Le Printemps de Prague à la veille de l’intervention militaire du Pacte de Varsovie

Lors des manœuvres du Pacte de Varsovie dénommée Šumava (forêt de Bohême) de la fin juin 1968, les troupes polonaise et est-allemande mirent quelques jours de plus avant de quitter la Tchécoslovaquie, alors que les troupes soviétiques y restèrent carrément, obligeant le général tchécoslovaque Václav Prchlík, le plus haut responsable militaire, à expliquer publiquement le 10 juillet qu’elles ne voulaient pas partir.

L’URSS annonça alors publiquement la fin des manœuvres dans la Pravda le 12 juillet, mais les troupes ne commencèrent à quitter le territoire que de manière dispersée, au point que même le gouvernement tchécoslovaque ne connaissait pas leur nombre réel encore présent.

Il y avait de plus initialement – mais les chiffres ne furent jamais donnés officiellement à la Tchécoslovaquie par l’URSS – 16 000 soldats, 4500 véhicules, 70 tanks, 40 avions de liaison, un escadron d’avions de chasse, une compagnie d’intervention, 20 hélicoptères, 4 relais radio de grande portée. A cela s’ajoute la surreprésentation d’officiers dirigeant des compagnies.

Officiellement, la mission de la manœuvre était pourtant simplement le marquage de la zone, ce qui ne correspondait pas du tout aux forces déployées. C’était une pression évidente et le général tchécoslovaque Václav Prchlík y répondit le 17 juillet en disant qu’il fallait en terminer avec le Pacte de Varsovie et passer à une alliance seulement militaire.

La réponse de la revue du ministère de la défense soviétique, L’étoile rouge, critiqua de manière virulente une telle affirmation ; le général tchécoslovaque Václav Prchlík fut alors mis de côté par le présidium du Comité Central du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, qui supprima en même temps la section 8 du Comité Central supervisant l’armée, ce qui impliquait une séparation désormais du Parti et de l’armée.

Ce n’est alors que le 3 août que le processus de départ des troupes soviétiques se termina.

Cependant, le 23 juillet avait commencé une autre manœuvre, s’étalant sur l’Ukraine, la Biélorussie et la Lettonie. Il fut noté que pour le première fois dans ce genre d’opération, des réservistes avec des avions civils furent également utilisés ; la période était surprenante qui plus est en raison de la saison des récoltes.

Des manœuvres parallèles furent commencées en RDA et en Pologne, alors qu’une grande manœuvre de la flotte militaire soviétique déjà en cours se prolongea.

Le ministre de la défense soviétique et commandant suprême des forces armées, Andreï Gretchko, se rendit en RDA le 13 août, en Pologne le 16 août, pour à chaque fois des réunions au plus haut niveau militaire des pays concernés.

Entre-temps, le 15 août, des manœuvres militaires soviéto-hongroises furent annoncées par Radio Budapest.

Le 18 août, la Pravda publie un article au sujet de la Tchécoslovaquie, où on lit notamment :

« Les ennemis du socialisme visent à la restauration de l’ancien ordre bourgeois en République Socialiste de Tchécoslovaquie, et c’est à cela que participent leurs efforts. Mais les entreprises de l’ennemi sont vouées à l’échec.

Les travailleurs de la République Socialiste de Tchécoslovaquie, qui peuvent compter sur la solidarité internationale et le soutien des pays frères du socialisme, qui ont été exprimés de manière claire et sans ambiguïtés dans la déclaration de Bratislava, sont destinés à défaire les entreprises de la réaction intérieure et extérieure, à défendre et renforcer leurs conquêtes socialistes. »

Le 19 août, l’armée tchécoslovaque annonça faire des manœuvres également, en présence des plus hauts responsables de la défense et de la sécurité du pays. Le même jour, une réunion confidentielle et inattendue du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique se tint, où fut prise la décision de l’intervention militaire en Tchécoslovaquie.

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Printemps de Prague : Nicolae Ceaușescu provoque l’effondrement

Le Parti Communiste de Tchécoslovaquie commit alors une série d’impairs bouleversant le principal équilibre obtenu. En effet, dans la foulée de la conférence de Bratislava du 3 août 1968, le PCT invita Josip Broz Tito du 9 au 11 août, qui fut accueilli en grande pompe et avec des manifestations de masse. Une réunion de douze heures se conclut notamment par un communiqué commun témoignant de la perspective commune, alors que le 10 août Josip Broz Tito tint une conférence de presse :

« Nous sommes venus en Tchécoslovaquie pour présenter notre soutien pour vous et en même temps pour la solution correcte trouvée à Bratislava ! »

Il refusa cependant d’assumer un bloc militaire yougoslavo – tchécoslovaque. Ce rapprochement ne pouvait que cependant être considéré comme une provocation au lendemain des négociations soviéto-yougoslaves.

Le 12 août, c’est un délégation du SED est-allemand qui vint à Karlovy Vary pour des discussions au haut niveau. Le dirigeant est-allemand Walter Ulbricht, déjà hué à Bratislava, ne fut pas applaudi et ne quitta la ville qu’une fois la foule partie. Malgré l’entente cordiale officielle, cela ne pouvait que refroidir sévèrement les relations.

Enfin, du 15 au 17 août, c’est Nicolae Ceaușescu qui vint à la tête d’une délégation. Pour la première fois, lors de la rencontre des délégations, les Tchécoslovaques intégrèrent les membres du cabinet ministériel membre de structures du Front National (le Parti socialiste et le Parti populaire).

Alexander Dubček, Ludvik Svoboda et Nicolae Ceaușescu
à Prague

Il en ressortit un « Traité sur l’amitié, le travail en commun et l’assistance mutuelle de la République Socialiste de Roumanie et la République Socialiste de Tchécoslovaquie ». Il remet en cause les accords de Munich (ce qui satisfait par définition la RDA), mais parle d’une assistance militaire en cas « d’attaque armée d’un État ou d’un groupe d’États ».

Lors de la conférence de presse du 16 août 1968 à Prague, Nicolae Ceaușescu affirma même que les rapports bilatéraux présentaient la meilleure forme d’interaction entre les pays socialistes. Il se prononça contre les réunions multipartites.

Il affirma également que le Pacte de Varsovie était purement défensif et aucunement prétexte à se mêler des affaires des autres pays. Au sujet de la conférence de Bratislava, il dit :

« Nous ne signons aucune déclaration de réunions auxquelles nous n’avons pas participé. »

A la question de savoir si un petit ou un grand Etat socialiste pouvait emprunter de l’argent à un Etat capitaliste sans que cela ait des conséquences politiques, il répondit que l’argent n’a pas d’odeur et que la taille de l’État socialiste ne changeait rien à l’affaire. Les crédits seraient de toute façon un rapport normal entre pays au niveau international.

C’était là carrément appeler au démantèlement du bloc de l’Est, au profit d’États assumant un non-alignement dans l’esprit de la Yougoslavie. C’était inacceptable pour l’URSS désormais social-impérialiste et considérant les pays de l’Est comme ses satellites semi-coloniaux.

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Les négociations soviéto-tchécoslovaques de juillet-août 1968

Čierna nad Tisou est une petite ville de 2500 habitants à la frontière soviéto-tchécoslovaque, du côté slovaque. En 1946 fut mise en place une gare frontière et de transbordement, en raison de la taille différente des voies alors entre la Tchécoslovaquie et l’URSS.

Les négociations soviéto-tchécoslovaques s’y déroulèrent du 29 juillet au 1er août, dans la maison de la culture. On a droit ici à un humour typiquement tchèque, puisque fut projeté dans celle-ci, juste avant l’ouverture des négociations, le film Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution de Jean-Luc Godard.

La ville d’Alphaville est dominée par Alpha 60, un ordinateur qui a tout collectivisé, mais au moyen de la poésie, les individus se libèrent : c’est une dystopie classiquement anticommuniste. Cela correspond tout à fait à l’approche de la bourgeoisie tchèque, qui s’est reconnue dans le cubisme, la poésie d’Apollinaire, etc.

Le résultat des négociations fut, au-delà de l’expression de la camaraderie, de l’unanimité des points de vue, etc., un appel à une réunion de l’ensemble des dirigeants de l’URSS et des pays de l’est (sauf la Yougoslavie et la Roumanie) à Bratislava, capitale de la Slovaquie, le 3 août.

Léonid Brejnev et Alexander Dubček à Čierna nad Tisou

C’est dans le bilan des négociations qu’Alexander Dubček, dans un discours du 2 août qui fut radiotélévisé, utilisa l’expression traduite en français comme « socialisme à visage humain » :

« Nous leur avons promis que nous nous en tiendrons de manière déterminée aux positions de la politique prise depuis janvier. Cette politique nous donne comme tâche de réaliser dans notre patrie une société socialiste qui ait un forme vraiment humaine, qui sera orienté de manière profondément démocratique, sociale, juste, et moderne, où sont étroitement liées les valeurs sociales communes avec les valeurs nationales, et où nos citoyens seront en mesure de décider eux-mêmes leur propre destin, selon leurs connaissances et leurs croyances. »

Alexander Dubček remercia l’URSS et présenta la réunion de Bratislava comme le prolongement des négociations de Čierna nad Tisou.

Celle-ci rassembla les six principaux dirigeants tchécoslovaques, les trois principaux dirigeants Bulgare, les trois principaux dirigeants hongrois, les cinq principaux dirigeants est-allemands, les quatre principaux dirigeants polonais, les sept principaux dirigeants soviétiques (dont Mikhaïl Souslov, la grande éminence grise de l’URSS d’après 1953).

Le passage le plus important du communiqué de la conférence est le suivant :

« Après une vérification de la situation en Europe, les participants à la consultation constatent que l’activation des forces du revanchisme, du militarisme et du néo-nazisme en Allemagne de l’Ouest touche directement à la sécurité des Etats socialistes et menace la paix générale.

Aussi mènerons-nous dans le futur en ce qui concerne les affaires européennes une politique unie de manière décidée, qui correspondent aux intérêts communs des pays socialistes, aux intérêts de la sécurité européenne et rejetteront toute tentative de modifier les résultats de la seconde guerre mondiale et modifier les frontières existantes en Europe.

Nous continuerons à maintenir que les accords de Munich étaient irréguliers depuis le début ; nous défendrons sans retenue la RDA, cet État socialiste des masses laborieuses allemandes, qui défend la cause de la paix. »

On devine l’argument de la RDA : si la Tchécoslovaquie modifie son régime et se tourne vers l’Allemagne de l’Ouest, alors celle-ci demandera des réparations pour l’expulsion passive des Allemands après 1945 et tout l’ordre établi en Europe va vaciller. La Tchécoslovaquie se présentait comme la boîte de Pandore d’une modification générale du paysage européen.

Alexander Dubček fit un discours radiotélévisé le 4 août et présenta le tout comme un succès, expliquant que d’un côté tout continue comme avant, de l’autre que la Tchécoslovaquie était ancrée militairement dans le bloc de l’Est. Le présidium du Comité Central du PCT formula la même chose dans son communiqué du 6 août, soulignant l’importance pour les médias de correctement se positionner, notamment pour les questions d’affaires étrangères.

L’article paru le 5 août dans le quotidien servant d’organe du Parti en Pologne, la Trybuna Ludu, exprima de son côté la satisfaction. Il en alla de même le 6 août pour le Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique et la Pravda. Il en fut de même le 7 août du côté hongrois et est-allemand.

L’organe quotidien du Parti de Roumanie, la Scînteia, protesta naturellement, le 7 août, contre l’absence d’invitation de la Roumanie ; dans l’organe yougoslave Komunist, le 8 août, il était parlé de nouvelle atmosphère mais il était affirmé qu’il fallait attendre pour voir si cela allait se concrétiser.

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Les tensions au lendemain de l’échec des négociations soviéto-tchécoslovaques de mai-juin 1968

La lettre de Varsovie faite mi-juillet au Comité Central du Parti Communiste de Tchécoslovaquie (PCT) était lourde de menaces. Le présidium du Comité Central du PCT répondit le 18 juillet par une lettre validée le lendemain par une session du Comité Central, rappelant qu’il avait rejeté le manifeste des « 2000 mots », qu’il était discipliné par rapport aux exigences de ses alliés, mais que la situation était complexe et qu’il ne fallait pas être unilatéral dans une éventuelle critique, etc.

Le Bureau Politique du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique proposa alors une réunion avec le présidium du Comité Central du PCT, à Moscou, Kiev ou Lviv, le 22 ou le 23 juillet.

Le PCT, qui avait déjà accepté plusieurs demandes de rencontres depuis début juillet mais toujours repoussé une mise en place concrète, repoussa l’idée que cela se déroule sur le territoire soviétique. Le 22 juillet il fut décidé que cela se déroulerait en Tchécoslovaquie.

La pression fut énorme. Le 25 juillet 1968, le quotidien servant d’organe du Parti en Pologne, la Trybuna Ludu, publia un article intitulé sur « le jugement des événements se déroulant en République Socialiste de Tchécoslovaquie » et il était ouvertement expliqué que la direction du PCT servait les intérêts des revanchistes ouest-allemands. Il faudrait balayer d’un revers de la main la réponse du PCT à la lettre de Varsovie, car les faits montreraient que les forces anti-socialistes l’emportent.

Le même jour, l’organe du Parti en Hongrie, la Népszabadság, publia un article intitulé « Quels points posons-nous comme débat à nos camarades tchécoslovaques ? ». Il est expliqué que le Parti hongrois n’a nullement changé d’avis sur le choix tchécoslovaque, mais que les événements actuels l’amènent à modifier son opinion sur ce qui est réalisé. Faisant un rapprochement avec la situation hongroise en 1956, il est dit :

« En République Socialiste de Tchécoslovaquie, il se produit ces jours-ci, ces semaines-ci, la même chose que dans notre pays dans la période avant la contre-révolution. »

La Hongrie abandonnait donc son soutien. Radio Prague salua toutefois le document pour son « ton calme et non-agressif, ainsi que son effort sérieux pour donner des raisons ».

Restaient ainsi deux appuis seulement : la Yougoslavie de Josip Broz Tito et la Roumanie de Nicolae Ceaușescu. Toujours le 25 juillet, l’organe du Parti en Yougoslavie, Komunist, affirma que le droit international des peuples primait sur le pacte de Varsovie et remettait en cause le principe du « bloc ».

Le 27 juillet parut dans l’organe quotidien du Parti de Roumanie, la Scînteia, une longue explication où on lit notamment :

« Les événements en République Socialiste de Tchécoslovaquie sont comme avant toujours suivis avec le plus grand intérêt dans notre pays. Les communistes, les masses laborieuses, tout le peuple de Roumanie exprime sa solidarité la plus profonde avec le Parti Communiste de la République Socialiste de Tchécoslovaquie, avec la classe ouvrière, avec la paysannerie, avec l’ensemble du peuple tchécoslovaque (…).

De par les conditions prévalentes, le manque de compréhension, les critiques et les soupçons à l’égard du PCT ne peuvent que rendre plus compliquée la situation en République Socialiste de Tchécoslovaquie et nuire à la lutte pour la dépassement de ces difficultés. »

Il est souligné que le PCT sait très bien que son action complexe a amené l’émergence de courants droitiers, qu’on doit absolument lui faire confiance.

Mais le danger pour le PCT ne venait pas que de l’URSS, de la RDA et de la Pologne. Ainsi, le 26 juillet 1968, la revue Literární listy publia un « Message citoyens au présidium du Comité Central du PC de la République Socialiste de Tchécoslovaquie », écrit par Pavel Kohout et signé par des centaines de milliers de personnes lors d’une vaste campagne menée en ce sens.

Il s’agit d’un appel ouvert à la rupture :

« Le moment est venu, car notre patrie est après des siècles de nouveau devenu le berceau de l’espoir [allusion au mouvement hussite, première affirmation du protestantisme, débouchant sur les importantes guerres taborites].

Pas seulement le nôtre. Le moment est venu où nous pouvons donner au monde une preuve que le socialisme représente la seule véritable alternative pour l’ensemble de la civilisation.

Nous nous sommes attendus à ce que ce soit avant tout le camp socialiste qui salue ce fait avec sympathie. Au lieu de cela, nous sommes accusés de trahison (…).

Tout ce pourquoi nous faisons des efforts peut être résumé en quatre mots : Socialisme ! Union ! Souveraineté ! Liberté ! (…)

[Après la liste des principaux dirigeants du PCT :] Négociez, expliquez et défendez unanimement et sans compromis la voie que nous avons prise et dont nous ne dévierons pas vivants ! »

C’est dans ce contexte que se déroula la nouvelle négociation soviéto-tchécoslovaque.

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Les négociations soviéto-tchécoslovaques de mai-juin 1968

La situation devenait intenable avec des polémiques toujours plus dures, aussi une délégation tchécoslovaque fut invitée à Moscou par le Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique, les 4 et 5 mai 1968. Il n’en ressortit officiellement qu’une entente cordiale.

Du 17 au 22 mai, une délégation militaire soviétique du plus haut rang, dirigée par le ministre de la défense soviétique et commandant suprême des forces armées, Andreï Gretchko répondit à l’invitation d’aller à Prague faite par le ministre de la défense tchécoslovaque Martin Dzúr.

Du 17 au 25 mai, le président du conseil des ministres d’URSS, Alexis Kossyguine, fut en Tchécoslovaquie, officiellement pour une cure, mais les pourparlers au plus haut niveau furent assumés publiquement.

Parallèlement se déroula à Moscou, le 8 mai, une réunion de la direction soviétique avec des représentants du bloc de l’Est. Le dirigeant est-allemand (Walter Ulbricht) exigea le stationnement de troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, ce qu’approuva le dirigeant polonais (Władysław Gomułka), mais fut réfuté par le dirigeants hongrois (János Kádár), le dirigeant bulgare (Todor Jivkov) restant en retrait.

Walter Ulbricht

Le grand avertissement eut alors lieu le 27 mai dans un article de la Pravda intitulé « Conviction communiste » où était réfutée la thèse de la « non-intervention » face aux influences bourgeoises. Le 14 juin 1968, la Pravda publia également un article intitulé « Le marxisme-léninisme est un enseignement international unifié » où fut ouvertement dénoncé Čestmír Císař, secrétaire du Comité Central dans le domaine des sciences, de la culture et des médias, pour son exigence du refus du « monopole de l’interprétation du marxisme », thèse affirmée à Prague pour le 150e anniversaire de Karl Marx.

La Hongrie appuya alors ouvertement la Tchécoslovaquie, une délégation tchécoslovaque conduite par Alexander Dubček allant à Budapest du 13 au 15 juin 1968 pour signer un traité d’amitié et de coopération.

Péter Rényi, rédacteur en chef de l’organe du Parti en Hongrie, la Népszabadság, y publia alors le 16 juin un article intitulé « Indépendance, unité, internationalisme », soulignant l’indépendance des partis communistes, rappelant que tort avait été fait à la Yougoslavie, que l’URSS avait montré la nécessité de sortir du culte de la personnalité. Il formula ainsi ouvertement la thèse comme quoi :

« Il n’y a pas de modèle obligatoire dans la construction du socialisme. »

Le ministre des affaires étrangères tchécoslovaque Jiří Hájek, nommé en avril 1968, fit une visite diplomatique en RFA les 17 et 18 juin pour essayer de calmer le jeu. Cela ne réussit pas ; le SED est-allemand produisit une « Argumentation sur la politique du Parti Communiste de Tchécoslovaquie » d’abord à usage interne, puis diffusé à l’occasion du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants en Bulgarie.

On y lit notamment :

« Il est incompréhensible que la publication de cette plate-forme des « 2000 mots » clairement ennemie ait été autorisée dans quatre organes centraux tchécoslovaques importants. »

Une manœuvre militaire du Pacte de Varsovie, dénommée Šumava (forêt de Bohême), commença également le 20 juin, sur les territoires russe, polonais, est-allemand et tchécoslovaque ; au lieu de se terminer le 30 juin, elle se termina le 2 juillet en présence des dirigeants tchécoslovaques, alors que des manœuvres étaient actives aux frontières, dans le sud de la Pologne et de l’Allemagne de l’Est. C’était un clair avertissement.

Parallèlement, l’article de la Pravda du 11 juillet 1968 sur le manifeste des « 2000 mots », intitulé « Attaque contre les fondements socialistes de la Tchécoslovaquie », affirma que la contre-révolution était à l’œuvre.

Les négociations soviéto-tchécoslovaques de mai-juin 1968 avaient ainsi échoué ; la tournure des événements semblait hors de contrôle aux yeux de l’URSS, de la RDA et de la Pologne. Les 14 et 15 juillet fut ainsi écrite une lettre au Comité Central du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, fruit d’une rencontre à Varsovie des deux principaux dirigeants d’URSS, de Bulgarie, de RDA, de Pologne et de Hongrie.

Il fut reproché au PCT de tolérer le développement de courants de droite risquant d’amener la séparation de la Tchécoslovaquie d’avec les « pays socialistes » ; les « fondements du socialisme en Tchécoslovaquie » seraient menacés.

C’était là le tournant dans les rapports entre la Tchécoslovaquie et le bloc de l’Est dominé par le social-impérialisme soviétique.

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Les réactions de l’URSS et du bloc de l’Est au manifeste tchécoslovaque des «2000 mots»

Le manifeste des « 2000 mots » fut clairement la goutte d’eau faisant déborder le vase. Les tenants du Printemps de Prague l’avaient tout de suite compris et le regrettaient amèrement. Il était en effet inévitable que l’appel à supprimer les forces « conservatrices » impliquaient une réaction virulente de celles-ci. Samuel Kodaj dénonça ainsi la « contre-révolution » à l’assemblée nationale.

Cela n’aurait joué aucun rôle si, derrière, il n’y avait pas le spectre de l’URSS et de la RDA. Le SED d’Allemagne de l’Est était horrifié par les réformes du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, car cela impliquait une ouverture à l’Ouest et principalement, obligatoirement, avec l’Allemagne de l’Ouest, tant pour des raisons économiques qu’historiques.

L’URSS s’apercevait pareillement que la frontière orientale de la Tchécoslovaquie touchait l’Ukraine. Qui plus est, la Tchécoslovaquie était située au milieu du bloc de l’Est. Un éventuel basculement de ce pays était de ce fait considéré comme littéralement catastrophique.

Deux pays par contre soutenaient l’initiative de toutes leurs forces : la Roumanie, dont le régime avait pris un tournant nationaliste très agressif, et la Yougoslavie dont le titisme était déjà lié aux pays occidentaux.

Deux pays tenaient une position intermédiaire : la Hongrie et la Bulgarie, qui appréciaient le parcours tchécoslovaque et montraient des signes de soutien, vite abandonnés dès que l’URSS exprimait son courroux.

Alexander Dubček avait été à Moscou les 29 et 30 janvier 1968, pour rassurer l’URSS. Et le 22 février 1968, le dirigeant de l’URSS Léonid Brejnev était venu à Prague pour célébrer les 20 ans de la victoire de février 1948. A cette occasion, il parla de la menace ouest-allemande, ce que firent aussi les dirigeants est-allemand (Walter Ulbricht) et polonais (Władysław Gomułka), les dirigeants hongrois (János Kádár) et bulgare (Todor Jivkov) étant plus mesurés à ce sujet, les dirigeants roumain (Nicolae Ceaușescu) et yougoslave (Veljko Vlahović) n’en parlant pas du tout.

Alexander Dubček et Léonid Brejnev

On ne sera ainsi pas étonné si à la conférence de Dresde de mars 1968 sur la sécurité européenne – organisé littéralement en catastrophe – on retrouve tous ces pays, à ceci près que ni la Roumanie ni la Yougoslavie ne furent invitées.

Cela ne suffit pas pour rassurer la RDA et l’idéologue du SED Kurt Hager attaqua la Tchécoslovaquie lors d’une congrès philosophique à l’occasion du 150e anniversaire de Karl Marx, le 25 mars 1968. Il y dénonça d’abord, de manière voilée, ceux qui pensent que les couches intellectuelles, notamment les écrivains, peuvent diriger le pays, qui convergent avec l’impérialisme quant à la considération que les technologies et la rationalisation de la production sont au-dessus de tout, etc. Puis, le soir, il accusa le gouvernement tchécoslovaque de voir ses affirmations directement reprises par l’Allemagne de l’Ouest.

La Tchécoslovaquie protesta officiellement auprès de l’ambassadeur de RDA à Prague, mais ce fut ensuite la revue soviétique Russie Soviétique qui, le 4 avril 1968, publia un article intitulé « La fraternité des prolétaires – sur les particularités nationales et le caractère général comme loi des normes de la construction socialiste ».

Cette revendication de la primauté du modèle soviétique connut une réponse négative par l’intermédiaire d’Ivan Synek, responsable du Parti Communiste de Tchécoslovaquie pour les rapports avec le Parti Communiste d’Union Soviétique. Dans son article « De la voie spécifique au socialisme – sur certains aspects de l’internationale prolétarien », paru le 19 avril 1968 dans l’organe du PCT, le Rudé právo, il prôna bien entendu « l’application créatrice » des expériences soviétiques, à rebours d’une « copie mécanique ».

A la fin avril, le Parti Communiste de Roumanie protesta contre sa non-invitation à Dresde, alors qu’au même moment une délégation de Bulgarie venait signer à Prague un traité de coopération.

Le 11 mai 1968, le journal moscovite Izvestia (Les nouvelles) publia l’article « La force dirigeante dans la construction du communisme » appelant à rejeter « la non-intervention des partis communistes ou ouvriers dans la vie étatique, économique ou idéologique », car c’est une conception élaborée dans les pays capitalistes pour saboter le socialisme.

Une polémique soviéto-tchécoslovaque éclata ensuite en raison de l’accusation selon laquelle le diplomate Jan Masaryk, fils de Tomáš Masaryk, aurait été tué par des agents soviétiques en 1948. la Pravda publia ensuite le 19 mai 1968 l’article « Socialisme et démocratie » pour dénoncer ceux qui opposent les deux.

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Les «2000 mots dirigés aux travailleurs, paysans, fonctionnaires, artistes, et àtous»

Le 27 juin, plusieurs organes de presse publièrent un manifeste : « 2000 mots dirigés aux travailleurs, paysans, fonctionnaires, artistes, et à tous ». Écrit par Ludvík Vaculík et signé par de nombreuses figures activistes, il parut en même temps dans l’organe de jeunesse Mladá fronta, celui de culture Literární listy, ainsi que les quotidiens Lidové noviny, Práce et Zemědělské noviny.

Cette affirmation exigeait inévitablement une prise de position de par et d’autres, or le document allait très loin puisqu’il assumait ouvertement qu’il y avait un changement de régime. Il en concluait que le Parti Communiste de Tchécoslovaquie (PCT) avait en quelque sorte failli. Il affirma qu’il fallait conserver les traités faits (avec les pays du bloc de l’Est) mais qu’il faudrait aussi être prêt à assumer la défense du gouvernement par les armes.

Tout cela était l’expression d’une vague très offensive et le présidium du Comité Central du Parti Communiste de Tchécoslovaquie décida pour cette raison d’immédiatement s’en dissocier. Le président du conseil des ministres Oldřich Černík, nommé le 8 avril, critiqua le manifeste comme contribuant à un climat de nervosité et de peur.

Les « 2000 mots dirigés aux travailleurs, paysans, fonctionnaires, artistes, et à tous »

Le président du parlement Josef Smrkovský publia un autre manifeste, « 1000 mots », publiés dans l’organe de jeunesse Mladá fronta, ainsi que les quotidiens Rudé právo (qui relève du PCT) et Práce. Il salua le manifeste des « 2000 mots » comme un engagement citoyen mais lui reprocha son « romantisme politique », utile comme garant critique, mais décalé par rapport au réalisme nécessaire.

Cependant, il était impossible pour les apprentis sorciers du libéralisme de freiner la machine enclenché. Le 18 juillet, dans la Literární listy, le philosophe Ivan Sviták caractérisa de manière suivante la situation se présentant dans l’imaginaire de ce qui fut appelé le Printemps de Prague :

« Dans la pièce qui a commencé à se jouer, le Parti Communiste fait face à un sérieux dilemme : ou bien gagner des millions de personnes pour la perspective du socialisme démocratique, ou bien laisser 100 000 personnes à leurs postes administratifs.

Les communistes se considéreront-t-ils comme un parti politique du peuple et des couches les plus importantes de notre société, ou bien comme un appareil de pouvoir, qui entend défendre bec et ongles son pouvoir sans bornes à l’encontre des masses sans défense.

Tout dépend quasiment de cette question des questions : l’avenir du peuple et l’existence de la liberté.

Le Parti Communiste a encore des chances de gagner lors d’élections libres au scrutin secret s’il choisit la première option et se laisse confirmer son mandat de guide du peuple de Tchécoslovaquie. »

Ce discours correspondait à l’idéologie du « socialisme à visage humain », expression d’Alexander Dubček. Cependant, la dynamique était seulement libérale, au-delà du vernis « socialiste démocratique ». Ivan Sviták parle ainsi d’une élite « bureaucratique – technologique – idéologique » qu’il faudrait briser.

Son discours est celui du libéralisme tchèque, tout à fait dans l’esprit de Tomáš Masaryk, avec une opposition au pouvoir central, un appel à la créativité spirituelle, etc., puisant largement dans l’expérience traumatisante de la domination militaro-catholico-féodale autrichienne.

De fait, lorsque Rudi Dutschke- le dirigeant du mouvement étudiant ouest-allemand en RFA et à Berlin-Ouest qui était lui-même issu d’Allemagne de l’Est -, vint à Prague, il passa malgré ses conceptions communistes libertaires comme quelqu’un ayant le même discours que le Parti Communiste de Tchécoslovaquie des années 1950. L’incompréhension fut totale.

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La mise en place du nouveau régime tchécoslovaque avec Alexander Dubček

La mi-mars 1968 doit être considéré comme la date où il est clair que la clique d’Alexander Dubček a pris le contrôle du pays. L’appel de l’évêque František Tomášek à la liberté religieuse, dans un article du Literární listy du 21 mars 1968, témoigne bien du changement complet d’atmosphère, tout comme la démission le 22 mars du poste de président du pays d’Antonín Novotný.

Le 28 mars, c’est le président du conseil des coopératives qui démissionne, le 4 avril c’est le ministre de la défense.

Un article du Literární listy du 4 avril 1968, signé Václav Havel et intitulé « Au sujet de l’opposition », appelle à la constitution d’un second parti à côté du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, garant de l’émulation et de la nature d’un « socialisme démocratique ».

Le lendemain, le Parti Communiste de Tchécoslovaquie a son Comité Central réuni en session et dresse un programme d’action de 160 pages, intitulé « La voie au socialisme de la Tchécoslovaquie ».

Il y est parlé de « grave crise sociale », le document souligne l’absence de classes antagoniques et accorde une importance prépondérante aux couches intellectuelles, devenues « socialistes ». Il considère qu’il n’y a pas de socialisme sans « esprit d’entreprise », qu’il faut s’adapter à la division internationale du travail, cesser le monopole d’État dans les exportations pour laisser libre cours aux entreprises. Il remet en cause l’interventionnisme étatique dans la vie quotidienne et appelle à un équilibre total entre Tchèques et Slovaques.

Le 6 mai, le secrétaire du Comité Central dans le domaine des sciences, de la culture et des médias, Čestmír Císař, tint à Prague un long discours devant tous les membres du Comité Central, ainsi que tous les représentants du Front national, structure datant de 1945 et englobant les structures de masse, le PCT et quelques petits partis pro-PCT (František Kriegel en est le président depuis le 8 avril).

Čestmír Císař

Čestmír Císař salua que le PCT procède à sa séparation de l’économie, de l’État, de l’administration. Il affirma qu’il fallait en revenir au marxisme, que le bolchevisme était une particularité propre à une époque et à un pays ; il fallait mettre un terme à la main-mise de conceptions dogmatiques dans le Mouvement Communiste International :

« Le phénomène de monopolisation de la théorie, de l’idéologie, de la stratégie et de la tactique du mouvement n’a pas encore disparu. Lorsqu’un parti fait un effort qui n’est pas en adéquation avec celui d’un autre parti, il est vite suspecté de révision du marxisme-léninisme.

Une expression extrême de cette tendance à monopoliser une interprétation générale du marxisme est aujourd’hui visible dans le maoïsme. Avec celui-ci, on atteint l’apogée d’une vieille conception dogmatique du socialisme, de son idéologie et de sa politique. »

Le 6 mai, le ministère de l’intérieur informe de la cessation d’activités de toutes les stations d’écoutes qu’elles géraient, ainsi que la fin du brouillage des émissions de radio des pays étrangers, sauf de Radio Free Europe (financée par le Congrès des États-Unis), affirmant que pour ce cas-là ce serait possible mais qu’il faudrait des négociations.

Le 9 mai, Ludvík Svoboda qui est le nouveau président depuis la fin mars accorde une amnistie politique générale, concernant des dizaines de milliers de personnes.

Le 29 mai, un vote des 2/3 du Comité Central – qui avait connu plusieurs remaniements au cours des semaines et ce jusqu’à la fin de l’été – suspend de leur appartenance au Parti Communiste de Tchécoslovaquie Antonín Novotný ainsi que toute une série de très hauts responsables de la justice et de la sécurité d’État. Cette dernière connaît une purge de 250 cadres.

Le 25 juin, la censure est abolie et l’assemblée nationale met en place une grande loi de réhabilitation de « victimes » pour la période allant de 1948 au 31 décembre 1956, ce qui est modifié pour passer de 1948 au 31 juillet 1965. Déjà le premier mai, le président Svoboda avait remis à titre posthume le titre de héros de la République Socialiste de Tchécoslovaquie à Vladimír Clementis et Josef Frank, exécutés en 1952.

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La prise de contrôle du Parti Communiste de Tchécoslovaquie par Alexander Dubček

La prise du pouvoir d’Alexander Dubček se déroula dans un moment de tension extrême, en décembre 1967 – janvier 1968. Antonín Novotný essaya en effet de parer à l’offensive slovaque.

Le responsable du Parti Communiste de Tchécoslovaquie (PCT) auprès de l’armée, Jan Šejna, organisa en décembre des manœuvres militaires dans la région de la rivière de la Vltava, débordant jusqu’en janvier avec un corps de chars atteignant Prague. Miloslav Mamula, responsable de l’administration d’État, organisa une vague d’arrestations dans les rangs d’intellectuels.

Le climat était délétère, avec parallèlement à Prague une répression d’un mouvement étudiant né d’une lutte contre les conditions insalubres de leur résidence, à la fin de l’année 1967.

Cependant, le général Václav Prchlík, responsable de l’administration politique principale de l’armée, mobilisa pour contrer les opérations de Jan Šejna. Ce dernier fit ensuite défection à l’Ouest, alors que le commandant du corps de char se suicida en mars 1968.

A la session de la fin décembre 1967, Antonín Novotný avait perdu la majorité au présidium du Comité Central ; la session de début janvier 1968 annonce qu’en raison de manquements dans la méthode et le style de travail dans le cadre de la direction et celui du centralisme démocratique, le poste de président est dissocié de celui de premier secrétaire.

Antonín Novotný

Antonín Novotný fut alors mis de côté comme président, Alexander Dubček devenant à l’unanimité premier secrétaire du PCT. Le présidium du Comité Central accueillit quatre nouveaux membres :

– Emil Rigo, un fervent partisan de l’autonomie slovaque et un soutien de la réforme seulement dans ce cadre (il finira par soutenir par la suite l’URSS) ;

– Jan Piller, un proche d’Antonín Novotný ;

– Josef Špaček, l’un des plus proches collaborateurs d’Alexander Dubček ;

– Josef Borůvka, un partisan d’Alexander Dubček.

Deux mois plus tard, fin mars 1968, Antonín Novotný fut forcé à démissionner de son poste de président du pays.

Entre-temps, le programme économique, mis en place par le ministre des finances Bohumil Sucharda (en place depuis un an) et annoncé le 10 janvier 1968, prévoyait 44,6 % du budget pour la consommation de biens, la culture et le social et 44,2 % pour les investissements industriels. De larges achats de produits technologiques à l’Ouest étaient prévus.

Une intense campagne fut menée en Slovaquie pour annoncer la formation d’un nouveau type de régime, où la Slovaquie ne serait plus lésée. Le quotidien du PCT le Rudé právo publia le 30 janvier 1968 une lettre ouverte de 175 personnalités à Alexander Dubček exigeant le libéralisme dans les rangs du PCT.

Une décision du présidium du Comité Central du 4 mars 1968 bouleversa la censure. Un article du 8 mars du quotidien du PCT le Rudé právo appelle à une loi pour soutenir la mise en place d’artisans et de commerçants d’un secteur privé.

Le 11 mars 1968, l’idéologie du Parti Communiste Slovaque, Michal Pecho, appela au désarmement des services secrets et appela les émigrés à revenir. Le lendemain, le dirigeant des syndicats Miroslav Pastyrik démissionna avec toute son équipe.

Alexander Dubček

Les 13 et 14 mars sont célébrés en même temps Tomáš Masaryk et Klement Gottwald, c’est-à-dire les deux grands représentants respectivement de la Tchécoslovaquie bourgeoise et de la Tchécoslovaquie communiste. Le second jour, le présidium du Comité Central du PCT salue le succès de conférences à tous les niveaux dans ses rangs, permettant un grand renouvellement.

Le 15 mars, les cadres du PCT responsables de la censure appelle à son abolition. Le même jour, l’organe de jeunesse, le Mladi Svet, appelle à la réhabilitation de Rudolf Slánský, principale figure contre-révolutionnaire tombée lors de la purge de 1952. Le même jour, le ministre de l’intérieur Josef Kudrna et le procureur Jan Bartuska sont démis de leurs fonctions.

Le 16 mars 1968, à l’occasion d’une conférence à Brno, Alexander Dubček exprime sa satisfaction devant les grands changements dans toute la vie du PCT et souligne l’importance de la séparation de la vie du PCT et de celle de l’État.

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La révolte nationaliste petite-bourgeoise slovaque

Alexander Dubček était le fer de lance d’une offensive de la petite-bourgeoisie intellectuelle slovaque ayant littéralement pris le contrôle du Parti dans cette partie du pays.

La Slovaquie avait connu un parcours tourmenté durant la seconde guerre mondiale. Une large partie fut amputée par la Hongrie, mais elle devint en même temps un satellite de l’axe sous l’égide du prêtre catholique Jozef Tiso.

Adolf Hitler et Jozef Tiso

En fin de compte, la Résistance se forma avec un front démocratique mis en place par les communistes, ce qui amena le grand soulèvement national d’août 1944.

Affiche du régime slovaque collaborateur contre le grand soulèvement national slovaque.
« Tels sont les actes [anti-paysans et anti-religieux] du tchéco-bolchevisme ! » « Aux armes ! »

Le programme du 5 avril 1945 dit de Košice, du nom de la ville de l’est de la Slovaquie où s’était établi le gouvernement provisoire de Front National de la nouvelle république tchécoslovaque, mettait sur un pied d’égalité les deux nations tchèque et slovaque.

L’accent était particulièrement mis sur leur caractère slave ; il était parlé de « la grande puissance slave victorieuse à l’Ouest », d’une « ligne slave » à appliquer dans sa politique extérieure. Un étroit rapprochement devait être mené avec la Pologne et l’URSS, mais également la Bulgarie et la Yougoslavie.

Le triomphe du révisionnisme marqua la perte pour la Slovaquie de ses prérogatives, ce qui fut institutionnalisé lors de l’établissement en 1960 de la « République socialiste tchécoslovaque », censé marquer la fin de la période de la démocratie populaire.

Les Slovaques ne s’en accommodèrent pas et l’avancée dans le positionnement libéral fit qu’une ouverture se fit, la pression slovaque servant de fait l’avancée du libéralisme en général.

Bratislava devint ainsi fin février 1968 la capitale administrative au même titre que Prague. Le conseil national slovaque demanda alors un retour ouvert au fédéralisme, au moyen d’un vaste programme. Une République socialiste slovaque devait être le pendant d’une République socialiste tchèque.

Tout cela était chapeauté par Alexander Dubček, qui était depuis 1963 le premier secrétaire du Parti Communiste de Slovaquie. A ce titre, il avait notamment réhabilité Gustáv Husák, condamné à vie pour nationalisme bourgeois slovaque en 1950, ainsi que les autres condamnés du même procès : Laco Novomeský, Ladislav Holdoš et Daniel Okáli. Vladimír Clementis, condamné à mort, fut réhabilité.

Alexander Dubček

Dès 1963 parurent ainsi, en slovaque, les Reportages tardifs du slovaque Ladislav Mňačko, l’auteur le plus lu du pays, un ouvrage résolument anti-Staline qui fut largement diffusé, mais qui ne fut pas autorisé à paraître en tchèque dans l’autre partie du pays. Il eut un grand succès en Allemagne sous le nom trompeur de « Reportages interdits ». Ladislav Mňačko finit par partir en Israël en 1967, pour revenir au moment du Printemps de Prague.

Le moment déclencheur de l’offensive slovaque fut la session du Comité Central de septembre 1967, où il fut affirmé que l’économie tchécoslovaque était en passe de s’effondrer. La direction du PCT, avec Antonín Novotný, repoussa la question et décida la répression d’intellectuels. En octobre les Slovaques furent dénoncés lors d’une nouvelle session du Comité Central pour ne pas avoir appliqué la répression chez eux.

Antonín Novotný accusa ouvertement Alexander Dubček de représenter le nationalisme petit-bourgeois slovaque. Il demanda à Léonid Brejnev, le dirigeant de l’URSS, de venir, ce qu’il fit du 8 au 10 décembre 1967, sans pour autant décider de soutenir en fin de compte Antonín Novotný. La partie était jouée.

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La convergence avec le socialisme de marché du 4e congrès des écrivains de Tchécoslovaquie en 1967

Le Parti Communiste de Tchécoslovaquie (PCT) n’apprécia guère le quatrième congrès de l’association des écrivains de juin 1967, notant qu’il n’y avait aucune référence qui y fut faite à l’URSS, et cela alors qu’était fêté le 50e anniversaire de la révolution russe. C’est l’idéologue en chef du PCT, Jiří Hendrych, qui se chargea de la critique, notamment en présence d’une grande délégation du PCT lors du cinquième congrès des journalistes, les 19 et 20 octobre 1967 à Prague. Il avait été lui-même présent au congrès des écrivains quelques mois plus tôt, mais pratiquement seul.

Entre-temps avaient été exclus du PCT les écrivains Ludvik Vaculik et Antonin Liehm, alors que Jan Prochazka avait perdu sa place de candidat au Comité Central, que la direction de l’association des écrivains avait été désavouée, que la direction du Literární noviny avait été expulsée.

Cependant, cela n’était là qu’une défense spontanée d’une bureaucratie qui, inversement, s’appuyait sur une libéralisation massive de l’économie depuis 1953. La Tchécoslovaquie comptait même l’un des principaux théoriciens de cette conception : Ota Šik, un équivalent direct du Polonais Oskar Lange et de l’Ukrainien Evseï Liberman. Le but est ouvertement une sorte de « socialisme de marché » où l’État ne fait qu’encadrer la loi de l’offre et de la demande.

Ota Šik

L’année 1965 fut à ce titre un grand tournant avec une « responsabilisation » des entreprises – en réalité leur autonomie -, un renforcement très grand des intérêts matériels, faisant de la Tchécoslovaquie la pointe de cette tendance dans toute l’Europe de l’Est la Yougoslavie mise à part.

Ota Šik enfonça le clou dans une interview au journal du syndicat de Prague Prace, le 5 mars 1968. Il prôna une rationalisation encore plus radicale de l’économie par une remise en cause fondamentale des institutions supervisant l’économie et l’autonomie des entreprises. Dans le Rudé právo, l’organe du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, il fut très clair :

« Le monopole des entreprises doit être remplacé par une concurrence intérieure ou au moyen du commerce extérieur. »

Cette position s’associe avec le fait de vouloir mettre en place des conseils d’entreprise, d’aller dans le sens de l’autogestion. Son modèle est très clairement la Yougoslavie titiste.

Et au moment où il lance cette bataille, il est membre du Comité Central (depuis 1962), dirigeant de la commission du Parti et de l’État sur la réforme économique (depuis 1964) et au moment il donne cette interview, une variante de son « nouveau modèle économique » est déjà en place.

Cela signifie que la révolte qui s’est affirmée lors du quatrième congrès des écrivains est strictement parallèle à l’instauration en Tchécoslovaquie, depuis 1953, d’une économie étatisée, bureaucratique, où le marché s’élance. Il y a ici une convergence et tant les activistes pro-libéraux du quatrième congrès des écrivains qu’Ota Šik vont devenir des figures majeures du Printemps de Prague.

Cette démarche ne plut pas à l’URSS, qui tira à boulets rouges sur Ota Šik, qualifié de révisionniste faisant l’apologie de la supériorité du marché capitaliste sur le socialisme dans le domaine de la production.

Cependant, l’URSS soutenait elle-même la démarche de libéralisation de l’économie. Aussi accepta-t-elle à contrecoeur le coup de force de début janvier 1968 du slovaque Alexander Dubček, partisan d’Ota Šik, pour arracher le contrôle du Parti Communiste Tchécoslovaque à Antonín Novotný.

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Le 4e congrès des écrivains comme base du Printemps de Prague

Le second congrès de l’association des écrivains en avril 1956 avait déjà été marquée par une grande offensive de l’idéologie libérale. Cependant, le quatrième congrès de l’association des écrivains, du 27 au 29 juin 1967 à Prague, fut lui une véritable prise d’assaut.

Cela suivait un événement datant du 17 mai. Au parlement, au nom de vingt députés, Jaroslav Pružinec dénonça deux films, Les Petites Marguerites de Věra Chytilová et La Fête et les Invités de Jan Němec, deux films accusés de n’avoir « rien à voir avec notre république, le socialisme et les idéaux du communisme ». Il demanda pourquoi on avait des garde-frontières si le ministre des finances et celui de l’intérieur permettaient le financement de tels films, et le ministre de l’agriculture la destruction de fruits du travail (un moment-clef du premier film consistent en deux filles dansant sur une table, écrasant les plats).

Les Petites Marguerites de Věra Chytilová

Les deux réalisateurs répondirent par une lettre ouverte, que la presse ne publia pas, disant qu’il était sans précédent même à l’époque de la république bourgeoise ou de la « pire des déformations staliniennes de la vie publique » qu’une œuvre soit mise en rapport avec le ministère de la défense.

Un grande campagne fut alors montée pour le quatrième congrès de l’association des écrivains. Dès le premier jour, l’écrivain Milan Kundera tint un long discours, très dense, reprenant de manière voilée les thèses de Tomáš Masaryk. La Tchécoslovaquie aurait un rôle historique tout à fait à part, elle porterait une lecture démocratique unique au monde, qu’il faudrait assumer comme style libéral.

La culture littéraire tchèque aurait connu une apogée dans la république bourgeoise, entre la répression nationale autrichienne et la déformation stalinienne inversant l’humanisme communiste. Il faudrait revenir à cet esprit et par conséquent combattre le vandalisme nouveau qui existe par l’intermédiaire des décisions d’interdiction de l’administration.

L’écrivain Pavel Kohout lut le message d’Alexandre Soljenitsyne au congrès des écrivains soviétiques s’étant tenu un mois auparavant, en mai 1967. Eduard Goldstücker dénonça les responsables de la politique culturelle du pays ; Antonin Liehm demanda la libre publication des points de vue occidentaux dans la presse, rejetant tant la « dictature du marché » que la « dictature du pouvoir ».

Antonin Liehm faisait également partie d’une équipe ayant pris les commandes du journal littéraire, le Literární noviny, qui diffusait à plus de cent mille exemplaires une « politique culturelle » d’esprit résolument libérale, valorisant des auteurs comme Jean-Paul Sartre, Samuel Beckett, etc. L’équivalent slovaque, Kultúrny život, La vie culturelle, suivait la même approche.

Karel Kosik dénonça le réalisme, Vaclav Havel proposa un programme en sept points. Jan Prochazka appela à la grande mobilisation des écrivains pour le libéralisme dans l’expression des idées, « jusqu’au dernier écrivain, jusqu’au dernier puissant, et jusqu’au dernier lecteur de ce monde ».

Vaclav Havel en 1967

Ludvik Vaculik mena l’attaque la plus brutale, affirmant que le congrès se tenait non pas car les membres de l’association des écrivains l’avaient voulu, mais sur ordre du « maître » ; il appela à modifier entièrement le texte de résolution finale dans un esprit de refus de toute soumission.

Il exprima sa longue position typiquement dans l’esprit de Tomáš Masaryk, faisant de la Tchécoslovaquie une sorte d’intermédiaire entre l’Ouest et l’Est (Prague est moins à l’Est que ne l’est la capitale autrichienne Vienne), avec un pessimisme très Europe centrale :

« Je ne vois pas de porte de sortie à cette situation. Du socialisme, il ne reste que le rêve de l’humanisme et de la justice. »

De manière marquée, les orateurs précisent bien qu’ils critiquent l’organisation du régime en raison de la censure, de la bureaucratie, mais pas le socialisme. On retrouve ainsi tous les éléments idéologiques du Printemps de Prague, avec sa prétention à un « socialisme à visage humain ».

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La situation tchécoslovaque de 1918 à 1968

La Tchécoslovaquie fut, de tous les pays de l’Est, le modèle des démocraties populaires. La prise du pouvoir de février 1948 se fit sans même la présence de troupes soviétiques dans le pays ; le Parti Communiste de Tchécoslovaquie disposait d’une immense base et avait toujours été celui numériquement le plus nombreux des Partis Communistes par rapport au nombre d’habitants de chaque pays.

Prague en 1948, l’instauration de la démocratie populaire

Le pays disposait également d’une histoire glorieuse avec la révolte hussite et les guerres taborites. L’identité nationale s’est associée avec une exigence démocratique-pacifique, à rebours du militaro-catholicisme autrichien.

Les problèmes étaient cependant importants. Sous domination austro-hongroise, le pays qui était la zone industrielle de la partie autrichienne de l’empire avait connu la période appelée temno, l’idée étant celle de ténèbres, avec l’écrasement de toute vie culturelle et intellectuelle. La renaissance nationale a triomphé, mais a amené la formation d’une véritable bourgeoisie, puissante et moderne : un capitaliste comme Tomáš Bata avait même créé un bureau-ascensceur dans le bâtiment principal de 17 étages de son entreprise, pour être plus effectif.

Cela faisait du pays après 1918 un bastion capitaliste d’esprit libéral, avec à sa tête une figure de haut niveau, Tomáš Masaryk (1850-1937). La Tchécoslovaquie se voyait accorder une « mission » mondiale, celle d’assumer la démarche libérale-pacifique devant servir d’exemple au monde.

Tomáš Masaryk (1850-1937)

Toute une immense littérature vint exprimer cette vision du monde correspondant à un positivisme à la Auguste Comte dans un esprit démocratique – évolutionniste avec un certain existentialisme pessimiste, le principal représentant en littérature étant Karel Čapek. Sont peu ou prou liés à ce courant « tchèque » le philosophe juif de Moravie Edmund Husserl (1859-1938), inventeur de la « phénoménologie » et influencé initialement par Tomáš Masaryk, ainsi que dans un certain sens le Praguois Karl Kautsky (1854-1938), qui devint le chef de file de la social-démocratie internationale après la mort de Friedrich Engels.

Edmund Husserl (1859-1938)

Il y avait de plus une importante question nationale. Le pays était divisé en deux zones : la partie tchèque et la partie slovaque, les deux s’unissent en raison de leurs langues extrêmement proches et de leur existence comme petites nations perdues dans une Europe centrale marquée par les hégémonismes aux dépens des petits peuples slaves.

La Bohème, la Moravie et la Silésie, la Slovaquie et l’Ukraine carpathique tout à l’Est

La partie tchèque était toutefois elle-même relativement divisée culturellement entre la Bohême, avec sa capitale Prague, et la Moravie, avec sa capitale Brno, la « Manchester » du pays.

A cela s’ajoute une énorme minorité allemande. Sur les 10 millions de citoyens de la partie tchèque, composée de la Bohême, de la Moravie et de la petite Silésie, environ 7 millions sont tchèques, 3 millions allemands avant 1945.

En rose la population germanophone relevant historiquement de l’Autriche,
en bleue la partie tchèque

La Slovaquie était quant à elle paysanne et arriérée, pétrie de catholicisme ; la moitié de ses habitants avait rejoint les États-Unis au cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Elle avait elle connue la domination hongroise pendant mille ans, avec une magyarisation brutale dans les derniers siècles, faisant du hongrois la seule langue reconnue jusqu’à l’effondrement de l’Autriche-Hongrie en 1918. 30 % des citoyens de la partie slovaque étaient hongrois avant 1945.

Le rôle des Allemands et des Hongrois dans le démantèlement de la Tchécoslovaquie posa un problème qui fut résolu de manière unanime par la république rétablie en 1945. Les décrets du président Edvard Beneš mirent en place l’expropriation et l’expulsion de 2,6 millions Allemands et de 400 000 Hongrois, les seules exceptions acceptées étant les personnes pouvant témoigner d’une activité antifasciste.

Les zones relevant des Sudètes, d’où la population allemande fut expulsée

La Tchécoslovaquie était donc en 1948 un pays neuf, instaurant pour la première fois une réalité démocratique et formant un régime national équilibré avec une maîtrise des forces centrifuges, mais avec un arrière-plan difficile.

La mort, sans doute par empoisonnement, du dirigeant communiste Klement Gottwald en 1953 à la suite de la mort de Staline et l’avènement au pouvoir d’une clique soutenant Nikita Khrouchtchev en URSS allait bouleverser cette situation et laisser libre-cours à toutes les forces centrifuges. C’est la nature du Printemps de Prague, gigantesque confluence de tous les déséquilibres du pays.

Délégation de Tchécoslovaquie au festival étudiant international en 1949 à Budapest,
avec les portraits de Klement Gottwald et de Staline

La Slovaquie arriérée économiquement et culturellement avait des problèmes avec le socialisme, tout comme avec la prépondérance des Tchèques. Les Slovaques ne disposant en effet de pratiquement aucun cadre éduqué après être sorti de la soumissions à la Hongrie en 1918, les Tchèques avaient occupé pratiquement tous les postes administratifs. L’émergence d’une couche intellectuelle slovaque après 1950 allait bouleverser la donne et provoquer l’affirmation brutale d’un nationalisme petit-bourgeois slovaque.

Les éléments arriérés ou réactionnaires de la partie tchèque considéraient le soutien au développement de la partie slovaque comme un poids. La partie morave cherchait à faire contre-poids à la Bohême et surtout à Prague. Les éléments bourgeois, très puissants culturellement, cherchaient à relever la tête, alors que le Parti Communiste largement dépolitisé par le triomphe du révisionnisme en 1953 mettait en place ce qu’on doit appeler un « socialisme de marché ».

Le peuple en avait assez de la main-mise de la bureaucratie dans le pays, ainsi que de l’hégémonisme marqué de l’URSS. L’Allemagne et l’Autriche poussaient massivement à la déstabilisation également.

En 1968, la situation était littéralement explosive.

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La nature du Printemps de Prague

À partir de 1952 et du XIXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, il y a de profondes modifications dans l’organisation sociale de l’URSS, avec une approche tournée vers l’économisme, ce qui contribuera au renversement radical que reflétera le XXe congrès en 1956.

L’impact dans les démocraties populaires de l’Europe de l’Est fut aussi important. Les fractions droitières éliminées au début des années 1950 furent réhabilitées, le libéralisme économique s’imposa, la bureaucratisation administrative se généralisa. Dans la plupart des pays, une bureaucratie soumise à l’URSS accompagnait une gestion économique où les entreprises étaient toujours plus autonomes, le « plan » toujours plus indicatif.

Carte de l’Europe de la période suivant 1945, avec une lecture bourgeoise des blocs

Il est cependant quatre pays où ce processus ne pouvait se dérouler aussi simplement. En Yougoslavie, il n’eut pas lieu, car il avait déjà eu lieu dès le début des années 1950, amenant la dénonciation de ce pays par l’URSS de Staline et les démocraties populaires.

En Albanie, il n’eut pas lieu non plus, car le pays avait manqué de se faire phagocyter par la Yougoslavie. Comme la nouvelle ligne aboutissait à la normalisation des rapports du bloc de l’Est avec la Yougoslavie, l’Albanie rua dans les brancards, car elle craignait une nouvelle offensive yougoslave à ses dépens.

En Roumanie, le processus n’eut pas lieu non plus, pour des mêmes raisons nationalistes, non pas défensives comme en Albanie, mais offensives. Ici, les forces nationalistes avaient tellement le dessus, au point que l’idéologie officielle était pétrie dans un ultra-nationalisme « socialisant ».

Cependant, cela ne dérangeait pas l’URSS : la Yougoslavie était de toute façons à l’écart, l’Albanie ne comptait guère, la Roumanie pouvait faire ce qu’elle voulait du moment qu’elle restait dans le giron du bloc de l’Est.

La Tchécoslovaquie posait un problème tout autre. C’était le seul pays, avec l’Allemagne de l’Est, à avoir été capitaliste avant 1945. Mais contrairement à en Allemagne, la bourgeoisie s’était élancée d’une manière résolument moderne et libérale. Son idéologie était tout à fait développée, de haut niveau, rompue à toutes épreuves.

Mise en scène initiale de la pièce R. U. R. 
(pour Rossum’s Universal Robots) de Karel Čapek, 
introduisant en 1920 le terme de robots

Aussi, le libéralisme économique d’après 1956 s’accompagne inévitablement d’un renouveau des valeurs libérales politiques. Cela était d’autant plus vrai que l’émergence d’une couche intellectuelle slovaque – qui n’existait pas dans un pays totalement arriéré avant 1918 – avait donné naissance à un nationalisme slovaque virulent.

La Tchécoslovaquie, le plus développé des pays de l’Est européen, n’hésita donc pas à suivre son propre chemin, systématisant les décrochages libéraux. Tant que cela était économique, cela ne dérangeait pas le bloc de l’Est. Mais comme il y avait une dimension politique en découlant, l’URSS s’inquiétait de l’émergence d’une nouvelle Yougoslavie « autonome », alors que la RDA et la Pologne appréhendaient de manière violente une ouverture de la Tchécoslovaquie envers l’Allemagne de l’Ouest.

La Roumanie et la Yougoslavie, quant à elles, appuyaient le processus de toutes leurs forces, ce qui fut même vrai en partie de la Hongrie et de la Bulgarie, ces deux pays cédant finalement au rappel à l’ordre soviétique.

Ainsi, au milieu de l’année 1968, on est dans un contexte où l’on risque non seulement un effondrement du bloc de l’Est, mais même un affrontement armé généralisé, avec d’un côté l’URSS, la Pologne et la RDA, de l’autre la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Yougoslavie, voire même l’Albanie, la Hongrie, la Bulgarie.

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Otto Neurath et le cercle de Vienne

Otto Neurath voyait l’ISOTYPE comme contribution à l’unification de l’humanité, par l’intermédiaire d’un langage universel ; que sa ligne de réduction de l’information à une image ait pu si plaire à des gens liés historiquement au futurisme en dit long sur la nature subjectiviste de la quête d’un tel langage.

Il est essentiel ici de noter qu’Otto Neurath relevait de la tradition de la social-démocratie autrichienne consistant à séparer le marxisme en politique des questions philosophiques. C’était une voie commune avec Karl Kautsky, mais inversement totalement opposée à celle de Lénine.

Otto Neurath aida ainsi en 1928 à fonder le Verein Ernst Mach, l’association Ernst Mach, prenant ce philosophe comme référence, que Lénine avait dénoncé en mai 1909 dans le cadre des polémiques au sein de la social-démocratie russe.

Cette association posait la base de ce qui sera connu historiquement comme le cercle de Vienne, un nom choisi par Otto Neurath.

Le cercle de Vienne, qui se rendit public par le manifeste Wissenschaftliche Weltauffassung (Vision scientifique du monde), existait en pratique déjà depuis 1923 ; les figures les plus importantes en furent l’allemand Rudolf Carnap, Kurt Gödel, Richard von Mises, Moritz Schlick, Hans Hahn, le Finlandais Eino Kaila et le Norvégien Arne Næss (qui fondera le principe de « l’écologie profonde »), Felix Kaufmann, Edgar Zilsel, et Viktor Kraft.

Deux personnalités incontournables proches du cercle furent Ludwig Wittgenstein et Karl Popper. Tous ces auteurs, fuyant l’Allemagne nazie, joueront un capital dans l’émergence de la philosophie anglo-saxonne après 1945, sur la base de « l’empirisme logique », puis de la « philosophie analytique ».

Pour résumer l’approche du cercle de Vienne, il faut saisir son approche résolument anti-idéologique. Le cercle de Vienne, au-delà des différences notables de conceptions ou points de vue, affirme que tout doit se fonder sur l’expérience, et affirme que celle-ci doit être étudiée de manière analytique.

On comprend ici aisément qu’il s’agit, ni plus ni moins, que de l’équivalent strict du positivisme d’Auguste Comte, en Autriche, avec plusieurs décennies de retard. Il s’agit pareillement de réfuter tant la métaphysique et la théologie d’un côté, que le dogmatisme (c’est-à-dire le marxisme) de l’autre.

Le spectre idéologique – culturel des membres du cercle était ainsi particulièrement large, depuis une position conservatrice jusqu’à une expression favorable au communisme, comme avec Otto Neurath qui représentait l’aile gauche et qui lutta pour que soit publié une International Encyclopedia of Unified Science, une Encyclopédie de la science unifiée.

Incapable de saisir le matérialisme dialectique, Otto Neurath réactivait l’affirmation de la forme encyclopédique promue par la révolution française, comme lecture matérialiste du monde suffisante en soi. L’accumulation remplaçait l’esprit de synthèse.

Deux volumes seulement sortirent à partir de 1938, au lieu des 36 prévus (dont 10 d’images).

Pour Otto Neurath, comme pour le cercle de Vienne par ailleurs, « notre pensée est un outil », et ainsi « les théories scientifiques sont des événements sociologiques ».

Par conséquent, l’assemblage de toutes les connaissances ne peut que faire progresser l’humanité : c’est une démarche encyclopédiste qui a une prétention totale, mais est en fait extrêmement formelle, se présentant comme une accumulation pratiquement sans fin de ce qui permet le progrès. C’est la croyance en une pensée progressiste s’appuyant sur un matérialisme constatant la matière de manière séparée.

Otto Neurath

Une image connue dans le milieu des partisans de la « logique » et de l’empirisme est celle du navire, employée par Otto Neurath dans l’ouvrage Problèmes de l’économie de guerre :

« Nous sommes comme des marins qui en mer doivent reconstruire leur navire mais ne sont jamais en mesure de recommencer depuis le début.

Lorsqu’une poutre est enlevée, une nouvelle doit immédiatement la remplacer et pour cela le reste du navire est utilisé comme soutien.

De cette façon, en utilisant les vieilles poutres et le bois qui flotte, le navire peut-il être entièrement reformé, mais seulement par une reconstruction progressive. »

Ainsi, pour Otto Neurath un bon enseignant était celui qui savait le mieux « omettre » des choses, et il valait mieux « se rappeler d’images simplifiées que d’oublier des représentations justes ».

Son mot d’ordre réductionniste, reflet de sa philosophie cherchant à saisir une conception à partir de l’expérience, sans vue d’ensemble, est tout à fait clair dans sa nature :

« Les mots séparent, les images rapprochent. »

C’était là une intention louable, mais finalement une simple réédition du maître de la pédagogie, le Tchèque Comenius actif au 17e siècle, oubliant la question de la participation des masses au-delà de la simple compréhension formelle, niant la question de la transformation de la matière, de la primauté de la philosophie matérialiste dialectique comme poste de commandement.

C’est pour cette raison que, malgré la dimension progressiste d’Otto Neurath, l’URSS ne pouvait nullement se cantonner dans un réductionnisme de l’information, alors que l’ensemble des masses devait être protagoniste dans l’État soviétique.

Le matérialisme dialectique n’est pas un positivisme ; la vision du monde ne se résume pas à un encyclopédisme ou une accumulation de méthodes.

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