des différences de sensibilité entre ceux qui acceptent le capitalisme et ceux qui pensent, dans un sens anarchiste ou trotskiste, qu’il y aura son dépassement. Les premiers forment une écrasante majorité, qui pétrie de ses certitudes n’a pas de soucis à l’existence d’une minorité, du moment qu’elle reste antipolitique dans leur démarche syndicale.

André Bergeron (1922-2014), qui fut le dirigeant de 1963 à 1989, reflète tout à fait cette conception majoritaire lorsqu’il dit au congrès de 1966 :

« La lutte de classes, elle existera longtemps encore, et, c’est là mon opinion personnelle, elle existera sans doute toujours. »

La clef, c’est le syndicat indépendant et porté par une base unie au point d’assécher toute question politique. André Bergeron, dans l’article Le sens d’une victoire en 1983 dans Force Ouvrière Hebdo du 26 octobre 1983, résume cela ainsi :

« Force Ouvrière n’est, par principe, ni pour ni contre les gouvernements, ni celui de maintenant, ni ceux d’avant Mai 1981. La Confédération n’est pas au même endroit.

Elle n’assume pas les mêmes responsabilités. Les gouvernements dirigent l’Etat. Le mouvement syndical défend les intérêts de ceux qu’il représente. »

Le syndicat se limite aux questions professionnelles et considère que cela a un sens échappant à la politique. Ce n’est évidemment pas le cas et en fait, la contradiction fondamentale de la CGT-FO repose en fait sur son incapacité à se décider si elle est davantage en conflit avec le patronat ou avec l’État.

En pratique, elle ne l’est ni avec l’un ni avec l’autre, car elle est historiquement un simple produit du dispositif anticommuniste, et sa démarche dégénère systématiquement dans le sens de la corruption sociale, c’est-à-dire dans la mise en place d’une aristocratie ouvrière.

Cela se veut justifié par l’idée qu’il s’agit d’arracher des droits coûte que coûte, dans un rapport conflictuel allant… jusqu’à l’entente cordiale, en sous-main, et même l’institutionnalisation.

Ainsi, la ville de Marseille est pratiquement cogérée depuis le début des années 1950 par la mairie et la CGT-FO, depuis une alliance avec le maire SFIO Gaston Defferre, au point que Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille au milieu des années 1990 jusqu’au moins en 2019, s’est vu remettre une carte de membre d’honneur du syndicat en 2014. Le secrétaire général Force ouvrière des territoriaux de la ville a comme surnom le « vice-roi de Marseille ».

Une affaire connue est aussi celle de la « caisse d’entraide » de l’Union des industries et métiers de la métallurgique, un syndicat patronal de la plus haute importance (la seule structure syndicale non dissoute par le régme de Vichy). 600 millions d’euros furent amassés depuis 1972 et distribués aux syndicats anticommunistes.

De plus, la CGT-FO reçoit des fonds publics, à hauteur de pratiquement le tiers de ses ressources ; le syndicat est une composante essentielle, à hauteur de 10-15 % des voix aux élections, de toutes les instances où les syndicats relèvent directement des institutions.

La CGT-Force Ouvrière relève ainsi du mythe bien français que présente la charte d’Amiens ; elle est l’expression culturelle la plus pure du rejet du marxisme et de la tradition social-démocrate qui en est issue en Allemagne et en Autriche à la fin du XIXe siècle.

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Le soutien trotskiste à la CGT-Force Ouvrière

Les trotskistes soutiennent dès le départ, de manière vigoureuse, la CGT-Force Ouvrière. La revue L’Unité mélangeait même trotskistes et anarchistes, qui de fait formeront les principaux minoritaires du syndicat pour toute la seconde moitié du 20e siècle.

Cette unité a existé également en-dehors de la CGT-Force Ouvrière, puisque trotskistes et anarchistes tenteront d’agir dans la CGT, formant un Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière en 1956, qui s’enlisera rapidement. Son principal activiste Joachim Salamero devint dirigeant de l’Union Départementale de la Gironde de la CGT-Force Ouvrière.

C’est que trotskistes et anarchistes sont unis par le même anticommunisme et le même espoir que l’existence d’une CGT-Force Ouvrière, même réformiste, impulse de manière « naturelle » des luttes aboutissant à leur propre renforcement. Inversement, les réformistes de la CGT-Force Ouvrière avaient clairement besoin d’activistes « ultras » mettant de l’huile sur le feu pour concurrencer la CGT.

Cela fut vrai au point qu’un accord fut réalisé entre la CGT-Force Ouvrière et les trotskistes organisés autour de Pierre Lambert (1920-2008). Ce dernier fut la figure phare d’une partie du Parti communiste internationaliste né en 1944, qui constitua ensuite en 1965 l’Organisation communiste internationaliste.

Cette dernière organisation, la plus importante numériquement chez les trotskistes, menaient une activité consistant principalement en l’entrisme. L’OCI mena une telle activité au sein de l’UNEF que celle-ci scissionna, l’UNEF Renouveau passant dans le camp du PCF, l’UNEF-indépendante et démocratique passant aux mains de l’OCI, avec le Parti socialiste à l’arrière-plan.

C’est que l’OCI se focalisait sur la formation des cadres et l’emploi de la violence, ce qui lui permettait de tenir face aux pressions d’un PCF toujours plus décadent dans son approche.

C’est cela qui fit qu’il y eut un syncrétisme entre la CGT-Force Ouvrière et l’OCI. Cette dernière apporta ses cadres, son service d’ordre pour que la CGT-Force Ouvrière puisse enfin faire acte de présence dans les cortèges et disposer d’une sécurité très bien organisée.

L’OCI abandonna même son entrisme dans la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), en 1983-1984, pour contribuer à constituer en tant que tel la Fédération nationale de l’éducation et de la culture Force Ouvrière (FNEC-FO).

L’OCI généralisa également les campagnes en faveur des opposants dans les pays de l’Est, ce qui allait parfaitement avec la ligne de la CGT-Force Ouvrière.

Le dernier aspect fut la très importante culture franc-maçonne qu’on retrouve de part et d’autres, qui aboutit à une grande alliance portant Marc Blondel au poste de secrétaire général en 1989. Claude Jenet, clairement un pion de l’OCI, devint pas moins que le numéro 2, étant en charge de la presse et de l’organisation.

Dès 1981, avec L’appel aux laïques, on trouve déjà Pierre Lambert pour l’OCI, Marc Blondel pour la CGT-Force Ouvrière, et l’homme-clef Alexandre Hébert.

Alexandre Hébert fut secrétaire de l’union départementale CGT-Force ouvrière de la Loire-Atlantique de 1948 jusqu’en 1992, son fils (membre de l’OCI) lui succédant. Il impulsa l’Union des anarcho-syndicalistes, fondée en 1972, qui marcha de concert avec l’OCI, au point que finalement l’OCI devint le Parti des Travailleurs, puis le Parti Ouvrier Indépendant (POI) intégrant des tendances anarcho-syndicaliste, socialiste, etc.

L’idée d’obtenir 10 000 membres avait entre-temps échoué pour l’OCI, qui en tant que POI essayait en fait de concrétiser politiquement le fait d’être devenu une composante du squelette de la CGT-Force Ouvrière.

La présence des anarchistes et des trotskistes au sein de la CGT-Force Ouvrière a ainsi toujours été accepté, et même souhaité. Les réformistes acceptaient volontiers ces forces vives, voire même l’idée d’une utopie éventuelle, du moment qu’elle soit de nature anti-politique et syndicale. Les anarchistes et les trotskistes appréciaient l’anticommunisme forcené du syndicat, base pour former une hypothétique « troisième force » non plus réformiste, mais « révolutionnaire ».

André Bergeron, secrétaire de la CGT-Force Ouvrière de 1963 à 1989, est explicite à ce sujet dans son livre de 1975 Une lettre ouverte à un syndiqué. En voici des extraits significatifs et le passage sur les anarchistes et les trotskistes :

« Camarade,

Tu n’es pas pour moi un inconnu. C’est pourquoi je t’écris. Tu ne seras jamais un visage perdu dans la foule. Même si je ne t’ai jamais rencontré, je te connais bien. Je ne te demande pas quelle est ton appartenance syndicale. Pour moi, cela ne change rien. Que tu sois l’un des 900 000 cotisants de la C.G.T.-F.O. ou que tu adhères à une autre organisation, tu es pour moi un camarade (…).

Comme moi, il t’arrive sans doute de t’interroger sur le pourquoi des raisons de ceux qui se contentent d’observer le syndicalisme, de le juger, voire de le critiquer, sans pour autant prendre place dans les rangs des travailleurs organisés.

Tu n’es pas de ceux-là puisque tu es syndiqué. C’est pourquoi je te tutoie et je t’appelle camarade. D’une certaine manière, tu fais partie d’une famille, de ma famille, en ce sens que les liens qui nous unissent sont nés de la prise de conscience d’une communauté d’intérêts et de devoirs à l’égard des autres et de nous-mêmes (…).

En septembre 1945, j’ai été élu secrétaire du syndicat des typographes CGT de Belfort. Militant à l’Union Départementale, je ne pouvais que constater la montée de l’emprise communiste sur l’organisation. C’est pourquoi, en 1946, nous avions à quelques-uns, comme partout ailleurs, constitué un groupe des amis de Force Ouvrière pour lutter contre la politisation de la CGT. J’en devins le responsable. Nos efforts étant demeurés vains, nous avons dû, en décembre 1947, quitter la CGT. Pour assurer la survie du syndicalisme libre, nous avons créé Force Ouvrière (…).

J’ai beaucoup de camarades anarchistes ou trotskystes… Maurice Joyeux de la Fédération anarchiste… Pierre Lambert, responsable d’un important courant trotskyste, également mon ami… Arlette Laguiller… Jeune femme courageuse, honnête et très sincère. »

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Le soutien anarchiste, anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire à la CGT-Force Ouvrière

Le mouvement anarchiste, dans ses différentes tendances, a soutenu très rapidement la CGT-Force Ouvrière, soit à sa naissance, soit peu après. Cependant, il a également joué un rôle significatif dans la genèse de ce qui allait donner la CGT-Force Ouvrière, en servant d’interface pour regrouper les tenants du « syndicalisme libre ».

Lorsque la CGT-Force Ouvrière se met en place, les anarchistes ne sont pas de la partie.

Seuls les syndicalistes révolutionnaires traditionnels, dont Pierre Monatte, appellent à rejoindre le mouvement, tout comme grosso modo la mouvance de la revue La révolution prolétarienne.

Dans Où va la C.G.T. ?, en 1946, brochure publiée par La révolution prolétarienne, Pierre Monatte dénonce de manière particulièrement agressive les communistes et considère la CGT comme devenu leur outil :

« Vous êtes surpris que les « vieux confédérés », qui continuent à se dire partisans de l’indépendance du syndicalisme, ne l’aient pas mieux défendue à ce congrès. A vos yeux, c’en est fait de cette indépendance.

Désormais la CGT n’est plus qu’une annexe du parti communiste ! Mort, le syndicalisme révolutionnaire !

Le jour où la CGT a six millions d’adhérents, est-il possible qu’elle renonce à toutes les espérances de sa jeunesse ? C’est-à-dire qu’elle ne veuille plus l’émancipation complète des travailleurs et qu’elle ne croie plus que cette émancipation ne pourra être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes.

Vous voilà, mes jeunes camarades, acculés au dilemme de Pierre Hervé : « Le communisme ou le désespoir. » Or, ce qu’on appelle le communisme, vous le connaissez mieux que Pierre Hervé ; vous le connaissez par un autre bout que messieurs les agrégés.

Vous savez que les partis communistes de 1946 ont tourné le dos au communisme depuis longtemps et qu’ils méritent, plus encore que les partis socialistes de 1919, le qualificatif de social-chauvins que Lénine appliquait à ceux-ci (…).

La Russie n’est pas plus le pays du socialisme que la France de Napoléon n’était encore le pays de la Révolution. ‘Tout en prétendant pourchasser le fascisme, la Russie a fini par en incarner une autre variété : le fascisme rouge. Qu’était le fascisme blanc ? Un composé de nationalisme exaspéré et d’étatisme. Ces deux éléments se retrouvent au même degré dans le fascisme rouge de Staline

La pire duperie, la plus grande escroquerie morale dont la classe ouvrière ait jamais pu être victime, c’est incontestablement d’avoir réussi à lui faire prendre le parti stalinien de 1946 pour un parti défendant le socialisme ou le communisme (…).

Au diable le désespoir et le soi-disant parti communiste qui foule aux pieds lutte de classes et internationalisme. »

Par contre, profitant d’une idéologie aux contours bien définis, les anarchistes avaient pu se regrouper dès 1945, notamment avec la Fédération Anarchiste. Profitant de syndicalistes espagnols ayant fui la dictature franquiste, ils vont dans le sens de monter un front syndical, avec à l’arrière-plan toute la tradition anarcho-syndicaliste française. Cela donna, dès 1946, la Confédération Nationale du Travail (CNT).

L’existence de la CNT impliquait qu’il n’y avait pas besoin d’un nouveau syndicat, puisque une nouvelle centrale avait déjà été constitué. L’objectif était de réaliser ni plus ni moins qu’une nouvelle CGT, marquée par l’anarcho-syndicalisme.

Seulement, les anarchistes n’avaient pas confiance en leurs propres forces et ils sont travaillés dès le départ en leur sein par toute une tendance à l’anticommunisme et au rejet de la politique. L’idée d’une centrale syndicale entièrement nouvelle, construite à partir des seuls efforts anarchistes, est pour cette raison pratiquement immédiatement abandonnée.

Dès son second congrès en septembre 1948, la CNT choisit donc de se tourner vers les syndicats autonomes pour constituer quelque chose de plus large. Les idéaux anarcho-syndicalistes s’effacent purement et simplement devant l’orientation syndicaliste révolutionnaire.

C’est que ces derniers, s’ils ont rejoint immédiatement la CGT-Force Ouvrière, n’en étaient pas moins structurés. Ils ont maintenu une grande permanence depuis leur âge d’or dans la CGT au début du 20e siècle. Ils avaient été isolés de manière complète avec l’affirmation du communisme. Les syndicalistes révolutionnaires s’étaient ainsi maintenus à l’écart depuis la fin des années 1930.

Profitant du renouveau d’après 1945, ils fondirent le journal L’Action syndicaliste et adhérèrent à la CGT, pour former un courant dénommé Fédération Syndicaliste Française. Bien que très minoritaires et eux-mêmes isolés, ces syndicalistes révolutionnaires disposaient d’une dynamique réelle pour deux raisons :

– de par la bataille pour la reconstruction du pays soutenu par le PCF, ils pouvaient se poser en « ultras » avec des revendications démesurées ;

– ils se posaient en opposants résolus de toute politique, et donc du PCF.

Cette dynamique anticommuniste s’est ensuite concrétisée avec la formation des Comités de Défense Syndicalistes, qui publiait La Bataille syndicaliste et reçut un temps l’appui des trotskystes. Tout ce petit milieu joue un rôle de ferment à la dynamique « syndicaliste libre » de Force Ouvrière, dont les tenants avaient été dispersés en raison de leur positionnement pendant la seconde guerre mondiale.

Finalement, la Fédération Syndicaliste Française et les Comités de Défense Syndicalistes sont sabordés, laissant la place à la CNT, qui rassembla donc les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires. Mais si les anarchistes visaient leur propre affirmation, telle n’était pas l’approche des syndicalistes révolutionnaires.

De par la dynamique posée, ces derniers l’emportèrent rapidement, les anarchistes cédant au nom de la priorité à l’anticommunisme. Ainsi, la Fédération Anarchiste, lors de son congrès de novembre 1948 à Lyon, décide d’appuyer non plus seulement la CNT, mais tous les syndicats « restés en dehors de la servitude des partis ».

Étant donné que les syndicats, à part la CGT-Force Ouvrière, sont la CGT proche du Parti Communiste Français et la CFTC liée à l’Église catholique, cela implique que l’anarchisme considère que son terrain naturel est tant la CNT que la CGT-Force Ouvrière.

Cette tendance est irrépressible, de par sa charge anticommuniste. La CNT croit ainsi posséder une réelle dynamique, mais sa substance est d’être une sous-CGT-Force Ouvrière, ce qui se prouva dans les faits très rapidement.

La CNT se rapprocha en effet de Force Ouvrière, de l’École Émancipée qui est une tendance de la Fédération de l’Éducation nationale, de la tendance trotskiste de l’Unité Syndicale avec Pierre Lambert, de syndicats autonomes… ce qui donna en novembre 1948 le Cartel d’unité d’action syndicaliste (CUAS).

Ce CUAS sera cependant un échec, car Force Ouvrière avait entre-temps quitté la CGT avec pertes et fracas. La CGT – Force Ouvrière siphonna immédiatement toutes ces forces ayant émergé ; son Comité général du 7 novembre 1948 appela ainsi les membres des syndicats autonomes et de la CNT à rejoindre la CGT-Force Ouvrière pour « une internationale ouvrière dégagée de toute emprise politique ».

La CNT, lors de son congrès extraordinaire de la CNT des 30 octobre et 1er novembre 1949, ne put que constater sa déroute complète. Même la commission syndicale de la Fédération anarchiste était entièrement passée à la CGT – Force Ouvrière. La CNT devint totalement marginale, la CGT-Force Ouvrière siphonnant entièrement son espace, alors qu’à l’arrière-plan une alliance anarchiste-trotskiste se formait dans le nouveau syndicat.

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Léon Jouhaux, prix Nobel de la Paix en 1951

Lors de la constitution de la CGT-Force Ouvrière à son premier congrès, Léon Jouhaux est nommé président, un poste à portée symbolique. C’est capital pour la CGT-FO, afin de se prétendre la seule vraie CGT.

Léon Jouhaux en 1951

Pour l’aider en ce sens, il va y avoir un véritable appui international. Léon Jouhaux fut ainsi nommé vice-président du Bureau international du travail des Nations-Unies dès 1946 et surtout, en 1949, vice-président de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), qui unit tous les syndicats violemment anticommunistes et opposés par conséquent à la Fédération syndicale mondiale.

Cela lui vaudra le prix Nobel de la paix en 1951. Voici un extrait de son discours pour la remise de son prix :

« La C.G.T.-F.O., à la fin de 1947, ressuscita les traditions et l’esprit de notre vieille C.G.T. et dans des discours, des articles, des rapports, nous avons repris et précisé les solutions qu’elle avait, avec la F.S.I., offertes au monde pour le sauver.

Nous avons approuvé le Plan Marshall parce qu’il était une manifestation de solidarité internationale, qu’il s’offrait à toutes les Nations éprouvées sans aucune discrimination et que nous ne pouvions voir en lui, puisqu’il remettait aux Etats bénéficiaires le pouvoir de décider eux-mêmes de l’utilisation des crédits, l’expression d’une politique d’armement et de prestige.

Nous avons approuvé la propagande en faveur de l’unité de l’Europe, en soulignant que nous considérions cette unité comme un premier pas fait sur le chemin de l’unité du Monde. Elu Président du Mouvement Européen en tant que syndicaliste au mois de février 1949, j’ouvris au printemps suivant la Conférence Economique de Westminster en précisant notre sentiment:

«Il est normal, il est logique, il est conforme à l’esprit même de l’histoire que la classe ouvrière organisée participe activement à la construction de l’Europe. Elle a toujours proclamé qu’elle ne séparait pas, qu’elle ne pouvait pas séparer parce que c’eut été établir des barrières que les événements internationaux eussent balayé comme des fétus de paille, qu’elle ne voulait pas séparer la lutte pour son émancipation du combat constant pour le maintien de la paix.»

Il s’agit pour l’Europe de se construire et non de s’enfermer. Cette masse humaine qui dispose d’immenses ressources naturelles, dont les possibilités intellectuelles sont les plus grandes du globe, cette masse humaine ne veut pas s’isoler du reste du monde. Elle est prête à tendre une main fraternelle à tous ceux qui voudront s’associer à ses efforts: «l’Europe que nous bâtirons aura plus de portes et de fenêtres que de murs.»

En juillet 1950, dans une introduction aux rapports établis sur la Conférence sociale du Mouvement Européen, j’insistai encore sur son objectif de paix internationale et de justice sociale.

«Nous voulons faire de l’Europe une petite presqu’ile du vaste continent Eurasiatique ou depuis des millénaires, la guerre a été le seul moyen de résoudre les oppositions des peuples, une communauté pacifique, unie malgré et dans sa diversité pour une lutte ardente et constante contre la misère et toutes les souffrances et menaces qu’elle engendre. Nous ne voulons pas faire de l’Europe un camp plus retranché, plus étendu et mieux armé.»

Nous avons approuvé le Plan Schuman pour une Communauté Européenne de l’acier et du charbon. Peu de jours après la déclaration du 9 mai 1950, le 31 mai très exactement, traitant dans un journal de la Conférence de la C.I.S.L. sur le Statut de la Ruhr, j’était conduit à écrire: «les promoteurs du Combinat ne peuvent avoir pour objectif … qu’une unification progressive de l’Europe. Or, cette unification ne peut pas être une fin en elle-même.

Le but final, le but essentiel à atteindre, le seul valable est d’accroître le bien-être des travailleurs, de les faire participer plus équitablement à la répartition des produits du travail collectif, de faire de l’Europe une démocratie sociale et d’assurer la paix que veulent tous les hommes de toutes les races et de toutes les langues en prouvant que les démocraties sont capables de réaliser la justice sociale dans l’organisation rationnelle de la production sans sacrifier la liberté et la dignité des individus. »

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Le congrès constitutif de la CGT-Force Ouvrière

Le 12 et 13 avril 1948, c’est le premier Congrès national de la CGT-Force Ouvrière, au Palais de la Mutualité. Le nom de Force ouvrière est massivement adoptée (14 260 mandats contre 1790), mais comme ajout au sigle CGT. Le congrès se veut d’ailleurs le 33e congrès corporatif.

La voie était d’autant plus ouverte que le régime lui-même appuyait l’initiative, reconnaissant début avril le caractère « représentatif » de cette « nouvelle » CGT. Dès le départ, la CGT-Force Ouvrière a ainsi profité d’appuis extérieurs massifs, permettant une inscription dans la réalité française.

Cela n’aurait cependant pas été possible, si la base même de la CGT-Force Ouvrière ne reflétait pas la permanence de tout un état d’esprit syndicaliste non seulement apolitique, mais même anti-politique. Les propos de Raoul Lenoir (1872-1963), un ancien militant, secrétaire de la fédération des métaux en 1909, sont sans ambiguïtés aucune :

« N’importe quel gouvernement quel qu’il soit, un gouvernement de droite, d’extrême-gauche, du parti socialiste, du parti républicain, si, en face de lui, surtout dans la situation où nous sommes, il n’y a pas une force syndicale puissante, indépendante, examinant elle-même ses problèmes, ses moyens d’action, vous pourrez dire ce que vous voudrez, ce sera quand même une dictature qui pèsera sur la classe ouvrière. »

De tels propos reflètent tant la vision des choses des tenants du « syndicalisme libre » que celle des syndicalistes révolutionnaires, d’où leur union pour plusieurs décennies au sein de la CGT-Force Ouvrière, qui ne changera jamais d’orientation.

La charte d’Amiens est d’ailleurs bien entendu très largement mise en avant et les syndicats de la CGT-Force Ouvrière affirment au congrès que :

« Instruits par une douloureuse expérience, ils proclament attentatoire à l’unité ouvrière la recherche systématique de postes de responsabilités syndicales par les militants des partis politiques en vue de faire du mouvement syndical un instrument des partis. »

Les personnes élus aux postes dirigeants lors du congrès sont immédiatement la garantie de l’ancrage dans ce positionnement. Robert Bothereau devient le chef incontesté, comme secrétaire général. Pierre Neumeyer est trésorier.

Comme témoins, jouant le rôle de garants également, on a Chester représentant les TUC anglais et Williams pour le CIO américain. Ce dernier lit au congrès un texte du président du CIO, Philip Murray, avec un appui ouvert au Plan Marshall :

« Le programme d’aide à l’Europe constitue un effort du peuple américain, dans son ensemble, en vue d’apporter sa part à la reconstruction de l’Europe dévastée par la guerre. »

A son congrès constitutif, la CGT-Force Ouvrière pose quatre axes syndicaux :

– une « réforme administrative tenant compte du reclassement de la fonction publique »,

– une « réforme fiscale établissant l’égalité devant l’impôt »,

– une « réduction des crédits militaires »,

– une « répartition plus équitable du revenu national ».

C’est là ni plus ni moins que l’orientation des socialistes de la SFIO. Il s’agit de prôner le « social » et de s’ancrer dans les masses, en sachant pertinemment qu’on sera minoritaire, et qu’on pourra jouer de démagogie alors que s’affrontent la Droite et les communistes.

D’ailleurs, immédiatement, la CGT met en place des « comités contre la vie chère » et la CGT-Force Ouvrière cherche à se placer comme arbitre lors du grand conflit des mineurs porté par la CGT et le gouvernement qui n’hésite pas à envoyer les CRS avec l’emploi d’armes à feu. L’Union Syndicale de la région parisienne expliqua alors qu’elle :

« dénonce l’exploitation qui est faite de la misère ouvrière à des fins nettement politiques, ouvrant la voie à la dictature qui précipiterait la classe ouvrière dans les chaos d’une nouvelle guerre mondiale. »

Cette ligne est systématique et se décline à tous les niveaux. Ainsi, au niveau international, la CGT-Force Ouvrière tient le même discours. Bothereau, son dirigeant, explique en 1959 lors du 6e congrès, à Paris :

« Faisons de l’Europe un exemple pour les peuples qui accèdent à leur liberté. Car la liberté à elle seule n’est pas le bonheur. Entre le libéralisme des U.S.A. [sic] et le totalitarisme communiste, réalisons une forme originale d’économie collective. »

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La mise en place de la CGT-Force Ouvrière

Dès la conférence nationale des 18-19 décembre 1947, la CGT-Force Ouvrière reçut des soutiens massifs.

La fondation de la CGT-Force Ouvrière

Il y eut déjà celui de la SFIO, évidemment, par la voix de Léon Blum dans son organe Le Populaire :

« Le devoir du Parti socialiste est d’appuyer de toutes ses forces le mouvement Force Ouvrière. Il faut détacher les travailleurs de la tyrannie absurde et intolérable du communisme. »

Une du Populaire et éditorial de Léon Blum en faveur de la scission dans la CGT
au nom d’un syndicalisme libre et autonome (sic)

Le 19 décembre, Léon Jouhaux, Robert Bothereau, Albert Bouzanquet, Georges Delamarre, Pierre Neumeyer, membres du Bureau confédéral de la CGT, donnèrent de fait leur démission. Pierre Le Brun et Louis Saillant, initialement sur la même ligne, refusèrent de faire de même.

Le 22 décembre, une circulaire fut envoyée aux responsables départementaux de la CGT pour annoncer que le Groupe central a tenu une seconde Conférence nationale les 18 et 19 décembre afin de prendre la direction du mouvement, sous le nom de CGT-Force Ouvrière.

Le 24 décembre, Albert Bouzanquet au nom de la CGT-Force Ouvrière envoie une autre circulaire aux responsables syndicaux pour « reconstituer une CGT débarrassée de toute influence ». Parmi les signataires de la circulaire, on a Robert Bothereau, Pierre Neumeyer et Georges Delamarre.

Le syndicat américain AFL fit immédiatement de nombreux et importants prêts à la CGT-FO, qui ne furent évidemment jamais remboursés. A cela s’ajoute une aide matérielle, comme des voitures, des machines à écrire, etc. Il est connu qu’il s’agissait là d’un intermédiaire de la CIA pour appuyer les forces anticommunistes.

Le ministre du travail Daniel Mayer fournit à la nouvelle entité une grande subvention en deux fois, à hauteur de 50 millions de francs de l’époque.

Des pans entiers de la CGT quittèrent celle-ci. A la Fédération des travaux publics par exemple, 38 des 44 syndicats votèrent pour la CGT-FO, 3 seulement refusèrent d’obtempérer.

Du côté des autonomes, la CGT-FO eut une résonnance évidente. A la RATP se forma par exemple un Syndicat général autonome du métro, qui une fois ayant rassemblé les différentes structures rejoignit la CGT-FO.

La CGT-FO ne parvient pas à s’établir de manière autre que minoritaire chez les ouvriers ; chez les fonctionnaires par contre, elle avait le dessus.

Concrètement, la CGT-FO fut non seulement capable de se structurer, mais même d’organiser autour de 500 000 personnes, avec comme base le rejet de la CGT, désormais dénommé CGTK, le « K » désignant le Kominform, le Bureau d’information des partis communistes et ouvriers regroupant les principaux Partis Communistes d’Europe.

La CGT ayant quant à elle 3,2 millions de membres en 1948, contre plus de 5 millions avant la scission. Plus d’un million de travailleurs quittèrent les syndicats au cours de ce processus.

Il faudra cependant plusieurs mois d’attente avant que la rupture ne donne naissance au nouveau syndicat de manière formelle, donnant à la convergence la forme d’un saut structurel syndical dans les institutions elles-mêmes, par la formation d’un syndicat de masse anticommuniste et non pas, comme avec la CFTC liée à l’Église catholique, simplement non communiste.

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La constitution de la CGT-Force Ouvrière

L’acceptation du plan Marshall, dans le contexte de la grande grève de la fin de l’année 1947, va être considéré comme le moment idéal pour former un nouveau syndicat. Par qui ? C’est un vaste débat encore, car tellement d’intérêts convergent qu’on ne sait pas à qui attribuer l’initiative directe de la rupture.

Il est clair que le moteur n’a été ni la direction socialiste – qui espéraient encore amenuiser la direction communiste de la CGT – ni les trotskistes se prétendant au-dessus des réformistes et des « staliniens », ni même des anarchistes espérant encore une dynamique syndicaliste révolutionnaire indépendante.

Toute la question est de savoir si les tenants du syndicalisme ont pris l’initiative d’eux-mêmes, faisant face selon eux à un mur, ou bien si la CIA a servi de déclic en proposant une aide matérielle massive en cas de constitution d’un nouveau syndicat. Dans tous les cas, il y avait une réelle convergence de nombreux éléments, avec un véritable activisme anticommuniste à la base.

De fait, la position de la minorité syndicaliste libre dans la CGT était de toutes façons intenable. A la commission administrative, elle avait 15 délégués contre 20, mais l’actualité revenait au PCF et donc à la majorité de la CGT, qui domine en fait dans un rapport de 3/4 – 1/4.

Léon Jouhaux, le dirigeant historique de la CGT d’avant-guerre, était déjà très âgé et proposait un programme, Nos tâches d’avenir, où « un très grand secteur privé » est mis en valeur, ce qui ne pouvait satisfaire les exigences d’une CGT pro-communiste, ni même les besoins d’une confrontation avec le PCF.

Tout dépendait en fait de Force Ouvrière. Des groupes « Les amis de F.O. » avaient été fondés ; ils profitèrent du contexte pour tenir un congrès avec 250 personnes, les 8 et 9 novembre 1947 à Paris, soit quelques ajours avant la réunion du comité confédéral national de la CGT à ce sujet.

Le plan Marshall y fut approuvé. C’était là donner un gage énorme aux forces pro-américaines et au gouvernement. Robert Bothereau y était nommé dirigeant, ce qui montrait également qu’il y a avait une figure reconnue sur le plan interne.

Robert Bothereau

Cela provoqua un effet de convergence. Les groupes Force Ouvrière se multiplièrent de fait dans tout le pays, alors qu’ils n’étaient présents que dans 35 départements encore en avril de la même année.

Le 28 novembre 1947, les « amis de Combat syndical », une structure syndicale pro-SFIO chez les postiers, appela à la formation d’une nouvelle entité syndicale, au motif qu’entre les gaullistes et les communistes, on risquait un coup de force dans un sens ou dans l’autre.

La base socialiste organisée dans les entreprises encouragea alors massivement cette tendance, appuyant systématiquement Force Ouvrière. Même les sections locales de la SFIO s’y mirent.

Force Ouvrière organisa des réunions directes avec le ministre du travail Daniel Mayer, l’ancien dirigeant de la SFIO, en contournant la direction de la CGT. Cette dernière comptait à l’inverse élargir la lutte par un Manifeste aux travailleurs de France et l’organisation de vastes assemblées générales ouvertes à tous les travailleurs.

La contradiction historique est alors explosive et jamais la base mobilisée dans une dynamique anticommuniste ne pouvait suivre la CGT dans son positionnement de conflit avec l’Etat. Georges Lefranc, un historien du syndicalisme historiquement lié au planisme farouchement anticommuniste et aux « espoirs » sociaux en le régime de Vichy, résume de manière assez nette ce panorama au sein des anticommunistes :

« La scission fut imposée à des leaders qui ne la voulaient pas ou qui ne la voulaient pas encore, par des militants du rang qui ne concevaient même pas qu’on pût encore en reculer l’heure. »

La direction de Force Ouvrière n’eut pas le choix. Le « Groupe central » tint alors une seconde Conférence nationale les 18 et 19 décembre pour fonder la CGT-Force Ouvrière.

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La CGT, le plan Marshall et les grèves de fin 1947

Dès leur sortie du gouvernement, les communistes lancent une grande vague de grèves. Ils espéraient ainsi regagner le terrain occupé par l’ultra-gauche et les tenants du syndicalisme libre. Désormais n’étant plus soumis à la discipline républicaine, le PCF pensait facilement l’emporter.

Le pic a lieu en novembre. Marseille est le lieu de multiples affrontements, avec une grève générale même suite au meurtre d’un ouvrier, Vincent Voulant, par la mafia du clan Guérini. 80 000 mineurs rentrent en grève, fer de lance d’un mouvement touchant les travailleurs de Renault et Citroën, les dockers, les métallos, les travailleurs des BPT, l’Education nationale, la fonction publique.

Le 29 novembre 30 000 grévistes manifestent même en force à Saint-Étienne, avec affrontement généralisé à la barre de fer avec les CRS.

Le ministre de l’Intérieur, Jules Moch membre de la SFIO, fait appel à l’armée et au 11e régiment parachutiste de choc, bras armé du service Action du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage.

Une de l’Humanité du 1er décembre 1947

Finalement, le 9 décembre 1947, le Comité central de grève constitué par les fédérations CGT décide de cesser le mouvement.

Entre-temps, des affrontements violents avaient parfois lieu avec les éléments de la CGT opposés à une grève considérée par eux comme « politique ».

Cependant, cet affrontement était strictement parallèle à une question éminemment politique s’affirmant dans le cadre de l’affrontement international entre capitalisme et communisme, celle du plan Marshall.

L’appel d’air provoqué par l’énorme investissement américain – une savante combinaison de prêts et de dons liés à l’industrie américaine – allait cimenter tous les opposants au PCF et exercer une pression énorme dans un pays en reconstruction.

Le paradoxe est ainsi que les tenants du syndicalisme libre pouvaient désormais exiger l’acceptation de ce soutien, alors qu’ils appuyaient auparavant les velléités d’ultra-gauche de revendications généralisées sans aucune perspective d’ensemble ni analyse réaliste de la situation.

Le PCF réfuta le plan Marshall avec un vrai temps de retard, qui fut critiqué dans le Mouvement Communiste International. Voici comment, dans l’Humanité du 12 octobre 1947, le secrétaire général de la CGT, Benoit Frachon, présente les raisons pour lesquelles il faut combattre le Plan Marshall :

« L’émotion soulevée par l’invraisemblable discours de Ramadier n’est pas près de s’éteindre.

C’est une politique de catastrophe nous ont dit certains représentants qualifiés de l’industrie. Tandis que pour la classe ouvrière surgit le spectre d’un chômage massif qu’évoque nécessairement la menace des fermetures d’usines et de chantiers annoncées par le président du Conseil.

Politique de catastrophe!

Le mot n’est pas trop fort. Politique aussi qui tend à ruiner, pour des buts qui ne sont que trop clairs, l’effort de reconstruction accompli, par la classe ouvrière, malgré les saboteurs (…).

Il est vrai que les trusts américains pourraient s’inquiéter de la modernisation de notre industrie sidérurgique, du perfectionnement de nos procédés de fabrication des automobiles, notamment chez Renault et chez Berliet.

Ils ont prévu la reconstruction rapide de l’industrie de la Ruhr, ils peuvent fabriquer suffisamment d’automobiles pour nous en vendre. Alors, pourquoi songer à développer nos propres industries «concurrentes» ?

La veille du jour ou Ramadier fit son discours, Philippe Lamour, secrétaire général de la C.G.A., parlait devant les représentants de la presse. Il indiquait, avec raison, qu’un des obstacles essentiels au développement de la production agricole était qu’on ne pouvait fournir aux paysans l’équipement dont ils ont besoin.

«Nous avons 200.000 demandes de tracteurs en série qui ne sont pas satisfaites», disait-il. Ramadier répond: «Nous n’avons pas de dollars». Mais il annonce en même temps que des usines seront fermées parce que les commandes seront suspendues. Ne croyez pas que l’idée puisse lui venir que ces usines pourraient faire les tracteurs que réclament les paysans (…).

Songez donc, les Américains fabriquent des tracteurs. Nous n’avons pas de dollars! Qu’à cela ne tienne, à force de concessions les Américains nous en prêteront.

Tandis que se précise cette politique de liquidation de nos principales industries, il ne se passe pas de jour sans qu’on nous annonce officiellement l’arrivée de délégués américains, experts ou non. M. MacMartin, président de l’Export-Import Bank va visiter nos principaux centres industriels. Les hommes les plus représentatifs de la banque et de l’industrie des U.S.A., pressent nos ministres de réduire les tarifs douaniers. «On nous l’a promis» , disent-ils.

Ils exigent qu’on crée les conditions nécessaires à des investissements solides et sûrs de capitaux, les leurs, en France.

Chaque Français a l’impression pénible que notre pays devient un vaste champ de foire où les maquignons viennent tâter les flancs du bétail avant de l’achever, sous la conduite de vendeurs accommodants qui déprécient eux-mêmes la marchandise. Gare à la ruade qui pourrait bien laisser pantois marchands et acheteurs (…).

Les événements vont vite. Les possesseurs de dollars qui commandent désormais sans partage se font plus exigeants. La classe ouvrière n’a pas l’habitude de céder au chantage. Le plan Monnet annexe du plan Marshall! Ce ne peut pas être son affaire.

Son plan à elle, c’est celui du redressement dans l’indépendance, la souveraineté du pays dans l’épanouissement d’une véritable démocratie. »

Un mois après, les 12-13 novembre 1947, le comité confédéral national de la CGT rejetait l’acceptation du Plan Marshall, par plus de 800 voix contre un peu plus d’une centaine.

« Le C.C.N. condamne le plan Marshall qui loin d’être un plan d’aide à la France et à l’Europe, n’est qu’une partie d’un plan d’asservissement du monde aux trusts capitalistes américains et la préparation à une nouvelle guerre mondiale. »

La motion d’acceptation du Plan Marshall était portée par Robert Bothereau. C’est lui qui allait également, immédiatement, lever le drapeau de la scission dans la CGT.

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La grève de 1947, arme des trusts

Les socialistes et les tenants du syndicalisme libre rongeaient leur frein dans la CGT ; à l’arrière-plan, il y a également les anarchistes et les trotskistes, qui espèrent pouvoir affaiblir à la moindre occasion le PCF.

Or, le PCF se retrouve profondément coincé par sa ligne de soumission au gaullisme. Il y a en effet une ligne républicaine assumée, le PCF se présentant comme le meilleur élève du régime républicain et encourageant la reprise de la production par tous les moyens. C’est une ligne de démocratie populaire mais totalement désaxée de par le fait que la question du pouvoir est totalement oubliée.

La bataille de la production, publié en 1946

Cette conception développée par Maurice Thorez l’emporte cependant entièrement dans le PCF. Victorin Duguet, mineur devenu secrétaire fédéral CGT, puis président des Charbonnages de France, explique en mars 1947 :

« Ce que je vais vous dire vous paraîtra dur, mais il faut que vous produisiez davantage. La nationalisation des mines n’est pas un échec : il faut faire la preuve que le rendement, le prix de revient, l’ordre et la discipline sont meilleurs qu’avant guerre, sinon il en sera fini des Houillères nationales. »

Or, non seulement la ligne est incohérente, mais en plus les masses ne la comprennent pas pour une partie significative. Il s’ensuit une incompréhension fondamentale de la position du PCF et des séries de grèves.

Cela produisit un espace dans lequel va se précipiter l’ultra-gauche, qui profite du désarroi des masses alors que le marché noir est encore là, que la production n’atteint le niveau de 1938 que vers fin 1949, que les prix ont été par multiplié quatre, cinq, six par rapport à l’avant-guerre, les salaires seulement par entre trois et quatre.

Au moyen de la démagogie et du rejet de toute analyse politique de la situation, l’ultra-gauche anarchiste et trotskistes lance des initiatives de lutte, soutenues par les tenants du syndicalisme libre voyant un espace pour affirmer la nature purement « syndicale » de la CGT.

Au mois d’août 1946, les Postes et Télécommunications entrent en grève. Elle se termine rapidement par un succès après un énorme élan, mais le PCF a tout compris : il sait que la « minorité » de la CGT a été au cœur d’une véritable tentative de déstabilisation, à la fois sociale et syndicale.

Elle a d’ailleurs formé indépendamment un Comité national de grève. Les socialistes embraient d’ailleurs aussi et dans l’organe Le Populaire, on appelle en août à une CGT au-dessus des partis politiques.

L’opération est une réussite : le Comité national de grève entraîne peu après 15 000 personnes hors de la CGT, la moitié formant un Comité d’action syndicaliste (CAS) en décembre 1946 dont le dirigeant était Camille Mourguès, issu de la gauche pro-trotskiste de la SFIO qui forma en 1938 le Parti socialiste ouvrier et paysan. Son premier inscrit fut Jean Mathé, secrétaire général du Syndicat national des agents des PTT en 1927 et qui ne participa pas à la Résistance.

D’autres CAS se constituèrent, comme CAS SNCF, Métaux, Transports, Hôpitaux, Alimentation.

Ce qui s’enclenchait était une véritable vague de grèves rendant l’ambiance explosive.


Nombre
de grèves
Nombre
de grévistes
Journées perdues
1946 528 180 000 386 000
1947 2 285 Pratiquement 3 millions 22 673 000
1948 1 425 Un peu plus de 6,5 millions 13 133 000

Les trotskistes réalisent alors un coup formidable : en avril 1947, ils déclenchent une grève dans les ateliers 6 et 18 de l’usine Renault-Billancourt. La CGT tente de relativiser, mais la conscience des masses est trop faible pour faire de la politique, alors que qui plus est la grève est appuyée par les socialistes (les Jeunesses socialistes apportant même une voiture avec des hauts-parleurs), les anarchistes, ainsi que la CFTC, le syndicat lié à l’Église catholique.

La CGT, déboussolé entre sa nature syndicale et son positionnement pro-PCF, s’enlise et échoue. Elle cède et suit le mouvement, privilégiant la tournure syndicaliste, pour réussir à prendre le dessus et arracher un accord.

Mais le PCF en paie le prix fort : il est exclu du gouvernement le 4 mai 1947 par le président du conseil Paul Ramadier, ce que confirme immédiatement le conseil national de la SFIO le 6 mai par 2529 mandats contre 2125.

Les trotskistes, eux, sont galvanisés et leurs trois principaux courants possèdent désormais une dynamique pour les cinquante prochaines années.

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Les socialistes face au PCF en 1945 et la question de la CGT

Les socialistes avaient immédiatement compris que le PCF disposait d’une hégémonie politique, idéologique et culturelle à gauche. Ils n’étaient pas marginaux pour autant : la SFIO avait désormais 400 000 membres, soit 300 000 de plus qu’avant la seconde guerre mondiale. Cela ne durera cependant pas : le nombre passe à 350 000 en 1946, 322 000 en 1947, 222 000 en 1948.

C’est que les socialistes n’avaient pas d’identité politique en propre. Les socialistes français étaient traversés en courant, le Front populaire les avait dépassé, ils n’avaient aucune ossature idéologique. Allaient-ils pencher à gauche vers le PCF ou bien vers le centre avec le Mouvement républicain populaire ?

Au 38e congrès, en 1946, Léon Blum résume ce dilemme en ses termes, exprimant en même temps un anticommunisme farouche, qui va caractériser les socialistes pour les 30 prochaines années :

« Nous l’avons connue pendant les vingt ans de l’entre-deux guerres. Ce n’était pas entre MRP [alliance du centre et des gaullistes] et communistes que le Parti avait à tenir sa voie droite, mais entre le parti radical et les communistes ; cependant, le problème était le même et les difficultés étaient les mêmes. 

Mais alors, s’il en est ainsi – et je suis convaincu qu’il en est ainsi – où faut-il chercher la cause ? Laissez-moi vous le dire avec gravité, presque avec sévérité, mais avec une affection fraternelle, je dirai même paternelle, et comme un homme qui, depuis bien des années, a consacré à notre parti tout ce qu’il a pu donner d’efforts et d’intelligence (…).

Le trouble du Parti, ce malaise dont l’analyse ne découvre pas les causes, ou qui est hors de toutes proportions raisonnables avec ses causes, je crains qu’il ne soit d’essence panique, qu’il ne traduise les formes complexes – excusez le mot – de la peur.

Je crois que, dans son ensemble, le Parti a peur. Il a peur des communistes. Il a peur du qu’en-dira-t-on communiste.

C’est avec anxiété que vous vous demandez à tout instant : “ Mais que feront les communistes ? Et si les communistes ne votaient pas comme nous ?… ”

La polémique communiste, le dénigrement communiste, agissent sur vous, vous gagnent à votre insu et vous désagrègent. »

S’il parle ainsi, ce n’est pas tant que Léon Blum a peur que les socialistes se tournent vers les communistes, mais qu’il craint que la SFIO ne cherche à concurrencer le PCF de manière frontale. Et c’est effectivement ce qui va se passer.

Refusant de se tourner vers les communistes à l’opposé de ce qui se passe dans de nombreux pays, principalement ceux de l’Est européen, les socialistes formèrent dès 1945 des Groupes Socialistes d’Entreprise, afin de disposer d’un certain ancrage populaire.

Ces GSE doivent également étudier l’opinion publique, faire remonter les informations sur les entreprises, les professions, la vie économique du pays. Il y a également l’obligation d’adhérer au syndicat, donc la CGT puisque l’autre syndicat est lié à l’Église catholique.

La conséquence de cette orientation est que tant Léon Blum que la direction de la SFIO, structurée autour de Daniel Mayer qui l’a conduit durant l’Occupation et l’a fait s’engager dans la Résistance, sont balayés au 38e congrès. La résolution sur le rapport moral et la politique générale du Parti en vue du congrès national d’août 1946 annonçait déjà la couleur :

« Les causes profondes du malaise actuel du Parti Socialiste sont en premier lieu d’ordre doctrinal :

Certes nous ne considérons pas le marxisme comme un dogme. Il est une méthode de prospection des faits économiques et sociaux, une doctrine d’action qui permet de progresser dans la lutte pour l’émancipation des travailleurs à la condition d’être constamment confrontée avec le réel et enrichie par les leçons de l’expérience.

Mais nous estimons que doivent être condamnées les tentatives révisionnistes, notamment celles qui, se fondant sur une conception erronée de l’humanisme, ont pu laisser croire à nos adversaires que le Parti oubliait cette réalité fondamentale qu’est la lutte des classes.

C’est cet affaiblissement de la pensée marxiste dans le parti qui l’a conduit à négliger les tâches essentielles d’organisation, de propagande et de pénétration dans les masses populaires pour se cantonner dans l’action parlementaire et ministérielle et a engendré, sur ce plan même, les erreurs politiques et tactiques commises depuis la libération. »

En clair, la direction est rejetée, car les socialistes ont accepté d’être coincé entre le MRP et le PCF, et que la situation est intenable à moyen terme. Il faut un tournant à gauche, afin de faire revenir les socialistes dans l’action politique et de tenir au PCF. L’un des signataires de la résolution est Guy Mollet, qui va alors devenir au congrès le dirigeant des socialistes.

Lors de son deuxième discours tenu au congrès, où il s’oppose à Léon Blum, il est très clair :

« Nous faisons nôtre la phrase de Léon Blum : « La fin du socialisme est la libération intégrale de la personne humaine. » Nous sommes d’accord et nous pensons même que l’humanisme n’est pas seulement un but, mais un moyen qui, d’ailleurs, a eu sa nécessité historique, particulièrement au sortir de la Libération, et qui peut enrichir la doctrine marxiste qui est et qui reste l’axe immuable du socialisme.

En effet, on vient au Parti par sens de l’humain, mais on ne peut réaliser cette libération de l’homme que par la réalisation d’un programme marxiste.

L’humanisme, certes, a toute sa valeur à la hauteur de l’individu, mais, quand il s’agit d’interpréter les phénomènes sociaux portant sur les masses, l’analyse marxiste garde toute sa force et sa vérité. C’est cette synthèse harmonieuse nécessaire qu’il nous faut ensemble préserver.

La différence que j’ai cru sentir avec Léon Blum sur un autre point est plus sensible. C’est lorsque nous parlant de la participation au pouvoir en régime capitaliste, il nous a dit que nos hommes au gouvernement devaient être les gérants honnêtes et loyaux des affaires du capitalisme.

Reprenant et développant cette idée, notre camarade Philip, ce matin, évoquait l’immense œuvre des philosophes du 18e siècle et montrait comment cette oeuvre nous avait valu la Déclaration des droits et la nuit du 4 août.

D’accord camarades, mais nous n’oublions pas que pour permettre la nuit du 4 août, pour permettre la Déclaration des Droits, il a fallu aussi un certain 14 juillet.

C’est parce que nous avons conscience que l’avènement définitif du socialisme, c’est-à-dire la libération totale de l’homme, peut trouver un jour dressée contre lui la force même brutale du capitalisme qu’il nous faut élargir notre base ouvrière et préparer à la fois la prise du pouvoir politique, sa défense éventuelle et son exercice. C’est cette synthèse qui fut un jour réalisée dans le Parti (…)

La période de stabilité apparente du capitalisme est dépassée. Actuellement, nous avons une société de transition en plein mouvement où se combattent le capitalisme et le socialisme. La participation au pouvoir se trouve ne plus être qu’une forme de la lutte de classe.

Au pouvoir, nous restons les représentants de la classe ouvrière. Au pouvoir, nous n’avons pas à corriger le système capitaliste, mais à fournir à la classe ouvrière les tremplins de son action de demain (…).

Il convient de sauvegarder l’indépendance et l’originalité du Parti. En conséquence, il ne faut pas aller à cette unité d’action en chien battu, il nous faut au contraire prendre le maximum d’initiatives et de garanties afin de ne pas donner l’impression d’être à la remorque d’un parti qui, en fait, n’est pas révolutionnaire comme nous le sommes.

Voilà camarades, notre véritable position sur ce point. On est jamais mieux servi que par soi-même. Elle n’est ni communisante, ni non plus anticommuniste, elle est tout bonnement socialiste. »

En conséquence, les socialistes étaient prêts à n’importe quelle initiative plaçant le PCF dans les cordes. La formation de la CGT-Force Ouvrière va être un véritable cadeau, une occasion qui ne sera pas manquée.

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