La Commune de Paris fut, en 1871, le
moment du grand tournant dans l’histoire de France ; elle marqua la
naissance du mouvement ouvrier révolutionnaire en toute
indépendance. Pour la première fois, la classe ouvrière
s’était élancée de manière seule, sans se soumettre ou
s’allier à la bourgeoisie dans une lutte anti-féodale.
Cependant, la classe ouvrière était embryonnaire, alliée à la plèbe ; l’échec de la Commune de Paris provoqua ainsi un cataclysme politique. 1871 fut une année d’une grande importance pour l’histoire du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale ; le prix à payer en France fut toutefois un recul significatif, à tous les niveaux.
Déjà, il y avait les pertes humaines, 30 000 communards ayant été tués, 45 000 autres emprisonnés ou déportés en Nouvelle-Calédonie, certains étant condamnés à mort.
Ensuite, il y eut la répression. Une loi
particulière fut promulguée en 1872, afin de contrer la propagande
de la Ire Internationale, alors que les libertés syndicales
avaient disparu, les activités démocratiques étaient entravées ;
l’état de siège était même maintenu dans les grandes
régions industrielles.
Paris était soumis à un ordre très strict et ne
connaîtra de pas de maire avant 1977 ; ce n’est qu’en 2002 que
la Préfecture de Police acceptera de partager ses prérogatives sur
la police municipale avec la mairie de Paris.
Les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais furent
alors à l’avant-garde de la lutte des classes, affrontant la
répression dès 1872, alors que des organismes se constituaient sous
la forme de mutualités, de coopératives, de syndicats clandestins,
voire même de sections de la Ire Internationale.
En 1876, il y a ainsi cinquante grèves dépassant quinze jours et un congrès ouvrier se tint, regroupant 350 représentants de 76 regroupements.
Parallèlement, le premier tome du Capital de
Karl Marx fut publié en différents tomes de 1872 à 1875,
recevant l’attention particulière d’un petit groupe d’ouvriers
et d’universitaires, le Cercle d’études philosophiques
et sociales se réunissant au Café Soufflet, à côté de
la Sorbonne, à l’angle de la rue des Écoles et du boulevard
Saint-Michel.
Une personnalité s’en rapprocha : Jules Basile, né en 1845, dit Jules Guesde, du nom de sa mère. Il s’agissait d’un journaliste républicain au moment de l’Empire, qui avait pris le parti de la Commune de Paris, ce qui l’amena à devoir s’enfuir tout d’abord en Suisse, où il se rapprocha de l’anarchisme, puis en Italie de 1874 à 1876, où il se rapprocha du marxisme.
De retour en France en septembre 1876, Jules
Guesde participa tout d’abord à la presse de la gauche radicale
: aux Droits de l’Homme et à son
successeur LeRadical ; son premier
article, paru le 15 octobre 1876, traitait de l’importance du congrès
ouvrier devant se tenir à Paris.
La rencontre avec les membres du groupe du Café
Soufflot amena un saut qualitatif. Lorsqu’il lança L’Égalité en
novembre 1877, Jules Guesde n’était encore qu’un républicain devenu
socialiste, à la croisée de l’anarchisme et d’un intérêt certain
pour le marxisme. Mais il portait une dynamique très claire, portée
par le prolétariat lui-même à l’arrière-plan : la défense de
l’identité de la Commune, et même son exaltation.
Cela ne pouvait qu’amener la production d’une
réalisation solide dans les faits, surtout qu’à cela s’ajoutait
l’émergence historique en Europe centrale de
la social-démocratie assumant le marxisme constitué
en doctrine par Friedrich Engels et Karl Kautsky.
Jules Guesde fut transcendé par ce moment
historique, devenant une figure acharnée vivant dans une extrême
pauvreté toute sa vie, un incessant propagandiste de la cause
révolutionnaire.
Les premiers échecs ne pouvaient pas bloquer son affirmation. L’Égalité s’effondra, en effet, dès juillet 1878, malgré l’abnégation complète de ses acteurs, Jules Guesde le premier. Il fallut changer d’imprimerie, sous pression administrative, au troisième numéro, il y eut plusieurs perquisitions au domicile de Jules Guesde, le gérant étant condamné pour « apologie de faits qualifiés de crimes » à 1 an de prison et 1000 francs d’amende, etc.
Il y eut également la tentative, décidée lors
d’un congrès régional à Paris, rue du Faubourg du Temple à
l’Alhambra, de profiter de l’exposition universelle de 1878 à
Paris, Jules Guesde lançant le projet d’un congrès ouvrier
international, aux côtés de trois rédacteurs de L’Egalité,
ainsi que les délégués des six plus importantes chambres
syndicales parisiennes (employés de commerce, mécaniciens,
mégisseurs, menuisiers, serruriers, tailleurs).
Arrêtés, ils pratiquèrent une ligne de défense
collective, dont Jules Guesde fut l’orateur et à ce titre le plus
lourdement condamné, avec 6 mois de prison et 200 francs d’amende.
Une identité était née.
Jules Guesde rédigea un « Programme des socialistes révolutionnaires français », diffusé au printemps 1879 avec 541 signatures.
L’Égalité réapparut en janvier 1880, cette fois en se définissant non plus comme « journal républicain socialiste », mais comme un « organe collectiviste révolutionnaire ».
L’organe disparut en décembre 1882, réapparaissant brièvement en février 1883, pour laisser la place au Socialiste d’août 1885 à février 1888.
Mais c’était là une nouvelle histoire : celle de
la tentative de fonder un Parti Ouvrier, fondé sur le collectivisme.
Gabriel Deville, l’un des premiers activistes aux côtés de Jules
Guesde, témoignera du succès de cette activité en expliquant, dans
le cadre d’un résumé du Capital de Karl Marx,
publié en 1883 :
« Les mots Parti ouvrier et collectivisme,
aujourd’hui passés dans notre langue politique étaient, peut-on
dire, inconnus ; les idées qu’ils représentaient ne comptaient
en France que de rares partisans, sans liens, sans possibilités
d’action commune.
C’est le journal L’Égalité, fondé sur l’initiative
de Jules Guesde et dirigé par lui, qui a seul donné l’impulsion au
mouvement socialiste révolutionnaire actuel. »
Augustin, avec son approche conceptuelle du
césaro-papisme et du péché comme base de l’expérience réelle de
l’Humanité depuis Adam, avec sa conception idéaliste du rapport
entre l’Un et le Multiple, détermina pour plusieurs siècles le
christianisme.
Sa fusion du manichéisme et du néo-platonisme,
de l’incarnation et de l’Évangile, l’a véritablement porté par
ailleurs, étant à la croisée de toute une production d’une très
riche intensité.
C’est la base d’une production extrêmement
prolixe historiquement, avec ses polémiques, ses conseils
techniques, ses nombreux ouvrages idéologiques.
Les titres de ses ouvrages tournés vers la
polémique montrent tout de suite de quoi il en retourne, sur le plan
de l’agressivité : Des hérésies, Contre les manichéens,
Contre les donatistes, Controverse avec les pélagiens, Contre les
Juifs, Contre les ariens, Conférences avec le manichéen Fortunat,
Contre le manichéen Adimantus, Réfutation de l’épître manichéenne
appelée Fondamentale, Contre Fauste le manichéen, Conférences avec
le manichéen Félix, Contre un adversaire de la loi et des
prophètes, Contre Julien défenseur du pélagianisme, Conférence
avec Maximin évêque arien, etc.
Il en va de même pour les ouvrages orientés vers la dimension idéologique – théologique : Du combat chrétien, De la continence, De ce qui est bien dans le mariage, De la sainte virginité, Annotations sur le livre de Job, De la trinité, Explication du sermon sur la montagne, Du symbole, De la vie bienheureuse, De l’immortalité de l’âme, De la patience, De l’utilité du jeune, Des devoirs à rendre aux morts, Traités sur Saint Jean, Traité de la foi, de l’espérance et de la charité, Traité de la musique, Traité du libre-arbitre, etc.
Augustin poussera le fanatisme jusqu’au bout, se
remettant parfois en cause, afin d’ajuster idéologiquement sa
démarche, comme ici dans les Rétractations :
« J’ai loué aussi Platon et les Platoniciens ou
les philosophes de l’Académie, et je les ai exaltés plus que ne
doivent l’être des impies ; je m’en repens à bon droit ;
surtout, quand je songe que c’est contre leurs profondes erreurs
qu’il faut partout défendre la doctrine chrétienne. »
On trouve également dans ses œuvres de très
nombreux conseils techniques pour diffuser la religion. Les orateurs
doivent « instruire, plaire et toucher », il
faut toujours viser l’attention des auditeurs.
Augustin explique par conséquent dans sa Méthode
pour enseigner aux catéchumènes les éléments du christianisme :
« Il n’est pas rare de voir un auditeur, qui
semblait charmé au début, se lasser d’être attentif ou de se
tenir debout ; il n’approuve plus, que dis-je ? il se met à
bailler et témoigne involontairement l’envie qu’il a de se
retirer.
Dès qu’on s’aperçoit de sa fatigue, on doit le
récréer, soit en lui tenant quelques propos d’un enjouement de
bon ton, sans sortir du sujet, soit en lui faisant un récit qui
frappe son imagination ou touche sa sensibilité.
Qu’on lui parle surtout de lui-même, afin que
l’intérêt personnel le tienne en éveil, sans toutefois le
blesser par quelque allusion offensante, ni quitter l’accent de
tendresse qui peut seul gagner son cœur.
On pourrait encore soulager son attention en lui offrant
un siège, ou plutôt, il vaudrait mieux qu’il fût assis dès le
commencement, autant que la circonstance le permet.
Je trouve fort sensé l’usage adopté dans certaines
églises d’outre-mer, où l’on voit assis l’évêque qui parle
et le peuple qui l’écoute : de la sorte, les personnes trop
délicates ne sont pas condamnées à relâcher leur attention et à
en perdre les fruits, même à se retirer.
C’est déjà un inconvénient qu’un chrétien,
quoique incorporé à l’Église, soit contraint de quitter une
assemblée nombreuse pour reprendre ses forces; mais n’est-il pas
cent fois plus fâcheux qu’un catéchumène, qui doit être initié
aux mystères, soit réduit à la nécessité impérieuse de se
retirer, pour ne pas tomber de faiblesse?
La timidité l’empêche d’expliquer la raison qui
l’oblige à partir; ses forces épuisées ne lui permettent plus de
rester debout.
Je parle par expérience: j’ai vu un homme de la
campagne me quitter au milieu de l’entretien, et sa conduite m’a
révélé le péché que je signale.
Eh! n’y a-t-il pas un orgueil révoltant à ne pas
laisser s’asseoir en notre présence des hommes qui sont nos
frères, que dis-je ? dont nous – cherchons à nous faire des frères,
et qui, à ce titre, doivent attendre de nous une sollicitude plus
empressée?
Ne voyons-nous pas qu’une femme était assise en
écoutant le Seigneur dont les anges environnent le trône ?
Si l’entretien doit être court ou que le lieu ne
permette guère de s’asseoir, je le veux bien, on écoutera debout:
c’est qu’alors l’auditoire sera nombreux et qu’il ne s’agira
pas d’instruire un catéchumène. Mais il y a péril, je le répète,
à laisser debout une ou deux personnes qui viennent nous trouver
pour s’initier à la foi chrétienne.
Toutefois, si nous n’avons pas pris cette précaution
au début, et que nous apercevions des signes d’ennui chez
l’auditeur, il faut lui offrir aussitôt un siège, en le pressant
de s’asseoir, et lui adresser quelques paroles pour le récréer,
ou même dissiper le malaise qui avait troublé son attention.
Dans l’incertitude où nous sommes des motifs qui
l’empêchent d’écouter, tenons-lui, dès qu’il est assis,
quelques propos enjoués ou pathétiques; pour l’arracher aux
distractions que lui causent les souvenirs du monde.
De la sorte, si nous tombons juste sur les pensées qui
le préoccupent, elles disparaîtront pour ainsi dire devant une
accusation directe : si nous nous sommes trompés, quelques mots sur
ces préoccupations que nous sommes obligés de supposer en lui, par
cela seul qu’ils sont inattendus et interrompent la suite de
l’entretien, piquent sa curiosité et renouvellent son attention.
Du reste, soyons brefs, puisque nous faisons une
digression, de peur que le remède ne soit pire que le mal et
n’augmente la lassitude que nous avons dessein de combattre. Ayons
soin dès lors d’abréger; faisons entrevoir et pressons la fin de
notre entretien. »
Il faut savoir « adapter son langage aux
circonstances et aux personnes », comme dit ici, encore
dans sa Méthode pour enseigner aux catéchumènes les
éléments du christianisme :
« Figure-toi bien qu’un écrivain qui compose
dans son cabinet pour être lu, se place à un tout autre point de
vue que l’orateur qui parle devant un auditoire attentif; et pour
l’orateur, que de points de vue divers!
Tantôt il donne des instructions en particulier, sans
témoins qui contrôlent son langage; tantôt il parle sous les yeux
d’une assemblée qui représente les goûts les plus divers.
Parle-t-il en public? tantôt il n’adresse ses
instructions qu’à une seule personne, et l’assemblée ne fait
que le juger ou rendre témoignage à la vérité de ses paroles;
tantôt l’auditoire attend un discours qui s’adresse à tous
indistinctement.
Dans ce dernier cas, la méthode doit encore changer
selon que le public est pour ainsi dire réuni en famille et n’attend
qu’une conférence, ou qu’il est suspendu en silence aux lèvres
de l’orateur, parlant du haut d’une tribune. Et même alors, le
ton doit varier, si l’auditoire est plus ou moins nombreux, s’il
est composé de savants ou d’ignorants, de gens de la ville ou de
la campagne, enfin, s’il représente le peuple entier avec ses
différentes classes.
En effet, si l’orateur n’est pas capable d’éprouver
les émotions les plus diverses, son âme ne saurait se peindre dans
son discours ni sa parole exprimer des sentiments assez variés pour
répondre aux mille impressions que provoque la sympathie dans une
foule nombreuse.
Il n’est ici question que d’initier à la foi des
esprits novices : toutefois, je puis t’assurer, d’après mon
expérience personnelle, que je ressens une émotion toute différente
selon que je vois dans le catéchumène un savant, un ignorant, un
étranger, un concitoyen,un riche, un pauvre, un particulier,un
magistrat; dignité, famille, âge, sexe, système philosophique,
font autant d’impressions sur mon coeur, et, sous l’empire du
sentiment que j’éprouve, mon discours commence, se continue et
s’achève.
On doit à tous une égale charité; mais ce n’est pas
une raison pour appliquer à tous le même remède.
La charité sait enfanter les uns et se rendre faible
avec les autres; elle travaille à édifier ceux-ci, elle a peur
d’offenser ceux-là; tantôt elle s’abaisse, tantôt elle
s’élève, tour à tour indulgente et sévère, jamais ennemie,
toujours maternelle.
Quand on n’a point éprouvé ces mouvements de la
charité, on croit que notre bonheur est attaché au faible talent
qui nous vaut les éloges de la multitude et les douces émotions de
la gloire.
Mais que Dieu, en « présence duquel montent les
gémissements des captifs » (Psal. LXXVIII, 11.), voie notre
humilité et nos peines, et qu’il nous remette tous nos péchés
(Psal. XXIV, 18.).
Si ma parole a eu pour toi quelque agrément, si elle t’a
inspiré le désir d’apprendre de moi quelques règles pour
vivifier tes discours, je te le répète, tu aurais été plus vite
initié à ces secrets en me voyant exercer les fonctions de
catéchiste qu’en me lisant. »
Augustin souligne qu’il faut bien diviser les
phrases lors de leur traduction pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés
ou d’erreurs, un même passage peut être interprété de plusieurs
manières, tout comme par ailleurs un même terme, etc.
Il pratique toutes les contorsions possibles pour justifier les incohérences : si dans les Écritures il y a des choses sévères, il ne s’agit que de métaphores et il ne s’agit d’ailleurs pas de prendre au pied de la lettre ce qui consisterait en réalité en des images, des figures allégoriques.
Augustin développe également le principe qu’une
même chose peut être comprise différemment, selon la position du
lecteur, comme ici dans De la doctrine chrétienne :
« Souvent il arrive que celui qui est ou qui se
croit élevé à un degré supérieur dans la vie spirituelle,
regarde comme autant de figures les préceptes imposés à ceux qui
suivent la voie commune.
Qu’il ait embrassé, par exemple, le célibat, et se soit
fait eunuque en vue du royaume des cieux (Matt. XIX, 12.), tout ce
que les Livres saints contiennent sur l’obligation d’aimer et de
gouverner son épouse, lui paraît devoir être entendu dans le sens
figuré et non littéral.
Qu’un autre ait résolu de conserver sa fille vierge, il
ne voit qu’une expression métaphorique dans ces paroles : «
Marie ta fille et tu auras fait un grand ouvrage » (Eccli. VII,
27.).
Une des considérations qui contribuent à l’intelligence
de l’Écriture, c’est donc de savoir qu’il y a des préceptes
communs à tous les hommes, et d’autres qui ne s’adressent qu’aux
personnes d’une condition particulière.
Il convenait que le remède fût non-seulement appliqué
d’une manière générale pour la guérison du corps entier, mais
encore approprié à l’infirmité particulière de chacun des
membres. Car il faut guérir et perfectionner dans sa condition celui
qui ne peut être élevé à une condition supérieure. »
Augustin a donc permis une approche très
rigoureuse sur le plan technique, permettant au catholicisme de
disposer d’un socle de haut niveau, profitant de la gigantesque
culture d’Augustin, rompu à la culture romaine.
Cependant, il fut bien obligé, naturellement, de
chercher une voie pour compenser les contradictions innombrables des
textes religieux.
Dans De la doctrine chrétienne, il
y a notamment le passage suivant qui est très intéressant, car
relevant de la tentative impossible de justifier la valeur de
commandements de l’Ancien Testament, relevant du mode de production
esclavagiste, en contradiction flagrante avec le message du Nouveau
Testament.
Il faudrait, selon Augustin, remettre les choses
dans leur contexte et comprendre que ce qui a été commandé ou
permis dans le passé, dans l’Ancien Testament, correspond à un
autre temps, qui serait entièrement différent.
Voici comment il tente de formuler une
justification :
« Actions louées dans l’Écriture, maintenant
contraires aux bonnes mœurs.
L’ancien Testament tout entier, ou presque tout entier,
peut donc s’interpréter, non-seulement dans le sens littéral, mais
encore dans le sens figuré.
Cependant pour les faits que le lecteur croira devoir
prendre à la lettre, et dont les auteurs sont loués dans
l’Écriture; si ces faits sont opposés à ce qui s’observe parmi les
fidèles depuis l’établissement de la loi nouvelle, il s’attachera à
la figure qu’ils contiennent, pour la comprendre, mais il se gardera
de prendre le fait lui-même comme règle de ses mœurs.
Car bien des choses se pratiquaient alors légitimement,
qu’on ne pourrait aujourd’hui se permettre sans péché. »
Voici comment, dans De la vraie religion,
Augustin cherche à montrer que « l’enseignement de la
vraie religion est contenu avec un enchaînement parfait dans
l’ancien et le nouveau Testament » :
« Peut-être dira-t-on que les deux Testaments ne
peuvent avoir été donnés par le même Dieu, puisque le peuple
nouveau n’est point astreint aux mêmes cérémonies qui obligeaient
ou qui obligent encore le peuple juif.
Mais est-il impossible que sans violer la justice le même
père de famille commande autre chose à des serviteurs qu’il juge
bon pour eux-mêmes de traiter plus sévèrement, et autre chose à
des serviteurs qu’il daigne adopter pour enfants?
Quant aux préceptes moraux, on peut s’étonner de les
voir en quelque sorte moins parfaits dans l’ancienne loi que dans
l’Évangile et en conclure qu’ils n’ont pas le même Dieu pour
auteur.
Mais est-il moins étonnant de voir un médecin, qui veut
soulager ou guérir les malades, faire donner aux plus faibles, par
ses serviteurs, des remèdes différents de ceux qu’il donne par
lui-même aux tempéraments plus vigoureux?
De même donc que la médecine demeure la même science,
et que sans varier dans sa nature elle varie ses remèdes suivant la
diversité de nos maladies; ainsi, immuable en elle-même, la divine
providence porte secours de différentes manières à sa créature
inconstante et fragile; elle commande ou défend, selon nos
différentes faiblesses, afin de ramener du vice, le principe de la
mort, de retirer de la mort même et de rattacher intimement à sa
nature et à son essence divine tout ce qui déchoit, c’est-à-dire
tout ce qui incline vers le néant. »
Voici d’autres exemples, tirés de l’Accord
des évangélistes, où Augustin s’évertue à justifier
pourquoi les évangélistes racontent la même scène parfois très
différemment.
Augustin explique que, dans certains cas, c’est
pour renforcer la même idée différemment :
« Maintenant la voix du ciel a-t-elle dit: « En
qui je me complais, in quo mihi complacui,» ou : « Je
mets en vous ma complaisance, in te complacui, » ou
enfin : « Il me complaît en vous, in te complacuit
mihi ? »
On est libre d’admettre l’une ou l’autre de ce Trois
leçons, pourvu que l’on comprenne qu’en rapportant différemment les
paroles, les Évangélistes ont rendu la même pensée.
La différence des expressions a même l’avantage de
nous faire mieux saisir l’idée, que si tous l’avaient rapportée
dans les mêmes termes , et d’écarter le danger d’une fausse
interprétation. »
Dans l’exemple suivant, on a droit à un bricolage
de très haute mauvaise foi :
« Néanmoins il est des esprits qui ne voient pas
comment saint Matthieu et saint Marc disent que le fait arriva six
jours après, quand il s’agit de huit jours dans le texte de saint
Luc.
Nous ne devons pas leur répondre par le mépris ; mais
les instruire en leur faisant connaître la raison de cette
différence. En effet, quand on dit qu’une chose arrivera dans tant
de jours, quelquefois on ne compte ni le jour présent ni celui où
elle doit avoir lieu, mais seulement les jours intermédiaires, les
jours pleins et entiers après lesquels elle arrivera.
C’est ce qu’ont fait saint Matthieu et saint Marc. Ils
ont exclu et le jour où le Sauveur parlait et celui de l’événement,
et n’ayant égard qu’aux jours intermédiaires ils disent :
« Six jours après; » tandis que saint Luc en comptant les
deux jours exceptés par eux, savoir le premier et le dernier, et en
suivant le mode de langage où la partie se prend pour le tout, nous
fait lire : « Huit jours après. » »
Augustin est à ce titre incontournable dans la
formation chrétienne, afin d’être en mesure de parer aux
critiques rationalistes, de justifier ce qui semble incohérent de
point de vue rationnel. Inévitablement, cela renforce d’autant plus
la dimension mystique, anti-matérialiste.
La nécessité de gommer les contradictions fut un
puissant moteur du fanatisme. Il fallait obligatoirement rejeter la
raison, afin de maintenir le caractère parfait des textes. La raison
est, chez Augustin, entièrement subordonnée aux Écritures,
conformément à son approche fanatique.
Comme le le formule dans De la vraie
religion, dans le passage où il explique que la
méditation des Saintes Écritures sert de remède
à la curiosité :
« Renonçons donc et pour toujours à ces niaiseries du théâtre et de la poésie.
Que l’étude et la méditation des Écritures soit l’aliment et le breuvage de notre esprit; la faim et la soif d’une curiosité insensée ne lui avaient donné que la fatigue et l’inquiétude; il cherchait en vain à se rassasier de ses vaines imaginations; ce n’était qu’un festin en peinture.
Sachons nous livrer à ce salutaire exercice, aussi noble que libéral.
Si les merveilles et la beauté des spectacles nous charment , aspirons à voir cette sagesse, qui atteint avec force d’une extrémité à l’autre et qui dispose tout avec douceur (Sag. VIII, 1.). Qu’y a-t-il en effet de plus admirable et de plus beau, que cette puissance invisible qui crée et gouverne le monde visible, qui l’ordonne et l’embellit ? »
Concluons donc avec cette sorte de petite synthèse
faite par Augustin, dans De la doctrine chrétienne :
« L’Écriture s’explique mieux par elle-même que
la raison.
S’il se présente un sens dont la certitude ne puisse
être établie par d’autres témoignages de l’Écriture, il faut
alors en montrer l’évidence par de solides raisonnements, bien que,
peut-être, ce sentiment n’ait pas été celui de l’auteur en cet
endroit.
Mais cette méthode est très-dangereuse.
La voie la plus sûre sera toujours celle de L’Écriture
même ; et quand nous y cherchons la vérité cachée sous le voile
des expressions métaphoriques, il faut que notre interprétation
soit à l’abri de toute controverse, ou que, si elle est contestable,
l’incertitude soit résolue par des, témoignages puisés ailleurs
dans l’étendue des livres saints. »
Il est significatif que le mysticisme d’Augustin
puise dans la clef véritable de l’idéalisme religieux, à savoir le
culte des nombres. C’est la conséquence obligatoire de la conception
idéaliste du rapport entre l’Un et le Multiple.
Puisque Dieu est 1, la réalité qui est multiple
s’appuie sur ce 1. Les nombres, invisibles à la matière, aux corps,
composeraient l’univers, aussi faut-il se tourner vers le concept de
Dieu.
Voici ce qu’il dit, de manière tortueuse,
dans le Traité du libre-arbitre :
« En réfléchissant à la formation des nombres
eux-mêmes, tu verras facilement que nous n’en avons pas acquis la
connaissance au moyen des sens corporels.
En effet, tout nombre tire son nom du nombre de fois
qu’il contient l’unité.
S’il la contient deux fois, il s’appelle deux; trois
fois, il s’appelle trois; s’il la renferme dix fois, il s’appelle
dix; tous les nombres sans exception tirent leur nom de là, et
chacun d’eux se nomme tant de fois l’unité. Mais quiconque fixe sa
pensée sur la vraie notion de l’unité, trouve sans difficulté
qu’elle ne peut être perçue par les sens corporels.
En effet, quelque objet que saisissent les sens, toujours
il accuse non l’unité, mais la pluralité; car cet objet est un
corps, et par conséquent il a d’innombrables parties.
Pour éviter de passer en revue les corps les plus petits
et les moins articulés, je dis qu’un corps, si petit qu’il
soit, a toujours une partie à droite et une à gauche; haut et bas,
devant et derrière, extrémités et milieu; nous sommes forcés
d’avouer que tout cela se trouve dans le corps le plus exigu dans ses
proportions; c’est pour cela que nous n’accordons pas qu’aucun corps
soit vraiment et purement un, tout en remarquant qu’on n’y pourrait
compter cette pluralité sans la discerner au moyen de la
connaissance de l’unité même.
Et vraiment lorsque je cherche l’unité dans un corps, et
que je suis sûr de ne l’y pas trouver, je connais certainement ce
que je cherche, ce que je n’y trouve pas, ce qu’on ne peut y trouver;
disons mieux, ce qui n’y est absolument pas.
Donc, dès que je sais qu’il n’existe pas de corps un, je
sais ce que c’est que l’unité; car, si je ne connaissais pas
l’unité, je ne pourrais compter les nombreuses parties de ce corps.
Mais partout où je connais l’unité, ce n’est
certainement pas au moyen des sens corporels, puisque par ces sens je
ne connais que le corps qui, nous l’avons vu, n’est pas vraiment et
purement un.
Or, si nous n’avons pas acquis la perception de l’unité
au moyen des sens corporels, nous n’avons pas pu, par ces mêmes
sens, acquérir celle d’aucun nombre, je veux dire de ces nombres que
nous voyons par l’intelligence.
Car il n’en est pas un seul qui ne tire son nom du nombre
de fois qu’il contient l’unité, et la perception de ce fait n’a pas
lieu au moyen des sens corporels.
La moitié d’un corps a elle-même une moitié égale aux
deux, dont se compose la totalité de la première. Et ainsi, les
deux moitiés d’un corps y sont de telle sorte, qu’elles ne sont pas
elles-mêmes deux unités indivisibles.
Au contraire, ce nombre qu’on appelle Deux parce qu’il
contient deux fois l’unité, sa moitié, c’est-à-dire ce qui est un
absolument, ne peut être une seconde fois divisé en demi, tiers,
quart, etc., parce qu’il est vraiment et simplement un (Formule de ce
raisonnement en arithmétique : 1 divisé par 1 donne 1).
De plus, en suivant l’ordre des nombres, après 1 nous
voyons 2, nombre qui, comparé au premier, se trouve en être le
double. Mais le double de 2 ne vient pas immédiatement; 3 est
interposé avant 4, qui est le double de 2.
Et ce rapport se poursuit à travers toute la série des
nombres, en vertu d’une loi aussi parfaitement claire qu’immuable.
Ainsi après 1, c’est-à-dire après le premier de tous les nombres,
le premier qui vient en ne comptant pas le précédent, en est le
double; car c’est 2 qui suit 1.
Après le second nombre, c’est-à-dire après 2, toujours sans compter celui-ci, le second qui vient en est le double. En effet, après 2, le premier est 3, et le second 4, double du second nombre. Après le troisième nombre, c’est-à-dire 3 , toujours sans le compter, le troisième en est encore le double.
En effet, après le troisième nombre, c’est-à-dire 3, le premier qui vient est 4, le second 5 et le troisième 6, qui est le double du troisième nombre, Puis, après le quatrième nombre, toujours sans compter celui-ci, le quatrième qui vient en est le double.
En effet, après le quatrième nombre, soit 4, le premier qui vient est 5, le second 6, le troisième 7 et le quatrième 8, qui est le double du quatrième, et ainsi de suite.
Tu trouveras dans toute la série des nombres ce que tu as trouvé dans la première addition des nombres, c’est-à-dire dans un et deux, à savoir que dans toute la série, à partir du commencement, après un nombre donné, le nombre cardinal correspondant amène le double du premier nombre.
Cette loi immuable, fixe et inaltérable qui préside à tous les nombres, comment la saisissons-nous ?
Personne ne peut assurément, au moyen des sens corporels, saisir tous les nombres, puisqu’ils sont innombrables.
Comment donc connaissons-nous cette loi qui les embrasse tous? En vertu de quelle imagination ou de quelle image une vérité mathématique aussi certaine nous apparaît-elle si constitué à travers l’innombrable série des nombres? N’est-ce pas au contraire en vertu de la Lumière intérieure, que les sens corporels ne connaissent pas?
Ces preuves et beaucoup d’autres semblables forcent les hommes à qui Dieu a départi le génie de la discussion et qui ne l’ont point obscurci par leur entêtement, à reconnaître que le rapport ou la vérité des nombres ne ressortit pas des sens corporels, qu’elle subsiste invariable et sans altération, qu’elle appartient en commun et qu’elle est visible à tous ceux qui raisonnent.
Bien d’autres choses peuvent se présenter à l’esprit qui appartiennent aussi en commun à tous ceux qui font usage du raisonnement, sont comme publiquement à leur disposition, et visibles à l’oeil de l’intelligence et de la raison de chacun de ceux qui les considèrent, tout en demeurant inaltérées et immuables.
Toutefois , j’ai vu sans regret que ce rapport ou vérité des nombres s’est présentée tout d’abord à ta pensée, lorsque tu as entrepris de répondre à la question que je t’avais posée. Car ce n’est pas en vain qu’on voit dans les saints Livres le nombre joint à la sagesse, à l’endroit où il est dit : « J’ai exploré mon cœur lui-même, pour connaître, examiner et scruter la sagesse et le nombre. » »
Voici d’autres argumentations du même type, qu’on
trouve dans ses réponses à Quatre-vingt trois questions :
« LV. — Sur ces paroles : « Il y a soixante
reines, quatre-vingt concubines et des Jeunes filles sans nombre
(Cant. VI, 7.). »
Le nombre dix peut signifier la science de l’univers. Si
on l’applique aux choses intérieures et intelligibles, indiquées
par le nombre six, il en résulté le nombre dix fois six;
c’est-à-dire soixante ; si on la rapporte aux choses terrestres et
corruptibles, qui peuvent être désignées par le nombre huit, on
obtient dix fois huit, c’est-à-dire quatre-vingt. Les reines sont
donc les âmes qui règnent dans le monde intelligible et spirituel.
Les concubines sont les âmes qui reçoivent une
récompense terrestre, et dont il est dit : « Elles ont reçu leur
récompense (Matt. V, 2.).» Les jeunes filles sans nombre sont les
âmes dont la science, n’est pas fixe et que des doctrines diverses
peuvent mettre en danger. Ainsi le nombre, comme nous l’avons dit,
signifierait une science certaine, positive et affermie.
LVI. — Des quarante-six ans employés à la
construction du temple.
Six, neuf, douze et dix-huit réunis, font quarante-cinq.
Ajoutez-y l’unité, tous avez quarante-six qui, multiplié par six,
donne deux cent soixante-seize.
Or on prétend que la conception humaine suit la
progression suivante : Les six premiers jours elle ressemble à du
lait; les neuf suivants, elle se change en sang ; dans les douze qui
viennent ensuite, elle se consolide; puis pendant dix-huit jours,
elle prend la forme complète des membres; et enfin, pendant le reste
du temps jusqu’au, terme, elle prend de l’accroissement.
Si donc à quarante-cinq on ajoute l’unité, qui indique
le total à obtenir, puisque six, neuf, douze et dix-huit réunis
font quarante-cinq ; cette unité produit quarante-six.
Or quarante-six, multiplié par le nombre six, que nous
avons placé le premier de la série, donne deux cent soixante-seize,
c’est-à-dire neuf mois et six jours à partir du huit des calendes
d’avril jour où l’on croit que le Seigneur a été, conçu parce que
c’est ce jour-là qu’il a été crucifié, jusqu’au huit des calendes
de janvier où il est né.
Ce n’est donc pas sans raison qu’on dit que le temple,
image de son corps (Jean, II , 20,21.), a été construit en
quarante-six ans: car on aurait employé à élever cet édifice
autant d’années que le corps du Seigneur aurait mis de jours à se
développer complètement.
LVII. — Des cent cinquante-trois poissons.
1. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le
Christ est à Dieu (I Cor. III , 28, 23.). » En commençant ici au
Chef suprême, on trouve un, deux, trois, quatre objets. De même il
est écrit : « Le chef de la femme est l’homme, le chef de l’homme
est le Christ, et le chef du Christ est Dieu (Ib. XI, 3.). »
En comptant de la même manière, on trouve encore ici
un, deux, trois et quatre. Or un, deux, trois et quatre
additionnés, donnent dix.
C’est pourquoi le nombre dix représente bien la doctrine
qui montre Dieu créateur et le monde créature.
De plus, comme le corps une fois parfait et immortel est
soumis à l’âme parfaite aussi et immortelle, que l’âme elle-même
est soumise au Christ et le Christ à Dieu, non comme étant d’une
nature différente ou étrangère, mais comme un fils à son père,
ce même nombre dix ex prime aussi tout ce que nous espérons pour
l’éternité après la résurrection du corps. Peut-être est-ce
pour cela que les ouvriers loués pour travailler à la vigne
reçoivent un denier pour salaire (Matt, XX, 2.).
Or comme un, deux, trois et quatre réunis font dix ; de
même un, deux, trois et quatre multipliés par quatre forment
quarante.
2. Si le nombre quatre désigne vraiment le corps, à raison de ses quatre éléments bien connus : le sec et l’humide, le froid et le chaud, et encore parce que la progression du point à la longueur, de la longueur à la largeur et de la largeur à la hauteur en constitue la solidité, qui est ainsi renfermée dans le nombre quatre, il ne sera pas déraisonnable d’exprimer par le nombre quarante l’oeuvre accomplie dans le temps pour notre salut, quand le Seigneur a pris un corps et a daigné apparaître aux hommes sous forme visible.
Car un, deux, trois et quatre, qui désignent le Créateur et la créature, multipliés par quatre, c’est-à-dire figurés par le corps qu’a pris le Sauveur dans le temps, forment quarante.
En effet, entre quatre et quatre fois existe cette différence, que le premier indique l’état fixe, et le second le mouvement.
Doue comme quatre se rapporte au corps, quatre fois le rapporte au temps ; et par là se trouve indiqué le mystère opéré corporellement et dans le temps, en vue de ceux qui étaient esclaves de l’amour du corps et soumis aux variations du temps.
Donc aussi, comme nous l’avons dit, le nombre quarante est censé désigner avec assez de fondement, l’œuvre même de la Providence dans le temps.
Et si le Christ a jeûné quarante jours (2 Ib. IV, 2.), c’est peut-être pour faire ressortir la pauvreté de ce siècle, qui repose sur le mouvement des corps et sur le temps ; comme aussi, quand il a passé quarante jours avec ses disciples après sa résurrection, c’était par allusion, je pense, à l’oeuvre qu’il a accomplie dans le temps pour notre salut.
Or le nombre quarante, si on additionne ses parties aliquotes, s’élève au nombre cinquante, et a la même signification.
En effet ces parties aliquotes le forment avec exactitude; or, quand la vie corporelle et visible que l’on mène dans le temps a toute l’exactitude de le justice, on arrive à la perfection dont l’homme est capable.
Cette perfection, comme nous l’avons dit, est exprimée par le nombre dix; et le nombre quarante,en faisant la somme de ses parties aliquotes produit le nombre dix, parce qu’il s’élève à cinquante, comme nous l’avons dit aussi plus haut.
En effet un, renfermé quarante fois dans quarante ; deux, vingt fois; quatre, dix-fois; cinq, huit fois; huit, cinq fois ; dix, quatre fois ; et vingt, deux fois, réunis ensemble, forment cinquante. Or il n’y a dans le nombre quarante aucun autre nombre, que ceux que nous venons d’énumérer, et dont nous avons formé le nombre cinquante en les additionnant l’un à l’autre.
Après avoir donc passé quarante jours avec ses disciples, après sa résurrection, pour leur recommander l’œuvre qu’il avait accomplie pour nous dans le temps, le Seigneur monta au ciel; et dix jours après, il envoya le Saint-Esprit (Act. I, 3-9 ; II, 1-4), pour les perfectionner spirituellement et les rendre capables de comprendre les choses invisibles, eux qui n’avaient cru jusque-là qu’aux choses temporelles et visibles.
En effet, par les dix jours après lesquels il envoya le Saint-Esprit, il indiquait la perfection opérée parle Saint-Esprit; car c’est ce nombre dix que produit le nombre quarante lorsque par l’addition de ses parties aliquotes il devient le nombre cinquante; et c’est ainsi qu’en vivant avec l’exactitude de la justice on parvient à la perfection, désignée par ce même nombre de dix, qui forme le nombre cinquante en s’ajoutant à quarante.
Donc puisque la perfection opérée par le Saint-Esprit, tant que nous vivons dans la chair sans marcher selon la chair, s’unit à.la vie du temps nous avons raison de penser que le nombre cinquante désigne l’Eglise, mais l’Eglise déjà purifiée et perfectionnée, qui embrasse, dans la charité, la foi de la vie présente et l’espérance de l’éternité future, c’est-à-dire qui réunit le nombre dix au nombre quarante.
Or, soit parce qu’elle est composée de trois espèces d’hommes, les Juifs, les Gentils et les chrétiens charnels ; soif parce qu’elle est marquée du sceau de la Trinité dans le sacrement ; cette Eglise, désignée par le nombre cinquante, si on multiplie par trois le nombre qui lui, est propre, arrive à cent cinquante.
En effet trois fois cinquante font cent cinquante. Ajoutez-y trois, parce qu’il faut indiquer par un signe véritable, éclatant, qu’elle est purifiée dans le bain de la régénération, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit (Matt. XXVIII,19.), et vous avez cent cinquante-trois.
Or c’est précisément le nombre des poissons pris dans le filet jeté sur la droite.
Si on les dit grands (Jean, XXI, 9-11), c’est parce qu’ils représentent les hommes parfaits, aptes au royaume des cieux. En effet, dans l’autre cas, le filet qui ne fut point jeté sur la droite, prit de bons et de mauvais poissons, qui furent séparés sur le rivage (Matt. XIII, 48.).
Car, dans l’état présent de l’Église, il y a tout à la fois de bons et de mauvais poissons dans les filets des préceptes et des sacrements divins.
Or la séparation se fait à la fin des temps, c’est-à-dire à l’extrémité de la mer, sur le rivage : les justes règnent d’abord dans le temps, comme il est dit dans l’Apocalypse, puis dans l’éternité au sein de la cité qui y est décrite (Apoc. XXI.) ; là où l’oeuvre du temps, désignée par le nombre quarante, ayant son terme, il ne reste plus que le nombre dix, denarius, le denier, salaire réservé aux saints qui travaillent dans la vigne.
3. Pris en lui-même, ce nombre peut aussi désigner la sainteté de l’Église, opérée par Notre-Seigneur ; car le nombre sept enfermant toute la création, puisque le nombre trois est attribué à l’âme, et le nombre quatre au corps, l’incarnation même s’exprimerait par sept fois trois.
En effet le Père a envoyé le Fils, et le Père est dans le Fils, et le Fils est né d’une Vierge par le don du Saint-Esprit. Voilà bien trois: le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
De plus le nombre sept est dans l’homme auquel s’est uni le Fils de Dieu dans l’incarnation pour le rendre éternel.
La somme totale est donc de vingt un, c’est-à-dire de trois fois sept.
Or ce mystère de l’Incarnation a procuré ; la délivrance de l’Église, dont le Christ est le chef (Eph. X, 23.) ; mais cette Eglise ayant été réparée dans son corps et dans son âme; voilà encore le nombre sept. Or en multipliant vingt-un par sept, à cause de ceux qui sont délivrés par l’Homme-Dieu, on trouve pour total cent quarante-sept.
On y ajoute le nombre six, ou le nombre parfait, attendu qu’il se compose exactement de la somme de ses parties aliquotes.
En effet ses parties aliquotes sont un, qu’il contient six fois ; deux, qu’il renferme trois fois; trois, qu’il contient deux fois ; et un, deux, trois, réunis, donnent six.
Peut-être est-ce pour ce motif que Dieu a achevé mystérieusement l’oeuvre de la création le sixième jour (1). Si donc vous ajoutez six, le signe de la perfection, à cent quarante-sept, vous obtenez cent-cinquante trois, le nombre des poissons pris le jour où, sur l’ordre du Seigneur, on jeta le filet sur la droite, et non sur la gauche; où se trouvent les pécheurs. »
C’est une preuve tout à fait parlante de la substance propre à l’idéalisme, qu’il soit néo-platonicien ou catholique, ou de n’importe quelle religion par ailleurs, de n’importe quelle tendance à l’idéalisme, au rejet de la matière.
Le souci de l’exigence du combat du bien contre le
mal, c’est que chez Augustin, ce qui compte c’est la dimension
mystique ; l’idéalisme amène l’anéantissement de la matière au
profit du Un divin. À ce niveau, l’œuvre véritablement massive
d’Augustin en termes de quantité est parsemée de réflexions sur
l’unité divine, en laquelle il faut se fondre.
C’est l’expression du néo-platonisme dans le catholicisme, au moyen d’une rencontre du manichéisme opposant le bien et le mal avec le principe de l’incarnation d’un Dieu absolu.
Augustin ne parle pas ici de manière différente
d’un néo-platonicien, notamment Plotin ou encore Porphyre ; dans Les
confessions, une œuvre célèbre, il dit ainsi:
« Je veux rappeler à mon cœur les hideurs de son passé
et les charnelles corruptions de mon âme; non pas que je les aime,
mais afin que je t’aime, toi, mon Dieu.
C’est par amour de ton amour que je le fais ; je repasse
mes voies d’iniquité dans l’amertume de mon ressouvenir afin que tu
me deviennes doux, ô douceur qui ne trompe pas, ô douceur de
bonheur et de sécurité, toi qui me rassembles de la dispersion, où
sans fruit je me suis éparpillé, quand je me suis détourné de
toi, l’Unique, pour me perdre dans le multiple. »
En disant qu’il s’est, jusqu’à présent, ce qu’il
confesse, détourné de l’Unique pour se perdre dans le multiple,
Augustin assume totalement et sans équivoque le discours
néo-platonicien, qu’il saupoudre littéralement de références
bibliques, tout en insistant particulièrement sur le principe des
nombres, qui sont à la base même de la philosophie de Pythagore
formant le socle du platonisme.
Le monde est multiple, composé de nombre, seul le
Un divin est parfait, autonome, auto-suffisant, infini, éternel,
etc.
Par conséquent, on retrouve le principe de
l’unité partout, même au sein de la volupté charnelle, comme le
prétend ici Augustin dans De la vraie religion, prétexte
au thème pythagoro-platonicien de l’harmonie des nombres dans
l’espace-temps au moyen de l’ordre et des proportions :
« Par conséquent, avançons pendant que le jour est
pour nous, c’est-à-dire pendant qu’il nous est donné de faire usage
de la raison pour nous tourner vers Dieu; pour mériter d’être
éclairés par son Verbe, la véritable lumière, et n’être pas
enveloppés dans les ténèbres. Le jour, c’est l’éclat de cette
lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde. » —
« Tout homme, » est-il écrit; car il peut user de sa
raison, et chercher pour se relever un point d’appui où il est
tombé.
Si donc on aime les voluptés charnelles, qu’on les
considère avec attention; et si l’on y découvre les vestiges de
quelques nombres, qu’on cherche où sont les nombres dégagés de la
matière; car là se trouve davantage l’unité.
Sont-ils ainsi dans le mouvement vital, principe de la
reproduction? il faut les y admirer plutôt que dans le corps
lui-même.
Car si les nombres étaient matériels dans la semence
comme la semence elle-même, de la moitié d’une graine de figue
naîtrait une moitié d’arbre, et pour la génération des animaux,
si la matière séminale n’était pas non plus tout entière, elle ne
pourrait produire l’être tout entier, et un seul germe si petit ne
pourrait avoir une force illimitée de reproduction.
Mais un seul germe est si fécond qu’il suffit pour
propager indéfiniment pendant des siècles et selon sa nature les
moissons par les moissons, les forêts par des forêts, les troupeaux
par les troupeaux, les peuples par les peuples; et pendant une si
longue succession , il n’est pas une feuille, pas un cheveu qui ne
trouve sa raison d’être dans cette première et unique semence.
Voyons ensuite quels harmonieux et suaves accords
retentissent dans les airs au chant du rossignol. Jamais le souffle
de ce petit oiseau ne les reproduirait au gré de ses caprices, s’il
ne les trouvait comme imprimés immatériellement dans le mouvement
même de la vie.
Nous pouvons observer le même phénomène dans tous les
autres animaux privés de raison, mais doués de sensibilité.
Il n’en est aucun qui dans le son de la voix, ou dans tout autre mouvement de ses organes, ne produise un nombre et une mesure propres à son espèce. La science ne les lui a point communiqués, il les trouve dans sa nature, dont les limites ont été fixées par la loi immuable de toutes les harmonies.
Revenons à nous-mêmes et mettons de côté ce qui nous est commun avec les arbustes et les animaux.
Toujours l’hirondelle bâtit son nid de la même manière; ainsi en est-il de chaque espèce d’oiseaux. Mais pour nous, comment se fait-il que nous puissions apprécier ces formes qu’ils recherchent, le degré de perfection qu’ils y atteignent, et que comme les maîtres de toutes ces configurations nous sachions en mime temps varier à l’infini la forme de nos édifices et des autres œuvres matérielles?
D’où nous vient de comprendre que ces masses visibles de la matière sont proportionnellement grandes ou petites; pourquoi un corps si tenu qu’il soit peut être partagé en deux , et par conséquent divisé à l’infini ; qu’en conséquence, d’un grain de millet à une de ses parties la différence peut être la même que du monde entier à notre corps et qu’il est pour cette faible partie aussi grand que le monde est pour nous;
que ce monde lui-même tire sa beauté de la beauté de ses formes et non de son volume; qu’il paraît grand non à cause de sa longue étendue, mais à cause de notre petitesse, c’est-à-dire de celle de tous les animaux dont il est peuplé; et que comme ceux-ci peuvent se diviser à l’infini, ils sont petits non en eux-mêmes, mais comparés à d’autres, surtout à l’ensemble de tout cet univers?
Nous ne pouvons apprécier d’une autre manière le temps qui s’écoule : car toute quantité peut être, dans le temps comme dans l’espace, réduite à sa moitié. Si courte qu’elle soit, elle commente, se continue et finit; elle est donc nécessairement à sa moitié, lorsqu’on la partage au point où elle commence à incliner vers sa fin.
D’après cela une syllabe est brève, si on la compare à une plus longue; une heure d’hiver est de courte durée, comparée à une heure d’été [Le jour était alors divisé en 12 heures égales, plus longues par conséquent en été qu’en hiver].
Ainsi trouvons-nous courte une heure comparée au jour entier, le jour comparé au mois, le mois à l’année, l’année au lustre, le lustre à un espace plus long, le plus long, espace à toute la durée du temps; et ce n’est ni la durée, ni l’étendue, mais un ordre plein de sagesse qui donne la beauté à cette succession si pleine d’harmonie et si bien graduée dans le temps et dans l’espace.
Mais la mesure même de l’ordre vit dans l’éternelle vérité sans s’étendre comme les corps, sans passer avec les années; sa puissance l’élève au-dessus de tout lieu, son immuable éternité au-dessus de tous les temps.
Sans lui cependant la longueur de l’étendue ne peut être ramenée à l’unité, ni la succession des temps se compter sans erreur, le corps même ne peut être corps, ni le mouvement être mouvement.
Il est cette unité première qui n’a ni matière ni mouvement, soit dans le fini, soit dans l’infini. Car il ne change, ni selon les lieux, ni selon les temps ; cette unité souveraine étant le Père même de la vérité, le Père de la divine Sagesse, qui est appelée sa ressemblance, parce qu’elle l’égale en tout; et son image parfaite, parce qu’elle procède de lui.
Et comme elle procède de lui tandis que les autres êtres ne sont que par lui, on a raison de la nommer encore son Fils. Elle est la forme première et universelle, réalisant dans toute sa perfection l’unité de celui de qui elle tient l’être; en sorte que toutes les autres existences doivent se conformer à ce modèle parfait pour être semblables au principe de toute unité. »
Dans De la vraie religion, voici
comment le rapport entre l’Un et le multiple est présenté, en
soulignant le caractère inévitable de la quête de l’unité :
« Il ne faut pas douter non plus que cette nature
immuable, supérieure à l’âme intelligente n’est autre que Dieu
lui-même; et que la vie première et la première substance se
trouve avec la première sagesse.
Cette sagesse est en effet l’immuable vérité que l’on
nomme aussi avec raison la règle de tous les arts, et l’art de
l’Architecte tout-puissant (…).
S’il nous est possible, ainsi qu’à toutes les âmes
raisonnables, de juger selon la vérité les créatures qui nous sont
inférieures, il n’y a pour nous juger nous-mêmes que l’éternelle
Vérité, quand nous lui sommes unis.
Pour elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle ne
lui est point inférieure : mais c’est par elle qu’il porte tous ses
jugements.
Car tous les êtres qui recherchent l’unité sont soumis
à cette même règle, à cet idéal, à ce modèle, quel que soit le
nom qu’on lui donne, parce que seule elle ressemble parfaitement à
Celui de qui elle a reçu l’être, si toutefois il est possible
d’employer cette expression : « Elle a reçu, » quand il s’agit de
Celui que l’on nomme le Fils, parce qu’il n’est point par lui-même,
mais par le premier et éternel principe appelé le Père ; « de qui
toute paternité découle dans le ciel et sur la terre ». »
Cette volonté de fusion avec l’unité, Augustin
l’assume à la manière de Plotin, par un ton plein d’émotion,
cherchant à persuader.
Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, la démarche va dans le sens de la formulation d’un système ; chez Augustin, on est dans le mysticisme, dans un appel à fusionner coûte que coûte avec l’Un divin, en suivant les Écritures.
Pourquoi Augustin maintient-il la figure des
démons ? La raison est évidente : dans une société humaine encore
largement désorganisée, il faut bien expliquer que des choses
mauvaises se produisent, et cela d’autant plus après l’incarnation
divine du Christ.
Il s’agit d’un renouvellement du manichéisme,
dans le cadre de la logique de l’incarnation, de la reconnaissance
d’un Dieu uni-total.
Dans l’ordre des choses, on aurait pu s’attendre
historiquement à une progression unilatérale de la cause
chrétienne, parallèlement à l’effondrement de Rome. Le chaos de
celui-ci, les multiples scissions dans le christianisme, les échecs
à développer des comportements authentiquement chrétiens… Tout
cela pose un défi, que le christianisme va justement répondre par
le développement des monastères.
Augustin théorise la question au niveau de la religion elle-même.
Voici comment, dans Du combat chrétien, il explique que vaincre Satan, le prince des ténèbres passe par vaincre ses passions, qu’il faut châtier son corps pour vaincre Satan et le monde lui-même :
« Bien des gens s’écrient: Comment vaincre Satan,
quand nous ne le voyons pas?
Mais n’avons-nous pas un maître qui n’a point dédaigné
de nous montrer comment on arrive àsubjuguer des ennemis invisibles?
C’est en parlant de ce maître que l’Apôtre a dit : «Se
dépouillant lui-même de la chair, il a exposé les principautés et
les puissances à une ignominie publique, triomphant d’elles
courageusement en lui-même ».
Ainsi donc nous aurons vaincu ces puissances invisibles,
nos ennemies, dès que nous aurons subjugué les passions qui sont au
fond de notre coeur ; et si nous éteignons en nous-mêmes les désirs
qui nous font rechercher les biens de ce monde, nous arrivons
nécessairement à vaincre en nous celui qui a établi son empire
dans le cœur de l’homme en y allumant ces mêmes désirs.
Quand Dieu dit à Satan: « Tu mangeras « de la terre »,
il a dit au pécheur: «Tu es terre, et tu retourneras en terre ».
Ainsi le pécheur a été livré à Satan pour que Satan
fît de lui sa nourriture.
Donc, ne restons pas terre, si nous ne voulons pas servir
de pâture à Satan.
La nourriture que nous prenons devenant partie de notre
corps, les aliments eux-mêmes, par l’action des organes,
s’assimilent à notre substance ; ainsi la perversité, l’orgueil et
l’impiété, avec leurs habitudes pernicieuses, font de chacun de
nous un autre Satan, c’est-à-dire un être semblable à lui.
L’on demeure alors soumis à Satan, comme le corps est
soumis à l’âme. Voilà ce que signifie « être mangé par le
serpent ».
Quiconque redoute le feu éternel, allumé pour Satan et
ses anges, doit chercher à vaincre en soi ce mauvais génie.
Nous repousserons victorieusement de notre coeur ces
ennemis du dehors qui nous assiègent, en étouffant les désirs de
la concupiscence qui nous asservissent (…).
Nous le disions, l’apôtre saint Paul a déclaré
que nous avons une lutte à soutenir contre les princes des ténèbres,
et les esprits du mal qui habitent dans l’air ; nous avons montré
que l’air même qui environne la terre, s’appelle ciel ; il faut donc
admettre que nous combattons contre Satan et ses satellites, qui
mettent leur joie à nous tourmenter.
Aussi le bienheureux Paul appelle, ailleurs, Satan le
prince de la puissance de l’air. Cependant le passage où il parle
des esprits du mal habitant dans les cieux, pourrait s’interpréter
encore autrement, ne pas désigner les anges prévaricateurs, mais
s’adresser à nous-mêmes ; car ailleurs il est; dit à notre sujet:
« Notre séjour est dans les cieux ».
En conséquence, comme si nous étions placés dans les
hauteurs du ciel, c’est-à-dire, parce que nous suivons les préceptes
spirituels de Dieu, nous devons résister aux esprits du mal, dont
les efforts tendent à nous en écarter. Oui, cherchons plutôt
comment il nous faut combattre et vaincre ces ennemis invisibles de
cette manière ces gens d’un esprit si étroit ne pourront s’imaginer
que nous avons à lutter contre l’air.
L’Apôtre veut bien nous l’enseigner lui-même: « Je ne
combats pas, dit-il, en donnant des coups en l’air; mais je châtie
mon corps, je le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché
aux autres je ne sois réprouvé moi-même ».
Il dit encore : « Soyez mes imitateurs, comme je le
suis à mon tour de Jésus-Christ ».
Que signifient ces paroles, sinon que l’Apôtre avait
triomphé des puissances de ce monde, comme il enseigne que l’avait
fait d’abord le Seigneur ! dont il se déclare l’imitateur?
Suivons donc son exemple, comme il nous y engage, châtions notre
corps, et réduisons-le en servitude, si nous voulons vaincre. le
monde.
Comme le monde exerce sur nous son empire par ses
plaisirs défendus, par ses pompes et par un esprit de curiosité
funeste, c’est-à-dire, par tous ces biens séducteurs et dangereux
qui enchaînent les amateurs des biens du siècle, et les forcent à
servir Satan et ses complices ; si nous résistons à toutes ces
tentations, notre corps sera réduit en servitude. »
Pourquoi cela a-t-il parlé aux masses ? Car ce
combat contre Satan, aussi idéaliste soit-il, est en rapport avec
l’incarnation du Christ. Cela signifie qu’il faut agir bien sur
Terre, et c’est cela qui compte, même si cela est justifié au moyen
d’un discours idéaliste plus ou moins délirant sur Dieu.
Cet accent sur la nécessité de réaliser une
clarification sur la divergence concrète entre le bien et le mal,
voilà qui a semblé juste et a provoqué une très grande attirance
à une époque d’effondrement général de l’ancien système de
valeur esclavagiste, par ailleurs considéré comme insupportable.
Au-delà de Satan, ce qui compte c’est un discours
sur le principe de la volonté, comme on a par exemple ici dans La
Cité de Dieu contre les païens. Augustin y met en rapport
les mouvements de l’âme, les tendances au bien et au mal, en rapport
avec la volonté.
Dieu est ici ce qui permet à la volonté de se
forcer elle-même, pour ainsi dire, à se discipliner suffisamment
pour obéir à des principes supérieurs, qui sont par ailleurs
justes mais également, dans le contexte de l’époque, malaisées à
appliquer.
« Ce qui importe, c’est de savoir quelle est la
volonté de l’homme.
Si elle est déréglée, ces mouvements seront déréglés,
et si elle est droite, ils seront innocents et même louables.
Car c’est la volonté qui est en tous ces mouvements,
ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés.
En effet, qu’est-ce que le désir et la joie, sinon une
volonté qui consent à ce qui nous plaît? et qu’est-ce que la
crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce
qui nous déplaît?
Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le
souhaitant, ce mouvement s’appelle désir, et quand c’est en
jouissant, il s’appelle joie.
De même, quand nous nous détournons de l’objet qui
nous déplaît avant qu’il nous arrive, cette volonté s’appelle
crainte, et après qu’il est arrivé, tristesse.
En un mot, la volonté de l’homme, selon les différents
objets qui l’attirent ou qui la blessent, qu’elle désire ou
qu’elle fuit, se change et se transforme en ces différentes
affections.
C’est pourquoi il faut que l’homme qui ne vit pas
selon l’homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra
nécessairement le mal ; or, comme personne n’est mauvais par
nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les
méchants une haine parfaite, en sorte qu’il ne haïsse pas l’homme
à cause du vice, et qu’il n’aime pas le vice à cause de
l’homme, mais qu’il haïsse le vice et aime l’homme.
Le vice guéri, tout ce qu’il doit aimer restera, et il
ne restera rien de ce qu’il doit haïr. »
Cependant, Augustin précise immédiatement que, dans les faits, cela ne sera pas réellement possible, en raison de la nature matérielle de la réalité, qui empêche l’éternité de tout bonheur. Mais on voit très bien en quoi ici on a quelque chose qui, nécessairement, va dans le sens d’un besoin de civilisation.
Il n’en reste pas moins que, malgré sa prise de
distance avec Platon qui est pourtant largement valorisé, il
était nécessaire à Augustin de procéder à la liquidation
du néo-platonisme. Il écrit pour ce faire de très nombreux
chapitres dans La Cité de Dieu contre les païens, afin
de dénoncer la démonologie du néo-platonisme (qu’il assimile par
ailleurs au platonisme en tant que tel).
En effet, en l’absence d’incarnation divine
d’un Dieu unique isolé, le néo-platonisme a dû concevoir toute
une série d’étapes intermédiaires peuplés de dieux et de
démons.
On peut pour le néo-platonisme, selon les
situations, s’adresser indifféremment aux uns ou aux autres, en
utilisant pour cela la magie, notamment les sacrifices.
Augustin, ici, oppose naturellement à cela le
principe de l’incarnation de Jésus, comme Christ, avec une
opposition entre les anges et les démons, c’est-à-dire des anges
déchus, en soulignant bien que de toutes manières, c’est
uniquement à Dieu (et donc non aux intermédiaires angéliques)
qu’il faut s’adresser.
Mais, et c’est un aspect d’une grande importance, Augustin prend au pied de la lettre l’existence des démons présentée par les néo-platoniciens. Il ne dit pas qu’il s’agit de fantasmagories, de paganisme, mais que leur nature a mal été comprise par les néo-platoniciens !
Cele en dit long sur le degré d’irrationalisme
que l’on retrouve ici, sur la nature magico-mystique du
christianisme. Voici comment Augustin présente la question de la
magie propre au néo-platonisme :
« S’il est vrai, au contraire, suivant l’opinion
la plus plausible et la plus probable, que tous les hommes soient
misérables tant qu’ils sont mortels, on doit chercher un médiateur
qui ne soit pas seulement homme, mais qui soit aussi Dieu, afin
qu’étant tout ensemble mortel et bienheureux, il conduise les
hommes de la misère mortelle à la bienheureuse immortalité.
Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût pas mortel,
ni qu’il restât mortel.
Or, il s’est fait mortel en prenant notre chair infirme
sans infirmer sa divinité de Verbe, et il n’est pas resté dans sa
chair mortelle puisqu’il l’a ressuscitée d’entre les morts; et
c’est le fruit même de sa médiation que ceux dont il s’est fait
le libérateur ne restent pas éternellement dans la mort de la
chair.
Ainsi, il fallait que ce médiateur entre Dieu et nous
eût une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin
d’être semblable aux mortels par sa nature passagère et de les
transporter au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent
(…).
En nous délivrant de cette vie mortelle et misérable,
il ne nous conduit pas en effet vers ses anges bienheureux et
immortels pour nous rendre bienheureux et immortels par la
participation de leur essence, mais il nous conduit vers cette
Trinité même dont la participation fait le bonheur des anges.
Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s’abaisser
au-dessous des anges et prendre la nature d’un esclave, il est
resté au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi
sous sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel
(…).
Quant aux démons, ces faux et fallacieux médiateurs
qui, tout en ayant souvent trahi par leurs oeuvres leur malice et
leur misère, ne s’efforcent pas moins toutefois, grâce àleurs
corps aériens et aux lieux qu’ils habitent, d’arrêter les
progrès de nos âmes, ils sont si loin de nous ouvrir la voie pour
aller à Dieu, qu’ils nous empêchent de nous y maintenir.
Ce n’est pas en effet par la voie corporelle, voie
d’erreur et de mensonge, où ne marche pas la justice, que nous
devons nous élever à Dieu, mais par la voie spirituelle,
c’est-à-dire par une ressemblance incorporelle avec lui.
Et c’est néanmoins dans cette voie corporelle qui,
selon les amis des démons, est occupée par les esprits aériens
comme un lieu intermédiaire entre les dieux habitants du ciel et les
hommes habitants de la terre, que les Platoniciens voient un avantage
précieux pour les dieux, sous prétexte que l’intervalle les met à
l’abri de tout contact humain.
Ainsi ils croient plutôt les démons souillés par les
hommes que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment
pareillement que les dieux eux-mêmes n’auraient pu échapper à la
souillure sans l’intervalle qui les sépare des hommes.
Qui serait assez malheureux pour espérer sa purification
dans une voie où l’on dit que les hommes souillent, que les démons
sont souillés et que les dieux peuvent l’être, et pour ne pas
choisir de préférence la voie où l’on évite les démons
corrupteurs et où le Dieu immuable purifie les hommes de toutes
leurs souillures pour les faire entrer dans la société
incorruptible des anges? (…).
Ces miracles [racontés dans la Bible, comme lorsque la
mer rouge s’ouvre en deux] et beaucoup d’autres qu’il serait
trop long de rapporter, avaient pour objet de consolider le culte du
vrai Dieu et d’interdire le polythéisme; ils se faisaient par une
foi simple, par une pieuse confiance en Dieu, et non par les charmes
et les enchantements de cette curiosité criminelle, de cet art
sacrilège qu’ils appellent tantôt magie, tantôt d’un nom plus
odieux, goétie [partie de la magie qui consiste à
évoquer les morts, à l’aide de certains gémissements poussés
autour de leurs tombeaux], ou d’un nom moins décrié, théurgie;
car on voudrait faire une différence entre deux sortes d’opérations,
et parmi les partisans des arts illicites déclarés condamnables,
ceux qui pratiquent la goétie et que le vulgaire appelle magiciens,
tandis qu’au contraire ceux qui se bornent à la théurgie seraient
dignes d’éloges; mais la vérité est que les uns et les autres
sont entraînés au culte trompeur des démons qu’ils adorent sous
le nom d’anges (…).
Voici donc qu’un philosophe platonicien, Porphyre,
réputé plus savant encore qu’Apulée, nous dit que les dieux
peuvent être assujétis aux passions et aux agitations des hommes
par je ne sais quelle science théurgique (…).
Porphyre rapporte qu’un certain Chérémon, fort habile
dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacrilèges, et qui a écrit
sur les mystères fameux de l’Egypte, ceux d’Isis et de son mari
Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre
les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le
magicien les menace de divulguer les secrets de l’art et s’écrie
d’une voix terrible que, s’ils n’obéissent pas, il va mettre
en pièces les membres d’Osiris (…).
Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces
animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure
fantaisie, tantôt tracées d’après le cours des astres, qui
paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et
de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons,
mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs
délices des erreurs des hommes (…).
Si certains philosophes, et à leur tête les
Platoniciens, ont montré plus de sagesse et mérité plus de gloire
que tous les autres, pour avoir enseigné que la Providence divine
descend jusqu’aux derniers êtres de la nature, et fait éclater sa
splendeur dans l’herbe des champs aussi bien que dans les corps des
animaux, comment ne pas se rendre aux témoignages miraculeux d’une
religion qui ordonne de sacrifier à Dieu seul, à l’exclusion de
toute créature du ciel, de la terre et des enfers?
Et quel est le Dieu de cette religion?
Celui qui peut seul faire notre bonheur par l’amour
qu’il nous porte et par l’amour que nous lui rendons, celui qui,
bornant le temps des sacrifices de l’ancienne loi dont il avait
prédit la réforme par un meilleur pontife, a témoigné qu’il ne
les désire pas pour eux-mêmes, et que s’il les avait ordonnés,
c’était comme figure de sacrifices plus parfaits; car enfin Dieu
ne veut pas notre culte pour en tirer de la gloire, mais pour nous
unir étroitement à lui, en nous enflammant d’un amour qui fait
notre bonheur et non pas le sien. »
Voici ce qu’il dit quant à la divination des démons dans La Cité de Dieu contre les païens :
« On traitait donc de la divination des
démons, et l’on prétendait que je ne sais quel individu avait
prédit la destruction du temple de Sérapis, qui réellement eut
lieu dans la ville d’Alexandrie. — Rien d’étonnant, répondis-je,
que les démons aient pu savoir et prédire le renversement de leur
temple et de leur idole, ainsi que maints autres faits; ils l’ont pu
dans la mesure où il leur est permis de connaître l’avenir et de
l’annoncer (…).
Telle est la natur des démons, que leur corps aérien
jouit d’une sensibilité bien supérieure à celle des corps
terrestres ; et que ce même corps aérien est doué d’une si grande
facilité de mouvement, que sa rapidité non-seulement surpasse celle
des hommes et des animaux sauvages, mais qu’elle l’emporte
incomparablement sur le vol des oiseaux mêmes.
Grâce à ces deux facultés inhérentes à ce corps
aérien, c’est-à-dire, grâce à ces sens plus exquis et à ces
mouvements plus rapides, ils savent avant nous bien des choses qu’ils
prédisent ou révèlent, au grand étonnement des hommes, dont le
sens tout terrestre est bien plus alourdi.
Ajoutez que les démons, à la faveur de la durée si
longue de leur vie toujours persévérante, ont acquis l’expérience
des choses; bien plus que ne peuvent la posséder les humains dont la
vie est si courte. Aidés de ces forces propres à la nature de leur
corps aérien, les démons non-seulement prédisent plusieurs
événements futurs, mais ils opèrent maintes œuvres merveilleuses
(…).
Les choses étant ainsi, il faut savoir tout d’abord, en
cette question de la divination par les démons, que le plus souvent
ils prédisent ce qu’eux-mêmes doivent faire.
Car souvent ils reçoivent le pouvoir d’envoyer les
maladies, de rendre l’air malsain en l’infectant, de conseiller le
mal aux hommes déjà pervertis ou trop amis des avantages
terrestres, et dont les tristes mœurs leur donnent la certitude d’un
consentement absolu à leurs perfides conseils.
Et ces suggestions, ils les produisent par mille procédés
aussi étonnants qu’invisibles, en pénétrant par leurs corps si
subtils dans les corps des hommes qui ne s’en doutent point, en se
mêlant à leurs pensées par des images et des fantômes dans l’état
de veille ou dans le sommeil. »
Augustin n’est pas que dans le prolongement du platonisme ; il assume également le néo-platonisme, mais en modifie la magie, pour la rendre conforme au christianisme.
Il est évident qu’il était compliqué pour
Augustin d’affirmer à ce point la valeur du platonisme, un courant
païen, aussi a-t-il dû justifier « comment Platon a pu
autant approcher de la doctrine chrétienne » qui est,
faut-il le rappeler, une révélation.
Il précise par conséquent à ce sujet :
« Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ, quelques-uns s’étonnent d’entendre attribuer à Platon ces idées sur la Divinité, qu’ils trouvent singulièrement conformes à la véritable religion.
Aussi cette ressemblance a-t-elle fait croire à plus d’un chrétien que Platon, lors de son voyage en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie ou lu les livres des Prophètes.
J’ai moi-même admis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages ; mais une étude approfondie de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure d’environ cent ans à l’époque où prophétisa Jérémie; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans, entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Ecritures demandée par Ptolémée, roi d’Egypte, à soixante-dix Juifs versés dans la langue grecque , il s’est écoulé environ soixante années.
Platon, par conséquent, n’a pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette langue grecque, où il excellait, une version des Ecritures qui n’était pas encore faite; à moins que, poussé par sa passion de savoir, il n’ait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres égyptiens, à l’aide d’un interprète, non sans doute en se les faisant traduire, ce qui n’appartient qu’à un roi puissant comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre autant que possible la doctrine contenue dans l’Ancien Testament.
Ce qui favorise cette conjecture, c’est le début de la Genèse : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre.
Et la terre était une masse confuse et informe, et les ténèbres couvraient la surface de l’abîme, et « l’esprit de Dieu était porté sur les eaux ».
Or, Platon, dans le Timée, où il décrit la formation du monde, dit que Dieu a commencé son ouvrage en unissant la terre avec le feu ; et comme il est manifeste que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie avec la parole de l’Ecriture : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». —Platon ajoute que l’eau et l’air furent les deux moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes, la terre et le feu; on a vu là une interprétation de ce passage de l’Ecriture: « Et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux ».
Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans l’Ecriture, où l’air est souvent appelé esprit, semble avoir cru qu’il est question dans ce passage des quatre éléments.
Quant à cette doctrine de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Ecritures ne respirent pas autre chose.
Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté, ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon n’a pas été étranger aux livres saints, c’est la réponse faite à Moïse, quand il demande à l’ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le. peuple hébreux captif en Egypte : « Je suis Celui qui suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants d’Israël: « Celui qui est m’a envoyé vers vous ».
Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles n’étaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu’il est immuable.
Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu’il s’est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est m’envoie vers vous ».
Mais ne déterminons pas de quelle façon Platon a connu ces vérités, soit qu’il les ait puisées dans les livres de ceux qui l’ont précédé, soit que, comme dit l’Apôtre, « les sages a aient connu avec évidence ce qui peut être « connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant rendu manifeste. Car depuis la création du monde les perfections invisibles de Dieu, sa vertu et sa divinité éternelles, sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages ». »
Ce que dit Augustin ne tient pas debout une
seconde ; il est obligé de reconnaître que Platon n’a pas
connu la Bible hébraïque, et pourtant il tente de contorsionner le
raisonnement.
Ce qu’il ne veut pas voir, c’est que l’idéalisme est de l’idéalisme et que son contenu est le même ; en Inde, d’ailleurs, la même conception s’est développée.
Pour Augustin, qui considère qu’il y a eu
incarnation de la vérité par les prophètes et Jésus, cela pose un
souci : comment Platon a-t-il pu constituer tout seul la même
approche idéaliste ?
Il ne peut résoudre le problème qu’en
affirmant que la révélation est une tendance historique, qui se lit
toujours davantage, les platoniciens ayant été les plus à l’écoute
parmi les païens.
Cela va être d’une conséquence historique très
importante. Cela signifie, en effet, qu’il existe une présence du
divin, une inspiration générale, qui par contre doit toujours être
encadrée par l’Église, seule dépositaire de la tradition et de
la révélation. On en revient au concept de la Cité de
Dieu.
On ne saurait sur-estimer cet apect, car il amène
avec lui une tendance à l’interventionnisme général dans les
domaine des idées et de la culture. Le christianisme se pose ici
comme le grand révélateur du sens du monde ; il ne se pose pas
comme unique (comme l’Islam), ni comme authentique et à part
(comme le judaïsme), mais comme central, comme plaque tournante,
comme portail.
Cela provient de sa nature initiale
d’accompagnateur de l’effondrement de Rome et du système
esclavagiste.
Et c’est cela qui amène l’accent mis sur la
révélation, aux dépens de la raison, l’Eglise portant
véritablement la vérité, dans la mesure où elle est portail. Si
Augustin met en rapport Platon et la Bible, il n’hésite pas à dire
qu’entre Platon ou la Bible, il faut choisir l’absence de réflexion.
Dans De la grandeur de l’âme, on
trouve un chapitre intitulé
« Pour découvrir la vérité, la voie
d’autorité est plus courte, et la plupart temps plus sûre, que la
voie de la raison. »
On y lit :
« Autre chose est de croire l’autorité, et autre
chose de s’en rapporter à la raison.
Croire l’autorité, est un moyen beaucoup plus court et
qui ne demande aucun travail; tu pourras même, s’il te plaît, lire
sur les questions qui nous occupent, beaucoup de réflexions que de
grands et saints personnages ont jugées nécessaires et qu’ils ont
écrites comme d’inspiration en faveur des ignorants. Ils ont même
voulu être crus sur parole, par ceux dont l’esprit trop lent ou trop
embarrassé n’avait pas d’autre moyen de salut.
Si ces derniers, qui forment de beaucoup le plus grand
nombre, voulaient arriver à la vérité par la raison, ils seraient
facilement trompés par l’analogie des raisonnements, et se
jetteraient dans des opinions diverses et nuisibles, au point de ne
pouvoir en sortir jamais, ou que très-difficilement.
Pour eux, il est donc très-utile de s’en rapporter à
une autorité supérieure, et d’y conformer leur vie. Si tu crois
même que c’est là le plus sûr, je suis si loin de te contredire,
que je te donne une complète approbation.
Si néanmoins tu ne peux maîtriser le désir qui te
porte à rechercher la vérité par la raison, il te faut passer par
de longs et nombreux circuits, afin de ne suivre que la raison qui
mérite ce nom, c’est-à-dire la raison véritable. Il faut que cette
raison soit non-seulement véritable, mais tellement certaine,
tellement étrangère à toute apparence de fausseté, si toutefois
l’homme peut s’élever jusques-là, que nulle argumentation fausse ou
captieuse, ne puisse t’en séparer. »
Par la suite, Thomas d’Aquin privilégiera inversement la raison, en apparence du moins afin d’être en mesure de contrer l’offensive matérialiste de l’averroïsme. L’Eglise catholique romaine, depuis, la fin du moyen-âge, s’appuie sur ce compromis entre les factions augustinienne et aquinienne.
Là où Augustin tombe véritablement le masque de
sa démarche de sa synthèse platonisme – manichéisme –
christianisme, c’est avec son éloge de Platon, un païen pourtant.
On a ici quelque chose de tout à fait similaire à ce que fit
Pseudo-Denys l’Aréopagite, bien que celui-ci ait une approche
différente, puisque purement néo-platonicienne à l’initial.
Dans La Cité de Dieu contre les païens,
Augustin fait ainsi une présentation approfondie de la philosophie,
y compris des pré-socratiques, c’est-à-dire les philosophes comme
Pythagore et Thalès, qui devancent Socrate, Platon et Aristote.
Il explique qu’il accorde une grande place à
cette question, car les philosophes forment des adversaires de grande
importance :
« Nous arrivons à une question qui réclame plus
que les précédentes toute l’application de notre esprit.
Il s’agit de la théologie naturelle, et nous n’avons
point affaire ici à des adversaires ordinaires; car la théologie
qu’on appelle de ce nom n’a rien à démêler, ni avec la
théologie fabuleuse des théâtres, ni avec la théologie civile,
l’une qui célèbre les crimes des dieux, l’autre qui dévoile
les désirs encore plus criminels de ces dieux ou plutôt de ces
démons pleins de malice.
Nos adversaires actuels, ce sont les philosophes,
c’est-à-dire ceux qui font profession d’aimer la sagesse. Or, si
la sagesse est Dieu même, Créateur de toutes choses, comme
l’attestent la sainte Ecriture et la vérité, le vrai philosophe
est celui qui aime Dieu.
Toutefois, comme il faut bien distinguer entre le nom et
la chose, car quiconque s’appelle philosophe n’est pas amoureux
pour cela de la véritable sagesse, je choisirai, parmi ceux dont
j’ai pu connaître la doctrine par leurs écrits, les plus dignes
d’être discutés.
Je n’ai pas entrepris, en effet, de réfuter ici toutes
les vaines opinions de tous les philosophes, mais seulement les
systèmes qui ont trait à la théologie, c’est-à-dire à la
science de la Divinité; et encore, parmi ces systèmes, je ne
m’attacherai qu’à ceux des philosophes qui, reconnaissant
l’existence de Dieu et sa providence, n’estiment pas néanmoins
que le culte d’un Dieu unique et immuable suffise pour obtenir une
vie heureuse après la mort, et croient qu’il faut en servir
plusieurs, qui tous cependant ont été créés par un seul.
Ces philosophes sont déjà très-supérieurs à Varron
et plus près que lui de la vérité, celui-ci n’ayant pu étendre
la théologie naturelle au-delà du monde ou de l’âme du monde,
tandis que, suivant les autres, il y a au-dessus de toute âme un
Dieu qui a créé non-seulement le monde visible, appelé
ordinairement le ciel et la terre, mais encore toutes les âmes, et
qui rend heureuses les âmes raisonnables et intellectuelles, telles
que l’âme humaine, en les faisant participer de sa lumière
immuable et incorporelle. Personne n’ignore, si peu qu’il ait ouï
parler de ces questions, que les philosophes dont je parle sont les
platoniciens, ainsi appelés de leur maître Platon.
Je vais donc parler de Platon. »
Il y a là quelque chose de capital, car Augustin
explique ici de manière formelle que la philosophie idéaliste et la
religion ont exactement le même objectif : expliquer le divin.
Il met de côté la philosophie matérialiste, qui ne vise pas cela ;
pour cette raison, il ne parle pas d’Aristote, qu’il connaît
cependant, notamment La métaphysique qu’il
utilise pour raconter le point de vue des pré-socratiques.
L’aristotélisme, cependant, en tant qu’elle est une expression matérialiste, ne le concerne nullement.
Voici comment Augustin présente Platon, présenté
comme un païen qui est le plus proche des chrétiens :
« Entre tous les disciples de Socrate, celui qui à
bon droit effaça tous les autres par l’éclat de la gloire la plus
pure, ce fut Platon. Né athénien, d’une famille honorable, son
merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang.
Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses
propres recherches ne suffisaient pas pour porter la philosophie à
sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers,
partout où la renommée lui promettait quelque science à
recueillir.
C’est ainsi qu’il apprit en Egypte toutes les grandes
choses qu’on y enseignait; il se dirigea ensuite vers les contrées
de l’Italie où les pythagoriciens étaient en honneur, et là,
dans le commerce des maîtres les plus éminents, il s’appropria
aisément toute la philosophie de l’école italique.
Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier,
il le mit en scène dans presque tous ses dialogues, unissant ce
qu’il avait appris d’autres philosophes, et même ce qu’il
avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre
intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses
entretiens familiers sur la morale.
Or, si l’étude de la sagesse consiste dans l’action et dans la spéculation, ce qui fait qu’on peut appeler l’une de ses parties, active et l’autre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c’est-à-dire aux mœurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l’homme qui avait excellé dans la partie active, c’était Socrate, et que celui qui s’était appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, c’était Pythagore.
Platon réunit ces deux parties, et s’acquit ainsi la gloire d’avoir porté la philosophie à sa perfection (…).
Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points.
Il nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où, exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres, tantôt il se montre favorable à la religion véritable, à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense, et tantôt il y paraît contraire, comme quand il s’agit, par exemple, de l’unité divine et de la pluralité des dieux, par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer après la mort.
Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que c’est en lui qu’ils placent la cause de toute existence, la raison de toute pensée et la fin de toute vie (…).
Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l’aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair qu’il n’en est aucun qui soit plus près de nous que Platon. »
Les platoniciens ont, par conséquent,
correctement saisi que Dieu ne pouvait relever de la matière, du
changement ; Augustin les salue comme relevant de l’idéalisme
authentique, conséquent :
« Ces philosophes, si justement supérieurs aux
autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n’est
Dieu, et c’est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les
corps.
Ils ont également compris que tout ce qui est muable
n’est pas le Dieu suprême, et c’est pourquoi ils ont cherché le
Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au
changement.
Ils ont compris enfin qu’en tout être muable, la forme
qui le fait ce qu’il est, quels que soient sa nature et ses modes,
ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce qu’il est
immuablement (…).
Ayant compris cette immutabilité et cette simplicité
parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l’être
de Dieu, et que Dieu ne le tient d’aucun. »
Par conséquent, tant Platon que le platonisme se
sont le plus rapprochés du christianisme, à tous les niveaux :
« Il me suffit de rappeler que le souverain bien
pour Platon, c’est de vivre selon la vertu, ce qui n’est possible
qu’à celui qui connaît Dieu et qui l’imite; et voilà l’unique
source du bonheur. Aussi n’hésite-t-il point à dire que
philosopher, c’est aimer Dieu, dont la nature est incorporelle;
d’où il suit que l’ami de la sagesse, c’est-à-dire le
philosophe, ne devient heureux que lors. qu’il commence de jouir de
Dieu (…).
Ainsi donc tous les philosophes, quels qu’ils soient,
qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et
qui ont reconnu en lui l’auteur de toutes les choses créées, la
lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions,
c’est-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine
et la félicité de la vie, ces philosophes qu’on appellera
platoniciens ou d’un autre nom, soit qu’on n’attribue de tels
sentiments qu’aux chefs de l’école Ionique, à Platon par
exemple et à ceux qui l’ont bien entendu, soit qu’on en fasse
également honneur à l’école italique, à cause de Pythagore, des
Pythagoriciens, et peut-être aussi de quelques autres philosophes de
la même famille, soit enfin qu’on veuille les étendre aux sages
et aux philosophes des autres nations, Libyens atlantiques,
Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols
et à d’autres encore, ces philosophes, dis-je, nous les préférons
à tous les autres et nous confessons qu’ils ont approché de plus
près de notre croyance. »
En conclusion, le platonisme professe un
enseignement qui, dans ses grandes lignes, est le même que celui du
christianisme :
« Mais nous n’avons sur ce point aucun sujet de
contestation avec les illustres philosophes de l’école
platonicienne.
Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs
ouvrages, que le principe de notre félicité est aussi celui de la
félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible,
qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu’eux, qui les
illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication
d’elle-même, les rend heureux et parfaits.
Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs
reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l’âme du
monde, n’a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce
principe est une lumière supérieure à l’âme, par qui elle a été
créée, qui l’illumine et la fait briller de la splendeur de
l’intelligible.
Pour faire comprendre ces choses de l’ordre spirituel,
il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil,
et l’âme, la lune; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune
tire sa clarté.
Ce grand platonicien pense donc que l’âme raisonnable,
ou plutôt l’âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi
les âmes des bienheureux immortels dont il n’hésite pas à
reconnaître l’existence et qu’il place dans le ciel), cette âme,
dis-je, n’a au-dessus de soi que Dieu, créateur du monde et de
l’âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de
la béatitude et de la vérité.
Or, cette doctrine est parfaitement d’accord avec
l’Evangile, où il est dit: « Il y eut un homme envoyé de Dieu
qui s’appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage
à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la
lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la
lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme
venant en ce monde ».
Cette distinction montre assez que l’âme raisonnable
et intellectuelle, telle qu’elle était dans saint Jean, ne peut
pas être à soi-même sa lumière, et qu’elle ne brille qu’en
participant à la lumière véritable.
C’est ce que reconnaît le même saint Jean, quand il
ajoute, rendant témoignage à la lumière: « Nous avons tous reçu
de sa plénitude ». »
On ne saurait sous-estimer l’acharnement complet
d’Augustin pour disqualifier la réalité matérielle. Aux yeux de
celui-ci, la réalité humaine n’est que péché, le monde n’est
lui-même que le lieu du péché.
C’est le véritable fond de la démarche
d’Augustin. Voici un exemple de son lyrisme anti-matière, dans De
la vraie religion, avec toute une série d’interdictions :
« Puisqu’il en est ainsi, je vous exhorte, ô vous
qui m’êtes si chers et si proches, et je m’exhorte moi-même avec
vous, à nous élancer de tous nos efforts où nous appelle la divine
sagesse.
N’aimons point le monde, parce que dans le monde ce n’est
que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et
l’ambition du siècle.
N’aimons ni à corrompre ni à être corrompu parles
voluptés de la chair, pour ne point tomber d’une manière plus
lamentable dans la corruption que produisent les douleurs et les
supplices.
N’aimons point les luttes, dans la crainte de tomber au
pouvoir des anges qui en font leur joie et d’être humiliés,
enchaînés, tourmentés par eux.
N’aimons point la vue des spectacles, de peur qu’en nous
éloignant de la vérité et en affectionnant des ombres nous ne
soyons jetés dans les ténèbres.
Ne mettons point notre religion dans les vagues
conceptions de notre esprit: toute vérité est préférable à ce
que notre pensée peut imaginer arbitrairement; et pourtant nous ne
devons point adorer l’âme, quoiqu’elle conserve la vérité de sa
nature, même quand elle s’égare.
Un brin de paille véritable est préférable à la
lumière que forment à volonté nos vaines conceptions ; néanmoins
la paille que nous pouvons toucher et saisir ne doit point être
adorée; il serait insensé de le croire.
Ne mettons point notre religion à adorer les œuvres des
hommes : l’ouvrier est préférable à son ouvrage le plus parfait,
et cependant jamais l’ouvrier ne doit être adoré.
Ne mettons point notre religion à adorer les animaux :
le dernier des hommes est préférable, et pourtant il ne doit point
être adoré.
Ne mettons point notre religion à adorer les morts : car
s’ils ont vécu pieusement ils ne sont point disposés à ambitionner
de tels honneurs, mais ils veulent que nous adorions Celui qui les
éclaire et leur apprend à se réjouir de nous voir associés à
leur gloire; honorons-les en imitant leurs vertus, mais ne les
adorons point par religion. Et s’ils ont mené une vie coupable, en
quelque lieu qu’ils soient, ils n’ont point droit à nos hommages.
Ne mettons point notre religion à adorer les démons:
toute superstition de ce genre étant pour les hommes une grande
peine, une honte semée de périls, est pour ces esprits un honneur,
un triomphe.
Ne mettons point notre religion à adorer la terre et les
eaux : plus pure et plus lumineuse est l’atmosphère, même au milieu
des ténèbres, et cependant elle n’est point digne de nos hommages.
Ne mettons point notre religion à adorer l’air le plus
pur et le plus serein, car sans la lumière il est lui-même
ténébreux : il y a d’ailleurs plus de pureté encore dans la flamme
même de nos foyers, et comme nous l’allumons et l’éteignons à
notre gré, nous ne lui devons aucun hommage.
Ne mettons pas notre religion à adorer les corps aériens
et célestes : ils sont, il est vrai, supérieurs à tous les autres
corps; mais la vie, quelle qu’elle soit, leur est encore préférable;
et fussent-ils animés, une âme, la dernière de toutes, l’emporte
sur un corps doué de vie , et assurément personne n’osera dire
qu’une âme vicieuse doive être adorée.
Ne mettons point notre religion à adorer la vie dont
vivent les arbres, dit-on : elle est dépourvue de sentiment, elle
est de même genre que celle qui produit l’harmonieuse disposition de
nos organes, qui fait vivre notre chevelure, nos ossements, et où
l’on peut trancher sans causer aucune douleur. La vie sensible est
plus parfaite ; néanmoins cette vie donnée à la bête ne doit
point être adorée.
Que notre religion n’adore pas même l’âme raisonnable devenue sage et parfaite, affermie au service de l’univers ou de quelques-unes de ses parties, ou bien attendant la transformation surnaturelle de son être, comme elle fait dans les plus grands hommes.
Car toute âme raisonnable, si elle est parfaite , obéit à l’immuable vérité , qui lui parle sans bruit dans le secret de sa pensée; et si elle ne lui obéit pas elle se corrompt; ainsi son excellence ne lui vient point d’elle-même, mais de Celui à qui elle se soumet volontiers (…).
J’adore donc en un seul Dieu le premier Principe de toutes choses, l’éternelle Sagesse, de qui vient toute sagesse, et le Don céleste, de qui vient tout bonheur (…).
Que la religion nous relie donc au seul Dieu tout-puissant; car entre notre âme qui connaît le Père et la Vérité, c’est-à-dire la lumière intérieure qui nous le révèle, aucune créature ne vient s’interposer. »
Il n’y a, de fait, rien à sauver dans le monde
matériel. C’est là un point tout à fait marquant.
Car Augustin a été lui-même manichéen dans sa
jeunesse, entre l’âge de 19 et de 28 ans, et s’il prétend s’être
arraché à cette manière de concevoir l’univers, en réalité il
prolonge directement cette démarche pour interpréter la figure du
Christ en ce sens.
La preuve en est qu’il dénonce le pélagianisme
justement parce que l’être humain serait nécessairement marqué par
le péché, que la figure de Christ n’a pas libéré, mais permet
seulement de libérer, ce qui est fondamentalement différent.
En fait, si Augustin dénonce le manichéisme, c’est seulement parce qu’il a reconnu la valeur du néo-platonisme, pour qui le mal est seulement un éloignement du bien, une faiblesse, un manque.
Augustin était, en effet, obligé d’aller en ce
sens, sinon il aurait été obligé de reconnaître que la matière
n’aurait pas été créé par Dieu, mais relèverait du cadre d’une
opposition éternelle bon/mal, esprit/matière.
En reconnaissant l’incarnation, en admettant le
Dieu créateur du judaïsme, il ne pouvait accepter une opposition
unilatérale bien / mal qui serait l’essence de l’univers. Si on
accepte le Dieu du judaïsme, alors il n’y a rien à part Dieu et le
mal ne peut être qu’un manque, comme l’exprime le néo-platonicien
Plotin dans Les ennéades :
« Si donc, même ici–bas, les âmes ont la
faculté d’arriver au bonheur, il ne faut pas accuser la constitution
de l’univers parce que quelques âmes ne sont pas heureuses ; il faut
accuser plutôt leur faiblesse qui les empêche de lutter
courageusement dans la carrière où des prix sont proposés à la
vertu.
Pourquoi s’étonner que les esprits qui ne se sont pas
rendus divins ne jouissent pas de la vie divine ?
Quant à la pauvreté, aux maladies, elles sont sans
importance, pour les bons, et elles sont utiles aux méchants.
D’ailleurs, nous sommes nécessairement sujets aux maladies, parce
que nous avons un corps.
Ensuite, tous ces accidents ne sont pas inutiles pour
l’ordre et l’existence de l’univers. En effet, quand un être est
dissous en ses éléments, la Raison de l’univers s’en sert pour
engendrer d’autres êtres (car elle embrasse tout par son action) .
Ainsi, quand le corps est désorganisé et que l’âme est
amollie par ses passions, alors le corps, atteint par la maladie, et
l’âme, atteinte par le vice, entrent dans une autre série et dans
un autre ordre. Il y a des choses qui profitent à ceux qui les
supportent, la pauvreté, par exemple, et la maladie.
Le vice même contribue à la perfection de l’univers,
parce qu’il donne à la justice divine occasion de s’exercer.
Il sert encore à d’autres fins : il rend les âmes
vigilantes, par exemple, il excite l’esprit et l’intelligence à
éviter les voies de la perdition; il fait encore connaître le prix
de la vertu par la vue des maux qui frappent les méchants.
Ce n’est pas pour arriver à de telles fins qu’il y a des
maux : nous disons seulement que, dès qu’il y a eu des maux, la
Divinité s’en est servie pour accomplir son œuvre.
Or, c’est le propre d’une grande puissance de faire
servir à l’accomplissement de son œuvre les maux eux-mêmes,
d’employer à produire d’autres formes les choses devenues informes.
En un mot, il faut admettre que le mal n’est qu’un défaut
de bien (ἔλλειψις τοῦ ἀγαθοῦ).
Or, il y a nécessairement défaut de bien dans les êtres
d’ici-bas, parce que le bien s’y trouve allié à autre chose : car
cette chose à laquelle le bien se trouve allié diffère du bien et
produit ainsi le défaut de bien.
C’est pourquoi, « il est impossible que le mal soit
détruit », parce que les choses sont inférieures les unes aux
autres relativement à la nature du Bien absolu, et que, se trouvant
différentes du Bien dont elles tiennent leur existence, elles sont
devenues ce qu’elles sont en s’éloignant de leur principe. »
Exactement dans le même esprit, voici comment
Augustin, dans Les confessions, décrit l’union
avec Dieu comme « unique félicité des êtres
intelligents » :
« L’esprit de l’ange, l’âme de l’homme se
sont dissipés dans leur chute comme l’eau qui s’écoule, et ils
ont signalé l’abîme ténébreux où serait ensevelie toute
créature spirituelle, si vous n’eussiez dit au commencement: «
Que la lumière soit! » ralliant à vous l’obéissance des esprits
habitants de la cité céleste, pour assurer leur paix au sein de
votre Esprit qui demeure immuable au-dessus de tout ce qui change.
Autrement ce ciel du ciel ne serait par lui-même
qu’abîme et ténèbres; « et maintenant il est lumière dans
le Seigneur ( Ephés. V, 8). »
Et, en vérité, cette inquiétude malheureuse des
intelligences déchues de votre lumière, leur splendide vêtement,
et réduites aux haillons de leurs ténèbres, parle assez haut;
témoin éloquent de l’excellence où. vous avez élevé cette
créature raisonnable, qui ne saurait se suffire : car il ne lui faut
rien moins que vous-même pour qu’elle ait sa béatitude et son
repos.
« Vous « êtes, ô mon Dieu, la lumière de nos
ténèbres (Ps. XVII, 29), » notre robe de gloire; « et notre
nuit rayonne comme le jour à son midi (Ps. CXXXVIII, 12). »
Oh! donnez-vous à moi, mon Dieu! rendez-vous à moi! Je
vous aime; et si mon amour est encore trop faible, rendez-le plus
fort.
Je ne saurais mesurer ce qu’il manque à mon amour; et
combien il est au-dessous du degré qu’il doit atteindre, pour que
ma vie se précipite dans vos embrassements, et ne s’en détache
point qu’elle n’ait disparu tout entière dans les plus secrètes
clartés de votre visage (Ps. XXX, 21).
Tout ce que je sais, c’est que partout ailleurs qu’en
vous, hors de moi, comme en moi, je ne trouve que malaise, et toute
richesse qui n’est pas mon Dieu, n’est pour moi qu’indigence. »
Ces lignes témoignent parfaitement de la
conception d’Augustin, de son appel irrationnel à la fusion divine.
Et la conséquence, propre au christianisme
désormais, c’est que le mal a donc une importance en tant que telle,
dans la mesure où elle relève du bien, en tant qu’elle est
faiblesse.
C’est là la clef de la pensée d’Augustin, en
rapport avec son obsession des démons, sa focalisation sur le péché
d’Adam, son mépris pour la matière.
Dans La cité de Dieu contre les païens, il
exprime de la manière suivante cette conception qu’on peut qualifier
de manichéenne, dans le passage titré :
« De la beauté de l’univers qui, par l’art de la
providence, tire une splendeur nouvelle de l’opposition des
contraires. »
On y voit de manière formelle l’utilité du mal
par rapport au bien, formant littéralement une dynamique :
« En effet, Dieu n’aurait pas créé un seul
ange, que dis-je? un seul homme dont il aurait prévu la corruption ,
s’il n’avait su en même temps comment il ferait tourner ce mal à
l’avantage des justes et relèverait la beauté de l’univers par
l’opposition des contraires, comme on embellit un poème par les
antithèses.
C’est, en effet, une des plus brillantes parures du
discours que l’antithèse, et si ce mot n’est pas encore passé
dans la langue latine, la figure elle-même, je veux dire
l’opposition ou le contraste, n’en fait pas moins l’ornement de
cette langue ou plutôt de toutes les langues du monde (Comp.
Quintilien, Instit. , lib. IX, cap. I, § 81.).
Saint Paul s’en est servi dans ce bel endroit de la
seconde épître aux Corinthiens: « Nous agissons en toutes choses
comme de fidèles serviteurs de Dieu,… par les armes de justice
pour combattre à droite et à gauche, parmi la gloire et l’infamie,
parmi les calomnies et les louanges, semblables à des séducteurs et
sincères, à des inconnus et connus de tous, toujours près de subir
la mort et toujours vivants, sans cesse frappés, mais non
exterminés , tristes et toujours dans la joie, pauvres et
enrichissant nos frères, n’ayant rien et possédant tout » (II
Cor. VI, 4, 7, 9 et 10 .).
Comme l’opposition de ces contraires fait ici la beauté
du langage, de même la beauté du monde résulte d’une opposition,
mais l’éloquence n’est plus seulement dans les mots, elle est
dans les choses. C’est ce qui est clairement exprimé dans ce
passage de l’Ecclésiastique : « Le bien est contraire au mal, et
la mort à la vie ainsi le pécheur à l’homme pieux; regarde
toutes les oeuvres du Très-Haut : elles vont ainsi deux à deux, et
l’une contraire à l’autre » (Eccli. XXXIII, I, 15). »
Pour faire le bien, il faut se porter toute son attention, jusqu’au fanatisme, vers le mal. La substance du christianisme était ici façonné.
Le soutien à participation au régime impérial,
le refus des courants populaires (comme le donatisme) et d’une
religion rationaliste (comme le pélagianisme l’exigeait), tout cela
imposait à Augustin de renforcer toujours plus une vision du monde
où l’Humanité a un statut inférieur, relevant de quelque chose de
mauvais.
C’était nécessaire, afin d’empêcher justement
que prime une perspective rationaliste de la religion. Augustin se
tourne de manière violente vers une intériorisation de la religion,
dans une démarche résolument anti-rationaliste.
C’est de là que provient sa conception de la grâce, d’une très grande brutalité, puisque l’Humanité serait déchue depuis Adam et si le Christ s’est sacrifié pour rattraper cela, il n’en reste pas moins qu’on reste dépendant du bon vouloir de Dieu libre ou non de donner sa grâce.
Cela bloque conception systématique d’une
démarche humaine, au profit de la foi et de la foi seule.
Augustin résume bien sa conception de la grâce
dans De la nature et de la grâce, réfutation de Pélage. Voici
comment il formule sa conception :
« L’homme fut créé sans tache et sans souillure ;
mais Adam se rendit coupable, et toute sa postérité a besoin d’être
guérie, parce qu’elle n’est plus saine.
Malgré sa chute, il lui reste des biens qui font partie
de sa constitution, de sa vie, de ses sens, de son intelligence, et
ces biens, il les a reçus de la main de son Créateur.
Le vice est survenu, plongeant dans les ténèbres et
affaiblissant ces biens naturels et rendant nécessaires la diffusion
de la lumière et l’application du remède ; mais ce vice n’est point
l’œuvre de Dieu; car ce vice de la part d’Adam, fut le résultat
du dérèglement de son libre arbitre, et, de la part de hommes, il
est la conséquence du péché originel.
Par conséquent notre nature viciée n’a plus droit qu’à
un châtiment légitime. Sans doute, nous sommes devenus une nouvelle
créature en Jésus-Christ, mais. « nous étions par la corruption
de notre nature, enfant de colère aussi bien que les autres hommes.
Dieu, qui est riche en miséricorde, poussé par l’amour
extrême dont il nous a aimés lorsque nous étions morts par nos
péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ, par la grâce duquel
nous sommes sauvés (Ephés. II, 3-5.).
Or, cette grâce de Jésus-Christ, sans laquelle ni les
enfants ni les adultes ne peuvent être sauvés, ne nous est point
donnée à raison de nos mérites, mais d’une manière absolument
gratuite ; de là son nom de grâce. « Nous avons été justifiés
gratuitement par son sang », dit l’Apôtre.
D’où il suit que ceux qui n’ont pas été délivrés par
cette grâce, soit parce qu’ils n’ont pas pu en entendre parler, soit
parce qu’ils n’ont pas voulu obéir, soit que leur âge ne leur
permette pas de comprendre, soit enfin parce qu’ils n’ont pas reçu
le sacrement de la régénération, qu’ils auraient pu recevoir ci
qui les aurait sauvés, tous ceux-là, dis-je, sont privés du
bonheur du ciel, et cette condamnation n’est que justice ; car ils ne
sont pas sans péché, soit qu’il s’agisse du péché originel, soit
qu’il s’agisse des péchés actuels.
« Car tous ont péché », soit en Adam, soit
en eux-mêmes, et « tous ont besoin de la gloire de Dieu ».
Ainsi donc, par le fait de leur origine, tous les hommes
sont soumis au châtiment, et lors même que tous subiraient en
réalité le supplice de la damnation, ce ne serait que rigoureuse
justice. Voilà pourquoi ceux qui sont délivrés par la grâce ne
sont pas appelés des vases de leurs propres mérites, mais des vases
de miséricorde (Rom. IX, 23.).
Et de qui cette miséricorde, si ce n’est de celui qui a
envoyé Jésus-Christ en ce monde pour sauver les pécheurs (I Tim.
I, 15.), c’est-à-dire ceux qu’il a connus par sa prescience, qu’il a
prédestinés, qu’il a appelés, qu’il a justifiés et qu’il a
glorifiés (Rom. VIII, 29, 30.) ? »
À partir du moment où le péché domine, alors
non seulement l’Église reste le seul vecteur pouvant sauver, mais
qui plus est il faut une soumission totale de son esprit.
Voici comment, dans Du combat chrétien,
Augustin enseigne qu’il faut « se soumettre à Dieu en
toutes choses » :
« Soumettons notre âme à Dieu, si nous voulons
tenir notre corps en servitude et triompher de Satan.
C’est la foi d’abord qui attache notre âme à Dieu;
ensuite la morale, dont la pratique fortifie notre foi, nourrit la
charité, et donne un vif éclat à ce qui n’était auparavant qu’une
simple croyance. En effet, dès que la connaissance et l’action
rendent l’homme heureux, il faut d’un côté se garder de l’erreur;
de l’autre, éviter toute souillure. C’est une erreur grave de croire
qu’on puisse connaître la vérité, tout en vivant dans le désordre.
Or, c’est un désordre que d’aimer le monde, d’en estimer
tous les biens passagers et périssables, de les désirer, de faire
des efforts pour les acquérir, de mettre sa joie dans leur
abondance, de craindre qu’on ne les perde, et de se désoler, quand
ils nous sont enlevés.
L’homme qui vit ainsi ne peut ni contempler la vérité
pure et immuable, ni s’attacher à elle, ni prendre son essor pour
l’éternité. Aussi , pour purifier notre esprit, nous devons croire
d’abord ce que nous ne sommes pas encore capables de comprendre.
Car le prophète a dit avec vérité : « Si vous ne
croyez pas, vous ne comprendrez point ».
L’Église enseigne en peu de mots ce qu’on doit croire :
elle parle des choses éternelles que ne peuvent comprendre encore
les âmes charnelles; des choses temporelles accomplies ou à
accomplir, de tout ce que l’éternelle Providence a fait et fera pour
le salut des hommes.
Croyons donc au Père, au Fils et au Saint-Esprit: voilà
lesbiens éternels et immuables, c’est un seul Dieu, l’éternelle
Trinité en une seule substance ; Dieu, de qui tout est sorti , par
qui tout a été fait, en qui tout réside. »
Il faut croire, et non pas raisonner. Il faut espérer la grâce, bien agir ne suffit pas. Avec Augustin, on a une vision de la réalité particulièrement mauvaise, indéniablement empruntée au manichéisme qui opposait un monde spirituel bon et une monde matériel mauvais.
De multiples oppositions sont nées au cours de
l’affirmation de cette sorte de césaro-papisme, d’intégration de la
religion dans le système de domination impériale restructurée.
Augustin va appuyer de toutes ses forces
l’écrasement dans la violence des chrétiens donatistes,
expliquant même que face à « la barbare et violente
hérésie des Donatistes, toute indulgence pourrait paraître plus
cruelle que leur cruauté même ».
Ce donatisme était, de fait, l’expression d’une
grande radicalité. Il s’agissait d’un courant chrétien refusant que
soit pardonné de manière générale aux évêques qui avaient
failli lors de la sanglante persécution de l’empereur païen
Dioclétien, de 303 à 305.
Il semblait de fait inacceptable que soient
acceptés comme évêques des gens ayant brûlé des ouvrages
chrétiens ou pratiqué des sacrifices sous la pression meurtrière
du régime.
Ce jusqu’au-boutisme anti-païen convergea même
en Afrique du Nord avec la révolte violente des circoncellions,
des ouvriers agricoles itinérants, contre les propriétaires
terriens. Il s’exprima également par un culte populaire du martyr et
une rupture très nette avec le pouvoir central impérial.
On a ici indéniablement ici l’expression de
l’impatience populaire par rapport aux promesses chrétiennes, une
expression de la lutte de classes.
Le christianisme fut en mesure ensuite, avec Augustin se revendiquant de Constantin Ier, d’écraser idéologiquement le donatisme au Concile de Carthage en 411, où se réunirent 286 représentants traditionalistes et 279 opposants donatistes.
Il s’ensuivit une répression forcenée de la part
de l’empire, accompagnée d’une série importante de scissions dans
le donatisme.
L’invasion vandale en 429, avec la chute de
Carthage, le bastion donatiste, en 439, marqua la perte par l’Empire
romain de l’Afrique du Nord pour un siècle et le donatisme disparut
alors comme proposition religieuse historique.
Il est cependant significatif que John Wycliffe et
Jan Hus furent, par la suite, attaqués par le catholicisme romain
comme relevant d’une forme de donatisme.
À ce grand ennemi d’Augustin qu’est le donatisme,
il faut ajouter le pélagianisme. Elle a comme origine la
conception de Pélage, origine de Bretagne romaine et installé à
Rome.
À ses yeux, l’être humain n’est pas condamné
par le péché commis par Adam. La mort n’est pas une conséquence de
son acte et l’Humanité n’est nullement condamnée.
Le pélagianisme s’appuie sur un passage
du Deutéronome (24:16) :
« On ne fera point mourir les pères pour les
enfants, et l’on ne fera point mourir les enfants pour les pères; on
fera mourir chacun pour son péché. »
Pélage dit ainsi :
« Si le péché d’Adam doit retomber sur ceux qui ne
pèchent pas, la justice de Jésus-Christ doit suffire également à
ceux qui ne croient pas ; c’est-à-dire si nous participons au mal
sans notre faute, nous devons aussi pouvoir participer au bien sans
notre mérite. »
De là le raisonnement suivante :
« Ces choses se suivent et se tiennent : si l’homme a le
devoir d’éviter le péché, c’est qu’il le peut ; il serait injuste
et absurde de lui attribuer à crime ce qu’il ne dépend pas de lui
d’éviter. S’il ne le peut pas, il n’a aucune obligation. »
Par conséquent, l’être humain dispose par
conséquent du libre-arbitre en tant que tel et peut faire des choix
corrects ou non, mais tout dépend de lui, il n’a pas besoin de grâce
divine pour cela. Il y a ici une réelle autonomie qui est affirmée,
chaque humain étant en mesure d’aller dans le bon sens, par
lui-même, et d’ainsi mériter de Dieu par son choix même.
Le choix d’un être humain a par conséquent une
valeur en soi. Pélage résume ainsi sa pensée en les formules
suivantes :
« La raison n’est pas viciée par le péché
originel. La perfection est possible. »
Il y a ici une insistance particulière sur le
caractère bon de la nature humaine, sur la capacité naturelle à
incliner vers ce qui est juste ; Pélage souligne d’ailleurs la
question de l’importance de la conscience :
« Chaque fois que je dois traiter de la conduite des
mœurs et de la manière de mener une vie sainte, je commence
d’ordinaire par montrer la force et la qualité de la nature
humaine (…).
Il y a en effet, selon moi, en notre esprit, pour ainsi
dire une sorte de sainteté naturelle.
Siégeant en la citadelle de l’esprit, elle juge du mal
et du bien.
De même qu’elle approuve les actions honorables et
droites, de même elle condamne les méfaits. Elle juge les litiges
d’après le témoignage de la conscience, selon une sorte de loi
intérieure. »
Il y a là une dimension tout à fait rationaliste
et humaniste et on comprend pourquoi l’Église catholique a, par la
suite, considéré que le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques
Rousseau relevait du pélagianisme.
Au début du XXIe siècle, les papes Benoît XVI
et François expliquèrent également que les courants
ultra-conservateurs de l’Église relevaient d’une forme de
pélagianisme, c’est-à-dire d’une assurance confortable en le dogme
comme assurance d’être sauvé, alors qu’en réalité « les
pauvres sont l’Évangile ».
Le pélagianisme est, de fait, une perspective
rationaliste affirmant qu’il existe un déterminisme possible selon
les actions. Pélage exprime une confiance complète en l’être
humain et sa capacité d’agir en fonction de ses choix corrects.
Quelle force sociale pouvait soutenir une telle
conception ? Pélage était en fait très actif auprès des
grandes familles romaines. Il était également lié, semble-t-il, au
haut clergé romain.
La démarche de Pélage, en fait, imposait une
approche philosophique qui se situait clairement dans la perspective
des courants gréco-romains, principalement le stoïcisme. A cela
s’ajoute que s’il y a une réflexion nécessaire sur le bien et le
mal à partir de l’autonomie de l’individu, cela signifie que les
laïcs auraient leur mot à dire.
Pélage était lui-même un ascète et sa vision
de la religion était celle d’une sorte d’accompagnatrice de la
civilisation, par en bas, avec une charge démocratique tout à fait
clair.
C’était catégoriquement inacceptable pour le
christianisme, tout comme pour l’empire. Augustin joua ici un rôle
capital, en tant que figure majeure de l’opposition au pélagianisme.
Il développa toute une conception où l’humanité,
condamnée par le péché d’Adam, devait non seulement obéir à
l’Église pour agir de manière correcte, mais en plus se soumettre
à une grâce divine.
Et effectivement, les conciles de Carthage de 415 et de 418, celui d’Antioche en 424, le Concile œcuménique d’Éphèse en 431 brisèrent au fur et à mesure le pélagianisme, alors que Pélage est excommunié en 426, Augustin jouant un rôle majeur à ce niveau.
Augustin, né en 354, émerge comme figure
historique dans la continuité du tournant de Constantin.
De fait, à la mort de Théodose, en 395, l’Empire
se divisa avec ses fils en Empire romain d’occident et Empire romain
d’orient, et cela définitivement contrairement aux apparences alors.
Le processus d’effondrement continua, et en 410 les Goths
pillèrent Rome.
Augustin, qui avait déjà fait la louange, le
panégyrique, de Valentinien II dans les années 380, prit donc
l’occasion de la chute de la ville de Rome pour rédiger, de 413 à
427, les 22 livres de La Cité de Dieu contre les païens.
On y trouve une conception qui rejoint ce qui sera qualifiée bien
plus tard de « césaro-papisme ».
Augustin formule la nécessité, pour un régime nouveau, de puiser dans une source idéologique fondamentalement différente, adaptée à son époque. Le régime est appelé par la religion à la soutenir, à la porter.
Il y a une convergence historique entre les
intérêts d’un empire moribond cherchant à se reformuler et une
religion portée par les masses en attente d’un progrès de
civilisation, mais formulée de manière mystique et conçue par des
fanatiques.
Voici comment Augustin fait l’éloge de la
soumission sociale de reconnaissance de l’empereur et même
d’acceptation de l’esclavage comme une conséquence de la nature
pécheresse de l’être humain :
« Si nous appelons heureux quelques empereurs chrétiens, ce n’est pas pour avoir régné longtemps, pour être morts paisiblement en laissant leur couronne à leurs enfants, ni pour avoir vaincu leurs ennemis du dehors ou réprimé ceux du dedans.
Ces biens ou ces consolations d’une misérable vie ont été aussi le partage de plusieurs princes qui adoraient les démons, et qui n’appartenaient pas au royaume de Dieu, et il en a été ainsi par un conseil particulier de la Providence, afin que ceux qui croiraient en elle ne désirassent pas ces biens temporels comme l’objet suprême de la félicité.
Nous appelons les princes heureux quand ils font régner la justice, quand, au milieu des louanges qu’on leur prodigue ou des respects qu’on leur rend, ils ne s’enorgueillissent pas, mais se souviennent qu’ils sont hommes;
quand ils soumettent leur puissance à la puissance souveraine de Dieu ou la font servir à la propagation du vrai culte, craignant Dieu, l’aimant, l’adorant et préférant à leur royaume celui où ils ne craignent pas d’avoir des égaux; quand ils sont lents à punir et prompts à pardonner, ne punissant que dans l’intérêt de l’Etat et non dans celui de leur vengeance, ne pardonnant qu’avec l’espoir que les coupables se corrigeront, et non pour assurer l’impunité aux crimes, tempérant leur sévérité par des actes de clémence et par des bienfaits, quand des actes de rigueur sont nécessaires;
d’autant plus retenus dans leurs plaisirs qu’ils sont plus libres de s’y abandonner à leur gré; aimant mieux commander à leurs passions qu’à tous les peuples de la terre; faisant tout cela, non pour la vaine gloire, mais pour la félicité éternelle, et offrant enfin au vrai Dieu pour leurs péchés le sacrifice de l’humilité, de la miséricorde et de la prière.
Voilà les princes chrétiens que nous appelons heureux, heureux par l’espérance dès ce monde, heureux en réalité quand ce que nous espérons sera accompli (…).
Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits.
La paix de, l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal.
La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent.
La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres (…).
Tout l’usage des choses temporelles se rapporte dans la cité de la terre à la paix terrestre, dans la cité de Dieu à la paix éternelle (…).
Or, tant qu’il habite dans ce corps mortel, il est en quelque sorte étranger à l’égard de Dieu, et marche par la foi, comme dit l’Apôtre, et non par la claire vision il faut donc qu’il rapporte et la paix du corps et celle de l’âme, et celle enfin des deux ensemble, à cette paix supérieure qui est entre l’homme mortel et Dieu immortel, afin que son obéissance soit réglée par la foi et soumise à la loi éternelle.
Et puisque ce divin maître enseigne deux choses principales, d’abord l’amour de Dieu, et puis l’amour du prochain où est renfermé l’amour de soi-même (lequel ne peut jamais égarer celui qui aime Dieu), il s’ensuit que chacun doit porter son prochain à aimer Dieu, pour obéir au précepte qui lui commande de l’aimer comme il s’aime lui-même.
Il doit donc rendre cet office de charité à sa femme, à ses enfants, à ses domestiques et à tous les hommes, autant que possible, comme il doit vouloir que les autres le lui rendent, s’il en est besoin ; et ainsi il aura la paix avec tous, autant que cela dépendra de lui : j’entends une paix humaine, c’est-à-dire cette concorde bien réglée, dont la première loi est de ne faire tort à personne, et la seconde de faire du bien à qui l’on peut.
En conséquence, l’homme commencera par prendre soin des siens ; car la nature et la société lui donnent auprès de ceux-là un accès plus facile et des moyens de secours plus opportuns. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre, que « quiconque n’a pas soin des siens, et particulièrement de ceux de sa maison , est apostat et pire qu’un infidèle ».
Voilà aussi d’où naît la paix domestique, c’est-à-dire la bonne intelligence entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent dans une maison.
Ceux-là y commandent qui ont soin des autres, comme le mari commande à la femme, le père et la mère aux enfants, et les maîtres aux serviteurs; et les autres obéissent, comme les femmes à leurs maris; les enfants à leurs pères et à leurs mères, et les serviteurs à leurs maîtres.
Mais dans la maison d’un homme de bien qui vit de la foi et qui est étranger ici-bas, ceux qui commandent servent ceux à qui ils semblent commander ; car ils commandent, non par un esprit de domination, mais par un esprit de charité ; ils ne veulent pas donner avec orgueil des ordres, mais avec bonté des secours (…).
Notre-Seigneur dit: « Quiconque pèche est esclave du péché »; et ainsi il y a beaucoup de mauvais maîtres qui ont des hommes pieux pour esclaves et qui n’en sont pas plus libres pour cela.
Car il est écrit: « L’homme est adjugé comme esclave à celui qui l’a vaincu ».
Et certes il vaut mieux être l’esclave d’un homme que d’une passion ; car est-il une passion, par exemple, qui exerce une domination plus cruelle sur le coeur des hommes que la passion de dominer?
Aussi bien, dans cet ordre de choses qui soumet quelques hommes à d’autres hommes, l’humilité est aussi avantageuse à l’esclave que l’orgueil est funeste au maître.
Mais dans l’ordre naturel où Dieu a créé l’homme, nul n’est esclave de l’homme ni du péché ; l’esclavage est donc une peine, et elle a été imposée par cette loi qui commande de conserver l’ordre naturel et qui défend de le troubler, puisque, si l’on n’avait rien fait contre cette loi, l’esclavage n’aurait rien à punir.
C’est pourquoi l’Apôtre avertit les esclaves d’être soumis à leurs maîtres, et de les servir de bon cœur et de bonne volonté, afin que, s’ils ne peuvent être affranchis de leur servitude, ils sachent y trouver la liberté, en ne servant point par crainte, mais par amour, jusqu’à ce que l’iniquité passe et que toute domination humaine soit anéantie, au jour où Dieu sera tout en tous. »
Ce point de vue va avoir une conséquence
capitale. En effet, cette acceptation de la reconnaissance du régime
social, phase de transition entre le mode de production esclavagiste
et le mode de production féodal, implique une passivité face à
l’existence.
Augustin va donc devenir le grand ennemi du pélagianisme qui prône la liberté complète face au bien et au mal, en s’appuyant sur la notion de péché originel, de nature mauvaise de l’être humain à la base même.
Il faut saisir ici le contexte historique, pour
comprendre la portée politique du fanatisme d’Augustin, qui formule
en fait une nouvelle idéologie pour un nouveau régime, né des
décombres de l’Empire romain.
Augustin est né en 354 et à cette époque, le
régime impérial n’en finit pas de s’effondrer. Il est cependant
déjà largement christianisé.
À la fin du IIIe siècle, l’Empire avait tenté
le tout pour le tout avec la tentative d’une division administrative
avec quatre responsables – la tétrarchie –,
qui toutefois n’empêcha pas une bataille générale au sommet de
l’État, avec une coexistence temporaire de plusieurs dirigeants,
une lutte de factions, etc.
C’était bien entendu un contexte où les
différentes forces sociales appuyaient soit des religions
différentes (paganisme ou christianisme), soit des interprétations
différentes du christianisme.
Cette période se termina avec l’avènement de
l’empereur Constantin Ier, qui régna de 306 à 337. Celui-ci fit en
effet en sorte, par l’édit de Milan, que le christianisme
soit autorisé dans l’Empire et il organisa la tenue du concile de
Nicée en 325, le premier grand concile général des évêques
chrétiens.
Cela servait sa volonté d’unification, alors qu’il avait réussi à réunifier l’Empire lui-même ; il fit d’ailleurs en sorte qu’à partir de ce moment ses légions romaines utilisaient le symbole « Chi-Rho » dans leur bannière, le labarum : il s’agit des deux premières lettres du nom du Christ en grec, Χριστός.
C’était ce que les courants religieux
anti-catholiques romains appellent le « tournant de
Constantin », qui fut la première étape fut l’Imperium
Romanum Christianum.
Constantin Ier toléra les cultes païens, dont
lui-même était encore le « Grand Pontife », la monnaie
exaltant le dieu soleil, mais il reconnut les tribunaux épiscopaux.
Il est également à l’origine de la construction de bâtiments aussi
important que la Basilique Saint-Jean-de-Latran, de Saint-Pierre de
Rome, Sainte-Sophie de Constantinople ou le Saint-Sépulcre de
Jérusalem.
À ce titre, cet empereur romain est un Saint aux
yeux de l’Église Orthodoxe, un « égal aux apôtres » et
dans les faits, cette logique de christianisation institutionnalisée
par l’Empire se prolongea de manière systématique après Constantin
Ier.
Ainsi, en 380, les principaux dirigeants
établirent le christianisme comme religion officielle par l’édit
de Thessalonique, ce qui signifiait la persécution de tous les
cultes païens (et donc également les Jeux Olympiques), mais
également des courants philosophiques (stoïcisme, épicurisme,
néo-platonisme, etc.).
Voici le texte de l’Édit :
« Édit des empereurs Gratien,
Valentinien II et Théodose Auguste, au peuple de la ville de
Constantinople. Nous voulons que tous les peuples que régit la
modération de Notre Clémence s’engagent dans cette religion que le
divin Pierre Apôtre a donné aux Romains – ainsi que l’affirme une
tradition qui depuis lui est parvenue jusqu’à maintenant – et qu’il
est clair que suivent le pontife Damase Ier et l’évêque
d’Alexandrie, Pierre, homme d’une sainteté apostolique :
c’est-à-dire que, en accord avec la discipline apostolique et la
doctrine évangélique, nous croyons en l’unique Divinité du Père
et du Fils et du Saint-Esprit, dans une égale Majesté et une pieuse
Trinité.
Nous ordonnons que ceux qui suivent cette
loi prennent le nom de Chrétiens Catholiques et que les autres,
que nous jugeons déments et insensés, assument l’infamie de
l’hérésie. Leurs assemblées ne pourront pas recevoir le nom
d’églises et ils seront l’objet, d’abord de la vengeance divine,
ensuite seront châtiés à notre propre initiative que nous avons
adopté suivant la volonté céleste.
Donné le troisième jour des calendes de
mars à Thessalonique, Gratien Auguste étant consul pour la
cinquième fois et Théodose Auguste pour la première fois. »
En 392, Théodose Ier fut en mesure de réunifier
l’Empire, avec un rapport à la religion déjà très net. Ainsi,
l’évêque de Milan Ambroise fit marcher celui-ci pieds nus dans la
cendre, dans le cadre d’une pénitence suite au massacre de dix mille
personnes suite à une révolte en 390 à Thessalonique.
Le christianisme s’était imposé et l’Empire le reconnaissait, et inversement le christianisme reconnaissait l’existence d’un pouvoir civil centralisé et disposant des armes. C’est ce que va théoriser Augustin.
La grande actualité pour Augustin, c’est l’effondrement de Rome. Lui-même de culture romaine, pétri de rhétorique et de littérature latine, il a notamment voyagé à Carthage, puis Milan. Et il constate la fin de l’empire, qu’il analyse profondément dans La Cité de Dieu contre les païens, ainsi que dans De la ruine de Rome.
Il oppose la puissance de Rome à celle du message du Christ ; l’effondrement de Rome est la preuve de la vanité de ce qui est terrestre.
Dans De la ruine de Rome, il
avertit ainsi :
« Que ce châtiment nous serve d’exemple; que cet
incendie à la clarté duquel le Seigneur nous montre si bien
l’instabilité et la caducité des vanités du monde, éteigne pour
toujours dans la crainte la concupiscence mauvaise et l’appétit
désordonné des voluptés coupables, plutôt que de servir de
prétexte à des murmures blasphématoires contre Dieu.
L’aire n’éprouve-t-elle pas les déchirements du
traîneau quand on veut broyer l’épi et purifier le grain; la
fournaise a besoin d’être chauffée pour réduire la paille en
cendres et purifier l’or.
De même la tribulation est venue fondre sur Rome, pour
purifier et délivrer l’homme juste, et pour y frapper l’impie du
châtiment qu’il méritait, soit que la mort l’ait précipité dans
le gouffre des souffrances éternelles, soit que dans la vie qui lui
était conservée il n’ait trouvé qu’une occasion de blasphémer
avec plus d’audace, soit enfin que Dieu, dans son infinie
miséricorde, ait voulu purifier dans la pénitence ceux qu’il
prédestinait à jouir du bonheur du ciel.
Que les souffrances des justes ne soient point pour nous
un sujet de scandale; elles ne sont pour eux qu’une épreuve, et non
point un signe de réprobation.
Nous frémissons d’horreur en voyant sur la terre le
juste en proie aux tribulations de la calomnie et de la douleur, et
nous oublions ce qu’eut à souffrir le juste par excellence et le
Saint des saints.
Ce que Rome a souffert, un homme l’avait souffert avant
elle. Et voyez quel est cet homme « le Roi des rois et le Seigneur
des seigneurs » (Apoc. XIX, 16.), lié, garotté, flagellé, couvert
de tous les outrages, suspendu à une croix, et y rendant le dernier
soupir. Crucifiez Rome avec Jésus-Christ; crucifiez toute la terre
avec Jésus-Christ; crucifiez le ciel et la terre avec Jésus-Christ;
quelle comparaison établir entre la créature et le Créateur, entre
l’œuvre et l’Ouvrier ? « Tout a été fait par lui et rien n’a été
fait sans lui » (Jean, I, 3.), et cependant il a été traité
comme un ver de terre par ses persécuteurs.
Supportons donc ce que Dieu veut que nous supportions;
n’est-il pas le bon médecin qui connaît parfaitement quelle douleur
pourra nous guérir? Il est écrit : « La patience est par« faite
dans ses œuvres » (Jacq. I, 4.), quelle sera donc l’oeuvre de
la patience, si nous n’avons rien à souffrir?
Pourquoi refusons-nous de souffrir les maux temporels ?
Craignons-nous donc d’arriver à la perfection?
Prions avec ardeur dans les gémissements et dans les
larmes, conjurons le Seigneur de réaliser à notre égard cette
belle parole de l’Apôtre : « Dieu est fidèle, et il ne permettra
pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces, mais il vous fera
tirer avantage de la tentation, afin que vous puissiez persévérer »
(I Cor. X, 13.). »
Augustin joue un rôle exceptionnel pour le christianisme, car il renverse la signification de l’effondrement de Rome. Celle-ci n’est pas la fin des temps comme on pouvait le penser, marquant l’avènement du royaume de Dieu, mais la fin d’une époque où l’Église n’existait pas encore.
À l’espoir mystique lancé par le Christ, on a un remplacement par l’institution de l’Église porteuse du message du Christ.
La fin de Rome ne marque pas la fin des temps –
comme on pouvait le penser avec le Christ, initialement un rebelle
juif se situant dans une perspective de messianisme à portée
politique nationale – mais la fin d’une étape seulement.
L’Église est donc présentée comme le Christ
maintenu ; elle est le sas. C’est le sens du concept de Cité de Dieu
: l’Église est le portail. Jésus ne clôt pas un cycle historique
; il en ouvre un autre, où il faut se tourner vers l’Église.
On a ici toute la théorisation du rôle suprême
de cette dernière. Voici comment, dans La Cité de Dieu
contre les païens, Augustin relie l’Église et
l’Écriture, c’est-à-dire une force matérielle – la religion, le
clergé – à l’autorité divine.
« Nous appelons Cité de Dieu celle à qui rend
témoignage cette Écriture dont l’autorité divine s’est
assujettie toutes sortes d’esprits, non par le caprice des volontés
humaines, mais par la disposition souveraine de la providence de
Dieu.
« On a dit de toi des choses glorieuses, Ô Cité de
Dieu! » Et dans un autre psaume: « Le Seigneur est grand et
digne des plus hautes louanges dans la Cité de notre Dieu et
sur sa montagne sainte, d’où il accroît les allégresses de toute
la terre ».
Et un peu après: « Ce que nous avions entendu, nous
l’avons vu dans la Cité du Seigneur des armées, dans la Cité de
notre Dieu; Dieu l’a fondée pour l’éternité ». Et encore dans
un autre psaume: « Un torrent de joie inonde la Cité de Dieu;
le Très-Haut a sanctifié son tabernacle; Dieu est au milieu
d’elle, elle ne sera point ébranlée ».
Ces témoignages, et d’autres semblables qu’il serait
trop long de rapporter, nous apprennent qu’il existe une Cité de
Dieu dont nous désirons être citoyens par l’amour que son
fondateur nous a inspiré.
Les citoyens de la Cité de la terre préfèrent leurs
divinités à ce fondateur de la Cité sainte, faute de savoir qu’il
est le Dieu des dieux, non des faux dieux, c’est-à-dire des dieux
impies et superbes, qui, privés de la lumière immuable et commune à
tous, et réduits à une puissance stérile, s’attachent avec
fureur à leurs misérables privilèges pour obtenir des honneurs
divins de ceux qu’ils ont trompés et assujettis, mais des dieux
saints et pieux qui aiment mieux rester soumis à un seul que de se
soumettre aux autres et adorer Dieu que d’être adorés en sa
place. »
Telle est la signification de l’effondrement de Rome : l’ouverture de l’époque de l’Église.
Augustin est l’une des plus grandes figures du
christianisme ; aux côtés d’Ambroise de Milan, Jérôme de Stridon
et Grégoire le Grand, il est l’un des quatre Pères de l’Église
catholique romaine ; avec Thomas d’Aquin, il forme le binôme
suprême de l’idéologie catholique.
Né en 354 et mort en 430 en Algérie actuelle, vivant dans une société prolongeant directement les conquêtes romaines et lui-même étant d’origine berbère, latine et phénicienne, Augustin a suivi les modes intellectuelles propre à la culture romaine d’alors.
Il s’est d’abord rapproché des philosophes (c’est-à-dire du platonisme), puis des manichéens, avant d’embrasser le christianisme, dont il est devenu par la suite l’idéologie.
Car Augustin est un fanatique ayant pour obsession
les démons, commentant les textes, définissant la manière de les
comprendre et de les expliquer, explicitant les concepts les plus
difficiles, tentant de trouver des justificatifs aux contradictions
des textes, menant des combats incessants contre toutes les
déviations nombreuses existant par rapport à ce qu’il considère
être la vraie foi.
Parmi ces déviations, il y a la science : Augustin est pour la soumission complète de la raison, son effacement devant le culte de Dieu.
Ses reproches à l’humanité sont continus, son
ton acerbe, son cynisme par conséquent justifié à ses yeux, comme
par exemple dans sa Réfutation d’un écrit
de Parménien, où il justifie les punitions, la mise à
mort d’ennemis de ce qu’il considère être la vraie religion :
« Du reste, tout ce bruit que l’on fait autour des
châtiments qu’ils subissent, ne vient-il pas uniquement de ce que la
multitude des hommes place son cœur, non pas dans son cœur, mais
dans ses yeux?
Que du sang humain vienne à couler, on frémit à cet
aspect. Et si un hérétique ou un schismatique meurt dans le schisme
et le sacrilège, privé de la paix de Jésus-Christ et séparé de
sa communion, parce que rien ne frappe les yeux, personne ne pleure;
il y a plus, car c’est à peine si, en vertu de l’habitude, on ne
répond pas par un sourire à cette mort qui est de toutes la plus
triste et la plus déplorable dans son horrible vérité.
Et les auteurs de tant de morts de cette espèce nous
insultent publiquement, sans daigner se réunir en conférence avec
nous pour y mettre la vérité dans tout son jour.
D’un autre côté, en admettant que des peines
temporelles leur soient infligées par l’usage légitime que les
princes de la terre font de leur puissance, que sont donc ces peines
en comparaison des maux de toute sorte qu’ils sèment chaque jour de
tous côtés contrairement à toutes les lois civiles et
ecclésiastiques?
Ils nous appellent les persécuteurs du corps : pourquoi
ne s’appellent-ils pas les bourreaux des âmes, qu’ils immolent sans
pour cela épargner davantage les corps?
Mais tel est l’effet de la mansuétude chrétienne sur
les mœurs, qu’on juge plus sévèrement un oeil arraché dans la
lutte, qu’une intelligence aveuglée dans le schisme : voilà ce qui
explique pourquoi ils parlent contre nous, et parlent avec nous; et
quand la vérité les condamne au silence le plus absolu, l’iniquité
ne leur permet pas de se taire. »
C’est que la pensée d’Augustin n’est nullement un dépassement du platonisme et du manichéisme, pour aboutir au christianisme. Du point de vue matérialiste dialectique, Augustin synthétise justement le platonisme et le manichéisme, ce qui lui permet de s’insérer dans le christianisme et de le révolutionner, au point d’en être le principal théoricien pendant plusieurs siècles.
L’expression la plus nette de cela se lit dans sa
théorie de la « Cité de Dieu », qu’il oppose à la « Cité
des méchants », les deux coexistant et s’opposant jusqu’à la
fin des temps. Il s’agit là ni plus ni moins que de la reprise de la
conception manichéenne comme quoi le bien et le mal, Dieu et Satan,
s’opposent, le monde existant de par leur opposition.
Voici ce que dit Augustin dans sa Méthode
pour enseigner aux catéchumènes les éléments du christianisme:
« N’allons pas nous troubler en voyant
le grand nombre suivre les inspirations de Satan, tandis que le petit
nombre obéit au Seigneur : entre la quantité du grain et celle de
la paille, il y a toujours une disproportion considérable; et, si un
gros tas de paille n’est point un embarras pour le laboureur, le
nombre des coupables n’est rien aux yeux de Celui qui connaît les
moyens d’en faire justice et d’empêcher le désordre de
s’introduire dans son royaume et d’en troubler l’harmonie.
Qu’on ne se figure pas que Satan triomphe, parce que le
nombre de ses vainqueurs est inférieur à celui de ses victimes.
Il existe deux cités, établies à l’origine du monde
et qui dureront jusqu’à la fin des siècles, celle des méchants
et celle des justes : elles ne se distinguent aujourd’hui que par
l’esprit qui les anime; mais, au jour du jugement, elles seront
séparées de corps comme d’esprit.
Les hommes enivrés d’orgueil, que travaille l’ambition
de régner sur le monde avec tout le faste et toute la pompe des
vanités humaines, forment une société étroite avec les démons
qui sont animés des mêmes passions et mettent également leur
gloire à soumettre les hommes à leur empire; quoique les biens du
monde excitent souvent des luttes entre eux, ils n’en éprouvent
pas moins une égale ambition dont le poids les entraîne tous dans
le même abîme, où ils se trouvent associés par la ressemblance
des caractères et des crimes.
Au contraire, les hommes et les purs esprits qui oublient
leur gloire pour ne chercher que celle de Dieu et qui s’attachent
humblement à lui, ne sont tous non plus qu’une seule société. Et
cependant, Dieu est plein de miséricorde et de patience pour les
impies : il leur ménage l’occasion de se repentir et de se
corriger (…).
Nous avons déjà parlé de ces deux cités qui
doivent subsister ensemble à travers les vicissitudes des âges,
depuis l’origine du monde jusqu’à la fin des siècles, et au
jour du jugement où elles seront à jamais séparées. »
La Cité de Dieu contre les païens est,
à ce titre, l’une des œuvres les plus connues d’Augustin ; elle
forme la base même de son approche. Voici comment il y différencie
les deux cités :
« Deux amours ont donc bâti deux cités : l’amour
de soi-même jusqu’au mépris de Dieu, celle de la terre, et
l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même, celle du ciel.
L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le
Seigneur; l’une brigue la gloire des hommes, et l’autre ne veut
pour toute gloire que le témoignage de sa conscience; l’une marche
la tête levée, toute bouffie d’orgueil, et l’autre dit-à Dieu
: « Vous êtes ma gloire, et c’est vous qui me faites marcher la
tête levée » (Ps. III, 4 .) ; en l’une, les princes sont
dominés par la passion de dominer sur leurs sujets, et en l’autre,
les princes et les sujets s’assistent mutuellement, ceux-là par
leur bon gouvernement, et ceux-ci par leur obéissance; l’une aime
sa propre force en la personne de ses souverains, et l’autre dit à
Dieu : « Seigneur, qui êtes ma vertu, je vous aimerai » (Ps. XVII,
2.).
Aussi les sages de l’une, vivant selon l’homme, n’ont
cherché que les biens du corps ou de l’âme, ou de tous les deux
ensemble; et si quelques-uns ont connu Dieu, ils ne lui ont point
rendu l’homme et l’hommage qui lui sont dus, mais ils se sont
perdus dans la vanité de leurs pensées et sont tombés dans
l’erreur et l’aveuglement.
En se disant sages, c’est-à-dire en se glorifiant de
leur sagesse, ils sont devenus fous et ont rendu l’honneur qui
n’appartient qu’au Dieu incorruptible à l’image de l’homme
corruptible et à des figures d’oiseaux, de quadrupèdes et de
serpents; car, ou bien ils ont porté les peuples à adorer les
idoles, ou bien ils les ont suivis, aimant mieux rendre le culte
souverain à la créature qu’au Créateur, qui est béni dans tous
les siècles (Rom.. I, 21-25.).
Dans l’autre cité, au contraire, il n’y a de sagesse
que la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu et attend
pour récompense dans la société des saints, c’est-à-dire des
hommes et des anges, l’accomplissement de cette parole : « Dieu
tout en tous » (Cor. V, 28.). »
Pourquoi cette conception de deux cités ? Pour la
simple raison que nous sommes au IVe et au Ve siècles. Le Christ a
fourni son message il y a plusieurs centaines d’années et la fin des
temps n’apparaît pas comme immédiate, alors qu’en même temps
l’Empire romain s’effondre littéralement.
Avec cet effondrement, le mode de production esclavagiste cède la place au mode de production féodal et justement le christianisme accompagne ce processus.