Le blocage de la Cité islamique et de son développement comme ville : le refus du réel

La position d’Al-Farabi reflète à la fois les avancées permises par le passage au mode de production féodal et l’impossibilité de saisir le réel, à travers l’incapacité à formuler une idéologie totale qui permette de faire face aux contradictions qui se développent en son sein.

Ainsi, le mode de production féodal permet la constitution d’agglomérations durables, rassemblant les capacités humaines en leur donnant à travers l’expression juridico-urbaine de l’Islam une perspective de civilisation.

Mais cette perspective ne peut s’appliquer de la même manière dans les campagnes, où les rapports de domination s’imposent largement par la force militaire, directement ou indirectement appliquée, pour lever les impôts, distribuer ou redistribuer les propriétés, exercer la justice, assurer le ravitaillement etc.

De même, la ville islamique apparaît comme un chaudron, l’ébullition des capacités rassemblées et la différenciation croissante des situations permettent un foisonnement d’éclosions culturelles, encore favorisé par les échanges et le développement d’un marché de mieux en mieux organisé.

La ville apparaît dès lors à la fois comme l’horizon même de la civilisation islamique et son pire adversaire, favorisant toutes les divergences et les dissidences. Al-Farabi lui-même a longuement fréquenté au cours de sa formation des maîtres, musulmans de différentes écoles ou chrétiens, notamment nestoriens, à commencer par son maître, Abū Bishr Mattā ibn Yūnus, surnommé al-Qunnā’ī.

Deux voies s’ouvraient alors, face auxquelles la pensée d’Al-Farabi se trouve précisément au seuil.

Sa pensée tente d’abord de proposer un cadre institutionnel pour discipliner la ville, avec plus de profondeur que simplement le droit : par une morale allant à l’esprit chevaleresque. C’est ce chemin qui verra se développer ensuite la futuwwa, comme esprit urbain de la chevalerie, avec ses confréries initiatrices quadrillant la ville, son organisation et son quotidien, en la repliant sur elle-même pour la geler dans son essence militaire.

Ensuite, sa pensée saute par-dessus la contradiction villes-campagnes, pour chercher à trouver à la ville un autre antagoniste comme porte de sortie : le désert. En l’espèce, il s’agit des populations nomades et pastorales, tels les Bédouins arabes, les Kurdes, comme l’étaient les Bouyides à l’origine, mais aussi les Turcs s’insérant de plus en plus fréquemment dans l’Orient musulman.

En fait, ces deux aspects des contradictions ouvertes par les villes trouvent leur solution pour Al-Farabi dans une seule et même chose : l’appel à une aristocratie militaire, d’essence nomade et pastorale, qu’il voit comme une nécessité pour imposer à la ville un cadre pour empêcher son développement, perçu comme une chute en décadence, tout son idéal étant de l’immobiliser et de contrôler strictement ses mouvements.

Al-Farabi présente ainsi la nécessité de la domination aristocratique, par la qualité de l’éloquence, la fasaha, qui permet l’exercice du bon gouvernement, une fois alliée à la force armée. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il cherche cette qualité aristocratique dans la pureté des populations nomades du « désert », c’est-à-dire des espaces pastoraux de la planète, comme l’est l’Arabie, mais aussi l’Asie centrale.

Ces peuples auraient selon lui maintenus une langue « pure », préservée des concepts et des néologismes permis par l’agglomération des capacités dans la ville :

« Donc il faut savoir à qui s’adresser pour prendre la langue de cette nation, il faut la prendre chez ceux dont l’habitude s’est fermement enracinée, habitude telle qu’elle les protège d’imaginer des sons distincts de leurs propres sons et de leur proférer ou bien d’acquérir des sons distincts de ceux dont sont composés leur propre langue et de les proférer.

Il faut prendre cette langue chez ceux qui n’ont jamais entendu d’autres langues ou d’autres expressions que les leur, ou chez ceux qui les ayant entendues, ceux dont l’esprit s’est détourné de les imaginer quand ils les ont entendues et dont la langue s’est détournée de les proférer ».

Cette pureté dans la langue leur permettrait de mieux accéder à la compréhension immédiate de la religion, et surtout de constituer un groupe militaire uni, exprimé dans une langue éloquente, mais non conceptuelle, contrairement à celle de la ville.

On a là posé ce qui se développera comme théorie systématique dans la pensée d’Ibn Khaldun au 13e siècle, avec cette idée que la civilisation se développe dans les villes, mais doit être encadrée, voire purgée, par une aristocratie militaire externe, seule en mesure de diriger convenablement la Cité et de la purifier de sa tendance à la décadence et à la dissidence.

Il se trouve dès lors une perspective eschatologique globale qui va permettre à la religion musulmane de compenser puissamment son incapacité à se formaliser en idéologie totale permettant de saisir le réel et son mouvement.

Au cadre juridico-urbain développé jusque-là par l’Islam, va s’ajouter la mystique chevaleresque initiatique comme moyen de bloquer la ville et de la replier sur elle-même.

À la contradiction villes-campagnes est opposé un appel au désert et à l’invasion rédemptrice devant imposer la réforme et l’ordre.

Dans tous les cas, les espaces de révoltes des masses et de développement d’une bourgeoisie se trouvent étranglés par un cadre féodal, liant les couches dominantes des villes à une aristocratie militaire, idéalement extérieure et fanatique, qui se montre prêt à se liquider pour se relancer dès lors que les contradictions s’accumuleraient.

Chez Al-Farabi ces développements apparaissent encore de manière élémentaire et encore confuse, mais ils vont trouver à s’exprimer par la suite de manière nette et affirmée.

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Al-Farabi et les critères du prince

L’incohérence d’Al-Farabi dans la question du chef se lit dans les critères qu’il donne à ce sujet.

Il faut bien voir cependant qu’Al-Farabi a fait émerger la science politique dans l’aire arabo-persane, en posant une identité entre le philosophe et l’Imam dans la position du chef.

Même si cette incohérence s’explique alors historiquement par l’émergence du chiisme (comme force politique) dont il relève ou auquel il converge, on dépasse en effet en même temps la situation particulière pour atteindre l’universel. C’est cela qui sera marquant par la suite.

Lorsque Al-Farabi dit que le but de la cité ne peut pas être seulement de subsister, ni même de disposer de la richesse ou de profiter des plaisirs (ou des passions individuelles), d’avoir de la renommée ou de la puissance, il pose une exigence de contenu, de bonheur naturel.

D’où le contenu des « dispositions » que le philosophe-Imam doit posséder afin d’être authentique :

– avoir les organes au complet et assez puissant pour ce qui doit être accompli ;

– être doué pour comprendre ce qu’on lui dit selon le sens visé ;

– avoir une bonne mémoire ;

– avoir l’esprit perspicace ;

– avoir une belle élocution et pouvoir énoncer avec une clarté parfaite ce qui est voulu ;

– aimer s’instruire et y parvenir sans peine ;

– être contre les excès dans la nourriture, le plaisir charnel, etc. ;

– aimer la vérité et les véridiques, haïr le mensonge et les menteurs ;

– avoir de la grandeur d’âme et aimer la dignité ;

– mépriser les richesses et les biens de la terre ;

– aimer la justice et les justes, haïr l’injustice et la tyrannie et ceux qui les commettent ;

– être d’une forte décision, audacieux et entreprenant dans ce qui doit être accompli.

Mais en même temps, comme un tel chef est bien rare, Al-Farabi relativise et dit qu’il faut au moins les critères suivants, ce qui le fait basculer dans le conservatisme et le traditionalisme :

– être sage ;

– être savant, connaître les lois et traditions établies par les premiers chefs et s’y conformer fidèlement ;

– exceller dans l’art de la déduction au sujet des cas non prévu par les prédécesseurs ;

– avoir une grande puissance de réflexion et de déduction pour prévoir les événements non prévus par les premiers chefs, et pouvoir les résoudre pour améliorer l’état de la cité ;

– avoir une excellence de direction par la parole vers les lois des premiers chefs et celles qui ont été déduite à leur suite ;

– avoir une fermeté corporelle pour pouvoir mener les opérations de guerre, et posséder l’art militaire.

La démarche d’Al-Farabi l’amène à toujours à se retourner en son contraire. D’où l’incohérence de la définition générale du chef en témoigne :

« Le chef de la cité idéale ne peut pas être n’importe quel être humain, car la présidence suppose deux conditions : l’une d’elles est que le chef soit préparé par la disposition et l’aptitude, et la deuxième qu’il ait en lui une disposition et une habitude volontaire. »

Cette définition est en effet abstraite, tombant dans le formalisme en n’étant pas capable de se tourner vers la dignité du réel. C’est une définition « métaphysique » au sens erroné du terme.

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Al-Farabi et le chef comme passeur de bonheur dans un monde statique

Al-Farabi a une vision éminemment matérialiste : les êtres humains ne pensent pas, il faut se conformer à l’univers. Mais ce dernier est statique. Ainsi, sa proposition de suivre un guide est à la fois correcte et à la fois erronée, car ce guide ne suit pas un monde en transformation.

D’un côté il s’agit donc de chercher la félicité en étant en adéquation avec l’univers, de l’autre cela est rendu impossible par la lecture de l’univers comme statique.

Voici comment Al-Farabi présente la quête de la félicité permise par le chef :

« Il est évident que lorsqu’il s’agit de donner une existence effective aux intelligibles des choses qui dépendent de la volonté, que la philosophie pratique fournit, il [le gouvernant suprême] doit prescrire les conditions qui rendent possible leur réalisation.

Une fois prescrites les conditions qui rendent possible leur réalisation, les intelligibles de la volonté (al’irāda) sont incorporés dans les lois.

Par conséquent, le législateur est celui qui, par l’excellence de sa délibération (al-fikra), a la capacité de réunir les conditions requises pour l’existence effective des intelligibles de la volonté de manière à conduire à la réalisation du bonheur suprême.

Il est également évident que c’est seulement après que son intellect les aura saisis que le législateur cherchera à découvrir leurs conditions, et il ne pourra trouver les conditions qui lui permettront de guider les autres vers le bonheur suprême sans avoir lui-même saisi le bonheur suprême avec son intellect (…).

[Le faux chef / philosophe] acquiert les sciences théoriques sans avoir atteint la perfection la plus haute qui lui permettrait de transmettre aux autres ce qu’il connaît selon leur capacité (…).

Posséder à la fois les sciences théoriques et la faculté de les utiliser pour le bien de tous les autres selon leur capacité.

Si l’on devait examiner le cas du vrai philosophe, on ne verrait aucune différence entre lui et le gouvernant suprême (arrayss al-awal).

Car celui qui possède la faculté d’utiliser ce qui est contenu dans les questions théoriques pour le bien de tous les autres membres de sa communauté possède la faculté de rendre de telles questions intelligibles ainsi que de faire passer à l’existence des intelligibles qui dépendent de la volonté.

Sa philosophie est d’autant plus parfaite que sa puissance d’accomplir cela est grande. »

Or, le monde est statique : le chef tend inévitablement, par conséquent, à basculer dans le conservatisme. D’où d’ailleurs qu’Al-Farabi puise dans son Platon, puisque ce dernier propose dans la « République » (en fait « A propos de la cité ») une entité politique ultra-hiérarchisé et militarisé. Al-Farabi a cet ouvrage en référence et dit ainsi :

« [Platon] a évoqué le fait que le législateur véritable est celui qui ordonne les vertus (humaines) selon un ordre conforme pour convenir à l’advenue des vertus divines, parce que la vertu humaine, lorsqu’elle est employée par son possesseur selon ce qu’impose la loi, est la divine. »

De plus, le cadre est l’Islam et par conséquent la félicité qui peut être atteinte ne peut qu’être relative par rapport au Paradis qu’on rejoint après la mort.

Cela fait qu’au lieu d’avoir un simple chef comme guide, on se retrouve avec une vision du monde entièrement hiérarchisée. Et là on retombe dans un esprit de soumission propre à l’Islam comme structure militaro-urbaine, avec une hiérarchie auto-justifiée de par son action et son emplacement en phase avec l’ensemble hiérarchique cosmique.

C’est-à-dire qu’on retombe dans la vision politico-religieuse chiite.

« Quant aux actions, les premières d’entre elles sont les actions et les discours par lesquels Dieu est magnifié et glorifié, puis ceux par lesquels sont magnifiés les êtres spirituels et les anges ;

puis ceux par lesquels sont magnifiés les prophètes, les rois très vertueux, les chefs édifiants et les guides de la direction droite qui vécurent dans le temps passé ;

puis ceux par lesquels sont décrits les rois très vils, les chefs débauchés et les guides de l’égarement, qui vécurent dans le temps passé et par lesquels leurs œuvres sont vilipendées ;

puis ceux par lesquels sont magnifiés les rois très vertueux, les chefs édifiants et les guides de la direction droite du temps présent et par lesquels sont décriés leurs contraires du temps présent.

Après tout cela, elles comprennent la détermination des actions dont résultent les relations sociales entre les habitants des cités, soit pour les devoirs de l’homme à son propre endroit, soit pour la manière dont il doit traiter un autre que lui, et l’explication de ce qui est juste dans chacune de ses actions. »

Al-Farabi a bien développé une démarche philosophique du chef comme capable de refléter l’univers considéré comme matériel, mais cela rendre dans un cadre historique religieux empêchant toute productivité à l’ensemble.

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Al-Farabi : le chef comme guide

En posant un chef capable de recevoir pour ainsi dire des compléments d’information venant de l’émanation divine, Al-Farabi relève du courant musulman chiite. Ce dernier multiplie les prophètes – dans le passé et le futur (avec Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, les Imams qui le suivent, voire ceux qui suivent ceux qui suivent, etc.) – afin de justifier une guidance spirituelle et matérielle qui sinon perdrait son sens.

C’est là en réalité le masque de la rébellion en mode administratif-impérial persan contre la logique du chef militaire arabe. Mais cela a produit toute une littérature prophétologique, dont Al-Farabi fait partie.

Cependant, Al-Farabi ne dit pas qu’il faut que le chef relève de la descendance d’Ali, ni qu’il y a des élus. C’est bien au contraire par en bas qu’on se « connecte » à l’ordre cosmique et, en fait, n’importe qui peut le faire à condition d’être « philosophe ».

Al-Farabi dit très clairement que cette « connexion » consiste en fait en une synthèse réalisée par la puissance imaginative, qui retrouve pour ainsi dire des modèles de la réalité. Cela est fait passivement, dans le sommeil, le plus souvent, mais certains y parviennent à l’état d’éveil, de par la force de leur puissance imaginative – on dirait aujourd’hui : leur puissance conceptuelle.

« L’intelligence agente fournit à la puissance imaginative par les songes et les visions véridiques, des fragments d’événements.

Cela [le produit de la puissance imaginative] lui donne aussi des intelligibles, mais auxquels elle substitue des imitations des choses divines).

Toutes ces choses se produisent soit durant le sommeil, soit à l’état de veille, mais elles sont rares dans ce dernier cas, et sont chez peu de gens. Celles qui se produisent à l’état de sommeil sont des fragments pour la plupart, quant aux intelligibles ils sont rares. »

Cela fait qu’Al-Farabi est obligé de concevoir l’existence d’un chef, car il y a par définition toujours une personne davantage en avance dans le processus de conceptualisation. On doit même dire qu’il formule la conception d’un développement inégal dans la réception – conceptualisation du monde et que, partant de là, il faut suivre le plus avancé en ce chemin.

Le bien amène en effet le bien :

« La félicité est le bien absolument parlant et tout ce qui est utile pour atteindre à la félicité et y amener est également un bien, non toutefois par soi-même, mais compte tenu de son utilité en vue de la félicité. »

Il faut donc partir de l’inégalité de développement pour constater les différences et, partant, les rôles différents, avec le chef permettant d’aider à suivre la voie devant être prise car adaptée à la personne. Le chef est un guide.

« Comme l’objet visé par l’existence de l’homme est d’atteindre la félicité et comme c’est là la perfection suprême que doit encore lui conférer ce qu’il pourra recueillir de la connaissance des étants [=des modes d’existence] possibles, il faut parler du moyen par lequel il est possible à l’homme de s’avancer vers cette félicité.

Cela lui est possible dans la mesure où l’intellect agent lui aura à l’origine donné les intelligibles premiers qui sont les connaissances premières.

Or, tout homme n’est pas engendré naturellement disposé à la réception des intelligibles premiers, parce que chacun des hommes est par nature amené à l’existence avec certaines facultés de plus ou moins grande excellence et suivant diverses propensions à recevoir (…).

Ainsi, parmi eux [les hommes], il en est qui, par nature, ne reçoivent aucun des intelligibles premiers ; il en est qui les reçoivent autrement qu’il ne faut, comme les fous ; et il en est qui les reçoivent comme il faut. Ces derniers sont ceux dont la norme originelle de l’humanité est saine et c’est à eux en propre et non aux autres qu’il est possible de parvenir à la félicité (…).

Les hommes dont la norme originelle est saine ont [tous] une norme originelle commune qui fait qu’ils sont [chacun] disposés à la réception d’intelligibles qui, étant communs à l’ensemble d’entre eux, font qu’ils tendent à des occupations et des activités qui leur sont communes.

Puis, ensuite de cela, ils se diversifient et se différencient les uns des autres [sous l’effet de certaines causes], de sorte que des naturels leur adviennent qui caractérisent en propre chacun d’entre eux et chaque classe d’hommes (…).

Les normes originelles, qui existent par nature, ne contraignent ni ne forcent quiconque à faire une telle chose. Elles sont telles, en revanche, qu’il est seulement plus facile [pour les hommes qui en sont dotés] de faire ce à quoi ils sont disposés par nature (…).

Pour autant, quand même […], ils [les hommes] ne mettent certainement pas en pratique ce qu’ils ont préalablement appris et ce vers quoi on les a guidés si quelque sollicitation extérieure et élan ne les y poussent. La majorité des hommes est ainsi.

C’est ce qui fait qu’ils ont besoin que quelqu’un leur fasse connaître toutes ces choses et leur imprime l’élan conduisant à mettre celles-ci en pratique (…).

La signification de philosophe (al-faylassūf), de gouvernant suprême (arrais-al-awal), de prince (al-malik), de législateur (wādiʻ annawamīse) et [homme de religion guidant] (al-imām) est une seule et même signification. »

Le parallèle avec le principe communiste de la pensée-guide est évident. Mais, évidemment, Al-Farabi ne conçoit pas le monde comme en mouvement, en transformation. Il vise à se comporter de manière adéquate par rapport à un univers statique. C’est cela qui le ramène à la religion.

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Al-Farabi : le chef profite du « débordement » de la pensée divine

Al-Farabi a trouvé le moyen de définir le chef de la cité vertueuse, en mêlant l’Islam à Aristote et en s’appuyant sur Platon pour corriger les inévitables défauts d’un système combinant un idéalisme religieux et un matérialisme philosophique.

Al-Farabi dit somme toute la chose suivante : Aristote a raison de dire que l’être humain ne pense pas et qu’il existe une intelligence virtuelle universelle à laquelle on correspond en pensée si on réfléchit de manière cohérente.

Un être humain ne peut pas penser et conceptualiser, il ne peut le faire que parce que les choses sont conceptualisables et si les choses sont conceptualisables, c’est que le monde est conceptualisé. S’il est conceptualisé, c’est qu’il est posé en termes de concepts et il existe une pensée virtuelle somme de tous ces concepts.

Le monde est matériel et ordonné, contempler le monde c’est en retrouver les principes, mais on ne « pense » pas, on reflète dans sa pensée l’ordre du monde. Plus on le fait, plus on est en phase avec le monde, et plus on est heureux.

Chez Aristote, être heureux c’est comprendre le plus possible le fonctionnement du monde, en correspondant à sa propre nature (les non-humains se contentant de ce dernier aspect, qu’ils soient un lapin, un nuage, un tournesol, etc.).

Al-Farabi ajoute cependant un aspect. Il dit que ce qu’on réfléchit, lorsqu’on le fait correctement et qu’on retombe sur l’ordre du monde, peut correspondre à deux situations. Il peut s’agir d’une interrogation théorique, comme cela peut concerner une question pratique.

C’est là une lecture indubitablement dialectique, qu’Aristote n’avait pas fait, relevant d’une société esclavagiste ne reconnaissant par définition pas la dignité du travail.

Al-Farabi appartient lui à une société qui s’est matériellement développée et même s’il privilégie en tant que musulman le « centre » divin, le « centre » de la ville, le « centre » militaire, il accorde une valeur en soi à la transformation pratique.

Il peut donc discerner théorie et pratique, et en pratique les séparer et les poser en opposition dialectique.

« L’intelligence agente est la cause par laquelle les intelligibles en puissance deviennent des intelligibles en acte, elle est aussi la cause par laquelle l’intelligence en puissance devient intelligence en acte.

Or ce qui doit être intelligence en acte, c’est la puissance raisonnable, et celle-ci a deux aspects : un aspect théorique et un aspect pratique, cette dernière a pour rôle de réaliser les choses particulières présentes et futures, alors que la théorique a pour rôle d’intelliger les intelligibles connaissables.

La puissance imaginative fait le lien entre les deux aspects de la puissance raisonnable. Ainsi ce que la puissance raisonnable reçoit de l’intelligence agente – qui est dans la même situation que la lumière de la vue- peut déborder sur la puissance imaginative.

Alors l’intelligence agente aura une certaine action sur la puissance imaginative, elle lui fournit parfois les intelligibles qui se produisent dans la puissance raisonnable théorique, et parfois elle lui fournit des partielles sensibles qui se produisent dans la puissance raisonnable pratique ; la puissance imaginative reçoit ainsi les intelligibles par les imitations sensibles composées par elle. »

Il y a donc deux formes de puissance imaginative : celle concernant la théorie et celle concernant la pratique.

Or, Al-Farabi est musulman. Chez Aristote, Dieu est un concept simplement pratique pour expliquer que le monde existe car Dieu l’a produit, mais Dieu est tourné vers lui-même, il se satisfait de lui-même de manière totale, le monde n’est qu’un sous-produit indirect dont il ne se préoccupe pas.

Al-Farabi, par contre, croit en un Dieu qui est tourné vers le monde. Comme cela ne correspond pas à ce qui dit Aristote, il modifie le Dieu passif d’Aristote en le remplaçant par le Dieu actif de Platon et des néo-platoniciens.

Al-Farabi reprend le principe de l’émanation : Dieu « émane » sa lumière divine à une première forme, la première forme à une seconde, la seconde à une troisième, etc. jusqu’à ce que cela émane sur le monde.

Il est d’usage ici de faire correspondre ces étapes aux anges et aux planètes (la 1ère intelligence correspond au premier ciel, la seconde aux étoiles fixes, la troisième à Saturne, la quatrième à Jupiter, la cinquième à Mars, la sixième au Soleil, la septième à Vénus, la huitième à Mercure, la neuvième à la lune, la dixième au monde).

Le chef adéquat profite ici de cette émanation en série, car il parvient à en saisir le débordement au moyen de sa puissance imaginative. C’est ce qui le distingue des autres êtres humains et lui confère une dimension prophétique.

« Le premier degré par quoi l’homme est l’homme, c’est cette disposition naturelle réceptive destinée à devenir intelligence en acte. Elle est commune à tous les hommes (…).

Ce qui déborde de Dieu (…) sur l’intellect agent, ce dernier le déverse sur l’intellect patient de cet homme par l’intermédiaire de l’intellect acquis, puis sur sa puissance imaginative.

Par ce qui déborde sur son intellect patient, il devient sage, philosophe et parfaitement intelligent.

Par ce qui déborde sur sa puissance imaginative, [il devient] prophète, annonciateur du futur et narrateur des [événements] particuliers présents, et ce grâce à un être dans lequel il intellige le divin.

Pareil homme est au rang le plus achevé de l’humanité et au faîte du bonheur. Son âme est parfaite et unie à l’Intellect agent. »

Le chef se distingue par sa capacité à réceptionner le débordement d’informations émanant de l’ordre cosmique.

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Al-Farabi, la cité vertueuse et son prince

Al-Farabi, vraisemblablement de père persan et de mère turque, accompagne l’affirmation du chiisme dans ce qui est actuellement l’Irak et l’Iran, mais il le fait en étant un intellectuel entièrement tourné vers la philosophie grecque. Contrairement à Al-Kindi, Al-Farabi n’est pas un musulman cherchant à puiser des outils dans la philosophie grecque, tout comme le califat abasside à l’époque s’appropriait la science de l’époque.

Al-Farabi est un penseur qui sépare radicalement la religion islamique de la philosophie grecque, tout en considérant qu’elles sont strictement parallèles car traitant de la réalité. Pour cette raison, dans le contexte de son époque où les variantes religieuses concernent avant tout la forme politique de l’État islamique, son œuvre la plus célèbre est le Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse (Mabādi Ārā’ al-Madīna al-Fāḍila).

Représentation allégorique d’Al-Farabi sur une timbre iranien

Il faut bien saisir qu’Al-Farabi n’arrive pas au moment où les Bouyides ont triomphé. Lorsque lui-même est à Bagdad, huit califes sont torturés et six même assassinés, dans d’incessantes batailles pour le pouvoir. Son initiative philosophique vise ainsi établir un modèle, ou plutôt un contre-modèle.

Il puisa ainsi dans Platon et Aristote, afin de proposer un modèle idéal de vie. C’est la combinaison de l’appel musulman à une vie juste dans le cosmos selon les lois naturelles et de l’enquête matérialiste d’Aristote sur la réalité, avec un sens de la hiérarchie empruntée à Platon et conforme à la structure de l’État islamique, y compris par la suite sous sa forme bouyide.

Al-Farabi dit ainsi que l’être humain est un animal politique, qu’il ne peut subvenir d’ailleurs à ses besoins en général en restant seul. Il faut une société.

« Chaque être humain de par sa nature a besoin pour subsister et pour atteindre l’éminence de sa perfection de beaucoup de choses qu’il lui est impossible de réaliser seul. Il a besoin d’un ensemble de personnes qui lui ferait chacune une des choses dont il a besoin ; et chacune des personnes est dans la même situation. »

Or, il faut une société idéalement organisée afin de permettre le développement de chacun de ses membres. En effet, Al-Farabi considère, dans le prolongement d’Aristote, qu’il faut comprendre le monde pour être en adéquation avec lui et ainsi atteindre la félicité. Il faut pour ainsi dire être en osmose, en adéquation avec la réalité et également l’admirer dans la contemplation.

Aussi, la « cité vertueuse » est celle qui permet une telle chose.

« La cité dans le rassemblement qui constitue un soutien pour réaliser les choses qui mènent à la félicité est en réalité la cité vertueuse, et le rassemblement par lequel on s’entraide afin d’obtenir la félicité est le rassemblement idéal. »

Il faut bien se rappeler ici que la première ville du monde à dépasser le million d’habitants est Bagdad, construite artificiellement par les conquérants musulmans, comme d’ailleurs toutes leurs villes qui ne sont que le prolongement direct de leur camp militaire.

Cette ville-garnison est l’alpha et l’oméga de la démarche musulmane, telle une transposition de La Mecque. Elle est en effet le lieu du pouvoir et du maintien de l’ordre spirituel, dans une zone conquise avec une population forcément en décalage par rapport au centre.

L’Islam ne peut ainsi penser qu’en termes de ville et la ville équivaut à une garnison militaire. On a ici l’expression directe de la contradiction entre les villes et les campagnes.

D’où l’intensité du discours d’Al-Farabi sur la cité. La cité vertueuse est l’idéal, elle s’oppose à la cité étrangère (au sens d’ignorante) à la sagesse (al-madīna al-jahiliya), la cité corrompue (al-madīna al-fāsiqa) et la cité aux buts dévoyés (al-madīna al-mubaddala).

Billet de banque de 1999 du Kazakhstan avec une représentation allégorique d’Al-Farabi

La cité étrangère à la sagesse est la cité qui ne connaît pas l’Islam en tant que vision du monde, et qui ainsi est primitive, puisque l’Islam permet l’adéquation avec le monde.

La cité corrompue est celle qui ne correspond pas à l’Islam en termes de mœurs : il faut se rappeler que les villes de l’Islam, de par leur fondement militaire, ont des maisons tournées vers l’intérieur alors que les rues sont étroites. Il n’y a pas de lieu de rassemblement (à part les mosquées), pas de lieux culturels ou d’amusement.

La cité aux buts dévoyés est celle qui est mal orientée. Forcément, de par l’organisation musulmane, c’est que son chef oriente mal les choses. Al-Farabi le décrit comme suit :

« Son premier chef est parmi ceux qui s’imaginent avoir une révélation sans que cela soit. Mais il utilisera pour cela les falsifications, les tromperies et la séduction. »

Cette critique de la cité des buts dévoyés est très importante, car elle implique une critique possible de la nature du chef, ce qui n’est pas possible dans le sunnisme. Al-Farabi sous-tend que le chef doit être vertueux, porter la bonne direction en étant lui-même bien guidé.

Il ne saurait être chef pour être chef, se contenter des honneurs et s’en satisfaire.

« Quand donc le chef est un amoureux des honneurs, rien ne l’empêche, par quelque moyen que ce soit, de se créer, pour lui-même et son fils après lui, une réputation glorieuse ; et afin qu’après la mémoire en soit préservée par son fils, il transmet la royauté à son fils ou à sa parentèle.

Ensuite, rien ne l’empêche de se créer un riche patrimoine qui lui vaudra d’être honoré, même si cela ne devait profiter à personne d’autre que lui.

Puis il honore un certain groupe de gens pour que ceux-ci l’honorent à leur tour.

Après quoi, il amasse l’ensemble des choses qui lui vaudront d’être honoré par les hommes, puis se réserve tout particulièrement celles qui, aux yeux des hommes, valent à celui qui les possède éclat, prestance, éminence et majesté, qu’il s’agisse de constructions, de vêtures ou d’emblèmes.

Ensuite vient l’étiquette, qui le soustrait à la vue du commun des hommes. »

Reste alors à définir ce qu’est un bon chef et cela Al-Farabi le fait en combinant ouvertement l’Islam et la philosophie d’Aristote, en contournant les problèmes de l’incohérence au moyen de Platon.

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Le cadre historique d’Al-Farabi: l’islamisation et la mise en forme du féodalisme oriental

Lorsque Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (Alkindus en Europe, ou encore Al-Kindi), au début du 9e siècle, se tourne vers la philosophie grecque et notamment Aristote, il relève de l’entreprise du califat abasside, qui s’appuie sur le patrimoine de l’administration persane pour structurer l’État islamique né des conquêtes.

En l’espèce, ce patrimoine se constitue des cadres de l’administration impériale tels que structurés dans l’Empire sassanide vaincu par les Arabes (en persan le Ērān shahr/l’Empire des Iraniens). Au plan général, cette administration se compose d’une Cour composée de hauts dignitaires issus des grandes familles aristocratiques, liées par leurs alliances maritales à la dynastie royale, organisée de manière bureaucratique.

Le roi Shapur II, empire sassanide, quatrième siècle

On trouvait ainsi un bureau chargé de l’armée et des affaires diplomatiques, un bureau des impôts, de la justice, de la gestion des moyens agricoles etc. L’ensemble composant le gouvernement, dont l’arabe a repris du persan le mot Diwan, désignant le Conseil, au sens de gouvernement central, et son organisation protocolaire très poussé.

La langue de cette bureaucratie était d’abord l’assyrien, avant que la langue persane ne s’impose, en conservant l’alphabet syriaque. Par cette langue, nombre de termes et d’institutions issus du grec (tel que parlé alors dans l’Empire romain) se sont ainsi infiltrés en persan, avant de passer ensuite à l’arabe.

C’est notamment le cas des termes qualifiant la monnaie : l’arabo-persan a ainsi annexé le terme dirham venu du grec drachme, et le terme dinar venu du gréco-latin denarius / denier.

Toute l’organisation de l’État était tournée vers les couches dominantes, constituant désormais une aristocratie dynastique, appuyée sur une petite noblesse de propriétaires locaux militarisés et dévoués au service de l’État.

En ce sens, l’Empire perse des Sassanides était déjà engagé dans le mode de production féodal, mais d’une façon encore primitive. Ce qui manquait à l’État sassanide était une idéologie et une culture en mesure d’encadrer les masses, sans plus recourir massivement ou systématiquement à l’esclavage.

Ambassadeur sassanide avec le symbole de l’empire sassanide qu’est l’oiseau fabuleux le Simorgh, vers 648–651 

Le face à face entre propriétaires et esclavages avait conduit les couches dominantes à se relancer en transformant l’asservissement brutal en exploitation fidélisée, l’oppression directe en protection patriarcale. La tendance générale était de rechercher une servitude avec un horizon de justice et une certaine dignité reconnue aux travailleurs exploités.

Malgré le développement de l’antique religion mazdéenne, réformée ensuite dans le zoroastrisme, le développement massif d’une telle idéologie, d’une telle culture n’a pas ici trouvé son chemin au sein des masses.

D’autant que, à la base, de manière locale, la petite noblesse et certaines familles dynastiques réussissaient plus efficacement ce développement culturel, mais sur la base du christianisme (sous des formes dissidentes du christianisme romain) ou du manichéisme. À ces formes locales avancées il manquait un centre, et le centre n’avait pas de bases solides, sorti de son propre noyau.

C’est l’Islam qui va ici fournir la clef du passage plus complet dans le mode de production féodal.

Les conquêtes musulmanes (en bordeaux 622-632, en ocre orangé 632-661,
en beige 661-750 avec à l’ouest Lisbonne et à l’est Kaboul)

De fait, on voit ici la rencontre d’une double nécessité : les conquérants arabes portant cette religion sont eux-mêmes issus d’une frange encore largement marquée par le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale quand ils font la conquête de l’immense Empire perse.

La stabilisation des conquêtes ne peut alors se faire que par une fusion, un saut dialectique consistant à se développer pour se maintenir.

On passe ainsi progressivement d’une conquête arabe à un régime se développant et cherchant à se moderniser. Ce fut une phase progressiste. Mais ce dépassement d’une situation initiale ne pouvait pas suffire, les conquêtes continuant en effet.

De fait, la fusion entre le patrimoine impérial persan, son appareil et son personnel et la culture arabo-islamique, avec ses couches dominantes et leurs troupes de fidèles, ne fut jamais complète et unifiée ; surtout, elle ne fut pas centralisée.

Bagdad plus d’un siècle après sa fondation ex nihilo en 762 à partir d’une garnison militaire par le califat abasside

Le califat abasside s’effondra ainsi de par son incapacité à intégrer tous les peuples ayant embrassé l’Islam, la religion elle-même se divisant en de multiples factions concurrentes, les interprétations religieuses accompagnant les multiples réalités locales, tribales, ethniques, etc.

L’interprétation rationaliste de l’Islam par le califat abasside au moyen de la variante appelé le mutazilisme disparut ainsi avec lui. Trois courants idéologiques s’exprimèrent alors, donnant corps à autant d’interprétations différentes de l’Islam.

Il y a le courant traditionnel, qui tend à la lecture arabe originelle. La religion doit rester telle quelle, entièrement littérale, avec un fort clergé justifiant l’État comme appareil militaire. C’est le sunnisme.

Or, qui dit appareil militaire dit un chef nommant ses hommes. Autrement dit, le calife a un entourage, cet entourage est nommé par le calife avec des postes héréditaires : changer le calife implique de changer l’entourage.

Il ne s’agit pas tant d’être calife à la place du calife que d’être nommé à un haut poste par un nouveau calife, pour être une part de la nouvelle aristocratie musulmane. D’où les incessants coups de force, tortures et assassinats.

Page du Coran en script maghribi, 13e-14e siècle

Il y a le courant dit kharidjisme, qui exige des califes qu’ils soient élus et qu’ils aient une vie exemplaire, tout comme d’ailleurs son entourage. C’est l’expression de la base populaire croyant en l’Islam mais qui s’oppose à un appareil politique par définition entièrement séparé d’elle. Il y a l’idéalisme d’un choix démocratique de figures militaires « pures ».

Ce courant connaîtra différentes variantes, ne parvenant pas à se synthétiser en raison de sa base populaire diffuse. Elle sera finalement écrasée, sauf dans la péninsule arabe elle-même, où se maintient localement cette forme primitive de l’slam sous une forme « démocratique » tribale élémentaire.

Cette forme tribale finit par rompre avec le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale, mais en refusant l’organisation politique du féodalisme, impliquant le développement d’un appareil d’État centralisant les capacités d’une aristocratie militaire à son service, et d’un personnel religieux dévoué à unifier de manière universelle la culture.

Dans certains espaces marginaux, cette forme élémentaire va ainsi se maintenir, notamment en Oman et même au Maghreb de manière toujours isolée et locale, voire repliée et fanatique. On peut noter ici que ce courant cherche aujourd’hui activement à se relancer depuis l’Oman, qui mène une active campagne de promotion du kharidjisme ibadite, que le régime de ce pays désigne comme une « tradition démocratique islamique ».

Pyxide au nom du prince Al-Mugẖīra, fils du calife ‘Abd al-Rahman III, Espagne islamique, 968

Il y a enfin le courant chiite. Ce courant représente une ligne proposant la fusion du religieux et du politique, au sens où le calife doit être un descendant d’Ali, considéré comme une figure mystique portant les secrets de Mahomet.

Ici, en fait, le calife doit avoir une valeur religieuse, ce qui d’un côté le protège d’un coup de force le renversant, et de l’autre exige de lui une « ligne » idéologique renforçant le rôle de son entourage sur la même « ligne » et affaiblissant sa toute puissance.

Le courant chiite s’appuie en fait fondamentalement sur la tradition impériale persane avec un empereur portant des valeurs et n’étant pas un simple chef de guerre. L’Islam chiite accorde pour cette raison une grande place à une progression spirituelle « chevaleresque », avec une lecture mystique de la réalité, dans le prolongement de la religion persane impériale que fut le zoroastrisme.

L’Islam n’est ici pas la fin du sceau de la prophétie, comme dans le sunnisme, avec une situation figée où le chef domine simplement en tant que chef, avec rien à interpréter, mais tout à répéter. On a bien au contraire un Islam appelant à un paradis futur totalement différent, à condition d’accompagner une progression spirituelle portée par le chef aux propriétés « mystiques » accompagné de toute son équipe de « chevaliers spirituels ».

C’est dans ce cadre qu’apparaît en Perse en 932 la dynastie chiite des Bouyides, qui va finir par s’imposer dans ce qui est aujourd’hui l’Irak et une large partie de l’Iran.

La fragmentation du califat

Les Bouyides se situaient directement dans la tradition persane qui avait permis au premier califat islamique, celui des abassides, d’établir une réelle administration. À ce titre, les Bouyides se revendiquèrent ouvertement de la dynastie perse des Sassanides, reprenant même le titre persan de « roi des rois », Shahanshah.

Les Bouyides étaient issus d’un espace marginal de l’Empire abbasside, le Daylam (soit le sud de la mer Caspienne), où en l’absence de toute présence militaire arabe, l’islam avait pu se fondre complètement dans la culture persane locale par le biais de son aristocratie dynastique et de son réseau de fidèles.

Son succès s’explique aussi par celui d’une dissidence de l’appareil militaire provincial, centralisant localement le pouvoir et diffusant un islam impérial, avec une coupure entre l’aristocratie militaire servant l’État et son appareil et les masses.

On a ainsi un islam impérial et aristocratique, de nature chiite, ayant une dimension initiatique et « chevaleresque », admettant dans le même mouvement des expressions religieuses non conformes, comme autant d’étapes inférieures d’une même religion devant se développer, tout en reflétant la hiérarchie de la domination.

On a ainsi par exemple, à côté des Bouyides occupant la Perse et l’Irak, l’État persan des Samanides au Khorassan et en Afghanistan, l’État arabe chiite des Hamdanides en Syrie, l’État arabo-berbère chiite des Fatimides en Égypte, et l’État arabo-berbère omeyyade, formellement sunnite, en Andalousie.

Coupe à décor d’engobe sur engobe sous glaçure, art du Khorassan, 11e-13e siècle

Il y a partout de fait une « tolérance » relative face aux autres religions et à des courants islamiques de diverses obédiences, raison pour laquelle les Bouyides ne mettent par exemple pas fin au Califat des Abbassides, qui lui incarne les courants sunnites, qui restent majoritaires en Irak et à Bagdad notamment.

Bagdad est alors une gigantesque agglomération qui existe depuis seulement un siècle, avec de manière très marquée à la fois un aspect militaire-impérial et un aspect cosmopolite. C’est là mieux qu’ailleurs que prend forme la cosmologie portée par l’Islam dans le cadre du mode de production féodal qui s’organise, en particulier, en tant qu’expression juridico-urbaine de la contradiction villes-campagnes.

Bagdad prend alors le relais d’Athènes et de Rome comme expression de l’universalisme tel que proposé selon les capacités du féodalisme. Bagdad peut ainsi offrir le miroir de toutes les contradictions de l’idéologie islamique qui cherche à se formaliser sur le plan de la pensée : à la fois comme Cité idéale et comme chaudron où tous les égarements, toutes les dissidences sont possibles.

Et une grande figure historique accompagna l’émergence de tous ces processus sous la dynastie des Bouyides : Abû Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh al-Fârâbî (872-950), connu en Europe sous les noms de Alpharabius, Al-Farabi, Al-Fārābī, Farabi, Abunaser et Alfarabi.

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