Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La définition matérialiste de l’âme par Aristote

    Aristote pose le problème de l’âme, de l’esprit, de la psyché ainsi :

    « Nous disions que l’âme éprouve chagrin et joie, audace et crainte, et encore qu’elle s’irrite, qu’elle sent, qu’elle pense.

    Or, tous ces états semblent être des mouvements.

    Aussi pourrait-on conclure que l’âme elle-même est mue, se réjouit et pense. Mais la conséquence ne s’impose pas. »

    Quelle est alors la thèse matérialiste d’Aristote ? Eh bien, que l’âme n’est pas le lieu du mouvement, mais « tantôt son aboutissement, tantôt son point de départ ».

    Mais que faire de la réflexion ? En effet, par âme il est clair ici qu’on parle des impulsions propres aux états d’âme, à quoi il faut donc compter ici la tristesse, la colère, la joie, etc.

    Aristote appelle intellect la réflexion et il dit la chose suivante. Lorsqu’on devient vieux, malade, ivre, il y a des organes corporels qui sont troublés ou corrompus. C’est cela qui dérange « l’exercice de la pensée ou de la science ». Cependant, « la pensée en soi est impassible ».

    Seulement, il y a ici un écueil à éviter : celui d’attribuer à la pensée en soi quelque chose en particulier. On en reviendrait alors à la démarche de René Descartes. Aristote, lui, s’empresse de souligner :

    « Quant à l’exercice de la pensée discursive, l’amour ou la haine, ce ne sont pas des attributs de cette pensée en soi, mais du sujet individuel qui la possède en tant qu’il la possède.

    Aussi, lorsque ce sujet se corrompt, n’y a-t-il plus ni souvenir ni amour. »

    On voit bien ici que ce que dit Aristote, c’est qu’il n’y a plus de corps, alors il n’y a plus d’âme. C’est une conception matérialiste. Aristote considère que le corps et l’esprit sont un composé – il maintient leur séparation – mais ce composé n’existe que par le corps.

    Aristote expose alors sa conception. Il reprend le concept d’entéléchie, qu’il a notamment développé dans sa Physique. L’entéléchie consiste en la réalisation d’un potentiel, c’est l’accomplissement d’une forme particulière d’une substance, c’est-à-dire d’un être.

    C’est-à-dire que, pour Aristote, il y a la matière brute, d’un côté, ce qui lui donne du sens de l’autre. La forme de la matière porte du sens et ainsi façonne la matière en ce sens donné. Toute chose, tout phénomène est à comprendre suivant cette mise en perspective de type dynamique.

    S’appuyant sur ce principe d’accomplissement, il dit que le corps est la matière et que l’esprit est une forme de celle-ci. Ainsi, on a :

    « Si donc il faut proposer une définition générale qui s’applique à toute espèce d’âme, disons que celle-ci est l’entéléchie première d’un corps naturel organisé. »

    C’est là une approche matérialiste, car l’esprit n’existe que par le corps et seulement comme acte. Le corps porte la réalisation de l’esprit – et l’esprit accomplit sa réalisation par le corps. Aristote donne l’exemple suivant, pour bien saisir l’articulation qu’il propose :

    « Si l’oeil était un animal complet, la vue en serait l’âme. »

    On a ici affaire à une conception dynamique : la matière se réalise par des principes. Bien plus tard, le vitalisme sera une conception décadente de ce dynamisme, faisant un fétiche de l’accomplissement absolue comme réalisation suprême.

    Et, ainsi, le corps est le support de l’âme, mais l’âme n’a comme seule réalité que de s’accomplir par le corps. Elle n’a pas d’existence indépendante, puisque sa fonction se définit par le corps. Aristote dit ainsi :

    « Puisque le composé [= le corps + l’esprit] est l’être animé [=le corps en mouvement], ce n’est pas le corps qui est l’entéléchie de l’âme, mais celle-ci qui est l’entéléchie d’un corps donné.

    Aussi est-ce à juste raison que, selon certains penseurs, l’âme n’existe pas sans un corps ni ne s’identifie à un corps quelconque : elle n’est pas un corps, en effet, mais quelque chose du corps, et c’est pourquoi elle se trouve dan un corps, et dans tel corps déterminé. »

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  • Aristote à l’assaut de l’idéalisme avec le traité de l’âme

    Aristote affronte l’ensemble de l’idéalisme concernant l’esprit, l’âme, la psyché. Il va attaquer la base même de l’idéalisme en démontant l’affirmation laquelle l’âme serait motrice d’elle-même.

    Il procède de la manière suivante. Il constate d’abord qu’il y a quatre types de mouvement : la translation, l’altération, la corruption, l’accroissement. Or, qui dit mouvement dit lieu. Cela implique que si l’âme se meut d’elle-même, elle dispose d’un lieu naturel. Mais quel est ce lieu ?

    Et si l’âme est en mouvement, alors elle serait toujours en mouvement, elle serait le mouvement en essence… ce qui reviendrait à ce qu’elle serait en mouvement d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle se quitterait elle-même, ce qui n’a pas de sens.

    Et, de toutes manières, quel est le rapport entre le corps et l’âme ? Aristote constate clairement que :

    « On rattache l’âme à un corps et on l’introduit en lui, sans aucunement définir la cause de cette union ni l’état du corps en question.

    Il semblerait pourtant que ce fût indispensable. C’est en effet grâce à un élément commun qu’un terme agit en quelque manière et que l’autre pâtit, que l’un est mû et que l’autre meut, et aucun de ces rapports mutuels ne s’établit entre des termes pris au hasard.

    Or, nos théoriciens s’efforcent seulement de déterminer quelle sorte d’être est l’âme, mais pour le corps qui doit la recevoir, ils n’apportent plus aucune détermination.

    Comme s’il se pouvait, conformément aux mythes pythagoriciens, que n’importe quelle âme pénètre dans n’importe quel corps ! »

    C’est là une attaque frontale, consistant en un saut dialectique. Aristote porte ici une double critique :

    – d’abord, il exige de savoir quel est l’intermédiaire entre le corps et l’âme, car sinon leur liaison ne peut pas se poser ;

    – ensuite, il exige que soit exposé la nature du corps, chose toujours « oubliée ».

    La seule réponse possible de la part de l’idéalisme est qu’il y aurait une harmonie existant entre l’âme et le corps, choisie par Dieu ou conséquence de sa nature. Aristote contrecarre cette contre-hypothèse en disant que l’harmonie n’implique nullement un rôle moteur, alors que pourtant cela est attribué à l’âme.

    De plus l’âme connaît des états multiples (telle la joie, la colère, etc.), amène à des actes très différents, et comment tout cela pourrait-il être ramené à un dénominateur commun harmonieux ? En effet, la conception d’une harmonie esprit-corps implique une harmonisation de l’ensemble, un caractère unitaire à tous les niveaux. Or, on voit bien que ce n’est pas le cas.

    Aristote va encore plus loin en constatant que rien que la proportion de chair et d’os n’est pas la même : y aura-t-il alors différentes harmonies esprit-corps, et donc plusieurs âmes en fonction des parties du corps ?

    Ce faisant, Aristote brise toute possibilité de l’idéalisme posant un « équilibre » entre corps et esprit.

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  • Le traité De l’âme d’Aristote

    Comme cela est courant pour les œuvres d’Aristote, on ne sait pas dans quelle mesure il est réellement l’auteur de la totalité du traité De l’âme, datant d’autour 350 avant notre ère. A cela s’ajoute de multiples versions, retouchées ou altérées à travers le temps en raison des copies manuscrites, des difficultés de conservation, etc.

    Cependant, cette œuvre se situe dans la droite ligne de la conception attribuée à Aristote et les thèses qu’on y trouve sont conformes à son approche matérialiste.

    Par âme, il ne faut en effet pas entendre ici ce qu’on entend du point de vue religieux, bien au contraire. L’œuvre fut même la base de l’affirmation, à la suite des apports d’Avicenne et d’Averroès, selon laquelle « l’Homme ne pense pas », posée par l’averroïsme latin et qui fut la hantise de l’Église catholique à la fin du moyen-âge.

    Ce qu’on a traduit par le mot âme en français, c’est le terme ψῡχή (psūkhḗ), la psyché, ce qui se traduit par l’esprit de l’être vivant, l’esprit, le souffle de vie d’un animal ou d’un être humain. C’est, si l’on veut, la conscience d’être une existence animée.

    Dès le début du traité, Aristote explique justement que:

    « La connaissance de l’âme semble servir grandement celle de la vérité en général et la science de la nature en premier chef : l’âme est en effet comme le principe propre des animaux. »

    Aristote souligne une difficulté importante. L’âme a une activité, mais celle-ci n’a pas forcément d’impact sur le réel ; elle peut cependant en avoir une. Faut-il alors s’intéresser à la colère dans l’esprit ou bien à l’expression corporelle de la colère ? Dans quelle mesure y a-t-il dépendance ou interdépendance du corps et de l’esprit ?

    La question, qui va traverser les siècles et être au cœur de l’affrontement entre idéalisme et matérialisme, est souvent présentée sous la forme de l’allégorie du pilote et du bateau. Aristote lui-même emploie l’allégorie dans son traité De l’âme.

    Dans quelle mesure le pilote – l’esprit, l’âme – est-il lié au bateau ? Périt-il avec lui ou a-t-il une existence entièrement indépendante ? Dans quelle mesure est-il affecté par ce qui arrive au bateau ?

    Le traité De l’âme, dans une version peut-être de 1362

    Même s’il existe des nuances, tendanciellement on voit bien qu’il y a les partisans d’une séparation du corps et de l’esprit, et de l’autre ceux pour qui l’esprit n’est qu’une partie du corps. Platon relève de la première tendance, Aristote de la seconde.

    Aristote insiste particulièrement sur cette opposition : comme c’est l’usage et comme on retrouvera cela dans la tradition du débat en Islam (et même chez le communiste de Turquie Ibrahim Kaypakkaya), il présente tout d’abord les points de vue différents du sien.

    Il présente ainsi la conception de Démocrite pour qui « l’âme est une sorte de feu et de chaleur », de certains Pythagoriciens qui « identifiaient l’âme aux poussières en suspension dans l’air », d’Anaxagore « pour qui l’âme est le moteur ». Chez Héraclite, « le principe, c’est l’âme, puisqu’elle est l’exhalaison chaude dont il constitue les autres êtres. C’est une réalité incorporelle et en perpétuel écoulement. », etc.

    A ceux-là, pour qui l’âme est ce qui met en mouvement le corps, Aristote oppose ceux pour qui l’âme s’explique par ses parties, avec d’un côté des connaissances sensibles, de l’autre des connaissances provenant de principes divins (comme les nombres utilisés par Dieu pour former le monde). Ce sont les partisans d’un mélange entre une âme tournée vers le spirituel et une autre liée au matériel, avec un grand débat pour savoir le degré de ce mélange.

    En fait, par ce moyen, Aristote veut affirmer son opposition à ceux pour qui l’âme fonctionne tout seul, ou bien aurait en plus de cette indépendance un aspect « en sous main » qui serait un « intellect » tourné vers la matière.

    Ceux qu’ils critiquent ont une démarche commune :

    « Tous les penseurs définissent l’âme, peut-on dire, par trois caractères : le mouvement, la sensation, l’incorporéité. »

    Le traité De l’âme est une remise en cause de cet idéalisme et une affirmation de la conception matérialiste.

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  • La physique de type dynamique chez Aristote

    Aristote pose une physique de type dynamique. Il reconnaît la matière, mais celle-ci est pour lui quelque chose de brut, une sorte de matière première. Ce qui compte, c’est la « forme » qui la façonne.

    Ainsi, lorsqu’un phénomène se déroule, cela repose sur la matière, mais ce qui compte aussi voire surtout c’est la fin du processus, qui elle obéit à la « forme ». Aristote considère d’ailleurs que connaître les aboutissants d’un processus permet d’en saisir les tenants.

    De ce fait, ce qui se déroule est cohérent, car les objectifs d’un processus ont une rationalité, qu’il appelle entéléchie. Tout ce qui existe est mu par quelque chose pour aboutir à quelque chose. Le fait d’être mu a une raison cohérente, donc naturelle.

    Connaître la physique, c’est connaître la nature des choses, donc la nature en tant que mouvement dynamique.

    La Physique d’Aristote dans un ouvrage de 1499

    Dans l’ouvrage appelé La métaphysique, Aristote parle des modalités ainsi de ce qui existe, c’est-à-dire qu’il pose une logique matricielle : ce qui existe a une cause qui a abouti à cette chose, car elle portait en soi, dans sa matrice, les conditions pour l’existence de cette chose.

    La métaphysique d’Aristote est ainsi, si l’on veut, une sorte de manuel pour le raisonnement selon le mode cause – conséquence, avec une panoplie d’outils pour bien appréhender comment une chose aboutit à une autre.

    La physique traite quant à elle d’une chose tout à fait différente. Elle ne parle pas de la manière avec laquelle les choses existent, mais du caractère matériel de ces choses.

    Le raisonnement d’Aristote est assez simple. Il dit : il y a des choses en général. On le constate bien autour de nous. Donc, il faut avancer dans le détail, regarder la nature de ces choses. On voit également que les choses sont en mouvement, donc il faut reconnaître celui-ci.

    Il pose ainsi le principe de la physique comme étude des phénomènes. Il reconnaît le monde matériel dans son mouvement dynamique. De ce fait, il lève le drapeau du matérialisme contre l’idéalisme.

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  • Le sens de la science chez Aristote

    Une fois qu’il a établi les principes généraux de son approche dans La physique, Aristote cherche à montrer que cela permet un regard scientifique sur la réalité. Il pose pour cette raison une série de questions sur les notions d’infini et de lieu, afin de présenter le cadre de l’activité scientifique.

    De quoi parle la science ? Selon Aristote, la définition est la suivante :

    « La science de la nature porte sur les grandeurs, le mouvement et le temps. »

    C’est la raison pour laquelle Aristote est obligé de nier l’infini au sens strict et de reconnaître l’existence du lieu. Le matérialisme dialectique reconnaît la nature infinie de la réalité et rejette le principe de lieu, car il n’y a que la matière, et donc pas de « lieu » où se trouverait la matière.

    Aristote a une grande peur de se perdre dans l’infini et réaffirme les mêmes thèses que dans l’œuvre qui fut appelée La métaphysique après sa mort. Il est vrai qu’il anticipe ici l’erreur de Hegel, qui lui reconnaît l’existence d’un « infini » comme sorte d’entité absolue.

    C’est pour cela qu’Aristote dit en quelque sorte qu’il existe une infinité au sens d’une infinité d’actions, d’une infinité dans la transformation des formes, mais qu’il n’y a pas d’infini présent dans la nature des choses elles-mêmes.

    Il y a ainsi une infinité de mouvements et c’est cela qui l’amène en définitive à faire de la réalité une infinité de mouvements impulsée à l’origine par un premier mouvement fourni évidemment par quelque chose de non mu, sinon il n’y aurait pas de « source » et on se perdrait pour Aristote dans l’infini.

    Spinoza, avec le développement historique, comprendra qu’il y a là une souci quant à la nature de la matière elle-même et va déplacer l’analyse. Le moteur va devenir l’ensemble infini des mouvements lui-même, des mouvements d’une matière infinie. Ces mouvements relèvent tous de l’ensemble, qui est unifié (« Dieu ou la Nature »). L’infinité de la matière consiste ainsi en une infinité de modes d’un système unifié, celui de la réalité formant une seule unité.

    Aristote ne pouvait pas historiquement aller jusque-là. Voilà pourquoi il place la science dans un cadre sans infini, avec les grandeurs, le mouvement et le temps. Spinoza la place lui dans un cadre infini, avec les grandeurs, le mouvement et l’espace. Le matérialisme dialectique place lui la science dans l’infini qui est la matière elle-même, qui est espace et dont la transformation par le mouvement est la base du temps.

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  • Le moteur, le mobile et l’espace-temps chez Aristote

    Aristote considérant que les choses naturelles sont des sujets dont la forme change, que c’est la nature qui est principe de mouvement et que ce sont les physiciens qui l’étudient, il lui faut fournir une définition adéquate du dit mouvement.

    Voici ce qu’il dit dans La physique, de manière en apparence extrêmement obscure :

    « Étant donnée la distinction, en chaque genre, de ce qui est en entéléchie, et de ce qui est en puissance, l’entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement ; par exemple de l’altéré, en tant qu’altérable, l’entéléchie est altération ; de ce qui est susceptible d’accroissement et de son contraire ce qui est susceptible de décroissement (il n’y a pas de nom commun pour tous les deux), accroissement et diminution; du générable et du corruptible, génération et corruption ; de ce qui est mobile quant au lieu, mouvement local. »

    Traduit de manière simple, cela donne la chose suivante. Il existe une chose naturelle. Cette chose naturelle peut être amenée à changée. Elle est donc changeable. Le processus qui amène une chose changeable (en puissance) à être changée (en acte) s’appelle entéléchie. L’entéléchie est le processus faisant qu’une chose se modifie.

    Bien évidemment, il y a de nombreuses modifications possibles. Mais le principe est le même : le mouvement est une actualisation d’un potentiel. C’est pourquoi Aristote formule la définition du mouvement de manière bien plus synthétique en disant :

    « Le mouvement est l’entéléchie du mobile comme mobile. Mais cela arrive par le contact du moteur, de sorte qu’en même temps il pâtit.

    Quoi qu’il en soit, le moteur toujours apportera une forme, soit substance particulière, soit qualité, soit quantité, laquelle sera principe et cause du mouvement, quand le moteur produira le mouvement ; par exemple l’homme en entéléchie fait de l’homme en puissance un homme. »

    Cela aboutit à une théorie particulière de l’espace. Puisque les choses changent parce qu’elles sont mues, puisque la mobilité est la caractéristique des choses mues (qu’elles le soient en acte ou qu’elles le soient potentiellement, « en puissance »), alors l’espace est constitué de ces choses potentiellement mobiles dans leur rapport au mouvement.

    Aristote ne fait pas de l’espace quelque chose à part, une entité indépendante. Il dit qu’il est constitué des frontières des choses mobiles, qu’il est façonné par la séparation des choses mobiles :

    « La limite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est le lieu (…) Le lieu paraît être une surface et comme un vase ; une enveloppe. En outre le lieu est avec la chose, car avec le limité, la limite. »

    L’espace est constitué des formes, celles-ci évoluent en fonction de leur mobilité qui a comme origine un moteur et leurs frontières qui marquent leur séparation, leur différence, est la nature de l’espace :

    « Le tout n’est pas quelque part.

    En effet la chose qui est quelque part est d’abord par elle-même une chose, ensuite en suppose une autre à côté, en laquelle consiste l’enveloppe ; or à côté du tout de l’Univers il n’y a rien eu dehors du tout et par suite tout est dans le ciel, car le ciel est le tout, c’est bien entendu (…). Tout n’est pas dans le lieu, mais seulement le corps mobile. »

    Le temps n’est par conséquent que la mesure des mouvement des choses, tout comme l’espace est l’endroit où se situent les formes de ces choses. Aristote formule cela ainsi :

    « Puisque le temps est mesure du mouvement et du mouvement en train de se faire, et qu’il mesure le mouvement par la détermination d’un certain mouvement qui sera l’unité de mesure pour le total, de même que la coudée mesure la grandeur en déterminant une certaine grandeur qui est l’unité de mesure pour le tout, ainsi pour le mouvement, être dans le temps c’est être mesuré par le temps, en soi-même et dans son existence, car simultanément le temps mesure le mouvement et son essence, et, pour le mouvement, le fait d’être dans le temps est le fait d’être mesuré dans son existence. »

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  • La séparation de la physique et des mathématiques chez Aristote

    Pour Aristote, les mathématiciens – et les partisans des idées platoniciennes font de même – raisonnent sur des abstractions, car ils séparent arbitrairement leurs entités (lignes, points, etc.) de la réalité sensible.

    Cela a comme conséquence que les mathématiques peuvent concevoir leurs concepts en-dehors de l’existence du mouvement. On a le pair et l’impair, la ligne droite et la courbe, le nombre, la ligne, la figure… et on peut les saisir mathématiquement sans rapport avec le mouvement.

    Or, Aristote est très clair, rien n’existe dans la réalité sensible sans être en mouvement. La définition de tout ce qui est physique implique qu’il y ait le mouvement en son sein. Dans les mathématiques, le raisonnement échappe donc à saisir l’acte concret. Elles constatent, elles ne lisent pas l’objectif du mouvement, ni le mouvement lui-même.

    La Physique d’Aristote, imprimé en 1483 à Venise

    Voici un exemple de comment il sépare radicalement la physique et les mathématiques, en présentant leur approche différente d’une seule et même réalité :

    « La géométrie étudie la ligne physique en tant qu’elle n’est pas physique; au contraire, l’optique étudie la ligne mathématique, non en tant que mathématique, mais en tant que physique. »

    Voici comment Aristote conçoit de manière scientifique la séparation entre la physique et les mathématiques. Il explique qu’il y a pour lui quatre causes au pourquoi des choses. Il rattache la première aux mathématiques, tandis que la seconde et la quatrième (le moteur et la matière) sont rattachés à la physique.

    « Le pourquoi se ramène, en fin de compte, soit à l’essence (à propos des choses immobiles, comme en mathématiques ; en effet, il se ramène en fin de compte à la définition du droit, du commensurable, etc.), soit au moteur prochain (par exemple, pourquoi ont-ils fait la guerre? parce qu’on les a pillés) ; soit à la cause finale (par exemple, pour dominer), soit, pour les choses qui sont engendrées, à la matière. »

    Comment faut-il comprendre cette notion de « choses immobiles » qui forment le sujet des mathématiques ? L’idée est en fait très simple. Si on prend un objet géométrique avec telle ou telle caractéristique (un triangle, un carré, un rectangle…) il y a des conséquences qui en découlent (un carré a ses côtés égaux). Mais on tourne ici en rond, car on ne fait que constater et que cela n’apporte rien quant à la véracité ou non de telle ou telle hypothèse qu’on peut formuler.

    Avec la physique, on peut par contre monter plus haut en termes de connaissance, car la chose a une histoire et par la physique on remonte son cours. Avec les mathématiques, on a l’immobilité, or les choses sont en mouvement, elles changent.

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  • Les choses par nature selon Aristote

    Pour Aristote les choses naturelles existent en tant que telles. Mais elles connaissent des changements. Ces changements ne concernent pas leur essence même, seulement leur forme.

    Selon Aristote, il y a donc trois principes. Il y a le sujet, qui a une forme. Le sujet reste lui-même. La forme peut ne pas exister, ou bien connaître un jeu d’opposition. Les principes de la réalité sont donc au nombre de deux (le sujet, un opposé donnant forme) ou trois (le sujet, une forme donnée face à son opposé).

    Aristote formule cela de la manière suivante :

    « On a donc dit le nombre des principes pour les choses naturelles soumises à la génération et les raisons de ce nombre on voit qu’il faut un sujet aux contraires et que les contraires doivent être deux.

    D’une autre façon, ce n’est pas nécessaire; car l’un des contraires suffira, par sa présence ou son absence, pour effectuer le changement. »

    Aristote se pose alors la question du rapport des choses naturelles avec leur origine. Il sait que les « anciens » se sont enlisés quant à cette question, alors que c’est important car on ne connaît pas sinon le mode, la manière avec laquelle les choses naturelles existent.

    Selon les « anciens » qui acceptent l’existence du monde physique, puisque ce qui existe existe, alors l’existence est un fait.

    Cependant, pour eux, si on dit que l’existence vient de l’existence, on ne fait que répéter le mot existence, on ne fait que déplacer l’existence dans le passé et cela ne résout rien. Quant à provenir du « non-être », cela semble impossible pour l’existence, car il faudrait un sujet amenant à ce que le non-être devienne être.

    Aristote fait alors la critique comme les « anciens » ont commis l’erreur de ne pas « regarder la nature », car sinon ils auraient alors trouvé la solution.

    Lui le fait, et que voit-il ?

    Il s’aperçoit que les choses naturelles sont définies par leur nature. C’est cette dernière qui implique le type de mouvement spatial, le mouvement interne de développement et de destruction, l’altération ou la modification des qualités possédées. Les choses naturelles ont un essence.

    Par contre, les choses non naturelles n’ont pas d’essence. Elles existent accidentellement, au sens où elles auraient pu ne pas exister. Leur définition ne vient pas de leur propre réalité, elle a été attribué. Aristote dit ainsi à ce sujet :

    « Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. »

    Aristote a donc trouvé le moyen de reconnaître la dimension naturelle des choses, en leur reconnaissant une définition scientifique de leur propre mode d’existence. Chaque être vivant a une définition, fournie par la nature.

    Cependant, Aristote est obligé pour établir cela de séparer la nature en deux. Puisque la nature fournit les définitions aux choses vivantes, alors il y a d’un côté la nature qui définit, de l’autre la nature qui est définie.

    Les choses naturelles ont une essence, la nature les façonne. Il y a ainsi la nature naturante et la nature naturée, il y a la nature comme façonnant la matière et il y a la nature comme matière façonnée. C’est donc en tant que forme naturelle que les choses naturelles sont ce qu’elles sont.

    On reconnaît ici une formidable étape du matérialisme, qui cependant ne parvient pas à l’étape de la relation dialectique entre l’ensemble de la réalité matérielle et ce qui apparaît comme ses « éléments ». Il faudra attendre Spinoza pour cela. On est déjà en route pour sa conception du monde toutefois, même si pour Aristote, les choses naturelles ne sont pas la nature, mais par nature.

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  • La dialectique des contraires selon Aristote

    Parlant des « anciens » qui acceptent de parler de la réalité, de la physique, Aristote dit qu’ils forcent les choses au moyen d’une opposition de contraires. Il remarque qu’ils ont tous au fond la même démarche :

    « Jusqu’à ce point, du moins, l’accord est à peu près unanime, comme nous le disions plus haut : tous, en effet, prennent pour éléments et, comme ils disent, pour principes les contraires, encore qu’ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y forçait.

    Ils se distinguent les uns des autres, selon qu’ils prennent les premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la sensation; qui le chaud et le froid, qui l’humide et le sec, d’autres l’impair et le pair, alors que certains posent l’amitié et la haine comme causes de la génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l’on vient d’indiquer.

    Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord: désaccord selon l’apparence, mais accord dans l’analogie; car ils puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les uns sont positifs, les autres négatifs). »

    Aristote se demande alors quels sont les principes qui sont justes, en admettant que ce sont des contraires. Il dit déjà :

    « Ici doit venir la question de savoir si les principes, qui sont des contraires, sont deux ou trois ou en plus grand nombre. En effet qu’ils soient un, c’est impossible, car le contraire n’est pas un. Pas davantage infinis : en effet l’être ne serait pas intelligible. »

    Aristote assume la dialectique : il rejette le fait qu’il n’y ait pas un seul principe. Mais il n’applique pas la dialectique au principe lui-même, il rejette ainsi l’infini, alors qu’en réalité il y a de l’infini dans le fini et inversement.

    Il ne peut donc pas voir le saut dialectique, il ne parvient donc pas au matérialisme dialectique.

    Aristote porte toutefois l’exigence matérialiste, car il reconnaît la dignité du réel. Il veut donc trouver la dialectique à l’œuvre dans le monde matériel. Et les contraires que proposent les autres philosophes ne le convainquent pas du tout, car il ne voit pas comme deux choses différentes pourraient former une unité interne.

    « Mais, puisqu’ils [=les principes] sont en nombre fini on peut, avec raison, refuser de les considérer comme deux ; en effet, on serait bien embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité exercerait quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité.

    De même pour toute autre contrariété, car l’amitié n’unit pas la haine ni ne tire rien de la haine, ni la haine de l’amitié; mais l’action de toutes les deux se produit dans un troisième terme. »

    Aristote veut admettre la transformation, mais celle-ci lui apparaît comme fruit d’une opposition, pas comme l’opposition elle-même. Pour prendre un exemple que lui-même mentionne, il y a l’opposition entre un homme non lettré et un homme lettré.

    L’homme est resté homme, mais la dimension « non lettrée » a pour lui disparu. Or, en réalité, pour le matérialisme dialectique, l’homme lettré est le dépassement de l’homme non lettré, pas sa négation abstraite, tout comme l’homme est encore l’enfant qu’il a été, même s’il ne l’est plus.

    Aristote ne garde pas « l’opposé », il ne conserve que le « sujet ». L’homme reste, pas le côté illettré. Il en déduit par conséquent que les sujets ont des « formes » et que ces formes connaissent des négations. Un homme n’a pas la forme lettrée, il l’acquière. Un bloc de pierre a une absence de forme, la statue en a une.

    La transformation est pour Aristote une opposition du sujet à une forme passée ou une absence de forme. Mais le sujet ne se transforme pas, il reste toujours uni dans sa nature. Ce sont les formes qui sont des lieux d’opposition.

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  • La méthode scientifique d’Aristote

    Aristote a une approche tout à fait particulière, le distinguant radicalement des autres philosophes de l’antiquité. Il est d’accord avec Platon pour dire qu’il faut aller plus loin que les apparences. Cependant, il se refuse à chercher le noyau dur de la réalité dans l’au-delà.

    Il n’est pas non plus d’accord pour se cantonner à l’affirmation de grands principes élémentaires typiques de la philosophie antique (comme quoi l’air ou le feu seraient à la base de tout, comme quoi des atomes s’entrechoqueraient par hasard, etc.).

    Aristote ne s’intéresse pas à une source. Il cherche un principe.

    Il expose sa méthode dès le début de sa Physique : il faut chercher à voir clair dans ce qu’on regarde. Il ne suffit pas de voir clair au sens de constater, car on en reste là à une expérience primitive. Il faut creuser. Il faut décomposer les éléments, voir comment ils s’assemblent, étudier leur rapport.

    Voici comment il expose cela :

    « Il faut procéder ainsi: partir des choses moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d’abord manifeste et clair, ce sont les ensembles les plus mêlés c’est seulement ensuite que, de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d’analyse.

    C’est pourquoi il faut aller des choses générales aux particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation, et le général est une sorte de tout : il enferme une pluralité qui constitue comme ses parties.

    Il en va ainsi, en quelque manière, pour les noms relativement à la définition : en effet, ils indiquent une sorte de tout et sans distinction, comme le nom de cercle ; tandis que la définition du cercle distingue par analyse les parties propres.

    Et les enfants appellent d’abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c’est seulement ensuite qu’ils les distinguent les uns des autres. »

    Aristote a ici saisi de manière formidable la nature humaine dans son existence sensible. Il affirme que l’être humain constate, rapproche les faits, vivant ainsi de manière immédiate en mettant en rapport les choses entre elles, mais en les prenant telles quelles.

    Il dit ensuite qu’être scientifique, c’est ne pas se cantonner dans les choses toutes faites, mais étudier leurs parties, pour saisir le fonctionnement de l’ensemble. Aristote est ainsi le premier à formuler la thèse de la nécessité de la science et à exposer sa méthode.

    On comprend qu’au début de l’œuvre, Aristote critique de manière acerbe les anciennes conceptions cherchant un matériau qui serait à la source de tout, c’est-à-dire cherchant quelque chose de particulier pour expliquer les choses en général.

    Les uns refusent de parler de la réalité en considérant que tout revient à un grand principe, se cassant le nez devant l’opposition de l’un et du multiple. Les deux existent et ils ne parviennent jamais à les combiner assez pour les « fusionner » en un grand principe.

    Les autres acceptent de parler de la réalité, mais ils se perdent dans des jeux d’opposition censés tout expliquer, tels excès et défaut, unité et division, composition et séparation, chaud et froid, humide et sec, plus et moins, etc. Or, Aristote ne peut pas accepter cela, car on se perdrait dans l’infini, puisqu’on ne sait jamais à quel niveau arrêter la division, l’opposition. On en revient en pratique à l’impossibilité d’agencer un rapport entre l’un et le multiple.

    Cependant, Aristote dit qu’il est d’accord sur un point avec ceux qui acceptent de parler de la réalité : c’est bien en termes de contraire qu’il faut saisir les choses.

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  • Le sens de la rupture d’Aristote avec Platon

    Pourquoi Aristote a-t-il rompu avec Platon, son maître ? Et pourquoi surtout en est-il arrivé au point de dire le contraire de ce que celui-ci formulait ? Pourquoi l’idéalisme de Platon a-t-il connu, immédiatement historiquement, une réponse dialectique par le matérialisme d’Aristote ?

    La raison en est la suivante. Platon avait formulé un système idéaliste où un monde parfait, toujours pareil, avec des choses « pures », surplombait un monde matériel où tout était imparfait, jamais pareil, toujours impur. En haut, c’était le monde des idées, en bas le monde matériel.

    C’est le sens de l’allégorie de la caverne, qui n’est pas tant une opposition entre vérité et mensonge (comme on en fait un raccourci éducatif de nature « philosophique »), qu’entre un monde matériel illusoire qu’il faut abandonner et une lumière divine du monde d’en haut, seule véritable réalité. Le niveau intermédiaire, symbolisé par le jeu de marionnettes devant un feu, avec les ombres sur le mur que voient les esclaves enchaînés, représente les nombres qui viennent du « 1 » divin et qui ont amené la matière informe (la « multiplicité ») à avoir telle ou telle disposition.

    Or, quoi qu’on pense de ce système, il a une faille, et de taille. En effet, les choses d’en bas ne sont pas que « imparfaites », jamais pareil, « impures ». Elles connaissent une évolution. Elles deviennent plus grandes, plus petites. Elles se déplacent. Elles interagissent. Il s’en passe donc bien des choses dans le monde d’en bas, pour quelque chose censé être sans intérêt, sans valeur.

    Et, pour observer ces choses, il faut utiliser les catégories d’espace et de temps, de fini et d’infini, de mouvement et de repos, d’antérieur et de postérieur, d’ajout et de privation, de grand et de petit, de ligne composée unitairement et de points séparés. Comme on le voit ici, on a des oppositions dialectiques. Cela suffisait pour qu’émerge intellectuellement la démarche d’Aristote.

    Il fallait par contre un détonateur matérialiste : la reconnaissance de la réalité, de la dignité du réel. On l’a ici, Aristote s’élançant dans une grande interprétation de la réalité matérielle du monde. C’est le document appelé « La physique ».

    Il y a, cependant, évidemment un prix à payer. Étant donné que la physique matérialiste d’Aristote est une réponse historique à l’idéalisme de Platon, alors la focalisation va se situer sur la réalité matérielle, pas sur la matière elle-même.

    Dans l’ouvrage appelé La physique, Aristote n’étudie en effet pas la matière elle-même, mais les modalités générales de son existence. Il s’intéressera concrètement aux principes de telle ou telle caractéristique matérielle dans d’autres ouvrages, telle L’histoire des animaux, La météorologie, Le traité du ciel, Le traité de la génération et de la corruption.

    Il ressentira également le besoin de comprendre ce qui permet les modalités de l’existence matérielle. Les écrits à ce sujet forment l’ouvrage appelé La métaphysique. Dans La physique, Aristote parle de comment les choses existent ; dans La métaphysique, de comment elles sont amenés à exister.

    Manuscrit médiéval, en latin,
    de la Physique d’Aristote

    Le point commun de la « physique » et de la « métaphysique » est que tout s’appuie sur le principe de la dynamique. Il y a une dynamique portant la matière, l’amenant à être en mouvement. Elle serait sinon statique.

    Cette conception sera renversée par la suite, avec notamment trois auteurs ici fondamentaux : Galilée, Newton, Kant. Ces auteurs vont en effet affirmer l’espace et le temps. Cela correspond à l’affirmation de la bourgeoisie qui, transformant la réalité, en circonscrit les domaines concrets, tels l’optique, la gravité, la chimie, le magnétisme, l’électricité, etc.

    Il n’y a alors plus de place pour une simple opposition statique/en mouvement. Tout est en mouvement tout le temps, ce qui est statique ne l’est que par une opposition de forces. Chez Aristote par contre, ce qui est en mouvement a été mu.

    Avec le développement des forces productives de son époque, Aristote ne pouvait pas arriver à une telle perspective concrète. Il ne pouvait trouver le mouvement que comme impulsion extérieure, tout comme le maître ordonne à l’esclave d’avoir telle activité. Sa vision de la dynamique de la matière est ici le reflet de son époque, avec ses limites.

    C’est cependant un moment clef de l’histoire du matérialisme.

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  • Poésies de Jules Breton

    Jules Breton a écrit de nombreux poèmes en plus de son activité de peintre ; en voici quelques uns.

    Beau soir d’hiver

    La neige – le pays en est tout recouvert –
    Déroule, mer sans fin, sa nappe froide et vierge,
    Et, du fond des remous, à l’horizon désert,
    Par des vibrations d’azur tendre et d’or vert,
    Dans l’éblouissement, la pleine lune émerge.

    A l’Occident s’endort le radieux soleil,
    Dans l’espace allumant les derniers feux qu’il darde
    A travers les vapeurs de son divin sommeil,
    Et la lune tressaille à son baiser vermeil
    Et, la face rougie et ronde, le regarde.

    Et la neige scintille, et sa blancheur de lis
    Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.
    L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,
    Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,
    Sourit la plaine immense ineffablement rose.

    1883.

    Aurore

    La glèbe, à son réveil, verte et toute mouillée,
    Autour du bourg couvert d’une épaisse feuillée
    Où les toits assoupis fument tranquillement ;
    Dans la plaine aux replis soyeux que rien ne cerne,
    Parmi les lins d’azur, l’oeillette et la luzerne,
    Berce les jeunes blés pleins de frissonnement.

    Sereine et rafraîchie aux brumes dilatées,
    Sous l’humide baiser de leurs traînes lactées, 
    Elle semble frémir dans l’ivresse des pleurs,
    Et, ceinte des trésors dont son flanc large abonde,
    Sourire à l’éternel époux qui la féconde,
    Au grand soleil qui sort, vibrant, d’un lit de fleurs.

    L’astre vermeil ruisselle en sa gerbe éclatante ;
    Chaque fleur, alanguie aux langueurs de l’attente,
    Voluptueusement, vers le foyer du jour
    Tourne sa tige et tend son avide calice,
    Et boit ton charme, Aurore, et rougit de délice…
    Et le germe tressaille aux chauds rayons d’amour.

    Juillet 1871.

    Automne

    A Jules Dupré.

    La rivière s’écoule avec lenteur. Ses eaux 
    Murmurent, près du bord, aux souches des vieux aulnes 
    Qui se teignent de sang ; de hauts peupliers jaunes 
    Sèment leurs feuilles d’or parmi les blonds roseaux.

    Le vent léger, qui croise en mobiles réseaux 
    Ses rides d’argent clair, laisse de sombres zones 
    Où les arbres, plongeant leurs dômes et leurs cônes, 
    Tremblent, comme agités par des milliers d’oiseaux.

    Par instants se répète un cri grêle de grive, 
    Et, lancé brusquement des herbes de la rive, 
    Etincelle un joyau dans l’air limpide et bleu ;

    Un chant aigu prolonge une note stridente ; 
    C’est le martin-pêcheur qui fuit d’une aile ardente 
    Dans un furtif rayon d’émeraude et de feu.

    Courrières, 1875

    L’Artois

    À José-Maria de Heredia.

    I

    J’aime mon vieil Artois aux plaines infinies,
    Champs perdus dans l’espace où s’opposent, mêlés,
    Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
    Les lins bleus, lacs de fleurs, aux verdures brunies,
    L’oeillette, blanche écume, à l’océan des blés.

    Au printemps, les colzas aux gais bouquets de chrome,
    De leur note si vive éblouissent les yeux ;
    Des mousses de velours émaillent le vieux chaume,
    Et sur le seuil béni que la verdure embaume
    On voit s’épanouir de beaux enfants joyeux.

    Chérubins de village avec leur tête ronde,
    Leurs cheveux flamboyants qu’allume le soleil ;
    De sa poudre dorée un rayon les inonde.
    Quelle folle clameur pousse leur troupe blonde,
    Quel rire éblouissant et quel éclat vermeil !

    Quand nos ciels argentés et leur douce lumière
    Ont fait place à l’azur si sombre de l’été ;
    Quand les ormes sont noirs, qu’à sec est la rivière ;
    Près du chemin blanchi, quand, grise de poussière,
    La fleur se crispe et meurt de soif, d’aridité ;

    Dans sa fureur l’Été, soufflant sa chaude haleine,
    Exaspère la vie et l’enivre de feu ;
    Mais si notre sang bout et brûle notre veine,
    Bientôt nous rafraîchit la nuit douce et sereine,
    Où les mondes ardents scintillent dans le bleu.

    II

    Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
    Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin ;
    Je t’aime quand, le soir, les moucherons bourdonnent,
    Quand tes cloches, au loin, pieusement résonnent,
    Et que j’erre au hasard, tout seul sur le chemin.

    J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe ;
    Humilité, splendeur, tout est là, c’est le Beau ;
    Le sol fume ; et c’est l’heure où s’en revient, superbe,
    La glaneuse, le front couronné de sa gerbe
    Et de cheveux plus noirs que l’aile d’un corbeau.

    C’est une enfant des champs, âpre, sauvage et fière ;
    Et son galbe fait bien sur ce simple décor,
    Alors que son pied nu soulève la poussière,
    Qu’agrandie et mêlée au torrent de lumière,
    Se dressant sur ses reins, elle prend son essor.

    C’est elle. Sur son sein tombent des plis de toile ;
    Entre les blonds épis rayonne son oeil noir ;
    Aux franges de la nue ainsi brille une étoile ;
    Phidias eût rêvé le chef-d’oeuvre que voile
    Cette jupe taillée à grands coups d’ébauchoir.

    Laissant à l’air flotter l’humble tissu de laine,
    Elle passe, et gaîment brille la glane d’or,
    Et le soleil rougit sur sa face hautaine.
    Bientôt elle se perd dans un pli de la plaine,
    Et le regard charmé pense la voir encor.

    III

    Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
    S’éteint tout doucement dans les flots de la nuit,
    Au rideau sourd du bois attachant une braise
    Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
    Tout devient idéal, forme, couleur et bruit.

    Et la lumière avare aux détails se refuse ;
    Le dessin s’ennoblit, et, dans le brun puissant,
    Majestueusement le grand accent s’accuse ;
    La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
    Et la sourdine rend le son plus ravissant.

    Miracle d’un instant, heure immatérielle,
    Où l’air est un parfum et le vent un soupir !
    Au crépuscule ému la laideur même est belle,
    Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
    Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.

    Mais la nuit vient voiler les plaines infinies,
    L’immensité de brume où s’endorment, mêlés,
    Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
    Les lins bleus, lacs de fleurs, les verdures brunies,
    L’oeillette, blanche écume, et l’océan des blés.

    Tempête

    L’orage s’ammoncèle et pèse sur la dune
    Dont le flanc sablonneux se dresse comme un mur.
    Par instants, le soleil y darde un faisceau dur
    De rayons plus blafards qu’un blême éclat de lune.

    Les éclairs redoublés tonnent dans l’ombre brune.
    Le pêcheur lutte et cherche en vain un abri sûr.
    Bondissant en fureur par l’océan obscur,
    L’âpre rafale hurle et harcèle la hune.

    Les femmes, sur le port, dans le tourbillon noir,
    Gémissent, implorant une lueur d’espoir…
    Et la tempête tord le haillon qui les couvre.

    Tout s’effondre, chaos, gouffre torrentiel !
    Sur le croulant déluge, alors, voici que s’ouvre
    En sa courbe irisée un splendide arc-en-ciel.

    Le soir

    A Louis Cabat.

    C’est un humble fossé perdu sous le feuillage ; 
    Les aunes du bosquet les couvrent à demi ; 
    L’insecte, en l’effleurant, trace un léger sillage 
    Et s’en vient seul rayer le miroir endormi.

    Le soir tombe, et c’est l’heure où se fait le miracle, 
    Transfiguration qui change tout en or ; 
    Aux yeux charmés tout offre un ravissant spectacle ; 
    Le modeste fossé brille plus qu’un trésor.

    Le ciel éblouissant, tamisé par les branches, 
    A plongé dans l’eau noire un lumineux rayon ; 
    Tombant de tous côtés, des étincelles blanches 
    Entourent un foyer d’or pâle en fusion.

    Aux bords, tout est mystère et douceur infinie. 
    On y voit s’assoupir quelques fleurs aux tons froids, 
    Et les reflets confus de verdure brunie 
    Et d’arbres violets qui descendent tout droits.

    Dans la lumière, au loin, des touffes d’émeraude 
    Vous laissent deviner la ligne des champs blonds, 
    Et le ciel enflammé d’une teinte si chaude, 
    Et le soleil tombé qui tremble dans les joncs.

    Et dans mon âme émue, alors, quand je compare 
    L’humilité du site à sa sublimité, 
    Un délire sacré de mon esprit s’empare, 
    Et j’entrevois la main de la divinité.

    Ce n’est rien et c’est tout. En créant la nature 
    Dieu répandit partout la splendeur de l’effet ; 
    Aux petits des oiseaux s’il donne la pâture, 
    Il prodigue le beau, ce suprême bienfait.

    Ce n’est rien et c’est tout. En te voyant j’oublie, 
    Pauvre petit fossé qui me troubles si fort,
    Mes angoisses de coeur, mes rêves d’Italie, 
    Et je me sens meilleur, et je bénis le sort.

    Courrières, 1867

    Nocturne

    À Gabriel Marc.

    La nuit se mêle encore à de vagues pâleurs ;
    L’étoile naît, jetant son reflet qui se brouille
    Dans la mare dormante où croupit la grenouille.
    Les champs, les bois n’ont plus ni formes ni couleurs.

    Leurs calices fermés, s’assoupissent les fleurs.
    Entrevue à travers le brouillard qui la mouille,
    La faucille du ciel fond sa corne et se rouille.
    La brume égraine en bas les perles de ses pleurs.

    Les constellations sont à peine éveillées,
    Et les oiseaux, blottis sous les noires feuillées,
    Goûtent, le bec sous l’aile, un paisible repos.

    Et dans ce grand sommeil de l’être et de la terre,
    Longtemps chante, rêveuse et douce, des crapauds
    Mélancoliquement la flûte solitaire.

    Pendant la moisson

    Les hommes sont aux champs et chaque maison vide,
    Muette et close aux feux étouffés du soleil,
    Sous le poids lourd d’un ciel à l’ardoise pareil,
    S’endort dans la torpeur de son ombre livide.

    Miroitement aigu dans ce calme de mort,
    La tuile qui reluit a des éclairs farouches
    Et sur le fumier vibre un tourbillon de mouches,
    Sous les traits acérés du rayon qui le mord.

    Jetant de faibles cris, la frêle musaraigne,
    Dans les jardins, se meurt de soif au long du mur,
    Car sur le sol partout incandescent et dur,
    Spectre à l’œil dévorant, la sécheresse règne.

    Le familier du lieu, l’immobile idiot
    Sur sa borne est assis parmi les maigres poules ;
    Morne, il écoute, aux champs plombés de chaudes houles,
    Crier un invisible et lointain chariot.

    Les chiens silencieux vont, viennent dans la rue ;
    Une vache parfois pousse un long beuglement,
    L’hirondelle fend l’air et décrit brusquement
    Un méandre à la courbe aussitôt disparue.

    Pas un arbre à l’entour, pas un feuillage vert.
    Telle qu’une fournaise ardente et sans issue
    Où le brun moissonneur, penché, halète et sue,
    Dans un immense ennui la plaine au loin se perd.

    Mais voilà, comme un bruit confus de ruche folle,
    Qu’un fredon de jeunesse éveille l’écho sourd :
    Dans la noire maison de brique au cœur du bourg,
    Joyeusement murmure et bourdonne l’école.

    Et ce bourdonnement, enfantine fraîcheur,
    Mêle son charme à l’air que brûle un feu lugubre :
    C’est comme un courant pur au désert insalubre,
    Une source bénie où va boire le cœur.

    Courrières, 14 juin 1875.

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  • Sur le réalisme en peinture en France

    Le premier point qu’il faut comprendre au sujet du réalisme en peinture en France au XIXe siècle est qu’il n’y a pas eu de mouvement réaliste, seulement une tendance. Cette tendance a été relativement puissante selon les moments et est indéniablement liée aux luttes de classes, avec les chocs populaires de 1848 et de 1871, avec également en perspective la lutte anti-aristocratique de la bourgeoisie elle-même.

    Pour cette raison, le second point à comprendre est qu’il existe au sein du réalisme français en peinture deux aspects : le premier est populaire, allant au typique, dans un esprit synthétique, le second étant bourgeois, allant au particulier, dans un esprit expérimental.

    Le naturalisme d’Émile Zola en littérature, équivalent de la conception bourgeoise de la vivisection réalisée par Claude Bernard, théorisé par Émile Zola dans Le roman expérimental, est le produit direct de ce second aspect, niant l’universel au nom d’un particulier sur lequel on travaillerait en tentant d’en distiller la substance.

    Il est tout à fait juste de constater que cette recherche du particulier était historiquement nécessaire, de par l’impossibilité de la bourgeoisie, au XVIIe siècle, à mettre en avant le matérialisme et l’expérience, en raison du maintien de la chape de plomb clérical-catholique.

    La France n’a pas été le pays de Francis Bacon, du matérialisme anglais et de son empirisme, des jardins à l’anglaise mais celui de René Descartes et de sa perspective mathématique, des jardins à la française.

    Pour cette raison, Émile Zola représente à la fois une tentative d’aller dans le sens du réel, contre la froideur logique cartésienne, cléricale-féodale, et, en même temps, une négation de l’esprit de synthèse, inversement mis à la même époque en avant par le marxisme et la social-démocratie.

    En peinture, en France, la tendance au naturalisme, c’est-à-dire à l’attention expérimentale sur le particulier, a vite tendu à un éloge d’une vie séparée de l’ensemble, à un retour vers un terroir « authentique » faisant face à la société en modernisation.

    C’est précisément l’écueil qu’Honoré de Balzac, pourtant romantique, a évité dans sa rédaction des romans de la Comédie Humaine.

    On doit ainsi distinguer, de manière dialectique, deux tendances : le réalisme avec une rare direction synthétique, plus couramment une approche « brute » ; le réalisme comme naturalisme à la Émile Zola, avec une déviation « terroir » fortement prononcée.

    Léon Lhermitte, Le repas de Midi

    Pour cette raison, un véritable musée consacré à la peinture réaliste en France – qui ne peut exister que sous l’impulsion du socialisme, la bourgeoisie célébrant l’impressionnisme, alors que le romantisme a été l’apanage de l’aristocratie – devra se diviser en deux sections, chacune possédant deux aspects.

    Cela est nécessaire, afin de bien cerner les différences d’approches, de former un contraste soulignant les différences de fond.

    Cela est nécessaire pour contrer la réduction du réalisme à un simple « refus » du « sentimentalisme » romantique.

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  • Jules Breton, le titan

    Avec Jules Breton (1827-1906), on a un titan du réalisme. Il est intéressant de voir comment Émile Zola l’attaque pourtant, à l’occasion de l’exposition de 1878, en rejetant ce qui serait un réalisme idéalisé :

    « Jules Breton, de son côté, s’est acquis une célébrité en peignant des paysannes idéales. Il faut voir au Champ-de-Mars les beautés qu’il habille de toile grossière et qui ont l’allure de déesses.

    La foule approuve et appelle cela « avoir du style ». Mais c’est du mensonge tout court et rien de plus. J’aime mieux les paysannes de Courbet, non seulement parce qu’elles sont mieux dessinées du point de vue technique, mais aussi parce qu’elles sont plus proches de la réalité.

    Remarquez que Jules Breton est comblé de faveurs depuis 1855, abreuvé d’une pluie de médailles et de croix, tandis que Courbet, encore une fois, est mort en exil, poursuivi par les huissiers que le gouvernement français avait lancés sur ses traces. »

    Voilà bien une dénonciation montrant le caractère vil d’Émile Zola, qui ne sait pas reconnaître la dignité dans le réel, qui cherche simplement ce qu’il y aurait de particulier, pratiquement de grotesque.

    Ce n’est pas là le réalisme, qui cherche le typique, dans l’esprit de synthèse d’une réalité donnée. Voici par exemple La mouette blessée. On y voit très bien ce qu’Émile Zola pourrait y reprocher, à savoir une certaine idéalisation qui n’est en fait que le reflet de la dignité de la situation, la dignité du réel. C’est à cela qu’on voit qu’Émile Zola méprise le peuple, ne prend dans le réel que de « l’expérimental ».

    Jules Breton, La mouette blessée

    Voici également Le Rappel des glaneuses, datant de 1859, où Émile Zola pourrait faire le même reproche et à quoi on pourrait répondre la même chose : c’est la dignité de la situation qui est présentée, qui transcende le simple particulier pour atteindre le général.

    Jules Breton, Le Rappel des glaneuses

    Voici trois tableaux éminemment réalistes, Jeune fille tricotant (1860), La fileuse (1870) et La petite couturière (1868). Il n’y a ici pas tant idéalisation qu’expression de la dignité du réel.

    Jules Breton, Jeune fille tricotant
    Jules Breton, La fileuse
    Jules Breton,  La petite couturière

    Voici deux œuvres typiques dans leur conceptualisation, avec un fort esprit de synthèse, La lecture (1865) et La fête du grand-père (1864), avec pour le second tableau des velléités d’esthétisation trop apparentes. 

    Jules Breton, La lecture
    Jules Breton,  La fête du grand-père

    Jules Breton a également peint sa version des Glaneuses (1854), suivi du Rappel des glaneuses (1859) sur laquelle il y a lieu de revenir, à la thématique puisée dans la vie paysanne à Courrières, le village natal du peintre, dans l’Artois. On remarquera que dans les deux tableaux, on a la présence d’un garde-champêtre s’ennuyant et surveillant l’activité des femmes de la paysannerie pauvre récupérant les restes des récoltes.

    La dignité du travail dans ces œuvres est formidable et il est si révélateur de l’esprit se voulant social de Napoléon III que celui-ci, à la demande de l’impératrice Eugénie, acheta la seconde œuvre en la plaçant sur la liste civile, pour être exposée au Château de Saint-Cloud avant d’être placée en 1862 au Musée des Artistes Vivants, qui deviendra par la suite le Musée du Luxembourg.

    Jules Breton, Glaneuses
    Jules Breton, Rappel des glaneuses

    Ce qui dérangeait Émile Zola, c’est la joie de vivre représentée par Jules Breton ; cette joie de vivre ne tend pourtant pas au « pétainisme », mais a un esprit de dignité.

    Il est intéressant de voir que Jules Breton réfutait l’opposition entre objectivisme et subjectivisme, insistant de son côté sur l’inspiration de l’artiste.

    Il n’avait aucun recul sur son activité de réalisme, étant porté par la tendance. C’est pour cette raison qu’il a tendance à forcer dans la personnalisation des figures, ce qui n’est pas une esthétisation forcée, une transformation des travailleuses en déesse, comme le prétend Émile Zola.

    Voici Le retour des champs (1871) et Les Sarcleuses (1860).

    Jules Breton, Le retour des champs
    Jules Breton, (1871) Les Sarcleuses

    Voici d’autres œuvres où le trait portraitiste personnalisé est bien plus forcé : La glaneuse (1900), Matin (1888), Été (1891), La porteuse d’eau et enfin L’étoile du berger.

    Jules Breton, La glaneuse
    Jules Breton, Matin
    Jules Breton, Été
    Jules Breton, La porteuse d’eau
    Jules Breton, L’étoile du berger

    C’est également vrai pour des tableaux comme Jeune fille gardant des vaches, Une paysanne au repos, qu’on peut opposer à la très vivante, très réussie Fille de pêcheur, raccommodeuse de filets (1878).

    Jules Breton, Jeune fille gardant des vaches
    Jules Breton, Une paysanne au repos
    Jules Breton, Fille de pêcheur, raccommodeuse de filets

    Ce formalisme portraitiste a pu aller jusqu’à un formalisme religieux dans la représentation de la vie quotidienne. On a ici Plantation d’un calvaire (1858), Jeunes filles se rendant à la procession (1890), La bénédiction des blés en Artois.

    Jules Breton, Plantation d’un calvaire
    Jules Breton, Jeunes filles se rendant à la procession
    Jules Breton, La bénédiction des blés en Artois

    La dimension relativement kitsch de Amour est ici évidente, comme pour ces Laveuses de la côte bretonne ou encore La Saint-Jean (1875).

    Jules Breton, Amour
    Jules Breton, Laveuses de la côte bretonne
    Jules Breton, La Saint-Jean

    Il n’en reste pas moins que Jules Breton est un des meilleurs représentants du réalisme de la seconde moitié du XIXe siècle, un titan de l’art développé en France.

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  • Debat-Ponsan et Bastien-Lepage

    Le réalisme est, au XIXe siècle, incontournable pour la bourgeoisie elle-même.Voilà pourquoi on voit le réalisme émerger comme tendance, y compris très partiellement chez des auteurs ne participant pas à cette tendance. Il est impossible de comprendre Le spleen de Paris de Charles Baudelaire sans voir que la démarche est authentiquement réaliste, avec une prose portraitriste absolument éloignée des rimes décadentes des Fleurs du mal. Il en va de même chez de nombreux peintres alors.

    Si l’on prend le peintre Édouard Debat-Ponsan (1847-1913), qui a été un éclectique fréquentant la haute bourgeoisie et les grandes figures politiques bourgeoises, on retrouve tout de même chez lui parfois une approche authentiquement réaliste, comme ici, avec Coin de vigne, de 1886 (cliquer pour agrandir), ou bien d’un réalisme bien plus élémentaire, une facture bien plus académique, avec Au puits (1888), Repos dans les champs, Le repos du bouvier (1893), Flirtant (1896), Le dépiquage au rouleau de pierre (1892).

    Édouard Debat-Ponsan, Coin de vigne
    Édouard Debat-Ponsan, Au puits
    Édouard Debat-Ponsan, Repos dans les champs
    Édouard Debat-Ponsan, Le repos du bouvier
    Édouard Debat-Ponsan, Flirtant
    Édouard Debat-Ponsan, Le dépiquage au rouleau de pierre

    On notera Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits, symbolisant l’affaire Dreyfus et offert à Émile Zola, lui coûtant par ailleurs une partie significative de sa clientèle.

    Édouard Debat-Ponsan, Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits,

    Gustave Brion (1824-1877) est un autre exemple de ce foisonnement réaliste. La récolte des pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852 est d’une orientation intéressante.

    Gustave Brion, La récolte des pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852 

    Le Vainqueur de la danse du coq (Mœurs alsaciennes en 1860) de 1871 et Une scène de carnaval, ancien titre : Une Noce en Alsace sont par contre des caricatures de la peinture flamande.

    Gustave Brion, Le Vainqueur de la danse du coq (Mœurs alsaciennes en 1860) 
    Gustave Brion, Une scène de carnaval

    Gustave Brion sera également un éclectique et il sera même illustrateur de la première édition des Misérables, ainsi que de Notre-Dame de Paris, les classiques romantiques – et donc résolument anti-réalistes – de Victor Hugo.

    Un peintre également à la croisée des chemins, à la démarche éclectique, est Jules Bastien-Lepage (1848-1884). Voici Les foins, ainsi que La faneuse au repos, ainsi que La récolte des pommes de terre, des œuvres très abouties dans son style tendant pratiquement au grotesque, à l’expressionnisme.

    Jules Bastien-Lepage,
    Jules Bastien-Lepage,
    Jules Bastien-Lepage,

    Voici ce qu’en dit le critique d’art Paul Mantz à l’époque :

    « Cette paysanne est un monument de sincérité, un type dont on se souviendra toujours. Elle est très hâlée par le soleil, elle est laide ; la tête est carrée et mal dégrossie ; c’est la reproduction implacablement fidèle d’une jeune campagnarde qui ne s’est jamais regardée au miroir de l’idéal. Mais dans cette laideur il y a une âme.

    Cette faneuse si vraie par l’attitude, les yeux fixés vers un horizon mystérieux, est absorbée par une pensée confuse, par une sorte de rêverie instinctive et dont l’intensité se double de l’ivresse provoquée par l’odeur des herbes coupées. Le son d’une cloche, l’appel du maître des faucheurs, la tireront bientôt de sa contemplation muette. Elle reprendra son dur travail, elle rentrera dans les fatalités de la vie réelle.

    Mais pendant cette rude journée, l’âme aura eu son entracte. De tous les tableaux du Salon, y compris les tableaux religieux, la composition de Bastien-Lepage est celle qui contient le plus de pensée. »

    Voici également Pas mèche, Pauvre Fauvette, L’amour au village, et enfin Jeanne d’Arc ainsi que Diogène, deux œuvres vraiment puissantes, dont le réalisme techniquement efficace est déjà malheureusement mis au service du modernisme, de l’expression subjective, etc.

    Jules Bastien-Lepage, Pas mèche
    Jules Bastien-Lepage, Pauvre Fauvette
    Jules Bastien-Lepage, L’amour au village
    Jules Bastien-Lepage, Jeanne d’Arc
    Jules Bastien-Lepage,
    Jules Bastien-Lepage, Diogène

    On notera également Le petit colporteur endormi.

    Jules Bastien-Lepage, Le petit colporteur endormi.

    On peut rapprocher cette dernière œuvre de deux peintures de Fernand Pelez (1848-1913), Sans asile (1883) ainsi que Un martyr ou Le marchand de violettes (1885). 

    Fernand Pelez, Sans asile
    Fernand Pelez, Un martyr ou Le marchand de violettes (1885). 

    Un dernier exemple d’électisme tient en Rosa Bonheur (1822-1899). Cette peintre a eu un vaste succès commercial et une grande reconnaissance, devenant chevalier, puis officier de la Légion d’honneur, étant la première femme à recevoir le titre. Elle fut également Croix de San Carlos du Mexique, octroyée par l’empereur Maximilien et l’impératrice Carlotta, commandeur de l’ordre royal d’Isabelle octroyée par Alphonse XII d’Espagne, Croix de Léopold de Belgique, membre honoraire de la Royal Academy of Watercolorists de Londres et Mérite des beaux-arts de Saxe-Coburg-Gotha, etc.

    Ses œuvres ne tiennent, en effet, qu’à un réalisme somme toute vide, vaguement naturaliste, montrant uniquement des animaux mais sans la dignité du réel : on est là finalement dans le pittoresque, le réalisme dévoyé.

    Voici Labourage nivernais (1849), qui connut un grand succès, ainsi que Veaux (1879), Muletiers espagnols traversent les Pyrénées (1875) et enfin Le Marché aux Chevaux.

    Rosa Bonheur, Labourage nivernais
    Rosa Bonheur, Veaux
    Rosa Bonheur, Muletiers espagnols traversent les Pyrénées
    Rosa Bonheur, Le Marché aux Chevaux.

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