Le principe de la démonstration chez Aristote

Aristote est un matérialiste ; par conséquent, pour lui, il n’y a pas de « création ». Ce qui existe correspond au mouvement de la matière elle-même. Il en va de même pour les pensées. Voilà pourquoi la première phrase des seconds analytiques est un manifeste matérialiste :

« Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonnement vient d’une connaissance préexistante. Cela est manifeste, quel que soit l’enseignement considéré : les sciences mathématiques s’acquièrent de cette façon, ainsi que chacun des autres arts. »

C’est une réfutation totale de l’idéalisme ; c’est l’affirmation de la primauté de la matière.

Or, comme on le sait, Aristote considère que l’esprit doit se tourner vers l’observation de la réalité, voire en fait vers une contemplation. Il y a donc pour lui deux aspects, formant précisément la « connaissance préexistante ». Il y a d’abord la présupposition que la chose dont on parle existe, il y a ensuite le fait de la connaître.

On retrouve ici le principe matérialiste d’Aristote. Ne pouvant saisir le principe de la transformation en raison de son époque, il voit le mouvement comme impulsé de l’extérieur.

Tout mouvement ne peut pas exister, bien sûr, il faut pour cela qu’il y ait une base, que la chose ait en puissance la capacité de se mouvoir. La réalisation du mouvement possible, nécessaire à la nature de la chose, est chez Aristote l’entéléchie.

C’est la raison pour laquelle Aristote souligne qu’on est amené à connaître sans connaître au sens strict : on découvre, mais on n’a pas encore établi la base de ce qu’on a découvert. On fait l’expérience de quelque chose, mais il faut ensuite saisir la nature du phénomène. Aristote est un matérialiste empiriste ; voici comment il formule sa thèse, imparablement logique :

« Il est évident que la connaissance a lieu de la façon suivante : on connaît universellement, mais au sens absolu on ne connaît pas. Faute de cette distinction, on tombera dans la difficulté soulevée par le Ménon : ou bien on n’apprendra rien, ou bien on n’apprendra que ce qu’on connaît (…).

Le savoir porte sur ce dont on possède la démonstration ou dont on a admis la démonstration. »

Il faut ici souligner une chose essentielle. Aristote rejette résolument le fait qu’on puisse apprendre dans une certaine mesure, d’une certaine façon. Pour lui, conformément à sa lecture matérialiste, soit on a saisi le phénomène dans sa substance, soit on ne l’a pas saisi.

Il n’y a pas de zones inaccessibles ou de compréhension partielle, typique du relativisme de la lecture bourgeoise des sciences (en particulier avec le néo-kantisme, qui prétend que la « chose en soi » est inaccessible, que seule la « chose pour soi » relève du connaissable).

Aristote est ici très clair et il est dans la perspective matérialiste ; il dit ainsi :

« Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue, et non pas, à la façon des Sophistes, d’une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est.

Il est évident que telle est la nature de la connaissance scientifique. »

Il y a donc ce qu’on connaît et ce qu’on peut connaître à partir de ce qu’on connaît. La démonstration établit la connaissance à partir d’une base saine. Aristote donne la définition suivante de la démonstration dans sa définition scientifique :

« Par démonstration j’entends le syllogisme scientifique, et j’appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science.

Si donc la connaissance scientifique consiste bien en ce que nous avons posé, il est nécessaire aussi que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes. »

Aristote est le premier à lever le drapeau de la science.

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La réduction des syllogismes chez Aristote

Prenons un exemple de conversion avec CAmEstrEs, réduit à CelArEnt. La base de CamEstrEs est la suivante :

Tout A est B, or aucun C n’est B, donc aucun C n’est A.

Ce qui donne, par exemple :

Tout rat est un rongeur, or aucun cheval n’est un rongeur, donc aucun cheval n’est un rat.

CelArEnt est un syllogisme du type :

Aucun A n’est B, or tout C est A, donc aucun C n’est B.

Par exemple :

Aucun contre-révolutionnaire n’est un révolutionnaire,
Or tout bourgeois est un contre-révolutionnaire,
Donc aucun bourgeois n’est un révolutionnaire

Pour prouver véritablement CamEstrEs, il faut le « réduire » à CelArEnt, car en fait CamEstrEs revient à CelArEnt.

Voici comment, dans les premiers analytiques, Aristote explique cette conversion :

« Si M est à tout N, et n’est à aucun O, O ne sera non plus à aucun N.

Car si M n’est à aucun O, O non plus ne sera à aucun M; mais M était supposé à tout N, donc O ne sera à aucun N ; ainsi on est revenu à la première figure. Mais, comme la proposition négative se convertit, N ne sera non plus à aucun O, et alors le syllogisme sera le même.

On pourrait démontrer encore ceci par réduction à l’absurde. Il est donc évident que, les termes ainsi disposés, il y a syllogisme, mais non pas syllogisme complet ; car la conclusion nécessaire ne se forme pas uniquement avec les données primitives ; il faut, en outre, d’autres éléments. »

Traduisons cela. Cela donne :

M est à tout N
M n’est à aucun O
donc O n’est à aucun N

[reprise de la seconde affirmation] M n’est à aucun O

[conversion, en inversant] O n’est à aucun M

[reprise de la première affirmation] M est à tout N

[arrivée à CelArEnt] donc O n’est à aucun N.

[conversion de la négative] aucun N n’est à O

Quelle est la différence ? Dans la première édition de l’Encyclopédie, en 1751, on s’en moquait et on parlait des « galimathias de l’école sur les réductions des syllogismes ».

L’article sur les réductions explique également que les modifications pour retrouver les syllogismes parfaits à partir de ceux imparfaits consistent en « des changements dont la recherche ne suppose pas peut-être moins d’esprit que les plus sublimes démonstrations géométriques ».

C’est effectivement peu pratique, mais l’idée est somme toute la suivante. Prenons un exemple concret, en se fondant sur la forme des syllogismes.

CamEstrEs est du type suivant, avec un exemple :

Tout A est B, or aucun C n’est B, donc aucun C n’est A.

Toute arbre est un végétal, or aucun rat n’est un végétal, donc aucun rat n’est un arbre.

CelArEnt est du type suivant, avec un exemple :

Aucun A n’est B, or tout C est A, donc aucun C n’est B.

Aucun animal n’est végétal, or tout rat est animal, donc aucun rat n’est un végétal.

La différence est ici flagrante. On monte d’un cran dans la connaissance.

Pour bien saisir cela, regardons des graphiques : ceux de CamEstrEs et CelArEnt. Rappelons leur contenu, en utilisant les mêmes lettres que dans le graphique pour mieux comprendre.

Tout P est M or aucun S n’est M, donc aucun S n’est P

Aucun M n’est P, or tout S est M, donc aucun S n’est P.

Quel est le but ? De parler de S. Or, dans la première figure, S est définie négativement. Alors que dans la seconde S fait partie d’un ensemble, il est défini positivement.

C’est très clairement un approche casse-tête, mais qui vise à cerner la notion d’identité (positive contradictoire par rapport à d’autre et pas simplement négative), d’universel et de particulier.

C’est une sorte d’énorme contournement du matérialisme dialectique. Comme c’est justement une forme à la fois contournée et ancienne dans le développement de la pensée, elle est justement malaisée à saisir.

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La définition des syllogismes chez Aristote

Dans les noms employés dans la tradition historique liée au syllogisme, la lettre A représente une proposition universelle affirmative (Tout A est B), la lettre E une proposition universelle négative (Aucun A n’est B), la lettre I une proposition particulière affirmative (il y a quelque A qui est B), la lettre O une affirmation particulière négative (il y a quelque A qui n’est pas B).

Aristote, qui ne concevait que les modes de type A, E et I – O revenant pour lui à A – considère que A est supérieur, car c’est un syllogisme affirmatif. Le type E on n’a pas cela et dans le type I, on l’a, mais de manière particulière et non universelle.

Cela a son importance dans le nom donné aux syllogismes dans la tradition, car il s’agit, quand on a un syllogisme potentiellement correct dans les modes E et I (ou O), de le ramener à un mode A.

D’où justement l’emploi de consonnes. L’utilisation de la consonne S implique une déduction dite parfaite, celle de la consonne P une déduction imparfaite, celle de M indique le besoin d’intervertir les deux énoncés de base, celle de C implique une démonstration par l’impossible. Les autres consonnes désignent dans quelle mesure il faut déplacer la majeure, la mineure, etc.

Aristote dit ici la chose suivante :

« J’appelle syllogisme parfait celui qui n’a besoin de rien d’autre que de ce qui est posé dans les prémisses, pour que la nécessité [de la conclusion] soit évidente ; et syllogisme imparfait, celui qui a besoin d’une ou de plusieurs choses, lesquelles, il est vrai, résultent nécessairement des termes posés, mais ne sont pas explicitement énoncées dans les prémisses. »

Les syllogismes parfaits sont ceux relevant de la première figure des emplacements du « moyen terme ». Il s’agit, pour reprendre la terminologie datant d’après Aristote, de Barbara, Celarent, Darii, Ferio. Cela donne, par exemple :

Tout rongeur est sympathique, or tout rat est un rongeur, donc tout rat est sympathique

Aucun animal n’est méchant, or tout rat est un animal, donc aucun tat n’est méchant

Tout rat est beau, or quelque animal est rat, donc quelque animal est beau

Aucun oiseau n’est rongeur, or quelque animal est oiseau, donc quelque animal n’est pas un rongeur

Ces syllogismes sont parfaits, car il n’y a besoin de rien d’autre pour être valable ; on remarque que le moyen terme est sujet dans la majeure, prédicat dans la mineure. Les imparfaits ont besoin d’un appui extérieur, c’est-à-dire de modifier la place de certains termes dans les énoncés.

Le choix des lettres pour commencer leur nom symbolique a justement ici été choisi après Aristote de manière bien particulière. On a en effet Barbara, Celarent, Darii, Ferio, soit B, C, D et F, les premières lettres de l’alphabet (les A et E étant pris pour désigner A E I O).

Si des syllogismes imparfaits (mais modifiables dans un sens valide) ont été nommés avec un D au commencement, c’est pour dire qu’ils doivent prendre appui sur Darii. Ceux pour qui cela commence par un B sur Barbara, etc.

Regardons en quoi consiste la conversion d’un syllogisme imparfait en un syllogisme parfait. Comprenons d’abord simplement le principe de la conversion. Si l’on dit :

Les chats ne sont pas des chiens

Alors on peut convertir cela en :

Les chiens ne sont pas des chats.

On avait là une proposition universelle négative. La conversion marche également pour une proposition particulière affirmative. Si l’on dit :

Tel État ouvrier et paysan est un Etat socialiste

Alors on peut convertir cela en :

Tel État socialiste est un Etat ouvrier et paysan

Une autre conversion possible est le passage d’une proposition universelle affirmative à une proposition culturelle affirmative. Si l’on dit :

Tous les rats sont beaux

Alors on peut convertir cela en :

Quelques rats sont beaux

Ce n’est par contre ici évidemment pas exactement vrai, puisque tous les rats sont beaux. Mais on a un aperçu du jonglage entre les propositions. Aristote, avec les réductions, cherchent à les définir le plus précisément possible.

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Les règles du syllogisme chez Aristote

Le syllogisme est un outil descriptif au service du matérialisme. Il découle de la contemplation du réel suivant le principe du potentiel mis en branle par une force extérieure – l’entéléchie. Le syllogisme est une méthode contribuant à cerner les détails du réel, dans le cadre de la reconnaissance matérialiste de celui-ci, et de son observation scientifique.

Le syllogisme s’appuie, pour cette raison, sur quatre énoncés de base possible, dans le cadre de la contradiction entre affirmation et négation, entre universel et particulier. Par son matérialisme, Aristote en arrive à une mise en perspective dialectique. Cela donne :

a) Tout A est B (universelle affirmative)

b) Aucun A n’est B (universelle négative)

c) il y a quelque A qui est B (particulière affirmative)

d) il y a quelque A qui n’est pas B (particulière négative)

De manière traditionnelle, on utile A pour désigner l’énoncé de type a), E pour désigner b), I pour désigner c), O pour désigner d).

Il y a concrètement 64 combinaisons possibles (A-A-A, E-E-E, A-E-E, E-A-A, etc.), mais cela donne concrètement 256 syllogismes possibles.

Pourquoi 256 syllogismes ? Parce qu’il y a quatre combinaisons d’emplacements possibles pour le moyen terme. On peut dire ainsi :

1) Le ciel est bleu / Il y a des oiseaux dans le ciel

2) Les enfants regardent le ciel / Les parents regardent le ciel

3) Le ciel est bleu / Le ciel est clair

4) Les étoiles sont présentes dans le ciel / Le ciel est noir

On appelle chaque système d’emplacement une figure. La quatrième figure n’est pas présente dans les premiers analytiques ; on l’attribue à Galien, qui l’aurait conceptualisé au second siècle de notre ère. Pour Aristote, la quatrième figure n’est en effet rien d’autre que la première avec un ordre inversé – on reconnaît là son éminent sens de la dialectique.

Si l’on admet les quatre figures par souci de clarté, cela donne alors 64 combinaisons multipliées par 4 possibilités d’emplacement du moyen terme, soit effectivement 256 syllogismes.

La méthode ayant été puissamment étudié pendant tout le moyen-âge, ainsi que pratiquement depuis le début de notre ère, il existe une méthode de repérage qui s’est formée.

On utilise ainsi traditionnellement des lettres particulières – B, C, D ou F – pour commencer un nom fictif utilisant A, E, I et O, selon. Le syllogisme A-A-A est ainsi traditionnellement appelé Barbara (bArbArA), E-A-E se dénomme Celarent (cElArEnt), A-I-I est Darii (dArII) et E-I-E est Ferio (fErIO).

19 syllogismes sont considérés dans la « tradition » comme valides ; Aristote en liste quant à lui 14.

Les syllogismes valides pour le premier type d’emplacement du moyen terme sont Barbara, Celarent, Darii, Ferio, dans le second type Cesare, Camestres, Festino, Baroco, dans le troisième type Darapti, Disamis, Datisi, Felapton, Bocardo, Ferison (et dans le quatrième type Bramantip, Camenes, Dimaris, Fesapo, Fresison – Aristote ne les prend pas en compte).

Entre les voyelles, on place effectivement également des consonnes. Ceux-ci ont une grande importance, car ils symbolisent pour certains la nature du syllogisme en question.

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La problématique du syllogisme chez Aristote

Aristote s’évertue à conceptualiser le principe du syllogisme. Il dit ainsi :

« J’appelle moyen le terme qui, étant lui-même renfermé dans un autre, renferme aussi un autre terme, et devient alors moyen par sa position même.

Les extrêmes sont, et le terme qui est contenu dans un autre terme, et le terme qui en contient aussi un autre. »

Ce n’est, comme d’habitude, absolument pas clair. Le principe est le suivant ; fondons-nous pour cela sur :

Tout punk a une crête
Or, Sid est un punk
Donc Sid a une crête

La crête est ici le terme dit majeur, Sid dit le terme mineur, punk le terme moyen. C’est par le moyen terme qu’on a une nouvelle combinaison.

Ce qu’on appelle terme mineur est en fait toujours le sujet du dernier énoncé, le terme majeur est le « prédicat » du dernier énoncé. Ce sont les extrêmes, qui sont, de fait de manière dialectique, en contradiction avec le moyen.

Seulement voilà, tout va dépendre de la nature des propositions employées. Le syllogisme qu’on a ici est formellement juste – formellement seulement, car en réalité tout punk n’a pas forcément une crête.

Mais prenons le suivant, qui est faux dans sa structure même :

Sid a une crête
Tous les punks ont des crêtes
Donc Sid est un punk

En effet, on peut très bien avoir une crête sans être punk. Cette question du rapport logique entre les énoncés dépend de beaucoup de facteurs, qu’Aristote va justement déterminer. Ce n’est pas pareil de faire une proposition à portée universelle et une à portée particulière, comme Les hommes sont mortels ou bien Socrate est mortel.

Pareillement, faire une proposition affirmative se distingue de la proposition négative. Dire Tous les chats sont gris n’est pas de même nature que Tous les chats ne sont pas gris – ou encore Aucun chat n’est gris.

De plus, il va de soi que si le terme moyen – on parle plutôt de moyen terme – est placé différemment, cela change autant le système.

Tout cela est pourtant essentiel, car Aristote veut contempler la réalité, et pour lui elle est déterminée au sens de fixe, étant donné que le mouvement est impulsé par l’extérieur. Parle-t-on également d’une chose nécessaire, ou simplement contingente ? Cette chose contingente est-elle possible au sens d’habituel, ou possible au sens d’inhabituel ? Aristote veut être capable de parler de tout, de manière adéquate.

Par le syllogisme, il entend alors maximiser l’affirmation au moyen de la contradiction de la quantité et de la qualité. C’est en effet en jouant sur la quantité et la qualité, en procédant à des conversions, des oppositions, qu’on découvre d’autres syllogismes, qu’on les vérifie, etc.

Aristote dresse pour cela le catalogue des possibilités, dans un langage très ardu, du type :

« Si l’universel attributif ou privatif est placé à l’extrême mineur, il n’y aura pas de syllogisme, que d’ailleurs la proposition indéterminée ou particulière soit affirmative ou négative (…).

Quand l’universel, soit attributif soit négatif, est placé au majeur, et que le particulier privatif est placé au mineur, il n’y aura pas non plus de syllogisme, soit qu’on fasse le privatif indéterminé soit qu’on le fasse particulier (…).

Il n’y aura pas davantage de syllogisme si les deux intervalles sont particuliers, affirmatifs ou négatifs, ou si l’un est affirmatif et l’autre négatif, ou bien si l’un est indéterminé et l’autre défini, ou enfin si tous deux sont indéterminés. »

Tous les premiers analytiques consistent en une analyse des différents types de syllogisme, de leur construction, de leur validité, c’est-à-dire des règles du syllogisme.

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Le principe du syllogisme chez Aristote

La méthode d’Aristote pour apporter des éléments nouveaux à partir de quelque chose de connu est très connu, si ce n’est sous son nom de syllogisme, au moins par son exemple le plus fameux : Socrate est un homme, les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel.

C’est dans les premiers analytiques qu’Aristote développe cette approche méthode ; les premières lignes de l’ouvrage disant :

« D’abord, nous dirons le sujet et le but de cette étude: le sujet, c’est la démonstration; le but, c’est la science de la démonstration. Puis, nous définirons les mots suivants : proposition, terme, syllogisme; et nous montrerons ce que c’est qu’un syllogisme complet et un syllogisme incomplet. »

Il y a souvent en effet de ridicules moqueries du syllogisme, en tronquant les termes et l’ordre, alors que justement Aristote a dressé une liste précise de ceux fonctionnant, ceux ne fonctionnant pas.

De plus, le syllogisme n’est en rien « gratuit », il a une fonction matérialiste. Les lignes suivent immédiatement les précédentes disent :

« Et à la suite, nous expliquerons ce qu’il faut entendre quand nous disons que telle chose est ou n’est pas dans la totalité de telle autre chose, et qu’elle est attribuée à toute une autre ou qu’elle ne lui est aucunement attribuée. »

Aristote est un matérialiste : il veut savoir comment décrire scientifiquement la réalité. Le syllogisme doit aider à appréhender mieux les choses et contribuer à exprimer de meilleure manière leur nature.

Dans l’Organon, l’œuvre est ainsi placée après De l’interprétation, car Aristote part dans les premiers analytiques du principe de la proposition précédemment expliquée. Que dit-on, au sujet de quoi ? D’un universel ou d’un particulier ? Comment dire que quelque chose est telle chose ou justement ne l’est pas ?

Aristote introduit ici un concept, celui de « terme », qu’il définit de la manière suivante, en apparence très obscure, comme cela est toujours le cas dans ses écrits connus pour leur caractère plus qu’âpre à la lecture :

« J’appelle Terme l’élément de la proposition, c’est-à-dire, l’attribut et le sujet auquel il est attribué, soit qu’on y joigne, soit qu’on en sépare l’idée d’être ou de n’être pas. »

Pourquoi Aristote introduit-il ce concept ? Il s’agit en fait d’une manœuvre intellectuelle. L’idée est la suivante : quand on dit quelque chose, soit cela suffit en soi, soit il y a besoin d’autres éléments pour que ce soit juste. La proposition est donc complète ou incomplète. Il faut donc évaluer cela. Qui plus est, toute proposition a des conséquences.

Si on dit par exemple que les cornichons relèvent tous des bocaux en verre, et qu’on trouve des cornichons vendus à l’unité, alors la proposition est incorrecte. Il y a un rapport entre l’universel et le particulier ; si l’on pose un norme, alors elle doit se vérifier. Si on dit que tous les cornichons sont verts – proposition universelle – alors tel cornichon est vert – proposition particulière.

On l’a compris, Aristote procède par des conversions : comment telle phrase peut-elle être convertie en telle autre phrase ? Comme changer quelque chose de connu en quelque chose qu’on ne savait pas encore, mais qui se déduit logiquement ?

C’est là qu’intervient le syllogisme, dont la valeur est correcte, mais formelle :

« Le syllogisme est plus général que la démonstration, qui n’est qu’une sorte de syllogisme, tandis que tout syllogisme n’est pas une démonstration. »

Un syllogisme est en effet une logique purement formelle. Il n’est pas une science du réel en soi.

Par exemple, le syllogisme suivant est juste :

Socrate est un homme
Les hommes sont mortels
Donc, Socrate est mortel

Le syllogisme suivant, bien que n’ayant aucun sens réel, est formellement correct également :

Socrate est un homme
Les hommes aiment les bananes
Donc, Socrate aime les bananes

Tout est en effet une question de liaison avec le réel. Le syllogisme est une contribution à la compréhension du réel, pas un système autonome au-dessus de la réalité. Il sera cependant compris ainsi par bon nombre de gens au moyen-âge, par l’intermédiaire du formalisme religieux.

Ce balayage du réel par Aristote profite également de plusieurs modes de syllogisme ; le précédent obéit ainsi à la démarche suivante :

A est B.

Or, B est C.

Donc A est C.

Mais on a également une démarche différente, telle :

Tout A est B.

Or, C est un A.

Donc C est B.

Cela donne par exemple :

Tous les hommes sont mortels
Or, tous les Grecs sont des hommes
Donc tous les Grecs sont mortels

Ne reste plus qu’à vérifier toutes les situations possibles et celles où le syllogisme est correct… C’est ce que fait Aristote dans les premiers analytiques.

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L’orientation de la pensée selon Aristote

Afin de souligner que le langage ne modifie pas la réalité, qu’il n’a ni caractéristiques magiques, ni qu’il est une superstructure (ce qui revient de fait au même), Aristote souligne que ce qui doit arriver arrive et que le langage n’y change rien.

Il affirme ainsi :

« Il est clair que la réalité n’en est pas moins ce qu’elle est, en dépit de l’affirmation ou de la négation de tel ou de tel.

Car ce n’est pas le fait d’avoir été affirmés ou niés qui fera les événements se réaliser ou non, quand bien même on les aurait annoncés dix mille ans à l’avance ou à n’importe quel autre moment. »

Ce faisant, Aristote rejette donc l’hypothèse de l’affirmation d’un choix prononcé qui déciderait de la réalité. Celle-ci est déterminée par le jeu des causes et des conséquences, dans le cadre de la nature des choses.

Il ne peut pas y avoir de « décision » exprimée modifiant le sens des choses. D’ailleurs, le fait de parler, en soi, ne dit rien. Aristote réfute que le langage, en soi, décrirait la réalité de manière directe, qu’elle serait une pure expression des choses. Il dit ainsi :

« Chaque chose, nécessairement, est ou n’est pas, sera ou ne sera pas, et cependant si on envisage séparément ces alternatives, on ne peut pas dire laquelle des deux est nécessaire.

Je prends un exemple. Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire. »

De ce principe de nécessité, on aboutit alors à de multiples remarques sur la cohérence du langage et donc, inévitablement, à la question de la contradiction entre l’universel et le particulier.

Aristote appelle à bien délimiter les termes qu’on emploie : une personne est musicienne, c’est par accident qu’elle est musicienne, ce n’est pas sa nature fondamentale, qui est d’être homme. Quand on dit d’une personne qu’elle est blanche et musicienne, ce sont deux choses différentes, on ne peut pas assimiler blanche et musicienne conceptuellement.

De même, il fait une longue présentation des différences existant dans les formulations. Ce tableau qu’il donne en résume la teneur. Cela a l’air évident aujourd’hui, mais à l’époque c’était une puissante contribution à l’orientation de la pensée.

<Ier ordre> <IIIe ordre>
<1> Il est possible
que cela soit
<1> Il n’est pas possible
que cela soit
<2> Il est contingent
que cela soit
<2> Il n’est pas contingent
que cela soit
<3> Il n’est pas impossible
que cela soit
<3> Il est impossible
que cela soit
<4> Il n’est pas nécessaire
que cela soit
<4> Il est nécessaire
que cela ne soit pas
<IIe ordre> <IVe ordre>
<1> Il est possible
que cela ne soit pas
<1> Il n’est pas possible
que cela ne soit pas
<2> Il est contingent
que cela ne soit pas
<2> Il n’est pas contingent
que cela ne soit pas
<3> Il n’est pas impossible
que cela ne soit pas
<3> Il est impossible
que cela ne soit pas
<4> Il n’est pas nécessaire
que cela ne soit pas
<4> Il est nécessaire
que cela soit

Aristote précise ici :

« Possible n’est pas un terme absolu : tantôt il exprime la réalité en tant qu’elle est en acte, quand on dit par exemple qu’un homme peut se promener parce qu’il se promène en fait, et, d’une façon

générale, une chose est possible parce que se trouve déjà réalisé en acte ce qui est affirmé être possible ; tantôt possible exprime que la chose pourrait se réaliser, quand on dit par exemple qu’un homme peut se promener parce qu’il pourrait se promener.

Cette dernière sorte de puissance n’appartient qu’aux êtres en mouvement, alors que la première peut exister aussi dans les êtres immobiles.

Dans les deux cas, aussi bien pour l’homme qui se promène déjà et est en acte, que pour ce qui en a seulement la puissance, il est vrai de dire qu’il n’est pas impossible qu’un tel être marche ou soit, mais tandis qu’il n’est pas vrai d’affirmer une telle possibilité de la nécessité absolue, nous pouvons l’affirmer de l’autre espèce de nécessité.

— Conclusion : puisque du particulier suit l’universel, du nécessaire suit aussi le possible, bien que ce ne soit pas le cas pour tout possible.

Et, sans doute, peut-on dire que le nécessaire et le non-nécessaire sont, pour toutes choses, le principe de leur être et de leur non-être, et que tout le reste doit être considéré comme en dérivant. »

On en arrive alors à un discours de vérité qui est possible :

« Si donc les choses se passent de cette façon pour le jugement, et si les affirmations et les négations proférées par la voix sont les symboles de celles qui sont dans l’esprit, il est évident que l’affirmation a pour contraire la négation portant sur le même sujet pris universellement.

Ainsi les propositions tout ce qui est bon est bon ou tout homme est bon ont pour contraires rien < de ce qui est bon n’est bon > ou nul < homme n’est bon >, et pour contradictoires quelque bon < n’est pas bon > ou quelque homme < n’est pas bon >.

Il est évident aussi que ni un jugement vrai, ni une proposition vraie ne peuvent être contraires à un autre jugement vrai ou à une autre proposition vraie. En effet, les propositions contraires sont celles qui portent sur les opposés, au lieu que les propositions vraies sont susceptibles d’être vraies en même temps : or les contraires ne peuvent simultanément appartenir au même sujet. »

C’est de là que naît le principe de syllogisme, qui est un discours où, une fois qu’on a posé des vérités, d’autres en découlant inévitablement.

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Le langage comme infrastructure chez Aristote

Aristote étant un matérialiste, il sait que ce qui est dit reflète la considération de la personne qui parle. Cependant, l’être humain ne peut formuler que trois choses : soit l’expression d’une information sensible (perçue par ce qu’Aristote désigne comme étant les cinq sens), soit l’expression de l’imagination, soit l’expression de l’intellect agent c’est-à-dire de la science.

Voilà pourquoi Aristote explique dans De l’interprétation que :

« Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. »

Soit en effet l’état de l’âme correspond à comment on interprète les choses (par l’imagination), soit on s’abaisse à une information sensible direct (en disant aïe par exemple) mais il y a déjà une part de considération sur ce qu’on vit, soit on exprime directement ce qui est vrai scientifiquement et l’âme se confond avec l’intellect agent.

Ainsi, Aristote considère que le langage n’est pas indépendant, il n’est pas ce qu’on appelle dans le matérialisme historique une superstructure. Aristote dit d’ailleurs qu’il existe plusieurs langues, que les mots changent, mais que les états de l’âme sont les mêmes partout.

Il y a ainsi universalité de l’humanité et le langage est un outil d’expression des réflexions, outil non indépendant, n’ayant pas sa vie propre. Les mots en eux n’impliquent rien tant qu’ils ne sont pas reliés, exprimant quelque chose de manière organisée.

Aristote prend l’exemple d’un mot inventé, « bouc-cerf », et dit que ce terme n’implique rien, tant qu’on a pas mis devant « il existe un » ou bien « il n’existe pas un ».

Un nom n’a de sens ainsi que comme symbole intégré dans un système d’expression compréhensible et validé. Il en va de même pour les verbes, qui disent quelque chose sur quelque chose d’autre, mais fixent de même la pensée de celui qui le lit ou l’entend.

Le langage est ainsi ce qu’on appelle une infrastructure dans le matérialisme historique :

« Tout discours a une signification, non pas toutefois comme un instrument naturel, mais ainsi que nous l’avons dit, par convention. Pourtant tout discours n’est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai ou le faux, ce qui n’arrive pas dans tous les cas : ainsi la prière est un discours, mais elle n’est ni vraie, ni fausse. »

Aristote constate alors qu’on peut faire une déclaration affirmative, ainsi qu’une déclaration négative. C’est une contradiction. Voici comment il la présente, avec une bonne approche dialectique :

« Une affirmation est la déclaration qu’une chose se rapporte à une autre chose ; une négation est la déclaration qu’une chose est séparée d’une autre chose.

— Et puisqu’il est possible d’affirmer ce qui appartient à une chose comme ne lui appartenant pas, ce qui ne lui appartient pas comme lui appartenant, ce qui lui appartient comme lui appartenant, ce qui ne lui appartient pas comme ne lui appartenant pas, et qu’on le peut également suivant les temps qui se trouvent en dehors du moment présent, tout ce qu’on a affirmé il sera possible de le nier, et tout ce qu’on a nié de l’affirmer.

Il est par suite évident qu’à toute affirmation répond une négation opposée, et à toute négation une affirmation.

— Appelons contradiction l’opposition d’une affirmation et d’une négation. »

Aristote constate également qu’il y a des choses particulières et des choses universelles : c’est là encore une lecture dialectique. Bien entendu, il ne voit pas l’universel dans le particulier et inversement, pour lui ce qui est dit l’est soit de l’un, soit de l’autre. De même, il n’y a pas d’unité de la contradiction, seulement une opposition : une chose ne peut pas être dite en même temps blanche et non blanche, même s’il est reconnu qu’à une affirmation répond une seule négation.

On a cependant une considération matérialiste du langage, qui doit être cohérent et au sein duquel il y a des tensions dialectiques, tout en étant une infrastructure et pas une superstructure.

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La qualité et les opposés chez Aristote

Pour Aristote, la science porte sur la réalité, mais sa propre existence est comme indépendante de la réalité. Il faut exister pour réaliser la science et ce qui est étudié n’a pas besoin de la science pour exister… Mais Aristote ne voit pas le rapport dialectique entre l’humanité portant la science et la réalité.

Il en reste à niveau immédiatiste :

« Le sensible est antérieur, semble-t-il, à la sensation. Car la suppression du sensible entraîne avec elle la suppression de la sensation, tandis que celle de la sensation n’entraîne pas la suppression du sensible.

En effet, les sensations mettent en jeu le corps et elles y résident. Or, le sensible une fois supprimé, le corps l’est aussi, car le corps fait également partie des sensibles ; et, sans le corps, la sensation aussi est supprimée.

Par conséquent, la suppression du sensible entraîne celle de la sensation. »

C’est là un point de vue tout à fait matérialiste, mais qui en reste au niveau de l’empirisme. Il ne parvient pas à la conception d’une humanité appliquant la science, car elle se retrouve dans une situation où elle peut le faire, car elle est issue de la transformation de la réalité et a un rôle elle-même transformatrice qui lui est attribuée.

Aristote ne dépasse pas, malheureusement, le stade de la contemplation propre au matérialisme de l’époque du mode de production esclavagiste.

Pour cette raison, sa définition de la qualité pose souci. Pour lui, elles sont de trois types.

Il y a les qualités qui constituent soit un état, soit une disposition. L’état est quelque chose de prolongé, la disposition est plus prompte à être modifiée. Les états sont par ailleurs également des dispositions, mais l’inverse n’est pas vraie.

Il y a ensuite les qualités consistant en des aptitudes naturelles. Il y a ensuite les qualités affectives, c’est-à-dire produisant des affections, telle la chaleur pour le toucher, la douceur pour le goût, etc.

Aristote présente un quatrième genre de qualité, particulièrement différent des autres celui-là, puisqu’il s’agit de la figure et de la forme de chaque chose, avec également la droiture et la courbure.

La qualité constitue donc uniquement en des attributs. Il n’y a pas de différence de fond entre quantité et qualité, seulement de forme : on n’est plus ou moins lourd, plus ou moins grand, plus ou moins doué à la natation, plus ou moins calme, plus ou moins fin de visage, etc.

Il n’y a pas la qualité comme saut, ce qui est inévitable de par l’approche d’Aristote, qui est celle d’un dynamisme reposant sur l’opposition mettre en mouvement / mis en mouvement.

Les opposés sont donc eux aussi réduits à une sorte de réciprocité. Soit il manque quelque chose par rapport à quelque chose d’autre, soit c’est relativement différent, soit l’état est différent, soit une chose affirme et l’autre nie, soit ce sont des contraires apparents.

Mais on n’a pas de mouvement dans les opposés. D’ailleurs, ce que vise Aristote, c’est le fait de présenter les choses de manière adéquate, pas de chercher le mouvement. Pour lui, le mouvement découle d’un état de fait, au sens chaque état de fait est issu d’un mouvement extérieur ayant impulsé un changement.

Les catégories servent par conséquent à dresser le panorama d’un système de causes et de conséquences.

Pour cette raison, Aristote est amené à concevoir cinq façons d’être de l’antériorité : plus ancienne, avant dans la ligne de la nécessité (1 avant 2), précédent dans l’ordre logique (comme dans une démonstration), par nature (selon les affinités, la préférence).

A cela s’ajoute l’antériorité suivant la réciprocité : si on parle de quelqu’un qui existe, alors celui-ci existe au préalable.

Cela implique qu’il n’y a pas de considération que le temps est l’expression du mouvement ; le temps se voit ici accorder une dignité comme lieu d’existence. Il n’est pas le fruit du mouvement dans l’espace.

Il en va de même pour le mouvement. Chez Aristote, il n’est pas interne, pas fondé sur la loi de la contradiction (ou plus précisément il n’est pas la loi de la contradiction).

Il en distingue six espèces : la génération, la corruption, l’augmentation, l’amoindrissement, l’altération, le changement de lieu. Tout cela montre qu’Aristote considère le mouvement selon la question de la qualité des choses, de leur existence en tant que forme.

Il y a d’un côté des substances inaltérables, de l’autre des formes connaissant des modifications et étant, qui plus est, différentes.

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Réciprocité et simultanéité chez Aristote

Aristote se fonde entièrement sur le principe de la réciprocité. Reste à savoir une chose : quelle est sa nature ? On sait que pour Aristote, l’entéléchie est quelque chose de dynamique. Il y a un potentiel, activé par une force mettant en branle un processus, on a alors un résultat.

Maintenant, il y a deux possibilités. Soit Aristote maintient la dynamique naturelle dans toutes les choses, ou bien il l’abandonne. Soit en matérialiste, il voit tout en mouvement – au sens de mis en mouvement -, soit il privilégie la réciprocité qui, par définition, peut être statique parfois, car non existante.

S’il assumait le premier point, il irait dans le sens du matérialisme dialectique : il n’est pas de temps morts, tout est tout le temps en mouvement, tout est pris dans les flots du mouvement car étant soi-même en mouvement. On a le principe de la transformation.

Aristote, vivant à une époque plus arriérée, ne pouvait pas saisir cela. Il est obligé de dire qu’il n’y pas de réciprocité tout le temps dans tout, même s’il se doute qu’il y a là incohérence :

« Il semble par ailleurs que les relatifs soient simultanés par nature. Et dans la très grande majorité des cas, c’est vrai.

En effet, double et demi existent ensemble. Et s’il y a demi, il y a double, comme s’il y a maître, il y a esclave, et s’il y a esclave, il y a maître. Et c’est comme cela pour le reste.

D’ailleurs, ils se suppriment aussi réciproquement. Car sans double, il n’y pas de demi et sans demi, il n’y a pas de double. Et il en va encore de même dans tous les autres cas de ce genre. »

Voilà qui est tout à fait dialectique. Cependant, Aristote ajoute alors :

« Cependant, tous les cas de relatifs ne permettent pas de vérifier, semble-t-il, cette simultanéité naturelle.

En effet, ce qui peut être connu scientifiquement est antérieur à la science, à ce qu’il peut sembler, puisque le plus souvent, les choses sont déjà préalablement là quand nous arrivons à obtenir les connaissances scientifiques.

Ce n’est que rarement, en effet, sinon jamais, qu’on peut voir la science advenir en même temps que ce qui peut être su.

De plus, la suppression de ce qui peut être su entraîne avec elle la suppression de la science, tandis que celle de la science n’entraîne pas la suppression de ce qui peut être su.

En effet, sans ce qui peut être su, il n’y a pas de science, puisqu’il n’y aurait plus de science de quoi que ce soit, tandis que sans la science, rien n’empêche l’existence de ce qui peut être su. »

C’est là en opposition avec le principe de la dignité du réel, où tout est reflet et où la science ne peut pas se développer « abstraitement » mais uniquement en rapport avec ce qui la porte, ici l’humanité, qui est elle-même le produit d’une évolution synthétique et qui n’apparaît pas de manière séparée ou isolée.

Le matérialisme dialectique ne pose pas la simultanéité, car il y a développement inégal, il y a un retard de par le principe du reflet. Mais il y a une liaison interne.

Aristote voit bien qu’il bute sur un véritable problème. Pour lui, tout est cohérent, alors logiquement la science devrait émerger de manière cohérente. Mais ne saisissant pas le mouvement comme étant la réalité matérielle, considérant le mouvement comme une dynamique s’appliquant à la matière (même si par la matière, mais par impulsion extérieure), alors il est obligé de s’enliser sur la question de la simultanéité dans son lien avec la réciprocité.

C’est également cela qui explique son problème de la définition de « l’intellect agent » qui existe de manière « séparée » de « l’intellect patient », les humains ayant un intellect passif où ils retrouvent la cohérence logique de l’univers dans ses principes : penser de manière cohérente c’est penser bien, car comme l’univers cohérent.

Le matérialisme dialectique ne place pas l’intellect agent comme séparé, car la conscience reflète la transformation du monde. Mais chez Aristote le monde est statique en soi, il ne pouvait donc que séparer abstraitement tant l’intellect agent et l’intellect patient que les éléments réciproques.

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Les attributs et la complémentarité chez Aristote

Aristote, une fois ayant présentée la substance comme ce dont on parle, développe son point de vue quant au moyen d’en parler. Il présente ainsi la quantité, qui peut être discrète ou continue. Pareillement, une quantité peut constituer un ordre seulement et non pas une position, par exemple quand un moment passe : il a des parties qui passent et donc pas de position puisqu’il est passé.

Il y a également des quantités par coïncidences : c’est la table qui a une surface, le fait qu’elle soit blanche est secondaire.

En plus de la quantité, il y a les « relatifs », « les choses telles que l’état, la disposition, la sensation, la science, la position ».

Pourquoi ce terme ? Parce ces notions sont relatives à quelque chose. C’est la science de quelque chose, position de quelque chose, etc.

Or, il fallait bien qu’Aristote relie les choses. Il est matérialiste, donc il doit procéder à la connexion de choses. Il ne le fait pas par la loi de la contradiction, mais il est matérialiste. Comment procède-t-il ?

Aristote dit la chose suivante : les relatifs sont réciproques. Ce n’est pas de la dialectique, car il n’y voit pas des contraires, mais des complémentarités. Il constate ainsi :

« L’esclave est dit esclave d’un maître et le maître est dit maître d’un esclave ; le double, double d’un demi et le demi, demi d’un double, ainsi que le majeur, majeur par rapport à un mineur et le mineur, mineur par rapport à un majeur.

Et il en va encore de même dans les autres cas. »

Aristote est obligé de faire cette connexion par complémentarité, car il n’a pas la contradiction pour lier les phénomènes. Ne voulant pas atomiser la réalité en entités séparés comme le fait Platon et sa vision logico-mathématique, il doit parvenir à relier les choses, d’une manière ou d’une autre.

De là vient sa théorie de la complémentarité, qui est au sens strict sa vision des choses. L’arrière-plan est sa conception de la mise en mouvement, et inversement. Puisqu’il y a entéléchie, c’est-à-dire réalisation d’un potentiel par une mise en mouvement, qui aboutit à un phénomène concret, alors par définition ce qui est mis en mouvement pouvait l’être et ce qui a mis en mouvement pouvait le faire.

La science constitue alors en l’étude des réciprocités – ce qui passe par la compréhension des attributs des substances. On peut alors classifier, catégoriser.

Si l’on prend un gouvernail, on voit que tous les bateaux n’en ont pas, et que donc il n’y a pas réciprocité au sens strict. Le gouvernail a comme réciproque le fait d’utiliser un gouvernail, et inversement.

Aristote résume cette universalité de la réciproque en disant :

« Tous les relatifs, donc, s’ils sont expliqués adéquatement, se disent relativement à des réciproques.

Le fait est que, s’ils sont en tout cas mis en rapport dans l’explication avec une chose prise au hasard et non avec le corrélatif lui-même, il n’y a pas réciprocité (…). L’esclave, si on explique qu’il est esclave, non d’un maître, mais d’un homme, d’un bipède ou de quoi que ce soit de ce genre, il n’y a pas de réciprocité, parce que l’explication n’est pas adéquate. »

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Les catégories et la dialectique chez Aristote

En posant les catégories, Aristote fait deux choses. Tout d’abord, il échappe à l’idéalisme de Platon, puisque ce dernier a une conception logico-mathématique du monde, avec le « monde des idées », sous-produit du « un » divin ayant donné naissance à la multiplicité, les nombres façonnant la matière.

Aristote dit quant à lui que les catégories sont à trouver dans le monde réel. C’est donc une affirmation matérialiste. Le souci, c’est qu’il ne connaît pas la dialectique, pour des raisons historiques.

Pour cette raison, il en arrive à dire :

« Il appartient aux substances de n’avoir aucun contraire. Que serait, en effet, le contraire de la substance première ? Ainsi, un certain homme n’a aucun contraire.

Et pour sûr, l’homme non plus ou l’animal n’ont le moindre contraire. Cependant, ce trait n’est pas propre à la substance, mais se rencontre aussi dans beaucoup d’autres.

Ainsi dans le cas de la quantité. La dimension de deux coudées, en effet, n’a pas le moindre contraire, ni la dizaine, ni rien de ce genre, sauf à prétendre que beaucoup est le contraire de peu ou grand de petit. Mais, parmi les quantités déterminées, rien n’est le contraire de rien. »

Il faudra attendre Hegel pour la saisie de la dialectique à partir de la question de l’infini, puis Karl Marx et Friedrich Engels pour l’affirmation du matérialisme dialectique, dans le cadre de l’affirmation de la classe ouvrière.

Aristote est très loin de cette période historique ; il n’a pas les moyens de saisir les principes de la dialectique, même si, bien entendu, il y tend de par son matérialisme authentique.

Il retrouve ainsi le principe de l’identité dans la contradiction. Il dit ainsi :

« Il semble, par ailleurs, que la substance ne soit pas susceptible du plus et du moins (…). Supposé que la substance soit un homme, il ne sera pas plus ou moins homme, ni par comparaison avec lui-même, ni par comparaison avec un autre. »

Ce faisant, Aristote est capable de cerner les moments du processus de la matière. Il y a des gens plus beaux que d’autres, peut-être, mais tous sont des êtres humains et aucun ne l’est plus qu’un autre.

En fait, c’est même déjà en soi une négation, au sens où le fait de poser une essence est une détermination et que, comme l’a souligné Spinoza, toute détermination est négation.

Aristote l’entrevoit pratiquement en constatant que la substance peut recevoir des contraires : un même être humain peut être vilain ou excellent, or il s’agit de deux contraires. C’est même propre à la substance :

« Ce qui sera propre à la substance, c’est que, tout en étant la même et une numériquement, elle peut, en vertu de son propre changement, recevoir les contraires. »

Mais comme c’est déplacé à un niveau secondaire, cela n’a pas de portée générale dans son système. Aristote a une lecture descendante de la vérité ; il faut partir de la substance et voir comment à chaque fois qu’on descend dans l’abandon de l’unité, il y a diversité.

Aristote manie donc la dialectique, du côté de l’identité seulement, sans saisir qu’il le fait. C’est un matérialisme essentialiste, qui fixe les moments d’organisation de la matière, mais ce faisant au moins il les reconnaît, permettant la science.

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Le principe de catégoriser chez Aristote

Les Catégories sont, comme son nom l’indique, une présentation du fait de catégoriser. Le terme grec κατηγορία (katêgoria) signifie à l’époque d’Aristote « qualité attribuée à un objet ».

L’œuvre est une sorte de manuel de pédagogie, semblant inutile aujourd’hui en quelque sorte de par les avancées de l’éducation et de la société (et des forces productives), mais essentiel alors.

Aristote dit par exemple que pour désigner une chose, on utilise la substance, la quantité, la qualité, un relatif, une localisation, un moment, un positionnement, une tenue, le fait de faire, le fait de subir.

Et il donne comme des exemples :

« Une substance, pour le dire sommairement, c’est, par exemple, l’homme, le cheval. Une quantité, c’est, par exemple, de deux coudées, de trois coudées.

Une qualité, c’est, par exemple, blanc, lettré. Un relatif, c’est, par exemple, double, majeur.

Une localisation, c’est, par exemple, au Lycée [= l’école d’Aristote], au marché. Un moment, c’est, par exemple, hier, l’an dernier.

Un positionnement, c’est, par exemple, est couché, est assis. Une tenue, c’est, par exemple, est chaussé, est armé.

Faire, c’est, par exemple, amputer, cautériser. Et subir, c’est, par exemple, être amputé, être cautérisé. »

Seulement voilà, à la lumière du matérialisme dialectique, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’une logique formelle. Il y a un arrière-plan théorique-cosmologique.

En effet, ce dont parle Aristote, c’est :

– du temps,

– de l’espace,

– du mouvement,

– de ce qui se trouve possiblement en mouvement dans le temps et dans l’espace.

Cela a l’air ainsi tout à fait simple quand Aristote dit que les mots séparés, sans connexion, tels que « homme, blanc, court », ne sont ni vrais ni faux. Cependant, c’est lourde de signification, car Aristote pose ici la possibilité d’un discours sur la réalité, et donc d’un discours scientifique.

Ses traités de logique consistent précisément en l’étude de ce discours, pour voir comment il peut se formuler tout en restant cohérent.

Rien n’est vrai ni faux pris isolément, c’est dans la connexion des choses que se produisent les affirmations et alors on peut regarder ce qui est vrai et faux.

Aristote constate alors que parler de quelque chose implique que cette chose n’est pas un adjectif, n’est pas une caractéristique. La formule qu’il emploie est obscure et a provoqué maints débats :

« La substance dont on parle principalement, d’abord et avant tout, c’est celle qui ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas inhérente à un certain sujet. Ainsi, un certain homme ou un certain cheval. »

Les substances sont, si l’on veut, les sujets. Il y a des sujets secondaires, dont la hiérarchie est décidée par leur rapprochement avec les substances « premières ». Par exemple, l’homme est un animal, mais parler de l’homme en tant qu’homme revient à une substance première, de l’homme en tant qu’animal à une substance secondaire.

Aristote donne la définition suivante de la substance première :

« Les substances premières, du fait d’être sujets pour tout le reste et parce que tout le reste leur est imputé ou leur est inhérent, sont celles qui, pour ces motifs, sont dites substances avant tout. »

Pour les substances secondes, comme il y a un côté « substance », c’est-à-dire un dénominateur commun au sens où on ne peut pas remonter plus haut à moins de tomber sur l’existence elle-même, Aristote parle de l’espèce et du genre.

Tout cela a l’air bien compliqué, mais en réalité ne l’est pas. On peut résumer simplement en disant : prenons le terme de quadrupèdes. Les chats le sont. Mais les chiens le sont aussi.

Le terme de quadrupède est donc moins substantiel que celui de chat et de chien.

Aujourd’hui, on ne remarque pas que l’on applique une telle hiérarchisation, mais au sens strict c’est Aristote qui l’introduit.

Autre exemple : il y a l’espèce humaine, mais beaucoup d’hommes différents. La catégorie espèce humaine est donc plus haute.

Et si l’on dit d’un homme qu’il est blanc, on sait en même temps que tous les hommes ne le sont pas. Le « blanc » est donc une qualité inférieure dans la catégorisation par rapport à la notion d’homme, qui elle-même est inférieure au principe substantiel d’espèce humaine.

L’homme étant un animal, alors pareillement :

« Qui dit animal ambrasse plus que celui qui dit homme. »

Une homme, pris spécifiquement, relève d’une catégorie, l’humanité, elle-même relevant d’un terme générique, celui d’animal.

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Aristote et l’Organon

L’Organon est une œuvre majeure d’Aristote, qui a vécu de l’an 385 avant notre ère environ à l’an 322. Son influence est majeure en Europe à la fin du moyen-âge et dans le cadre du démarrage de l’humanisme d’un côté, de la Renaissance de l’autre. C’est également une œuvre importante pour la philosophie arabo-persane qui, auparavant, a pris le relais de l’aristotélisme.

L’aristotélisme est un matérialisme. L’Organon vise à montrer comment raisonner correctement en prenant le matérialisme comme base. Il s’agissait pour Aristote de formuler des raisonnements qui soient conformes à sa conception matérialiste du monde, pas de la quête d’une « logique » interne à l’univers.

Le principe est le suivant. Aristote se fonde sur l’entéléchie, où quelque chose est mu par quelque chose d’autre. Partant de là, une cause ne peut pas être conséquente d’elle-même. Il faut toujours un moteur. C’est précisément ce qu’on a dans le syllogisme, où deux propositions se rencontrent et en donnent une troisième, grâce à un « moteur » les reliant.

Dans le syllogisme Les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel, c’est le terme homme qui fait office de levier. Le syllogisme est une déclination du principe de l’entéléchie.

Cela n’a malheureusement pas été vu par les non-matérialistes, qui ont fait entrer le système en décadence, faisant de l’Organon une base pour une logique formelle – c’est ce que fera l’Église catholique romaine, dans le prolongement d’une Introduction aux Catégories d’Aristote écrite par le néo-platonicien Porphyre à la fin du IIIe siècle de notre ère, et placée dans l’Organon lui-même.

C’est là une modification de l’Organon, dont la base est par ailleurs elle-même incertaine. Comme pour les autres ouvrages d’Aristote, on sait que ces écrits reflètent sa pensée ; toutefois on voit bien qu’il n’est pas l’auteur de tous les écrits composant l’Organon, formant une compilation d’ouvrages intitulés Catégories, Sur l’interprétation, Premiers Analytiques, Seconds Analytiques, Topiques, Réfutations sophistiques.

Il y a également des redites, des manques, la forme montre qu’il s’agit d’écrits internes à l’école rendant par ailleurs l’ensemble obscur, etc.

L’ordre des textes semble avoir été réalisé par Théophraste, le disciple d’Aristote prenant le relais à la tête de son école, Le Lycée. Et leur première publication publique date sans doute des années 60 avant notre ère, par Andronicos de Rhodes.

Le titre lui-même d’Organon date sans doute du Ve ou du VIe siècle de notre ère, le terme signifiant « outil », « instrument » en grec ancien ; dans la version arrivée dans le monde arabe, deux œuvres s’y ajoutent, la Rhétorique et la Poétique.

En tout cas, à partir de là, la compilation d’ouvrages s’impose comme un classique intellectuel, sous le titre d’Organon ; c’est le premier ouvrage intégré à l’Université de Paris en 1215.

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La psychologie matérialiste d’Aristote

Puisqu’il existe une pensée pure se confondant avec les concepts de l’univers, comment se fait-il que l’être humain puisse penser « mal » ? C’est qu’il existe l’imagination, intermédiaire entre le monde sensible – qui fournit des informations correctes directement – et le monde théorique pur de l’Intellect.

Les images de l’imagination sont plus ou moins éloignées de la réalité, donc plus ou moins vraies, ce qui fausse les attitudes, les comportements. Chez Aristote, l’imagination, c’est-à-dire la réflexion personnelle, passe par les images issues du monde réel (on ne peut pas imaginer quelque chose n’existant pas, au mieux peut-on combiner des images) :

« Quant à la pensée discursive de l’âme, les images lui tiennent lieu de sensations.

Et quand l’objet est bon ou mauvais, elle affirme ou nie, fuit ou poursuit.

C’est pourquoi l’âme ne pense jamais sans image. »

L’œuvre très connue fournissant une sorte de catalogue exhaustif des réactions humaines en fonction de l’intégration d’images, c’est bien sûr L’éthique de Spinoza. Son œuvre est l’aboutissement de la réflexion de la philosophie arabo-persane islamique sur la démarche d’Aristote et de son prolongement dans l’averroïsme latin à la fin du moyen-âge.

Il analyse ainsi la joie, le désir, la béatitude, l’allégresse, la haine, etc. comme images dans l’esprit – avec ses conséquences.

Dans le traité De l’âme, on a la base d’une psychologie matérialiste. Aristote dit par exemple :

« Les formes sont pensées par la faculté intellectuelle dans les images ; comme les sensibles lui déterminent ce qu’il faut chercher ou fuir, ainsi en dehors même de la sensation, lorsqu’elle s’applique aux images, la faculté se meut.

Par exemple quand on perçoit que la torche est du feu, le sens commun révèle, à la vue d’une chose qui bouge, la présence d’un ennemi.

D’autres fois, grâce aux images qui sont dans l’âme ou plutôt grâce aux concepts, on calcule et on délibère, comme si l’on voyait, l’avenir en fonction du présent.

Et quand on affirme que là se trouve l’agréable ou le pénible, alors naît le mouvement de fuite ou de recherche, et, de toute manière, on ne fera que l’un ou l’autre.

Quant à ce qui est étranger à l’action, [à savoir] le vrai et le faux, il appartient au même genre que le bon et le mauvais, mais avec cette différence que les premiers sont tels absolument, les seconds pour un être déterminé.

Mais ce qu’on appelle les abstractions, on les pense de la même manière que le camus [= un nez court et plat] : le nez camus en tant quel, on le pense sans le séparer de la matière ; mais si l’on considère la concavité et qu’on la pense en acte, la pensée exclut la chair où s’inscrit cette concavité.

C’est ainsi que les objets mathématiques, quoique non séparés de la matière [dont elles tentent une formalisation], sont pensés comme séparés, quand on pense les abstractions [mais il ne s’agit pas des concepts de la réalité pour autant, car la pensée est « pure », au sens de conceptuel, et non pas logico-mathématique, non dynamique].

D’une manière générale, l’intellect, lorsqu’il est en acte, est identique aux objets. »

Cette dernière phrase est capitale. Dans l’édition des Belles Lettres de 1966, il y a un ajout entre crochets à la fin de celle-ci :

« D’une manière générale, l’intellect, lorsqu’il est en acte, est identique aux objets [de pensée]. »

C’est là une erreur magistrale. En réalité, chez Aristote, la pensée pure est identique à ce qu’elle pense, car la pensée est l’univers conceptualisé (et non pas la conceptualisation de l’univers). C’est la base du matérialisme d’Aristote.

D’ailleurs, peu après, Aristote dit :

« Récapitulons nos affirmations au sujet de l’âme. Nous dirons à nouveau que l’âme est, en un sens, tous les êtres.

Les êtres en effet sont ou sensibles ou intelligibles : la science s’identifie en quelque sorte aux objets du savoir comme la sensation aux objets sensibles.

Comment cela se fait-il, c’est la question à résoudre. »

Et Aristote d’expliquer, donc que « l’âme » de l’univers est le principe des opérations, qui existent à travers la matière par des phénomènes se fondant sur ces opérations. L’âme individuelle ne peut que se ramener à cette âme universelle.

Cette âme universelle ne formule pas des concepts extérieurs aux objets, mais étant les objets eux-mêmes. C’est une compilation suprême.

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