ONZIÈME LETTRE
Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial
AUX RÉVÉRENDS PÈRES JÉSUITES.
Du 18 août 1656.
MES RÉVÉRENDS PÈRES,
J’ai vu les lettres que vous débitez contre celles que j’ai écrites à un de mes amis sur le sujet de votre morale, où l’un des principaux points de votre défense est que je n’ai pas parlé assez sérieusement de vos maximes : c’est ce que vous répétez dans tous vos écrits, et que vous poussez jusqu’à dire Que j’ai tourné les choses saintes en raillerie.
Ce reproche, mes Pères, est bien surprenant et bien injuste ; car en quel lieu trouvez-vous que je tourne les choses saintes en raillerie ? Vous marquez en particulier le contrat Mohatra, et l’histoire de Jean d’Alba. Mais est-ce cela que vous appelez des choses saintes ?
Vous semble-t-il que le Mohatra soit une chose si vénérable, que ce soit un blasphème de n’en pas parler avec respect ? Et les leçons du P. Bauny pour le larcin, qui portèrent Jean d’Alba à le pratiquer contre vous-mêmes, sont-elles si sacrées, que vous ayez droit de traiter d’impies ceux qui s’en moquent ?
Quoi ! mes Pères, les imaginations de vos auteurs passeront pour les vérités de la foi, et on ne pourra se moquer des passages d’Escobar, et des décisions si fantasques et si peu chrétiennes de vos autres auteurs, sans qu’on soit accusé de rire de la religion ? Est-il possible que vous ayez osé redire si souvent une chose si peu raisonnable ? et ne craignez-vous point, en me blâmant de m’être moqué de vos égarements, de me donner un nouveau sujet de me moquer de ce reproche, et de le faire retomber sur vous-mêmes, en montrant que je n’ai pris sujet de rire que de ce qu’il y a de ridicule dans vos livres ; et qu’ainsi, en me moquant de votre morale, j’ai été aussi éloigné de me moquer des choses saintes, que la doctrine de vos casuistes est éloignée de la doctrine sainte de l’Évangile ?
En vérité, mes Pères, il y a bien de la différence entre rire de la religion, et rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes. Ce serait une impiété de manquer de respect pour les vérités que l’esprit de Dieu a révélées : mais ce serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que l’esprit de l’homme leur oppose.
Car, mes Pères, puisque vous m’obligez d’entrer en ce discours, je vous prie de considérer que, comme les vérités chrétiennes sont dignes d’amour et de respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine, parce qu’il y a deux choses dans les vérités de notre religion : une beauté divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables ; et qu’il y a aussi deux choses dans les erreurs : l’impiété qui les rend horribles, et l’impertinence qui les rend ridicules. C’est pourquoi, comme les saints ont toujours pour la vérité ces deux sentiments d’amour et de crainte, et que leur sagesse est toute comprise entre la crainte qui en est le principe, et l’amour qui en est la fin, les saints ont aussi pour l’erreur ces deux sentiments de haine et de mépris, et leur zèle s’emploie également à repousser avec force la malice des impies, et à confondre avec risée leur égarement et leur folie.
Ne prétendez donc pas, mes Pères, de faire accroire au monde que ce soit une chose indigne d’un chrétien de traiter les erreurs avec moquerie, puisqu’il est aisé de faire connaître à ceux qui ne le sauraient pas que cette pratique est juste, qu’elle est commune aux Pères de l’Église, et qu’elle est autorisée par l’Écriture, par l’exemple des plus grands saints, et par celui de Dieu même.
Car ne voyons-nous pas que Dieu hait et méprise les pécheurs tout ensemble, jusque-là même qu’à l’heure de leur mort, qui est le temps où leur état est le plus déplorable et le plus triste, la sagesse divine joindra la moquerie et la risée à la vengeance et à la fureur qui les condamnera à des supplices éternels : In interitu vestro ridebo et subsannabo ? Et les saints, agissant par le même esprit, en useront de même, puisque, selon David, quand ils verront la punition des méchants, ils en trembleront et en riront en même temps : Videbunt justi et timebunt : et super eum ridebunt. Et Job en parle de même : Innocens subsannabit eos.
Mais c’est une chose bien remarquable sur ce sujet, que, dans les premières paroles que Dieu a dites à l’homme depuis sa chute, on trouve un discours de moquerie, et une ironie piquante, selon les Pères. Car, après qu’Adam eut désobéi, dans l’espérance que le démon lui avait donnée d’être fait semblable à Dieu, il paraît par l’Écriture que Dieu, en punition, le rendit sujet à la mort, et qu’après l’avoir réduit à cette misérable condition qui était due à son péché, il se moqua de lui en cet état par ces paroles de risée : Voilà l’homme qui est devenu comme l’un de nous : Ecce Adam quasi unus ex nobis : Ce qui est une ironie sanglante et sensible dont Dieu le piquait vivement, selon saint Chrysostome et les interprètes. Adam, dit Rupert, méritait d’être raillé par cette ironie, et on lui faisait sentir sa folie bien plus vivement par cette expression ironique que par une expression sérieuse. Et Hugues de Saint-Victor, ayant dit la même chose, ajoute que cette ironie était due à sa sotte crédulité ; et que cette espèce de raillerie est une action de justice, lorsque celui envers qui on en use l’a méritée.
Vous voyez donc, mes Pères, que la moquerie est quelquefois plus propre à faire revenir les hommes de leurs égarements, et qu’elle est alors une action de justice ; parce que, comme dit Jérémie, les actions de ceux qui errent sont dignes de risée, à cause de leur vanité : vana sunt et risu digna. Et c’est si peu une impiété de s’en rire, que c’est l’effet d’une sagesse divine, selon cette parole de saint Augustin : Les sages rient des insensés, parce qu’ils sont sages, non pas de leur propre sagesse, mais de cette sagesse divine qui rira de la mort des méchants.
Aussi les Prophètes remplis de l’esprit de Dieu ont usé de ces moqueries, comme nous voyons par les exemples de Daniel et d’Elie. Enfin il s’en trouve des exemples dans les discours de Jésus-Christ même ; et saint Augustin remarque que, quand il voulut humilier Nicodème, qui se croyait habile dans l’intelligence de la loi : Comme il le voyait enflé d’orgueil par sa qualité de Docteur des Juifs, il exerce et étonne sa présomption par la hauteur de ses demandes, et l’ayant réduit à l’impuissance de répondre : Quoi ! lui dit-il, vous êtes maîtres en Israël, et vous ignorez ces choses ? Ce qui est le même que s’il eût dit : Prince superbe, reconnaissez que vous ne savez rien. Et saint Chrysostome et saint Cyrille disent sur cela qu’il méritait d’être joué de cette sorte.
Vous voyez, donc, mes Pères, que, s’il arrivait aujourd’hui que des personnes qui feraient les maîtres envers les Chrétiens, comme Nicodème et les Pharisiens envers les juifs, ignoraient les principes de la religion, et, soutenaient, par exemple, qu’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu en toute sa vie on suivrait en cela l’exemple de Jésus-Christ, en se jouant de leur vanité et de leur ignorance.
Je m’assure, mes Pères, que ces exemples sacrés suffisent pour vous faire entendre que ce n’est pas une conduite contraire à celle des Saints de rire des erreurs et des égarements des hommes : autrement il faudrait blâmer celle des plus grands docteurs de l’Église qui l’ont pratiquée, comme saint Jérôme dans ses lettres et dans ses écrits contre Jovinien, Vigilance, et les Pélagiens ; Tertullien, dans son Apologétique contre les folies des idolâtres ; saint Augustin contre les religieux d’Afrique, qu’il appelle les Chevelus ; saint Irénée contre les Gnostiques ; saint Bernard et les autres Pères de l’Église, qui, ayant été les imitateurs des Apôtres, doivent être imités par les fidèles dans toute la suite des temps, puisqu’ils sont proposés, quoi qu’on en dise, comme le véritable modèle des chrétiens mêmes d’aujourd’hui.
Je n’ai donc pas cru faillir en les suivant. Et, comme je pense l’avoir assez montré, je ne dirai plus sur ce sujet que ces excellentes paroles de Tertullien, qui rendent raison de tout mon procédé. Ce que j’ai fait n’est qu’un jeu avant un véritable combat. J’ai plutôt montré les blessures qu’on vous peut faire que je ne vous en ai fait. Que s’il se trouve des endroits où l’on soit excité à rire, c’est parce que les sujets mêmes y portaient. Il y a beaucoup de choses qui méritent d’être moquées et jouées de la sorte, de peur de leur donner du poids en les combattant sérieusement. Rien n’est plus dû à la vanité que la risée ; et c’est proprement à la vérité à qui il appartient de rire, parce qu’elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu’elle est assurée de la victoire. Il est vrai qu’il faut prendre garde que les railleries ne soient pas basses et indignes de la vérité. Mais, à cela près, quand on pourra s’en servir avec adresse, c’est un devoir que d’en user. Ne trouvez-vous pas, mes Pères, que ce passage est bien juste à notre sujet ? Les lettres que j’ai faites jusqu’ici ne sont qu’un jeu avant un véritable combat. Je n’ai fait encore que me jouer, et vous montrer plutôt les blessures qu’on vous peut faire que je ne vous en ai fait. J’ai exposé simplement vos passages sans y faire presque de réflexion. Que si on y a été excité à rire, c’est parce que les sujets y portaient d’eux-mêmes. Car, qu’y a-t-il de plus propre à exciter à rire que de voir une chose aussi grave que la morale chrétienne remplie d’imaginations aussi grotesques que les vôtres ? On conçoit une si haute attente de ces maximes, qu’on dit que Jésus-Christ a lui-même révélées à des Pères de la Société, que quand on y trouve qu’un prêtre qui a reçu de l’argent pour dire une Messe peut, outre cela, en prendre d’autres personnes, en leur cédant toute la part qu’il a au sacrifice ; qu’un religieux n’est pas excommunié pour quitter son habit lorsque c’est pour danser, pour filouter, ou pour aller incognito en des lieux de débauche ; et qu’on satisfait au précepte d’unir la messe en entendant quatre quarts de messe à la fois de différents prêtres, lors, dis-je, qu’on entend ces décisions et autres semblables, il est impossible que cette surprise ne fasse rire, parce que rien n’y porte davantage qu’une disproportion surprenante entre ce qu’on attend et ce qu’on voit. Et comment aurait-on pu traiter autrement la plupart de ces matières, puisque ce serait les autoriser que de les traiter sérieusement, selon Tertullien ? Quoi ! faut-il employer la force de l’Écriture et de la tradition pour montrer que c’est tuer son ennemi en trahison que de lui donner des coups d’épée par derrière, et dans une embûche ; et que c’est acheter un bénéfice que de donner de l’argent comme un motif pour se le faire résigner ? Il y a donc [des] matières qu’il faut mépriser, et qui méritent d’être jouées et moquées. Enfin ce que dit cet ancien auteur, que rien n’est plus dû à la vanité que la risée, et le reste de ces paroles s’applique ici avec tant de justesse, et avec une force si convaincante, qu’on ne saurait plus douter qu’on peut bien rire des erreurs sans blesser la bienséance. Et je vous dirai aussi, mes Pères, qu’on en peut rire sans blesser la charité, quoique ce soit une des choses que vous me reprochez encore dans vos écrits. Car la charité oblige quelquefois à rire des erreurs des hommes, pour les porter eux-mêmes à en rire et à les fuir, selon cette parole de saint Augustin : Hoec tu misericorditer irride, ut eis ridenda ac fugienda commendes. Et la même charité oblige aussi quelquefois à les repousser avec colère, selon cette autre parole de saint Grégoire de Nazianze : L’esprit de charité et de douceur a ses émotions et ses colères. En effet, comme dit saint Augustin : Qui oserait dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et qu’il sera permis aux ennemis de la foi d’effrayer les fidèles par des paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d’esprit agréables ; mais que les catholiques ne doivent écrire qu’avec une froideur de style qui endorme les lecteurs ?
Ne voit-on pas que, selon cette conduite, on laisserait introduire dans l’Église les erreurs les plus extravagantes et les plus pernicieuses, sans qu’il fût permis de s’en moquer avec mépris, de peur d’être accusé de blesser la bienséance, ni de les confondre avec véhémence, de peur d’être accusé de manquer de charité ?
Quoi ! mes Pères, il vous sera permis de dire qu’on peut tuer pour éviter un soufflet et une injure, et il ne sera pas permis de réfuter publiquement une erreur publique d’une telle conséquence ? Vous aurez la liberté de dire qu’un juge peut en conscience retenir ce qu’il a reçu pour faire une injustice, sans qu’on ait la liberté de vous contredire ? Vous imprimerez, avec privilège et approbation de vos docteurs, qu’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu, et vous fermerez la bouche à ceux qui défendront la vérité de la foi, en leur disant qu’ils blesseraient la charité de frères en vous attaquant, et la modestie de Chrétiens en riant de vos maximes ? Je doute, mes Pères, qu’il y ait des personnes à qui vous ayez pu le faire accroire ; mais néanmoins, s’il s’en trouvait qui en fussent persuadés, et qui crussent que j’aurais blessé la charité que je vous dois, en décriant votre morale, je voudrais bien qu’ils examinassent avec attention d’où naît en eux ce sentiment. Car encore qu’ils s’imaginent qu’il part de leur zèle, qui n’a pu souffrir sans scandale de voir accuser leur prochain ; je les prierais de considérer qu’il n’est pas impossible qu’il vienne d’ailleurs, et qu’il est même assez vraisemblable qu’il vient du déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes, que le malheureux fond qui est en nous ne manque jamais d’exciter contre ceux qui s’opposent au relâchement des mœurs. Et pour leur donner une règle qui leur en fasse reconnaître le véritable principe, je leur demanderai si, en même temps qu’ils se plaignent de ce qu’on a traité de la sorte des religieux, ils se plaignent encore davantage de ce que des religieux ont traité la vérité de la sorte. Que s’ils sont irrités non seulement contre les lettres, mais encore plus contre les maximes qui y sont rapportées, j’avouerai qu’il se peut faire que leur ressentiment parte de quelque zèle, mais peu éclairé ; et alors les passages qui sont ici suffiront pour les éclaircir. Mais s’ils s’emportent seulement contre les répréhensions, et non pas contre les choses qu’on a reprises, en vérité, mes Pères, je ne m’empêcherai jamais de leur dire qu’ils sont grossièrement abusés, et que leur zèle est bien aveugle.
Étrange zèle qui s’irrite contre ceux qui accusent des fautes publiques, et non pas contre ceux qui les commettent ! Quelle nouvelle charité qui s’offense de voir confondre des erreurs manifestes et qui ne s’offense point de voir renverser la morale par ces erreurs ! Si ces personnes étaient en danger d’être assassinées, s’offenseraient-elles de ce qu’on les avertirait de l’embûche qu’on leur dresse ; et au lieu de se détourner de leur chemin pour l’éviter, s’amuseraient-elles à se plaindre du peu de charité qu’on aurait eu de découvrir le dessein criminel de ces assassins ? S’irritent-elles lorsqu’on leur dit de ne manger pas d’une viande, parce qu’elle est empoisonnée, ou de n’aller pas dans une ville, parce qu’il y a de la peste ?
D’où vient donc qu’ils trouvent qu’on manque de charité quand on découvre les maximes nuisibles à la religion, et qu’ils croient au contraire qu’on manquerait de charité, si on ne leur découvrait pas les choses nuisibles à leur santé et à leur vie, sinon parce que l’amour qu’ils ont pour la vie leur fait recevoir favorablement tout ce qui contribue à la conserver, et que l’indifférence qu’ils ont pour la vérité fait que non seulement ils ne prennent aucune part à sa défense, mais qu’ils voient même avec peine qu’on s’efforce de détruire le mensonge ?
Qu’ils considèrent donc devant Dieu combien la morale que vos casuistes répandent de toutes parts est honteuse et pernicieuse à l’Église ; combien la licence qu’ils introduisent dans les mœurs est scandaleuse et démesurée ; combien la hardiesse avec laquelle vous les soutenez est opiniâtre et violente. Et s’ils ne jugent qu’il est temps de s’élever contre de tels désordres, leur aveuglement sera aussi à plaindre que le vôtre, mes Pères, puisque et vous et eux avez un pareil sujet de craindre cette parole de saint Augustin sur celle de Jésus-Christ dans l’Évangile : Malheur aux aveugles qui conduisent ! malheur aux aveugles qui sont conduits ! voe coecis ducentibus ! voe coecis sequentibus !
Mais afin que vous n’ayez plus lieu de donner ces impressions aux autres, ni de les prendre vous-mêmes, je vous dirai, mes Pères (et je suis honteux de ce que vous m’engagez à vous dire ce que je devrais apprendre de vous), je vous dirai donc quelles marques les Pères de l’Église nous ont données pour juger si les répréhensions partent d’un esprit de piété et de charité, ou d’un esprit d’impiété et de haine.
La première de ces règles est que l’esprit de piété porte toujours à parler avec vérité et sincérité ; au lieu que l’envie et la haine emploient le mensonge et la calomnie : splendentia et vehementia, sed rebus veris, dit saint Augustin. Quiconque se sert du mensonge agit par l’esprit du diable. Il n’y a point de direction d’intention qui puisse rectifier la calomnie : et quand il s’agirait de convertir toute la terre, il ne serait pas permis de noircir des personnes innocentes ; parce qu’on ne doit pas faire le moindre mal pour en faire réussir le plus grand bien, et que la vérité de Dieu n’a pas besoin de notre mensonge, selon l’Écriture. Il est du devoir des défenseurs de la vérité, dit saint Hilaire, de n’avancer que des choses vraies. Aussi, mes Pères, je puis dire devant Dieu qu’il n’y a rien que je déteste davantage que de blesser tant soit peu la vérité ; et que j’ai toujours pris un soin très particulier non seulement de ne pas falsifier, ce qui serait horrible, mais de ne pas altérer ou détourner le moins du monde le sens d’un passage. De sorte que, si j’osais me servir, en cette rencontre, des paroles du même saint Hilaire, je pourrais bien vous dire avec lui : Si nous disons des choses fausses, que nos discours soient tenus pour infâmes ; mais si nous montrons que celles que nous produisons sont publiques et manifestes, ce n’est point sortir de la modestie et de la liberté apostolique de les reprocher.
Mais ce n’est pas assez, mes Pères, de ne dire que des choses vraies, il faut encore ne pas dire toutes celles qui sont vraies, parce qu’on ne doit rapporter que les choses qu’il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient que blesser sans apporter aucun fruit. Et ainsi, comme la première règle est de parler avec vérité, la seconde est de parler avec discrétion. Les méchants, dit saint Augustin, persécutent les bons en suivant l’aveuglement de la passion qui les anime ; au lieu que les bons persécutent les méchants avec une sage discrétion : de même que les chirurgiens considèrent ce qu’ils coupent, au lieu que les meurtriers ne regardent point où ils frappent. Vous savez bien, mes Pères, que je n’ai pas rapporté, des maximes de vos auteurs, celles qui vous auraient été les plus sensibles, quoique j’eusse pu le faire, et même sans pécher contre la discrétion, non plus que de savants hommes et très catholiques, mes Pères, qui l’ont fait autrefois ; et tous ceux qui ont lu vos auteurs savent aussi bien que vous combien en cela je vous ai épargnés : outre que je n’ai parlé en aucune sorte contre ce qui vous regarde chacun en particulier ; et je serais fâché d’avoir rien dit des fautes secrètes et personnelles, quelque preuve que j’en eusse. Car je sais que c’est le propre de la haine et de l’animosité, et qu’on ne doit jamais le faire, à moins qu’il y en ait une nécessité bien pressante pour le bien de l’Église. Il est donc visible que je n’ai manqué en aucune sorte à la discrétion, dans ce que j’ai été obligé de dire touchant les maximes de votre morale, et que vous avez plus de sujet de vous louer de ma retenue que de vous plaindre de mon indiscrétion.
La troisième règle, mes Pères, est que quand on est obligé d’user de quelques railleries, l’esprit de piété porte à ne les employer que contre les erreurs, et non pas contre les choses saintes ; au lieu que l’esprit de bouffonnerie, d’impiété et d’hérésie, se rit de ce qu’il y a de plus sacré. Je me suis déjà justifié sur ce point ; et on est bien éloigné d’être exposé à ce vice quand on n’a qu’à parler des opinions que j’ai rapportées de vos auteurs.
Enfin, mes Pères, pour abréger ces règles, je ne vous dirai plus que celle-ci, qui est le principe et la fin de toutes les autres : c’est que l’esprit de charité porte à avoir dans le cœur le désir du salut de ceux contre qui on parle, et à adresser ses prières à Dieu en même temps qu’on adresse ses reproches aux hommes. On doit toujours, dit saint Augustin, conserver la charité dans le cœur, lors même qu’on est obligé de faire au-dehors des choses qui paraissent rudes aux hommes, et de les frapper avec une âpreté dure, mais bienfaisante, leur utilité devant être préférée à leur satisfaction. Je crois, mes Pères, qu’il n’y a rien dans mes lettres qui témoigne que je n’aie pas eu ce désir pour vous ; et ainsi la charité vous oblige à croire que je l’ai eu en effet, lorsque vous n’y voyez rien de contraire. Il paraît donc par là que vous ne pouvez montrer que j’aie péché contre cette règle, ni contre aucune de celles que la charité oblige de suivre ; et c’est pourquoi vous n’avez aucun droit de dire que je l’aie blessée en ce que j’ai fait.
Mais si vous voulez, mes Pères, avoir maintenant le plaisir de voir en peu de mots une conduite qui pèche contre chacune de ces règles, et qui porte véritablement le caractère de l’esprit de bouffonnerie, d’envie et de haine, je vous en donnerai des exemples ; et, afin qu’ils vous soient plus connus et plus familiers, je les prendrai de vos écrits mêmes.
Car, pour commencer par la manière indigne dont vos auteurs parlent des choses saintes, soit dans leurs railleries, soit dans leurs galanteries, soit dans leurs discours sérieux, trouvez-vous que tant de contes ridicules de votre P. Binet, dans sa Consolation des malades soient fort propres au dessein qu’il avait pris de consoler chrétiennement ceux que Dieu afflige ? Direz-vous que la manière si profane et si coquette dont votre P. Le Moyne a parlé de la piété dans sa Dévotion Aisée, soit plus propre à donner du respect que du mépris pour l’idée qu’il forme de la vertu chrétienne ? Tout son livre des Peintures Morales respire-t-il autre chose, et dans sa prose et dans ses vers, qu’un esprit plein de la vanité et des folies du monde ? Est-ce une pièce digne d’un prêtre que cette ode du 7. livre intitulée : Éloge de la pudeur, où il est montré que toutes les belles choses sont rouges, ou sujettes à rougir ? C’est ce qu’il fit pour consoler une dame, qu’il appelle Delphine, de ce qu’elle rougissait souvent. Il dit donc, à chaque stance, que quelques-unes des choses les plus estimées sont rouges, comme les roses, les grenades, la bouche, la langue ; et c’est parmi ces galanteries, honteuses à un religieux, qu’il ose mêler insolemment ces esprits bienheureux qui assistent devant Dieu, et dont les Chrétiens ne doivent parler qu’avec vénération :
Les Chérubins, ces glorieux,
Composés de tête et de plume,
Que Dieu de son esprit allume,
Et qu’il éclaire de ses yeux ;
Ces illustres faces volantes
Sont toujours rouges et brûlantes,
Soit du feu de Dieu, soit du leur,
Et dans leurs flammes mutuelles
Font du mouvement de leurs ailes
Un éventail à leur chaleur.
Mais la rougeur éclate en toi,
Delphine, avec plus d’avantage,
Quand l’honneur est sur ton visage
Vêtu de pourpre comme un roi, etc.
Qu’en dites-vous, mes Pères ? Cette préférence de la rougeur de Delphine à l’ardeur de ces esprits qui n’en ont point d’autre que la charité, et la comparaison d’un éventail avec ces ailes mystérieuses, vous paraît-elle fort chrétienne dans une bouche qui consacre le Corps adorable de Jésus-Christ ? je sais qu’il ne l’a dit que pour faire le galant et pour rire ; mais c’est cela qu’on appelle rire des choses saintes. Et n’est-il pas vrai que, si on lui faisait justice, il ne se garantirait pas d’une censure, quoique, pour s’en défendre, il se servît de cette raison, qui n’est pas elle-même moins censurable, qu’il rapporte au livre I : Que la Sorbonne n’a point de juridiction sur le Parnasse, et que les erreurs de ce pays-là ne sont sujettes ni aux Censures, ni à l’Inquisition, comme s’il n’était défendu d’être blasphémateur et impie qu’en prose. Mais au moins on n’en garantirait pas par là cet autre endroit de l’avant-propos du même livre : Que l’eau de la rivière au bord de laquelle il a composé ses vers est si propre à faire des poètes, que, quand on en ferait de l’eau bénite, elle ne chasserait pas le démon de la poésie : non plus que celui-ci de votre P. Garasse dans sa Somme des Vérités Capitales de la Religion, p. 649, où il joint le blasphème à l’hérésie, en parlant du mystère sacré de l’Incarnation en cette sorte : La personnalité humaine a été comme entée ou mise à cheval sur la personnalité du Verbe. Et cet autre endroit du même auteur, P. 510, sans en rapporter beaucoup d’autres, où il dit sur le sujet du nom de Jésus, figuré ordinairement ainsi IHS : Que quelques-uns en ont ôté la croix pour prendre les seuls caractères en cette sorte, IHS, qui est un Jésus dévalisé.
C’est ainsi que vous traitez indignement les vérités de la religion, contre la règle inviolable qui oblige à n’en parler qu’avec révérence, mais vous ne péchez pas moins contre celle qui oblige à ne parler qu’avec vérité et discrétion. Qu’y a-t-il de plus ordinaire dans vos écrits que la calomnie ? Ceux du P. Brisacier sont-ils sincères ? Et parle-t-il avec vérité quand il dit, 4e part., P. 24 et 15 que les religieuses de Port-Royal ne prient pas les saints, et qu’elles n’ont point d’images dans leur église ? Ne sont-ce pas des faussetés bien hardies, puisque le contraire paraît à la vue de tout Paris ? Et parle-t-il avec discrétion, quand il déchire l’innocence de ces filles, dont la vie est si pure et si austère, quand il les appelle des Filles impénitentes, asacramentaires, incommuniantes, des vierges folles, fantastiques, Calaganes, désespérées, et tout ce qu’il vous plaira, et qu’il les noircit par tant d’autres médisances, qui ont mérité la censure de feu M. l’archevêque de Paris ? Quand il calomnie des prêtres dont les mœurs sont irréprochables, jusqu’à dire, I part., p. 22 : Qu’ils pratiquent des nouveautés dans les confessions, pour attraper les belles et les innocentes ; et qu’il aurait horreur de rapporter les crimes abominables qu’ils commettent, n’est-ce pas une témérité insupportable d’avancer des impostures si noires, non seulement sans preuve, mais sans la moindre ombre et sans la moindre apparence ? je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, et je remets à vous en parler plus au long une autre fois : car j’ai à vous entretenir sur cette matière, et ce que j’ai dit suffit pour faire voir combien vous péchez contre la vérité et la discrétion tout ensemble.
Mais on dira peut-être que vous ne péchez pas au moins contre la dernière règle, qui oblige d’avoir le désir du salut de ceux qu’on décrie, et qu’on ne saurait vous en accuser sans violer le secret de votre cœur, qui n’est connu que de Dieu seul. C’est une chose étrange, mes Pères, qu’on ait néanmoins de quoi vous en convaincre ; que, votre haine contre vos adversaires ayant été jusqu’à souhaiter leur perte éternelle, votre aveuglement ait été jusqu’à découvrir un souhait si abominable ; que, bien loin de former en secret des désirs de leur salut, vous ayez fait en public des vœux pour leur damnation ; et qu’après avoir produit ce malheureux souhait dans la ville de Caen avec le scandale de toute l’Église, vous ayez osé depuis soutenir encore à Paris, dans vos livres imprimés, une action si diabolique. Il ne se peut rien ajouter à ces excès contre la piété : railler et parler indignement des choses les plus sacrées ; calomnier les vierges et les prêtres faussement et scandaleusement ; et enfin former des désirs et des vœux pour leur damnation. Je ne sais, mes Pères, si vous n’êtes point confus, et comment vous avez pu avoir la pensée de m’accuser d’avoir manqué de charité, moi qui n’ai parlé qu’avec tant de vérité et de retenue, sans faire de réflexion sur les horribles violements de la charité, que vous faites vous-mêmes par de si déplorables emportements.
Enfin, mes Pères, pour conclure, par un autre reproche que vous me faites, de ce qu’entre un si grand nombre de vos maximes que je rapporte, il y en a quelques-unes qu’on vous avait déjà objectées, sur quoi vous vous plaignez de ce que je redis contre vous ce qui avait été dit, je réponds que c’est au contraire parce que vous n’avez pas profité de ce qu’on vous l’a déjà dit, que je vous le redis encore : car quel fruit a-t-il paru de ce que de savants docteurs et l’Université entière vous en ont repris par tant de livres ? Qu’ont fait vos Pères Annat, Caussin, Pinthereau et Le Moyne, dans les réponses qu’ils y ont faites, sinon de couvrir d’injures ceux qui leur avaient donné ces avis si salutaires ? Avez-vous supprimé les livres où ces méchantes maximes sont enseignées ? En avez-vous réprimé les auteurs ? En êtes-vous devenus plus circonspects ? Et n’est-ce pas depuis ce temps-là qu’Escobar a tant été imprimé de fois en France et aux Pays-Bas ; et que vos Pères Cellot, Bagot Bauny, Lamy, Le Moyne et les autres, ne cessent de publier tous les jours les mêmes choses, et de nouvelles encore aussi licencieuses que jamais ? Ne vous plaignez donc plus, mes Pères, ni de ce que je vous ai reproché des maximes que vous n’avez point quittées, ni de ce que je vous en ai objecté de nouvelles, ni de ce que j’ai ri de toutes. Vous n’avez qu’à les considérer pour y trouver votre confusion et ma défense. Qui pourra voir, sans en rire, la décision du Père Bauny pour celui qui fait brûler une grange : celle du P. Cellot, pour la restitution : le règlement de Sanchez en faveur des sorciers : la manière dont Hurtado fait éviter le péché du duel en se promenant dans un champ, et y attendant un homme : les compliments du P. Bauny pour éviter l’usure : la manière d’éviter la simonie par un détour d’intention, et celle d’éviter le mensonge, en parlant tantôt haut, tantôt bas, et le reste des opinions de vos docteurs les plus graves ? En faut-il davantage, mes Pères, pour me justifier ? Et y a-t-il rien de mieux dû à la vanité et à la faiblesse de ces opinions que la risée, selon Tertullien ? Mais, mes Pères, la corruption des mœurs que vos maximes apportent est digne d’une autre considération, et nous pouvons bien faire cette demande avec le même Tertullien : Faut-il rire de leur folie, ou déplorer leur aveuglement ? Rideam vanitatem, an exprobrem, coecitatem ? Je crois, mes Pères, qu’on peut en rire et en pleurer à son choix : Hoec tolerabilius vel ridentur, vel flentur, dit saint Augustin. Reconnaissez donc qu’il y a un temps de rire et un temps de pleurer, selon l’Écriture. Et je souhaite, mes Pères, que je n’éprouve pas en vous la vérité de ces paroles des Proverbes : Qu’il y a des personnes si peu raisonnables, qu’on n’en peut avoir de satisfaction, de quelque manière qu’on agisse avec eux, soit qu’on rie, soit qu’on se mette en colère.