La CFTC à côté de la Résistance

La défaite face à l’Allemagne nazie amena, logiquement, la CFTC, à s’aligner sur la CGT. Cette dernière, en juillet 1940, avait éjecté les communistes et s’était empressé d’enlever de ses statuts la lutte des classes et l’abolition du salariat.

Des discussions CGT-CFTC se développèrent alors, aboutissant à une réaction commune à leur dissolution par l’État en août 1940.

Cette réaction, dénommée le « Manifeste des douze » en raison des douze auteurs (9 CGT et 3 CFTC) composant un « Comité d’études économiques et sociales », consiste en une synthèse du réformisme de la CGT et de l’esprit social-catholique.

Il est parlé de la nécessité d’un « syndicat libre dans la profession organisée », qui contribuerait à « réaliser une économie dirigée à des fins anticapitalistes ».

On est là dans une soumission à l’esprit corporatiste fasciste assumant la négation de la lutte des classes :

« La lutte des classes qui a été jusqu’ici un fait plus qu’un principe ne peut disparaître que :

— Par la transformation du régime du profit.

— Par l’égalité des parties en présence dans les transactions collectives.

— Par un esprit de collaboration entre ces parties, esprit auquel devra se substituer, en cas de défaut, l’arbitrage impartial de l’État (…).

Au régime capitaliste doit succéder un régime d’économie dirigée au service de la collectivité. La notion du profit doit se substituer à celle du profit individuel. Les entreprises devront désormais être gérées suivant les directives générales d’un plan de production, sous le contrôle de l’Etat avec le concours des syndicats de techniciens et d’ouvriers. »

Cela explique la paralysie complète tant de la CGT que de la CFTC face à la Charte du travail promulgué par le régime collaborateur de Pétain en octobre 1941.

Il faudra la Résistance pour que les militants, déboussolés, parviennent à une réorganisation, dont l’expression majeure est la formation du Mouvement ouvrier français le 1er mai 1942, une structure CGT-CFTC.

Si cela est marginal dans le contexte, cela va être d’une grande signification de par l’immense impact des communistes. Ceux-ci, qui avaient été interdits par l’État en 1940 et exclus de la CGT, sont réintégrés dans celle-ci suivant les accords du Perreux d’avril 1943.

La CFTC, liée à une CGT anticommuniste et se brisant sur l’Occupation, se retrouve alors désormais liée à une CGT totalement revigorée et où les communistes jouent un grand rôle.

Cela aboutit à un Comité inter-fédéral d’entente des deux syndicats en 1944, qui publie en juillet de la même année un « Appel aux travailleurs français », en août un appel à la grève générale insurrectionnelle.

La CFTC, à la marge de l’Histoire, se voyait propulsée aux premières loges par l’intermédiaire de son alliance avec la CGT liée aux communistes… alliance effectuée à l’époque où la CGT avait exclu les communistes.

La CFTC tenta même de pousser l’initiative le plus loin possible, avec un bricolage pour fabriquer une sorte de super-syndicat à deux têtes, mais cela fut repoussé par une CGT désormais dirigée par les communistes qui comprirent la menace de parasitage généralisé et proposèrent une fusion.

Cette fusion fut bien entendu refusée par la CFTC, par deux fois. Qui plus est, la vague de syndicalisation liée à la Résistance lui permettait d’avoir une formidable base, avec 750 000 adhérents (contre 5,5 millions pour la CGT).

Le symbole de la CFTC après la seconde guerre mondiale

La CFTC, de syndicat marginal, avait ainsi d’abord profité de la massification du Front populaire, puis ensuite de celle de la Résistance, sans jamais avoir été une force motrice. Elle avait simplement su être présente au bon moment, par deux fois, en s’alignant sur la CGT.

Il va de soi que, profitant d’une telle aubaine, elle fit le choix de quitter le second congrès de la Fédération syndicale mondiale de septembre 1945, afin de participer à la reconstitution de la Confédération internationale des syndicats chrétiens.

C’était une victoire parfaite pour l’Église, et ce d’autant plus que la CFTC était reconnue comme un syndicat relevant de la Résistance.

Aux élections de la Sécurité sociale de 1947, la CFTC récolta 26,36 % des voix (soit pratiquement 1,5 million de votants) ; surtout, une nouvelle génération de cadres se formait.

Parmi eux, on a Charles Savouillan des Métaux, Fernand Hennebicq de l’Électricité, Paul Vignaux de la SGEN, qui oeuvrèrent à monter le groupe « Reconstruction », qui va être au coeur de la minorité CFTC, avec notamment les fédérations où ils oeuvrent mais également le Bâtiment et la Chimie.

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Des débuts de la CFTC extérieurs à la lutte des classes

Les limites de la CFTC née en 1919 se révélèrent vite patentes. Les cheminots de la CFTC du Paris-Orléans et du réseau du Nord se cotisèrent par exemple pour devenir des actionnaires de leur entreprise, sans pour autant bien entendu qu’ils n’obtiennent ainsi aucune influence sur celle-ci.

Les propositions de partage du « produit », une idée lancée dès 1920, se heurtèrent pareillement à des refus complets du patronat ; la conception de la grève comme « dernier ressort » et les appels à la « conciliation », « l’arbitrage », se révélaient toujours plus hors-sol.

D’ailleurs, les conventions collectives passèrent en France de 355 à 20 entre 1920 et 1933. La CFTC avait ainsi participé à de multiples grèves, uniquement sur une base corporatiste.

On eut ainsi les banques en 1919, 1920, 1925, le textile dans le Nord et en Isère en 1920, 1921, 1931 et 1933 ; il y eut la métallurgie dans la Loire en 1924 et 1935, dans le Nord en 1935 ; il y eut la chaussure en 1932 (Fougères), le bâtiment en 1933 (Strasbourg) et 1935 (Nantes), la ganterie en 1934 et 1935 (Millau).

Elle l’avait fait, forcée par les faits, se retrouvant surtout, à la remorque de la CGT, alors que la CGT-U, lié aux communistes, fait figure d’avant-garde ouvrière. Ce qui fit que la CFTC resta extérieure au Front populaire, ne participant même pas aux discussions menant aux accords de Matignon à la suite des grandes grèves de 1936.

Il fallut d’ailleurs un combat interne pour que la ligne de la participation au mouvement du Front populaire l’emporte, ce qui fut confirmé ensuite par le Congrès de la CFTC des 30 mai et 1er juin 1936. C’est Jean Pérès, métallurgiste et secrétaire général adjoint, qui en fut le chef de file.

Ce ralliement, bien que tardif, eut deux aspects essentiels. Le premier est négatif. La grande conséquence syndicale du mouvement de 1936 et du Front populaire fut la réunification de la CGT, qui mit fin à la séparation de la CGT et de la CGT Unitaires.

Dans un tel cadre, la CFTC apparaît alors d’autant plus comme un facteur de division, en raison de sa volonté d’être à l’écart.

L’autre aspect, positif, est que la CFTC a les moyens de profiter de l’engouement massif des travailleurs pour l’engagement.

Deux facteurs vont jouer ici en faveur de la CFTC. Le premier est d’ordre qualitatif. Une « Jeunesse Ouvrière Chrétienne » a été fondée en 1927 et ses cadres qui aboutissent à la CFTC ont un style bien plus lié à la classe ouvrière qu’au christianisme. Cela permet d’acquérir une forme de légitimité, malgré un rejet général de la part des travailleurs conscients et liés à la SFIO ou au PCF.

La Jeunesse Ouvrière Chrétienne au stade du Parc des Princes à Paris en 1937

Le second est quantitatif. De par le caractère massif de la vague de syndicalisation en 1936, la CFTC profite elle-aussi, mécaniquement, de la situation.

Au début de l’année 1936, la CFTC s’appuyait sur 321 syndicats ; le 30 mai, elle en avait 803 en son sein, et un an plus tard, 2 048.

La CFTC disposait ainsi, en 1937, de 500 000 membres, un chiffre qui tient largement la route face à la CGT qui en a 4 millions.

Et, surtout, le mouvement d’adhésion lui permet de s’implanter nationalement là où elle ne disposait quasiment pas de base, voire n’en avait pas.

Autre effet bénéfique : la massification fit sauter l’existence de sections purement féminines et de celles avec uniquement des employés. La CFTC, organisme généré par le catholicisme pour un travail syndical, devenait un réel syndicat catholique.

La CFTC impulsa pour cette raison la ligne des « sections d’entreprise », modifiant sa politique d’adhésion par l’intermédiaire d’un organisme généra par l’Église catholique.

Des « Écoles normales ouvrières » sont mises en place en 1931, afin de former les adhérents dans l’esprit de la CFTC et empêcher ce que son président appelle le « gauchissement », « l’anémie spirituelle ».

Cette dimension intellectuelle-spirituelle aboutit notamment en 1937 à la mise en place d’un Syndicat général de l’éducation nationale, bien entendu de taille extrêmement réduite, mais qui met dès le départ de côté la référence à la doctrine sociale de l’Église et qui, vingt ans plus tard, jouera un rôle d’aiguillon vers les socialistes en étroite liaison avec Reconstruction.

La CFTC s’empresse alors de jouer un rôle contre-révolutionnaire actif. Elle s’oppose bien entendu à la grève générale du 30 novembre 1938. Mais surtout, elle met en place par l’intermédiaire de Paul Vignaux tout un processus de réflexion sur « l’économie » organisée à mettre en place.

C’est-à-dire que la séquence du Front populaire terminée, la CFTC était de masse et l’hégémonie de l’Église catholique permettait à celle-ci de proposer, avec une nouvelle dimension, son corporatisme.

On lit dans la directive du 21 novembre 1937 la façon dont c’est assumé :

« Le syndicalisme chrétien est un mouvement syndicat respectueux de la loi française et de ses exigences.

Il est exclusivement professionnel dans son action et indépendant dans sa direction qui doit être assurée par les professionnels seuls prenant leur entière responsabilité.

Il n’est donc pas du domaine de l’Action Catholique. Mais la caractéristique morale du syndicalisme chrétien est de vouloir respecter dans ses principes, dans sa direction et dans son action, les principes chrétiens et la doctrine sociale catholique plus particulièrement définis dans les encycliques, et notamment Rerum Novarum, Quadragesimo Anno, Divini Redemotoris, et dans la lettre de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Liénart (…).

La loi de 1884-1920, les décrets d’administration publique, les arrêtés ministériels successifs et les décisions du Conseil d’État formant jurisprudence, ont posé le principe de la liberté du recrutement syndical. Rien ne saurait donc s’opposer à la possibilité d’un recrutement restreint entre catholiques, ou entre professionnels acceptant les mêmes principes et la même doctrine sociale.

Cette restriction au recrutement doit faire cependant l’objet d’une acceptation personnelle, constatée au moyen de la feuille d’adhésion… c’est là un moyen indispensable.

Si l’on veut, d’autre part, conserver au syndicalisme chrétien sa « ligne », il est nécessaire que, non seulement les militants et dirigeants, mais la masse syndicale, soient et restent profondément imbus des principes chrétiens, quelle que soit la largeur du recrutement, afin d’éviter que, par une lente ou brutale perversion de la masse, des éléments adverses bouleversent l’organisation tout entière.

La qualité des syndiqués ressortira donc essentiellement de la base même du recrutement et du soin que l’on apportera à éduquer la masse syndicale et à la mettre à même de bien comprendre la portée des engagements que prend chaque syndiqué en adhérant à un syndicat de la C.F.T.C.

En conséquence, le recrutement syndical de la C.F.T.C. devra se faire de préférence dans les œuvres catholiques qui rassemblent des travailleurs. Il sera donc indispensable que, d’accord avec le secrétariat confédéral, les dirigeants régionaux ou départementaux du syndicalisme chrétien entrent en contact avec ceux de ces diverses œuvres, en vue d’établir, peu à peu, une très franche et très cordiale collaboration en accord, du reste, avec les hautes autorités religieuses.

En ce qui concerne le recrutement dans les milieux simplement « sympathisants » ou « désabusés », ou même « non chrétiens », il y aura lieu d’agir avec la plus grande prudence.

On devra éviter tout particulièrement de faire une propagande intensive dans ces milieux, tant que la masse syndicale nettement chrétienne ne sera pas déjà solidement assise.

On devra, de même, apporter la plus grande réserve à profiter de certains moments de désaffection ou découragement des adhérents d’autres mouvements syndicaux, pour amener ces mêmes adhérents aux syndicats chrétiens, ces adhésions n’étant pas d’une qualité suffisante et pouvant même devenir dangereuses si elles se produisaient en masse. »

La défaite face à l’Allemagne nazie allait toutefois changer la donne… et pourtant la CFTC allait tirer de nouveau son épingle du jeu.

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Naissance de la Confédération française des travailleurs chrétiens

Le grand saut vers le syndicalisme catholique organisé n’a pas été tant décidé par en haut du côté catholique qu’il n’a été le produit logique d’une structuration par en bas, même si de manière corporatiste.

C’est ainsi la Fédération des syndicats féminins de Paris qui est à l’origine de la demande de la mise en place d’une structure de dimension officiellement nationale de la part du Syndicat des employés de commerce et d’industrie (SECI).

Naturellement, à l’arrière-plan, il s’agit d’un plan de conquête de la part de l’Église catholique, qui ne voulait pas se faire déborder alors que les forces productives sont massivement en expansion.

La preuve est qu’incapable de s’implanter dans la classe ouvrière, le syndicalisme catholique a utilisé les employés et les femmes pour asseoir une base, tout en restant fondamentalement hostile au mouvement ouvrier en tant que tel.

Cependant, le processus est parallèle à l’Église, il a son moteur du côté des travailleurs catholiques chapeautés par du personnel religieux qui lui-même agit de manière relativement autonome par rapport au Vatican.

L’établissement d’un syndicat de dimension nationale pour les catholiques est donc artificiel dans ses fondements, mais reste lié à la dignité du réel de par la pseudo-autonomie des associations de travailleurs.

Un bon exemple est l’Union Catholique du Personnel des Chemins de Fer qui devient en 1918 la Fédération des Syndicats Professionnels de Cheminots de France et des Colonies ; farouchement opposé à la lutte de classe et uniquement tourné vers les catholiques, la Fédération rentre avec difficultés à la CFTC paradoxalement en raison de la dimension directement confessionnelle.

Il y a de vraies contradictions intérieures, dans le rapport entre confession et définition professionnelle du travail. Toutefois, la stabilité est obtenue de par le prestige de l’Église. Cela explique que, par la suite, les syndicalistes catholiques défendront le principe d’un « syndicalisme libre », refusant la soumission « du social à l’économique », y compris dans des régimes pro-catholiques comme l’austro-fascisme.

La naissance de la Confédération française des travailleurs chrétiens se déroule en 1919, alors que l’Église a largement profité de la première guerre mondiale pour renforcer son influence, à la fois par l’échec et l’écrasement du mouvement ouvrier organisé, et par sa ligne sociale dans un contexte de misère.

Le logo de la CFTC

Les 1er et 2 novembre 1919, les 200 délégués catholiques représentent ainsi pas moins de 350 syndicats, et le chiffre monte à 578 lors du premier congrès à la Pentecôte 1920. Il y a alors 156 000 membres.

En voici la répartition sociale.

Employés
(en fait employés, techniciens
et agents de maîtrise)
43 000
Cheminots35 000
Ouvriers du textile14 500
Mineurs10 000
Métallos8 000
Ouvriers du bâtiment7 000

C’est Jules Zirnheld qui est le président de la CFTC ; lui-même eut préféré que le dernier terme soit « catholique » et non « chrétien ».

Il céda en raison de l’option prise par l’Église en ce domaine ; d’ailleurs, la Confédération internationale des syndicats chrétiens fondée en 1919 et dont est membre la CFTC penche du côté de l’inter-confessionnalisme (les autres sections à part la France étant l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse, la Tchécoslovaquie).

Confédération française des travailleurs chrétiens – Confédération internationale des syndicats chrétiens

Il s’agissait en effet d’élargir au maximum l’influence catholique, et donc d’être capable d’aspirer les courants chrétiens non catholiques, notamment en Alsace-Lorraine, et c’était d’autant plus vrai pour la section allemande, étant donné que l’Allemagne était divisée pour moitié-moitié entre catholiques et luthériens.

Cette dimension tactique ressort d’autant plus alors que le premier article des statuts de la CFTC affirmait que :

« La confédération entend s’inspirer dans son action de la doctrine sociale définie dans l’encyclique Rerum novarum. »

La ligne est tout à fait simple : sur le plan professionnel, la CFTC agit librement ; par contre sur le plan des idées, l’arrière-plan est le catholicisme.

Et, de toutes façons, pour rejoindre la CFTC, il faut passer par un organisme généré par l’Église catholique, que ce soit une paroisse ou une association rentrant dans le cadre catholique. La CFTC n’agit qu’au sein de ce cadre ; elle se pose de manière indépendante à l’Église… mais son existence y est intégrée.

Un aumônier du travail épaulait en ce sens chaque organisation, comme « consultant », ce que les statuts justifiaient par ailleurs en affirmant que :

« La confédération entend faire appel aux concours des forces religieuses, morales et intellectuelles susceptibles d’aider à la formation professionnelle et sociale des travailleurs et capables de développer en eux les qualités de discipline, de dévouement et de loyauté indispensables pour assurer le plein épanouissement de l’organisation professionnelle. »

La Conférence internationale des syndicats chrétiens de 1919 souligne bien que :

« Notre idéal syndical chrétien, fait de fraternité, notre conception économique réclamant la collaboration des classes et la coopération pour la production, nous empêcheront toujours de nous rallier à une doctrine basée sur la lutte des classes. »

La CFTC n’est de fait rien d’autre que la section française des syndicats montés dans différents pays par l’Église catholique, dans le sens du corporatisme et de l’union dans des syndicats « mixtes » des patrons et des ouvriers.

L’objectif, comme le dit le congrès de 1920, c’est la généralisation du corporatisme.

« Les commissions mixtes [des travailleurs et des employeurs] pourront, du reste, devenir, par leur généralisation et l’extension de leur zone d’influence, les véritables organismes représentatifs de la profession organisée, dans la localité, dans la région, dans la nation. »

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La mise en place du syndicalisme catholique en France

La formalisation de la doctrine sociale de l’Église catholique à partir de 1891 était à la fois un point de départ et un aboutissement.

Issue de la féodalité et alliée à la bourgeoisie conservatrice, l’Église catholique ne pouvait pas aller dans le sens du libéralisme. Elle ne pouvait que mettre en avant un romantisme idéalisant le passé, l’époque des corporations médiévales. C’est le sens de l’encyclique Rerum novarum, avec sa mise en valeur des corporations.

En même temps, l’expérience avait montré que l’Église ne pouvait pas impulser d’elle-même des organisations ouvrières, et d’ailleurs l’encyclique souligne bien qu’il ne saurait y avoir de modèle.

Toute l’activité de l’Église devait donc être de happer des ouvriers pour les chapeauter, avec comme centre de gravité les corporations.

Les débuts étaient forcément expérimentaux. On a ainsi le patron Léon Harmel qui appliqua directement les principes de l’encyclique dans son usine, établissant une première expérience majeure ; l’abbé Six fut de son côté une figure majeure de l’organisation des ouvriers sur ces principes, dans le Nord de la France.

Le patron Léon Harmel (1829-2015)

On a, surtout, un long et patient travail d’intégration d’ouvriers, avec des appels d’air par l’intermédiaire d’associations et d’œuvres, de conférences et de congrès. On a ainsi un congrès international catholique qui se réunit en 1886 à Liège en Belgique et rejette le travail comme marchandise.

Le socialisme est évidemment rejeté et le congrès prône le travail comme fonction sociale au sein d’une société où chaque partie a son rôle spécifique à jouer : les composantes de la société doivent s’organiser en corporations et s’unir dans des entités mixtes.

Pour la France, le processus est lent et difficile. Il y a surtout à Lyon, en 1886, une corporation de la soierie lyonnaise, comme syndicat mixte puis uniquement avec des employés ; à Saint-Étienne se met en place un syndicat des passementiers, à Paris un syndicat des voyageurs et des représentants.

Un congrès se tient à Reims en 1893 ; si c’est un congrès ouvrier, tous relèvent cependant d’entités mixtes avec les patrons, sauf le regroupement des « Vrais travailleurs » de Roubaix.

Le congrès appelle néanmoins à un corporatisme avec intermédiaire, puisqu’il propose des regroupements ouvriers indépendants, pour s’unir nécessairement avec des équivalents patronaux.

C’est dans le Nord de la France que cette option corporatiste prend le plus. Une Union syndicale textile se fonde à Lille en juin 1893, avec Leclercq, suivi immédiatement d’une Union syndicale métallurgique dans la même ville.

Ces deux structures fondent, avec un équivalent à Roubaix, un syndicat du textile à Halluin et un syndicat de mineurs à Arras, une Union démocratique du Nord publiant le journal Le peuple.

Cette Union ne progressera guère ; elle se verra rejointe seulement par un syndicat du bâtiment de Rennes et une association d’ouvriers et d’employés d’Annonay, puis en 1903 par une Union ouvrière textile à Armentières à la suite d’une grève.

La bourgeoisie conservatrice s’oppose en effet formellement à l’initiative, refusant l’embauche aux travailleurs de ces unions syndicales, dont le nombre ne dépasse pas 2500. En effet, pour la bourgeoisie, tout doit passer immédiatement par les « syndicats » mixtes et rien ne doit atténuer la dimension corporatiste.

L’Église catholique s’aligne sur cette position et sa presse, massive alors, soutient les « Jaunes », qui agissent comme briseurs de grève au nom du respect de la propriété privée et de la collaboration de classe.

Et lorsque l’Union des associations ouvrières catholiques se réunit en 1906 à Lourdes, elle considère comme juste la position des jaunes.

Un événement va tout changer. En effet, en 1887, le frère Hiéron qui travaille dans les écoles chrétiennes et cherche à améliorer le placement des élèves sur la base de l’association de persévérance religieuse Saint Benoît Labre.

Il fonde alors en 1887 le SECI – Syndicat des employés de commerce et d’industrie.

L’initiative est entièrement corporatiste, puisqu’il s’agit d’aider les élèves et que ceux-ci s’entraident. Il faut être catholique, avoir une bonne réputation, être coopté par deux membres et passer par une année de probation.

Il y a toutefois le principe d’organiser des conférences pour comprendre l’économie et c’est cet aspect qui va jouer un rôle essentiel. C’est d’autant plus vrai que l’entité est tellement dans une optique corporatiste qu’elle réfute la tentative du patron Léon Harmel de mise en place d’un « comité protecteur » (même si de l’argent sera accepté).

C’est Marc Sangnier (1973-1950), avec le mouvement nommé Le Sillon, qui publie L’Éveil démocratique à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, qui va se faire le chantre de cette indépendance corporatiste, en faisant la promotion de l’acceptation d’ouvriers non catholiques du moment qu’ils acceptent la perspective proposée.

Marc Sangnier

Le Vatican rejettera finalement le « Sillon » en 1910, lui reprochant son « modernisme social ». Cela va toutefois donner un mouvement où ce sont les thèses corporatistes catholiques qui forment la substance, sans pour autant que cela soit présenté tel quel.

Le SECI ne se dit jamais chrétien, ne mentionne jamais le clergé ou la doctrine sociale de l’Église dans son journal L’Employé. Il se présente comme une expression des travailleurs seulement, même si le cas échéant le dirigeant Gaston Teissier a à sortir les textes du pape pour ramener l’ordre dans les rangs.

C’est le point de départ du syndicalisme catholique, qui ne se veut surtout pas dépendant de l’Église, se contentant de souligner la nécessité de syndicats de production et de consommateurs s’unifiant de manière interclassiste à l’échelle du pays, pays présenté comme déstructuré par la Révolution française.

Pour le SECI, il faut donc le corporatisme à tous les niveaux, « l’entente des classes » et toujours refuser la violence et la « guerre sociale ». Ce discours est d’autant plus facile à développer que le SECI se tourne avant tout vers les employés, qui n’ont pas le vécu des ouvriers.

Il s’implante dans cette couche sociale notamment à Paris, Lille, Rennes, Reims, Nantes, Angers, Besançon, Calais ; la seule autre couche sociale où le SECI a une influence tient aux instituteurs des écoles privées, qui s’organisent en fédération en 1905.

Dans la classe ouvrière, les initiatives restent éparses et isolées ; on a un syndicat à l’arsenal de Brest, des syndicats ouvriers catholiques parisiens dans l’ameublement, le livre, la métallurgie, l’habillement, le bâtiment et l’alimentation…

Et si on a très peu d’ouvriers, la dimension féminine-religieuse est significative, avec des regroupements ne concernant que des femmes, unie en une Union centrale des syndicats féminins formant le « syndicat de l’Abbaye ».

On trouve ainsi à Lyon un syndicat d’employées de commerce, un syndicat d’ouvrières de l’aiguille, un syndicat d’ouvrières en soie… On a à Voiron un syndicat du tissage, à Grenoble un syndicat de la ganterie et de l’aiguille et un syndicat des employées… et à Paris des syndicats d’ouvrières et d’employées du textile et du vêtement.

Le mouvement est également présent à Bourges, Angers, Saumur, Poitiers. Et c’est à partir de cette base féminine à Paris que le SECI décide de proposer une entité nationale : la Confédération française des travailleurs chrétiens.

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Vers la doctrine sociale de l’Église catholique

François-René de La Tour du Pin Chambly, marquis de La Charce (1834-1924) joua le rôle que La Mennais ne fut pas en mesure de jouer : c’est lui qui fait toute une théorie sociale pour l’Église.

Il le fit en intégrant la dimension sociale de La Mennais avec l’approche « associationniste » de Buchez ; en pratique, cela ne donnait rien d’autre que la théorie bien connue du « corporatisme ». La Tour du Pin, dont l’objectif était « un ordre social chrétien », fut d’ailleurs un idéologue majeur pour l’Action française de Charles Maurras.

Néanmoins, on est là dans des positions théoriques catholiques visant surtout à contenir la question sociale ; c’est en fait dans les « œuvres » qu’il faut trouver une dynamique et c’est d’ailleurs la constante du catholicisme social de n’avancer qu’à travers malentendus de travailleurs trompés par l’Église.

François-René de La Tour du Pin

On retrouve ainsi La Tour du Pin dans l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, lancée en 1871 s’inspirant de l’Association des jeunes ouvriers mise en place en 1855 par le religieux Maurice Maignen. Cette dernière ne s’adressait toutefois qu’à des jeunes apprentis.

1871 fut une année marquée par la Commune de Paris et le monarchiste Albert de Mun qui mit en place l’Oeuvre avait directement en tête d’affaiblir le camp socialiste, en cherchant à organiser des ouvriers dans des structures où l’Église catholique disposerait de l’hégémonie sur le plan de valeurs.

Avec le soutien de l’Église, ce fut un succès relatif qui permit, en quelques années, de parvenir à rassembler 37 500 ouvriers et 7 600 membres de la grande bourgeoisie dans 375 cercles, avec en perspective la mise en avant de « syndicats mixtes ».

Ce principe de « syndicats mixtes » sera à la base du catholicisme social. Mais, surtout, ces cercles n’étaient pas directement encadrés par l’Église : ce sont des laïcs qui géraient tout, même si l’organisation et les idées étaient habilement chapeautées par les religieux. On a ici le modèle organisationnel du catholicisme social.

Albert de Mun, qui dirigeait l’Oeuvre, ne se préoccupait pas d’ailleurs de l’aspect doctrinaire ; c’est son secrétaire Félix de Roquefeuil qui se chargea du « vernis » idéologique, qui servait d’arrière-plan seulement.

L’Église catholique décida alors de formaliser la démarche. Sous l’influence notamment de La Tour du Pin, le pape Léon XIII publia l’encyclique Rerum novarum (« Des choses nouvelles »), en 1891. Cela inaugura la « doctrine sociale de l’Église catholique ».

Voici ce qu’on lit notamment dans l’encyclique :

« A tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques du monde catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique.

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.

La soif d’innovations qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. En effet, l’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des moeurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit.

Partout, les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui seul suffit à prouver combien de graves intérêts sont ici engagés. Cette situation préoccupe à la fois le génie des savants, la prudence des sages, les délibérations des réunions populaires, la perspicacité des législateurs et les conseils des gouvernants. En ce moment, il n’est pas de question qui tourmente davantage l’esprit humain (…).

Le problème n’est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. D’autre part, le problème n’est pas sans danger, parce que trop souvent d’habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles.

Quoi qu’il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation d’infortune et de misère imméritées.

Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection (…).

Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’Etat.

Moyennant ce transfert des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des richesses et de leurs avantages, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux présents.

Mais pareille théorie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique.

D’ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’Etat et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social (…).

L’erreur capitale, dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.

Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre.

Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.

La concorde engendre l’ordre et la beauté. Au contraire, d’un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens admirables et variés.

Et d’abord tout l’ensemble des vérités religieuses, dont l’Eglise est la gardienne et l’interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice (…).

Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête.

Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures, que d’ailleurs il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de la santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats. »

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Le fondamentaliste catholique La Mennais et le socialiste utopique catholique Buchez

La révolution française ne pouvait qu’ébranler les fondamentaux d’une Église catholique jusque-là entièrement imbriquée dans l’appareil d’État. Une expression de la muraille qui se lézarde tint à Félicité de La Mennais (1782-1854). Ce prêtre avait demandé la chose suivante pour son enterrement :

« [qu’il se déroule] au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres. On ne mettra rien sur ma tombe, pas même une simple pierre. Mon corps sera porté directement au cimetière, sans passer par aucune église ».

C’est que La Mennais était un fondamentaliste : il considérait qu’il fallait une religion maintenant sa dimension populaire. Pour cette raison, il menait un activisme très virulent, quitte à entrer en rupture avec l’Église elle-même.

Son point de vue est initialement exprimé dans Essai sur l’indifférence en matière de religion, consistant en plusieurs tomes entre 1817 et 1823 et où il vise somme toute Martin Luther, Jean-Jacques Rousseau et René Descartes.

L’œuvre fut un très grand succès à l’époque dans le camp conservateur, et lui-même écrit avec l’écrivain romantique catholique Chateaubriand dans Le Conservateur littéraire. En 1828, dans Les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, il se fait l’ardent défenseur d’une Église catholique française entièrement sous la direction de Rome.

Hughes Félicité Robert de Lamennais

L’idée de La Mennais, c’est qu’il fallait conserver l’énergie de la révolution française, qui ne disparaîtrait de toutes façons pas, mais en la dirigeant dans le sens de l’Église. Cela impliquait de mettre l’Église du côté de l’État, afin de se préserver de tout « souci » politique et d’apparaître comme une force ancrée dans son temps.

Ce que La Mennais visait, c’était de contourner le libéralisme qui par définition se heurtait à l’Église, en plaçant l’Église sur un terrain où elle ferait figure de progrès à côté du libéralisme. Pour que cela fonctionne par contre, il faut une très forte figure du Pape, qui doit en quelque sorte apparaître comme un îlot de stabilité dans des sociétés libérales troublées.

L’Église réfuta la démarche de La Mennais à l’époque, mais telle fût en fait sa ligne de conduite dans la plupart des pays occidentaux à partir de 1945. Il est vrai toutefois que l’Église avait compris que, sous une certaine forme, La Mennais représentait la capitulation face au libéralisme au sein de l’Église.

Cela se voit très bien avec la mise en place d’un journal en septembre 1830, L’Ami de l’ordre, qui devint L’Avenir, et ne dura que jusqu’en novembre de l’année suivante. Les thèses qu’on y trouve correspondent tout à fait aux contradictions du romantisme français : on y trouve d’ailleurs de proche Alphonse de Lamartine, Chateaubriand, Victor Hugo, Alfred de Vigny.

D’un côté, il y a une sensibilité populaire, pour les droits du peuple, comme expression d’une nouvelle sensibilité. De l’autre, il y a l’idéalisation de la monarchie et de la religion d’avant la Révolution : la ligne pour une monarchie française centralisée, avec un catholicisme français entièrement focalisé sur Rome.

En pratique, le journal assume le libéralisme politique, au nom de la séparation de l’Église et de l’État ; il veut la liberté de presse, la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté de conscience et la liberté de suffrage. La propriété est évidemment vue comme une chose sacrée, qui doit toutefois se systématiser.

En décembre 1831, La Mennais se rend au Vatican, avec les deux autres principales figures de son journal, Henri Lacordaire, lui aussi un religieux, et Charles de Montalembert, un laïc. Le rejet fut total et le pape Grégoire XVI met un terme à l’aventure en août 1832 avec l’encyclique Mirari vos (« vous vous étonnez peut-être ») qui, sans nommer L’Avenir, se chargeait de condamner chacune de ses thèses.

Seul La Mennais décida de ne pas se soumettre ; Henri Lacordaire devient de son côté, avec la revue Le Correspondant, le chef de file d’un catholicisme libéral très mesuré (et provoquant une petite scission éphémère, L’Ère nouvelle), ayant une inquiétude sociale notamment avec Frédéric Ozanam, qui avait participé à l’organisation de bienfaisance « Société de Saint-Vincent-de-Paul » qui tint de nombreuses conférences.

La Mennais chercha à continuer sur sa lancée ; il publia dans la foulée Paroles d’un croyant, ce qui lui valut en 1834 la réponse par une nouvelle encyclique de Grégoire XVI, Singulari Nos, entièrement et ouvertement consacré aux « erreurs de La Mennais ».

Celui-sort alors de l’Église et publiera notamment en 1837 Le livre du peuple, mais son parcours est terminé, lui-même décédant au milieu du siècle. C’est alors le médecin Philippe Buchez (1796-1865) qui prend le relais.

Philippe Buchez

Initialement, Philippe Buchez est dans le camp de la révolution française et même du socialisme utopique ; c’est justement par un courant socialiste utopique, celui de Saint-Simon, qu’il va se tourner vers le catholicisme.

Il s’agit d’un bricolage : Philippe Buchez voit en la religion une forme sociale capable de pousser les êtres humains à être moins individualistes. Ce faisant, il passe objectivement du camp socialiste utopique au catholicisme, où se fait connaître notamment avec son Essai d’un traité complet de philosophie du point de vue du catholicisme et du progrès social (1830) et son Introduction à la science de l’histoire, ou science du développement de l’humanité (1833).

Philippe Buchez passa alors, comme La Mennais, à la trappe historiquement, en raison de sa position ambiguë jusqu’à la capitulation pendant la révolution de 1848.

Néanmoins, des typographes s’inspirent de sa démarche et fondent un « organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers », intitulé L’Atelier, qui sera publié de septembre 1840 à juillet 1850. Son mot d’ordre sera la suivant :

« Christianisme et Révolution ne font qu’un ; et le seul tort de l’Église, c’est de ne pas être révolutionnaire ».

En pratique, L’Atelier est en réalité socialiste utopique. Il prône la mise en place d’associations ouvrières de production, c’est-à-dire de petites unités artisanales collectives. Une « Association des ouvriers bijoutiers en doré » sera ainsi fondée en 1834 et tiendra jusqu’en 1873, dans une marginalité quasi totale toutefois.

Au-delà de cette utopie « associationniste », il appelle à la réglementation du placement, la limitation de la journée de travail, un salaire minimum, l’abolition du livre de travail, la fin du marchandage et la transformation des prud’hommes.

Il ouvre en ce sens la séquence du « christianisme social », qui ne pouvait naître qu’avec des ouvriers se tournant vers l’Église et agissant parallèlement à elle.

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Le matérialisme dialectique et la dialectique de la puissance et de la limite

Salaire, prix et profit est un petit ouvrage de Karl Marx écrit en 1865 en anglais ; initialement il était dédié au conseil général de la Première Internationale et c’est la fille de Karl Marx, Eleanor, qui prit l’initiative de le publier, en 1898.

Traitant de la question du rapport entre les salaires et les prix, Karl Marx fait la remarque suivante à la fin du premier chapitre :

« La volonté du capitaliste consiste certainement à prendre le plus possible.

Ce que nous avons à faire, ce n’est pas disserter sur sa volonté, mais étudier sa puissance, les limites de cette puissance et le caractère de ces limites. »

Ce qui en anglais, dans l’original, donne :

« The will of the capitalist is certainly to take as much as possible.

What we have to do is not to talk about his will, but to enquire into his power, the limits of that power, and the character of those limits. »

Le terme de « power » a la même fonction en anglais que « puissance » en français ; il désigne l’opération mathématique où l’on multiplie un nombre par lui-même, comme 2², 5³, etc.

Cela veut dire que Karl Marx dit que pour savoir dans quelle mesure le capitaliste peut « prendre », au moyen du capital, il faut :

– prendre la puissance ;

– regarder les limites de cette puissance ;

– connaître le caractère de ces limites.

Dialectiquement, cela implique que la puissance comme opération reflète le caractère inépuisable de la matière, puisque c’est au moyen du même nombre qu’on pratique l’opération. La chose se multiplie par elle-même.

Il faut bien saisir la portée de ce que cela implique. On sait qu’une puissance comme opération, dans la conception bourgeoise des mathématiques, n’amène à rien pour 1, dans la mesure où 1 au carré donne 1, 1 au cube donne 1, 1 puissance 50 donne 1, etc.

Or, Karl Marx parle ici d’un capitaliste. Et il parle de la puissance d’un capitaliste. Normalement, un capitaliste au carré devrait donner un seul capitaliste, tout comme un capital au carré devrait donner un seul et même capital.

Karl Marx sait pourtant que la matière est inépuisable et qu’une seule et même chose au carré peut donner autre chose que cette chose.

Autrement dit, s’il est facile de se dire que 500 euros investis par un capitaliste peuvent devenir 2500 euros, il est bien plus malaisé de se dire qu’un seul capitaliste en donne plusieurs, ou bien qu’une seule et même somme puisse se multiplier par elle-même, au moyen d’elle-même.

Car cette idée de puissance réside avant tout là-dedans. Le capitaliste fait du capital avec son propre capital. Si on s’imagine, comme Rosa Luxembourg, qu’il prend du capital ailleurs au moyen de son propre capital, on rate tout le processus dialectique, on oublie la dimension inépuisable de la matière.

Comment justement un capital se multiplie par lui-même ? C’est qu’il le fait par contre dans une certaine mesure : c’est de cela dont parle Karl Marx lorsqu’il utilise le terme de limite. Il utilise d’ailleurs le terme au pluriel.

Quelles sont les limites du capital ? Eh bien, elles résident nécessairement dans le contraire du capital : le travail et la nature. Les limites de la puissance, c’est là où opère cette puissance.

Ce qui indique que lorsqu’on dit que 2³ = 2 x 2 x 2 = 8, les deux symboles « x » indiquant la multiplication qui sont masqués dans 2³ jouent un rôle essentiel.

Il n’y a pas abstraitement de multiplication d’une chose par elle-même. Il faut que cela opère réellement, et c’est là où on trouve les limites.

Trouvons un excellent exemple de cela avec la fameuse histoire des grains de riz et du jeu d’échec. L’histoire racontée au moyen-âge veut qu’un roi d’Inde entend remercier un dénommé Sissa, qui demande de prendre un jeu d’échecs, donc avec 64 cases, et de mettre un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième case, quatre sur la troisième, 8 sur la quatrième, etc.

Ce doublement du nombre de grains de riz par case revient à prendre 2 et à utiliser la puissance comme opération. Au-delà de la première case, on a 2 à la puissance 1, 2 à la puissance 2, 2 à la puissance 3, etc.

Qui ne comprend pas la dialectique, le saut qualitatif, s’imagine qu’il y aura peu de grains de riz au final ; en réalité, cela donne 18 446 744 073 709 551 615 grains.

Ce que Karl Marx appelle « limites », dans cet exemple, c’est le nombre de cases et de grains de riz réel. On pourrait dire : le travail disponible (le nombre de cases) et la nature (le nombre de riz existant possiblement).

Quant au caractère de cette limite, cela veut dire l’environnement du phénomène, qui forme le cadre spécifique. Ce n’est pas l’aspect principal toutefois, puisque la contradiction est interne. Cette contradiction est celle entre capital et travail (et nature), qui détermine l’accumulation (ici, la puissance).

En un certain sens, on peut considérer que Karl Marx nous dit que l’accumulation capitaliste peut se poser mathématiquement au moyen de la puissance et qu’en connaissant la limite, on peut l’évaluer.

C’est une définition matérialiste dialectique d’un aspect mathématique et un aspect à creuser pour comprendre davantage le capital, le mode de production capitaliste.

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