Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Molière : Le Médecin malgré lui

    1666

    ACTE I

    Le théâtre représente une forêt


    Scène I

    Sganarelle, Martine, paraissent sur le théâtre en se querellant.

    Sganarelle

    Non, je te dis que je n’en veux rien faire, et que c’est à moi de parler et d’être le maître.

    Martine

    Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines !

    Sganarelle

    Oh ! la grande fatigue que d’avoir une femme ! et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

    Martine

    Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote.

    Sganarelle

    Oui, habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache comme moi raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su dans son jeune âge son rudiment par cœur.

    Martine

    Peste du fou fieffé !

    Sganarelle

    Peste de la carogne !

    Martine

    Que maudits soient l’heure et le jour où je m’avisai d’aller dire oui !

    Sganarelle

    Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine !

    Martine

    C’est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire ! Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâces au ciel de m’avoir pour ta femme ? et méritais-tu d’épouser une femme comme moi ?

    Sganarelle

    Il est vrai que tu me fis trop d’honneur, et que j’eus lieu de me louer la première nuit de mes noces ! Hé ! morbleu ! ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines choses…

    Martine

    Quoi ? que dirais-tu ?

    Sganarelle

    Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.

    Martine

    Qu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !…

    Sganarelle

    Tu as menti : j’en bois une partie.

    Martine

    Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !…

    Sganarelle

    C’est vivre de ménage.

    Martine

    Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…

    Sganarelle

    Tu t’en lèveras plus matin.

    Martine

    Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison…

    Sganarelle

    On en déménage plus aisément.

    Martine

    Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire !

    Sganarelle

    C’est pour ne me point ennuyer.

    Martine

    Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ?

    Sganarelle

    Tout ce qu’il te plaira.

    Martine

    J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras…

    Sganarelle

    Mets-les à terre.

    Martine

    Qui me demandent à toute heure du pain.

    Sganarelle

    Donne-leur le fouet : quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison.

    Martine

    Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ?

    Sganarelle

    Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît.

    Martine

    Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ?

    Sganarelle

    Ne nous emportons point, ma femme.

    Martine

    Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ?

    Sganarelle

    Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’ame endurante, et que j’ai le bras assez bon.

    Martine

    Je me moque de tes menaces.

    Sganarelle

    Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.

    Martine

    Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.

    Sganarelle

    Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.

    Martine

    Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?

    Sganarelle

    Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.

    Martine

    Ivrogne que tu es !

    Sganarelle

    Je vous battrai.

    Martine

    Sac à vin !

    Sganarelle

    Je vous rosserai.

    Martine

    Infâme !

    Sganarelle

    Je vous étrillerai.

    Martine

    Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! belître ! fripon ! maraud ! voleur ! …

    Sganarelle

    Ah ! vous en voulez donc !

    Sganarelle prend un bâton et bat sa femme

    Martine, criant

    Ah ! ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Voilà le vrai moyen de vous apaiser.

    Scène 2

    M. Robert, Sganarelle, Martine

    Monsieur Robert

    Holà ! holà ! holà ! Fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin, de battre ainsi sa femme !

    Martine, les mains sur les côtés, parle à M. Robert en le faisant reculer, et à la fin lui donne un soufflet.

    Et je veux qu’il me batte, moi.

    Monsieur Robert

    Ah ! j’y consens de tout mon cœur.

    Martine

    De quoi vous mêlez-vous ?

    Monsieur Robert

    J’ai tort.

    Martine

    Est-ce là votre affaire ?

    Monsieur Robert

    Vous avez raison.

    Martine

    Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes !

    Monsieur Robert

    Je me rétracte.

    Martine

    Qu’avez-vous à voir là-dessus ?

    Monsieur Robert

    Rien.

    Martine

    Est-ce à vous d’y mettre le nez ?

    Monsieur Robert

    Non.

    Martine

    Mêlez-vous de vos affaires.

    Monsieur Robert

    Je ne dis plus mot.

    Martine

    Il me plaît d’être battue.

    Monsieur Robert

    D’accord.

    Martine

    Ce n’est pas à vos dépens

    Monsieur Robert

    Il est vrai.

    Martine

    Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n’avez que faire.

    (Il passe ensuite vers Sganarelle, qui pareillement lui parle toujours en le faisant reculer, le frappe avec le même bâton et le met en fuite.)

    Monsieur Robert

    Compère, je vous demande pardon de tout mon cœur. Faites, rossez, battez comme il faut votre femme ; je vous aiderai si vous le voulez.

    Sganarelle

    Il ne me plaît pas, moi.

    Monsieur Robert

    Ah ! c’est une autre chose.

    Sganarelle

    Je la veux battre, si je le veux ; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas.

    Monsieur Robert

    Fort bien.

    Sganarelle

    C’est ma femme et non pas la vôtre.

    Monsieur Robert

    Sans doute.

    Sganarelle

    Vous n’avez rien à me commander.

    Monsieur Robert

    D’accord.

    Sganarelle

    Je n’ai que faire de votre aide.

    Monsieur Robert

    Très volontiers.

    Sganarelle

    Et vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d’autrui. Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce.

    (Il le chasse ; ensuite il revient vers sa femme et lui dit en lui pressant la main.)

    Scène 3

    Sganarelle, Martine.

    Sganarelle

    Oh çà ! faisons la paix nous deux. Touche là.

    Martine

    Oui, après m’avoir ainsi battue !

    Sganarelle

    Cela n’est rien. Touche.

    Martine

    Je ne veux pas.

    Sganarelle

    Hé ?

    Martine

    Non.

    Sganarelle

    Ma petite femme !

    Martine

    Point.

    Sganarelle

    Allons, te dis-je.

    Martine

    Je n’en ferai rien.

    Sganarelle

    Viens, viens, viens.

    Martine

    Non ; je veux être en colère.

    Sganarelle

    Fi ! c’est une bagatelle. Allons, allons.

    Martine

    Laisse-moi là.

    Sganarelle

    Touche, te dis-je.

    Martine

    Tu m’as trop maltraitée.

    Sganarelle

    Hé bien ! va, je te demande pardon ; mets là ta main.

    Martine

    Je te pardonne ; (bas, à part.) mais tu le paieras.

    Sganarelle

    Tu es une folle de prendre garde à cela : ce sont petites choses qui sont de temps en temps nécessaires dans l’amitié ; et cinq ou six coups de bâton, entre gens qui s’aiment, ne font que ragaillardir l’affection. Va, je m’en vais au bois, et je te promets aujourd’hui plus d’un cent de fagots.

    Scène 4

    Martine, seule.

    Va, quelque mine que je fasse, je n’oublierai pas mon ressentiment ; et je brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu m’as donnés. Je sais bien qu’une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d’un mari : mais c’est une punition trop délicate pour mon pendard : je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir ; et ce n’est pas contentement pour l’injure que j’ai reçue.

    Scène 5

    Valère, Lucas, Martine

    Lucas, à Valère, sans voir Martine.

    Parguienne ! j’avons pris là tous deux une guèble de commission ; et je ne sais pas, moi, ce que je pensons attraper.

    Valère, à Lucas, sans voir Martine.

    Que veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître : et puis, nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudra quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peut avoir sur sa personne ; et quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre.

    Martine, rêvant à part, se croyant seule.

    Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ?

    Lucas, à Valère.

    Mais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avont tous pardu leur latin ?

    Valère, à Lucas.

    On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu’on ne trouve pas d’abord ; et souvent en de simples lieux…

    Martine, se croyant toujours seule.

    Oui, il faut que je me venge à quelque prix que ce soit. Ces coups de bâton me reviennent au cœur, je ne les saurois digérer ; et… (Elle dit tout ceci en rêvant, de sorte que, ne prenant pas garde à ces deux hommes, elle les heurte en se retournant, et leur dit 🙂 Ah ! messieurs, je vous demande pardon ; je ne vous voyois pas, et cherchois dans ma tête quelque chose qui m’embarrasse,

    Valère

    Chacun a ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous voudrions bien trouver.

    Martine

    Seroit-ce quelque chose où je vous puisse aider ?

    Valère

    Cela se pourroit faire ; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque médecin particulier qui pût donner quelque soulagement à la fille de notre maître, attaquée d’une maladie qui lui a ôté tout d’un coup l’usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle : mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n’ont su faire ; et c’est là ce que nous cherchons.

    Martine, bas, à part.

    Ah ! que le ciel m’inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard ! (haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour rencontrer ce que vous cherchez ; et nous avons un homme, le plus merveilleux homme du monde pour les maladies désespérées.

    Valère

    Hé ! de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ?

    Martine

    Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse à couper du bois.

    Lucas

    Un médecin qui coupe du bois !

    Valère

    Qui s’amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ?

    Martine

    Non ; c’est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu’il est. Il va vêtu d’une façon extravagante, affecte quelquefois de paroître ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d’exercer les merveilleux talents qu’il a eus du ciel pour la médecine.

    Valère

    C’est une chose admirable que tous les grands hommes ont toujours du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.

    Martine

    La folie de celui-ci est plus grande qu’on ne peut croire, car elle va parfois jusqu’à vouloir être battu pour demeurer d’accord de sa capacité ; et je vous donne avis que vous n’en viendrez pas à bout, qu’il n’avouera jamais qu’il est médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun en bâton, et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu’il vous cachera d’abord. C’est ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de lui.

    Valère

    Voilà une étrange folie !

    Martine

    Il est vrai ; mais, après cela, vous verrez qu’il fait des merveilles.

    Valère

    Comment s’appelle-t-il ?

    Martine

    Il s’appelle Sganarelle. Mais il est aisé à connoître : c’est un homme qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.

    Lucas

    Un habit jaune et vart ! C’est donc le médecin des parroquets ?

    Valère

    Mais est-il bien vrai qu’il soit si habile que vous le dites ?

    Martine

    Comment ! c’est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu’une femme fut abandonnée de tous les autres médecins ; on la tenoit morte il y avoit déjà six heures, et l’on se disposoit à l’ensevelir, lorsqu’on y fit venir de force l’homme dont nous parlons. Il lui mit, l’ayant vue, une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche ; et, dans le même instant, elle se leva de son lit, et se mit aussitôt à promener dans sa chambre comme si de rien n’eût été.

    Lucas

    Ah !

    Valère

    Il falloit que ce fût quelque goutte d’or potable.

    Martine

    Cela pourroit bien être. Il n’y a pas trois semaines encore qu’un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le pavé la tête, les bras, et les jambes. On n’y eut pas plus tôt amené notre homme, qu’il le frotta par tout le corps d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfant aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette.

    Lucas

    Ah !

    Valère

    Il faut que cet homme-là ait la médecine universelle.

    Martine

    Qui en doute ?

    Lucas

    Téligué ! v’là justement l’homme qu’il nous faut. Allons vite le charcher.

    Valère

    Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites.

    Martine

    Mais souvenez-vous bien au moins de l’avertissement que je vous ai donné.

    Lucas

    Hé ! morguenne ! laissez-nous faire : s’il ne tient qu’à battre, la vache est à nous.

    Valère, à Lucas.

    Nous sommes bien heureux d’avoir fait cette rencontre ; et j’en conçois, pour moi, la meilleure espérance du monde.

    Scène 6

    Sganarelle, Valère, Lucas

    Sganarelle, chantant derrière le théâtre.

    La, la, la …

    Valère

    J’entends quelqu’un qui chante, et qui coupe du bois.

    Sganarelle, entrant sur le théâtre, avec une bouteille à la main, sans apercevoir Valère ni Lucas.

    La, la, la … Ma foi, c’est assez travaille pour boire un coup. Prenons un peu d’haleine. (Après avoir bu.) Voilà du bois qui est salé comme tous les diables

    (Il chante.)

    Qu’ils sont doux,
    Bouteille jolie,
    Qu’ils sont doux
    Vos petits glouglous !
    Mais mon sort feroit bien des jaloux,
    Si vous étiez toujours remplie.
    Ah ! bouteille, ma mie,
    Pourquoi vous videz-vous?

    Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.

    Valère, bas, à Lucas.

    Le voilà lui-même.

    Lucas, bas, à Valère.

    Je pense que vous dites vrai, et que j’avons bouté le nez dessus.

    Valère

    Voyons de près.

    Sganarelle, embrassant sa bouteille.

    Ah ! petite friponne ! que je t’aime, mon petit bouchon ! (Il chante. Apercevant Valère et Lucas qui l’examinent, il baisse la voix.)

    Mais mon sort… feroit… bien des… jaloux, Si…

    (Voyant qu’on l’examine de plus près.)

    Que diable ! à qui en veulent ces gens-là ?

    Valère, à Lucas.

    C’est lui assurément.

    Lucas, à Valère.

    Le v’là tout craché comme on nous l’a défiguré.

    Sganarelle, à part.

    (Ici il pose sa bouteille à terre, et, Valère se baissant pour le saluer comme il croit que c’est a dessein de la prendre, il la met de l’autre côté, ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre.)

    Ils consultent en me regardant. Quel dessein auroient-ils ?

    Valère

    Monsieur, n’est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle ?

    Sganarelle

    Hé ! quoi ?

    Valère

    Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle.

    Sganarelle, se tournant vers Valère, puis vers Lucas.

    Oui et non, selon ce que vous lui voulez.

    Valère

    Nous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.

    Sganarelle

    En ce cas, c’est moi qui se nomme Sganarelle.

    Valère

    Monsieur, nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pour ce que nous cherchons ; et nous venons implorer votre aide, dont nous avons besoin.

    Sganarelle

    Si c’est quelque chose, messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je suis tout prêt à vous rendre service.

    Valère

    Monsieur, c’est trop de grâce que vous nous faites. Mais, monsieur, couvrez-vous, s’il vous plaît ; le soleil pourroit vous incommoder.

    Lucas

    Monsieu, boutez dessus.

    Sganarelle, à part.

    Voici des gens bien pleins de cérémonie

    (Il se couvre.)

    Valère

    Monsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous ; les habiles gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité.

    Sganarelle

    Il est vrai, messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.

    Valère

    Ah ! monsieur !…

    Sganarelle

    Je n’y épargne aucune chose, et les fais d’une façon qu’il n’y a rien à dire.

    Valère

    Monsieur, ce n’est pas cela dont il est question.

    Sganarelle

    Mais aussi je les vends cent dix sous le cent.

    Valère

    Ne parlons point de cela, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Je vous promets que je ne saurois les donner à moins.

    Valère

    Monsieur, nous savons les choses.

    Sganrelle

    Si vous savez les choses, vous savez que je les vends cela.

    Valère

    Monsieur, c’est se moquer que…

    Sganarelle

    Je ne me moque point, je n’en puis rien rabattre.

    Valère

    Parlons d’autre façon, de grâce.

    Sganarelle

    Vous en pourrez trouver autre part à moins ; il y a fagots et fagots : mais pour ceux que je fais…

    Valère

    Hé ! monsieur, laissons là ce discours.

    Sganarelle

    Je vous jure que vous ne les auriez pas, s’il s’en falloit un double.

    Valère

    Hé ! fi !

    Sganarelle

    Non, en conscience ; vous en paierez cela. Je vous parle sincèrement, et ne suis pas homme à surfaire.

    Valère

    Faut-il, monsieur, qu’une personne comme vous s’amuse à ces grossières feintes, s’abaisse à parler de la sorte ! qu’un homme si savant, un fameux médecin, comme vous êtes veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenir enterré des beaux talents qu’il a !

    Sganarelle, à part.

    Il est fou.

    Valère

    De grâce, monsieur, ne dissimulez point avec nous.

    Sganarelle

    Comment ?

    Lucas

    Tout ce tripotage ne sart de rian ; je savons cen que je savons.

    Sganarelle

    Quoi donc ! que me voulez-vous dire ? Pour qui me prenez-vous ?

    Valère

    Pour ce que vous êtes, pour un grand médecin.

    Sganarelle

    Médecin vous-même ; je ne le suis point, et je ne l’ai jamais été.

    Valère, bas.

    Voilà sa folie qui le tient. (Haut.) Monsieur, ne veuillez point nier les choses davantage ; et n’en venons point, s’il vous plaît, à de fâcheuses extrémités.

    Sganarelle

    À quoi donc ?

    Valère

    À de certaines choses dont nous serions marris.

    Sganarelle

    Parbleu ! venez-en à tout ce qu’il vous plaira ; je ne suis point médecin, et ne sais ce que vous me voulez dire.

    Valère, bas.

    Je vois bien qu’il faut se servir du remède. (Haut.) Monsieur, encore un coup, je vous prie d’avouer ce que vous êtes.

    Lucas

    Hé ! tétigué ! ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette que v’s êtes médecin.

    Sganarelle, à part.

    J’enrage.

    Valère

    À quoi bon nier ce qu’on sait ?

    Lucas

    Pourquoi toutes ces fraimes-là ? À quoi est-ce que ça vous sert ?

    Sganarelle

    Messieurs, en un mot autant qu’en deux mille, je vous dis que je ne suis point médecin.

    Valère

    Vous n’êtes point médecin ?

    Valère

    Non.

    Lucas

    V’s n’êtes pas médecin ?

    Sganarelle

    Non, vous dis-je.

    Valère

    Puisque vous le voulez, il faut donc s’y résoudre.

    (Ils prennent chacun un bâton, et le frappent.)

    Sganarelle

    Ah ! ah ! ah ! messieurs, je suis tout ce qu’il vous plaira.

    Valère

    Pourquoi, monsieur, nous obligez-vous à cette violence ?

    Lucas

    À quoi bon nous bailler la peine de vous battre ?

    Valère

    Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

    Lucas

    Par ma figué ! j’en sis fâché, franchement.

    Sganarelle

    Que diable est ceci, messieurs ? De grâce, est-ce pour rire, ou si tous deux vous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ?

    Valère

    Quoi ! vous ne vous rendez pas encore, et vous vous défendez d’être médecin ?

    Sganarelle

    Diable emporte si je le suis !

    Lucas

    Il n’est pas vrai qu’ous sayez médecin ?

    Sganarelle

    Non, la peste m’étouffe ! (Ils recommencent à le battre.) Ah ! ah ! Hé bien ! messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin ; apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J’aime mieux consentir à tout que de me faire assommer.

    Valère

    Ah ! voilà qui va bien, monsieur : je suis ravi de vous voir raisonnable.

    Lucas

    Vous me boutez la joie au cœur, quand je vous vois parler comme ça.

    Valère

    Je vous demande pardon de toute mon ame.

    Lucas

    Je vous demandons excuse de la libarté que j’avons prise.

    Sganarelle, à part.

    Ouais ! seroit-ce bien moi qui me tromperois, et serois-je devenu médecin sans m’en être aperçu ?

    Valère

    Monsieur, vous ne vous repentirez pas de nous montrer ce que vous êtes ; et vous verrez assurément que vous en serez satisfait.

    Sganarelle

    Mais, messieurs, dites-moi, ne vous trompez-vous point vous-mêmes ? Est-il bien assuré que je sois médecin ?

    Lucas

    Oui, par ma figué !

    Sganarelle

    Tout de bon ?

    Valère

    Sans doute.

    Sganarelle

    Diable emporte si je le savois !

    Valère

    Comment, vous êtes le plus habile médecin du monde.

    Sganarelle

    Ah ! ah !

    Lucas

    Un médecin qui a gari je ne sais combien de maladies.

    Sganarelle

    Tudieu !

    Valère

    Une femme étoit tenue pour morte il y avoit six heures ; elle étoit prête à ensevelir, lorsque, avec une goutte de quelque chose, vous la fîtes revenir et marcher d’abord par la chambre.

    Sganarelle

    Peste !

    Lucas

    Un petit enfant de douze ans se laissit choir du haut d’un clocher, de quoi il eut la tête, les jambes et les bras cassés ; et vous, avec je ne sais quel onguent, vous fîtes qu’aussitôt il se relevit sur ses pieds, et s’en fut jouer à la fossette.

    Sganarelle

    Diantre !

    Sganarelle

    Enfin, monsieur, vous aurez contentement avec nous, et vous gagnerez ce que vous voudrez en vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.

    Sganarelle

    Je gagnerai ce que je voudrai ?

    Valère

    Oui.

    Sganarelle

    Ah ! je suis médecin, sans contredit. Je l’avois oublié ; mais je m’en ressouviens. De quoi est-il question ? Où faut-il se transporter ?

    Valère

    Nous vous conduirons. Il est question d’aller voir une fille qui a perdu la parole.

    Sganarelle

    Ma foi, je ne l’ai pas trouvée.

    Valère, bas, à Lucas

    Il aime à rire. à Sganarelle. Allons, monsieur.

    Sganarelle

    Sans une robe de médecin ?

    Valère

    Nous en prendrons une.

    Sganarelle, présentant sa bouteille à Valère

    Tenez cela, vous : voilà où je mets mes juleps.

    (puis se tournant vers Lucas en crachant.)

    Vous, marchez là-dessus, par ordonnance du médecin.

    Lucas

    Palsanguenne ! v’là un médecin qui me plaît ; je pense qu’il réussira, car il est bouffon.

    Fin du premier acte


    ACTE II

    Le théâtre représente une chambre de la maison de Géronte.

    Scène I

    Géronte, Valère, Lucas, Jacqueline.

    Valère

    Oui, monsieur, je crois que vous serez satisfait ; et nous vous avons amené le plus grand médecin du monde.

    Lucas

    Oh ! morguenne ! il faut tirer l’échelle après ceti-là, et tous les autres ne sont pas daignes de li déchausser ses souliés.

    Valère

    C’est un homme qui a fait des cures merveilleuses.

    Lucas

    Qui a gari des gens qui étiant morts.

    Valère

    Il est un peu capricieux, comme je vous ai dit ; et, parfois, il a des moments où son esprit s’échappe, et ne paroît pas ce qu’il est.

    Lucas

    Oui, il aime à bouffonner ; et l’an diroit parfois, ne v’s en déplaise, qu’il a quelque petit coup de hache à la tête.

    Valère

    Mais, dans le fond, il est toute science ; et bien souvent il dit des choses tout à fait relevées.

    Lucas

    Quand il s’y boute, il parle tout fin drait comme s’il lisoit dans un livre.

    Valère

    Sa réputation s’est déjà répandue ici ; et tout le monde vient à lui.

    Géronte

    Je meurs d’envie de le voir ; faites-le-moi vite venir.

    Valère

    Je le vais quérir.

    Scène II

    Géronte, Jacqueline, Lucas

    Jacqueline

    Par ma fi, monsieu, ceti-ci fera justement ce qu’ant fait les autres. Je pense que ce sera quessi queumi ; et la meilleure médeçaine que l’an pourroit bailler à votre fille, ce seroit, selon moi, un biau et bon mari, pour qui alle eût de l’amiquié.

    Géronte

    Ouais ! nourrice, ma mie, vous vous mêlez de bien des choses !

    Lucas

    Taisez-vous, notre minagère Jacquelaine ; ce n’est pas à vous à bouter là votre nez.

    Jacqueline

    Je vous dis et vous douze que tous ces médecins n’y feront rian que de l’iau claire ; que votre fille a besoin d’autre chose que de rhibarbe et de séné, et qu’un mari est un emplâtre qui garit tous les maux des filles.

    Géronte

    Est-elle en état maintenant qu’on s’en voulût charger, avec l’infirmité qu’elle a ? Et lorsque j’ai été dans le dessein de la marier, ne s’est-elle pas opposée à mes volontés ?

    Jacqueline

    Je le crois bian ; vous l’y vouliez bailler eun homme qu’alle n’aime point. Que ne preniais-vous ce monsieur Liandre, qui li touchoit au coeur ? alle auroit été fort obéissante ; et je m’en vas gager qu’il la prendroit, li, comme alle est, si vous la li vouillais donner.

    Géronte

    Ce Léandre n’est pas ce qu’il faut ; il n’a pas du bien comme l’autre.

    Jacqueline

    Il a eun oncle qui est si riche, dont il est hériquié.

    Géronte

    Tous ces biens à venir me semblent autant de chansons. Il n’est rien tel que ce qu’on tient ; et l’on court grand risque de s’abuser, lorsque l’on compte sur le bien qu’un autre vous garde. La mort n’a pas toujours les oreilles ouvertes aux vœux et aux prières de messieurs les héritiers ; et l’on a le temps d’avoir les dents longues, lorsqu’on attend pour vivre le trépas de quelqu’un.

    Jacqueline

    Enfin, j’ai toujours ouï dire qu’en mariage, comme ailleurs, contentement passe richesse. Les pères et les mères ant cette maudite couteume de demander toujours, Qu’a-t-il ? et Qu’a-t-elle ? et le compère Piarre a marié sa fille Simonette au gros Thomas pour un quarquié de vaigne qu’il avait davantage que le jeune Robin, où alle avoit bouté son amiquié ; et v’là que la pauvre criature en est devenue jaune comme un coing, et n’a pas profité tout depuis ce temps-là. C’est un bel exemple pour vous, monsieu. On n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerois mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse.

    Géronte

    Peste ! madame la nourrice, comme vous dégoisez. Taisez-vous, je vous prie ; vous prenez trop de soin, et vous échauffez votre lait.

    Lucas, frappant, à chaque phrase qu’il dit, sur l’épaule de Géronte.

    Morgue ! tais-toi, t’es eune impartinente. Monsieu n’a que faire de tes discours, et il sait ce qu’il a à faire. Mèle-toi de donner à teter à ton enfant, sans tant faire la raisonneuse. Monsieu est le père de sa fille ; et il est bon et sage pour voir ce qu’il ly faut.

    Géronte

    Tout doux ! Oh ! tout doux.

    Lucas, frappant encore sur l’épaule de Geronte.

    Monsieu, je veux un peu la mortifier, et ly apprendre le respect qu’alle vous doit.

    Géronte

    Oui. Mais ces gestes ne sont pas nécessaires.

    Scène III

    Valère, Sganarelle, Géronte, Lucas, Jacqueline

    Valère

    Monsieur, préparez-vous. Voici notre médecin qui entre.

    Géronte, à Sganarelle.

    Monsieur, je suis ravi de vous voir chez moi, et nous avons grand besoin de vous.

    Sganarelle, en robe de médecin, avec un chapeau des plus pointus.

    Hippocrate dit… que nous nous couvrions tous deux.

    Géronte

    Hippocrate dit cela ?

    Sganarelle

    Oui.

    Géronte

    Dans quel chapitre, s’il vous plaît ?

    Sganarelle

    Dans son chapitre… des chapeaux.

    Géronte

    Puisque Hippocrate le dit, il le faut faire.

    Sganarelle

    Monsieur le médecin, ayant appris les merveilleuses choses…

    Géronte

    À qui parlez-vous, de grâce ?

    Sganarelle

    À vous.

    Géronte

    Je ne suis pas médecin

    Sganarelle

    Vous n’êtes pas médecin ?

    Géronte

    Non, vraiment

    Sganarelle

    Tout de bon ?

    Géronte

    Tout de bon.

    (Sganarelle prend un bâton, et bat Géronte comme on l’a battu.)

    Ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Vous êtes médecin maintenant ; je n’ai jamais eu d’autres licences.

    Géronte, à Valère

    Quel diable d’homme m’avez-vous là amené ?

    Valère

    Je vous ai bien dit que c’étoit un médecin goguenard.

    Géronte

    Oui : mais je l’enverrois promener avec ses goguenarderies.

    Lucas

    Ne prenez pas garde à ça, monsieu ; ce n’est que pour rire.

    Géronte

    Cette raillerie ne me plaît pas.

    Sganarelle

    Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise.

    Géronte

    Monsieur, je suis votre serviteur.

    Sganarelle

    Je suis fâché…

    Géronte

    Cela n’est rien.

    Sganarelle

    Des coups de bâton…

    Géronte

    Il n’y a pas de mal.

    Sganarelle

    Que j’ai eu l’honneur de vous donner.

    Géronte

    Ne parlons plus de cela. Monsieur, j’ai une fille qui est tombée dans une étrange maladie.

    Sganarelle

    Je suis ravi, monsieur, que votre fille ait besoin de moi ; et je souhaiterois de tout mon cœur que vous en eussiez besoin aussi, vous et toute voire famille, pour vous témoigner l’envie que j’ai de vous servir.

    Géronte

    Je vous suis obligé de ces sentiments.

    Sganarelle

    Je vous assure que c’est du meilleur de mon ame que je vous parle.

    Géronte

    C’est trop d’honneur que vous me faites.

    Sganarelle

    Comment s’appelle votre fille ?

    Géronte

    Lucinde.

    Sganarelle

    Lucinde ! Ah ! beau nom à médicamenter ! Lucinde !

    Géronte

    Je m’en vais voir un peu ce qu’elle fait.

    Sganarelle

    Qui est cette grande femme-là ?

    Géronte

    C’est la nourrice d’un petit enfant que j’ai.

    Scène IV

    Sganarelle, Jacqueline, Lucas.

    Sganarelle, à part.

    Peste ! le joli meuble que voilà ! (Haut.) Ah ! nourrice, charmante nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrois bien être le petit poupon fortuné qui tetât le lait de vos bonnes grâces. (Il lui porte la main sur le sein.) Tous mes remèdes, toute ma science, toute ma capacité est à votre service ; et…

    Lucas

    Avec votre parmission, monsieu le médecin, laissez là ma femme, je vous prie.

    Sganarelle

    Quoi ! elle est votre femme ?

    Lucas

    Oui.

    Sganarelle

    Ah ! vraiment je ne savois pas cela, et je m’en réjouis pour l’amour de l’un et de l’autre.

    (Il fait semblant de vouloir embrasser Lucas et embrasse la nourrice.)

    Lucas, tirant Sganarelle, et se remettant entre lui et sa femme.

    Tout doucement, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Je vous assure que je suis ravi que vous soyez unis ensemble : je la félicite d’avoir un mari comme vous ; et je vous félicite, vous, d’avoir une femme si belle, si sage, et si bien faite comme elle est.

    (Faisant encore semblant d’embrasser Lucas, qui lui tend les bras, il passe dessous, et embrasse encore la nourrice.)

    Lucas, le tirant encore.

    Hé ! tétigué ! point tant de compliments, je vous supplie.

    Sganarelle

    Ne voulez-vous pas que je me réjouisse avec vous d’un si bel assemblage ?

    Lucas

    Avec moi tant qu’il vous plaira, mais avec ma femme, trêve de sarimonie.

    Sganarelle

    Je prends part également au bonheur de tous deux : et si je vous embrasse pour vous témoigner ma joie, je l’embrasse de même pour lui en témoigner aussi.

    (Il continue le même jeu.)

    Lucas, le tirant pour la troisième fois.

    Ah ! vartigué, monsieur le médecin, que de lantiponages !

    Scène V

    Géronte, Sganarelle, Lucas, Jacqueline.

    Géronte

    Monsieur, voici tout à l’heure ma fille qu’on va vous amener.

    Sganarelle

    Je l’attends, monsieur, avec toute la médecine.

    Géronte

    Où est-elle ?

    Sganarelle, se touchant le front.

    Là-dedans.

    Géronte

    Fort bien.

    Sganarelle, en voulant toucher les tetons de la nourrice.

    Mais, comme je m’intéresse à toute votre famille, il faut que j’essaie un peu le lait de votre nourrice, et que je visite son sein.

    (Il s’approche de Jacqueline.)

    Lucas, le tirant, et lui faisant faire la pirouette.

    Nannain, nannain ; je n’avons que faire de ça.

    Sganarelle

    C’est l’office du médecin de voir les tétons des nourrices.

    Lucas

    Il gnia office qui quienne, je sis votre sarviteur.

    Sganarelle

    As-tu bien la hardiesse de t’opposer au médecin ? Hors de là.

    Lucas

    Je me moque de ça.

    Sganarelle, en le regardant de travers.

    Je te donnerai la fièvre.

    Jacqueline, prenant Lucas par le bras, et lui faisant faire aussi la pirouette.

    Ote-toi de là aussi ; est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendre moi-même, s’il me fait queuque chose qui ne soit pas à faire ?

    Lucas

    Je ne veux pas qu’il te tâte, moi.

    Sganarelle

    Fi, le vilain, qui est jaloux de sa femme !

    Géronte

    Voici ma fille.

    Scène VI

    Lucinde, Géronte, Sganarelle, Valère, Lucas, JAcqueline.

    Lucinde

    Est-ce là la malade ?

    Géronte

    Oui, Je n’ai qu’elle de fille ; et j’aurois tous les regrets du monde si elle venoit à mourir.

    Sganarelle

    Qu’elle s’en garde bien ! Il ne faut pas qu’elle meure sans l’ordonnance du médecin.

    Géronte

    Allons, un siège.

    Sganarelle, assis entre Géronte et Lucinde.

    Voilà une malade qui n’est pas tant dégoûtante, et je tiens qu’un homme bien sain s’en accommoderoit assez.

    Géronte

    Vous l’avez fait rire, monsieur.

    Sganarelle

    Tant mieux : lorsque le médecin fait rire le malade, c’est le meilleur signe du monde. (à Lucinde.) Hé bien ! de quoi est-il question ? Qu’avez-vous ? quel est le mal que vous sentez ?

    Lucinde, répond par signes, en portant la main à sa bouche, à sa tête et son menton

    Han, hi, hou, han.

    Sganarelle

    Hé ! que dites-vous ?

    Lucinde, continue les mêmes gestes.

    Han, hi, hon, han, han, hi, hon.

    Sganarelle

    Quoi ?

    Lucinde

    Han, hi, hon.

    Sganarelle, la contrefaisant

    Han, hi, hon, han, ha. Je ne vous entends point. Quel diable de langage est-ce là ?

    Géronte

    Monsieur, c’est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait pu savoir la cause ; et c’est un accident qui a fait reculer son mariage.

    Sganarelle

    Et pourquoi ?

    Géronte

    Celui qu’elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses.

    Sganarelle

    Et qui est ce sot-là, qui ne veut pas que sa femme soit muette ? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! je me garderois bien de la vouloir guérir.

    Géronte

    Enfin, monsieur, nous vous prions d’employer tous vos soins pour la soulager de son mal.

    Sganarelle

    Ah ! ne vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu : ce mal l’oppresse-t-il beaucoup ?

    Géronte

    Oui, monsieur.

    Sganarelle

    Tant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ?

    Géronte

    Fort grandes.

    Sganarelle

    C’est fort bien fait. Va-t-elle où vous savez ?

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Copieusement ?

    Géronte

    Je n’entends rien à cela.

    Sganarelle

    La matière est-elle louable ?

    Géronte

    Je ne me connois pas à ces choses.

    Sganarelle, se tournant vers la malade.

    Donnez-moi votre bras. (à Géronte.) Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette.

    Géronte

    Hé ! oui, monsieur, c’est là son mal ; vous l’avez trouvé tout du premier coup.

    Sganarelle

    Ha ! ha !

    Jacqueline

    Voyez comme il a deviné sa maladie !

    Sganarelle

    Nous autres grands médecins, nous connoissons d’abord les choses. Un ignorant auroit été embarrassé, et vous eût été dire, C’est ceci, c’est cela ; mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette.

    Géronte

    Oui : mais je voudrois bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

    Sganarelle

    Il n’est rien de plus aisé ; cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

    Géronte

    Fort bien. Mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

    Sganarelle

    Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.

    Géronte

    Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

    Sganarelle

    Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses.

    Géronte

    Je le crois.

    Sganarelle

    Ah ! c’étoit un grand homme !

    Géronte

    Sans doute.

    Sganarelle

    Grand homme tout à fait ; (levant le bras depuis le coude.) un homme qui étoit plus grand que moi de tout cela. Pour revenir donc à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l’action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c’est-à-dire… humeurs peccantes ; d’autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies, venant… pour ainsi dire… à… Entendez-vous le latin ?

    Géronte

    En aucune façon.

    Sganarelle, se levant brusquement.

    Vous n’entendez point le latin ?

    Géronte

    Non.

    Sganarelle, en faisant diverses plaisantes postures.

    Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo, hœc musa, la muse, bonus, bona, bonum. Deus sanctus, est-ne oratio latinas ? Etiam, oui. Quare ? pourquoi ? Quia substantivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum, et casus.

    Géronte

    Ah ! que n’ai-je étudié !

    Jacqueline

    L’habile homme que v’là !

    Lucas

    Oui, ça est si biau que je n’y entends goutte.

    Sganarelle

    Or, ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et parceque lesdites vapeurs… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parceque lesdites vapeurs ont certaine malignité… écoutez bien ceci, je vous conjure.

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Ont une certaine malignité qui est causée… soyez attentifs, s’il vous plaît.

    Géronte

    Je le suis.

    Sganarelle

    Qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeis, nequer, polarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.

    Jacqueline

    Ah ! que ça est bian dit, notre homme !

    Lucas

    Que n’ai-je la langue aussi bian pendue !

    Géronte

    On ne peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choquée : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit.

    Sganarelle

    Oui ; cela étoit autrefois ainsi : mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.

    Géronte

    C’est ce que je ne savois pas, et je vous demande pardon de mon ignorance.

    Sganarelle

    Il n’y a point de mal ; et vous n’ètes pas obligé d’être aussi habile que nous.

    Géronte

    Assurément. Mais, monsieur, que croyez-vous qu’il faille faire à cette maladie ?

    Sganarelle

    Ce que je crois qu’il faille faire ?

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Mon avis est qu’on la remette sur son lit, et qu’on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin.

    Géronte

    Pourquoi cela, monsieur ?

    Sganarelle

    Parcequ’il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu’on ne donne autre chose aux perroquets, et qu’ils apprennent à parler en mangeant de cela ?

    Géronte

    Cela est vrai ! Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin.

    Sganarelle

    Je reviendrai voir sur le soir en quel état elle sera.

    Scène VII

    Géronte, Sganarelle, Jacqueline

    Sganarelle, à Jacqueline

    Doucement, vous. (à Géronte) Monsieur, voilà une nourrice à laquelle il faut que je fasse quelques petits remèdes..

    Jacqueline

    Qui ? moi ? Je me porte le mieux du monde.

    Sganarelle

    Tant pis, nourrice ; tant pis. Cette grande santé est à craindre, et il ne sera pas mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant.

    Géronte

    Mais, monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s’aller faire saigner quand on n’a point de maladie ?

    Sganarelle

    Il n’importe, la mode en est salutaire ; et, comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir.

    Jacqueline, en s’en allant.

    Ma fi, je me moque de ça, et je ne veux point faire de mon corps une boutique d’apothicaire.

    Sganarelle

    Vous êtes rétive aux remèdes, mais nous saurons vous soumettre à la raison.

    Scène VIII

    Géronte, Sganarelle

    Sganarelle

    Je vous donne le bonjour.

    Géronte

    Attendez un peu, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Que voulez-vous faire ?

    Géronte

    Vous donner de l’argent, monsieur.

    Sganarelle, tendant sa main derrière, par-dessous sa robe, tandis que Géronte ouvre sa bourse

    Je n’en prendrai pas, monsieur.

    Géronte

    Monsieur…

    Sganarelle

    Point du tout.

    Géronte

    Un petit moment.

    Sganarelle

    En aucune façon.

    Géronte

    De grâce !

    Sganarelle

    Vous vous moquez.

    Géronte

    Voilà qui est fait.

    Sganarelle

    Je n’en ferai rien.

    Géronte

    Hé !

    Sganarelle

    Ce n’est pas l’argent qui me fait agir.

    Géronte

    Je le crois.

    Sganarelle, après avoir pris l’argent.

    Cela est-il de poids ?

    Géronte

    Oui, monsieur.

    Sganarelle

    Je ne suis pas un médecin mercenaire.

    Géronte

    Je le sais bien.

    Sganarelle

    L’intérêt ne me gouverne point.

    Géronte

    Je n’ai pas cette pensée.

    Sganarelle, seul, regardant l’argent qu’il a reçu.

    Ma foi, cela ne va pas mal ; et pourvu que…

    Scène IX

    Léandre, Sganarelle

    Léandre

    Monsieur, il y a longtemps que je vous attends ; et je viens implorer votre assistance.

    Sganarelle, lui tâtant le pouls.

    Voilà un pouls qui est fort mauvais.

    Léandre

    Je ne suis point malade, monsieur ; et ce n’est pas pour cela que je viens à vous.

    Sganarelle

    Si vous n’êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc ?

    Léandre

    Non. Pour vous dire la chose en deux mots, je m’appelle Léandre, qui suis amoureux de Lucinde, que vous venez de visiter ; et comme, par la mauvaise humeur de son père, toute sorte d’accès m’est fermé auprès d’elle, je me hasarde à vous prier de vouloir servir mon amour, et de me donner lieu d’exécuter un stratagème que j’ai trouvé pour lui pouvoir dire deux mots d’où dépendent absolument mon bonheur et ma vie.

    Sganarelle, paroissant en colère.

    Pour qui me prenez-vous ? Comment ! oser vous adresser à moi pour vous servir dans votre amour, et vouloir ravaler la dignité de médecin à des emplois de cette nature !

    Léandre

    Monsieur, ne faites point de bruit.

    Sganarelle, en le faisant reculer.

    J’en veux faire, moi. Vous êtes un impertinent.

    Léandre

    Hé ! monsieur, doucement.

    Sganarelle

    Un malavisé.

    Léandre

    De grâce !

    Sganarelle

    Je vous apprendrai que je ne suis point homme à cela, et que c’est une insolence extrême…

    Léandre, tirant une bourse

    Monsieur…

    Sganarelle

    De vouloir m’employer… (tenant la bourse.) Je ne parle pas pour vous, car vous êtes honnête homme ; et je serois ravi de vous rendre service : mais il y a de certains impertinents au monde qui viennent prendre les gens pour ce qu’ils ne sont pas ; et je vous avoue que cela me met en colère.

    Léandre

    Je vous demande pardon, monsieur, de la liberté que…

    Sganarelle

    Vous vous moquez. De quoi est-il question ?

    Léandre

    Vous saurez donc, monsieur, que cette maladie que vous voulez guérir est une feinte maladie. Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut ; et ils n’ont pas manqué de dire que cela procédoit, qui du cerveau, qui des entrailles, qui de la rate, qui du foie : mais il est certain que l’amour en est la véritable cause, et que Lucinde n’a trouvé cette maladie que pour se délivrer d’un mariage dont elle étoit importunée. Mais, de crainte qu’on ne nous voie ensemble, retirons-nous d’ici, et je vous dirai en marchant ce que je souhaite de vous.

    Sganarelle

    Allons, monsieur : vous m’avez donné pour votre amour une tendresse qui n’est pas concevable ; et j’y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera, ou bien elle sera à vous.

    Fin du premier acte


    ACTE III

    Le théâtre représente un lieu voisin de la maison de Géronte.

    Léandre, Sganarelle

    Léandre

    Il me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et, comme le père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux.

    Sganarelle

    Sans doute.

    Léandre

    Tout ce que je souhaiterois seroit de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.

    Sganarelle

    Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire, il suffit de l’habit : et je n’en sais pas plus que vous.

    Léandre

    Comment !

    Sganarelle

    Diable emporte si j’entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier à vous comme vous vous confiez à moi.

    Léandre

    Quoi ! vous n’êtes pas effectivement…

    Sganarelle

    Non, vous dis-je ; ils m’ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m’étois jamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été que jusqu’en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ; mais quand j’ai vu qu’à toute force ils vouloient que je fusse médecin, je me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne sauroit gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué.

    Léandre

    Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.

    Sganarelle, voyant des hommes qui viennent à lui.

    Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter, (à Léandre.) Allez toujours m’attendre auprès du logis de votre maîtresse.

    Scène II

    Thibaut, Perrin, Sganarelle

    Thibaut

    Monsieu, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.

    Sganarelle

    Qu’y a-t-il ?

    Thibaut

    Sa pauvre mère, qui a nom Parrette, est dans un lit malade il y a six mois.

    Sganarelle, tendant la main comme pour recevoir de l’argent.

    Que voulez-vous que j’y fasse ?

    Thibaut

    Je voudrions, monsieu, que vous nous baillissiez queuque petite drôlerie pour la garir.

    Sganarelle

    Il faut voir de quoi est-ce qu’elle est malade.

    Thibaut

    Alle est malade d’hypocrisie, monsieu.

    Sganarelle

    D’hypocrisie ?

    Thibaut

    Oui, c’est-à-dire qu’aile est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrois l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguienne, avec des

    lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l’élouffer ; et parfois il li prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires ; et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en déplaise, en aposthumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguent miton-mitaine. Il veloit li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle du vin amétile ; mais j’ai-z-eu peur franchement que ça l’envoyît a patres ; et l’an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là.

    Sganarelle, tendant toujours la main, et la branlant comme pour signe qu’il demande de l’argent.

    Venons au fait, mon ami, venons au fait.

    Thibaut

    Le fait est, monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu’il faut que je fassions.

    Sganarelle

    Je ne vous entends point du tout.

    Perrin

    Monsieu, ma mère est malade ; et v’là deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède.

    Sganarelle

    Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, et qui s’explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d’hydropisie, qu’elle est enflée par tout le corps, qu’elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu’il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c’est-à-dire des évanouissements ?

    Perrin

    Hé ! oui, monsieu, c’est justement ça.

    Sganarelle

    J’ai compris d’abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu’il dit. Maintenant vous me demandez un remède ?

    Perrin

    Oui, monsieu.

    Sganarelle

    Un remède pour la guérir ?

    Perrin

    C’est comme je l’entendons.

    Sganarelle

    Tenez, voilà un morceau de fromage qu’il faut que vous lui fassiez prendre.

    Perrin

    Du fromage, monsieu ?

    Sganarelle

    Oui, c’est un fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, et quantité d’autres choses précieuses.

    Perrin

    Monsieu, je vous sommes bien obligés ; et j’allons li faire prendre ça tout à l’heure.

    Sganarelle

    Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.

    Scène III

    Le théâtre change, et représente, comme au seconde acte, une chambre de la maison de Géronte.

    Jacqueline, Sganarelle, Lucas, dans le fond du théâtre

    Sganarelle

    Voici la belle nourrice. Ah ! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre ; et votre vue est la rhubarbe, la casse, et le séné, qui purgent toute la mélancolie de mon ame.

    Jacqueline

    Par ma figue, monsieu le médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n’entends rian à tout votre latin.

    Sganarelle

    Devenez malade, nourrice, je vous prie ; devenez malade pour l’amour de moi. J’aurois toutes les joies du monde de vous guérir.

    Jacqueline

    Je sis votre sarvante ; j’aime bian mieux qu’an ne me garisse pas.

    Sganarelle

    Que je vous plains, belle nourrice, d’avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui que vous avez !

    Jacqueline

    Que velez-vous, monsieu ? C’est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’aile y broute.

    Sganarelle

    Comment ! un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que personne vous parle !

    Jacqueline

    Hélas ! vous n’avez rian vu encore ; et ce n’est qu’un petit échantillon de sa mauvaise humeur.

    Sganarelle

    Est-il possible ? et qu’un homme ait l’ame assez basse pour maltraiter une personne comme vous ? Ah ! que j’en sais, belle nourrice, et qui ne sont pas loin d’ici, qui se tiendroient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos petons ! Pourquoi faut-il qu’une personne si bien faite soit tombée en de telles mains ! et qu’un franc animal, un brutal, un stupide, un sot… pardonnez-moi, nourrice, si je parle ainsi de votre mari…

    Jacqueline

    Hé ! monsieu, je sais bian qu’il mérite tous ces noms-là.

    Sganarelle

    Oui, sans doute, nourrice, il les mérite ; et il mériteroit encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu’il a.

    Jacqueline

    Il est bian vrai que si je n’avois devant les yeux que son intérêt, il pourroit m’obliger à queuque étrange chose.

    Sganarelle

    Ma foi, vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu’un. C’est un homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et, si j’étois assez heureux, belle nourrice, pour être choisi pour… (Dans le temps que Sganarelle tend les bras pour embrasser Jacqueline, Lucas passe sa tête par dessous, et se met entre eux deux. Sganarelle et Jacqueline regardent Lucas, et sortent chacun de leur côté, mais le médecin d’une manière fort plaisante.)

    Scène IV

    Géronte, Lucas.

    Géronte

    Holà ! Lucas, n’as-tu point vu ici notre médecin ?

    Lucas

    Et oui, de par tous les diantres, je l’ai vu, et ma femme aussi.

    Géronte

    Où est-ce donc qu’il peut être ?

    Lucas

    Je ne sais ; mais je voudrois qu’il fût à tous les guèbles.

    Géronte

    Va-t’en voir un peu ce que fait ma fille ?

    Scène V

    Sganarelle, Léandre, Géronte

    Géronte

    Ah ! monsieur, je demandois où vous étiez.

    Sganarelle

    Je m’étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment se porte la malade ?

    Géronte

    Un peu plus mal depuis votre remède.

    Sganarelle

    Tant mieux ; c’est signe qu’il opère.

    Géronte

    Oui ; mais en opérant, je crains qu’il ne l’étouffe

    Sganarelle

    Ne vous mettez pas en peine ; j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie.

    Géronte, montrant Léandre.

    Qui est cet homme-là que vous amenez ?

    Sganarelle, faisant des signes avec la main pour montrer que c’est son apothicaire.

    C’est…

    Géronte

    Quoi ?

    Sganarelle

    Celui…

    Géronte

    Hé !

    Sganarelle

    Qui…

    Géronte

    Je vous entends.

    Sganarelle

    Votre fille en aura besoin.

    Scène VI

    Lucinde, Géronte, Léandre, Jacqueline, Sganarelle

    Jacqueline

    Monsieu, v’là votre fille qui veut un peu marcher.

    Sganarelle

    Cela lui fera du bien. Allez-vous-en, monsieur l’apothicaire, tâter un peu son pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie.(En cet endroit, il tire Géronte à un bout du théâtre, et, lui passant un bras sur les épaules, lui rabat la main sous le menton, avec laquelle il le fait retourner vers lui lorsqu’il veut regarder ce que sa fille et l’apothicaire font ensemble, lui tenant cependant le discours suivant pour l’amuser.)

    Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les docteurs, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouter ceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui : et moi je dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve…

    Lucinde, à Léandre.

    Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiment.

    Géronte

    Voilà ma fille qui parle ! ô grande vertu du remède ! ô admirable médecin ! Que je vous suis obligé, monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et que puis-je faire pour vous après un tel service ?

    Sganarelle, se promenant sur le théâtre, et s’eventant avec son chapeau.

    Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !

    Lucinde

    Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous dire que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde

    Rien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.

    Géronte

    Quoi !

    Lucinde

    Vous m’opposerez en vain de belles raisons.

    Géronte

    Si…

    Lucinde

    Tous vos discours ne serviront de rien.

    Géronte

    Je…

    Lucinde

    C’est une chose où je suis déterminée.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde

    Il n’est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.

    Géronte

    J’ai…

    Lucinde

    Vous avez beau faire tous vos efforts.

    Géronte

    Il…

    Lucinde

    Mon cœur ne sauroit se soumettre à cette tyrannie.

    Géronte

    La…

    Lucinde

    Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde, parlant d’un ton de voix à étourdir.

    Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu.

    Géronte

    Ah ! quelle impétuosité de paroles ! Il n’y a pas moyen d’y résister. (à Sganarelle.) Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.

    Sganarelle

    C’est une chose qui m’est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez.

    Géronte

    Je vous remercie. (à Lucinde.) Penses-tu donc…

    Lucinde

    Non, toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon ame.

    Géronte

    Tu épouseras Horace dès ce soir.

    Lucinde

    J’épouserai plutôt la mort.

    Sganarelle, à Géronte.

    Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire ; c’est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter.

    Géronte

    Seroit-il possible, monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d’esprit ?

    Sganarelle

    Oui ; laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout ; et notre apothicaire nous servira pour cette cure, (à Léandre.) Un mot. Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père ; qu’il n’y a point de temps à perdre ; que les humeurs sont fort aigries ; et qu’il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux dragmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son père ; mais surtout ne perdez point de temps. Au remède, vitel au remède spécifique !

    Scène VII

    Géronte, Sganarelle

    Géronte

    Quelles drogues, monsieur, sont celles que vous venez de dire ? il me semble que je ne les ai jamais ouï nommer.

    Sganarelle

    Ce sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.

    Géronte

    Avez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ?

    Sganarelle

    Les filles sont quelquefois un peu têtues.

    Géronte

    Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.

    Sganarelle

    La chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.

    Géronte

    Pour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée.

    Sganarelle

    Vous avez fait sagement.

    Géronte

    Et j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.

    Sganarelle

    Fort bien.

    Géronte

    Il seroit arrivé quelque folie, si j’avois souffert qu’ils se fussent vus.

    Sganarelle

    Sans doute.

    Géronte

    Et je crois qu’elle auroit été fille à s’en aller avec lui.

    Sganarelle

    C’est prudemment raisonné.

    Géronte

    On m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.

    Sganarelle

    Quel drôle !

    Géronte

    Mais il perdra son temps.

    Sganarelle

    Ah ! ah !

    Géronte

    Et j’empêcherai bien qu’il ne la voie.

    Sganarelle

    Il n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plus fin que vous n’est pas bête.

    Scène VIII

    Lucas, Géronte, Sganarelle

    Lucas

    Ah ! palsanguenne, monsieu, vaici bian du tintamarre ; votre fille s’en est enfuie avec son Liandre. C’étoit lui qui étoit l’apothicaire ; et v’là monsieu le médecin qui a fait cette belle opération-là.

    Géronte

    Comment ! m’assassiner de la façon ! Allons, un commissaire, et qu’on empêche qu’il ne sorte. Ah ! traître, je vous ferai punir par la justice.

    Lucas

    Ah ! par ma fi, monsieu le médecin, vous serez pendu : bougez de là seulement.

    Scène IX

    Martine, Sganarelle, Lucas

    Martine, à Lucas.

    Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu de peine à trouver ce logis Dites-moi un peu des nouvelles du médecin que je vous a donné.

    Lucas

    Le v’là qui va être pendu.

    Matine

    Quoi ! mon mari pendu ! Hélas ! et qu’a-t-il fait pour cela ?

    Lucas

    Il a fait enlever la fille de notre maître.

    Martine

    Hélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu’on te va pendre ?

    Sganarelle

    Tu vois. Ah !

    Martine

    Faut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ?

    Sganarelle

    Que veux-tu que j’y fasse ?

    Martine

    Encore, si tu avois achevé de couper notre bois, je prendrois quelque consolation.

    Sganarelle

    Retire-toi de là, tu me fends le cœur.

    Martine

    Non, je veux demeurer pour t’encourager à la mort ; et je ne te quitterai point que je ne t’aie vu pendu.

    Sganarelle

    Ah !

    Scène X

    Géronte, Sganarelle, Martine

    Géronte, à Sganarelle.

    Le commissaire viendra bientôt, et l’on s’en va vous mettre en lieu où l’on me répondra de vous.

    Sganarelle, à genoux, le chapeau à la main.

    Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton ?

    Géronte

    Non, non ; la justice en ordonnera. Mais que vois-je ?

    Scène XI

    Géronte, Léandre, Lucinde, Sganarelle, Lucas, Martine

    Léandre

    Monsieur, je tiens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, monsieur, c’est que je viens tout à l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.

    Géronte

    Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

    Sgaarelle, à part.

    La médecine l’a échappé belle !

    Martine

    Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d’être médecin, car c’est moi qui t’ai procuré cet honneur.

    Sganarelle

    Oui ! c’est toi qui m’as procuré je ne sais combien de coups de bâton.

    Léandre, à Sganarelle.

    L’effet en est trop beau pour en garder du ressentiment.

    Sganarelle

    Soit. (à Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu mas élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.

    Fin du Médecin malgré lui.

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  • Molière : Le Misanthrope

    Materialisme-dialectique.com

    Vive le PCF (mlm) !

    Molière

    Le Misanthrope

    PERSONNAGES
    Alceste, amant de Célimène,
    Philinte, ami d’Alceste,
    Oronte, amant de Célimène,
    Célimène, amante d’Alceste,
    Éliante, cousine de Célimène,
    Arsinoé, amie de Célimène, Acaste,
    Clitandre,
    marquis Basque, valet de Célimène, Un garde de la maréchaussée de France,
    Dubois, valet d’Alceste. La scène se passe à Paris, dans la maison de Célimène.

    ACTE I

    Scène première

    Philinte, Alceste.

    Philinte

    Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?

    Alceste, assis.

    Laissez-moi, je vous prie.

    Philinte

    Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…

    Alceste

    Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

    Philinte

    Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.

    Alceste

    5Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

    Philinte

    Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;

    Et, quoique amis enfin, je suis tous des premiers…

    Alceste, se levant brusquement.

    Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.

    J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
    10Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,
    Je vous déclare net que je ne le suis plus,
    Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

    Philinte

    Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?

    Alceste

    Allez, vous devriez mourir de pure honte ;

    15Une telle action ne saurait s’excuser,
    Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
    Je vous vois accabler un homme de caresses,
    Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
    De protestations, d’offres, et de serments,
    20Vous chargez la fureur de vos embrassements :
    Et quand je vous demande après quel est cet homme,
    À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
    Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
    Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent !
    25Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
    De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;
    Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
    Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.

    Philinte

    Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;

    30Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,
    Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
    Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.

    Alceste

    Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !

    Philinte

    Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?

    Alceste

    35Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur

    On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

    Philinte

    Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,

    Il faut bien le payer de la même monnoie,
    Répondre, comme on peut, à ses empressements,
    40Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

    Alceste

    Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode

    Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
    Et je ne hais rien tant que les contorsions
    De tous ces grands faiseurs de protestations,
    45Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
    Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
    Qui de civilités avec tous font combat,
    Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
    Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
    50Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
    Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
    Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
    Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
    Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
    55Et la plus glorieuse a des régals peu chers
    Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
    Sur quelque préférence une estime se fonde,
    Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
    Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
    60Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;

    Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
    Qui ne fait de mérite aucune différence ;
    Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,
    L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.

    Philinte

    65Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende

    Quelques dehors civils que l’usage demande.

    Alceste

    Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitié

    Ce commerce honteux de semblants d’amitié.
    Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
    70Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
    Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
    Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

    Philinte

    Il est bien des endroits où la pleine franchise

    Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
    75Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
    Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
    Serait-il à propos, et de la bienséance,
    De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
    Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît
    80Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

    Alceste

    Oui.

    Philinte

    Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie

    Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ?
    Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?

    Alceste

    Sans doute.

    Philinte

    À Dorilas, qu’il est trop importun ;

    85Et qu’il n’est à la cour, oreille qu’il ne lasse
    À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?

    Alceste

    Fort bien.

    Philinte

    Vous vous moquez.

    Alceste

    Je ne me moque point.

    Et je vais n’épargner personne sur ce point.
    Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
    90Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
    J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
    Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
    Je ne trouve partout que lâche flatterie,
    Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
    95Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
    Est de rompre en visière à tout le genre humain.

    Philinte

    Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.

    Je ris des noirs accès où je vous envisage,
    Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
    100Ces deux frères que peint l’École des maris,
    Dont…

    Alceste

    Mon Dieu ! laissons là, vos comparaisons fades.

    Philinte

    Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.

    Le monde par vos soins ne se changera pas :
    Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
    105Je vous dirai tout franc que cette maladie,
    Partout où vous allez donne la comédie ;
    Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
    Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

    Alceste

    Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demande.

    110Ce m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.
    Tous les hommes me sont à tel point odieux,
    Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.

    Philinte

    Vous voulez un grand mal à la nature humaine.

    Alceste

    Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.

    Philinte

    115Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,

    Seront enveloppés dans cette aversion ?

    Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…

    Alceste

    Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :

    Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
    120Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
    Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
    Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
    De cette complaisance on voit l’injuste excès
    Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.
    125Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
    Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
    Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
    N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
    On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
    130Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
    Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
    Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
    Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
    Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
    135Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
    Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.
    Cependant sa grimace est partout bienvenue ;
    On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
    Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
    140Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
    Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
    De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
    Et parfois il me prend des mouvements soudains
    De fuir dans un désert l’approche des humains.

    Philinte

    145Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,

    Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
    Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
    Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
    Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
    150À force de sagesse, on peut être blâmable ;
    La parfaite raison fuit toute extrémité,
    Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
    Cette grande raideur des vertus des vieux âges
    Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
    155Elle veut aux mortels trop de perfection :
    Il faut fléchir au temps sans obstination ;
    Et c’est une folie à nulle autre seconde,
    De vouloir se mêler de corriger le monde.
    J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
    160Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
    Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
    En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
    Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
    J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
    165Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
    Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

    Alceste

    Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,

    Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
    Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
    170Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
    Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
    Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

    Philinte

    Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,

    Comme vices unis à l’humaine nature ;
    175Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
    De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
    Que de voir des vautours affamés de carnage,
    Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

    Alceste

    Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,

    180Sans que je sois… Morbleu ! je ne veux point parler,
    Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !

    Philinte

    Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.

    Contre votre partie éclatez un peu moins,
    Et donnez au procès une part de vos soins.

    Alceste

    185Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.

    Philinte

    Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?

    Alceste

    Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.

    Philinte

    Aucun juge par vous ne sera visité ?

    Alceste

    Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?

    Philinte

    190J’en demeure d’accord : mais la brigue est fâcheuse,

    Et…

    Alceste

    Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.

    J’ai tort, ou j’ai raison.

    Philinte

    Ne vous y fiez pas.

    Alceste

    Je ne remuerai point.

    Philinte

    Votre partie est forte.

    Et peut, par sa cabale, entraîner…

    Alceste

    Il n’importe.

    Philinte

    195Vous vous tromperez.

    Alceste

    Soit. J’en veux voir le succès.

    Philinte

    Mais…

    Alceste

    J’aurai le plaisir de perdre mon procès.

    Philinte

    Mais enfin…

    Alceste

    Je verrai dans cette plaiderie

    Si les hommes auront assez d’effronterie,
    Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
    200Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.

    Philinte

    Quel homme !

    Alceste

    Je voudrais, m’en coutât-il grand’chose

    Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.

    Philinte

    On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,

    Si l’on vous entendait parler de la façon.

    Alceste

    205Tant pis pour qui rirait.

    Philinte

    Mais cette rectitude

    Que vous voulez en tout avec exactitude,
    Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
    La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
    Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
    210Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
    Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
    Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;
    Et ce qui me surprend encore davantage,
    C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
    215La sincère Éliante a du penchant pour vous,
    La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;
    Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
    Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
    De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
    220Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
    D’où vient que, leur portant une haine mortelle,
    Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
    Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
    Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?

    Alceste

    225Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuve

    Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
    Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
    Le premier à les voir, comme à les condamner.
    Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
    230Je confesse mon faible : elle a l’art de me plaire.
    J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
    En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
    Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
    De ces vices du temps pourra purger son âme.

    Philinte

    235Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.

    Vous croyez être donc aimé d’elle ?

    Alceste

    Oui, parbleu !

    Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.

    Philinte

    Mais si son amitié pour vous se fait paraître,

    D’où vient que vos rivaux vous causent de l’ennui ?

    Alceste

    240C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui.

    Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
    Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.

    Philinte

    Pour moi, si je n’avais qu’à former des désirs,

    Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs :
    245Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
    Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.

    Alceste

    Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;

    Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour.

    Philinte

    Je crains fort pour vos feux ; et l’espoir où vous êtes,

    250Pourrait…

    Scène 2

    Oronte, Alceste, Philinte.

    Oronte, à Alceste.

    J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes

    Éliante est sortie, et Célimène aussi.

    Mais, comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
    J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
    Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
    255Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
    Dans un ardent désir d’être de vos amis.
    Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
    Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
    Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,
    260N’est pas assurément pour être rejeté.
    Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que c’est à lui qu’on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :
    C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.

    Alceste

    À moi, Monsieur ?

    Oronte

    À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?

    Alceste

    Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,

    Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi.

    Oronte

    265L’estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre,

    Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    L’État n’a rien qui ne soit au-dessous

    Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    Oui, de ma part, je vous tiens préférable

    270À tout ce que j’y vois de plus considérable.

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    Sois-je du ciel écrasé, si je mens !

    Et pour vous confirmer ici, mes sentiments,
    Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
    Et qu’en votre amitié je vous demande place.
    275Touchez là, s’il vous plaît ! Vous me la promettez,

    Votre amitié ?

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    Quoi ! vous y résistez ?

    Alceste

    Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me voulez faire ;

    Mais l’amitié demande un peu plus de mystère ;
    Et c’est assurément en profaner le nom
    280Que de vouloir le mettre à toute occasion.
    Avec lumière et choix cette union veut naître ;
    Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
    Et nous pourrions avoir telles complexions,
    Que tous deux du marché nous nous repentirions.

    Oronte

    285Parbleu ! C’est là-dessus parler en homme sage,

    Et je vous en estime encore davantage.
    Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;
    Mais cependant je m’offre entièrement à vous.
    S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
    290On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;
    Il m’écoute ; et dans tout il en use, ma foi,
    Le plus honnêtement du monde avecque moi.
    Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
    Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
    295Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
    Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,
    Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.

    Alceste

    Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.

    Veuillez m’en dispenser.

    Oronte

    Pourquoi ?

    Alceste

    J’ai le défaut

    300D’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut.

    Oronte

    C’est ce que je demande ; et j’aurais lieu de plainte,

    Si, m’exposant à vous pour me parler sans feinte,
    Vous alliez me trahir et me déguiser rien.

    Alceste

    Puisqu’il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.

    Oronte

    305Sonnet. C’est un sonnet… L’Espoir… C’est une dame

    Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
    L’Espoir… Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
    Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
    (À toutes ces interruptions il regarde Alceste.)

    Alceste

    Nous verrons bien.

    Oronte

    L’Espoir… Je ne sais si le style

    310Pourra vous en paraître assez net et facile,
    Et si du choix des mots vous vous contenterez.

    Alceste

    Nous allons voir, monsieur.

    Oronte

    Au reste, vous saurez

    Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.

    Alceste

    Voyons, monsieur ; le temps ne fait rien à l’affaire.

    Oronte

    315L’espoir, il est vrai, nous soulage,
    Et nous berce un temps, notre ennui ;
    Mais, Philis, le triste avantage,
    Lorsque rien ne marche après lui !

    Philinte

    Je suis déjà charmé de ce petit morceau.

    Alceste, bas, à Philinte.

    320Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ?

    Oronte

    Vous eûtes de la complaisance ;
    Mais vous en deviez moins avoir,
    Et ne vous pas mettre en dépense
    Pour ne me donner que l’espoir.

    Philinte

    325Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !

    Alceste, bas, à Philinte.

    Hé quoi ! vil complaisant, vous louez des sottises ?

    Oronte

    S’il faut qu’une attente éternelle
    Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
    Le trépas sera mon recours.
    330Vos soins ne m’en peuvent distraire :
    Belle Philis, on désespère,
    Alors qu’on espère toujours.

    Philinte

    La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

    Alceste, bas, à part.

    La peste de ta chute, empoisonneur, au diable,

    335En eusses-tu fait une à te casser le nez !

    Philinte

    Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.

    Alceste, bas, à part.

    Morbleu !

    Oronte

    Vous me flattez, et vous croyez peut-être…

    Philinte

    Non, je ne flatte point.

    Alceste, bas, à part.

    Et que fais-tu donc, traître ?

    Oronte

    Mais pour vous, vous savez quel est notre traité.

    340Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

    Alceste

    Monsieur, cette matière est toujours délicate,

    Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.
    Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom,
    Je disais, en voyant des vers de sa façon,
    345Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire
    Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;
    Qu’il doit tenir la bride aux grands empressements
    Qu’on a de faire éclat de tels amusements ;
    Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
    350On s’expose à jouer de mauvais personnages.

    Oronte

    Est-ce que vous voulez me déclarer par là

    Que j’ai tort de vouloir…

    Alceste

    Je ne dis pas cela.

    Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,
    Qu’il ne faut que ce faible à décrier un homme,
    355Et qu’eût-on d’autre part cent belles qualités,
    On regarde les gens par leurs méchants côtés.

    Oronte

    Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?

    Alceste

    Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,

    Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
    360Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.

    Oronte

    Est-ce que j’écris mal, et leur ressemblerais-je ?

    Alceste

    Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je,

    Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
    Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
    365Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,
    Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre.
    Croyez-moi, résistez à vos tentations,
    Dérobez au public ces occupations ;
    Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,
    370Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme,
    Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,
    Celui de ridicule et misérable auteur.
    C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre.

    Oronte

    Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.

    375Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet…

    Alceste

    Franchement, il est bon à mettre au cabinet.

    Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
    Et vos expressions ne sont point naturelles.

    Qu’est-ce que Nous berce un temps notre ennui
    380Et que, Rien ne marche après lui ?
    Que, Ne vous pas mettre en dépense
    Pour ne me donner que l’espoir ?
    Et que, Philis, on désespère,
    Alors qu’on espère toujours ?

    385Ce style figuré, dont on fait vanité,
    Sort du bon caractère et de la vérité ;
    Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
    Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
    Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
    390Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur,
    Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
    Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.

    Si le roi m’avait donné
    Paris, sa grand’ville,
    395Et qu’il me fallût quitter

    L’amour de ma mie,
    Je dirais au roi Henri :
    Reprenez votre Paris ;
    J’aime mieux ma mie, ô gué
    400J’aime mieux ma mie.

    La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
    Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
    Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
    Et que la passion parle là toute pure ?

    405Si le roi m’avait donné
    Paris, sa grand’ville,
    Et qu’il me fallût quitter…
    L’amour de ma mie,
    Je dirais au roi Henri :
    410Reprenez votre Paris,
    J’aime mieux ma mie, o gué !
    J’aime mieux ma mie.


    Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.
    (À Philinte, qui rit.)
    Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
    415J’estime plus cela que la pompe fleurie
    De tous ces faux brillants où chacun se récrie.

    Oronte

    Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.

    Alceste

    Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ;

    Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
    420Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.

    Oronte

    Il me suffit de voir que d’autres en font cas.

    Alceste

    C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.

    Oronte

    Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?

    Alceste

    Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.

    Oronte

    425Je me passerai fort que vous les approuviez.

    Alceste

    Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.

    Oronte

    Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière

    Vous en composassiez sur la même matière.

    Alceste

    J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;

    430Mais je me garderais de les montrer aux gens.

    Oronte

    Vous me parlez bien ferme ; et cette suffisance…

    Alceste

    Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.

    Oronte

    Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.

    Alceste

    Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.

    Philinte, se mettant entre deux.

    435Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce.

    Oronte

    Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place.

    Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.

    Alceste

    Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur.

    Scène 3

    Philinte, Alceste.

    Philinte

    Hé bien ! vous le voyez. Pour être trop sincère,

    440Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire ;
    Et j’ai bien vu qu’Oronte, afin d’être flatté…

    Alceste

    Ne me parlez pas.

    Philinte

    Mais…

    Alceste

    Plus de société.

    Philinte

    C’est trop…

    Alceste

    Laissez-moi là.

    Philinte

    Si je…

    Alceste

    Point de langage.

    Philinte

    Mais quoi !…

    Alceste

    Je n’entends rien.

    Philinte

    Mais…

    Alceste

    Encore !

    Philinte

    445On outrage…

    Alceste

    Ah ! parbleu ! c’en est trop. Ne suivez point mes pas.

    Philinte

    Vous vous moquez de moi. Je ne vous quitte pas.

    Fin du premier acte

    ACTE II

    Scène 1

    Alceste, Célimène.

    Alceste

    Madame, voulez-vous que je vous parle net ?

    De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
    Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
    450Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
    Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
    Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
    Et je vous promettrais mille fois le contraire,
    Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.

    Célimène

    455C’est pour me quereller donc, à ce que je voi,

    Que vous avez voulu me ramener chez moi ?

    Alceste

    Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,

    Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme.

    Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
    460Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.

    Célimène

    Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?

    Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
    Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
    Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

    Alceste

    465Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre,

    Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
    Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
    Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
    Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
    470Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
    Le trop riant espoir que vous leur présentez
    Attache autour de vous leurs assiduités ;
    Et votre complaisance un peu moins étendue,
    De tant de soupirants chasserait la cohue.
    475Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
    Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
    Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
    Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
    Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt,
    480Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
    Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
    Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
    Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
    L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
    485Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave,
    Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
    Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
    Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?

    Célimène

    Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage !

    490Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage ;
    Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
    Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?

    Alceste

    Perdez votre procès, madame, avec constance,

    Et ne ménagez point un rival qui m’offense.

    Célimène

    495Mais de tout l’univers vous devenez jaloux.

    Alceste

    C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.

    Célimène

    C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,

    Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
    Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
    500Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.

    Alceste

    Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,

    Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?

    Célimène

    Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.

    Alceste

    Et quel lieu de le croire a mon cœur enflammé ?

    Célimène

    505Je pense qu’ayant pris le soin de vous le dire,

    Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.

    Alceste

    Mais qui m’assurera que, dans le même instant,

    Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?

    Célimène

    Certes pour un amant la fleurette est mignonne ;

    510Et vous me traitez là de gentille personne.
    Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
    De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
    Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
    Soyez content.

    Alceste

    Morbleu ! faut-il que je vous aime !

    515Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
    Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
    Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
    À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
    Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
    520Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

    Célimène

    Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.

    Alceste

    Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.

    Mon amour ne se peut concevoir ; et jamais
    Personne n’a, madame, aimé comme je fais.

    Célimène

    525En effet, la méthode en est toute nouvelle,

    Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
    Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur ;
    Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur

    Alceste

    Mais il ne tient qu’à vous que son chagrin ne passe.

    530À tous nos démêlés coupons chemin, de grâce ;
    Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…

    Scène 2

    Célimène, Alceste, Basque.

    Célimène

    Qu’est-ce ?

    Basque

    Acaste est là-bas.

    Célimène

    Hé bien ! faites monter.

    Alceste

    Quoi ! l’on ne peut jamais vous parler tête à tête ?

    À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
    535Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
    Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?

    Célimène

    Voulez-vous qu’avec lui je me fasse une affaire ?

    Alceste

    Vous avez des égards qui ne sauraient me plaire.

    Célimène

    C’est un homme à jamais ne me le pardonner,

    540S’il savait que sa vue eût pu m’importuner.

    Alceste

    Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte…

    Célimène

    Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe ;

    Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
    Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
    545Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
    Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;

    Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs
    On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.

    Alceste

    Enfin, quoi qu’il en soit, et sur quoi qu’on se fonde,

    550Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
    Et les précautions de votre jugement…

    Scène 3

    Alceste, Célimène, Basque.

    Basque

    Voici Clitandre encor, madame.

    Alceste

    Justement.

    (Il témoigne s’en vouloir aller.)

    Célimène

    Où courez-vous ?

    Alceste

    Je sors.

    Célimène

    Demeurez.

    Alceste

    Pour quoi faire ?

    Célimène

    Demeurez.

    Alceste

    Je ne puis.

    Célimène

    Je le veux.

    Alceste

    Point d’affaire.

    555Ces conversations ne font que m’ennuyer,
    Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.

    Célimène

    Je le veux, je le veux.

    Alceste

    Non, il m’est impossible.

    Célimène

    Hé bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.

    Scène 4

    Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque.

    Éliante, à Célimène.

    Voici les deux marquis qui montent avec nous.

    560Vous l’est-on venu dire ?

    Célimène, à Basque.

    Oui. Des sièges pour tous.

    (Basque donne des sièges, et sort.)
    (À Alceste.)
    Vous n’êtes pas sorti ?

    Alceste

    Non ; mais je veux, madame,

    Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.

    Célimène

    Taisez-vous.

    Alceste

     Aujourd’hui vous vous expliquerez.

    Célimène

    Vous perdez le sens.

    Alceste

     Point. Vous vous déclarerez.

    Célimène

    565Ah !

    Alceste

    Vous prendrez parti.

    Célimène

    Vous vous moquez, je pense.

    Alceste

    Non. Mais vous choisirez : c’est trop de patience.

    Clitandre

    Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,

    Madame, a bien paru ridicule achevé.
    N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
    570D’un charitable avis lui prêter les lumières ?

    Célimène

    Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort ;

    Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
    Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
    On le retrouve encor plus plein d’extravagance.

    Acaste

    575Parbleu ! s’il faut parler des gens extravagants,

    Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
    Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
    Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

    Célimène

    C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours

    580L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
    Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
    Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

    Éliante, à Philinte.

    Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,

    La conversation prend un assez bon train.

    Clitandre

    585Timante encor, madame, est un bon caractère.

    Célimène

    C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,

    Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
    Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
    Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
    590À force de façons, il assomme le monde :
    Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
    Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
    De la moindre vétille il fait une merveille,
    Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.

    Acaste

    595Et Géralde, madame ?

    Célimène

    Ô l’ennuyeux conteur !

    Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
    Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
    Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
    La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
    600Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
    Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
    Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.

    Clitandre

    On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.

    Célimène

    Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !

    605Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre ;
    Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
    Et la stérilité de son expression
    Fait mourir à tous coups la conversation.
    En vain, pour attaquer son stupide silence,
    610De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
    Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
    Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
    Cependant sa visite, assez insupportable,
    Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
    615Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
    Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois.

    Acaste

    Que vous semble d’Adraste ?

    Célimène

    Ah ! quel orgueil extrême !

    C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
    Son mérite jamais n’est content de la cour,
    620Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
    Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
    Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

    Clitandre

    Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui,

    Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

    Célimène

    625Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,

    Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.

    Éliante

    Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.

    Célimène

    Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas ;

    C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
    630Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.

    Philinte

    On fait assez de cas de son oncle Damis ;

    Qu’en dites-vous, madame ?

    Célimène

    Il est de mes amis.

    Philinte

    Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.

    Célimène

    Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.

    635Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
    On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
    Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
    Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
    Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
    640Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
    Que c’est être savant que trouver à redire,
    Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
    Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
    Il se met au-dessus de tous les autres gens.
    645Aux conversations même il trouve à reprendre ;
    Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
    Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
    Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

    Acaste

    Dieu me damne, voilà son portrait véritable.

    Clitandre, à Célimène

    650Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.

    Alceste

    Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour ;

    Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
    Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
    Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
    655Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
    Appuyer les serments d’être son serviteur.

    Clitandre

    Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,

    Il faut que le reproche à madame s’adresse.

    Alceste

    Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisants

    660Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
    Son humeur satirique est sans cesse nourrie
    Par le coupable encens de votre flatterie ;

    Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
    S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
    665C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
    Des vices où l’on voit les humains se répandre.

    Philinte

    Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,

    Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?

    Célimène

    Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?

    670À la commune voix veut-on qu’il se réduise,
    Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
    L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
    Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
    Il prend toujours en main l’opinion contraire,
    675Et penserait paraître un homme du commun,
    Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
    L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
    Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
    Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
    680Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

    Alceste

    Les rieurs sont pour vous, madame, c’est tout dire ;

    Et vous pouvez pousser contre moi la satire.

    Philinte

    Mais il est véritable aussi que votre esprit

    Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
    685Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
    Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.

    Alceste

    C’est que jamais, morbleu ! les hommes n’ont raison,

    Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
    Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
    690Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.

    Célimène

    Mais…

    Alceste

    Non, madame, non, quand j’en devrais mourir,

    Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :

    Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
    Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.

    Clitandre

    695Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai tout haut

    Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.

    Acaste

    De grâces et d’attraits je vois qu’elle est pourvue ;

    Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.

    Alceste

    Ils frappent tous la mienne ; et, loin de m’en cacher,

    700Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
    Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
    À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
    Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
    Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
    705Et dont, à tous propos, les molles complaisances
    Donneraient de l’encens à mes extravagances.

    Célimène

    Enfin, s’il faut qu’à vous s’en rapportent les cœurs,

    On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
    Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
    710À bien injurier les personnes qu’on aime.

    Éliante

    L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,

    Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
    Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
    Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
    715Ils comptent les défauts pour des perfections,
    Et savent y donner de favorables noms.
    La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
    La noire à faire peur, une brune adorable ;
    La maigre a de la taille et de la liberté ;
    720La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
    La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
    Est mise sous le nom de beauté négligée ;
    La géante paraît une déesse aux yeux ;
    La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
    725L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
    La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
    La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
    Et la muette garde une honnête pudeur.

    C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
    730Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

    Alceste

    Et moi, je soutiens, moi…

    Célimène

    Brisons là ce discours,

    Et dans la galerie allons faire deux tours.
    Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?

    Clitandre et Acaste

    Non pas, madame.

    Alceste

    La peur de leur départ occupe fort votre âme.

    735Sortez quand vous voudrez, messieurs ; mais j’avertis
    Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.

    Acaste

    À moins de voir madame en être importunée,

    Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.

    Clitandre

    Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,

    740Je n’ai point d’autre affaire, où je sois attaché.

    Célimène, à Alceste.

    C’est pour rire, je crois.

    Alceste

    Non, en aucune sorte.

    Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.

    Scène 5

    Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, Basque.

    Basque, à Alceste.

    Monsieur, un homme est là qui voudrait vous parler

    Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.

    Alceste

    745Dis-lui que je n’ai point d’affaires si pressées.

    Basque

    Il porte une jaquette à grand’basques plissées,

    Avec du dor dessus.

    Célimène, à Alceste.

    Allez voir ce que c’est,

    Ou bien faites-le entrer.

    Scène 6

    Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un Garde de la maréchaussée.

    Alceste, allant au-devant du garde.

    Qu’est-ce donc, qu’il vous plaît ?

    Venez, Monsieur.

    Garde

    Monsieur, j’ai deux mots à vous dire.

    Alceste

    750Vous pouvez parler haut, monsieur, pour m’en instruire.

    Garde

    Messieurs les maréchaux, dont j’ai commandement,

    Vous mandent de venir les trouver promptement,
    Monsieur.

    Alceste

    Qui ? moi, monsieur ?

    Garde

    Vous-même.

    Alceste

    Et pour quoi faire ?

    Philinte, à Alceste

    C’est d’Oronte et de vous la ridicule affaire.

    Célimène

    Comment ?

    Philinte

    755Oronte et lui se sont tantôt bravés

    Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
    Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance.

    Alceste

    Moi, je n’aurai jamais de lâche complaisance.

    Philinte

    Mais il faut suivre l’ordre : allons, disposez-vous.

    Alceste

    760Quel accommodement veut-on faire entre nous ?

    La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
    À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
    Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
    Je les trouve méchants.

    Philinte

    Mais d’un plus doux esprit…

    Alceste

    765Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables.

    Philinte

    Vous devez faire voir des sentiments traitables.

    Allons, venez.

    Alceste

    J’irai, mais rien n’aura pouvoir

    De me faire dédire.

    Philinte

    Allons vous faire voir.

    Alceste

    Hors qu’un commandement exprès du roi me vienne

    770De trouver bons les vers dont on se met en peine,
    Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais
    Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
    (À Clitandre et Acaste qui rient.)
    Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être

    Si plaisant que je suis.

    Célimène

    Allez vite paraître

    Où vous devez.

    Alceste

    775J’y vais, madame, et sur mes pas

    Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.

    Fin du second acte

    ACTE III

    Scène 1

    Clitandre, Acaste.

    Clitandre

    Cher marquis, je te vois l’âme bien satisfaite ;

    Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
    En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
    780Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?

    Acaste

    Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m’examine,

    Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine ;
    J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
    Qui se peut dire noble, avec quelque raison ;
    785Et je crois par le rang que me donne ma race,
    Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
    Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
    On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
    Et l’on m’a vu pousser dans le monde une affaire
    790D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
    Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
    À juger sans étude et raisonner de tout ;
    À faire aux nouveautés dont je suis idolâtre,
    Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
    795Y décider en chef, et faire du fracas
    À tous les beaux endroits qui méritent des has !

    Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
    Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
    Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
    800Qu’on serait mal venu de me le disputer.
    Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
    Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
    Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
    Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.

    Clitandre

    805Oui. Mais, trouvant ailleurs des conquêtes faciles,

    Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?

    Acaste

    Moi ? Parbleu ! je ne suis de taille, ni d’humeur

    À pouvoir d’une belle essuyer la froideur.
    C’est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
    810À brûler constamment pour des beautés sévères,
    À languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
    À chercher le secours des soupirs et des pleurs,
    Et tâcher, par des soins d’une très longue suite,
    D’obtenir ce qu’on nie à leur peu de mérite.
    815Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
    Pour aimer à crédit et faire tous les frais.
    Quelque rare que soit le mérite des belles,
    Je pense, Dieu merci, qu’on vaut son prix comme elles ;
    Que pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
    820Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien ;
    Et qu’au moins, à tout mettre en de justes balances,
    Il faut qu’à frais communs se fassent les avances.

    Clitandre

    Tu penses donc, marquis, être fort bien ici ?

    Acaste

    J’ai quelque lieu, marquis, de le penser ainsi.

    Clitandre

    825Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême :

    Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.

    Acaste

    Il est vrai, je me flatte et m’aveugle en effet.

    Clitandre

    Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait ?

    Acaste

    Je me flatte.

    Clitandre

    Sur quoi fonder tes conjectures ?

    Acaste

    Je m’aveugle.

    Clitandre

    830En as-tu des preuves qui soient sûres ?

    Acaste

    Je m’abuse, te dis-je.

    Clitandre

    Est-ce que de ses vœux

    Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?

    Acaste

    Non, je suis maltraité.

    Clitandre

    Réponds-moi, je te prie.

    Acaste

    Je n’ai que des rebuts.

    Clitandre

    Laissons la raillerie,

    835Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.

    Acaste

    Je suis le misérable, et toi le fortuné ;

    On a pour ma personne une aversion grande,
    Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.

    Clitandre

    Oh ! çà, veux-tu, marquis, pour ajuster nos vœux,

    840Que nous tombions d’accord d’une chose tous deux ?
    Que qui pourra montrer une marque certaine
    D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
    L’autre ici fera place au vainqueur prétendu,
    Et le délivrera d’un rival assidu ?

    Acaste

    845Ah ! parbleu ! tu me plais avec un tel langage,

    Et du bon de mon cœur à cela je m’engage.
    Mais, chut.

    Scène 2

    Célimène, Acaste, Clitandre.

    Célimène

    Encore, ici ?

    Clitandre

    L’amour retient nos pas.

    Célimène

    Je viens d’ouïr entrer un carrosse là-bas

    Savez-vous qui c’est ?

    Clitandre

    Non.

    Scène 3

    Célimène, Acaste, Clitandre, Basque.

    Basque

    Arsinoé, madame,

    850Monte ici pour vous voir.

    Célimène

    Que me veut cette femme ?

    Basque

    Éliante là-bas est à l’entretenir.

    Célimène

    De quoi s’avise-t-elle, et qui la fait venir ?

    Acaste

    Pour prude consommée en tous lieux elle passe ;

    Et l’ardeur de son zèle…

    Célimène

    Oui, oui, franche grimace.

    855Dans l’âme elle est du monde ; et ses soins tentent tout
    Pour accrocher quelqu’un sans en venir à bout.
    Elle ne saurait voir qu’avec un œil d’envie
    Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
    Et son triste mérite, abandonné de tous,
    860Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
    Elle tâche à couvrir d’un faux voile de prude
    Ce que chez elle on voit d’affreuse solitude ;
    Et, pour sauver l’honneur de ses faibles appas,
    Elle attache du crime au pouvoir qu’ils n’ont pas.
    865Cependant un amant plairait fort à la dame ;
    Et même pour Alceste elle a tendresse d’âme.
    Ce qu’il me rend de soins outrage ses attraits ;
    Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
    Et son jaloux dépit, qu’avec peine, elle cache,
    870En tous endroits sous main contre moi se détache.
    Enfin je n’ai rien vu de si sot à mon gré ;

    Elle est impertinente au suprême degré,
    Et…


    Scène 4

    Arsinoé, Célimène, Clitandre, Acaste.

    Célimène

    Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?

    Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.

    Arsinoé

    875Je viens pour quelque avis que j’ai cru vous devoir.

    Célimène

    Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir !


    (Clitandre et Acaste sortent en riant.)

    Scène 5

    Arsinoé, Célimène.

    Arsinoé

    Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.

    Célimène

    Voulons-nous nous asseoir ?

    Arsinoé

    Il n’est pas nécessaire

    Madame, l’amitié doit surtout éclater
    880Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
    Et comme il n’en est point de plus grande importance
    Que celles de l’honneur et de la bienséance,
    Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
    Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
    885Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
    Où sur vous du discours on tourna la matière ;
    Et là, votre conduite avec ses grands éclats,
    Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
    Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
    890Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,

    Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
    Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
    Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
    Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
    895Je vous excusai fort sur votre intention,
    Et voulus de votre âme être la caution.
    Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
    Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
    Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
    900Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
    Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
    Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse,
    Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
    Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
    905Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée :
    Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
    Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
    Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
    Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
    910Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
    Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
    D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.

    Célimène

    Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre.

    Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
    915J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
    Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
    Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
    En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
    Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
    920En vous avertissant de ce qu’on dit de vous
    En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
    Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
    Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
    Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
    925Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
    Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
    Cette affectation d’un grave extérieur,
    Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
    Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
    930Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence.

    Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
    Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
    Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
    Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
    935Tout cela, si je puis vous parler franchement,
    Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
    À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
    Et ce sage dehors, que dément tout le reste ?
    Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
    940Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
    Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle,
    Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
    Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
    Mais elle a de l’amour pour les réalités.
    945Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
    Et leur assurai fort que c’était médisance ;
    Mais tous les sentiments combattirent le mien,
    Et leur conclusion fut que vous feriez bien
    De prendre moins de soin des actions des autres,
    950Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
    Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
    Avant que de songer à condamner les gens ;
    Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
    Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
    955Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
    À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
    Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
    Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
    Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
    960D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.

    Arsinoé

    À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,

    Je ne m’attendais pas à cette repartie,
    Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
    Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.

    Célimène

    965Au contraire, madame ; et si l’on était sage,

    Ces avis mutuels seraient mis en usage ;
    On détruirait par là, traitant de bonne foi,
    Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
    Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle

    970Nous ne continuions cet office fidèle,
    Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
    Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.

    Arsinoé

    Ah ! madame, de vous je ne puis rien entendre ;

    C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.

    Célimène

    975Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout ;

    Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût
    Il est une saison pour la galanterie,
    Il en est une aussi propre à la pruderie.
    On peut, par politique, en prendre le parti,
    980Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
    Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
    Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces :
    L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps
    Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.

    Arsinoé

    985Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,

    Et vous faites sonner terriblement votre âge.
    Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
    N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir ;
    Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
    990Madame, à me pousser de cette étrange sorte.

    Célimène

    Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoi

    On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
    Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
    Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
    995Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
    Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
    Les vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
    Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
    Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
    1000Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.

    Arsinoé

    Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peine

    De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine,
    Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger

    À quel prix aujourd’hui on peut les engager ?
    1005Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
    Que votre seul mérite attire cette foule ?
    Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
    Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?
    On ne s’aveugle point par de vaines défaites ;
    1010Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
    À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
    Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants :
    Et de là nous pouvons tirer des conséquences
    Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances,
    1015Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
    Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
    Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
    Pour les petits brillants d’une faible victoire ;
    Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
    1020De traiter pour cela les gens de haut en bas.
    Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
    Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
    Ne se point ménager, et vous faire bien voir
    Que l’on a des amants quand on en veut avoir.

    Célimène

    1025Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire ;

    Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
    Et sans…

    Arsinoé

    Brisons, madame, un pareil entretien,

    Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
    Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
    1030Si mon carrosse encor ne m’obligeait d’attendre.

    Célimène

    Autant qu’il vous plaira vous pouvez arrêter,

    Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
    Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
    Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
    1035Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
    Remplira mieux ma place à vous entretenir.


    Scène 6

    Alceste, Célimène, Arsinoé.

    Célimène

    Alceste, il faut que j’aille écrire un mot de lettre,

    Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
    Soyez avec madame ; elle aura la bonté
    1040D’excuser aisément mon incivilité.


    Scène 7

    Alceste, Arsinoé.

    Arsinoé

    Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,

    Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
    Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
    Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
    1045En vérité, les gens d’un mérite sublime
    Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
    Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
    Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
    Je voudrais que la cour, par un regard propice,
    1050À ce que vous valez rendît plus de justice.
    Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux
    Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.

    Alceste

    Moi, madame ? Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre ?

    Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
    1055Qu’ai-je fait, s’il vous plaît, de si brillant de soi,
    Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi ?

    Arsinoé

    Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices

    N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
    Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
    1060Et le mérite enfin, que vous nous faites voir
    Devrait…

    Alceste

    Mon Dieu ! laissons mon mérite, de grâce :

    De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
    Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
    D’avoir à déterrer le mérite des gens.

    Arsinoé

    1065Un mérite éclatant se déterre lui-même.

    Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême,
    Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits
    Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.

    Alceste

    Hé ! madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde,

    1070Et le siècle par là n’a rien qu’on ne confonde.
    Tout est d’un grand mérite également doué ;
    Ce n’est plus un honneur que de se voir loué :
    D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
    Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.

    Arsinoé

    1075Pour moi, je voudrais bien, que pour vous montrer mieux,

    Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
    Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
    On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
    Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
    1080Qui vous feront à tout un chemin assez doux.

    Alceste

    Et que voudriez-vous, madame, que j’y fisse ?

    L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
    Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
    Une âme compatible avec l’air de la cour.
    1085Je ne me trouve point les vertus nécessaires
    Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
    Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
    Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
    Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
    1090Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
    Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
    Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
    Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
    Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
    1095On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
    On n’a point à louer les vers de messieurs tels,
    À donner de l’encens à madame une telle,
    Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.

    Arsinoé

    Laissons, puisqu’il vous plaît, ce chapitre de cour :

    1100Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour ;
    Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
    Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
    Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
    Et celle qui vous charme est indigne de vous.

    Alceste

    1105Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,

    Que cette personne est, madame, votre amie ?

    Arsinoé

    Oui. Mais ma conscience est blessée en effet

    De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
    L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
    1110Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.

    Alceste

    C’est me montrer, madame, un tendre mouvement,

    Et de pareils avis obligent un amant.

    Arsinoé

    Oui, toute mon amie, elle est, et je la nomme,

    Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme
    1115Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.

    Alceste

    Cela se peut, madame, on ne voit pas les cœurs ;

    Mais votre charité se serait bien passée
    De jeter dans le mien une telle pensée.

    Arsinoé

    Si vous ne voulez pas être désabusé,

    1120Il faut ne vous rien dire ; il est assez aisé.

    Alceste

    Non. Mais sur ce sujet, quoi que l’on nous expose,

    Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
    Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
    Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.

    Arsinoé

    1125Hé bien ! c’est assez dit ; et sur cette matière

    Vous allez recevoir une pleine lumière.

    Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
    Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
    Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
    1130De l’infidélité du cœur de votre belle ;
    Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
    On pourra vous offrir de quoi vous consoler.

    Fin du troisième acte.

    ACTE IV

    Scène 1

    Éliante, Philinte.

    Philinte

    Non, l’on n’a point vu d’âme à manier si dure,

    Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
    1135En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
    Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
    Et jamais différend si bizarre, je pense,
    N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
    « Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
    1140Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
    De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
    Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
    Que lui fait mon avis, qu’il a pris de travers ?
    On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
    1145Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières,
    Je le tiens galant homme en toutes les manières,
    Homme de qualité, de mérite et de cœur,
    Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
    Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
    1150Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
    Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
    Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
    On ne doit de rimer avoir aucune envie,
    Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie. »

    1155Enfin, toute la grâce et l’accommodement
    Où s’est avec effort plié son sentiment,
    C’est de dire, croyant adoucir bien son style :
    « Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
    Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
    1160Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
    Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
    Fait vite envelopper toute la procédure.

    Éliante

    Dans ses façons d’agir il est fort singulier ;

    Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
    1165Et la sincérité dont son âme se pique
    A quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
    C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
    Et je la voudrais voir partout comme chez lui.

    Philinte

    Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m’étonne

    1170De cette passion où son cœur s’abandonne.
    De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
    Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
    Et je sais moins encor comment votre cousine
    Peut être la personne où son penchant l’incline.

    Éliante

    1175Cela fait assez voir que l’amour, dans les cœurs,

    N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
    Et toutes ces raisons de douces sympathies,
    Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.

    Philinte

    Mais croyez-vous qu’on l’aime, aux choses qu’on peut voir ?

    Éliante

    1180C’est un point qu’il n’est pas fort aisé de savoir.

    Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
    Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
    Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
    Et croit aimer aussi, parfois, qu’il n’en est rien.

    Philinte

    1185Je crois que notre ami, près de cette cousine,

    Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
    Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
    Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
    Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,

    1190Profiter des bontés que lui montre votre âme.

    Éliante

    Pour moi, je n’en fais point de façons, et je croi

    Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi.
    Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
    Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
    1195Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
    Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.
    Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
    Son amour éprouvait quelque destin contraire,
    S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
    1200Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
    Et le refus souffert en pareille occurrence
    Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.

    Philinte

    Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,

    Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
    1205Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
    De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.
    Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
    Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
    Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
    1210Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
    Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
    Elle pouvait sur moi, madame, retomber !

    Éliante

    Vous vous divertissez, Philinte.

    Philinte

    Non, madame,

    Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
    1215J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
    Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment.

    Scène 2

    Alceste, Éliante, Philinte.

    Alceste

    Ah ! faites-moi raison, madame, d’une offense

    Qui vient de triompher de toute ma constance.

    Éliante

    Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous qui vous puisse émouvoir ?

    Alceste

    1220J’ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir ;

    Et le déchaînement de toute la nature
    Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
    C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.

    Éliante

    Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.

    Alceste

    1225Ô juste ciel ! faut-il qu’on joigne à tant de grâces

    Les vices odieux des âmes les plus basses !

    Éliante

    Mais encor, qui vous peut… ?

    Alceste

    Ah ! tout est ruiné ;

    Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
    Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
    1230Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.

    Éliante

    Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?

    Philinte

    Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement ;

    Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…

    Alceste

    Ah ! morbleu ! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.

    à Éliante.
    1235C’est de sa trahison n’être que trop certain,
    Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
    Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
    A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
    Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
    1240Et que de mes rivaux je redoutais le moins.

    Philinte

    Une lettre peut bien tromper par l’apparence,

    Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.

    Alceste

    Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s’il vous plaît,

    Et ne prenez souci que de votre intérêt.

    Éliante

    1245Vous devez modérer vos transports ; et l’outrage…

    Alceste

    Madame, c’est à vous qu’appartient cet ouvrage ;

    C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui,
    Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
    Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
    1250Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
    Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.

    Éliante

    Moi, vous venger ? Comment ?

    Alceste

    En recevant mon cœur.

    Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle ;
    C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
    1255Et je la veux punir par les sincères vœux,
    Par le profond amour, les soins respectueux,
    Les devoirs empressés et l’assidu service,
    Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.

    Éliante

    Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,

    1260Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez ;
    Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
    Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
    Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
    On fait force desseins qu’on n’exécute pas :
    1265On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
    Une coupable aimée est bientôt innocente ;
    Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
    Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.

    Alceste

    Non, non, madame, non. L’offense est trop mortelle ;

    1270Il n’est point de retour, et je romps avec elle ;
    Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
    Et je me punirais de l’estimer jamais.

    La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
    Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
    1275Pleinement la confondre, et vous porter après
    Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.


    Scène 3

    Célimène, Alceste.

    Alceste, à part.

    Ô Ciel ! de mes transports puis-je être ici le maître ?

    Célimène, à Alceste.

    Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?

    Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
    1280Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?

    Alceste

    Que toutes les horreurs dont une âme est capable

    À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
    Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
    N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

    Célimène

    1285Voilà certainement des douceurs que j’admire.

    Alceste

    Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire.

    Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
    Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
    Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
    1290Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
    Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
    Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux :
    Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
    Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
    1295Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
    Je souffre le dépit de me voir outragé.
    Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
    Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
    Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
    1300Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
    Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
    Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
    Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
    Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
    1305Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,

    C’est une trahison, c’est une perfidie,
    Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
    Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
    Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :
    1310Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
    Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
    Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
    Je cède aux mouvements d’une juste colère,
    Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.

    Célimène

    1315D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?

    Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?

    Alceste

    Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue

    J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
    Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
    1320Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.

    Célimène

    De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?

    Alceste

    Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre !

    Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
    Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
    1325Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
    Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.

    Célimène

    Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit !

    Alceste

    Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit !

    Célimène

    Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?

    Alceste

    1330Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !

    Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?

    Célimène

    Pourquoi désavouer un billet de ma main ?

    Alceste

    Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse

    Du crime dont vers moi son style vous accuse !

    Célimène

    1335Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.

    Alceste

    Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !

    Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
    N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?

    Célimène

    Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?

    Alceste

    1340Les gens qui dans mes mains l’ont remise aujourd’hui.

    Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
    Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
    En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?

    Célimène

    Mais si c’est une femme à qui va ce billet,

    1345En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?

    Alceste

    Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable.

    Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
    Et me voilà par là convaincu tout à fait.
    Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
    1350Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
    Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
    Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
    Et comment vous pourrez tourner pour une femme
    Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
    1355Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
    Ce que je m’en vais lire…

    Célimène

    Il ne me plaît pas, moi.

    Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
    Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !

    Alceste

    Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci

    1360De me justifier les termes que voici.

    Célimène

    Non, je n’en veux rien faire ; et, dans cette occurrence,

    Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.

    Alceste

    De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,

    Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.

    Célimène

    1365Non, il est pour Oronte ; et je veux qu’on le croie.

    Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
    J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
    Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
    Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
    1370Et ne me rompez pas davantage la tête.

    Alceste, à part.

    Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé,

    Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
    Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
    C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
    1375On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
    On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
    Et cependant mon cœur est encore assez lâche
    Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
    Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
    1380Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
    à Célimène.
    Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,
    Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
    Et ménager pour vous l’excès prodigieux
    De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
    1385Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
    Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
    Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
    À vous prêter les mains ma tendresse consent.
    Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
    1390Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.

    Célimène

    Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,

    Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
    Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
    À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
    1395Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,

    Je ne le dirais pas avec sincérité !
    Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
    Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
    Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
    1400N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
    Et puisque notre cœur fait un effort extrême
    Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
    Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
    S’oppose fortement à de pareils aveux,
    1405L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
    Doit-il impunément douter de cet oracle ?
    Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
    À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
    Allez, de tels soupçons méritent ma colère ;
    1410Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
    Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
    De conserver encor pour vous quelque bonté ;
    Je devrais autre part attacher mon estime,
    Et vous faire un sujet de plainte légitime.

    Alceste

    1415Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange pour vous ;

    Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
    Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée ;
    À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
    Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
    1420Et si de me trahir il aura la noirceur.

    Célimène

    Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.

    Alceste

    Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;

    Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
    Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
    1425Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
    Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
    Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
    Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
    Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
    1430Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
    Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
    De vous voir tenir tout des mains de mon amour.

    Célimène

    C’est me vouloir du bien d’une étrange manière !

    Me préserve le ciel que vous ayez matière…
    1435Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.


    Scène 4

    Célimène, Alceste, Dubois.

    Alceste

    Que veut cet équipage et cet air effaré ?

    Qu’as-tu ?

    Dubois

    Monsieur…

    Alceste

    Hé bien ?

    Dubois

    Voici bien des mystères.

    Alceste

    Qu’est-ce ?

    Dubois

    Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.

    Alceste

    Quoi !

    Dubois

    Parlerai-je haut ?

    Alceste

    Oui, parle, et promptement.

    Dubois

    1440N’est-il point là quelqu’un ?

    Alceste

    Ah ! que d’amusement !

    Veux-tu parler ?

    Dubois

    Monsieur, il faut faire retraite.

    Alceste

    Comment ?

    Dubois

    Il faut d’ici déloger sans trompette.

    Alceste

    Et pourquoi ?

    Dubois

    Je vous dis qu’il faut quitter ce lieu.

    Alceste

    La cause ?

    Dubois

    Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.

    Alceste

    1445Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage ?

    Dubois

    Par la raison, monsieur, qu’il faut plier bagage.

    Alceste

    Ah ! je te casserai la tête assurément,

    Si tu ne veux, maraud, t’expliquer autrement.

    Dubois

    Monsieur, un homme noir et d’habit et de mine

    1450Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
    Un papier griffonné d’une telle façon,
    Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon.
    C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
    Mais le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.

    Alceste

    1455Hé bien ! quoi ? Ce papier, qu’a-t-il à démêler,

    Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?

    Dubois

    C’est pour vous dire ici, monsieur, qu’une heure ensuite,

    Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
    Est venu vous chercher avec empressement,
    1460Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
    Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
    De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle ?

    Alceste

    Laisse là son nom, traître, et dis ce qu’il t’a dit.

    Dubois

    C’est un de vos amis ; enfin cela suffit.

    1465Il m’a dit que d’ici votre péril vous chasse,
    Et que d’être arrêté le sort vous y menace.

    Alceste

    Mais quoi ! n’a-t-il voulu te rien spécifier ?

    Dubois

    Non. Il m’a demandé de l’encre et du papier,

    Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,

    1470Du fond de ce mystère avoir la connaissance.

    Alceste

    Donne-le donc.

    Célimène

    Que peut envelopper ceci ?

    Alceste

    Je ne sais ; mais j’aspire à m’en voir éclairci.

    Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?

    Dubois, après avoir longtemps cherché le billet.

    Ma foi, je l’ai, monsieur, laissé sur votre table.

    Alceste

    1475Je ne sais qui me tient.

    Célimène

    Ne vous emportez pas,

    Et courez démêler un pareil embarras.

    Alceste

    Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,

    Ait juré d’empêcher que je vous entretienne ;
    Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
    1480De vous revoir, madame, avant la fin du jour.

    Fin du quatrième acte.

    ACTE V

    Scène 1

    Alceste, Philinte.

    Alceste

    La résolution en est prise, vous dis-je.

    Philinte

    Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu’il vous oblige… ?

    Alceste

    Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,

    Rien de ce que je dis ne peut me détourner ;
    1485Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,

    Et je veux me tirer du commerce des hommes.
    Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
    L’honneur, la probité, la pudeur et les lois ;
    On publie en tous lieux l’équité de ma cause,
    1490Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
    Cependant je me vois trompé par le succès,
    J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès
    Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
    Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
    1495Toute la bonne foi cède à sa trahison !
    Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
    Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
    Renverse le bon droit, et tourne la justice !
    Il fait par un arrêt couronner son forfait !
    1500Et, non content encor du tort que l’on me fait,
    Il court parmi le monde un livre abominable,
    Et de qui la lecture est même condamnable,
    Un livre à mériter la dernière rigueur,
    Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur !
    1505Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
    Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
    Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
    À qui je n’ai fait rien qu’être sincère et franc,
    Qui me vient malgré moi d’une ardeur empressée,
    1510Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
    Et parceque j’en use avec honnêteté
    Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
    Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !
    Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
    1515Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
    Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
    Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
    C’est à ces actions que la gloire les porte !
    Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
    1520La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
    Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge
    Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.

    Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
    Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.

    Philinte

    1525Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes ;

    Et tout le mal n’est pas si grand que vous le faites.
    Ce que votre partie ose vous imputer
    N’a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
    On voit son faux rapport lui-même se détruire,
    1530Et c’est une action qui pourrait bien lui nuire.

    Alceste

    Lui ! de semblables tours il ne craint point l’éclat.

    Il a permission d’être franc scélérat ;
    Et, loin qu’à son crédit nuise cette aventure,
    On l’en verra demain en meilleure posture.

    Philinte

    1535Enfin, il est constant qu’on n’a point trop donné

    Au bruit que contre vous sa malice a tourné ;
    De ce côté déjà vous n’avez rien à craindre :
    Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
    Il vous est en justice aisé d’y revenir,
    1540Et contre cet arrêt…

    Alceste

    Non, je veux m’y tenir.

    Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
    Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse ;
    On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
    Et je veux qu’il demeure à la postérité
    1545Comme une marque insigne, un fameux témoignage
    De la méchanceté des hommes de notre âge.
    Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
    Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
    Contre l’iniquité de la nature humaine,
    1550Et de nourrir pour elle une immortelle haine.

    Philinte

    Mais enfin…

    Alceste

    Mais enfin, vos soins sont superflus.

    Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus ?
    Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
    Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?

    Philinte

    1555Non, je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :

    Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
    Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
    Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
    Mais est-ce une raison que leur peu d’équité,
    1560Pour vouloir se tirer de leur société ?
    Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
    Des moyens d’exercer notre philosophie :
    C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
    Et, si de probité tout était revêtu,
    1565Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles,
    La plupart des vertus nous seraient inutiles,
    Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
    Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui ;
    Et, de même qu’un cœur d’une vertu profonde…

    Alceste

    1570Je sais que vous parlez, monsieur, le mieux du monde ;

    En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
    Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
    La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
    Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire :
    1575De ce que je dirais je ne répondrais pas,
    Et je me jetterais cent choses sur les bras.
    Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
    Il faut qu’elle consente au dessein qui m’amène ;
    Je vais voir si son cœur a de l’amour pour moi ;
    1580Et c’est ce moment-ci qui doit m’en faire foi.

    Philinte

    Montons chez Éliante, attendant sa venue.

    Alceste

    Non : de trop de souci je me sens l’âme émue.

    Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
    Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.

    Philinte

    1585C’est une compagnie étrange pour attendre ;

    Et je vais obliger Éliante à descendre.

    Scène 2

    Oronte, Célimène, Alceste.

    Oronte

    Oui, c’est à vous de voir si, par des nœuds si doux,

    Madame, vous voulez m’attacher tout à vous.
    Il me faut de votre âme une pleine assurance :
    1590Un amant là-dessus n’aime point qu’on balance.
    Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
    Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
    Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
    C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende,
    1595De le sacrifier, madame, à mon amour,
    Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.

    Célimène

    Mais quel sujet si grand contre lui vous irrite,

    Vous à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?

    Oronte

    Madame il ne faut point ces éclaircissements ;

    1600Il s’agit de savoir quels sont vos sentiments.
    Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un ou l’autre ;
    Ma résolution n’attend rien que la vôtre.

    Alceste, sortant du coin où il était.

    Oui, monsieur a raison ; madame, il faut choisir ;

    Et sa demande ici s’accorde à mon désir.
    1605Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène ;
    Mon amour veut du vôtre une marque certaine :
    Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
    Et voici le moment d’expliquer votre cœur.

    Oronte

    Je ne veux point, monsieur, d’une flamme importune

    1610Troubler aucunement votre bonne fortune.

    Alceste

    Je ne veux point, monsieur, jaloux ou non jaloux,

    Partager de son cœur rien du tout avec vous.

    Oronte

    Si votre amour au mien lui semble préférable…

    Alceste

    Si du moindre penchant elle est pour vous capable…

    Oronte

    1615Je jure de n’y rien prétendre désormais.

    Alceste

    Je jure hautement de ne la voir jamais.

    Oronte

    Madame, c’est à vous de parler sans contrainte.

    Alceste

    Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.

    Oronte

    Vous n’avez qu’à nous dire où s’attachent vos vœux.

    Alceste

    1620Vous n’avez qu’à trancher et choisir de nous deux.

    Oronte

    Quoi ! sur un pareil choix vous semblez être en peine.

    Alceste

    Quoi ! votre âme balance et paraît incertaine !

    Célimène

    Mon Dieu ! que cette instance est là hors de saison !

    Et que vous témoignez tous deux peu de raison !
    1625Je sais prendre parti sur cette préférence,
    Et ce n’est pas mon cœur maintenant qui balance :
    Il n’est point suspendu sans doute entre vous deux,
    Et rien n’est si tôt fait que le choix de nos vœux ;
    Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
    1630À prononcer en face un aveu de la sorte :
    Je trouve que ces mots qui sont désobligeants,
    Ne se doivent point dire en présence des gens.
    Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
    Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière ;
    1635Et qu’il suffit enfin que de plus doux témoins
    Instruisent un amant, du malheur de ses soins.

    Oronte

    Non, non, un franc aveu n’a rien que j’appréhende ;

    J’y consens pour ma part.

    Alceste

    Et moi, je le demande ;

    C’est son éclat surtout qu’ici j’ose exiger,
    1640Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
    Conserver tout le monde est votre grande étude :
    Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
    Il faut vous expliquer nettement là-dessus ;

    Ou bien pour un arrêt je prends votre refus :
    1645Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
    Et me tiendrai pour dit tout le mal que j’en pense.

    Oronte

    Je vous sais fort bon gré, monsieur, de ce courroux,

    Et je lui dis ici même chose que vous.

    Célimène

    Que vous me fatiguez avec un tel caprice !

    1650Ce que vous demandez a-t-il de la justice ?
    Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
    J’en vais prendre pour juge Éliante, qui vient.


    Scène 3

    Éliante, Philinte, Célimène, Oronte, Alceste.

    Célimène

    Je me vois, ma cousine, ici persécutée

    Par des gens dont l’humeur y paraît concertée.
    1655Ils veulent l’un et l’autre, avec même chaleur,
    Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur,
    Et que, par un arrêt qu’en face il me faut rendre,
    Je défende à l’un d’eux tous les soins qu’il peut prendre.
    Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.

    Éliante

    1660N’allez point là-dessus me consulter ici ;

    Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
    Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.

    Oronte

    Madame, c’est en vain que vous vous défendez.

    Alceste

    Tous vos détours ici seront mal secondés.

    Oronte

    1665Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.

    Alceste

    Il ne faut que poursuivre à garder le silence.

    Oronte

    Je ne veux qu’un seul mot pour finir nos débats.

    Alceste

    Et moi je vous entends si vous ne parlez pas.

    Scène 4

    Arsinoé, Célimène, Éliante, Alceste, Philinte, Acaste, Clitandre, Oronte.

    Acaste, à Célimène.

    Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire,

    1670Éclaircir avec vous une petite affaire.

    Clitandre, à Oronte et à Alceste.

    Fort à propos, messieurs, vous vous trouvez ici,

    Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.

    Arsinoé, à Célimène.

    Madame, vous serez surprise de ma vue ;

    Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue :
    1675Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
    D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
    J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
    Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
    Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
    1680Et l’amitié passant sur de petits discords,
    J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
    Pour vous voir vous laver de cette calomnie.

    Acaste

    Oui, madame, voyons, d’un esprit adouci,

    Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
    1685Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre ?

    Clitandre

    Vous avez, pour Acaste, écrit ce billet tendre.

    Acaste, à Oronte et à Alceste.

    Messieurs, ces traits pour vous n’ont point d’obscurité,

    Et je ne doute pas que sa civilité
    À connaître sa main n’ait trop su vous instruire.
    1690Mais ceci vaut assez la peine de le lire.

    « Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n’ai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n’y a rien de plus injuste ; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte…

    Il devrait être ici.


    » Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et, depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai jamais pu prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis…

    C’est moi-même, messieurs, sans nulle vanité.


    » Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée. Pour l’homme aux rubans verts…(À Alceste.)

    À vous le dé, monsieur.


    » Pour l’homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme au sonnet(À Oronte.)

    Voici votre paquet.


    » Et pour l’homme au sonnet, qui s’est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l’on m’entraîne ; et que c’est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu’on goûte, que la présence des gens qu’on aime.

    Clitandre

    Me voici maintenant, moi.


    » Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j’aurais de l’amitié. Il est extravagant de se persuader qu’on l’aime, et vous l’êtes de croire qu’on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en être obsédée. »

    D’un fort beau caractère on voit là le modèle,
    Madame, et vous savez comment cela s’appelle.
    Il suffit. Nous allons l’un et l’autre, en tous lieux,
    Montrer de votre cœur le portrait glorieux.

    Acaste

    1695J’aurais de quoi vous dire, et belle est la matière ;

    Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
    Et je vous ferai voir que les petits marquis
    Ont, pour se consoler, des cœurs de plus haut prix.


    Scène 5

    Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Oronte, Philinte.

    Oronte

    Quoi ! de cette façon je vois qu’on me déchire,

    1700Après tout ce qu’à moi je vous ai vu m’écrire !
    Et votre cœur, paré de beaux semblants d’amour,
    À tout le genre humain se promet tour à tour !
    Allez, j’étais trop dupe, et je vais ne plus l’être ;
    Vous me faites un bien, me faisant vous connaître :
    1705J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez,
    Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
    (À Alceste.)
    Monsieur, je ne fais plus d’obstacle à votre flamme,
    Et vous pouvez conclure affaire avec madame.


    Scène 6

    Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Philinte.

    Arsinoé, à Célimène.

    Certes, voilà le trait du monde le plus noir ;

    1710Je ne m’en saurais taire, et me sens émouvoir.
    Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
    Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;
    (montrant Alceste.)
    Mais, monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,

    Un homme, comme lui, de mérite et d’honneur,
    1715Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
    Devait-il…

    Alceste

    Laissez-moi, madame, je vous prie,

    Vider mes intérêts moi-même là-dessus,
    Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
    Mon cœur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
    1720Il n’est point en état de payer ce grand zèle ;
    Et ce n’est point à vous que je pourrai songer,
    Si, par un autre choix, je cherche à me venger.

    Arsinoé

    Hé ! croyez-vous, monsieur, qu’on ait cette pensée,

    Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
    1725Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
    Si de cette créance il peut s’être flatté.
    Le rebut de madame est une marchandise
    Dont on aurait grand tort d’être si fort éprise.
    Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
    1730Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut.
    Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
    Et je brûle de voir une union si belle.


    Scène 7

    Célimène, Éliante, Alceste, Philinte.

    Alceste, à Célimène.

    Hé bien, je me suis tu, malgré ce que je voi,

    Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
    1735Ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
    Et puis-je maintenant… ?

    Célimène

    Oui, vous pouvez tout dire ;

    Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
    Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
    J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
    1740Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
    J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
    Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
    Votre ressentiment sans doute est raisonnable ;
    Je sais combien je dois vous paraître coupable,
    1745Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,

    Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
    Faites-le, j’y consens.

    Alceste

    Hé ! le puis-je, traîtresse ?

    Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
    Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
    1750Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?
    (À Éliante et à Philinte.)
    Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
    Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
    Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encor tout,
    Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
    1755Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
    Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.
    (à Célimène.)
    Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
    J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
    Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
    1760Où le vice du temps porte votre jeunesse,
    Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
    Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains
    Et que dans mon désert où j’ai fait vœu de vivre,
    Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
    1765C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
    Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
    Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
    Il peut m’être permis de vous aimer encore.

    Célimène

    Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,

    1770Et dans votre désert aller m’ensevelir !

    Alceste

    Et, s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,

    Que vous doit importer tout le reste du monde ?
    Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?

    Célimène

    La solitude effraye une âme de vingt ans.

    1775Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
    Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
    Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
    Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
    Et l’hymen…

    Alceste

    Non, mon cœur à présent vous déteste,

    1780Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
    Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
    Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
    Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage
    De vos indignes fers pour jamais me dégage.


    Scène dernière

    Éliante, Alceste, Philinte.

    Alceste, à Éliante

    1785Madame, cent vertus ornent votre beauté,

    Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité ;
    De vous depuis longtemps je fais un cas extrême ;
    Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
    Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,
    1790Ne se présente point à l’honneur de vos fers ;
    Je m’en sens trop indigne, et commence à connaître
    Que le ciel pour ce nœud ne m’avait point fait naître ;
    Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
    Que le rebut d’un cœur qui ne vous valait pas ;
    1795Et qu’enfin…

    Éliante

    Vous pouvez suivre cette pensée :

    Ma main de se donner n’est pas embarrassée ;
    Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
    Qui, si je l’en priais, la pourrait accepter.

    Philinte

    Ah ! cet honneur, madame, est toute mon envie,

    1800Et j’y sacrifierais et mon sang et ma vie.

    Alceste

    Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements,

    L’un pour l’autre à jamais garder ces sentiments !
    Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
    Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ;
    1805Et chercher sur la terre un endroit écarté
    Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

    Philinte

    Allons, madame, allons employer toute chose

    Pour rompre le dessein que son cœur se propose.

    Fin du Misanthrope.

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  • Molière : Dom Juan ou le Festin de pierre

    1665

    ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

    SGANARELLE, GUSMAN.

    SGANARELLE, tenant une tabatière.- Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner, à droit, et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai, que le tabac inspire des sentiments d’honneur, et de vertu, à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière, reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous ; et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici ? Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ; J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

    GUSMAN.- Et la raison encore, dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

    SGANARELLE.- Non pas, mais, à vue de pays , je connais à peu près le train des choses, et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper, mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

    GUSMAN.- Quoi, ce départ si peu prévu, serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ?

    SGANARELLE.- Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage.

    GUSMAN.- Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

    SGANARELLE.- Eh oui ; sa qualité ! La raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses.

    GUSMAN.- Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.

    SGANARELLE.- Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.

    GUSMAN.- Je ne sais pas de vrai quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point, comme après tant d’amour, et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs, et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes, et de serments réitérés ; tant de transports enfin, et tant d’emportements qu’il a fait paraître, jusqu’à forcer dans sa passion l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance ; je ne comprends pas, dis-je, comme après tout cela il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

    SGANARELLE.- Je n’ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu, mais par précaution, je t’apprends (inter nos,) que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse, crois qu’il aurait plus fait pour sa passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien, et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains, dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud, ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau, suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable quelque jour : qu’il me vaudrait bien mieux d’être au diable, que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où ; mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie, la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais, séparons-nous ; écoute, au moins, je t’ai fait cette confidence avec franchise, et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Quel homme te parlait là, Il a bien de l’air ce me semble du bon Gusman de Done Elvire ?

    SGANARELLE.- C’est quelque chose aussi à peu près de cela.

    DOM JUAN.- Quoi, c’est lui ?

    SGANARELLE.- Lui-même.

    DOM JUAN.- Et depuis quand est-il en cette ville ?

    SGANARELLE.- D’hier au soir.

    DOM JUAN.- Et quel sujet l’amène ?

    SGANARELLE.- Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

    DOM JUAN.- Notre départ, sans doute ?

    SGANARELLE.- Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet.

    DOM JUAN.- Et quelle réponse as-tu faite ?

    SGANARELLE.- Que vous ne m’en aviez rien dit.

    DOM JUAN.- Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t’imagines-tu de cette affaire ?

    SGANARELLE.- Moi, je crois sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

    DOM JUAN.- Tu le crois ?

    SGANARELLE.- Oui.

    DOM JUAN.- Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

    SGANARELLE.- Eh, mon Dieu, je sais mon Dom Juan, sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde, il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.

    DOM JUAN.- Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

    SGANARELLE.- Eh, Monsieur.

    DOM JUAN.- Quoi, parle ?

    SGANARELLE.- Assurément que vous avez raison, si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.

    DOM JUAN.- Eh bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.

    SGANARELLE.- En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

    DOM JUAN.- Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle, n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour ; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux, que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

    SGANARELLE.- Vertu de ma vie, comme vous débitez ; il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.

    DOM JUAN.- Qu’as-tu à dire là-dessus ?

    SGANARELLE.- Ma foi, j’ai à dire, je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison, et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela ; laissez faire, une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.

    DOM JUAN.- Tu feras bien.

    SGANARELLE.- Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?

    DOM JUAN.- Comment, quelle vie est-ce que je mène ?

    SGANARELLE.- Fort bonne. Mais par exemple de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites.

    DOM JUAN.- Y a-t-il rien de plus agréable ?

    SGANARELLE.- Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable, et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal, mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…

    DOM JUAN.- Va, va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, j’ai toujours ouï dire, que c’est une méchante raillerie, que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

    DOM JUAN.- Holà, maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

    SGANARELLE.- Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde, vous savez ce que vous faites vous, et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins, sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement le regardant en face : « Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie, ce que tous les hommes révèrent. Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde, et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu, (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre 😉 pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt, ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que… »

    DOM JUAN.- Paix.

    SGANARELLE.- De quoi est-il question ?

    DOM JUAN.- Il est question de te dire, qu’une beauté me tient au cœur, et qu’entraîné par ses appas, je l’ai suivie jusques en cette ville.

    SGANARELLE.- Et n’y craignez-vous rien, Monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?

    DOM JUAN.- Et pourquoi craindre, ne l’ai-je pas bien tué ? 

    SGANARELLE.- Fort bien, le mieux du monde, et il aurait tort de se plaindre.

    DOM JUAN.- J’ai eu ma grâce de cette affaire.

    SGANARELLE.- Oui, mais cette grâce n’éteint pas peut-être le ressentiment des parents et des amis, et…

    DOM JUAN.- Ah ! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle, est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d’amants, trois ou quatre jours, avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble, le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême, à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade sur mer ; sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque, et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.

    SGANARELLE.- Ha ! Monsieur.

    DOM JUAN.- Hein ?

    SGANARELLE.- C’est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut, il n’est rien tel en ce monde, que de se contenter.

    DOM JUAN.- Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que… Ah ! rencontre fâcheuse, traître tu ne m’avais pas dit qu’elle était ici elle-même.

    SGANARELLE.- Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé.

    DOM JUAN.- Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci, avec son équipage de campagne ?

     SCÈNE III

    DONE ELVIRE, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DONE ELVIRE.- Me ferez-vous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ?

    DOM JUAN.- Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici.

    DONE ELVIRE.- Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas, et vous êtes surpris à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérais, et la manière dont vous le paraissez, me persuade pleinement ce que je refusais de croire. J’admire ma simplicité, et la faiblesse de mon cœur, à douter d’une trahison, que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte, pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux, et mon jugement. J’ai cherché des raisons, pour excuser à ma tendresse, le relâchement d’amitié qu’elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime, dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j’en rejetais la voix, qui vous rendait criminel à mes yeux, et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules, qui vous peignaient innocent à mon cœur ; mais enfin, cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue, m’apprend bien plus de choses, que je ne voudrais en savoir. Je serai bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie ; et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

    DOM JUAN.- Madame, voilà Sganarelle, qui sait pourquoi je suis parti.

    SGANARELLE.- Moi, Monsieur, je n’en sais rien, s’il vous plaît.

    DONE ELVIRE.- Hé bien, Sganarelle, parlez, il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.

    DOM JUAN, faisant signe d’approcher à Sganarelle.- Allons, parle donc à Madame.

    SGANARELLE.- Que voulez-vous que je dise ?

    DONE ELVIRE.- Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

    DOM JUAN.- Tu ne répondras pas ?

    SGANARELLE.- Je n’ai rien à répondre, vous vous moquez de votre serviteur.

    DOM JUAN.- Veux-tu répondre, te dis-je ?

    SGANARELLE.- Madame…

    DONE ELVIRE.- Quoi ?

    SGANARELLE, se retournant vers son maître.- Monsieur…

    DOM JUAN.- Si…

    SGANARELLE.- Madame, les conquérants, Alexandre, et les autres mondes sont causes de notre départ ; voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire.

    DONE ELVIRE.- Vous plaît-il, Dom Juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?

    DOM JUAN.- Madame, à vous dire la vérité…

    DONE ELVIRE.- Ah, que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ! que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis, qu’il faut que malgré vous vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible : qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme. Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

    DOM JUAN.- Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, que vous avez rompu des vœux, qui vous engageaient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant me mettre le Ciel sur les bras, que par… ?

    DONE ELVIRE.- Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier, et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer ; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni ; et que le même Ciel dont tu te joues, me saura venger de ta perfidie.

    DOM JUAN.- Sganarelle, le Ciel !

    SGANARELLE.- Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

    DOM JUAN.- Madame…

    DONE ELVIRE.- Il suffit, je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et sur de tels sujets, un noble cœur au premier mot doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures, non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais, et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée.

    SGANARELLE.- Si le remords le pouvait prendre.

    DOM JUAN, après une petite réflexion.- Allons songer à l’éxécution de notre entreprise amoureuse.

    SGANARELLE.- Ah, quel abominable maître me vois-je obligé de servir !

    ACTE II, SCÈNE PREMIERE

    CHARLOTTE, PIERROT.

    CHARLOTTE.- Notre-dinse, Piarrot, tu t’es trouvé là bien à point.

    PIERROT.- Parquienne, il ne s’en est pas fallu l’épaisseur d’une éplinque qu’ils ne se sayant nayés tous deux.

    CHARLOTTE.- C’est donc le coup de vent da matin qui les avait renvarsés dans la mar.

    PIERROT.- Aga guien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu : car, comme dit l’autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc, j’estions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste : car comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j’ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouillait dans gliau, et qui venait comme envars nous par secousse. Je voyais cela fixiblement, et pis tout d’un coup je voyais que je ne voyais plus rien. « Eh ! Lucas, ç’ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas. – Voire, ce m’a-t-il fait, t’as esté au trépassement d’un chat, t’as la vue trouble. Palsanquienne, ç’ai-je fait, je n’ai point la vue trouble, ce sont des hommes. Point du tout, ce m’a-t-il fait, t’as la barlue. Veux-tu gager, ç’ai-je fait, que je n’ai point la barlue, ç’ai-je fait, et que sont deux hommes, ç’ai-je fait, qui nageant droit ici ? ç’ai-je fait. Morquenne, ce m’a-t-il fait, je gage que non, oh çà, ç’ai-je fait, veux-tu gager dix sols que si ? Je le veux bian, ce m’a-t-il fait, et pour te montrer, vlà argent su jeu », ce m’a-t-il fait. Moi, je n’ai point esté ni fou, ni estourdi, j’ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées, et cinq sols en doubles, jergniguenne, aussi hardiment que si j’avais avalé un varre de vin ; car je ses hazardeux moi, et je vas à la débandade. Je savais bian ce que je faisais pourtant, queuque gniais ! Enfin donc, je n’avons pas putost eu gagé que j’avons vu les deux hommes tout à plain qui nous faisiant signe de les aller quérir, et moi de tirer auparavant les enjeux. « Allons, Lucas, ç’ai-je dit, tu vois bian qu’ils nous appelont : allons viste à leu secours. Non, ce m’a-t-il dit, ils m’ont fait pardre. » Oh donc tanquia, qu’à la parfin pour le faire court, je l’ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j’avons tant fait cahin, caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la mesme bande qui s’equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là à qui l’en a fait les doux yeux, vlà justement, Charlotte, comme tout ça s’est fait.

    CHARLOTTE.- Ne m’as-tu pas dit, Piarrot, qu’il y en a un qu’est bien pu mieux fait que les autres.

    PIERROT.- Oui, c’est le maître ; il faut que ce soit queuque gros gros Monsieur, car il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas, et ceux qui le servont sont des Monsieux eux-mesmes, et stapandant, tout gros Monsieur qu’il est, il serait par ma fique nayé si je n’aviomme esté là.

    CHARLOTTE.- Ardez un peu.

    PIERROT.- Oh, parquenne, sans nous, il en avait pour sa maine de fèves.

    CHARLOTTE.- Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot ?

    PIERROT.- Nannain, ils l’avont rhabillé tout devant nous. Mon quieu, je n’en avais jamais vu s’habiller, que d’histoires et d’angigorniaux boutont ces messieus-là les courtisans, je me pardrais là dedans pour moi, et j’estais tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste, et ils boutont ça après tout comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j’entrerions tout brandis toi et moi. En glieu d’haut-de-chausse, ils portont un garde-robe aussi large que d’ici à Pasque, en glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu venont pas usqu’au brichet, et en glieu de rabats un grand mouchoir de cou à reziau aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi tout ça tant de rubans tant de rubans, que c’est une vraie piquié. Ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en soiont farcis tout depis un bout jusqu’à l’autre, et ils sont faits d’eune façon que je me romprais le cou aveuc.

    CHARLOTTE.- Par ma fi, Piarrot, il faut que j’aille voir un peu ça.

    PIERROT.- Oh acoute un peu auparavant, Charlotte, j’ai queuque autre chose à te dire, moi.

    CHARLOTTE.- Et bian, dis, qu’est-ce que c’est ?

    PIERROT.- Vois-tu, Charlotte, il faut, comme dit l’autre, que je débonde mon cœur. Je t’aime, tu le sais bian, et je sommes pour estre mariés ensemble, mais marquenne, je ne suis point satisfait de toi.

    CHARLOTTE.- Quement ? qu’est-ce que c’est donc qu’iglia ?

    PIERROT.- Iglia que tu me chagraignes l’esprit, franchement.

    CHARLOTTE.- Et quement donc ?

    PIERROT.- Testiguienne, tu ne m’aimes point.

    CHARLOTTE.- Ah, ah, n’est que ça ?

    PIERROT.- Oui, ce n’est que ça, et c’est bian assez.

    CHARLOTTE.- Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.

    PIERROT.- Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose, et si ce n’était pas toujou la mesme chose, je ne te dirais pas toujou la mesme chose.

    CHARLOTTE.- Mais qu’est-ce qu’il te faut ? Que veux-tu ?

    PIERROT.- Jerniquenne, je veux que tu m’aimes.

    CHARLOTTE.- Est-ce que je ne t’aime pas ?

    PIERROT.- Non, tu ne m’aimes pas, et si je fais tout ce que je pis pour ça. Je t’achète sans reproche des rubans à tous les marciers qui passont, je me romps le cou à t’aller denicher des marles, je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta feste, et tout ça comme si je me frappais la teste contre un mur. Vois-tu, ça ni biau ni honneste de n’aimer pas les gens qui nous aimont.

    CHARLOTTE.- Mais, mon guieu, je t’aime aussi.

    PIERROT.- Oui, tu m’aimes d’une belle deguaine !

    CHARLOTTE.- Quement veux-tu donc qu’on fasse ?

    PIERROT.- Je veux que l’en fasse comme l’en fait quand l’en aime comme il faut.

    CHARLOTTE.- Ne t’aimé-je pas aussi comme il faut ?

    PIERROT.- Non, quand ça est, ça se voit, et l’en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon du cœur. Regarde la grosse Thomasse comme elle est assotée du jeune Robain : alle est toujou autour de li à l’agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al li fait queuque niche, ou li baille quelque taloche en passant, et l’autre jour qu’il estait assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarni vlà où l’en voit les gens qui aimont, mais toi, tu ne me dis jamais mot, t’es toujou là comme eune vraie souche de bois, et je passerais vingt fois devant toi que tu ne te grouillerais pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventrequenne, ça n’est pas bian, après tout, et t’es trop froide pour les gens.

    CHARLOTTE.- Que veux-tu que j’y fasse ? c’est mon himeur, et je ne me pis refondre.

    PIERROT.- Ignia himeur qui quienne, quand en a de l’amiquié pour les personnes, l’an en baille toujou queuque petite signifiance.

    CHARLOTTE.- Enfin, je t’aime tout autant que je pis, et si tu n’es pas content de ça, tu n’as qu’à en aimer queuque autre.

    PIERROT.- Eh bien, vlà pas mon compte ? Testigué, si tu m’aimais, me dirais-tu ça ?

    CHARLOTTE.- Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l’esprit ?

    PIERROT.- Morqué, queu mal te fais-je ? Je ne te demande qu’un peu d’amiquié.

    CHARLOTTE.- Eh bian, laisse faire aussi, et ne me presse point tant ; peut-être que ça viendra tout d’un coup sans y songer.

    PIERROT.- Touche donc là, Charlotte.

    CHARLOTTE.- Eh bien, quien.

    PIERROT.- Promets-moi donc que tu tâcheras de m’aimer davantage.

    CHARLOTTE.- J’y ferai tout ce que je pourrai, mais il faut que ça vienne de lui-même. Pierrot, est-ce là ce Monsieur ?

    PIERROT.- Oui, le vlà.

    CHARLOTTE.- Ah, mon quieu, qu’il est genti, et que ç’aurait été dommage qu’il eût esté nayé !

    PIERROT.- Je revians tout à l’heure, je m’en vas boire chopaine pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j’ai eue.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE.

    DOM JUAN.- Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait ; mais à te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnait le mauvais succès de notre entreprise. Il ne faut pas que ce cœur m’échappe, et j’y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.

    SGANARELLE.- Monsieur, j’avoue que vous m’étonnez ; à peine sommes-nous échappés d’un péril de mort, qu’au lieu de rendre grâce au Ciel de la pitié qu’il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colère par vos fantaisies accoutumées, et vos amours cr… Paix, coquin que vous êtes, vous ne savez ce que vous dites, et Monsieur sait ce qu’il fait, allons.

    DOM JUAN, apercevant Charlotte.- Ah, ah, d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ?

    SGANARELLE.- Assurément. Autre pièce nouvelle.

    DOM JUAN.- D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi, dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?

    CHARLOTTE.- Vous voyez, Monsieur.

    DOM JUAN.- Êtes-vous de ce village ?

    CHARLOTTE.- Oui, Monsieur.

    DOM JUAN.- Et vous y demeurez ?

    CHARLOTTE.- Oui, Monsieur.

    DOM JUAN.- Vous vous appelez ?

    CHARLOTTE.- Charlotte, pour vous servir.

    DOM JUAN.- Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants ?

    CHARLOTTE.- Monsieur, vous me rendez toute honteuse.

    DOM JUAN.- Ah, n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on rien voir de plus agréable ? Tournez-vous un peu, s’il vous plaît, ah que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce, ah que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement, ah qu’ils sont beaux ! Que je voie un peu vos dents, je vous prie, ah qu’elles sont amoureuses ! et ces lèvres appétissantes. Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne.

    CHARLOTTE.- Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c’est pour vous railler de moi.

    DOM JUAN.- Moi, me railler de vous ? Dieu m’en garde, je vous aime trop pour cela, et c’est du fond du cœur que je vous parle.

    CHARLOTTE.- Je vous suis bien obligée, si ça est.

    DOM JUAN.- Point du tout, vous ne m’êtes point obligée de tout ce que je dis, et ce n’est qu’à votre beauté que vous en êtes redevable.

    CHARLOTTE.- Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.

    DOM JUAN.- Sganarelle, regarde un peu ses mains.

    CHARLOTTE.- Fi, Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.

    DOM JUAN.- Ha que dites-vous là, elles sont les plus belles du monde, souffrez que je les baise, je vous prie.

    CHARLOTTE.- Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, et si j’avais su ça tantôt, je n’aurais pas manqué de les laver avec du son.

    DOM JUAN.- Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n’êtes pas mariée sans doute ?

    CHARLOTTE.- Non, Monsieur, mais je dois bientôt l’être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.

    DOM JUAN.- Quoi ? une personne comme vous serait la femme d’un simple paysan ? Non, non, c’est profaner tant de beautés, et vous n’êtes pas née pour demeurer dans un village, vous méritez sans doute une meilleure fortune, et le Ciel qui le connaît bien, m’a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes : car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu’à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l’état où vous méritez d’être, cet amour est bien prompt sans doute ; mais quoi, c’est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l’on vous aime autant en un quart d’heure, qu’on ferait une autre en six mois.

    CHARLOTTE.- Aussi vrai, Monsieur, je ne sais comment faire quand vous parlez, ce que vous dites me fait aise, et j’aurais toutes les envies du monde de vous croire, mais on m’a toujou dit, qu’il ne faut jamais croire les Monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne songez qu’à abuser les filles.

    DOM JUAN.- Je ne suis pas de ces gens-là.

    SGANARELLE.- Il n’a garde.

    CHARLOTTE.- Voyez-vous, Monsieur, il n’y a pas plaisir à se laisser abuser, je suis une pauvre paysanne, mais j’ai l’honneur en recommandation, et j’aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée.

    DOM JUAN.- Moi, j’aurais l’âme assez méchante pour abuser une personne comme vous, je serais assez lâche pour vous déshonorer ? Non, non, j’ai trop de conscience pour cela, je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout honneur, et pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n’ai point d’autre dessein que de vous épouser, en voulez-vous un plus grand témoignage, m’y voilà prêt quand vous voudrez, et je prends à témoin l’homme que voilà de la parole que je vous donne.

    SGANARELLE.- Non, non, ne craignez point, il se mariera avec vous tant que vous voudrez.

    DOM JUAN.- Ah, Charlotte, je vois bien que vous ne me connaissez pas encore, vous me faites grand tort de juger de moi par les autres, et s’il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu’à abuser des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi, et puis votre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de crainte, vous n’avez point l’air, croyez-moi, d’une personne qu’on abuse, et pour moi, je l’avoue, je me percerais le cœur de mille coups, si j’avais eu la moindre pensée de vous trahir.

    CHARLOTTE.- Mon Dieu, je ne sais si vous dites vrai ou non, mais vous faites que l’on vous croit.

    DOM JUAN.- Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je vous ai faite, ne l’acceptez-vous pas ? et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme ?

    CHARLOTTE.- Oui, pourvu que ma tante le veuille.

    DOM JUAN.- Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.

    CHARLOTTE.- Mais au moins, Monsieur, ne m’allez pas tromper, je vous prie, il y aurait de la conscience à vous, et vous voyez comme j’y vais à la bonne foi.

    DOM JUAN.- Comment, il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ? Voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ? Que le Ciel…

    CHARLOTTE.- Mon Dieu, ne jurez point, je vous crois.

    DOM JUAN.- Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.

    CHARLOTTE.- Oh, Monsieur, attendez que je soyons mariés, je vous prie, après ça, je vous baiserai tant que vous voudrez.

    DOM JUAN.- Eh bien, belle Charlotte, je veux tout ce que vous voulez, abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez que par mille baisers je lui exprime le ravissement où je suis…

     SCÈNE III

    DOM JUAN, SGANARELLE, PIERROT, CHARLOTTE.

    PIERROT, se mettant entre-deux et poussant Dom Juan.- Tout doucement, Monsieur, tenez-vous, s’il vous plaît, vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la purésie.

    DOM JUAN, repoussant rudement Pierrot.- Qui m’amène cet impertinent ?

    PIERROT.- Je vous dis qu’ou vous tegniez, et qu’ou ne caressiais point nos accordées.

    DOM JUAN continue de le repousser.- Ah, que de bruit !

    PIERROT.- Jerniquenne, ce n’est pas comme ça qu’il faut pousser les gens.

    CHARLOTTE, prenant Pierrot par le bras.- Et laisse-le faire aussi, Piarrot.

    PIERROT.- Quement, que je le laisse faire. Je ne veux pas, moi.

    DOM JUAN.- Ah.

    PIERROT.- Testiguenne, parce qu’ous êtes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à note barbe, allez-v’s-en caresser les vôtres.

    DOM JUAN.- Heu ?

    PIERROT.- Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh, jernigué, (Autre soufflet.) Ventrequé, (Autre soufflet.) Palsanqué, Morquenne, ça n’est pas bian de battre les gens, et ce n’est pas là la récompense de v’s avoir sauvé d’estre nayé.

    CHARLOTTE.- Piarrot, ne te fâche point.

    PIERROT.- Je me veux fâcher, et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole.

    CHARLOTTE.- Oh, Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses, ce Monsieur veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.

    PIERROT.- Quement ? Jerni, tu m’es promise.

    CHARLOTTE.- Ça n’y fait rien, Piarrot, si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ?

    PIERROT.- Jerniqué, non, j’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.

    CHARLOTTE.- Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine ; si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

    PIERROT.- Ventrequenne, je gni en porterai jamais, quand tu m’en poyrais deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’escoutes ce qu’il te dit ? Morquenne, si j’avais su ça tantost, je me serais bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d’aviron sur la teste.

    DOM JUAN, s’approchant de Pierrot pour le frapper.- Qu’est-ce que vous dites ?

    PIERROT, s’éloignant derrière Charlotte.- Jerniquenne, je ne crains parsonne.

    DOM JUAN passe du côté où est Pierrot.- Attendez-moi un peu.

    PIERROT repasse de l’autre côté de Charlotte.- Je me moque de tout, moi.

    DOM JUAN court après Pierrot.- Voyons cela.

    PIERROT se sauve encore derrière Charlotte.- J’en avons bien vu d’autres.

    DOM JUAN.- Houais.

    SGANARELLE.- Eh, Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience de le battre. Écoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.

    PIERROT passe devant Sganarelle, et dit fièrement à Dom Juan.- Je veux lui dire, moi.

    DOM JUAN lève la main pour donner un soufflet à Pierrot, qui baisse la tête, et Sganarelle reçoit le soufflet.- Ah, je vous apprendrai.

    SGANARELLE, regardant Pierrot qui s’est baissé pour éviter le soufflet.- Peste soit du maroufle.

    DOM JUAN.- Te voilà payé de ta charité.

    PIERROT.- Jarni, je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.

    DOM JUAN.- Enfin je m’en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerais pas mon bonheur à toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme, et que…

     SCÈNE IV

    DOM JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE, MATHURINE.

    SGANARELLE, apercevant Mathurine.- Ah, ah.

    MATHURINE, à Dom Juan.- Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte, est-ce que vous lui parlez d’amour aussi ?

    DOM JUAN, à Mathurine.- Non, au contraire, c’est elle qui me témoignait une envie d’être ma femme, et je lui répondais que j’étais engagé à vous.

    CHARLOTTE.- Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine ?

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien que je l’épousasse, mais je lui dis que c’est vous que je veux.

    MATHURINE.- Quoi, Charlotte…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Tout ce que vous lui direz sera inutile, elle s’est mis cela dans la tête.

    CHARLOTTE.- Quement donc Mathurine…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- C’est en vain que vous lui parlerez, vous ne lui ôterez point cette fantaisie.

    MATHURINE.- Est-ce que…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.

    CHARLOTTE.- Je voudrais…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Elle est obstinée comme tous les diables.

    MATHURINE.- Vrament…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Ne lui dites rien, c’est une folle.

    CHARLOTTE.- Je pense…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Laissez-la là, c’est une extravagante.

    MATHURINE.- Non, non, il faut que je lui parle.

    CHARLOTTE.- Je veux voir un peu ses raisons.

    MATHURINE.- Quoi…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.

    CHARLOTTE.- Je…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.

    MATHURINE.- Holà, Charlotte, ça n’est pas bien de courir sur le marché des autres.

    CHARLOTTE.- Ça n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que Monsieur me parle.

    MATHURINE.- C’est moi que Monsieur a vue la première.

    CHARLOTTE.- S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde, et m’a promis de m’épouser.

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Eh bien, que vous ai-je dit ?

    MATHURINE.- Je vous baise les mains, c’est moi, et non pas vous qu’il a promis d’épouser.

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- N’ai-je pas deviné ?

    CHARLOTTE.- À d’autres, je vous prie, c’est moi, vous dis-je.

    MATHURINE.- Vous vous moquez des gens, c’est moi, encore un coup.

    CHARLOTTE.- Le vlà qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.

    MATHURINE.- Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.

    CHARLOTTE.- Est-ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l’épouser ?

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Vous vous raillez de moi.

    MATHURINE.- Est-il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Pouvez-vous avoir cette pensée ?

    CHARLOTTE.- Vous voyez qu’al le soutient.

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Laissez-la faire.

    MATHURINE.- Vous êtes témoin comme al l’assure.

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Laissez-la dire.

    CHARLOTTE.- Non, non, il faut savoir la vérité.

    MATHURINE.- Il est question de juger ça.

    CHARLOTTE.- Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune .

    MATHURINE.- Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse.

    CHARLOTTE.- Monsieur, videz la querelle, s’il vous plaît.

    MATHURINE.- Mettez-nous d’accord, Monsieur.

    CHARLOTTE, à Mathurine.- Vous allez voir.

    MATHURINE, à Charlotte- Vous allez voir vous-même.

    CHARLOTTE, à Dom Juan.- Dites.

    MATHURINE, à Dom Juan.- Parlez.

    DOM JUAN, embarrassé, leur dit à toutes deux.- Que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses, il faut faire, et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord, et l’on verra quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (Bas, à Mathurine.) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (Bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas, à Mathurine.) Je vous adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine.) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte.) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J’ai un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart d’heure.

    CHARLOTTE, à Mathurine.- Je suis celle qu’il aime, au moins.

    MATHURINE.- C’est moi qu’il épousera.

    SGANARELLE.- Ah, pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre, ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.

    DOM JUAN, revenant.- Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.

    SGANARELLE.- Mon maître est un fourbe, il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres, c’est l’épouseur du genre humain, et… (Il aperçoit Dom Juan.) Cela est faux, et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et n’en a point abusé d’autres. Ah, tenez, le voilà, demandez-le plutôt à lui-même.

    DOM JUAN.- Oui.

    SGANARELLE.- Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au-devant des choses, et je leur disais que si quelqu’un leur venait dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il en aurait menti.

    DOM JUAN.- Sganarelle.

    SGANARELLE.- Oui, Monsieur est homme d’honneur, je le garantis tel.

    DOM JUAN.- Hon.

    SGANARELLE.- Ce sont des impertinents.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, LA RAMÉE, CHARLOTTE, MATHURINE, SGANARELLE.

    LA RAMÉE.- Monsieur, je viens vous avertir qu’il ne fait pas bon ici pour vous.

    DOM JUAN.- Comment ?

    LA RAMÉE.- Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un moment, je ne sais pas par quel moyen ils peuvent vous avoir suivi, mais j’ai appris cette nouvelle d’un paysan qu’ils ont interrogé, et auquel ils vous ont dépeint. L’affaire presse, et le plus tôt que vous pourrez sortir d’ici, sera le meilleur.

    DOM JUAN, à Charlotte et Mathurine.- Une affaire pressante m’oblige de partir d’ici, mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ai donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu’il soit demain au soir. Comme la partie n’est pas égale, il faut user de stratagème, et éluder adroitement le malheur qui me cherche, je veux que Sganarelle se revête de mes habits, et moi…

    SGANARELLE.- Monsieur, vous vous moquez, m’exposer à être tué sous vos habits, et…

    DOM JUAN.- Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître.

    SGANARELLE.- Je vous remercie d’un tel honneur. Ô Ciel, puisqu’il s’agit de mort, fais-moi la grâce de n’être point pris pour un autre.

     ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE

    DOM JUAN, en habit de campagne, SGANARELLE, en médecin.

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille. Votre premier dessein n’était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.

    DOM JUAN.- Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.

    SGANARELLE.- Oui ? C’est l’habit d’un vieux médecin qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris, et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération ? que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme ?

    DOM JUAN.- Comment donc ?

    SGANARELLE.- Cinq ou six paysans et paysannes en me voyant passer me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.

    DOM JUAN.- Tu leur as répondu que tu n’y entendais rien ?

    SGANARELLE.- Moi, point du tout, j’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit, j’ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.

    DOM JUAN.- Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper, j’ai fait mes ordonnances à l’aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient, et qu’on m’en vînt remercier.

    DOM JUAN.- Et pourquoi non ? Par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature.

    SGANARELLE.- Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?

    DOM JUAN.- C’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.

    SGANARELLE.- Quoi, vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?

    DOM JUAN.- Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?

    SGANARELLE.- Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez depuis un temps que le vin émétique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.

    DOM JUAN.- Et quel ?

    SGANARELLE.- Il y avait un homme qui depuis six jours était à l’agonie, on ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien, on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.

    DOM JUAN.- Il réchappa, n’est-ce pas ?

    SGANARELLE.- Non, il mourut.

    DOM JUAN.- L’effet est admirable.

    SGANARELLE.- Comment ? il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?

    DOM JUAN.- Tu as raison.

    SGANARELLE.- Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses : car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.

    DOM JUAN.- Eh bien !

    SGANARELLE.- Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

    DOM JUAN.- Laissons cela.

    SGANARELLE.- C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?

    DOM JUAN.- Eh.

    SGANARELLE.- Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?

    DOM JUAN.- Oui, oui.

    SGANARELLE.- Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?

    DOM JUAN.- Ah, ah, ah.

    SGANARELLE.- Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, encore faut-il croire quelque chose. Qu’est ce que vous croyez ?

    DOM JUAN.- Ce que je crois ?

    SGANARELLE.- Oui.

    DOM JUAN.- Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

    SGANARELLE.- La belle croyance, que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons, n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même ? Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là ; est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre, ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… Oh dame, interrompez-moi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt, vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

    DOM JUAN.- J’attends que ton raisonnement soit fini.

    SGANARELLE.- Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…
    Il se laisse tomber en tournant.

    DOM JUAN.- Bon, voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

    SGANARELLE.- Morbleu, je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez, il m’importe bien que vous soyez damné.

    DOM JUAN.- Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés ? Appelle un peu cet homme que voilà là-bas pour lui demander le chemin.

    SGANARELLE.- Holà ho, l’homme, ho, mon compère, ho l’ami, un petit mot, s’il vous plaît.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE.

    SGANARELLE.- Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

    LE PAUVRE.- Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.

    DOM JUAN.- Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.

    LE PAUVRE.- Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône.

    DOM JUAN.- Ah, ah, ton avis est intéressé, à ce que je vois.

    LE PAUVRE.- Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.

    DOM JUAN.- Eh, prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

    SGANARELLE.- Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme, il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.

    DOM JUAN.- Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

    LE PAUVRE.- De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

    DOM JUAN.- Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise.

    LE PAUVRE.- Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

    DOM JUAN.- Tu te moques ; un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

    LE PAUVRE.- Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

    DOM JUAN.- Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins ; ah, ah, je m’en vais te donner un Louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

    LE PAUVRE.- Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

    DOM JUAN.- Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un Louis d’or ou non, en voici un que je te donne si tu jures, tiens il faut jurer.

    LE PAUVRE.- Monsieur.

    SGANARELLE.- Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

    DOM JUAN.- Prends, le voilà, prends te dis-je, mais jure donc.

    LE PAUVRE.- Non Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

    DOM JUAN.- Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

     SCÈNE III

    DOM JUAN, DOM CARLOS, SGANARELLE.

    SGANARELLE.- Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas, mais, ma foi, le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois.

    DOM CARLOS, l’épée à la main.- On voit par la fuite de ces voleurs de quel secours est votre bras, souffrez, Monsieur, que je vous rende grâce d’une action si généreuse, et que…

    DOM JUAN, revenant l’épée à la main.- Je n’ai rien fait, Monsieur, que vous n’eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles aventures, et l’action de ces coquins était si lâche, que c’eût été y prendre part que de ne s’y pas opposer, mais par quelle rencontre vous êtes-vous trouvé entre leurs mains ?

    DOM CARLOS.- Je m’étais par hasard égaré d’un frère, et de tous ceux de notre suite, et comme je cherchais à les rejoindre, j’ai fait rencontre de ces voleurs, qui d’abord ont tué mon cheval, et qui sans votre valeur en auraient fait autant de moi.

    DOM JUAN.- Votre dessein est-il d’aller du côté de la ville ?

    DOM CARLOS.- Oui, mais sans y vouloir entrer, et nous nous voyons obligés mon frère et moi à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume, et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos, et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire, qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr.

    DOM JUAN.- On a cet avantage qu’on fait courir le même risque, et passer aussi mal le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne serait-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire ?

    DOM CARLOS.- La chose en est aux termes de n’en plus faire de secret, et lorsque l’injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, Monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l’offense que nous cherchons à venger, est une sœur séduite et enlevée d’un couvent, et que l’auteur de cette offense est un Dom Juan Tenorio, fils de Dom Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l’avons suivi ce matin sur le rapport d’un valet, qui nous a dit qu’il sortait à cheval accompagné de quatre ou cinq, et qu’il avait pris le long de cette côte, mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n’avons pu découvrir ce qu’il est devenu.

    DOM JUAN.- Le connaissez-vous, Monsieur, ce Dom Juan dont vous parlez ?

    DOM CARLOS.- Non, quant à moi. Je ne l’ai jamais vu, et je l’ai seulement ouï dépeindre à mon frère, mais la renommée n’en dit pas force bien, et c’est un homme dont la vie…

    DOM JUAN.- Arrêtez, Monsieur, s’il vous plaît, il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté que d’en ouïr dire du mal.

    DOM CARLOS.- Pour l’amour de vous, Monsieur, je n’en dirai rien du tout, et c’est bien la moindre chose que je vous doive, après m’avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d’une personne que vous connaissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal : mais quelque ami que vous lui soyez, j’ose espérer que vous n’approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre la vengeance.

    DOM JUAN.- Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles ; je suis ami de Dom Juan, je ne puis pas m’en empêcher, mais il n’est pas raisonnable qu’il offense impunément des gentilshommes, et je m’engage à vous faire faire raison par lui.

    DOM CARLOS.- Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d’injures ?

    DOM JUAN.- Toute celle que votre honneur peut souhaiter, et sans vous donner la peine de chercher Dom Juan davantage, je m’oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.

    DOM CARLOS.- Cet espoir est bien doux, Monsieur, à des cœurs offensés ; mais après ce que je vous dois, ce me serait une trop sensible douleur, que vous fussiez de la partie.

    DOM JUAN.- Je suis si attaché à Dom Juan, qu’il ne saurait se battre que je ne me batte aussi : mais enfin j’en réponds comme de moi-même, et vous n’avez qu’à dire quand vous voulez qu’il paraisse, et vous donne satisfaction.

    DOM CARLOS.- Que ma destinée est cruelle ! Faut-il que je vous doive la vie, et que Dom Juan soit de vos amis ?

     SCÈNE IV

    DOM ALONSE, et trois suivants, DOM CARLOS, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM ALONSE.- Faites boire là mes chevaux, et qu’on les amène après nous, je veux un peu marcher à pied. Ô Ciel, que vois-je ici ? Quoi, mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel ?

    DOM CARLOS.- Notre ennemi mortel ?

    DOM JUAN, se reculant de trois pas et mettant fièrement la main sur la garde de son épée.- Oui, je suis Dom Juan moi-même, et l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom.

    DOM ALONSE.- Ah, traître, il faut que tu périsses, et…

    DOM CARLOS.- Ah, mon frère, arrêtez, je lui suis redevable de la vie, et sans le secours de son bras, j’aurais été tué par des voleurs que j’ai trouvés.

    DOM ALONSE.- Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance ? Tous les services que nous rend une main ennemie, ne sont d’aucun mérite pour engager notre âme ; et s’il faut mesurer l’obligation à l’injure, votre reconnaissance, mon frère, est ici ridicule ; et comme l’honneur est infiniment plus précieux que la vie, c’est ne devoir rien proprement, que d’être redevable de la vie à qui nous a ôté l’honneur.

    DOM CARLOS.- Je sais la différence, mon frère, qu’un gentilhomme doit toujours mettre entre l’un et l’autre, et la reconnaissance de l’obligation n’efface point en moi le ressentiment de l’injure : mais souffrez que je lui rende ici ce qu’il m’a prêté, que je m’acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois par un délai de notre vengeance, et lui laisse la liberté de jouir durant quelques jours du fruit de son bienfait.

    DOM ALONSE.- Non, non, c’est hasarder notre vengeance que de la reculer, et l’occasion de la prendre peut ne plus revenir ; le Ciel nous l’offre ici, c’est à nous d’en profiter. Lorsque l’honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures, et si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n’avez qu’à vous retirer, et laisser à ma main la gloire d’un tel sacrifice.

    DOM CARLOS.- De grâce, mon frère…

    DOM ALONSE.- Tous ces discours sont superflus ; il faut qu’il meure.

    DOM CARLOS.- Arrêtez-vous, dis-je, mon frère, je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours, et je jure le Ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée, et pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.

    DOM ALONSE.- Quoi vous prenez le parti de notre ennemi contre moi, et loin d’être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur ?

    DOM CARLOS.- Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, et non point par le mouvement d’une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une obligation dont il faut que je m’acquitte avant toute chose. Notre vengeance pour être différée n’en sera pas moins éclatante ; au contraire, elle en tirera de l’avantage, et cette occasion de l’avoir pu prendre, la fera paraître plus juste aux yeux de tout le monde.

    DOM ALONSE.- Ô l’étrange faiblesse, et l’aveuglement effroyable d’hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule pensée d’une obligation chimérique !

    DOM CARLOS.- Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine ; si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur, je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d’un jour que ma reconnaissance lui demande, ne fera qu’augmenter l’ardeur que j’ai de le satisfaire. Dom Juan, vous voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m’acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l’injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire ; il en est de violents et de sanglants ; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m’avez donné parole de me faire faire raison par Dom Juan ; songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que hors d’ici je ne dois plus qu’à mon honneur.

    DOM JUAN.- Je n’ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j’ai promis.

    DOM CARLOS.- Allons, mon frère, un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Holà, hé, Sganarelle.

    SGANARELLE.- Plaît-il ?

    DOM JUAN.- Comment, coquin, tu fuis quand on m’attaque ?

    SGANARELLE.- Pardonnez-moi, Monsieur, je viens seulement d’ici près, je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter.

    DOM JUAN.- Peste soit l’insolent, couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête, sais-tu bien qui est celui à qui j’ai sauvé la vie.

    SGANARELLE.- Moi ? Non.

    DOM JUAN.- C’est un frère d’Elvire.

    SGANARELLE.- Un…

    DOM JUAN.- Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j’ai regret d’avoir démêlé avec lui.

    SGANARELLE.- Il vous serait aisé de pacifier toutes choses.

    DOM JUAN.- Oui, mais ma passion est usée pour Done Elvire, et l’engagement ne compatit point avec mon humeur. J’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront. Mais quel est le superbe édifice que je vois entre ces arbres ?

    SGANARELLE.- Vous ne le savez pas ?

    DOM JUAN.- Non, vraiment.

    SGANARELLE.- Bon, c’est le tombeau que le Commandeur faisait faire lorsque vous le tuâtes.

    DOM JUAN.- Ah, tu as raison, je ne savais pas que c’était de ce côté-ci qu’il était. Tout le monde m’a dit des merveilles de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du Commandeur, et j’ai envie de l’aller voir.

    SGANARELLE.- Monsieur, n’allez point là.

    DOM JUAN.- Pourquoi ?

    SGANARELLE.- Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué.

    DOM JUAN.- Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme ; allons, entrons dedans.

    Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée, et la statue du Commandeur.

    SGANARELLE.- Ah, que cela est beau ! les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah, que cela est beau, qu’en dites-vous, Monsieur ?

    DOM JUAN.- Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort, et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé durant sa vie d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

    SGANARELLE.- Voici la statue du Commandeur.

    DOM JUAN.- Parbleu, le voilà bon avec son habit d’empereur romain.

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur si j’étais tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.

    DOM JUAN.- Il aurait tort, et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-lui s’il veut venir souper avec moi.

    SGANARELLE.- C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.

    DOM JUAN.- Demande-lui, te dis-je.

    SGANARELLE.- Vous moquez-vous ? Ce serait être fou que d’aller parler à une statue.

    DOM JUAN.- Fais ce que je te dis.

    SGANARELLE.- Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur… je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon maître Dom Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La statue baisse la tête.) Ha !

    DOM JUAN.- Qu’est-ce ? qu’as-tu, dis donc, veux-tu parler ?

    SGANARELLE fait le même signe que lui a fait la statue et baisse la tête.- La statue…

    DOM JUAN.- Eh bien, que veux-tu dire, traître ?

    SGANARELLE.- Je vous dis que la statue…

    DOM JUAN.- Eh bien, la statue ? Je t’assomme si tu ne parles.

    SGANARELLE.- La statue m’a fait signe.

    DOM JUAN.- La peste le coquin.

    SGANARELLE.- Elle m’a fait signe, vous dis-je, il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir ; peut-être…

    DOM JUAN.- Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie, prends garde. Le seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec moi ?

    La statue baisse encore la tête.

    SGANARELLE.- Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles. Eh bien, Monsieur ?

    DOM JUAN.- Allons, sortons d’ici.

    SGANARELLE.- Voilà de mes esprits forts qui ne veulent rien croire.

    ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Quoi qu’il en soit, laissons cela, c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.

    SGANARELLE.- Eh, Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il n’est rien de plus véritable que ce signe de tête, et je ne doute point que le Ciel scandalisé de votre vie, n’ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de…

    DOM JUAN.- Écoute. Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de bœuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. M’entends-tu bien ?

    SGANARELLE.- Fort bien, Monsieur, le mieux du monde, vous vous expliquez clairement, c’est ce qu’il y a de bon en vous, que vous n’allez point chercher de détours, vous dites les choses avec une netteté admirable.

    DOM JUAN.- Allons, qu’on me fasse souper le plus tôt que l’on pourra, une chaise, petit garçon.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE.

    LA VIOLETTE.- Monsieur, voilà votre marchand, M. Dimanche, qui demande à vous parler.

    SGANARELLE.- Bon, voilà ce qu’il nous faut qu’un compliment de créancier. De quoi s’avise-t-il de nous venir demander de l’argent, et que ne lui disais-tu que Monsieur n’y est pas ?

    LA VIOLETTE.- Il y a trois quarts d’heure que je lui dis, mais il ne veut pas le croire, et s’est assis là-dedans pour attendre.

    SGANARELLE.- Qu’il attende, tant qu’il voudra.

    DOM JUAN.- Non, au contraire, faites-le entrer, c’est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est bon de les payer de quelque chose, et j’ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.

     SCÈNE III

    DOM JUAN, M. DIMANCHE, SGANARELLE, Suite.

    DOM JUAN, faisant de grandes civilités.- Ah, Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord ! J’avais donné ordre qu’on ne me fît parler personne, mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je vous suis fort obligé.

    DOM JUAN, parlant à ses laquais.- Parbleu, coquins, je vous apprendrai à laisser M. Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connaître les gens.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, cela n’est rien.

    DOM JUAN.- Comment ? vous dire que je n’y suis pas, à M. Dimanche, au meilleur de mes amis ?

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je suis votre serviteur. J’étais venu…

    DOM JUAN.- Allons vite, un siège pour M. Dimanche.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je suis bien comme cela.

    DOM JUAN.- Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.

    M. DIMANCHE.- Cela n’est point nécessaire.

    DOM JUAN.- Ôtez ce pliant, et apportez un fauteuil.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, vous vous moquez, et…

    DOM JUAN.- Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

    M. DIMANCHE.- Monsieur…

    DOM JUAN.- Allons, asseyez-vous.

    M. DIMANCHE.- Il n’est pas besoin, Monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étais…

    DOM JUAN.- Mettez-vous là, vous dis-je.

    M. DIMANCHE.- Non, Monsieur, je suis bien, je viens pour…

    DOM JUAN.- Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…

    DOM JUAN.- Parbleu, Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.

    M. DIMANCHE.- Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu…

    DOM JUAN.- Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.

    M. DIMANCHE.- Je voudrais bien…

    DOM JUAN.- Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ?

    M. DIMANCHE.- Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

    DOM JUAN.- C’est une brave femme.

    M. DIMANCHE.- Elle est votre servante, Monsieur. Je venais…

    DOM JUAN.- Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?

    M. DIMANCHE.- Le mieux du monde.

    DOM JUAN.- La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur.

    M. DIMANCHE.- C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous…

    DOM JUAN.- Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

    M. DIMANCHE.- Toujours de même, Monsieur. Je…

    DOM JUAN.- Et votre petit chien Brusquet ? gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

    M. DIMANCHE.- Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en chevir.

    DOM JUAN.- Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.

    M. DIMANCHE.- Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je…

    DOM JUAN, lui tendant la main.- Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis ?

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je suis votre serviteur.

    DOM JUAN.- Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.

    M. DIMANCHE.- Vous m’honorez trop. Je…

    DOM JUAN.- Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

    DOM JUAN.- Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

    M. DIMANCHE.- Je n’ai point mérité cette grâce assurément, mais, Monsieur…

    DOM JUAN.- Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

    M. DIMANCHE.- Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…

    DOM JUAN, se levant.- Allons, vite un flambeau pour conduire Monsieur Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

    M. DIMANCHE, se levant de même.- Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais…

    Sganarelle ôte les sièges promptement.

    DOM JUAN.- Comment ? Je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne, je suis votre serviteur, et de plus votre débiteur.

    M. DIMANCHE.- Ah, Monsieur…

    DOM JUAN.- C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.

    M. DIMANCHE.- Si…

    DOM JUAN.- Voulez-vous que je vous reconduise ?

    M. DIMANCHE.- Ah, Monsieur, vous vous moquez. Monsieur…

    DOM JUAN.- Embrassez-moi donc, s’il vous plaît, je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.

    Il sort.

    SGANARELLE.- Il faut avouer que vous avez en Monsieur un homme qui vous aime bien.

    M. DIMANCHE.- Il est vrai, il me fait tant de civilités et tant de compliments que je ne saurais jamais lui demander de l’argent.

    SGANARELLE.- Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous, et je voudrais qu’il vous arrivât quelque chose, que quelqu’un s’avisât de vous donner des coups de bâton, vous verriez de quelle manière…

    M. DIMANCHE.- Je le crois, mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.

    SGANARELLE.- Oh, ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.

    M. DIMANCHE.- Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.

    SGANARELLE.- Fi, ne parlez pas de cela.

    M. DIMANCHE.- Comment ? Je…

    SGANARELLE.- Ne sais-je pas bien que je vous dois ?

    M. DIMANCHE.- Oui, mais…

    SGANARELLE.- Allons, Monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.

    M. DIMANCHE.- Mais mon argent…

    SGANARELLE, prenant M. Dimanche par le bras.- Vous moquez-vous ?

    M. DIMANCHE.- Je veux…

    SGANARELLE, le tirant.- Eh.

    M. DIMANCHE.- J’entends…

    SGANARELLE, le poussant.- Bagatelles.

    M. DIMANCHE.- Mais…

    SGANARELLE, le poussant.- Fi.

    M. DIMANCHE.- Je…

    SGANARELLE, le poussant tout à fait hors du théâtre.- Fi, vous dis-je.

     SCÈNE IV

    DOM LOUIS, DOM JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE.

    LA VIOLETTE.- Monsieur, voilà Monsieur votre père.

    DOM JUAN.- Ah, me voici bien, il me fallait cette visite pour me faire enrager.

    DOM LOUIS.- Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre, et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas, que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles, et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles, je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables, et ce fils que j’obtiens, en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes dont on a peine aux yeux du monde d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent à toutes heures à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis ? Ah, quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres, qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler, et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né, ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage, au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur, qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous.

    DOM JUAN.- Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.

    DOM LOUIS.- Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître.

    Il sort.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Eh, mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils.

    Il se met dans son fauteuil.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, vous avez tort.

    DOM JUAN.- J’ai tort ?

    SGANARELLE.- Monsieur.

    DOM JUAN, se lève de son siège.- J’ai tort ?

    SGANARELLE.- Oui, Monsieur, vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ? Un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature. Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre ? J’admire votre patience, et si j’avais été en votre place, je l’aurais envoyé promener. Ô complaisance maudite, à quoi me réduis-tu ?

    DOM JUAN.- Me fera-t-on souper bientôt ?

     SCÈNE VI

    DOM JUAN, DONE ELVIRE, RAGOTIN, SGANARELLE.

    RAGOTIN.- Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.

    DOM JUAN.- Que pourrait-ce être ?

    SGANARELLE.- Il faut voir.

    DONE ELVIRE.- Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j’étais ce matin. Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetait que menaces, et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier, et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

    DOM JUAN, à Sganarelle.- Tu pleures, je pense.

    SGANARELLE.- Pardonnez-moi.

    DONE ELVIRE.- C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m’a touché le cœur, et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde. Je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées, ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter par une austère pénitence le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable ; mais, dans cette retraite, j’aurais une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement, devînt un exemple funeste de la justice du Ciel, et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête, l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette douce consolation, ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n’êtes point touché de votre intérêt ; soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

    SGANARELLE.- Pauvre femme !

    DONE ELVIRE.- Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous, j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous, et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes, et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

    SGANARELLE.- Cœur de tigre !

    DONE ELVIRE.- Je m’en vais après ce discours, et voilà tout ce que j’avais à vous dire.

    DOM JUAN.- Madame, il est tard, demeurez ici, on vous y logera le mieux qu’on pourra.

    DONE ELVIRE.- Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.

    DOM JUAN.- Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.

    DONE ELVIRE.- Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus, laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

     SCÈNE VII

    DOM JUAN, SGANARELLE, Suite.

    DOM JUAN.- Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ?

    SGANARELLE.- C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.

    DOM JUAN.- Vite à souper.

    SGANARELLE.- Fort bien.

    DOM JUAN, se mettant à table.- Sganarelle, il faut songer à s’amender pourtant.

    SGANARELLE.- Oui-da.

    DOM JUAN.- Oui, ma foi, il faut s’amender, encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.

    SGANARELLE.- Oh.

    DOM JUAN.- Qu’en dis-tu ?

    SGANARELLE.- Rien. Voilà le soupé.

    Il prend un morceau d’un des plats qu’on apporte,
    et le met dans sa bouche.

    DOM JUAN.- Il me semble que tu as la joue enflée, qu’est-ce que c’est ? Parle donc, qu’as-tu là ?

    SGANARELLE.- Rien.

    DOM JUAN.- Montre un peu, parbleu c’est une fluxion qui lui est tombée sur la joue, vite une lancette pour percer cela. Le pauvre garçon n’en peut plus, et cet abcès le pourrait étouffer, attends, voyez comme il était mûr. Ah, coquin que vous êtes !

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, je voulais voir si votre cuisinier n’avait point mis trop de sel ou trop de poivre.

    DOM JUAN.- Allons, mets-toi là, et mange. J’ai affaire de toi quand j’aurai soupé, tu as faim, à ce que je vois.

    SGANARELLE se met à table.- Je le crois bien, Monsieur, je n’ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde. (Un laquais ôte les assiettes de Sganarelle d’abord qu’il y a dessus à manger. Mon assiette, mon assiette. Tout doux, s’il vous plaît. Vertubleu, petit compère, que vous êtes habile à donner des assiettes nettes, et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos.

    Pendant qu’un laquais donne à boire à Sganarelle, l’autre laquais ôte encore son assiette.

    DOM JUAN.- Qui peut frapper de cette sorte ?

    SGANARELLE.- Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?

    DOM JUAN.- Je veux souper en repos au moins, et qu’on ne laisse entrer personne.

    SGANARELLE.- Laissez-moi faire, je m’y en vais moi-même.

    DOM JUAN.- Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?

    SGANARELLE, baissant la tête comme a fait la statue.- Le… qui est là !

    DOM JUAN.- Allons voir, et montrons que rien ne me saurait ébranler.

    SGANARELLE.- Ah, pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?

     SCÈNE VIII

    DOM JUAN, LA STATUE DU COMMANDEUR, qui vient se mettre à table, SGANARELLE, Suite.

    DOM JUAN.- Une chaise et un couvert, vite donc. (À Sganarelle.) Allons, mets-toi à table.

    SGANARELLE.- Monsieur, je n’ai plus de faim.

    DOM JUAN.- Mets-toi là, te dis-je. À boire. À la santé du Commandeur, je te la porte, Sganarelle. Qu’on lui donne du vin.

    SGANARELLE.- Monsieur, je n’ai pas soif.

    DOM JUAN.- Bois et chante ta chanson pour régaler le Commandeur.

    SGANARELLE.- Je suis enrhumé, Monsieur.

    DOM JUAN.- Il n’importe, allons. Vous autres venez, accompagnez sa voix.

    LA STATUE.- Dom Juan, c’est assez, je vous invite à venir demain souper avec moi, en aurez-vous le courage ?

    DOM JUAN.- Oui, j’irai, accompagné du seul Sganarelle.

    SGANARELLE.- Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.

    DOM JUAN, à Sganarelle.- Prends ce flambeau.

    LA STATUE.- On n’a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel.

     ACTE V, SCÈNE PREMIERE

    DOM LOUIS, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM LOUIS.- Quoi, mon fils, serait-il possible que la bonté du Ciel eût exaucé mes vœux ? Ce que vous me dites est-il bien vrai ? Ne m’abusez-vous point d’un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante d’une telle conversion ?

    DOM JUAN, faisant l’hypocrite.- Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs, je ne suis plus le même d’hier au soir, et le Ciel tout d’un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde. Il a touché mon âme, et dessillé mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement où j’ai été, et les désordres criminels de la vie que j’ai menée. J’en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m’étonne comme le Ciel les a pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission. C’est à quoi je vais travailler, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m’aider vous-même à faire choix d’une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m’en vais entrer.

    DOM LOUIS.- Ah, mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m’avez donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l’avoue ; je jette des larmes de joie, tous mes vœux sont satisfaits, et je n’ai plus rien désormais à demander au Ciel. Embrassez-moi, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâce au Ciel des saintes résolutions qu’il a daigné vous inspirer.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti ! Il y a longtemps que j’attendais cela, et voilà, grâce au Ciel, tous mes souhaits accomplis.

    DOM JUAN.- La peste, le benêt.

    SGANARELLE.- Comment, le benêt ?

    DOM JUAN.- Quoi ? tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était d’accord avec mon cœur ?

    SGANARELLE.- Quoi, ce n’est pas… vous ne… votre… Oh quel homme ! quel homme ! quel homme !

    DOM JUAN.- Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.

    SGANARELLE.- Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ?

    DOM JUAN.- Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas, mais quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable, ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme, et si j’ai dit que je voulais corriger ma conduite, et me jeter dans un train de vie exemplaire, c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire, où je veux me contraindre pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert du côté des hommes de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver. Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses.

    SGANARELLE.- Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

    DOM JUAN.- Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde.

    SGANARELLE.- Ah ! quel homme ! quel homme !

    DOM JUAN.- Il n’y a plus de honte maintenant à cela, l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti ; qui en choque un, se les jette tous sur les bras, et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés : ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse, qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai sans me remuer prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers, et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui sans connaissance de cause crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

    SGANARELLE.- Ô Ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez, il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche, la branche est attachée à l’arbre, qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes, les bons préceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à la cour. À la cour sont les courtisans, les courtisans suivent la mode, la mode vient de la fantaisie, la fantaisie est une faculté de l’âme, l’âme est ce qui nous donne la vie, la vie finit par la mort, la mort nous fait penser au Ciel, le ciel est au-dessus de la terre, la terre n’est point la mer, la mer est sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n’est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux, les vieux aiment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas pauvres, les pauvres ont de la nécessité, nécessité n’a point de loi, qui n’a point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les diables.

    DOM JUAN.- Ô beau raisonnement !

    SGANARELLE.- Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.

     SCÈNE III

    DOM CARLOS, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM CARLOS.- Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis en votre présence chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur, et il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.

    DOM JUAN, d’un ton hypocrite.- Hélas ! je voudrais bien de tout mon cœur vous donner la satisfaction que vous souhaitez, mais le Ciel s’y oppose directement, il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes sortes de vanités, et de corriger désormais par une austère conduite tous les déréglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

    DOM CARLOS.- Ce dessein, Dom Juan, ne choque point ce que je dis, et la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.

    DOM JUAN.- Hélas point du tout, c’est un dessein que votre sœur elle-même a pris, elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps.

    DOM CARLOS.- Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d’elle et de notre famille, et notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

    DOM JUAN.- Je vous assure que cela ne se peut, j’en avais pour moi toutes les envies du monde, et je me suis même encore aujourd’hui conseillé au Ciel pour cela ; mais lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devais point songer à votre sœur, et qu’avec elle assurément je ne ferais point mon salut.

    DOM CARLOS.- Croyez-vous, Dom Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?

    DOM JUAN.- J’obéis à la voix du Ciel.

    DOM CARLOS.- Quoi vous voulez que je me paye d’un semblable discours ?

    DOM JUAN.- C’est le Ciel qui le veut ainsi.

    DOM CARLOS.- Vous aurez fait sortir ma sœur d’un couvent, pour la laisser ensuite ?

    DOM JUAN.- Le Ciel l’ordonne de la sorte.

    DOM CARLOS.- Nous souffrirons cette tache en notre famille ?

    DOM JUAN.- Prenez-vous-en au Ciel.

    DOM CARLOS.- Eh quoi toujours le Ciel ?

    DOM JUAN.- Le Ciel le souhaite comme cela.

    DOM CARLOS.- Il suffit, Dom Juan, je vous entends, ce n’est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ; mais avant qu’il soit peu, je saurai vous trouver.

    DOM JUAN.- Vous ferez ce que vous voudrez, vous savez que je ne manque point de cœur, et que je sais me servir de mon épée quand il le faut, je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent, mais je vous déclare pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre, le Ciel m’en défend la pensée, et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

    DOM CARLOS.- Nous verrons, de vrai, nous verrons.

     SCÈNE IV

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    SGANARELLE.- Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant, j’espérais toujours de votre salut, mais c’est maintenant que j’en désespère, et je crois que le Ciel qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

    DOM JUAN.- Va, va, le Ciel n’est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes…

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, c’est le Ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.

    DOM JUAN.- Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.

    LE SPECTRE, en femme voilée.- Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel, et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.

    SGANARELLE.- Entendez-vous, Monsieur ?

    DOM JUAN.- Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, c’est un spectre, je le reconnais au marcher.

    DOM JUAN.- Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est.

    Le Spectre change de figure, et représente
    le temps avec sa faux à la main.

    SGANARELLE.- Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

    DOM JUAN.- Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit.

    Le Spectre s’envole dans le temps que
    Dom Juan le veut frapper.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

    DOM JUAN.- Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir, allons, suis-moi.

     SCÈNE VI

    LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.

    LA STATUE.- Arrêtez, Dom Juan, vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

    DOM JUAN.- Oui, où faut-il aller ?

    LA STATUE.- Donnez-moi la main.

    DOM JUAN.- La voilà.

    LA STATUE.- Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie, ouvrent un chemin à sa foudre.

    DOM JUAN.- Ô Ciel, que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent, ah !

    Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs
    sur Dom Juan, la terre s’ouvre et l’abîme, et il sort
    de grands feux de l’endroit où il est tombé.

    SGANARELLE.- Voilà par sa mort un chacun satisfait, Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n’y a que moi seul de malheureux, qui après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître, punie par le plus épouvantable châtiment du monde.

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  • Molière : Tartuffe ou l’Imposteur

    ACTE I

    Scène 1

    Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Damis, Dorine, Flipote.

    Madame Pernelle

    Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre.

    Elmire

    Vous marchez d’un tel pas, qu’on a peine à vous suivre.

    Madame Pernelle

    Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin ;

    Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.

    Elmire

    5De ce que l’on vous doit envers vous on s’acquitte.

    Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?

    Madame Pernelle

    C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,

    Et que de me complaire on ne prend nul souci.
    Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
    10Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée ;
    On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
    Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud.

    Dorine

    Si…

    Madame Pernelle

    Vous êtes, ma mie, une fille suivante,

    Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente ;
    15Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

    Damis

    Mais…

    Madame Pernelle

    Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;

    C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ;
    Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
    Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement,
    20Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

    Mariane

    Je crois…

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! sa sœur, vous faites la discrète,

    Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
    Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,
    Et vous menez sous chape un train que je hais fort.

    Elmire

    25Mais, ma mère…

    Madame Pernelle

    Ma bru, qu’il ne vous en déplaise,

    Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise ;
    Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux ;
    Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
    Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
    30Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
    Quiconque à son mari veut plaire seulement,
    Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.

    Cléante

    Mais, madame, après tout…

    Madame Pernelle

    Pour vous, monsieur son frère,

    Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
    35Mais enfin si j’étais de mon fils son époux,
    Je vous prierais bien fort de n’entrer point chez nous.
    Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
    Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre.
    Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur,
    40Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur.

    Damis

    Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux, sans doute…

    Madame Pernelle

    C’est un homme de bien qu’il faut que l’on écoute ;

    Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux,
    De le voir querellé par un fou comme vous.

    Damis

    45Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique

    Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
    Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
    Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

    Dorine

    S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,

    50On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
    Car il contrôle tout, ce critique zélé.

    Madame Pernelle

    Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.

    C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire :
    Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire.

    Damis

    55Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père ni rien,

    Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
    Je trahirais mon cœur de parler d’autre sorte.
    Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte :
    J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied-plat
    60Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.

    Dorine

    Certes, c’est une chose aussi qui scandalise

    De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;
    Qu’un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
    Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
    65En vienne jusque-là que de se méconnaître,
    De contrarier tout, et de faire le maître.

    Madame Pernelle

    Eh ! merci de ma vie, il en irait bien mieux

    Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.

    Dorine

    Il passe pour un saint dans votre fantaisie :

    70Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.

    Madame Pernelle

    Voyez la langue !

    Dorine

    À lui, non plus qu’à son Laurent,

    Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

    Madame Pernelle

    J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ;

    Mais pour homme de bien je garantis le maître.
    75Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
    Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
    C’est contre le péché que son cœur se courrouce
    Et l’intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

    Dorine

    Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,

    80Ne saurait-il souffrir qu’aucun hante céans ?
    En quoi blesse le ciel une visite honnête,
    Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
    Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?…
    (Montrant Elmire.)
    Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux.

    Madame Pernelle

    85Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.

    Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
    Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
    Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
    Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
    90Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
    Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
    Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.

    Cléante

    Hé ! voulez-vous, madame, empêcher qu’on ne cause ?

    Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
    95Si, pour les sots discours où l’on peut être mis,
    Il fallait renoncer à ses meilleurs amis.
    Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
    Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
    Contre la médisance il n’est point de rempart.
    100À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;

    Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
    Et laissons aux causeurs une pleine licence.

    Dorine

    Daphné, notre voisine, et son petit époux,

    Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
    105Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
    Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
    Ils ne manquent jamais de saisir promptement
    L’apparente lueur du moindre attachement,
    D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
    110Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie ;
    Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
    Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
    Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
    Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence,
    115Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
    De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

    Madame Pernelle

    Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire.

    On sait qu’Orante mène une vie exemplaire ;
    Tous ses soins vont au ciel ; et j’ai su, par des gens,
    120Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.

    Dorine

    L’exemple est admirable, et cette dame est bonne !

    Il est vrai qu’elle vit en austère personne ;
    Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
    Et l’on sait qu’elle est prude, à son corps défendant.
    125Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages,
    Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
    Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
    Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
    Et du voile pompeux d’une haute sagesse
    130De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
    Ce sont là les retours des coquettes du temps :
    Il leur est dur de voir déserter les galants.
    Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

    Ne voit d’autre recours que le métier de prude ;
    135Et la sévérité de ces femmes de bien
    Censure toute chose, et ne pardonne à rien.
    Hautement d’un chacun elles blâment la vie,
    Non point par charité, mais par un trait d’envie,
    Qui ne saurait souffrir qu’une autre ait les plaisirs
    140Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs.

    Madame Pernelle, à Elmire.

    Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,

    Ma bru. L’on est chez vous contrainte de se taire :
    Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
    Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
    145Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage
    Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
    Que le ciel au besoin l’a céans envoyé
    Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
    Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
    150Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
    Ces visites, ces bals, ces conversations,
    Sont du malin esprit toutes inventions.
    Là, jamais on n’entend de pieuses paroles ;
    Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles :
    155Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
    Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
    Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
    De la confusion de telles assemblées :
    Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
    160Et, comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
    C’est véritablement la tour de Babylone,
    Car chacun y babille, et tout du long de l’aune ;

    Et, pour conter l’histoire où ce point l’engagea…
    (Montrant Cléante.)
    Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà !
    165Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
    (À Elmire.)
    Et sans… Adieu, ma bru ; je ne veux plus rien dire.
    Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
    Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.
    (Donnant un soufflet à Flipote.)
    Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles.
    170Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
    Marchons, gaupe, marchons.

    Scène 2

    Cléante, Dorine.

    Cléante

    Je n’y veux point aller,

    De peur qu’elle ne vînt encor me quereller,
    Que cette bonne femme…

    Dorine

     Ah ! certes, c’est dommage

    Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage :
    175Elle vous dirait bien qu’elle vous trouve bon,
    Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom !

    Cléante

    Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !

    Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !

    Dorine

    Oh ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils :

    180Et, si vous l’aviez vu, vous diriez : C’est bien pis !
    Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,

    Et, pour servir son prince, il montra du courage.
    Mais il est devenu comme un homme hébété
    Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
    180Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
    Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
    C’est de tous ses secrets l’unique confident,
    Et de ses actions le directeur prudent ;
    Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
    190On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
    À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
    Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
    Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
    Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
    195Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
    Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
    Ses moindres actions lui semblent des miracles,
    Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
    Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,

    200Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir ;
    Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
    Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
    Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon,
    Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
    205Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
    Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.
    Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
    Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints,
    Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
    210Avec la sainteté les parures du diable.

    Scène 3

    Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine.

    Elmire, à Cléante.

    Vous êtes bien heureux de n’être point venu

    Au discours qu’à la porte elle nous a tenu.
    Mais j’ai vu mon mari ; comme il ne m’a point vue,
    Je veux aller là-haut attendre sa venue.

    Cléante

    215Moi, je l’attends ici pour moins d’amusement ;

    Et je vais lui donner le bonjour seulement.

    Scène 4

    Cléante, Damis, Dorine.

    Damis

    De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose :

    J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
    Qu’il oblige mon père à des détours si grands ;
    220Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
    Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
    La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ;
    Et s’il fallait…

    Dorine

    Il entre.

    Scène 5

    Orgon, Cléante, Dorine.

    Orgon

     Ah ! mon frère, bonjour.

    Cléante

    Je sortais, et j’ai joie à vous voir de retour.

    225La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

    Orgon

    Dorine… (À Cléante.) Mon beau-frère, attendez, je vous prie.

    Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
    Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.
    (À Dorine.)
    Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
    230Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?

    Dorine

    Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,

    Avec un mal de tête étrange à concevoir.

    Orgon

    Et Tartuffe ?

    Dorine

    Tartuffe ! Il se porte à merveille,

    Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

    Orgon

    235Le pauvre homme !

    Dorine

    Le soir elle eut un grand dégoût,

    Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
    Tant sa douleur de tête était encor cruelle !

    Orgon

    Et Tartuffe ?

    Dorine

    Il soupa, lui tout seul, devant elle ;

    Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
    240Avec une moitié de gigot en hachis.

    Orgon

    Le pauvre homme !

    Dorine

    La nuit se passa tout entière

    Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
    Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,
    Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.

    Orgon

    245Et Tartuffe ?

    Dorine

    Pressé d’un sommeil agréable,

    Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
    Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
    Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.

    Orgon

    Le pauvre homme !

    Dorine

    À la fin, par nos raisons gagnée,

    250Elle se résolut à souffrir la saignée ;
    Et le soulagement suivit tout aussitôt.

    Orgon

    Et Tartuffe ?

    Dorine

    Il reprit courage comme il faut ;

    Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
    Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,
    255But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.

    Orgon

    Le pauvre homme !

    Dorine

    Tous deux se portent bien enfin ;

    Et je vais à madame annoncer, par avance,
    La part que vous prenez à sa convalescence.

    Scène 6

    Orgon, Cléante.

    Cléante

    À votre nez, mon frère, elle se rit de vous :

    260Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
    Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
    A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
    Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
    À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
    265Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
    Vous en veniez au point… ?

    Orgon

     Halte-là, mon beau-frère,

    Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.

    Cléante

    Je ne le connais pas, puisque vous le voulez ;

    Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…

    Orgon

    270Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;

    Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
    C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
    Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
    Et comme du fumier regarde tout le monde.
    275Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
    Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
    De toutes amitiés il détache mon âme ;
    Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
    Que je m’en soucierais autant que de cela.

    Cléante

    280Les sentiments humains, mon frère, que voilà !

    Orgon

    Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

    Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
    Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
    Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
    285Il attirait les yeux de l’assemblée entière
    Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
    Il faisait des soupirs, de grands élancements,
    Et baisait humblement la terre à tous moments :
    Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
    290Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.

    Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
    Et de son indigence, et de ce qu’il était,
    Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
    Il me voulait toujours en rendre une partie.
    295C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.
    Je ne mérite pas de vous faire pitié.
    Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
    Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
    Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
    300Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
    Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
    Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
    Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
    Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
    305Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :
    Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
    Un rien presque suffit pour le scandaliser,
    Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
    D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
    310Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

    Cléante

    Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi.

    Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
    Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…

    Orgon

    Mon frère, ce discours sent le libertinage :

    315Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
    Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
    Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

    Cléante

    Voilà de vos pareils le discours ordinaire :

    Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
    320C’est être libertin que d’avoir de bons yeux ;
    Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
    N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
    Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
    Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
    325De tous vos façonniers on n’est point les esclaves.

    Il est de faux dévots ainsi que de faux braves :
    Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
    Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
    Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
    330Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
    Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
    Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
    Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
    Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
    335Égaler l’artifice à la sincérité,
    Confondre l’apparence avec la vérité,
    Estimer le fantôme autant que la personne,
    Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?
    Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
    340Dans la juste nature on ne les voit jamais :
    La raison a pour eux des bornes trop petites ;
    En chaque caractère ils passent ses limites,
    Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
    Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
    345Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.

    Orgon

    Oui, vous êtes, sans doute, un docteur qu’on révère,

    Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
    Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
    Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes ;
    350Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

    Cléante

    Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,

    Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.
    Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
    Du faux avec le vrai faire la différence.
    355Et comme je ne vois nul genre de héros
    Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
    Aucune chose au monde et plus noble, et plus belle,
    Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
    Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
    360Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
    Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,

    De qui la sacrilège et trompeuse grimace
    Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
    De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
    365Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
    Font de dévotion métier et marchandise,
    Et veulent acheter crédit et dignités
    À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
    Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
    370Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;
    Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
    Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
    Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
    Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
    375Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
    De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
    D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
    Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
    Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
    380Veut nous assassiner avec un fer sacré :
    De ce faux caractère on en voit trop paraître.
    Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
    Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
    Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
    385Regardez Ariston, regardez Périandre,
    Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
    Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
    Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
    On ne voit point en eux ce faste insupportable,
    390Et leur dévotion est humaine, est traitable :
    Ils ne censurent point toutes nos actions,
    Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
    Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
    C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
    395L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
    Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
    Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
    On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
    Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,

    400Ils attachent leur haine au péché seulement,
    Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
    Les intérêts du ciel, plus qu’il ne veut lui-même.
    Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
    Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
    405Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle :
    C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ;
    Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

    Orgon

    Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?

    Cléante

     Oui.

    Orgon, s’en allant.

    Je suis votre valet.

    Cléante

     De grâce, un mot, mon frère.

    410Laissons là ce discours. Vous savez que Valère,
    Pour être votre gendre, a parole de vous.

    Orgon

    Oui.

    Cléante

     Vous aviez pris jour pour un lien si doux.

    Orgon

    Il est vrai.

    Cléante

     Pourquoi donc en différer la fête ?

    Orgon

    Je ne sais.

    Cléante

     Auriez-vous autre pensée en tête ?

    Orgon

    415Peut-être.

    Cléant

     Vous voulez manquer à votre foi ?

    Orgon

    Je ne dis pas cela.

    Cléante

     Nul obstacle, je croi,

    Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.

    Orgon

    Selon.

    Cléante

     Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?

    Valère, sur ce point, me fait vous visiter.

    Orgon

    420Le ciel en soit loué !

    Cléante

     Mais que lui reporter ?

    Orgon

    Tout ce qu’il vous plaira.

    Cléante

     Mais il est nécessaire

    De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

    Orgon

     De faire

    Ce que le ciel voudra.

    Cléante

     Mais parlons tout de bon.

    Valère a votre foi ; la tiendrez-vous, ou non ?

    Orgon

    425Adieu.

    Cléante, seul.

     Pour son amour je crains une disgrâce,

    Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.

    Fin du premier acte.

    ACTE II

    Scène 1

    Orgon, Mariane.

    Orgon

    Mariane !

    Mariane

     Mon père ?

    Orgon

     Approchez. J’ai de quoi

    Vous parler en secret.

    Mariane, à Orgon, qui regarde dans un petit cabinet.

     Que cherchez-vous ?

    Orgon

     Je voi

    Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre,
    430Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
    Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
    Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
    Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.

    Mariane

    Je suis fort redevable à cet amour de père.

    Orgon

    435C’est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter,

    Vous devez n’avoir soin que de me contenter.

    Mariane

    C’est où je mets aussi ma gloire la plus haute.

    Orgon

    Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?

    Mariane

    Qui, moi ?

    Orgon

     Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

    Mariane

    440Hélas ! j’en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.

    Scène 2

    Orgon, Mariane, Dorine, entrant doucement et se tenant derrière Orgon, sans être vue.

    Orgon

    C’est parler sagement… Dites-moi donc, ma fille,

    Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
    Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
    De le voir par mon choix devenir votre époux.
    445Hé ?

    (Mariane se recule avec surprise.)

    Mariane

     Hé ?

    Orgon

     Qu’est-ce ?

    Mariane

     Plaît-il ?

    Orgon

     Quoi ?

    Mariane

    Me suis-je méprise ?

    Orgon

    Comment ?

    Mariane

     Qui voulez-vous, mon père, que je dise

    Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
    De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

    Orgon

    Tartuffe.

    Mariane

     Il n’en est rien, mon père, je vous jure.

    450Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

    Orgon

    Mais je veux que cela soit une vérité ;

    Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.

    Mariane

    Quoi ! vous voulez, mon père ?…

    Orgon

     Oui, je prétends, ma fille,

    Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
    455Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
    (Apercevant Dorine.)
    Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
    La curiosité qui vous presse est bien forte,
    Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

    Dorine

    Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part

    460De quelque conjecture ou d’un coup de hasard ;
    Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
    Et j’ai traité cela de pure bagatelle.

    Orgon

    Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ?

    Dorine

     À tel point

    Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.

    Orgon

    465Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

    Dorine

    Oui ! oui ! vous nous contez une plaisante histoire !

    Orgon

    Je conte justement ce qu’on verra dans peu.

    Dorine

    Chansons !

    Orgon

     Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.

    Dorine

    Allez, ne croyez point à monsieur votre père ;

    470Il raille.

    Orgon

     Je vous dis…

    Dorine

     Non, vous avez beau faire,

    On ne vous croira point.

    Orgon

     À la fin, mon courroux…

    Dorine

    Hé bien ! on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous.

    Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
    Et cette large barbe au milieu du visage,
    475Vous soyez assez fou pour vouloir… ?

    Orgon

     Écoutez :

    Vous avez pris céans certaines privautés
    Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

    Dorine

    Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie.

    Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
    480Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
    Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
    Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
    À quel sujet aller, avec tout votre bien,
    Choisir un gendre gueux ?…

    Orgon

     Taisez-vous. S’il n’a rien,

    485Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère.
    Sa misère est sans doute une honnête misère ;
    Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
    Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver

    Par son trop peu de soin des choses temporelles,
    490Et sa puissante attache aux choses éternelles.
    Mais mon secours pourra lui donner les moyens
    De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
    Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
    Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

    Dorine

    495Oui, c’est lui qui le dit ; et cette vanité,

    Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
    Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
    Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
    Et l’humble procédé de la dévotion
    500Souffre mal les éclats de cette ambition.
    À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
    Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
    Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
    D’une fille comme elle un homme comme lui ?
    505Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
    Et de cette union prévoir les conséquences ?
    Sachez que d’une fille on risque la vertu,
    Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
    Que le dessein d’y vivre en honnête personne
    510Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
    Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
    Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
    Il est bien difficile enfin d’être fidèle
    À de certains maris faits d’un certain modèle ;
    515Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
    Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
    Songez à quels périls votre dessein vous livre.

    Orgon

    Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre !

    Dorine

    Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.

    Orgon

    520Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ;

    Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
    J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
    Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
    Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
    525Je ne remarque point qu’il hante les églises.

    Dorine

    Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises,

    Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?

    Orgon

    Je ne demande pas votre avis là-dessus.

    Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
    530Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
    Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
    Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
    Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
    Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
    535À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
    Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

    Dorine

    Elle ? elle n’en fera qu’un sot, je vous assure.

    Orgon

    Ouais ! quels discours !

    Dorine

     Je dis qu’il en a l’encolure

    Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
    540Sur toute la vertu que votre fille aura.

    Orgon

    Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire,

    Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.

    Dorine, elle l’interrompt toujours au moment où il se retourne pour parler à sa fille.

    Je n’en parle, monsieur, que pour votre intérêt.

    Orgon

    C’est prendre trop de soin ; taisez-vous, s’il vous plaît.

    Dorine

    545Si l’on ne vous aimait…

    Orgon

     Je ne veux pas qu’on m’aime.

    Dorine

    Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même.

    Orgon

    Ah !

    Dorine

     Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir

    Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.

    Orgon

    Vous ne vous tairez point ?

    Dorine

     C’est une conscience

    550Que de vous laisser faire une telle alliance.

    Orgon

    Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés… ?

    Dorine

    Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

    Orgon

    Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises,

    Et tout résolument je veux que tu te taises.

    Dorine

    555Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.

    Orgon

    Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.

    (Se retournant vers sa fille.)
    À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
    J’ai pesé mûrement toutes choses.

    Dorine, à part.

     J’enrage

    De ne pouvoir parler.

    Orgon

     Sans être damoiseau,

    560Tartuffe est fait de sorte…

    Dorine

     Oui, c’est un beau museau !

    Orgon

    Que, quand tu n’aurais même aucune sympathie

    Pour tous les autres dons…

    Dorine, à part.

     La voilà bien lotie !

    (Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
    Si j’étais en sa place, un homme assurément
    Ne m’épouserait pas de force impunément ;

    565Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
    Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

    Orgon, à Dorine.

    Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

    Dorine

    De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

    Orgon

    Qu’est-ce que tu fais donc ?

    Dorine

     Je me parle à moi-même.

    Orgon, à part.

    570Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,

    Il faut que je lui donne un revers de ma main.
    (Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
    Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
    Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
    (À Dorine)
    Que ne te parles-tu ?

    Dorine

     Je n’ai rien à me dire.

    Orgon

    575Encore un petit mot.

    Dorine

     Il ne me plaît pas, moi.

    Orgon

    Certes, je t’y guettais.

    Dorine

     Quelque sotte, ma foi !…

    Orgon

    Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance ;

    Et montrer pour mon choix entière déférence.

    Dorine, en s’enfuyant.

    Je me moquerais fort de prendre un tel époux.

    Orgon, après avoir manqué de donner un souffler à Dorine.

    580Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,

    Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.

    Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
    Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
    Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.

    Scène 3

    Dorine, Mariane.

    Dorine

    585Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole ?

    Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
    Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
    Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !

    Mariane

    Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

    Dorine

    590Ce qu’il faut pour parer une telle menace.

    Mariane

    Quoi ?

    Dorine

     Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui ;

    Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
    Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
    C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
    595Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
    Il le peut épouser sans nul empêchement.

    Mariane

    Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,

    Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.

    Dorine

    Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas :

    600L’aimez-vous, je vous prie, ou ne l’aimez-vous pas ?

    Mariane

    Ah ! qu’envers mon amour ton injustice est grande,

    Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
    T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
    Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?

    Dorine

    605Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,

    Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?

    Mariane

    Tu me fais un grand tort, Dorine, d’en douter ;

    Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

    Dorine

    Enfin, vous l’aimez donc ?

    Mariane

     Oui, d’une ardeur extrême.

    Dorine

    610Et, selon l’apparence, il vous aime de même ?

    Mariane

    Je le crois.

    Dorine

     Et tous deux brûlez également

    De vous voir mariés ensemble ?

    Mariane

     Assurément.

    Dorine

    Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?

    Mariane

    De me donner la mort, si l’on me violente.

    Dorine

    615Fort bien. C’est un recours où je ne songeais pas ;

    Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
    Le remède, sans doute est merveilleux. J’enrage,
    Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.

    Mariane

    Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !

    620Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

    Dorine

    Je ne compatis point à qui dit des sornettes,

    Et dans l’occasion mollit comme vous faites.

    Mariane

    Mais que veux-tu ? si j’ai de la timidité…

    Dorine

    Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté.

    Mariane

    625Mais n’en gardé-je pas pour les feux de Valère ?

    Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?

    Dorine

    Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé,

    Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé
    Et manque à l’union qu’il avait arrêtée,
    630La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

    Mariane

    Mais, par un haut refus, et d’éclatants mépris,

    Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
    Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
    De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
    635Et veux-tu que mes feux par le monde étalés… ?

    Dorine

    Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez

    Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
    Tort de vous détourner d’une telle alliance.
    Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
    640Le parti de soi-même est fort avantageux.
    Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
    Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
    N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
    Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié,
    645Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
    Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
    Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
    Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

    Mariane

    Mon Dieu !…

    Dorine

     Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,

    650Quand d’un époux si beau vous vous verrez la femme !

    Mariane

    Ah ! cesse, je te prie, un semblable discours ;

    Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
    C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

    Dorine

    Non, il faut qu’une fille obéisse à son père,

    655Voulût-il lui donner un singe pour époux.
    Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
    Vous irez par le coche en sa petite ville,
    Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
    Et vous vous plairez fort à les entretenir.

    660D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
    Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
    Madame la baillive et madame l’élue,
    Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
    Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
    665Le bal et la grand’bande, assavoir, deux musettes,
    Et parfois Fagotin, et les marionnettes ;
    Si pourtant votre époux…

    Mariane

     Ah ! tu me fais mourir !

    De tes conseils plutôt songe à me secourir.

    Dorine

    Je suis votre servante.

    Mariane

     Hé ! Dorine, de grâce…

    Dorine

    670Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.

    Mariane

    Ma pauvre fille !

    Dorine

     Non.

    Mariane

     Si mes vœux déclarés…

    Dorine

    Point. Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.

    Mariane

    Tu sais qu’à toi toujours je me suis confiée :

    Fais-moi…

    Dorine

     Non, vous serez, ma foi, tartufiée.

    Mariane

    675Hé bien ! puisque mon sort ne saurait t’émouvoir,

    Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
    C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
    Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
    (Elle veut s’en aller.)

    Dorine

    Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.

    680Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

    Mariane

    Vois-tu, si l’on m’expose à ce cruel martyre,

    Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.

    Dorine

    Ne vous tourmentez point. On peut adroitement

    Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.

    Scène 4

    Valère, Mariane, Dorine.

    Valère

    685On vient de débiter, madame, une nouvelle

    Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.

    Mariane

    Quoi ?

    Valère

     Que vous épousez Tartuffe.

    Mariane

     Il est certain

    Que mon père s’est mis en tête ce dessein.

    Valère

    Votre père, madame…

    Mariane

     A changé de visée :

    690La chose vient par lui de m’être proposée.

    Valère

    Quoi ! sérieusement ?

    Mariane

     Oui, sérieusement.

    Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.

    Valère

    Et quel est le dessein où votre âme s’arrête.

    Madame ?

    Mariane

     Je ne sais.

    Valère

     La réponse est honnête.

    695Vous ne savez ?

    Mariane

     Non.

    Valère

     Non ?

    Mariane

     Que me conseillez-vous ?

    Valère

    Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

    Mariane

    Vous me le conseillez ?

    Valère

     Oui.

    Mariane

     Tout de bon ?

    Valère

     Sans doute.

    Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.

    Mariane

    Hé bien ! c’est un conseil, monsieur, que je reçois.

    Valère

    700Vous n’aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.

    Mariane

    Pas plus qu’à le donner en a souffert votre âme.

    Valère

    Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, madame.

    Mariane

    Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

    Dorine, se retirant dans le fond du théâtre.

    Voyons ce qui pourra de ceci réussir.

    Valère

    705C’est donc ainsi qu’on aime ? Et c’était tromperie,

    Quand vous…

    Mariane

     Ne parlons point de cela, je vous prie.

    Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
    Celui que pour époux on me veut présenter,
    Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
    710Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

    Valère

    Ne vous excusez point sur mes intentions.

    Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
    Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
    Pour vous autoriser à manquer de parole.

    Mariane

    715Il est vrai, c’est bien dit.

    Valère

     Sans doute ; et votre cœur

    N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

    Mariane

    Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.

    Valère

    Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée

    Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
    720Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

    Mariane

    Ah ! je n’en doute point ; et les ardeurs qu’excite

    Le mérite…

    Valère

     Mon Dieu ! laissons là le mérite.

    J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
    Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
    725Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
    Consentira sans honte à réparer ma perte.

    Mariane

    La perte n’est pas grande, et de ce changement

    Vous vous consolerez assez facilement.

    Valère

    J’y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.

    730Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
    Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins ;
    Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins.
    Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
    De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.

    Mariane

    735Ce sentiment sans doute est noble et relevé.

    Valère

    Fort bien ; et d’un chacun il doit être approuvé.

    Hé quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
    Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
    Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
    740Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

    Mariane

    Au contraire ; pour moi, c’est ce que je souhaite ;

    Et je voudrais déjà que la chose fût faite.

    Valère

    Vous le voudriez ?

    Mariane

     Oui.

    Valère

     C’est assez m’insulter,

    Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
    (Il fait un pas pour s’en aller.)

    Mariane

    745Fort bien.

    Valère, revenant.

     Souvenez-vous au moins que c’est vous-même

    Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

    Mariane

    Oui.

    Valère, revenant encore.

     Et que le dessein que mon âme conçoit

    N’est rien qu’à votre exemple.

    Mariane

     À mon exemple, soit.

    Valère, en sortant.

    Suffit : vous allez être à point nommé servie.

    Mariane

    750Tant mieux.

    Valère, revenant encore.

     Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.

    Mariane

    À la bonne heure !

    Valère, s’en va, et, lorsqu’il est vers la porte, il se retourne.

     Hé ?

    Mariane

     Quoi ?

    Valère

     Ne m’appelez-vous pas ?

    Mariane

    Moi ? Vous rêvez.

    Valère

     Hé bien, je poursuis donc mes pas.

    Adieu, madame.

    (Il s’en va lentement.)

    Mariane

     Adieu, monsieur.

    Dorine, à Mariane.

     Pour moi, je pense

    Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
    755Et je vous ai laissé tout du long quereller,
    Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
    Holà ! seigneur Valère.

    (Elle arrête Valère par le bras.)

    Valère, feignant de résister.

     Hé ! que veux-tu, Dorine ?

    Dorine

    Venez ici.

    Valère

     Non, non, le dépit me domine.

    Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

    Dorine

    760Arrêtez.

    Valère

     Non, vois-tu, c’est un point résolu.

    Dorine

    Ah !

    Mariane, à part.

     Il souffre à me voir, ma présence le chasse,

    Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

    Dorine, quittant Valère et courant à Mariane.

    À l’autre ! Où courez-vous ?

    Mariane

     Laisse.

    Dorine

     Il faut revenir.

    Mariane

    Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.

    Valère, à part

    765Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ;

    Et, sans doute, il vaut mieux que je l’en affranchisse.

    Dorine, quittant Mariane et courant à Valère.

    Encor ? Diantre soit fait de vous ! Si, je le veux.

    Cessez ce badinage ; et venez çà tous deux.
    (Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.)

    Valère, à Dorine.

    Mais quel est ton dessein ?

    Mariane, à Dorine.

     Qu’est-ce que tu veux faire ?

    Dorine

    770Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d’affaire.

    (À Valère.)
    Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?

    Valère

    N’as-tu pas entendu comme elle m’a parlé ?

    Dorine

    Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ?

    Mariane

    N’as-tu pas vu la chose, et comme il m’a traitée ?

    Dorine, à Valère.

    780Sottise des deux parts. Elle n’a d’autre soin

    Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.
    À Mariane.
    Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
    Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.

    Mariane, à Valère.

    Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?

    Valère, à Mariane.

    Pourquoi m’en demander sur un sujet pareil ?

    Dorine

    Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un et l’autre.

    (À Valère)
    Allons, vous.

    Valère, en donnant sa main à Dorine.

     À quoi bon ma main ?

    Dorine, à Mariane.

     Ah çà ! la vôtre.

    Mariane, en donnant aussi sa main.

    De quoi sert tout cela ?

    Dorine

     Mon Dieu ! vite, avancez.

    Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

    (Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)

    Valère, se tournant vers Mariane.

    785Mais ne faites donc point les choses avec peine ;

    Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
    (Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)

    Dorine

    À vous dire le vrai, les amants sont bien fous !

    Valère, à Mariane.

    Oh çà ! n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?

    Et, pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante
    790De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

    Mariane

    Mais vous, n’êtes-vous pas l’homme le plus ingrat…

    Dorine

    Pour une autre saison laissons tout ce débat,

    Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

    Mariane

    Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.

    Dorine

    795Nous en ferons agir de toutes les façons.

    (À Mariane.)
    Votre père se moque,
    (À Valère.)
    et ce sont des chansons.
    (À Mariane.)
    Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
    D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence,
    Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
    800De tirer en longueur cet hymen proposé.
    En attrapant du temps, à tout on remédie.
    Tantôt vous payerez de quelque maladie
    Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
    Tantôt vous payerez de présages mauvais ;
    805Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
    Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse :
    Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui
    On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
    Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
    810Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
    (À Valère.)
    Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis,

    Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
    Nous allons réveiller les efforts de son frère,
    Et dans notre parti jeter la belle-mère.
    815Adieu.

    Valère, à Mariane

     Quelques efforts que nous préparions tous,

    Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

    Mariane, à Valère

    Je ne vous réponds pas des volontés d’un père ;

    Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.

    Valère

    Que vous me comblez d’aise ! et, quoi que puisse oser…

    Dorine

    820Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

    Sortez, vous dis-je.

    Valère, il fait un pas et revient.

     Enfin…

    Dorine

     Quel caquet est le vôtre !

    Tirez de cette part, et vous, tirez de l’autre.
    (Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige de se séparer.)

    Fin du second acte.

    ACTE III

    Scène 1

    Damis, Dorine.

    Damis

    Que la foudre sur l’heure achève mes destins,

    Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
    825S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
    Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

    Dorine

    De grâce, modérez un tel emportement :

    Votre père n’a fait qu’en parler simplement.

    On n’exécute pas tout ce qui se propose ;
    830Et le chemin est long du projet à la chose.

    Damis

    Il faut que de ce fat j’arrête les complots,

    Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.

    Dorine

    Ah ! tout doux ! envers lui, comme envers votre père,

    Laissez agir les soins de votre belle-mère.
    835Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
    Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
    Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
    Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose serait belle.
    Enfin, votre intérêt l’oblige à le mander :
    840Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
    Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
    Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
    S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir.
    Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ;
    845Mais ce valet m’a dit qu’il s’en allait descendre.
    Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.

    Damis

    Je puis être présent à tout cet entretien.

    Dorine

    Point. Il faut qu’ils soient seuls.

    Damis

     Je ne lui dirai rien.

    Dorine

    Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires, ;

    850Et c’est le vrai moyen de gâter les affaires.
    Sortez.

    Damis

     Non ; je veux voir, sans me mettre en courroux.

    Dorine

    Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous.


    Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.

    Scène 2

    Tartuffe, Laurent, Dorine.

    Tartuffe, parlant bas à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine.

    Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

    Et priez que toujours le ciel vous illumine.
    855Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
    Des aumônes que j’ai, partager les deniers.

    Dorine, à part.

    Que d’affectation et de forfanterie !

    Tartuffe

    Que voulez-vous ?

    Dorine

     Vous dire…

    Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche.

     Ah ! mon Dieu ! je vous prie,

    Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

    Dorine

    860Comment !

    Tartuffe

     Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

    Par de pareils objets les âmes sont blessées,
    Et cela fait venir de coupables pensées.

    Dorine

    Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;

    Et la chair sur vos sens fait grande impression !

    865Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
    Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
    Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
    Que toute votre peau ne me tenterait pas.

    Tartuffe

    Mettez dans vos discours un peu de modestie,

    870Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

    Dorine

    Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos,

    Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
    Madame va venir dans cette salle basse,
    Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.

    Tartuffe

    875Hélas ! très volontiers.

    Dorine, à part.

     Comme il se radoucit !

    Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.

    Tartuffe

    Viendra-t-elle bientôt ?

    Dorine

     Je l’entends, ce me semble.

    Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

    Scène 3

    Elmire, Tartuffe.

    Tartuffe

    Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté,

    880Et de l’âme et du corps vous donne la santé,
    Et bénisse vos jours autant que le désire
    Le plus humble de ceux que son amour inspire !

    Elmire

    Je suis fort obligée à ce souhait pieux.

    Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.

    Tartuffe, assis.

    885Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?

    Elmire, assise.

    Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.

    Tartuffe

    Mes prières n’ont pas le mérite qu’il faut

    Pour avoir attiré cette grâce d’en haut :
    Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instance

    890Qui n’ait eu pour objet votre convalescence.

    Elmire

    Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.

    Tartuffe

    On ne peut trop chérir votre chère santé ;

    Et pour la rétablir, j’aurais donné la mienne.

    Elmire

    C’est pousser bien avant la charité chrétienne ;

    895Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

    Tartuffe

    Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

    Elmire

    J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire,

    Et suis bien aise, ici, qu’aucun ne nous éclaire.

    Tartuffe

    J’en suis ravi de même ; et sans doute, il m’est doux

    900Madame, de me voir seul à seul avec vous.
    C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée,
    Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.

    Elmire

    Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien,

    Où tout votre cœur s’ouvre, et ne me cache rien.

    Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet dans lequel il s’était retiré, pour entendre la conversation.

    Tartuffe

    905Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,

    Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
    Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits
    Des visites qu’ici reçoivent vos attraits
    Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,
    910Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,
    Et d’un pur mouvement…

    Elmire

     Je le prends bien aussi,

    Et crois que mon salut vous donne ce souci.

    Tartuffe, prenant la main d’Elmire, et lui serrant les doigts.

    Oui, madame, sans doute, et ma ferveur est telle…

    Elmire

    Ouf ! vous me serrez trop.

    Tartuffe

     C’est par excès de zèle.

    915De vous faire autre mal je n’eus jamais dessein,
    Et j’aurais bien plutôt…
    (Il met la main sur les genoux d’Elmire.)

    Elmire

     Que fait là votre main ?

    Tartuffe

    Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.

    Elmire

    Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.

    (Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe rapproche d’elle.)

    Tartuffe, maniant le fichu d’Elmire.

    Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !

    920On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux :
    Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire.

    Elmire

    Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.

    On tient que mon mari veut dégager sa foi,
    Et vous donner sa fille : Est-il vrai ? dites-moi.

    Tartuffe

    925Il m’en a dit deux mots : mais, madame, à vrai dire,

    Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
    Et je vois autre part les merveilleux attraits
    De la félicité qui fait tous mes souhaits.

    Elmire

    C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.

    Tartuffe

    930Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.

    Elmire

    Pour moi, je crois qu’au ciel tendent tous vos soupirs,

    Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

    Tartuffe

    L’amour qui nous attache aux beautés éternelles

    N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :
    935Nos sens facilement peuvent être charmés
    Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
    Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
    Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :

    Il a sur votre face épanché des beautés
    940Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
    Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
    Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
    Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
    Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
    945D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
    Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
    Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
    Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
    Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
    950Que cette passion peut n’être point coupable,
    Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
    Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
    Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
    Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande :
    955Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
    Et rien des vains efforts de mon infirmité.
    En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
    De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
    Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
    960Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.

    Elmire

    La déclaration est tout à fait galante ;

    Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
    Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
    Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
    965Un dévot comme vous, et que partout on nomme…

    Tartuffe

    Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme :

    Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
    Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.

    Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange :
    970Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
    Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
    Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
    Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
    De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
    975De vos regards divins l’ineffable douceur
    Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
    Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
    Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
    Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
    980Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix.
    Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne,
    Les tribulations de votre esclave indigne ;
    S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
    Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
    985J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
    Une dévotion à nulle autre pareille.
    Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
    Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
    Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
    990Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
    De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
    Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;
    Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
    Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
    995Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
    Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
    Le soin que nous prenons de notre renommée
    Répond de toute chose à la personne aimée ;
    Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
    1000De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur.

    Elmire

    Je vous écoute dire, et votre rhétorique

    En termes assez forts à mon âme s’explique.
    N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
    À dire à mon mari cette galante ardeur,
    1005Et que le prompt avis d’un amour de la sorte
    Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?

    Tartuffe

    Je sais que vous avez trop de bénignité,

    Et que vous ferez grâce à ma témérité ;
    Que vous m’excuserez, sur l’humaine faiblesse,
    1010Des violents transports d’un amour qui vous blesse,
    Et considérerez, en regardant votre air,
    Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.

    Elmire

    D’autres prendraient cela d’autre façon peut-être ;

    Mais ma discrétion se veut faire paraître.
    1015Je ne redirai point l’affaire à mon époux ;
    Mais je veux, en revanche, une chose de vous :
    C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
    L’union de Valère avecque Mariane,
    De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir
    1020Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir ;
    Et…

    Scène 4

    Elmire, Damis, Tartuffe.

    Damis, sortant du cabinet où il s’était retiré.

     Non, Madame, non ; ceci doit se répandre.

    J’étais en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre ;
    Et la bonté du ciel m’y semble avoir conduit
    Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit,
    1025Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance
    De son hypocrisie et de son insolence,
    À détromper mon père, et lui mettre en plein jour
    L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.

    Elmire

    Non, Damis, il suffit qu’il se rende plus sage,

    1030Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.
    Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.
    Ce n’est point mon humeur de faire des éclats ;
    Une femme se rit de sottises pareilles,
    Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.

    Damis

    1035Vous avez vos raisons pour en user ainsi ;

    Et pour faire autrement, j’ai les miennes aussi.
    Le vouloir épargner est une raillerie ;
    Et l’insolent orgueil de sa cagoterie
    N’a triomphé que trop de mon juste courroux,
    1040Et que trop excité de désordre chez nous.

    Le fourbe, trop longtemps, a gouverné mon père,
    Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
    Il faut que du perfide il soit désabusé ;
    Et le ciel, pour cela, m’offre un moyen aisé.
    1045De cette occasion je lui suis redevable,
    Et, pour la négliger, elle est trop favorable :
    Ce serait mériter qu’il me la vînt ravir,
    Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.

    Elmire

    Damis…

    Damis

     Non, s’il vous plaît, il faut que je me croie.

    1050Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
    Et vos discours en vain prétendent m’obliger
    À quitter le plaisir de me pouvoir venger.
    Sans aller plus avant, je vais vider d’affaire ;
    Et voici justement de quoi me satisfaire.

    Scène 5

    Orgon, Elmire, Damis, Tartuffe.

    Damis

    1055Nous allons régaler, mon père, votre abord

    D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
    Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
    Et monsieur d’un beau prix reconnaît vos tendresses.
    Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
    1060Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;
    Et je l’ai surpris là qui faisait à madame
    L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
    Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret
    Voulait à toute force en garder le secret ;
    1065Mais je ne puis flatter une telle impudence,
    Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

    Elmire

    Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos

    On ne doit d’un mari traverser le repos ;
    Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
    1070Et qu’il suffit, pour nous, de savoir nous défendre.
    Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit,
    Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit.

    Scène 6

    Orgon, Damis, Tartuffe.

    Orgon

    Ce que je viens d’entendre, ô ciel ! est-il croyable ?

    Tartuffe

    Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,

    1075Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
    Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
    Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
    Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
    Et je vois que le ciel, pour ma punition,
    1080Me veut mortifier en cette occasion.
    De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
    Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
    Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
    Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
    1085Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
    Que je n’en aie encor mérité davantage.

    Orgon, à son fils.

    Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté,

    Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

    Damis

    Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite

    1090Vous fera démentir…

    Orgon

     Tais-toi, peste maudite.

    Tartuffe

    Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,

    Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
    Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
    Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
    1095Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
    Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
    Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
    Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
    Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
    1100Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
    (S’adressant à Damis.)
    Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,

    D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
    Accablez-moi de noms encor plus détestés :
    Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
    1105Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
    Comme une honte due aux crimes de ma vie.

    Orgon, à Tartuffe.

    Mon frère, c’en est trop.

    (À son fils.)
     Ton cœur ne se rend point,
    Traître !

    Damis

     Quoi ! ses discours vous séduiront au point…

    Orgon, relevant Tartuffe.

    Tais-toi, pendard. Mon frère, hé ! levez-vous, de grâce !

    (À son fils)
    1110Infâme !

    Damis

     Il peut…

    Orgon

     Tais-toi.

    Damis

     J’enrage. Quoi ! je passe…

    Orgon

    Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

    Tartuffe

    Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas !

    J’aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
    Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

    Orgon, à son fils.

    1115Ingrat !

    Tartuffe

     Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux,

    Vous demander sa grâce…

    Orgon, se jetant aussi à genoux, et embrassant Tartuffe.

     Hélas ! vous moquez-vous ?

    (À son fils.)
    Coquin ! vois sa bonté !

    Damis

     Donc…

    Orgon

     Paix.

    Damis

     Quoi ! je…

    Orgon

     Paix, dis-je ;

    Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
    Vous le haïssez tous, et je vois aujourd’hui
    1120Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui.
    On met impudemment toute chose en usage
    Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
    Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
    Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
    1125Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
    Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

    Damis

    À recevoir sa main on pense l’obliger ?

    Orgon

    Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.

    Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
    1130Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître.
    Allons, qu’on se rétracte ; et qu’à l’instant, fripon,
    On se jette à ses pieds pour demander pardon.

    Damis

    Qui ? moi ! de ce coquin, qui, par ses impostures…

    Orgon

    Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?

    (À Tartuffe.)
    1135Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
    (À son fils.)
    Sus ; que de ma maison on sorte de ce pas,
    Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.

    Damis

    Oui, je sortirai ; mais…

    Orgon

     Vite, quittons la place.

    Je te prive, pendard, de ma succession,
    1140Et te donne, de plus, ma malédiction.

    Scène 7

    Orgon, Tartuffe.

    Orgon

    Offenser de la sorte une sainte personne !

    Tartuffe

    Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !

    (À Orgon.)
    Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
    Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir… !

    Orgon

    1145Hélas !

    Tartuffe

     Le seul penser de cette ingratitude

    Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
    L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré
    Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.

    Orgon, courant tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.

    Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce,

    1150Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place.
    (À Tartuffe.)
    Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

    Tartuffe

    Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.

    Je regarde céans quels grands troubles j’apporte,
    Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.

    Orgon

    1155Comment ! vous moquez-vous ?

    Tartuffe

     On m’y hait, et je voi

    Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

    Orgon

    Qu’importe ! Voyez-vous que mon cœur les écoute ?

    Tartuffe

    On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;

    Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez,
    1160Peut-être, une autre fois, seront-ils écoutés.

    Orgon

    Non, mon frère, jamais.

    Tartuffe

     Ah ! mon frère, une femme

    Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.

    Orgon

    Non, non.

    Tartuffe

     Laissez-moi vite, en m’éloignant d’ici,

    Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.

    Orgon

    1165Non, vous demeurerez ; il y va de ma vie.

    Tartuffe

    Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.

    Pourtant, si vous vouliez…

    Orgon

     Ah !

    Tartuffe

     Soit : n’en parlons plus.

    Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
    L’honneur est délicat, et l’amitié m’engage
    1170À prévenir les bruits et les sujets d’ombrage.
    Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez…

    Orgon

    Non, en dépit de tous vous la fréquenterez.

    Faire enrager le monde est ma plus grande joie ;
    Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie.
    1175Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
    Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
    Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
    Vous faire de mon bien donation entière.
    Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
    1180M’est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
    N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

    Tartuffe

    La volonté du ciel soit faite en toute chose !

    Orgon

    Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit :

    Et que puisse l’envie en crever de dépit !

    Fin du troisième acte.

    ACTE IV

    Scène 1

    Cléante, Tartuffe

    Cléante

    1185Oui, tout le monde en parle, et vous m’en pouvez croire,

    L’éclat que fait ce bruit n’est point à votre gloire ;
    Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos,
    Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
    Je n’examine point à fond ce qu’on expose ;
    1190Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
    Supposons que Damis n’en ait pas bien usé,
    Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé :
    N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense,
    Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
    1195Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
    Que du logis d’un père un fils soit exilé ?
    Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
    Il n’est petit, ni grand, qui ne s’en scandalise ;
    Et si vous m’en croyez, vous pacifierez tout,
    1200Et ne pousserez point les affaires à bout.
    Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
    Et remettez le fils en grâce avec le père.

    Tartuffe

    Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ;

    Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
    1205Je lui pardonne tout ; de rien je ne le blâme,
    Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :
    Mais l’intérêt du ciel n’y saurait consentir ;
    Et, s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir.
    Après son action, qui n’eut jamais d’égale,

    1210Le commerce entre nous porterait du scandale :
    Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croirait ;
    À pure politique on me l’imputerait :
    Et l’on dirait partout que, me sentant coupable,
    Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable ;
    1215Que mon cœur l’appréhende, et veut le ménager
    Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

    Cléante

    Vous nous payez ici d’excuses colorées ;

    Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
    Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?
    1220Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ?
    Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,
    Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses,
    Et ne regardez point aux jugements humains,
    Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
    1225Quoi ! le faible intérêt de ce qu’on pourra croire
    D’une bonne action empêchera la gloire ?
    Non, non ; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
    Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.

    Tartuffe

    Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne ;

    1230Et c’est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne :
    Mais, après le scandale et l’affront d’aujourd’hui,
    Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.

    Cléante

    Et vous ordonne-t-il, monsieur, d’ouvrir l’oreille

    À ce qu’un pur caprice à son père conseille ?
    1235Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
    Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

    Tartuffe

    Ceux qui me connaîtront n’auront pas la pensée

    Que ce soit un effet d’une âme intéressée.
    Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas,
    1240De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas :
    Et si je me résous à recevoir du père
    Cette donation qu’il a voulu me faire,
    Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
    Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
    1245Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage,
    En fassent dans le monde un criminel usage,

    Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein,
    Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.

    Cléante

    Hé ! monsieur, n’ayez point ces délicates craintes,

    1250Qui d’un juste héritier peuvent causer les plaintes.
    Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
    Qu’il soit, à ses périls, possesseur de son bien ;
    Et songez qu’il vaut mieux encor qu’il en mésuse,
    Que si de l’en frustrer il faut qu’on vous accuse.
    1255J’admire seulement que, sans confusion,
    Vous en ayez souffert la proposition.
    Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
    Qui montre à dépouiller l’héritier légitime ?
    Et, s’il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
    1260Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
    Ne vaudrait-il pas mieux qu’en personne discrète
    Vous fissiez de céans une honnête retraite,
    Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
    Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ?
    1265Croyez-moi, c’est donner de votre prud’hommie,
    Monsieur…

    Tartuffe

     Il est, monsieur, trois heures et demie :

    Certain devoir pieux me demande là-haut,
    Et vous m’excuserez de vous quitter si tôt.

    Cléante, seul.

    Ah !

    Scène 2

    Elmire, Mariane, Cléante, Dorine.

    Dorine

     De grâce, avec nous employez-vous pour elle,

    1270Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
    Et l’accord que son père a conclu pour ce soir
    La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
    Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
    Et tâchons d’ébranler, de force ou d’industrie,
    1275Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

    Scène 3

    Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine.

    Orgon

    Ah ! je me réjouis de vous voir assemblés.

    (À Mariane.)
    Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
    Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

    Mariane, aux genoux d’Orgon.

    Mon père, au nom du ciel, qui connaît ma douleur,

    1280Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
    Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
    Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
    Ne me réduisez point, par cette dure loi,
    Jusqu’à me plaindre au ciel de ce que je vous doi ;
    1285Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée,
    Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
    Si, contre un doux espoir que j’avais pu former,
    Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
    Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore,
    1290Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre ;
    Et ne me portez point à quelque désespoir,
    En vous servant sur moi de tout votre pouvoir

    Orgon, se sentant attendrir.

    Allons, ferme, mon cœur ! point de faiblesse humaine !

    Mariane

    Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

    1295Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
    Et, si ce n’est assez, joignez-y tout le mien ;
    J’y consens de bon cœur, et je vous l’abandonne :
    Mais, au moins, n’allez pas jusques à ma personne ;
    Et souffrez qu’un couvent, dans les austérités,
    1300Use les tristes jours que le ciel m’a comptés.

    Orgon

    Ah ! voilà justement de mes religieuses,

    Lorsqu’un père combat leurs flammes amoureuses !
    Debout. Plus votre cœur répugne à l’accepter,
    Plus ce sera pour vous matière à mériter.
    1305Mortifiez vos sens avec ce mariage,
    Et ne me rompez pas la tête davantage.

    Dorine

    Mais quoi !…

    Orgon

     Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot ;

    Je vous défends, tout net, d’oser dire un seul mot.

    Cléante

    Si par quelque conseil vous souffrez qu’on réponde…

    Orgon

    1310Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde ;

    Ils sont bien raisonnés, et j’en fais un grand cas :
    Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.

    Elmire, à son mari.

    À voir ce que je vois, je ne sais plus que dire ;

    Et votre aveuglement fait que je vous admire.
    1315C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
    Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui !

    Orgon

    Je suis votre valet, et crois les apparences.

    Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances ;
    Et vous avez eu peur de le désavouer
    1320Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer.
    Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue ;
    Et vous auriez paru d’autre manière émue.

    Elmire

    Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport,

    Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
    1325Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
    Que le feu dans les yeux, et l’injure à la bouche ?
    Pour moi, de tels propos je me ris simplement ;
    Et l’éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.
    J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages ;
    1330Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
    Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
    Et veut au moindre mot dévisager les gens.
    Me préserve le ciel d’une telle sagesse !
    Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
    1335Et crois que d’un refus la discrète froideur
    N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur.

    Orgon

    Enfin je sais l’affaire, et ne prends point le change.

    Elmire

    J’admire, encore un coup, cette faiblesse étrange :

    Mais que me répondrait votre incrédulité,
    1340Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité ?

    Orgon

    Voir ?

    Elmire

     Oui.

    Orgon

     Chansons.

    Elmire

     Mais quoi ! si je trouvais manière

    De vous le faire voir avec pleine lumière ?…

    Orgon

    Contes en l’air.

    Elmire

     Quel homme ! Au moins, répondez-moi.

    Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
    1345Mais supposons ici que, d’un lieu qu’on peut prendre,
    On vous fît clairement tout voir et tout entendre :
    Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

    Orgon

    En ce cas, je dirais que… Je ne dirais rien,

    Car cela ne se peut.

    Elmire

     L’erreur trop longtemps dure,

    1350Et c’est trop condamner ma bouche d’imposture.
    Il faut que, par plaisir, et sans aller plus loin,
    De tout ce qu’on vous dit je vous fasse témoin.

    Orgon

    Soit. Je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,

    Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

    Elmire, à Dorine.

    1355Faites-le-moi venir.

    Dorine, à Elmire.

     Son esprit est rusé,

    Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

    Elmire, à Dorine.

    Non ; on est aisément dupé par ce qu’on aime,

    Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.
    Faites-le-moi descendre.
     (À Cléante et à Mariane.)
     Et vous, retirez-vous.

    Scène 4

    Elmire, Orgon.

    Elmire

    1360Approchons cette table, et vous mettez dessous.

    Orgon

    Comment !

    Elmire

     Vous bien cacher est un point nécessaire.

    Orgon

    Pourquoi sous cette table ?

    Elmire

     Ah ! mon Dieu ! laissez faire ;

    J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
    Mettez-vous là, vous dis-je ; et, quand vous y serez,
    1365Gardez qu’on ne vous voie et qu’on ne vous entende.

    Orgon

    Je confesse qu’ici ma complaisance est grande :

    Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

    Elmire

    Vous n’aurez, que je crois, rien à me repartir.

    (À son mari, qui est sous la table.)
    Au moins, je vais toucher une étrange matière :
    1370Ne vous scandalisez en aucune manière.
    Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis ;
    Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.
    Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
    Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
    1375Flatter de son amour les désirs effrontés,
    Et donner un champ libre à ses témérités.
    Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
    Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
    J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
    1380Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
    C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée,
    Quand vous croirez l’affaire assez avant poussée ;
    D’épargner votre femme, et de ne m’exposer
    Qu’à ce qu’il vous faudra pour vous désabuser,

    1385Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître ;
    Et… L’on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

    Scène 5

    Tartuffe, Elmire ; Orgon, sous la table.

    Tartuffe

    On m’a dit qu’en ce lieu vous me vouliez parler.

    Elmire

    Oui, l’on a des secrets à vous y révéler.

    Mais tirez cette porte avant qu’on vous les dise ;
    1390Et regardez partout de crainte de surprise.
    (Tartuffe va fermer la porte, et revient.)
    Une affaire pareille à celle de tantôt
    N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut :
    Jamais il ne s’est vu de surprise de même.
    Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême ;
    1395Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts
    Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
    Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée,
    Que de le démentir je n’ai point eu l’idée :
    Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
    1400Et les choses en sont dans plus de sûreté.
    L’estime où l’on vous tient a dissipé l’orage,
    Et mon mari de vous ne peut prendre d’ombrage.
    Pour mieux braver l’éclat des mauvais jugements,
    Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
    1405Et c’est par où je puis, sans peur d’être blâmée,
    Me trouver ici seule avec vous enfermée,
    Et ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur
    Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.

    Tartuffe

    Ce langage à comprendre est assez difficile,

    1410Madame ; et vous parliez tantôt d’un autre style.

    Elmire

    Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux,

    Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !
    Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre
    Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
    1415Toujours notre pudeur combat, dans ces moments,
    Ce qu’on peut nous donner de tendres sentiments.
    Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,

    On trouve à l’avouer toujours un peu de honte.
    On s’en défend d’abord : mais de l’air qu’on s’y prend,
    1420On fait connaître assez que notre cœur se rend ;
    Qu’à nos vœux, par honneur, notre bouche s’oppose,
    Et que de tels refus promettent toute chose.
    C’est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,
    Et sur notre pudeur me ménager bien peu.
    1425Mais, puisque la parole enfin en est lâchée,
    À retenir Damis me serais-je attachée,
    Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
    Écouté tout au long l’offre de votre cœur,
    Aurais-je pris la chose ainsi qu’on m’a vu faire,
    1430Si l’offre de ce cœur n’eût eu de quoi me plaire ?
    Et, lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
    À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,
    Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
    Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
    1435Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout
    Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

    Tartuffe

    C’est sans doute, madame, une douceur extrême

    Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime ;
    Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits
    1440Une suavité qu’on ne goûta jamais.
    Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
    Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
    Mais ce cœur vous demande ici la liberté
    D’oser douter un peu de sa félicité.
    1445Je puis croire ces mots un artifice honnête
    Pour m’obliger à rompre un hymen qui s’apprête ;
    Et, s’il faut librement m’expliquer avec vous,
    Je ne me fierai point à des propos si doux,
    Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
    1450Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire,
    Et planter dans mon âme une constante foi
    Des charmantes bontés que vous avez pour moi.

    Elmire, après avoir toussé pour avertir son mari.

    Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse,

    Et d’un cœur tout d’abord épuiser la tendresse ?
    1455On se tue à vous faire un aveu des plus doux.
    Cependant ce n’est pas encore assez pour vous ;

    Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire
    Qu’aux dernières faveurs on ne pousse l’affaire ?

    Tartuffe

    Moins on mérite un bien, moins on l’ose espérer.

    1460Nos vœux sur des discours ont peine à s’assurer.
    On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
    Et l’on veut en jouir avant que de le croire.
    Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
    Je doute du bonheur de mes témérités ;
    1465Et je ne croirai rien, que vous n’ayez, madame,
    Par des réalités su convaincre ma flamme.

    Elmire

    Mon Dieu ! que votre amour en vrai tyran agit !

    Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !
    Que sur les cœurs il prend un furieux empire !
    1470Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire !
    Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,
    Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
    Sied-il bien de tenir une rigueur si grande ?
    De vouloir sans quartier les choses qu’on demande,
    1475Et d’abuser ainsi, par vos efforts pressants,
    Du faible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?

    Tartuffe

    Mais, si d’un œil bénin vous voyez mes hommages,

    Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?

    Elmire

    Mais comment consentir à ce que vous voulez,

    1480Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez ?

    Tartuffe

    Si ce n’est que le ciel qu’à mes vœux on oppose,

    Lever un tel obstacle est à moi peu de chose ;
    Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

    Elmire

    Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur !

    Tartuffe

    1485Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

    Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
    Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
    Mais on trouve avec lui des accommodements.

    Selon divers besoins, il est une science
    1490D’étendre les liens de notre conscience,
    Et de rectifier le mal de l’action
    Avec la pureté de notre intention.
    De ces secrets, madame, on saura vous instruire ;
    Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire.
    1495Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi ;
    Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
    (Elmire tousse plus fort.)
    Vous toussez fort, madame.

    Elmire

     Oui, je suis au supplice.

    Tartuffe

    Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?

    Elmire

    C’est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien

    1500Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

    Tartuffe

    Cela, certe, est fâcheux.

    Elmire

     Oui, plus qu’on ne peut dire.

    Tartuffe

    Enfin votre scrupule est facile à détruire.

    Vous êtes assurée ici d’un plein secret,
    Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.

    1505Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
    Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.

    Elmire, après avoir encore toussé et frappé sur la table.

    Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder ;

    Qu’il faut que je consente à vous tout accorder ;
    Et qu’à moins de cela, je ne dois point prétendre
    1510Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.
    Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là,
    Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
    Mais, puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
    Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
    1515Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
    Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
    Si ce consentement porte en soi quelque offense,
    Tant pis pour qui me force à cette violence ;
    La faute assurément n’en doit pas être à moi.

    Tartuffe

    1520Oui, madame, on s’en charge ; et la chose de soi…

    Elmire

    Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,

    Si mon mari n’est point dans cette galerie.

    Tartuffe

    Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?

    C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.
    1525De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
    Et je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire.

    Elmire

    Il n’importe. Sortez, je vous prie, un moment ;

    Et partout là dehors voyez exactement.

    Scène 6

    Orgon, Elmire.

    Orgon, sortant de dessous la table.

    Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme !

    1530Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.

    Elmire

    Quoi ! vous sortez si tôt ? Vous vous moquez des gens.

    Rentrez sous le tapis, il n’est pas encor temps ;
    Attendez jusqu’au bout, pour voir les choses sûres,
    Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

    Orgon

    1535Non, rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer.

    Elmire

    Mon Dieu ! l’on ne doit point croire trop de léger.

    Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre ;
    Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
    (Elmire fait mettre Orgon derrière elle.)

    Scène 7

    Tartuffe, Elmire, Orgon.

    Tartuffe, sans voir Orgon.

    Tout conspire, madame, à mon contentement.

    1540J’ai visité de l’œil tout cet appartement.
    Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie…

    (Dans le temps que Tartuffe s’avance les bras ouverts pour embrasser Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.)

    Orgon, arrêtant Tartuffe.

    Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,

    Et vous ne devez pas vous tant passionner,
    Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner !
    1545Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
    Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
    J’ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
    Et je croyais toujours qu’on changerait de ton ;
    Mais c’est assez avant pousser le témoignage :
    1550Je m’y tiens, et n’en veux, pour moi, pas davantage.

    Elmire, à Tartuffe

    C’est contre mon humeur que j’ai fait tout ceci ;

    Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.

    Tartuffe, à Orgon.

    Quoi ! vous croyez… ?

    Orgon

     Allons, point de bruit, je vous prie,

    Dénichons de céans, et sans cérémonie.

    Tartuffe

    1555Mon dessein…

    Orgon

     Ces discours ne sont plus de saison ;

    Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.

    Tartuffe

    C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître.

    La maison m’appartient, je le ferai connaître,
    Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours,
    1560Pour me chercher querelle, à ces lâches détours ;
    Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure ;
    Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture,
    Venger le ciel qu’on blesse, et faire repentir
    Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

    Scène 8

    Elmire, Orgon.

    Elmire

    1565Quel est donc ce langage, et qu’est-ce qu’il veut dire ?

    Orgon

    Ma foi, je suis confus, et n’ai pas lieu de rire.

    Elmire

    Comment ?

    Orgon

     Je vois ma faute aux choses qu’il me dit ;

    Et la donation m’embarrasse l’esprit.

    Elmire

    La donation…

    Orgon

     Oui. C’est une affaire faite

    1570Mais j’ai quelque autre chose encor qui m’inquiète.

    Elmire

    Et quoi ?

    Orgon

     Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt

    Si certaine cassette est encore là-haut.


    Fin du quatrième acte.

    ACTE V

    Scène 1

    Orgon, Cléante.

    Cléante

    Où voulez-vous courir ?

    Orgon

     Las ! que sais-je ?

    Cléante

     Il me semble

    Que l’on doit commencer par consulter ensemble
    1575Les choses qu’on peut faire en cet événement.

    Orgon

    Cette cassette-là me trouble entièrement.

    Plus que le reste encore elle me désespère.

    Cléante

    Cette cassette est donc un important mystère ?

    Orgon

    C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,

    1580Lui-même en grand secret m’a mis entre les mains.
    Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
    Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
    Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.

    Cléante

    Pourquoi donc les avoir en d’autres mains lâchés ?

    Orgon

    1585Ce fut par un motif de cas de conscience.

    J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
    Et son raisonnement me vint persuader
    De lui donner plutôt la cassette à garder,
    Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,

    1590J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
    Par où ma conscience eût pleine sûreté
    À faire des serments contre la vérité.

    Cléante

    Vous voilà mal, au moins, si j’en crois l’apparence :

    Et la donation et cette confidence,
    1595Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
    Des démarches par vous faites légèrement.
    On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
    Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
    Le pousser est encor grande imprudence à vous ;
    1600Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

    Orgon

    Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante

    Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
    Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
    C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
    1605J’en aurai désormais une horreur effroyable
    Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.

    Cléante

    Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !

    Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
    Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
    1610Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
    Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
    Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
    Mais pour vous corriger quelle raison demande
    Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
    1615Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
    Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
    Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
    Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
    Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
    1620Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
    Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
    Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
    Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,

    Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
    1625Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
    Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
    Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
    Péchez plutôt encor de cet autre côté.

    Scène 2

    Orgon, Cléante, Damis.

    Damis

    Quoi ! mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ?

    1630Qu’il n’est point de bienfait qu’en son âme il n’efface,
    Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
    Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

    Orgon

    Oui, mon fils ; et j’en sens des douleurs nonpareilles.

    Damis

    Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.

    1635Contre son insolence on ne doit point gauchir :
    C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
    Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.

    Cléante

    Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.

    Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
    1640Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
    Où par la violence on fait mal ses affaires.

    Scène 3

    Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.

    Madame Pernelle

    Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères !

    Orgon

    Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,

    Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
    1645Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
    Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
    De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
    Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
    Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
    1650Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
    Et, non content encor de ces lâches essais,
    Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,

    Et veut, à ma ruine, user des avantages
    Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
    1655Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
    Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.

    Dorine

    Le pauvre homme !

    Madame Pernelle

     Mon fils, je ne puis du tout croire

    Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

    Orgon

    Comment ?

    Madame Pernelle

     Les gens de bien sont enviés toujours.

    Orgon

    1660Que voulez-vous donc dire avec votre discours,

    Ma mère ?

    Madame Pernelle

     Que chez vous on vit d’étrange sorte,

    Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.

    Orgon

    Qu’a cette haine à faire avec ce qu’on vous dit ?

    Madame Pernelle

    Je vous l’ai dit cent fois quand vous étiez petit :

    1665La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
    Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

    Orgon

    Mais que fait ce discours aux choses d’aujourd’hui ?

    Madame Pernelle

    On vous aura forgé cent sots contes de lui.

    Orgon

    Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.

    Madame Pernelle

    1670Des esprits médisants la malice est extrême.

    Orgon

    Vous me feriez damner, ma mère ! Je vous di

    Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

    Madame Pernelle

    Les langues ont toujours du venin à répandre,

    Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.

    Orgon

    1675C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.

    Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
    Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
    Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :

    1680Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.

    Orgon

    J’enrage !

    Madame Pernelle

     Aux faux soupçons la nature est sujette,

    Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.

    Orgon

    Je dois interpréter à charitable soin

    Le désir d’embrasser ma femme !

    Madame Pernelle

     Il est besoin,

    1685Pour accuser les gens, d’avoir de justes causes ;
    Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

    Orgon

    Hé ! diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?

    Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
    Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.

    Madame Pernelle

    1690Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise,

    Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
    Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.

    Orgon

    Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère,

    Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.

    Dorine, à Orgon.

    1695Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas ;

    Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.

    Cléante

    Nous perdons des moments en bagatelles pures,

    Qu’il faudrait employer à prendre des mesures.
    Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

    Damis

    1700Quoi ! son effronterie irait jusqu’à ce point ?

    Elmire

    Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,

    Et son ingratitude est ici trop visible.

    Cléante, à Orgon.

    Ne vous y fiez pas ; il aura des ressorts

    Pour donner contre vous raison à ses efforts,
    1705Et sur moins que cela le poids d’une cabale
    Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
    Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
    Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.

    Orgon

    Il est vrai ; mais qu’y faire ? À l’orgueil de ce traître,

    1710De mes ressentiments je n’ai pas été maître.

    Cléante

    Je voudrais de bon cœur qu’on pût entre vous deux

    De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

    Elmire

    Si j’avais su qu’en main il a de telles armes,

    Je n’aurais pas donné matière à tant d’alarmes,
    1715Et mes…

    Orgon, à Dorine, voyant entrer monsieur Loyal.

     Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir,

    Je suis bien en état que l’on me vienne voir !

    Scène 4

    Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Mariane, Cléante, Damis, Dorine, Monsieur Loyal.

    Monsieur Loyal, à Dorine, dans le fond du théâtre.

    Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,

    Que je parle à monsieur.

    Dorine

     Il est en compagnie ;

    Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.

    Monsieur Loyal

    1720Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.

    Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
    Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

    Dorine

    Votre nom ?

    Monsieur Loyal

     Dites-lui seulement que je viens

    De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.

    Dorine, à Orgon.

    1725C’est un homme qui vient, avec douce manière,

    De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
    Dont vous serez, dit-il, bien aise.

    Cléante, à Orgon.

     Il vous faut voir

    Ce que c’est que cet homme et ce qu’il peut vouloir.

    Orgon, à Cléante.

    Pour nous raccommoder il vient ici peut-être :

    1730Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître ?

    Cléante

    Votre ressentiment ne doit point éclater ;

    Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.

    Monsieur Loyal, à Orgon.

    Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,

    Et vous soit favorable autant que je désire !

    Orgon, bas, à Cléante.

    1735Ce doux début s’accorde avec mon jugement

    Et présage déjà quelque accommodement.

    Monsieur Loyal

    Toute votre maison m’a toujours été chère,

    Et j’étais serviteur de monsieur votre père.

    Orgon

    Monsieur, j’ai grande honte et demande pardon

    1740D’être sans vous connaître ou savoir votre nom.

    Monsieur Loyal

    Je m’appelle Loyal, natif de Normandie,

    Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.
    J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
    D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur,
    1745Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
    Signifier l’exploit de certaine ordonnance…

    Orgon

    Quoi ! vous êtes ici…

    Monsieur Loyal

     Monsieur, sans passion.

    Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
    Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
    1750Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
    Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.

    Orgon

    Moi ! sortir de céans ?

    Monsieur Loyal

     Oui, monsieur, s’il vous plaît.

    La maison à présent, comme savez de reste,
    Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
    1755De vos biens désormais il est maître et seigneur,
    En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
    Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.

    Damis, à M. Loyal.

    Certes cette impudence est grande, et je l’admire !

    Monsieur Loyal, à Damis.

    Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;

    (Montrant Orgon.)
    1760C’est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
    Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
    Pour se vouloir du tout opposer à justice.

    Orgon

    Mais…

    Monsieur Loyal

     Oui, monsieur, je sais que pour un million

    Vous ne voudriez pas faire rébellion,
    1765Et que vous souffrirez en honnête personne
    Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.

    Damis

    Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,

    Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.

    Monsieur Loyal, à Orgon.

    Faites que votre fils se taise ou se retire,

    1770Monsieur. J’aurais regret d’être obligé d’écrire,
    Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.

    Dorine, à part.

    Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal.

    Monsieur Loyal

    Pour tous les gens de bien j’ai de grandes tendresses,

    Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
    1775Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
    Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
    Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
    Auraient pu procéder d’une façon moins douce.

    Orgon

    Et que peut-on de pis que d’ordonner aux gens

    1780De sortir de chez eux ?

    Monsieur Loyal

     On vous donne du temps ;

    Et jusques à demain je ferai surséance
    À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
    Je viendrai seulement passer ici la nuit
    Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
    1785Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
    Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
    J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
    Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
    Mais demain, du matin, il vous faut être habile
    1790À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
    Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
    Pour vous faire service à tout mettre dehors.
    On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
    Et comme je vous traite avec grande indulgence,
    1795Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
    Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

    Orgon, à part.

    Du meilleur de mon cœur je donnerais, sur l’heure

    Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
    Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
    1800Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

    Cléante, bas, à Orgon.

    Laissez, ne gâtons rien.

    Damis

     À cette audace étrange

    J’ai peine à me tenir, et la main me démange.

    Dorine

    Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal,

    Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.

    Monsieur Loyal

    1805On pourrait bien punir ces paroles infâmes,

    Mamie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.

    Cléante, à monsieur Loyal.

    Finissons tout cela, monsieur ; c’en est assez.

    Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

    Monsieur Loyal

    Jusqu’au revoir. Le ciel vous tienne tous en joie !

    Orgon

    1810Puisse-t-il te confondre, et celui qui t’envoie !

    Scène 5

    Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.

    Orgon

    Hé bien ! vous le voyez, ma mère, si j’ai droit ;

    Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
    Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

    Madame Pernelle

    Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !

    Dorine, à Orgon.

    1815Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,

    Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
    Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
    Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
    Et, par charité pure, il veut vous enlever
    1820Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

    Orgon

    Taisez-vous. C’est le mot qu’il vous faut toujours dire.

    Cléante, à Orgon.

    Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

    Elmire

    Allez faire éclater l’audace de l’ingrat.

    Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
    1825Et sa déloyauté va paraître trop noire,
    Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.

    Scène 6

    Valère, Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.

    Valère

    Avec regret, monsieur, je viens vous affliger ;

    Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
    Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
    1830Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
    A violé pour moi, par un pas délicat,
    Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
    Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
    Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
    1835Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
    Depuis une heure au prince a su vous accuser,
    Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
    D’un criminel d’État l’importante cassette,
    Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet,
    1840Vous avez conservé le coupable secret.
    J’ignore le détail du crime qu’on vous donne ;
    Mais un ordre est donné contre votre personne ;
    Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
    D’accompagner celui qui vous doit arrêter.

    Cléante

    1845Voilà ses droits armés ; et c’est par où le traître

    De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.

    Orgon

    L’homme est, je vous l’avoue, un méchant animal !

    Valère

    Le moindre amusement vous peut être fatal.

    J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
    1850Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
    Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
    Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
    À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
    Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.

    Orgon

    1855Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !

    Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
    Et je demande au ciel de m’être assez propice
    Pour reconnaître un jour ce généreux service.
    Adieu : prenez le soin, vous autres.

    Cléante

     Allez tôt.

    1860Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.

    Scène 7

    Tartuffe, un Exempt, Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Valère, Damis, Dorine.

    Tartuffe, arrêtant Orgon.

    Tout beau, monsieur, tout beau, ne courez point si vite :

    Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
    Et de la part du prince on vous fait prisonnier.

    Orgon

    Traître ! tu me gardais ce trait pour le dernier :

    1865C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies ;
    Et voilà couronner toutes tes perfidies.

    Tartuffe

    Vos injures n’ont rien à me pouvoir aigrir ;

    Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.

    Cléante

    La modération est grande, je l’avoue.

    Damis

    1870Comme du ciel l’infâme impudemment se joue !

    Tartuffe

    Tous vos emportements ne sauraient m’émouvoir ;

    Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.

    Mariane

    Vous avez de ceci grande gloire à prétendre ;

    Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

    Tartuffe

    1875Un emploi ne saurait être que glorieux

    Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.

    Orgon

    Mais t’es-tu souvenu que ma main charitable,

    Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?

    Tartuffe

    Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir ;

    1880Mais l’intérêt du prince est mon premier devoir.
    De ce devoir sacré la juste violence
    Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance :
    Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
    Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.

    Elmire

    1885L’imposteur !

    Dorine

     Comme il sait, de traîtresse manière,

    Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !

    Cléante

    Mais, s’il est si parfait que vous le déclarez,

    Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
    D’où vient que pour paraître il s’avise d’attendre
    1890Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre
    Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
    Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
    Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
    Du don de tout son bien qu’il venait de vous faire ;
    1895Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
    Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

    Tartuffe, à l’Exempt

    Délivrez-moi, monsieur, de la criaillerie ;

    Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

    L’Exempt

    Oui, c’est trop demeurer, sans doute, à l’accomplir ;

    1900Votre bouche à propos m’invite à le remplir :
    Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
    Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.

    Tartuffe

    Qui ? moi, monsieur ?

    L’Exempt

     Oui, vous.

    Tartuffe

     Pourquoi donc la prison ?

    L’Exempt

    Ce n’est pas vous à qui j’en veux rendre raison.

    (À Orgon.)
    1905Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
    Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
    Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
    Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
    D’un fin discernement sa grande âme pourvue
    1910Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
    Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
    Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
    1915Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
    À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
    Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
    Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
    D’abord il a percé, par ses vives clartés
    1920Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
    Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
    Et, par un juste trait de l’équité suprême,
    S’est découvert au prince un fourbe renommé,
    Dont sous un autre nom il était informé ;
    1925Et c’est un long détail d’actions toutes noires
    Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
    Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
    Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
    À ses autres horreurs il a joint cette suite,
    1930Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
    Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
    Et vous faire, par lui, faire raison de tout.
    Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
    Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
    1935D’un souverain pouvoir, il brise les liens
    Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
    Et vous pardonne enfin cette offense secrète
    Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
    Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
    1940On vous vit témoigner en appuyant ses droits,

    Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
    D’une bonne action verser la récompense ;
    Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
    Et que mieux que du mal, il se souvient du bien.

    Dorine

    1945Que le ciel soit loué !

    Madame Pernelle

     Maintenant je respire.

    Elmire

    Favorable succès !

    Mariane

     Qui l’aurait osé dire ?

    Orgon, à Tartuffe, que l’exempt emmène.

    Hé bien ! te voilà, traître !…

    Scène 8

    Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Valère, Damis, Dorine.

    Cléante

     Ah ! mon frère, arrêtez,

    Et ne descendez point à des indignités.
    À son mauvais destin laissez un misérable,
    1950Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
    Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
    Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
    Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
    Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
    1955Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
    Rendre ce que demande un traitement si doux.

    Orgon

    Oui, c’est bien dit. Allons à ses pieds avec joie

    Nous louer des bontés que son cœur nous déploie :
    Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
    1960Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
    Et par un doux hymen couronner en Valère
    La flamme d’un amant généreux et sincère.

    Fin du Tartuffe

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  • Molière : Le Mariage forcé

    1664

    PERSONNAGES Sganarelle.
    Géronimo.
    Dorimène, jeune coquette, promise à Sganarelle.
    Alcantor, père de Dorimène.
    Alcidas, frère de Dorimène.
    Lycaste, amant de Dorimène.
    Pancrace, docteur aristotélicien.
    Marphurius, docteur pyrrhonien.
    Deux Égyptiennes. La scène est dans une place publique.

    Scène première

    Sganarelle.

    Sganarelle, parlant à ceux qui sont dans sa maison.

    Je suis de retour dans un moment. Que l’on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on vienne me quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.

    Scène II

    Sganarelle, Géronimo.

    Géronimo, ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.

    Voilà un ordre fort prudent.

    Sganarelle

    Ah ! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos ; et j’allais chez vous vous chercher.

    Géronimo

    Et pour quel sujet, s’il vous plaît ?

    Sganarelle

    Pour vous communiquer une affaire que j’ai en tête, et vous prier de m’en dire votre avis.

    Géronimo

    Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.

    Sganarelle

    Mettez-donc dessus, s’il vous plaît. Il s’agit d’une chose de conséquence, que l’on m’a proposée ; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

    Géronimo

    Je vous suis obligé de m’avoir choisi pour cela. Vous n’avez qu’à me dire ce que c’est.

    Sganarelle

    Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.

    Géronimo

    Je le ferai, puisque vous le voulez.

    Sganarelle

    Je ne vois rien de plus condamnable qu’un ami qui ne nous parle pas franchement.

    Géronimo

    Vous avez raison.

    Sganarelle

    Et dans ce siècle on trouve peu d’amis sincères.

    Géronimo

    Cela est vrai.

    Sganarelle

    Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.

    Géronimo

    Je vous le promets.

    Sganarelle

    Jurez-en votre foi.

    Géronimo

    Oui, foi d’ami. Dites-moi seulement votre affaire.

    Sganarelle

    C’est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

    Géronimo

    Qui, vous ?

    Sganarelle

    Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ?

    Géronimo

    Je vous prie auparavant de me dire une chose.

    Sganarelle

    Et quoi ?

    Géronimo

    Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ?

    Sganarelle

    Moi ?

    Géronimo

    Oui.

    Sganarelle

    Ma foi, je ne sais, mais je me porte bien.

    Géronimo

    Quoi ! vous ne savez pas à peu près votre âge ?

    Sganarelle

    Non : est-ce qu’on songe à cela ?

    Géronimo

    Hé ! dites-moi un peu, s’il vous plaît : combien aviez-vous d’années lorsque nous fîmes connaissance ?

    Sganarelle

    Ma foi, je n’avais que vingt ans alors.

    Géronimo

    Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?

    Sganarelle

    Huit ans.

    Géronimo

    Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ?

    Sganarelle

    Sept ans.

    Géronimo

    Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?

    Sganarelle

    Cinq ans et demi.

    Géronimo

    Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici ?

    Sganarelle

    Je revins en cinquante-deux.

    Géronimo

    De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans, ce me semble. Cinq en Hollande font dix-sept ; sept ans en Angleterre font vingt-quatre ; huit dans notre séjour à Rome font trente-deux ; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

    Sganarelle

    Qui, moi ? cela ne se peut pas.

    Géronimo

    Mon Dieu ! le calcul est juste ; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m’avez fait promettre de vous parler, que le mariage n’est guère votre fait. C’est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire ; mais les gens de votre âge n’y doivent point penser du tout ; et si l’on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin, je vous dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage ; et je vous trouverais le plus ridicule du monde si, ayant été libre jusqu’à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.

    Sganarelle

    Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

    Géronimo

    Ah ! c’est une autre chose ! Vous ne m’aviez pas dit cela.

    Sganarelle

    C’est une fille qui me plaît, et que j’aime de tout mon cœur.

    Géronimo

    Vous l’aimez de tout votre cœur ?

    Sganarelle

    Sans doute ; et je l’ai demandée à son père.

    Géronimo

    Vous l’avez demandée ?

    Sganarelle

    Oui. C’est un mariage qui doit se conclure ce soir ; et j’ai donné ma parole.

    Géronimo

    Oh ! mariez-vous donc ! Je ne dis plus mot.

    Sganarelle

    Je quitterais le dessein que j’ai fait ! Vous semble-t-il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme ? Ne parlons point de l’âge que je puis avoir, mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paraisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez ? N’ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais ; et voit-on que j’ai besoin de carrosse ou de chaise pour cheminer ? N’ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ? (Il montre ses dents.) Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien ? (Il tousse.) Hem, hem, hem. Eh ! qu’en dites-vous ?

    Géronimo

    Vous avez raison, je m’étais trompé. Vous ferez bien de vous marier.

    Sganarelle

    J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi.

    Géronimo

    Il n’y a rien de plus agréable que cela ; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

    Sganarelle

    Tout de bon, vous me le conseillez ?

    Géronimo

    Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

    Sganarelle

    Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

    Géronimo

    Hé ! quelle est la personne, s’il vous plaît, avec qui vous allez vous marier ?

    Sganarelle

    Dorimène.

    Géronimo

    Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée ?

    Sganarelle

    Oui.

    Géronimo

    Fille du seigneur Alcantor ?

    Sganarelle

    Justement.

    Géronimo

    Et sœur d’un certain Alcidas, qui se mêle de porter l’épée ?

    Sganarelle

    C’est cela.

    Géronimo

    Vertu de ma vie !

    Sganarelle

    Qu’en dites-vous ?

    Géronimo

    Bon parti ! Mariez-vous promptement.

    Sganarelle

    N’ai-je pas raison d’avoir fait ce choix ?

    Géronimo

    Sans doute. Ah ! que vous serez bien marié ! Dépêchez-vous de l’être.

    Sganarelle

    Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.

    Géronimo

    Je n’y manquerai pas ; et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.

    Sganarelle

    Serviteur.

    Géronimo, à part.

    La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n’a que cinquante-trois ans ! Ô le beau mariage ! ô le beau mariage !

    (Ce qu’il répète plusieurs fois en s’en allant.)

    Scène III

    Sganarelle, seul.

    Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j’en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes.

    Scène IV

    Dorimène, Sganarelle.

    Dorimène, dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit.

    Allons, petit garçon, qu’on tienne bien ma queue, et qu’on ne s’amuse pas à badiner.

    Sganarelle, à part, apercevant Dorimène.

    Voici ma maîtresse qui vient. Ah ! qu’elle est agréable ! Quel air, et quelle taille ! Peut-il y avoir un homme qui n’ait, en la voyant, des démangeaisons de se marier ? (À Dorimène.) Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur ?

    Dorimène

    Je vais faire quelques emplettes.

    Sganarelle

    Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ?

    Dorimène

    Tout à fait aise, je vous jure. Car enfin la sévérité de mon père m’a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j’enrage du peu de liberté qu’il me donne, et j’ai cent fois souhaité qu’il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j’étais avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer, comme il faut, le temps que j’ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes, qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m’accommoderais pas de cela, et que la solitude me désespère. J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

    Sganarelle

    Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

    Dorimène

    C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands.

    Scène V. — Géronimo, Sganarelle.

    Géronimo

    Ah ! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici ; et j’ai rencontré un orfèvre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m’a fort prié de venir vous parler pour lui, et de vous dire qu’il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

    Sganarelle

    Mon Dieu ! cela n’est pas pressé.

    Géronimo

    Comment ! que veut dire cela ? Où est l’ardeur que vous montriez tout à l’heure ?

    Sganarelle

    Il m’est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière, et que l’on m’expliquât un songe que j’ai fait cette nuit, et qui vient tout à l’heure de me revenir dans l’esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l’on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me semblait que j’étais dans un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que…

    Géronimo

    Seigneur Sganarelle, j’ai maintenant quelque petite affaire qui m’empêche de vous ouïr. Je n’entend rien du tout aux songes ; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants, deux philosophes, vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu’on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

    Sganarelle

    Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l’incertitude où je suis.

    Scène VI. — Pancrace, Sganarelle.

    Pancrace, (se tournant du côté où il est entré, et sans voir Sganarelle.)

    Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme ignare de toute bonne discipline, bannissable de la république des lettres.

    Sganarelle

    Ah ! bon, en voici un fort à propos.

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    Oui, je te soutiendrai par vives raisons, je te montrerai par Aristote, le Philosophe des philosophes, que tu es un ignorant, un ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et modes imaginables.

    Sganarelle, (à part.)

    Il a pris querelle contre quelqu’un. (à Pancrace.) Seigneur…

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

    Sganarelle, (à part.)

    La colère l’empêche de me voir. (à Pancrace.) Seigneur…

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    C’est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

    Sganarelle, (à part.)

    Il faut qu’on l’ait fort irrité. (à Pancrace.) Je…

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    Toto cælo, tota via aberras.

    Sganarelle.

    Je baise les mains à monsieur le docteur.

    Pancrace

    Serviteur.

    Sganarelle

    Peut-on… ?

    Pancrace, (se retournant vers l’endroit par où il est entré.)

    Sais-tu bien ce que tu as fait ? un syllogisme in Balordo.

    Sganarelle.

    Je vous…

    Pancrace, (de même.)

    La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule.

    Sganarelle.

    Je…

    Pancrace, (de même.)

    Je crèverais plutôt que d’avouer ce que tu dis ; et je soutiendrai mon opinion jusqu’à la dernière goutte de mon encre.

    Sganarelle.

    Puis-je…

    Pancrace, (de même.)

    Oui, je défendrai cette proposition, pugnis et calcibus, unguibus et rostro.

    Sganarelle

    Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère ?

    Pancrace

    Un sujet le plus juste du monde.

    Sganarelle

    Et quoi, encore ?

    Pancrace

    Un ignorant m’a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.

    Sganarelle

    Puis-je demander ce que c’est ?

    Pancrace

    Ah ! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd’hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l’ordre dans cet État, devraient mourir de honte, en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler.

    Sganarelle

    Quoi donc ?

    Pancrace

    N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

    Sganarelle

    Comment !

    Pancrace

    Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme ; d’autant qu’il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. (se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’ il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

    Sganarelle, (à part.)

    Je pensais que tout fût perdu. (À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je…

    Pancrace

    Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

    Sganarelle

    Laissez la forme et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je…

    Pancrace

    Impertinent fieffé !

    Sganarelle

    De grâce, remettez-vous. Je…

    Pancrace

    Ignorant !

    Sganarelle

    Eh ! mon Dieu. Je…

    Pancrace

    Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !

    Sganarelle

    Il a tort. Je…

    Pancrace

    Une proposition condamnée par Aristote !

    Sganarelle

    Cela est vrai. Je…

    Pancrace

    En termes exprès !

    Sganarelle

    Vous avez raison. (se tournant du côté par où Pancrace est entré.) Oui, vous êtes un sot et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur qui sait lire et écrire. Voilà qui est fait : je vous prie de m’écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m’embarrasse. J’ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle et bien faite ; elle me plaît beaucoup, et est ravie de m’épouser. Son père me l’a accordée ; mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dans on ne plaint personne ; et je voudrais bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh ! quel est votre avis là-dessus ?

    Pancrace

    Plutôt que d’accorder qu’il faille dire la forme d’un chapeau, j’accorderais que datur vacuum in rerum natura, et que je ne suis qu’un bête.

    Sganarelle, (à part.)

    La peste soit de l’homme ! (à Pancrace.) Eh ! monsieur le docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant, et vous ne répondez point à ce qu’on vous dit.

    Pancrace

    Je vous demande pardon. Une juste colère m’occupe l’esprit.

    Sganarelle

    Eh ! laissez tout cela, et prenez la peine de m’écouter.

    Pancrace

    Soit. Que voulez-vous me dire ?

    Sganarelle

    Je veux vous parler de quelque chose.

    Pancrace

    Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ?

    Sganarelle

    De quelle langue ?

    Pancrace

    Oui.

    Sganarelle

    Parbleu ! de la langue que j’ai dans la bouche. Je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin.

    Pancrace

    Je vous dis, de quel idiome, de quel langage ?

    Sganarelle

    Ah ! c’est une autre affaire.

    Pancrace

    Voulez-vous me parler italien ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Espagnol ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Allemand ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Anglais ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Latin ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Grec ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Hébreu ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Syriaque ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Turc ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Arabe ?

    Sganarelle

    Non, non, français, français, français.

    Pancrace

    Ah ! français !

    Sganarelle

    Fort bien.

    Pancrace

    Passez donc de l’autre côté ; car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle.

    Sganarelle, (à part.)

    Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci !

    Pancrace

    Que voulez-vous ?

    Sganarelle

    Vous consulter sur une petite difficulté.

    Pancrace

    Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

    Sganarelle

    Pardonnez-moi. Je…

    Pancrace

    Vous voulez peut-être savoir si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

    Sganarelle

    Point du tout. Je…

    Pancrace

    Si la logique est un art ou une science ?

    Sganarelle

    Ce n’est pas cela. Je…

    Pancrace

    Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisième seulement ?

    Sganarelle

    Non. Je…

    Pancrace

    S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ?

    Sganarelle

    Point. Je…

    Pancrace

    Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

    Sganarelle

    Nenni. Je…

    Pancrace

    Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance ?

    Sganarelle

    Non. Je…

    Pancrace

    Si le bien se réciproque avec la fin ?

    Sganarelle

    Eh ! non. Je…

    Pancrace

    Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?

    Sganarelle

    Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.

    Pancrace

    Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.

    Sganarelle

    Je vous la veux expliquer aussi ; mais il faut m’écouter. (Pendant que Sganarelle dit : ) L’affaire que j’ai à vous dire, c’est que j’ai envie de me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l’aime fort, et l’ai demandée à son père ; mais comme j’appréhende…

    Pancrace, (dit en même temps, sans écouter Sganarelle : )

    La parole a été donnée à l’homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées. (Sganarelle, impatienté, ferme la bouche du docteur avec sa main à plusieurs reprises, et le docteur continue de parler d’abord que Sganarelle ôte sa main.)

    Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d’où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

    Sganarelle, (pousse le docteur dans sa maison, et tire la porte pour l’empêcher de sortir.)

    Peste de l’homme !

    Pancrace, (au dedans de sa maison.)

    Oui, la parole est animi index et speculum. C’est le truchement du cœur, c’est l’image de l’âme. (Il monte à la fenêtre et continue.) C’est un miroir qui nous présente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus ; et puisque vous avez la faculté de ratiociner et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée ?

    Sganarelle

    C’est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m’écouter.

    Pancrace

    Je vous écoute, parlez.

    Sganarelle

    Je dis donc, monsieur le docteur, que…

    Pancrace

    Mais surtout soyez bref.

    Sganarelle

    Je le serai.

    Pancrace

    Évitez la prolixité.

    Sganarelle

    Hé ! monsi…

    Pancrace

    Tranchez moi votre discours d’un apophthegme à la laconienne.

    Sganarelle

    Je vous…

    Pancrace

    Point d’ambages, de circonlocution.

    (Sganarelle, de dépit de ne point parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du docteur.)

    Pancrace

    Hé quoi ! vous vous emportez, au lieu de vous expliquer ? Allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m’a voulu soutenir qu’il faut dire la forme d’un chapeau ; et je vous prouverai, en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par arguments in Barbara, que vous n’êtes et ne serez jamais qu’une pécore, et que je suis et serai toujours, in utroque jure, le docteur Pancrace.

    Sganarelle

    Quel diable de babillard !

    Pancrace, (en rentrant sur le théâtre.)

    Homme de lettres, homme d’érudition.

    Sganarelle

    Encore ?

    Pancrace

    Homme de suffisance, homme de capacité. (s’en allant.) Homme consommé dans toutes les sciences, naturelles, morales et politiques ; (revenant.) Homme savant, savantissime, per omnes modos et casus(s’en allant.) Homme qui possède superlative, fable, mythologie et histoire, (revenant.) grammaire, poésie, rhétorique, dialectique et sophistique, (s’en allant.) mathématiques, arithmétique, optique, onirocritique, physique et métaphysique, (revenant.) cosmométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire, (s’en allant.) médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc.

    Scène VII. — Sganarelle.

    Sganarelle, seul

    Au diable les savants qui ne veulent point écouter les gens ! On me l’avait dit que son maître Aristote n’était rien qu’un bavard. Il faut que j’aille trouver l’autre ; peut-être qu’il sera plus posé et plus raisonnable. Holà !

    Scène VIII. — Marphurius, Sganarelle.

    Marphurius

    Que voulez-vous de moi, seigneur Sganarelle ?

    Sganarelle

    Seigneur docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit, et je suis venu ici pour cela. (à part.) Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

    Marphurius

    Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire, je suis venu, mais, il me semble que je suis venu.

    Sganarelle

    Il me semble ?

    Marphurius

    Oui.

    Sganarelle

    Parbleu ! il faut bien qu’il me le semble, puisque cela est.

    Marphurius

    Ce n’est pas une conséquence, et il peut vous le sembler, sans que la chose soit véritable.

    Sganarelle

    Comment ! il n’est pas vrai que je suis venu ?

    Marphurius

    Cela est incertain, et nous devons douter de tout.

    Sganarelle

    Quoi ! je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas ?

    Marphurius

    Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle ; mais il n’est pas assuré que cela soit.

    Sganarelle

    Hé ! que diable ! vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement, et il n’y a point de « me semble » à tout cela. Laissons ces subtilités, je vous prie, et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

    Marphurius

    Je n’en sais rien.

    Sganarelle

    Je vous le dis.

    Marphurius

    Il se peut faire.

    Sganarelle

    La fille que je veux prendre est fort jeune et fort jolie.

    Marphurius

    Il n’est pas impossible.

    Sganarelle

    Ferai-je bien ou mal de l’épouser ?

    Marphurius

    L’un ou l’autre.

    Sganarelle

    Ah ! ah ! voici une autre musique. (À Marphurius.) Je vous demande si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

    Marphurius

    Selon la rencontre.

    Sganarelle

    Ferai-je mal ?

    Marphurius

    Par aventure.

    Sganarelle

    De grâce, répondez-moi comme il faut.

    Marphurius

    C’est mon dessein.

    Sganarelle

    J’ai une grande inclination pour la fille.

    Marphurius

    Cela peut être.

    Sganarelle

    Le père me l’a accordée.

    Marphurius

    Il se pourrait.

    Sganarelle

    Mais, en l’épousant, je crains d’être cocu.

    Marphurius

    La chose est faisable.

    Sganarelle

    Qu’en pensez-vous ?

    Marphurius

    Il n’y a pas d’impossibilité.

    Sganarelle

    Mais que feriez-vous, si vous étiez à ma place ?

    Marphurius

    Je ne sais.

    Sganarelle

    Que me conseillez-vous de faire ?

    Marphurius

    Ce qu’il vous plaira.

    Sganarelle

    J’enrage !

    Marphurius

    Je m’en lave les mains.

    Sganarelle

    Au diable soit le vieux rêveur !

    Marphurius

    Il en sera ce qui pourra.

    Sganarelle, (à part.)

    La peste du bourreau ! Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

    (Il donne des coups de bâton à Marphurius.)

    Marphurius

    Ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Te voilà payé de ton galimatias, et me voilà content.

    Marphurius

    Comment ! Quelle insolence ! M’outrager de la sorte, avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

    Sganarelle

    Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

    Marphurius

    Ah ! je m’en vais faire ma plainte au commissariat du quartier, des coups que j’ai reçus.

    Sganarelle

    Je m’en lave les mains.

    Marphurius

    J’en ai les marques sur ma personne.

    Sganarelle

    Il se peut faire.

    Marphurius

    C’est toi qui m’as traité ainsi.

    Sganarelle

    Il n’y a pas d’impossibilité.

    Marphurius

    J’aurai un décret contre toi.

    Sganarelle

    Je n’en sais rien.

    Marphurius

    Et tu seras condamné en justice.

    Sganarelle

    Il en sera ce qui pourra.

    Marphurius

    Laisse-moi faire.

    Scène IX. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Comment ! on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin qu’au commencement. Que dois-je faire, dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes ; il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.

    Scène X. — Deux Égyptiennes, Sganarelle.

    (Les deux Égyptiennes avec leurs tambours de basque entrent en chantant et en dansant.)

    Sganarelle

    Elles sont gaillardes. Écoutez, vous autres, y a-t-il moyen de me dire ma bonne fortune ?

    Première Égyptienne.

    Oui, mon bon monsieur, nous voici deux qui te la dirons.

    Deuxième Égyptienne.

    Tu n’as seulement qu’à nous donner ta main, avec la croix dedans, et nous te dirons quelque chose pour ton bon profit.

    Sganarelle

    Tenez, les voilà toutes deux avec ce que vous demandez.

    Première Égyptienne.

    Tu as une bonne physionomie, mon bon monsieur, une bonne physionomie.

    Deuxième Égyptienne.

    Oui, une bonne physionomie ; physionomie d’un homme qui sera un jour quelque chose.

    Première Égyptienne.

    Tu seras marié avant qu’il soit peu, mon bon monsieur, tu seras marié avant qu’il soit peu.

    Deuxième Égyptienne.

    Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille.

    Première Égyptienne.

    Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.

    Deuxième Égyptienne.

    Une femme qui te fera beaucoup d’amis, mon bon monsieur, qui te fera beaucoup d’amis.

    Première Égyptienne.

    Une femme qui fera venir l’abondance chez toi.

    Deuxième Égyptienne.

    Une femme qui te donnera une grande réputation.

    Première Égyptienne.

    Tu seras considéré par elle, mon bon monsieur, tu seras considéré par elle.

    Sganarelle

    Voilà qui est bien. Mais dites-moi un peu, suis-je menacé d’être cocu.

    Deuxième Égyptienne.

    Cocu ?

    Sganarelle

    Oui.

    Première Égyptienne.

    Cocu ?

    Sganarelle

    Oui, si je suis menacé d’être cocu ? (Les deux Égyptiennes dansent et chantent.) Que diable, ce n’est pas là me répondre ! Venez çà. Je vous demande à toutes les deux si je serai cocu ?

    Deuxième Égyptienne.

    Cocu ? vous ?

    Sganarelle

    Oui, si je serai cocu ?

    Première Égyptienne.

    Vous ? cocu ?

    Sganarelle

    Oui, si je le serai, oui ou non ?

    (Les deux Égyptiennes sortent en chantant et en dansant.)

    Scène XI. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Peste soit des carognes qui me laissent dans l’inquiétude ! Il faut absolument que je sache la destinée de mon mariage ; et, pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant, et qui, par son art admirable, fait voir tout ce que l’on souhaite. Ma foi, je crois que je n’ai que faire d’aller au magicien, et voici qui me montre tout ce que je puis demander.

    Scène XII. — Dorimène, Lycaste, Sganarelle, retiré dans un coin du théâtre sans être vu.

    Lycaste

    Quoi ! belle Dorimène, c’est sans raillerie que vous parlez ?

    Dorimène

    Sans raillerie.

    Lycaste

    Vous vous mariez tout de bon ?

    Dorimène

    Tout de bon.

    Lycaste

    Et vos noces se feront dès ce soir ?

    Dorimène

    Dès ce soir.

    Lycaste

    Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l’amour que j’ai pour vous, et les obligeantes paroles que vous m’aviez données ?

    Dorimène

    Moi ? point du tout. Je vous considère toujours de même, et ce mariage ne doit point vous inquiéter : c’est un homme que je n’épouse point par amour, et sa seule richesse me fait résoudre à l’accepter. Je n’ai point de bien, vous n’en avez point aussi, et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, et qu’à quelque prix que ce soit il faut tâcher d’en avoir. J’ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise ; et je l’ai fait sur l’espérance de me voir délivrée du barbon que je prends. C’est un homme qui mourra avant qu’il soit peu, et qui n’a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis ; et je n’aurai pas longuement à demander pour moi l’heureux état de veuve. (À Sganarelle, qu’elle aperçoit.) Ah ! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu’on en saurait dire.

    Lycaste

    Est-ce là monsieur… ?

    Dorimène

    Oui, c’est monsieur qui me prend pour femme.

    Lycaste

    Agréez, monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très humbles services. Je vous assure que vous épousez là une très honnête personne : et vous, mademoiselle, je me réjouis avec vous aussi de l’heureux choix que vous avez fait. Vous ne pouviez pas mieux trouver, et monsieur a toute la mine d’être un fort bon mari. Oui, monsieur, je veux faire amitié avec vous, et lier ensemble un petit commerce de visites et de divertissements.

    Dorimène

    C’est trop d’honneur que vous nous faites à tous deux. Mais allons, le temps me presse, et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble.

    Scène XIII. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage ; et je crois que je ne ferai pas mal de m’aller dégager de ma parole. Il m’en a coûté quelque argent ; mais il vaut mieux encore perdre cela que de s’exposer à quelque chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà !

    (Il frappe à la porte de la maison d’Alcantor.)

    Scène XIV. — Alcantor, Sganarelle.

    Alcantor

    Ah ! mon gendre, soyez le bienvenu !

    Sganarelle

    Monsieur, votre serviteur.

    Alcantor

    Vous venez pour conclure le mariage ?

    Sganarelle

    Excusez-moi.

    Alcantor

    Je vous promets que j’en ai autant d’impatience que vous.

    Sganarelle

    Je viens ici pour un autre sujet.

    Alcantor

    J’ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête.

    Sganarelle

    Il n’est pas question de cela.

    Alcantor

    Les violons sont retenus, le festin est commandé, et ma fille est parée pour vous recevoir.

    Sganarelle

    C’est n’est pas ce qui m’amène.

    Alcantor

    Enfin, vous allez être satisfait ; et et rien ne peut retarder votre contentement.

    Sganarelle

    Mon Dieu ! c’est autre chose.

    Alcantor

    Allons, entrez donc, mon gendre.

    Sganarelle

    J’ai un petit mot à vous dire.

    Alcantor

    Ah ! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie ! Entrez vite, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Non, vous dis-je. Je veux vous parler auparavant.

    Alcantor

    Vous voulez me dire quelque chose ?

    Sganarelle

    Oui.

    Alcantor

    Et quoi ?

    Sganarelle

    Seigneur Alcantor, j’ai demandé votre fille en mariage, il est vrai, et vous me l’avez accordée ; mais je me trouve un peu avancé en âge pour elle, et je considère que je ne suis point du tout son fait.

    Alcantor

    Pardonnez-moi, ma fille vous trouve bien comme vous êtes ; et je suis sûr qu’elle vivra fort contente avec vous.

    Sganarelle

    Point. J’ai parfois des bizarreries épouvantables, et elle aurait trop à souffrir de ma mauvaise humeur.

    Alcantor

    Ma fille a de la complaisance, et vous verrez qu’elle s’accommodera entièrement à vous.

    Sganarelle

    J’ai quelques infirmités sur mon corps qui pourraient la dégoûter.

    Alcantor

    Cela n’est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari.

    Sganarelle

    Enfin, voulez-vous que je vous dise ? Je ne vous conseille pas de me la donner.

    Alcantor

    Vous moquez-vous ? J’aimerai mieux mourir que d’avoir manqué à ma parole.

    Sganarelle

    Mon Dieu ! Je vous en dispense, et je…

    Alcantor

    Point du tout. Je vous l’ai promise, et vous l’aurez en dépit de tous ceux qui y prétendent.

    Sganarelle, (à part.)

    Que diable !

    Alcantor

    Voyez-vous, j’ai une estime et une amitié pour vous toute particulière ; et je refuserais ma fille à un prince pour vous la donner.

    Sganarelle

    Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l’honneur que vous me faites ; mais je vous déclare que je ne me veux point marier.

    Alcantor

    Qui, vous ?

    Sganarelle

    Oui, moi.

    Alcantor

    Et la raison ?

    Sganarelle

    La raison ? C’est que je ne me sens point propre pour le mariage, et que je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier.

    Alcantor

    Écoutez. Les volontés sont libres ; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé avec moi pour épouser ma fille, et tout est préparé pour cela ; mais puisque vous voulez retirer votre parole, je vais voir ce qu’il y a à faire ; et vous aurez bientôt de mes nouvelles.

    Scène XV. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Encore est-il plus raisonnable que je ne pensais, et je croyais avoir bien plus de peine à m’en dégager. Ma foi, quand j’y songe, j’ai fait fort sagement de me tirer de cette affaire ; et j’allais faire un pas dont je me serais peut-être longtemps repenti. Mais voici le fils qui vient me rendre réponse.

    Scène XVI. — Alcidas, Sganarelle.

    Alcidas, (parlant d’un ton doucereux.)

    Monsieur, je suis votre serviteur très humble.

    Sganarelle

    Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur.

    Alcidas, (toujours avec le même ton.)

    Mon père m’a dit, monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée.

    Sganarelle

    Oui, monsieur, c’est avec regret ; mais…

    Alcidas

    Oh ! monsieur, il n’y a pas de mal à cela.

    Sganarelle

    J’en suis fâché, je vous assure ; et je souhaiterais…

    Alcidas

    Cela n’est rien, vous dis-je. (Alcidas présente à Sganarelle deux épées.) Monsieur, prenez la peine de choisir, de ces deux épées, laquelle vous voulez.

    Sganarelle

    De ces deux épées ?

    Alcidas

    Oui, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    À quoi bon ?

    Alcidas

    Monsieur, comme vous refusez d’épouser ma sœur après la parole donnée, je crois que vous ne trouverez pas mauvais le petit compliment que je viens vous faire.

    Sganarelle

    Comment ?

    Alcidas

    D’autres gens feraient du bruit, et s’emporteraient contre vous ; mais nous sommes personnes à traiter les choses dans la douceur ; et je viens vous dire civilement qu’il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous coupions la gorge ensemble.

    Sganarelle

    Voilà un compliment fort mal tourné.

    Alcidas

    Allons, monsieur, choisissez, je vous prie.

    Sganarelle

    Je suis votre valet, je n’ai point de gorge à me couper. (à part.) La vilaine façon de parler que voilà !

    Alcidas

    Monsieur, il faut que cela soit, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Hé ! monsieur, rengainez ce compliment, je vous prie.

    Alcidas

    Dépêchons vite, monsieur. J’ai une petite affaire qui m’attend.

    Sganarelle

    Je ne veux point de cela, vous dis-je.

    Alcidas

    Vous ne voulez pas vous battre ?

    Sganarelle

    Nenni, ma foi.

    Alcidas

    Tout de bon ?

    Sganarelle

    Tout de bon.

    Alcidas, (après lui avoir donné des coups de bâton.)

    Au moins, monsieur, vous n’avez pas lieu de vous plaindre ; vous voyez que je fais les choses dans l’ordre. Vous nous manquez de parole, je me veux battre contre vous ; vous refusez de vous battre, je vous donne des coups de bâton : tout cela est dans les formes ; et vous êtes trop honnête homme pour ne pas approuver mon procédé.

    Sganarelle, (à part.)

    Quel diable d’homme est-ce ci ?

    Alcidas, (lui présente encore deux épées.)

    Allons, Monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l’oreille.

    Sganarelle

    Encore ?

    Alcidas

    Monsieur, je ne contrains personne ; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma sœur.

    Sganarelle

    Monsieur, je ne puis faire ni l’un ni l’autre, je vous assure.

    Alcidas

    Assurément ?

    Sganarelle

    Assurément.

    Alcidas

    Avec votre permission, donc…

    (Alcidas lui donne encore des coups de bâton.)

    Sganarelle

    Ah ! ah ! ah !

    Alcidas

    Monsieur, j’ai tous les regrets du monde d’être obligé d’en user ainsi avec vous ; mais je ne cesserai point, s’il vous plaît, que vous n’ayez promis de vous battre, ou d’épouser ma sœur.

    (Alcidas lève le bâton.)

    Sganarelle

    Eh bien, j’épouserai, j’épouserai.

    Alcidas

    Ah ! monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison, et que les choses se passent doucement. Car enfin vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus, je vous jure ; et saurais été au désespoir que vous m’eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d’accord.

    (Il va frapper à la porte d’Alcantor.)

    Scène XVII. — Alcantor, Dorimène, Alcidas, Sganarelle.

    Alcidas

    Mon père, voilà monsieur qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce, et vous pouvez lui donner ma sœur.

    Alcantor

    Monsieur, voilà sa main ; vous n’avez qu’à donner la vôtre. Loué soit le ciel ! m’en voilà déchargé, et c’est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir et célébrer cet heureux mariage.

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  • Molière : L’École des femmes

    1662

    La scène est dans une place de ville.

    ACTE PREMIER.

    Scène I

    CHRYSALDE, ARNOLPHE

    Chrysalde.

    Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?

    Arnolphe.

    Oui, je veux terminer la chose dans demain.

    Chrysalde.

    Nous sommes ici seuls ; et l’on peut, ce me semble,

    Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble.
    Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
    Votre dessein pour vous me fait trembler de peur ;
    Et de quelque façon que vous tourniez l’affaire,
    Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.

    Arnolphe.

    Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
    Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ;
    Et votre front, je crois, veut que du mariage
    Les cornes soient partout l’infaillible apanage.

    Chrysalde.

    Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant,
    Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.
    Mais quand je crains pour vous, c’est cette raillerie
    Dont cent pauvres maris ont souffert la furie :
    Car enfin vous savez qu’il n’est grands, ni petits,
    Que de votre critique on ait vus garantis ;
    Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
    De faire cent éclats des intrigues secrètes…

    Arnolphe.

    Fort bien : est-il au monde une autre ville aussi
    Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?
    Est-ce qu’on n’en voit pas, de toutes les espèces,
    Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ?
    L’un amasse du bien, dont sa femme fait part
    À ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
    L’autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
    Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
    Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,
    Parce qu’elle lui dit que c’est pour sa vertu.
    L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères,
    L’autre en toute douceur laisse aller les affaires,
    Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
    Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
    L’une, de son galant, en adroite femelle,
    Fait fausse confidence à son époux fidèle,
    Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
    Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas ;
    L’autre, pour se purger de sa magnificence,

    Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ;
    Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
    Sur les gains qu’elle fait rend des grâces à Dieu.
    Enfin, ce sont partout des sujets de satire ;
    Et comme spectateur ne puis-je pas en rire ?
    Puis-je pas de nos sots… ?

    Chrysalde.

    Oui ; mais qui rit d’autrui
    Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui.
    J’entends parler le monde, et des gens se délassent
    À venir débiter les choses qui se passent ;
    Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
    Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.
    J’y suis assez modeste ; et, bien qu’aux occurrences
    Je puisse condamner certaines tolérances,
    Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
    Ce que d’aucuns maris souffrent paisiblement,
    Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ;
    Car enfin il faut craindre un revers de satire,
    Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels cas
    De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
    Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
    Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,
    Après mon procédé, je suis presque certain
    Qu’on se contentera de s’en rire sous main ;
    Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage,
    Que quelques bonnes gens diront que c’est dommage.
    Mais de vous, cher compère, il en est autrement ;
    Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
    Comme sur les maris accusés de souffrance
    De tout temps votre langue a daubé d’importance,
    Qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
    Vous devez marcher droit, pour n’être point berné ;

    Et s’il faut que sur vous on ait la moindre prise,
    Gare qu’aux carrefours on ne vous tympanise,
    Et…

    Arnolphe.

    Mon Dieu ! notre ami, ne vous tourmentez point.
    Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point.
    Je sais les tours rusés et les subtiles trames
    Dont pour nous en planter savent user les femmes,
    Et comme on est dupé par leurs dextérités,
    Contre cet accident j’ai pris mes sûretés ;
    Et celle que j’épouse a toute l’innocence
    Qui peut sauver mon front de maligne influence.

    Chrysalde.

    Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

    Arnolphe.

    Épouser une sotte est pour n’être point sot.
    Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
    Mais une femme habile est un mauvais présage ;
    Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
    Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
    Moi, j’irois me charger d’une spirituelle
    Qui ne parleroit rien que cercle et que ruelle ;
    Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
    Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
    Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
    Je serois comme un saint que pas un ne réclame ?
    Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
    Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
    Je prétends que la mienne en clartés peu sublime,
    Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
    Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon
    Et qu’on vienne à lui dire à son tour : Qu’y met-on ?
    Je veux qu’elle réponde, Une tarte à la crème ;
    En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême :
    Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,

    De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

    Chrysalde.

    Une femme stupide est donc votre marotte ?

    Arnolphe.

    Tant que j’aimerois mieux une laide bien sotte
    Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit.

    Chrysalde.

    L’esprit et la beauté…

    Arnolphe.

    L’honnêteté suffit.

    Chrysalde.

    Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
    Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
    Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi,
    D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
    Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
    La sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
    Une femme d’esprit peut trahir son devoir ;
    Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;
    Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
    Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.

    Arnolphe.

    À ce bel argument, à ce discours profond,
    Ce que Pantagruel à Panurge répond :
    Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
    Prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte ;
    Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
    Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.

    Chrysalde.

    Je ne vous dis plus mot.

    Arnolphe.

    Chacun a sa méthode.
    En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode :
    Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
    Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
    Et de qui la soumise et pleine dépendance
    N’ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
    Un air doux et posé, parmi d’autres enfants,
    M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans :
    Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
    De la lui demander il me vint en pensée ;
    Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,
    À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
    Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
    Je la fis élever selon ma politique ;
    C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploieroit
    Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.
    Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
    Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
    Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait,
    Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
    Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure
    À cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
    Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir,
    Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
    Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
    Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle.
    Vous me direz, Pourquoi cette narration ?
    C’est pour vous rendre instruit de ma précaution.
    Le résultat de tout est qu’en ami fidèle
    Ce soir je vous invite à souper avec elle ;
    Je veux que vous puissiez un peu l’examiner,
    Et voir si de mon choix on me doit condamner.

    Chrysalde.

    J’y consens.

    Arnolphe.

    Vous pourrez, dans cette conférence,
    Juger de sa personne et de son innocence.

    Chrysalde.

    Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit
    Ne peut…

    Arnolphe.

    La vérité passe encor mon récit.
    Dans ses simplicités à tous coups je l’admire,
    Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
    L’autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
    Elle était fort en peine, et me vint demander,
    Avec une innocence à nulle autre pareille,
    Si les enfants qu’on fait se faisoient par l’oreille.

    Chrysalde.

    Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

    Arnolphe.

    Bon !
    Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

    Chrysalde.

    Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
    Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche.
    Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
    À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
    Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
    Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

    Arnolphe.

    Outre que la maison par ce nom se connoît,
    La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

    Chrysalde.

    Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
    Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimeres !

    De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
    Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
    Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
    Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
    Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
    Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

    Arnolphe.

    Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
    Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
    J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
    Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas.

    Chrysalde.

    Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre,
    Et je vois même encor des adresses de lettre…

    Arnolphe.

    Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit ;
    Mais vous…

    Chrysalde.

    Soit : là-dessus nous n’aurons point de bruit ;
    Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche
    À ne plus vous nommer que monsieur de la Souche.

    Arnolphe.

    Adieu. Je frappe ici, pour donner le bonjour,
    Et dire seulement que je suis de retour.

    Chrysalde, à part, en s’en allant.

    Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.

    Arnolphe, seul.

    Il est un peu blessé sur certaines matières.
    Chose étrange de voir comme avec passion
    Un chacun est chaussé de son opinion !

    (Il frappe à sa porte.)

    Holà.

    Scène II

    ARNOLPHE, ALAIN ; GEORGETTE, dans la maison

    Alain.

    Qui heurte ?

    Arnolphe, à part.

    Ouvrez. On aura, que je pense,
    Grande joie à me voir après dix jours d’absence.

    Alain.

    Qui va là ?

    Arnolphe.

    Moi.

    Alain.

    Georgette !

    Georgette.

    Hé bien ?

    Alain.

    Ouvre là-bas.

    Georgette.

    Vas-y, toi.

    Alain.

    Vas-y, toi.

    Georgette.

    Ma foi, je n’irai pas.

    Alain.

    Je n’irai pas aussi.

    Arnolphe.

    Belle cérémonie
    Pour me laisser dehors ! Holà ! ho ! je vous prie.

    Georgette.

    Qui frappe ?

    Arnolphe.

    Votre maître.

    Georgette.

    Alain !

    Alain.

    Quoi ?

    Georgette.

    C’est monsieu.
    Ouvre vite.

    Alain.

    Ouvre, toi.

    Georgette.

    Je souffle notre feu.

    Alain.

    J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.

    Arnolphe.

    Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte
    N’aura point à manger de plus de quatre jours.
    Ha !

    Georgette.

    Par quelle raison y venir, quand j’y cours ?

    Alain.

    Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant stratagème !

    Georgette.

    Ôte-toi donc de là.

    Alain.

    Non, ôte-toi, toi-même.

    Georgette.

    Je veux ouvrir la porte.

    Alain.

    Et je veux l’ouvrir, moi.

    Georgette.

    Tu ne l’ouvriras pas.

    Alain.

    Ni toi non plus.

    Georgette.

    Ni toi.

    Arnolphe.

    Il faut que j’aie ici l’ame bien patiente !

    Alain, en entrant.

    Au moins, c’est moi, monsieur.

    Georgette, en entrant.

    Je suis votre servante,
    C’est moi.

    Alain.

    Sans le respect de Monsieur que voilà,
    Je te…

    Arnolphe, recevant un coup d’Alain.

    Peste !

    Alain.

    Pardon.

    Arnolphe.

    Voyez ce lourdaud-là !

    Alain.

    C’est elle aussi, monsieur…

    Arnolphe.

    Que tous deux on se taise.
    Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
    Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?

    Alain.

    Monsieur, nous nous…

    (Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d’Alain.)

    Monsieur, nous nous por…

    (Arnolphe l’ôte encore.)

     Dieu merci,
    Nous nous…

    Arnolphe, Arnolphe ôtant le chapeau de d’Alain pour la troisième fois, et le jetant par terre.

    Qui vous apprend, impertinente bête,
    À parler devant moi le chapeau sur la tête ?

    Alain.

    Vous faites bien, j’ai tort.

    Arnolphe

    Faites descendre Agnès.

    Scène III.

    ARNOLPHE, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?

    Georgette.

    Triste ? Non.

    Arnolphe.

    Non ?

    Georgette.

    Si fait.

    Arnolphe.

    Pourquoi donc… ?

    Georgette.

    Oui, je meure.
    Elle vous croyoit voir de retour à toute heure ;
    Et nous n’oyions jamais passer devant chez nous
    Cheval, âne, ou mulet, qu’elle ne prît pour vous.

    Scène IV.

    ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    La besogne à la main ? c’est un bon témoignage.
    Hé bien ! Agnès, je suis de retour du voyage :
    En êtes-vous bien aise ?

    Agnès.

    Oui, monsieur, Dieu merci.

    Arnolphe.

    Et moi, de vous revoir je suis bien aise aussi.
    Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?

    Agnès.

    Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.

    Arnolphe.

    Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.

    Agnès.

    Vous me ferez plaisir.

    Arnolphe.

    Je le puis bien penser.
    Que faites-vous donc là ?

    Agnès.

    Je me fais des cornettes.
    Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.

    Arnolphe.

    Ha ! voilà qui va bien. Allez, montez là-haut :
    Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
    Et je vous parlerai d’affaires importantes.

    Scène V.

    ARNOLPHE, seul.

    Héroïnes du temps, Mesdames les savantes,
    Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
    Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
    Vos lettres, billets doux, toute votre science,
    De valoir cette honnête et pudique ignorance.
    Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui ;
    Et pourvu que l’honneur soit…

    Scène V.

    HORACE, ARNOLPHE.

    Arnolphe.

    Que vois-je ? Est-ce ?… Oui.

    Je me trompe… Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même,
    Hor…

    Horace.

    Seigneur Ar…

    Arnolphe.

    Horace.

    Horace.

    Arnolphe.

    Arnolphe.

    Ah ! joie extrême !
    Et depuis quand ici ?

    Horace.

    Depuis neuf jours.

    Arnolphe.

    Vraiment ?

    Horace.

    Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

    Arnolphe.

    J’étais à la campagne.

    Horace.

    Oui, depuis deux journées.

    Arnolphe.

    Oh ! comme les enfants croissent en peu d’années !
    J’admire de le voir au point où le voilà,
    Après que je l’ai vu pas plus grand que cela.

    Horace.

    Vous voyez.

    Arnolphe.

    Mais, de grâce, Oronte votre père,
    Mon bon et cher ami, que j’estime et révère,
    Que fait-il ? que dit-il ? est-il toujours gaillard ?
    À tout ce qui le touche, il sait que je prends part :
    Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble.
    Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble.

    Horace.

    Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
    Et j’avois de sa part une lettre pour vous ;
    Mais depuis, par une autre, il m’apprend sa venue,
    Et la raison encor ne m’en est pas connue.
    Savez-vous qui peut être un de vos citoyens
    Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens

    Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?

    Arnolphe.

    Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme ?

    Horace.

    Enrique.

    Arnolphe.

    Non.

    Horace.

    Mon père m’en parle, et qu’il est revenu
    Comme s’il devoit m’être entièrement connu,
    Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre,
    Pour un fait important que ne dit point sa lettre.

    (Horace remet la lettre d’Oronte à Arnolphe.)

    Arnolphe.

    J’aurai certainement grande joie à le voir,
    Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.

    (Après avoir lu la lettre.)

    Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
    Et tous ces compliments sont choses inutiles.
    Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien,
    Vous pouvez librement disposer de mon bien.

    Horace.

    Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
    Et j’ai présentement besoin de cent pistoles.

    Arnolphe.

    Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi ;
    Et je me réjouis de les avoir ici.
    Gardez aussi la bourse.

    Horace.

    Il faut…

    Arnolphe.

    Laissons ce style.
    Hé bien ! comment encor trouvez-vous cette ville ?

    Horace.

    Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments ;
    Et j’en crois merveilleux les divertissements.

    Arnolphe.

    Chacun a ses plaisirs qu’il se fait à sa guise ;
    Mais pour ceux que du nom de galants on baptise,
    Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
    Car les femmes y sont faites à coqueter :

    On trouve d’humeur douce et la brune et la blonde,
    Et les maris aussi les plus bénins du monde ;
    C’est un plaisir de prince ; et des tours que je voi
    Je me donne souvent la comédie à moi.
    Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu’une.
    Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
    Les gens faits comme vous font plus que les écus,
    Et vous êtes de taille à faire des cocus.

    Horace.

    À ne vous rien cacher de la vérité pure,
    J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure,
    Et l’amitié m’oblige à vous en faire part.

    Arnolphe.

    Bon ! voici de nouveau quelque conte gaillard ;
    Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.

    Horace.

    Mais, de grâce, qu’au moins ces choses soient secrètes.

    Arnolphe.

    Oh !

    Horace.

    Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions
    Un secret éventé rompt nos prétentions.
    Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
    Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise.
    Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès,
    Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ;
    Et sans trop me vanter ni lui faire une injure,
    Mes affaires y sont en fort bonne posture.

    Arnolphe, riant.

    Et c’est ?

    Horace, lui montrant le logis d’Agnès.

    Un jeune objet qui loge en ce logis
    Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis ;
    Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde
    D’un homme qui la cache au commerce du monde,
    Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
    Fait briller des attraits capables de ravir ;
    Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,

    Dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre.
    Mais peut-être il n’est pas que vous n’ayez bien vu
    Ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu :
    C’est Agnès qu’on l’appelle.

    Arnolpheà part.

    Ah ! je crève !

    Horace.

    Pour l’homme,
    C’est, je crois, de la Zousse ou Souche qu’on le nomme :
    Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ;
    Riche, à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non ;
    Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
    Le connaissez-vous point ?

    Arnolpheà part.

    La fâcheuse pilule !

    Horace.

    Eh ! vous ne dites mot ?

    Arnolphe.

    Eh ! oui, je le connoi.

    Horace.

    C’est un fou, n’est-ce pas ?

    Arnolphe.

    Eh…

    Horace.

    Qu’en dites-vous ? quoi ?
    Eh ? c’est-à-dire oui ? Jaloux à faire rire ?
    Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on m’a pu dire.
    Enfin l’aimable Agnès a su m’assujettir.
    C’est un joli bijou, pour ne point vous mentir ;
    Et ce serait péché qu’une beauté si rare
    Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
    Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux
    Vont à m’en rendre maître en dépit du jaloux ;
    Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise
    N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
    Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
    Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts,
    Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,
    En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
    Vous me semblez chagrin : serait-ce qu’en effet
    Vous désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?

    Arnolphe.


    Non, c’est que je songeais…

    Horace.

    Cet entretien vous lasse :
    Adieu. J’irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

    Arnolphe.

    Ah ! faut-il… !

    Horace, revenant.

    Derechef, veuillez être discret,
    Et n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.

    Arnolphe.

    Que je sens dans mon âme… !

    Horace, revenant.

    Et surtout à mon père,
    Qui s’en ferait peut-être un sujet de colère.

    Arnolphe, croyant qu’il revient encore.

    Oh !… Oh ! que j’ai souffert durant cet entretien !
    Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien.
    Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
    Il m’est venu conter cette affaire à moi-même !
    Bien que mon autre nom le tienne dans l’erreur,
    Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur ?
    Mais ayant tant souffert, je devois me contraindre
    Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre,
    À pousser jusqu’au bout son caquet indiscret,
    Et savoir pleinement leur commerce secret.
    Tâchons à le rejoindre : il n’est pas loin, je pense,
    Tirons-en de ce fait l’entière confidence.
    Je tremble du malheur qui m’en peut arriver,
    Et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver.

    ACTE II

    Scène 1

    Arnolphe.


    Arnolphe.

    Il m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute
    D’avoir perdu mes pas et pu manquer sa route ;
    Car enfin de mon cœur le trouble impérieux
    N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux :
    Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore,
    Et je ne voudrais pas qu’il sût ce qu’il ignore.
    Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
    Et laisser un champ libre aux vœux du damoiseau :
    J’en veux rompre le cours et, sans tarder, apprendre
    Jusqu’où l’intelligence entre eux a pu s’étendre.
    J’y prends pour mon honneur un notable intérêt :
    Je la regarde en femme, aux termes qu’elle en est ;
    Elle n’a pu faillir sans me couvrir de honte,
    Et tout ce qu’elle a fait enfin est sur mon compte.
    Éloignement fatal ! voyage malheureux !
    (Frappant à la porte.)

    Scène 2

    Alain, Georgette, Arnolphe


    Alain.

    Ah ! Monsieur, cette fois…

    Arnolphe.

    Paix. Venez çà tous deux.
    Passez là ; passez là. Venez là, venez, dis-je.

    Georgette.

    Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.

    Arnolphe.

    C’est donc ainsi qu’absent vous m’avez obéi ?
    Et tous deux de concert vous m’avez donc trahi ?

    Georgette.

    Eh ! ne me mangez pas, Monsieur, je vous conjure.

    Alainà part.

    Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure.

    Arnolphe.


    Ouf ! Je ne puis parler, tant je suis prévenu :

    Je suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu.
    Vous avez donc souffert, ô canaille maudite,
    Qu’un homme soit venu ?… Tu veux prendre la fuite !
    Il faut que sur-le-champ… Si tu bouges… ! Je veux
    Que vous me disiez… Euh !… Oui, je veux que tous deux…
    Quiconque remûra, par la mort ! je l’assomme.
    Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet homme ?
    Eh ! parlez, dépêchez, vite, promptement, tôt,
    Sans rêver. Veut-on dire ?

    Alain et Georgette.

    Ah ! ah !

    Georgette.

    Le cœur me faut.

    Alain.

    Je meurs.

    Arnolphe.

    Je suis en eau : prenons un peu d’haleine ;
    Il faut que je m’évente et que je me promène.
    Aurais-je deviné quand je l’ai vu petit,
    Qu’il croîtrait pour cela ? Ciel ! que mon cœur pâtit !
    Je pense qu’il vaut mieux que de sa propre bouche
    Je tire avec douceur l’affaire qui me touche.
    Tâchons de modérer notre ressentiment.

    Patience, mon cœur, doucement, doucement.
    Levez-vous, et rentrant, faites qu’Agnès descende.
    Arrêtez. Sa surprise en deviendrait moins grande :
    Du chagrin qui me trouble ils iraient l’avertir,

    Et moi-même je veux l’aller faire sortir.
    Que l’on m’attende ici.

    Scène 3

    Alain, Georgette


    Georgette.

    Mon Dieu ! qu’il est terrible !
    Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible ;
    Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.

    Alain.

    Ce Monsieur l’a fâché : je te le disais bien.

    Georgette.

    Mais que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse
    Il nous fait au logis garder notre maîtresse ?
    D’où vient qu’à tout le monde il veut tant la cacher,
    Et qu’il ne saurait voir personne en approcher ?

    Alain.

    C’est que cette action le met en jalousie.

    Georgette.

    Mais d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?

    Alain.

    Cela vient… cela vient de ce qu’il est jaloux.

    Georgette.

    Oui ; mais pourquoi l’est-il ? et pourquoi ce courroux ?

    Alain.

    C’est que la jalousie… entends-tu bien, Georgette,
    Est une chose… là… qui fait qu’on s’inquiète…
    Et qui chasse les gens d’autour d’une maison.
    Je m’en vais te bailler une comparaison,
    Afin de concevoir la chose davantage.
    Dis-moi, n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
    Que si quelque affamé venait pour en manger,
    Tu serais en colère, et voudrais le charger ?

    Georgette.

    Oui, je comprends cela.

    Alain.

    C’est justement tout comme :
    La femme est en effet le potage de l’homme ;
    Et quand un homme voit d’autres hommes parfois

    Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,

    Il en montre aussitôt une colère extrême.

    Georgette.

    Oui ; mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même,
    Et que nous en voyons qui paraissent joyeux
    Lorsque leurs femmes sont avec les biaux Monsieux.

    Alain.

    C’est que chacun n’a pas cette amitié goulue
    Qui n’en veut que pour soi.

    Georgette.

    Si je n’ai la berlue,
    Je le vois qui revient.

    Alain.

    Tes yeux sont bons, c’est lui.

    Georgette.

    Vois comme il est chagrin.

    Alain.

    C’est qu’il a de l’ennui.

    Scène 4

    Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette


    Arnolphe.

    Un certain Grec disait à l’empereur Auguste,
    Comme une instruction utile autant que juste,
    Que lorsqu’une aventure en colère nous met,

    Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
    Afin que dans ce temps la bile se tempère,
    Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire.
    J’ai suivi sa leçon sur le sujet d’Agnès,
    Et je la fais venir en ce lieu tout exprès,
    Sous prétexte d’y faire un tour de promenade,
    Afin que les soupçons de mon esprit malade
    Puissent sur le discours la mettre adroitement,

    Et lui sondant le cœur, s’éclaircir doucement.
    Venez, Agnès. Rentrez.

    Scène 5

    Arnolphe,


    Arnolphe.


    La promenade est belle.

    Agnès.

    Fort belle.

    Arnolphe.

    Le beau jour !

    Agnès.

    Fort beau.

    Arnolphe.

    Quelle nouvelle ?

    Agnès.

    Le petit chat est mort.

    Arnolphe.

    C’est dommage ; mais quoi ?

    Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
    Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ?

    Agnès.

    Non.

    Arnolphe.

    Vous ennuyait-il ?

    Agnès.

    Jamais je ne m’ennuie.

    Arnolphe.

    Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

    Agnès.

    Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

    Arnolpheayant un peu rêvé.

    Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
    Voyez la médisance, et comme chacun cause :
    Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu
    était en mon absence à la maison venu,
    Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues ;
    Ma

    is je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues,
    Et j’ai voulu gager que c’était faussement…

    Agnès.

    Mon Dieu, ne gagez pas : vous perdriez vraiment.

    Arnolphe.

    Quoi ? c’est la vérité qu’un homme… ?

    Agnès.

    Chose sûre.

    Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

    Arnolpheà part.

    Cet aveu qu’elle fait avec sincérité
    Me marque pour le moins son ingénuité.
    Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
    Que j’avais défendu que vous vissiez personne.

    Agnès.

    Oui ; mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi ;
    Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

    Arnolphe.

    Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.

    Agnès.

    Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
    J’étais sur le balcon à travailler au frais,
    Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
    Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
    D’une humble révérence aussitôt me salue :
    Moi, pour ne point manquer à la civilité,
    Je fis la révérence aussi de mon côté.
    Soudain il me refait une autre révérence :
    Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
    Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
    D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
    Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
    Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
    Et moi, qui tous ces tours fixement regardois,
    Nouvelle révérence aussi je lui rendois :
    Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
    Toujours comme cela je me serais tenue,

    Ne voulant point céder, et recevoir l’ennui
    Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

    Arnolphe.


    Fort bien.

    Agnès.

    Le lendemain, étant sur notre porte,
    Une vieille m’aborde, en parlant de la sorte :
    « Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
    Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !
    Il ne vous a pas faite une belle personne
    Afin de mal user des choses qu’il vous donne ;
    Et vous devez savoir que vous avez blessé
    Un cœur qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé. »

    Arnolpheà part.

    Ah ! suppôt de Satan ! exécrable damnée !

    Agnès.

    « Moi, j’ai blessé quelqu’un ! fis-je toute étonnée.
    — Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
    Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon.
    — Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?
    Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
    — Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
    Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal.
    — Hé ! mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde :
    Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde ?
    — Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
    Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
    En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
    Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable,
    Que votre cruauté lui refuse un secours,
    C’est un homme à porter en terre dans deux jours.
    — Mon Dieu ! j’en aurais, dis-je, une douleur bien grande.
    Mais pour le secourir qu’est-ce qu’il me demande ?
    — Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
    Que le bien de vous voir et vous entretenir :

    Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine
    Et du mal qu’ils ont fait être la médecine.
    — Hélas ! volontiers, dis-je ; et puisqu’il est ainsi,

    Il peut, tant qu’il voudra, me venir voir ici. »

    Arnolpheà part.

    Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes,
    Puisse l’enfer payer tes charitables trames !

    Agnès.

    Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
    Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?
    Et pouvois-je, après tout, avoir la conscience
    De le laisser mourir faute d’une assistance,
    Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir
    Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir ?

    Arnolphebas.

    Tout cela n’est parti que d’une âme innocente ;
    Et j’en dois accuser mon absence imprudente,
    Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs
    Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
    Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires,
    Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires.

    Agnès.

    Qu’avez-vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit ?
    Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?

    Arnolphe.

    Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,

    Et comme le jeune homme a passé ses visites.

    Agnès.

    Hélas ! si vous saviez comme il était ravi,
    Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
    Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette,
    Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette,
    Vous l’aimeriez sans doute et diriez comme nous…

    Arnolphe.

    Oui. Mais que faisait-il étant seul avec vous ?

    Agnès.

    Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde,
    Et me disait des mots les plus gentils du monde,
    Des choses que jamais rien ne peut égaler,
    Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
    La douceur me chatouille et là dedans remue
    Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue.

    Arnolpheà part.

    Ô fâcheux examen d’un mystère fatal,
    Où l’examinateur souffre seul tout le mal !
    (À Agnès.)
    Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
    Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

    Agnès.

    Oh tant ! Il me prenait et les mains et les bras,
    Et de me les baiser il n’était jamais las.

    Arnolphe.

    Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
    (La voyant interdite.)
    Ouf !

    Agnès.

    Hé ! il m’a…

    Arnolphe.

    Quoi ?

    Agnès.

    Pris…

    Arnolphe.

    Euh !

    Agnès.

    Le…


    Arnolphe.

    Plaît-il ?

    Agnès.

    Je n’ose,
    Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

    Arnolphe.

    Non.

    Agnès.

    Si fait.

    Arnolphe.

    Mon Dieu, non !

    Agnès.

    Jurez donc votre foi.

    Arnolphe.

    Ma foi, soit.

    Agnès.

    Il m’a pris… Vous serez en colère.

    Arnolphe.

    Non.

    Agnès.

    Si.

    Arnolphe.

    Non, non, non, non. Diantre, que de mystère !
    Qu’est-ce qu’il vous a pris ?

    Agnès.

    Il…

    Arnolpheà part.

    Je souffre en damné.

    Agnès.

    Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné.

    À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

    Arnolphereprenant haleine.

    Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre
    S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

    Agnès.

    Comment ? est-ce qu’on fait d’autres choses ?

    Arnolphe.

    Non pas.
    Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède,
    N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède ?

    Agnès.

    Non. Vous pouvez juger, s’il en eût demandé,
    Que pour le secourir j’aurais tout accordé.

    Arnolphe.

    Grâce aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte :

    Si j’y retombe plus, je veux bien qu’on m’affronte.
    Chut. De votre innocence, Agnès, c’est un effet.
    Je ne vous en dis mot : ce qui s’est fait est fait.
    Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire
    Que de vous abuser, et puis après s’en rire.

    Agnès.

    Oh ! point : il me l’a dit plus de vingt fois à moi.

    Arnolphe.

    Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi.
    Mais enfin apprenez qu’accepter des cassettes,
    Et de ces beaux blondins écouter les sornettes,
    Que se laisser par eux, à force de langueur,
    Baiser ainsi les mains et chatouiller le cœur,
    Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.

    Agnès.

    Un péché, dites-vous ? Et la raison, de grâce ?

    Arnolphe.

    La raison ? La raison est l’arrêt prononcé
    Que par ces actions le Ciel est courroucé.

    Agnès.

    Courroucé ! Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ?
    C’est une chose, hélas ! si plaisante et si douce !
    J’admire quelle joie on goûte à tout cela,
    Et je ne savais point encor ces choses-là.

    Arnolphe.


    Oui, c’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
    Ces propos si gentils et ces douces caresses ;
    Mais il faut le goûter en toute honnêteté,

    Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.

    Agnès.

    N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?

    Arnolphe.

    Non.

    Agnès.

    Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

    Arnolphe.

    Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
    Et pour vous marier on me revoit ici.

    Agnès.

    Est-il possible ?

    Arnolphe.

    Oui.

    Agnès.

    Que vous me ferez aise !

    Arnolphe.

    Oui, je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.

    Agnès.

    Vous nous voulez, nous deux…

    Arnolphe.

    Rien de plus assuré.

    Agnès.

    Que, si cela se fait, je vous caresserai !

    Arnolphe.

    Hé ! la chose sera de ma part réciproque.

    Agnès.

    Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
    Parlez-vous tout de bon ?

    Arnolphe.

    Oui, vous le pourrez voir.

    Agnès.

    Nous serons mariés ?

    Arnolphe.

    Oui.

    Agnès.

    Mais quand ?

    Arnolphe.


    Dès ce soir.

    Agnès, riant.

    Dès ce soir ?

    Arnolphe.

    Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?

    Agnès.

    Oui.

    Arnolphe.

    Vous voir bien contente est ce que je désire.

    Agnès.

    Hélas ! que je vous ai grande obligation,
    Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !

    Arnolphe.

    Avec qui ?

    Agnès.

    Avec…, là.

    Arnolphe.

    Là… : là n’est pas mon compte.
    À choisir un mari vous êtes un peu prompte.
    C’est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
    Et quant au Monsieur, là. Je prétends, s’il vous plaît,
    Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
    Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
    Que, venant au logis, pour votre compliment
    Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement ;
    Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre,

    L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître.
    M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin,
    De votre procédé je serai le témoin.

    Agnès.

    Las ! il est si bien fait ! C’est…

    Arnolphe.

    Ah ! que de langage !

    Agnès.

    Je n’aurai pas le cœur…

    Arnolphe.

    Point de bruit davantage.
    Montez là-haut.

    Agnès.

    Mais quoi ? voulez-vous… ?

    Arnolphe.

    C’est assez.
    Je suis maître, je parle : allez, obéissez.

    ACTE III

    Scène I

    ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille :
    Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
    Confondu de tout point le blondin séducteur,
    Et voilà de quoi sert un sage directeur.
    Votre innocence, Agnès, avait été surprise.
    Voyez sans y penser où vous vous étiez mise :
    Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
    Le grand chemin d’enfer et de perdition.
    De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes.
    Ils ont de beaux canons, force rubans, et plumes,
    Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux :
    Mais comme je vous dis la griffe est là-dessous.
    Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée
    De l’honneur féminin cherche à faire curée.
    Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
    Vous en êtes sortie avec honnêteté.
    L’air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
    Qui de tous ses desseins a mis l’espoir par terre,
    Me confirme encor mieux à ne point différer
    Les noces où je dis qu’il vous faut préparer.
    Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
    Quelque petit discours qui vous soit salutaire.

    (à Georgette et à Alain.)

    Un siége au frais ici. Vous, si jamais en rien…

    Georgette.

    De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
    Cet autre monsieur-là nous en faisait accroire ;
    Mais…

    Alain.


        S’il entre jamais, je veux jamais ne boire.
    Aussi bien est-ce un sot ; il nous a l’autre fois
    Donné deux écus d’or qui n’étoient pas de poids.

    Arnolphe.


    Ayez donc pour souper tout ce que je desire ;
    Et pour notre contrat, comme je viens de dire,
    Faites venir ici, l’un ou l’autre, au retour,
    Le notaire qui loge au coin de ce carfour.

    Scène 2

    Arnolphe, Agnès

    Arnolphe, assis.


    Agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage.
    Levez un peu la tête et tournez le visage :
    (Mettant le doigt sur son front.)
    Là, regardez-moi là durant cet entretien ;
    Et, jusqu’au moindre mot, imprimez-le-vous bien.
    Je vous épouse, Agnès ; et, cent fois la journée,
    Vous devez bénir l’heur de votre destinée,
    Contempler la bassesse où vous avez été,
    Et dans le même temps admirer ma bonté,
    Qui, de ce vil état de pauvre villageoise,
    Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise,
    Et jouir de la couche et des embrassements
    D’un homme qui fuyoit tous ces engagements,
    Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,
    Le cœur a refusé l’honneur qu’il vous veut faire.
    Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux
    Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,
    Afin que cet objet d’autant mieux vous instruise
    À mériter l’état où je vous aurai mise,
    À toujours vous connoître, et faire qu’à jamais
    Je puisse me louer de l’acte que je fais.
    Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :
    À d’austères devoirs le rang de femme engage ;

    Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
    Pour être libertine et prendre du bon temps.
    Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
    Du côté de la barbe est la toute-puissance.
    Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
    Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
    L’une est moitié suprême et l’autre subalterne ;
    L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;
    Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
    Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
    Le valet à son maître, un enfant à son père,
    À son supérieur le moindre petit Frère,
    N’approche point encor de la docilité,
    Et de l’obéissance, et de l’humilité,
    Et du profond respect où la femme doit être

    Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
    Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,
    Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
    Et de n’oser jamais le regarder en face
    Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce.
    C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui ;
    Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui.
    Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines
    Dont par toute la ville on chante les fredaines,
    Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
    C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin.
    Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,
    C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
    Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;
    Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;

    Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes
    Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
    Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons ;
    Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
    Si votre âme les suit, et fuit d’être coquette,
    Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette ;
    Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,
    Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
    Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,
    Et vous irez un jour, vrai partage du diable,

    Bouillir dans les enfers à toute éternité :
    Dont vous veuille garder la céleste bonté !
    Faites la révérence. Ainsi qu’une novice
    Par cœur dans le couvent doit savoir son office,
    Entrant au mariage il en faut faire autant ;
    Et voici dans ma poche un écrit important
    (Il se lève.)
    Qui vous enseignera l’office de la femme.
    J’en ignore l’auteur, mais c’est quelque bonne âme ;

    Et je veux que ce soit votre unique entretien.
    Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien.

    Agnès lit.

    LES MAXIMES DU MARIAGE
    OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIÉE,
    AVEC SON EXERCICE JOURNALIER.
    I. MAXIME.
        Celle qu’un lien honnête
        Fait entrer au lit d’autrui,
        Doit

    se mettre dans la tête,
        Malgré le train d’aujourd’hui,
    Que l’homme qui la prend, ne la prend que pour lui.

    Arnolphe.

    Je vous expliquerai ce que cela veut dire ;
    Mais pour l’heure présente il ne faut rien que lire.

    Agnès poursuit.

    II. MAXIME.
        Elle ne se doit parer
        Qu’autant que peut désirer
        Le mari qui la possède :
    C’est lui que touche seul le soin de sa beauté ;
        Et pour rien doit être compté
        Que les autres la trouvent laide.

    III. MAXIME.
        Loin ces études d’œillades,
        Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
    Et mille ingrédients qui font des teints fleuris :
    À l’honneur tous les jours ce sont drogues mortelles ;
        Et les soins de paraître belles
        Se prennent peu pour les maris.

    IV. MAXIME.
    Sous sa coiffe, en sortant, comme l’honneur l’ordonne,
    Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups ;
        Car pour bien plaire à son époux,
        Elle ne doit plaire à personne.


    V. MAXIME.
    Hors ceux dont au mari la visite se rend,
        La bonne règle défend
        De recevoir aucune âme :
        Ceux qui, de galante humeur,
        N’ont affaire qu’à Madame,
        N’accommodent pas Monsieur.

    VI. MAXIME.
        Il faut des présents des hommes
        Qu’

    elle se défende bien ;
        Car dans le siècle où nous sommes,
        On ne donne rien pour rien.

    VII. MAXIME.
    Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,
    Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes :
        Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
        Écrire tout ce qui s’écrit chez lui.

    VIII. MAXIME.
        Ces sociétés déréglées
        Qu’on nomme belles assemblées
    Des femmes tous les jours corrompent les esprits :
    En bonne politique on les doit interdire ;
        Car c’est là que l’on conspire
        Contre les pauvres maris.

    IX. MAXIME.
    Toute femme qui veut à l’honneur se vouer
        Doit se défendre de jouer,
        Comme d’une chose funeste :
        Car le jeu, fort décevant,
        Pousse une femme souvent
        À jouer de tout son reste.

    X. MAXIME.
        Des promenades du temps,
        Ou repas qu’on donne aux champs,
        Il ne faut point qu’elle essaye :

    Selon les prudents cerveaux,
        Le mari, dans ces cadeaux,
        Est toujours celui qui paye.


    XI. MAXIME…

    Arnolphe.

    Vous achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt

    Je vous expliquerai ces choses comme il faut.
    Je me suis souvenu d’une petite affaire :
    Je n’ai qu’un mot à dire, et ne tarderai guère.
    Rentrez, et conservez ce livre chèrement.
    Si le Notaire vient, qu’il m’attende un moment.

    Scène 3

    Arnolphe


    .


    Arnolphe.

    Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme.
    Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme ;
    Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
    Et je lui puis donner la forme qui me plaît.
    Il s’en est peu fallu que, durant mon absence,
    On ne m’ait attrapé par son trop d’innocence ;
    Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité,

    Que la femme qu’on a pèche de ce côté.
    De ces sortes d’erreurs le remède est facile :
    Toute personne simple aux leçons est docile ;
    Et si du bon chemin on l’a fait écarter,
    Deux mots incontinent l’y peuvent rejeter.
    Mais une femme habile est bien une autre bête :
    Notre sort ne dépend que de sa seule tête ;
    De ce qu’elle s’y met rien ne la fait gauchir,
    Et nos enseignements ne font là que blanchir :
    Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,
    À se faire souvent des vertus de ses crimes,
    Et trouver, pour venir à ses coupables fins,
    Des détours à duper l’adresse des plus fins.
    Pour se parer du coup en vain on se fatigue :
    Une femme d’esprit est un diable en intrigue ;
    Et dès que son caprice a prononcé tout bas
    L’arrêt de notre honneur, il faut passer le pas :
    Beaucoup d’honnêtes gens en pourraient bien que dire.
    Enfin, mon étourdi n’aura pas lieu d’en rire.
    Par son trop de caquet il a ce qu’il lui faut.
    Voilà de nos François l’ordinaire défaut :
    Dans la possession d’une bonne fortune,
    Le secret est toujours ce qui les importune ;
    Et la vanité sotte a pour eux tant d’appas,
    Qu’ils se pendraient plutôt que de ne causer pas.

    Oh ! que les femmes sont du diable bien tentées,
    Lorsqu’elles vont choisir ces têtes éventées,
    Et que… ! Mais le voici… Cachons-nous toujours bien
    Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

    Scène 4

    Horace, Arnolphe


    Horace.

    Je reviens de chez vous, et le destin me montre
    Qu’il n’a pas résolu que je vous y rencontre.
    Mais j’irai tant de fois, qu’enfin quelque moment…

    Arnolphe.

    Hé ! mon Dieu, n’entrons point dans ce vain compliment :
    Rien ne me fâche tant que ces cérémonies ;
    Et si l’on m’en croyait, elles seraient bannies.
    C’est un maudit usage ; et la plupart des gens
    Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.
    Mettons donc sans façons. Hé bien ! vos amourettes ?
    Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ?
    J’étais tantôt distrait par quelque vision ;
    Mais depuis là-dessus j’ai fait réflexion :
    De vos premiers progrès j’admire la vitesse,
    Et dans l’événement mon âme s’intéresse.

    Horace.

    Ma foi, depuis qu’à vous s’est découvert mon cœur,
    Il est à mon amour arrivé du malheur.

    Arnolphe.

    Oh ! oh ! comment cela ?

    Horace.

    La fortune cruelle
    A ramené des champs le patron de la belle.

    Arnolphe.

    Quel malheur !

    Horace.

    Et de plus, à mon très grand regret,

    Il a su de nous deux le commerce secret.

    Arnolphe.

    D’où, diantre, a-t-il sitôt appris cette aventure ?

    Horace.

    Je ne sais ; mais enfin c’est une chose sûre.
    Je pensais aller rendre, à mon heure à peu près,
    Ma petite visite à ses jeunes attraits,
    Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
    Et servante et valet m’ont bouché le passage,
    Et d’un « Retirez-vous, vous nous importunez, »
    M’ont assez rudement fermé la porte au nez.

    Arnolphe.

    La porte au nez !

    Horace.

    Au nez.

    Arnolphe.

    La chose est un peu forte.

    Horace.

    J’ai voulu leur parler au travers de la porte ;
    Mais à tous mes propos ce qu’ils ont répondu,
    C’est : « Vous n’entrerez point, Monsieur l’a défendu. »

    Arnolphe.

    Ils n’ont donc point ouvert ?

    Horace.

    Non. Et de la fenêtre
    Agnès m’a confirmé le retour de ce maître,
    En me chassant de là d’un ton plein de fierté,
    Accompagné d’un grès que sa main a jeté.

    Arnolphe.

    Comment d’un grès ?

    Horace.

    D’un grès de taille non petite,
    Dont on a par ses mains régalé ma visite.

    Arnolphe.

    Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela !

    Et je trouve fâcheux l’état où vous voilà.

    Horace.

    Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

    Arnolphe.

    Certes, j’en suis fâché pour vous, je vous proteste.

    Horace.

    Cet homme me rompt tout.

    Arnolphe.

    Oui. Mais cela n’est rien ;
    Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.

    Horace.

    Il faut bien essayer, par quelque intelligence,

    De vaincre du jaloux l’exacte vigilance.

    Arnolphe.

    Cela vous est facile. Et la fille, après tout,
    Vous aime.

    Horace.

    Assurément.

    Arnolphe.

    Vous en viendrez à bout.

    Horace.

    Je l’espère.

    Arnolphe.

    Le grès vous a mis en déroute ;
    Mais cela ne doit pas vous étonner.

    Horace.

    Sans doute,
    Et j’ai compris d’abord que mon homme était là,
    Qui, sans se faire voir, conduisait tout cela.
    Mais ce qui m’a surpris, et qui va vous surprendre,
    C’est un autre incident que vous allez entendre ;
    Un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté,
    Et qu’on n’attendrait point de sa simplicité.
    Il le faut avouer, l’amour est un grand maître :
    Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être ;
    Et souvent de nos mœurs l’absolu changement
    Devient, par ses leçons, l’ouvrage d’un moment ;
    De la nature, en nous, il force les obstacles,
    Et ses effets soudains ont de l’air des miracles ;
    D’un avare à l’instant il fait un libéral,
    Un vaillant d’un poltron, un civil d’un brutal ;

    Il rend agile à tout l’âme la plus pesante,

    Et donne de l’esprit à la plus innocente.
    Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès ;
    Car, tranchant avec moi par ces termes exprès :
    « Retirez-vous : mon âme aux visites renonce ;
    Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse, »
    Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonniez
    Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;
    Et j’admire de voir cette lettre ajustée
    Avec le sens des mots et la pierre jetée.
    D’une telle action n’êtes-vous pas surpris ?
    L’amour sait-il pas l’art d’aiguiser les esprits ?
    Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
    Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes ?
    Que dites-vous du tour et de ce mot d’écrit ?
    Euh ! n’admirez-vous point cette adresse d’esprit ?
    Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
    A joué mon jaloux dans tout ce badinage ?
    Dites.

    Arnolphe.

    Oui, fort plaisant.

    Horace.
    (Arnolphe rit d’un ris forcé.)

    Riez-en donc un peu.
    Cet homme, gendarmé d’abord contre mon feu,
    Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
    Comme si j’y voulois entrer par escalade ;
    Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,

    Anime du dedans tous ses gens contre moi,
    Et qu’abuse à ses yeux, par sa machine même,
    Celle qu’il veut tenir dans l’ignorance extrême !
    Pour moi, je vous l’avoue, encor que son retour
    En un grand embarras jette ici mon amour,
    Je tiens cela plaisant autant qu’on saurait dire,

    Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire :
    Et vous n’en riez pas assez, à mon avis.

    Arnolpheavec un ris forcé.

    Pardonnez-moi, j’en ris tout autant que je puis.

    Horace.

    Mais il faut qu’en ami je vous montre la lettre.
    Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre,
    Mais en termes touchants et tous pleins de bonté,
    De tendresse innocente et d’ingénuité,
    De la manière enfin que la pure nature
    Exprime de l’amour la première blessure.

    Arnolphe, bas.

    Voilà, friponne, à quoi l’écriture te sert ;
    Et contre mon dessein l’art t’en fut découvert.

    Horace lit.

    « Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à connaître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque chose qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrais. En vérité, je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal à dire cela ; mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je voudrais que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est ; car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je pense que j’en mourrais de déplaisir. »

    Arnolphe.

    Hon ! chienne !

    Horace.


    Qu’avez-vous ?

    Arnolphe.

    Moi ? rien. C’est que je tousse.

    Horace.

    Avez-vous jamais vu d’expression plus douce ?
    Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir,
    Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?
    Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable
    De gâter méchamment ce fonds d’âme admirable,
    D’avoir dans l’ignorance et la stupidité

    Voulu de cet esprit étouffer la clarté ?
    L’amour a commencé d’en déchirer le voile ;
    Et si par la faveur de quelque bonne étoile,
    Je puis, comme j’espère, à ce franc animal,
    Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal,…

    Arnolphe.

    Adieu.

    Horace.

    Comment, si vite ?

    Arnolphe.

    Il m’est dans la pensée
    Venu tout maintenant une affaire pressée.

    Horace.

    Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,
    Qui dans cette maison pourrait avoir accès ?
    J’en use sans scrupule ; et ce n’est pas merveille
    Qu’on se puisse, entre amis, servir à la pareille.
    Je n’ai plus là dedans que gens pour m’observer ;
    Et servante et valet, que je viens de trouver,
    N’ont jamais, de quelque air que je m’y sois pu prendre,
    Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
    J’avais pour de tels coups certaine vieille en main,
    D’un génie, à vrai dire, au-dessus de l’humain :
    Elle m’a dans l’abord servi de bonne sorte ;
    Mais depuis quatre jours la pauvre femme est morte.
    Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen ?

    Arnolphe.

    Non, vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.

    Horace.

    Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

    Scène V

    ARNOLPHE, seul.

    Comme il faut devant lui que je me mortifie !
    Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant !
    Quoi ? pour une innocente un esprit si présent !
    Elle a feint d’être telle à mes yeux, la traîtresse,
    Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.
    Enfin me voilà mort par ce funeste écrit.
    Je vois qu’il a, le traître, empaumé son esprit,
    Qu’à ma suppression il s’est ancré chez elle ;
    Et c’est mon désespoir et ma peine mortelle.
    Je souffre doublement dans le vol de son cœur,
    Et l’amour y pâtit aussi bien que l’honneur.
    J’enrage de trouver cette place usurpée,
    Et j’enrage de voir ma prudence trompée.
    Je sais que, pour punir son amour libertin,
    Je n’ai qu’à laisser faire à son mauvais destin,
    Que je serai vengé d’elle par elle-même ;
    Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu’on aime.
    Ciel ! puisque pour un choix j’ai tant philosophé,
    Faut-il de ses appas m’être si fort coiffé !
    Elle n’a ni parents, ni support, ni richesse ;
    Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse :
    Et cependant je l’aime, après ce lâche tour,
    Jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour.
    Sot, n’as-tu point de honte ? Ah ! je crève, j’enrage,
    Et je souffletterais mille fois mon visage.
    Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir
    Quelle est sa contenance après un trait si noir.
    Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ;
    Ou bien, s’il est écrit qu’il faille que j’y passe,
    Donnez-moi tout au moins, pour de tels accidents,
    La constance qu’on voit à de certaines gens !

    ACTE IV

    Scène I

    ARNOLPHE, seul.

    J’ai peine, je l’avoue, à demeurer en place,
    Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse,
    Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors
    Qui du godelureau rompe tous les efforts.
    De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue !
    De tout ce qu’elle a fait elle n’est point émue ;
    Et bien qu’elle me mette à deux doigts du trépas,
    On dirait, à la voir, qu’elle n’y touche pas.
    Plus en la regardant je la voyais tranquille,
    Plus je sentais en moi s’échauffer une bile ;
    Et ces bouillants transports dont s’enflammait mon cœur
    Y semblaient redoubler mon amoureuse ardeur ;
    J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle :
    Et cependant jamais je ne la vis si belle,
    Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants,
    Jamais je n’eus pour eux des désirs si pressants ;
    Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève
    Si de mon triste sort la disgrâce s’achève.
    Quoi ? j’aurai dirigé son éducation
    Avec tant de tendresse et de précaution,
    Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance,

    Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance,
    Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants
    Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
    Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache
    Me la vienne enlever jusque sur la moustache,
    Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !
    Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,
    Vous aurez beau tourner : ou j’y perdrai mes peines,
    Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
    Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

    Scène II

    UN NOTAIRE, ARNOLPHE

    Le Notaire.

    Ah ! le voilà ! Bonjour. Me voici tout à point Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.

    Arnolphesans le voir.

    Comment faire ?

    Le Notaire.

    Il le faut dans la forme ordinaire.

    Arnolphesans le voir.

    À mes précautions je veux songer de près.

    Le Notaire.

    Je ne passerai rien contre vos intérêts.

    Arnolphesans le voir.

    Il se faut garantir de toutes les surprises.

    Le Notaire.

    Suffit qu’entre mes mains vos affaires soient mises. Il ne vous faudra point, de peur d’être déçu, Quittancer le contrat que vous n’ayez reçu.

    Arnolphesans le voir.

    J’ai peur, si je vais faire éclater quelque chose, Que de cet incident par la ville on ne cause.

    Le Notaire.

    Hé bien, il est aisé d’empêcher cet éclat, Et l’on peut en secret faire votre contrat.

    Arnolphesans le voir.

    Mais comment faudra-t-il qu’avec elle j’en sorte ?

    Le Notaire.

    Le douaire se règle au bien qu’on vous apporte.

    Arnolphesans le voir.

    Je l’aime, et cet amour est mon grand embarras.

    Le Notaire.

    On peut avantager une femme en ce cas.

    Arnolphesans le voir.

    Quel traitement lui faire en pareille aventure ?

    Le Notaire.

    L’ordre est que le futur doit douer la future Du tiers du dot qu’elle a ; mais cet ordre n’est rien, Et l’on

    </poem>

    va plus avant lorsque l’on le veut bien.

    Arnolphesans le voir.

    Si…

    Le NotaireArnolphe l’apercevant.

    Pour le préciput, il les regarde ensemble.
    Je dis que le futur peut comme bon lui semble
    Douer la future.

    Arnolphel’ayant aperçu.

    Euh ?

    Le Notaire.

    Il peut l’avantager
    Lorsqu’il l’aime beaucoup et qu’il veut l’obliger,

    Et cela par douaire, ou préfix qu’on appelle,
    Qui demeure perdu par le trépas d’icelle,
    Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs,
    Ou coutumier, selon les différents vouloirs,
    Ou par donation dans le contrat formelle,
    Qu’on fait ou pure et simple, ou qu’on fait mutuelle.
    Pourquoi hausser le dos ? Est-ce qu’on parle en fat,
    Et que l’on ne sait pas les formes d’un contrat ?
    Qui me les apprendra ? Personne, je présume.
    Sais-je pas qu’étant joints, on est par la Coutume
    Communs en meubles, biens immeubles et conquêts,
    À moins que par un acte on y renonce exprès ?
    Sais-je pas que le tiers du bien de la future
    Entre en communauté pour…

    Arnolphe.

    Oui, c’est chose sûre,
    Vous savez tout cela ; mais qui vous en dit mot ?

    Le Notaire.

    Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,

    En me haussant l’épaule et faisant la grimace.

    Arnolphe.

    La peste soit fait l’homme, et sa chienne de face !
    Adieu : c’est le moyen de vous faire finir.

    Le Notaire.

    Pour dresser un contrat m’a-t-on pas fait venir ?

    Arnolphe.


    Oui, je vous ai mandé ; mais la chose est remise,
    Et l’on vous mandera quand l’heure sera prise.
    Voyez quel diable d’homme avec son entretien !

    Le Notaire.

    Je pense qu’il en tient, et je crois penser bien.

    Scène 3

    Le Notaire, Alain, Georgette, Arnolphe


    .


    Le Notaire.

    M’êtes-vous pas venu quérir pour votre maître ?

    Alain.

    Oui.

    Le Notaire.

    J’ignore pour qui vous le pouvez connaître,
    Mais allez de ma part lui dire de ce pas
    Que c’est un fou fieffé.

    Georgette.

    Nous n’y manquerons pas.

    Scène 4

    Alain, Georgette, Arnolphe


    Alain.

    Monsieur…

    Arnolphe.

    Approchez-vous : vous êtes mes fidèles,
    Mes bons, mes vrais amis, et j’en sais des nouvelles.

    Alain.

    Le Notaire…

    Arnolphe.

    Laissons, c’est pour quelque autre jour.
    On veut à mon honneur jouer d’un mauvais tour ;
    Et quel affront pour vous, mes enfants, pourrait-ce être,
    Si l’on avait ôté l’honneur à votre maître !
    Vous n’oseriez après paraître en nul endroit,
    Et chacun, vous voyant, vous montrerait au doigt.
    Donc, puisque autant que moi l’affaire vous regarde,
    Il faut de votre part faire une telle garde,
    Que ce galant ne puisse en aucune façon…

    Georgette.

    Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

    Arnolphe.


    Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.

    Alain.

    Oh ! vraiment.

    Georgette.

    Nous savons comme il faut s’en défendre.

    Arnolphe.

    S’il venait doucement : « Alain, mon pauvre cœur,
    Par un peu de secours soulage ma langueur. »

    Alain.

    Vous êtes un sot.

    Arnolphe.
                                         (À Georgette.)

    Bon. « Georgette, ma mignonne,
    Tu me parais si douce et si bonne personne. »

    Georgette.

    Vous êtes un nigaud.

    Arnolphe.
                                         (À Alain.)

    Bon. « Quel mal trouves-tu
    Dans un dessein honnête et tout plein de vertu ? »

    Alain.

    Vous êtes un fripon.

    Arnolphe.
                                         (À Georgette.)

    Fort bien. « Ma mort est sûre,
    Si tu ne prends pitié des peines que j’endure. »

    Georgette.

    Vous êtes un benêt, un impudent.

    Arnolphe.

    Fort bien.
    « Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien ;
    Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire ;
    Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire ;
    Et voilà pour t’avoir, Georgette, un cotillon :
    (Ils tendent tous deux la main, et prennent l’argent.)
    Ce n’est de mes bienfaits qu’un simple échantillon.
    Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,
    C’est que je puisse voir votre belle maîtresse. »

    Georgettele poussant.


    À d’autres.

    Arnolphe.

    Bon cela.

    Alainle poussant.

    Hors d’ici.

    Arnolphe.

    Bon.

    Georgettele poussant.

    Mais tôt.

    Arnolphe.

    Bon. Holà ! c’est assez.

    Georgette.

    Fais-je pas comme il faut ?

    Alain.

    Est-ce de la façon que vous voulez l’entendre ?

    Arnolphe.

    Oui, fort bien, hors l’argent, qu’il ne fallait pas prendre.

    Georgette.

    Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

    Alain.

    Voulez-vous qu’à l’instant nous recommencions ?

    Arnolphe.

    Point :
    Suffit. Rentrez tous deux.

    Alain.

    Vous n’avez rien qu’à dire.

    Arnolphe.

    Non, vous dis-je ; rentrez, puisque je le désire.
    Je vous laisse l’argent. Allez : je vous rejoins.
    Ayez bien l’œil à tout, et secondez mes soins.

    Scène 5

    Arnolphe,


    Arnolphe.

    Je veux, pour espion qui soit d’exacte vue,

    Prendre le savetier du coin de notre rue.
    Dans la maison toujours je prétends la tenir,
    Y faire bonne garde, et surtout en bannir
    Vendeuses de ruban, perruq

    uières, coiffeuses,
    Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,
    Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour
    À faire réussir les mystères d’amour.
    Enfin j’ai vu le monde et j’en sais les finesses.
    Il faudra que mon homme ait de grandes adresses
    Si message ou poulet de sa part peut entrer.

    Scène 6

    Horace, Arnolphe


    Horace.

    La place m’est heureuse à vous y rencontrer.
    Je viens de l’échapper bien belle, je vous jure.
    Au sortir d’avec vous, sans prévoir l’aventure,
    Seule dans son balcon j’ai vu paraître Agnès,
    Qui des arbres prochains prenait un peu le frais.

    Après m’avoir fait signe, elle a su faire en sorte,
    Descendant au jardin, de m’en ouvrir la porte ;
    Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous,
    Qu’elle a sur les degrés entendu son jaloux ;
    Et tout ce qu’elle a pu dans un tel accessoire,
    C’est de me renfermer dans une grande armoire.
    Il est entré d’abord : je ne le voyais pas,
    Mais je l’oyais marcher, sans rien dire, à grands pas,
    Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
    Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
    Frappant un petit chien qui pour lui s’émouvait,
    Et jetant brusquement les hardes qu’il trouvait ;
    Il a même cassé, d’une main mutinée,
    Des vases dont la belle ornait sa cheminée ;
    Et sans doute il faut bien qu’à ce becque cornu
    Du trait qu’elle a joué quelque jour soit venu.

    Enfin, après cent tours, ayant de la manière
    Sur ce qui n’en peut mais déchargé sa colère,

    Mon jaloux inquiet, sans dire son ennui,
    Est sorti de la chambre, et moi de mon étui.
    Nous n’avons point voulu, de peur du personnage,
    Risquer à nous tenir ensemble davantage :
    C’était trop hasarder ; mais je dois, cette nuit,
    Dans sa chambre un peu tard m’introduire sans bruit.
    En toussant par trois fois je me ferai connaître ;
    Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre,
    Dont, avec une échelle, et secondé d’Agnès,
    Mon amour tâchera de me gagner l’accès.
    Comme à mon seul ami, je veux bien vous l’apprendre :
    L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre ;
    Et, goûtât-on cent fois un bonheur trop parfait,
    On n’en est pas content, si quelqu’un ne le sait.
    Vous prendrez part, je pense, à l’heur de mes affaires.
    Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.

    Scène 7

    Arnolphe


    Arnolphe.

    Quoi ? l’astre qui s’obstine à me désespérer
    Ne me donnera pas le temps de respirer ?
    Coup sur coup je verrai, par leur intelligence,
    De mes soins vigilants confondre la prudence ?
    Et je serai la dupe, en ma maturité,
    D’une jeune innocente et d’un jeune éventé ?

    En sage philosophe on m’a vu, vingt années,
    Contempler des maris les tristes destinées,
    Et m’instruire avec soin de tous les accidents
    Qui font dans le malheur tomber les plus prudents ;
    Des disgrâces d’autrui profitant dans mon âme,
    J’ai cherché les moyens, voulant prendre une femme,
    De pouvoir garantir mon front de tous affronts,
    Et le tirer de pair d’avec les autres fronts.
    Pour ce noble dessein, j’ai cru mettre en pratique
    Tout ce que peut trouver l’humaine politique ;
    Et comme si du sort il était arrêté
    Que nul homme ici-bas n’en serait exempté,
    Après l’expérience et toutes les lumières
    Que j’ai pu m’acquérir sur de telles matières,
    Après vingt ans et plus de méditation
    Pour me conduire

    en tout avec précaution,
    De tant d’autres maris j’aurais quitté la trace
    Pour me trouver après dans la même disgrâce ?
    Ah ! bourreau de destin, vous en aurez menti.
    De l’objet qu’on poursuit je suis encor nanti ;
    Si son cœur m’est volé par ce blondin funeste,
    J’empêcherai du moins qu’on s’empare du reste,
    Et cette nuit, qu’on prend pour le galant exploit,
    Ne se passera pas si doucement qu’on croit.
    Ce m’est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,
    Que l’on me donne avis du piége qu’on me dresse,
    Et que cet étourdi, qui veut m’être fatal,
    Fasse son confident de son propre rival.

    Scène 8

    Chrysalde, Arnolphe


    Chrysalde.

    Hé bien, souperons-nous avant la promenade ?

    Arnolphe.

    Non, je jeûne ce soir.

    Chrysalde.

    D’où vient cette boutade ?

    Arnolphe.

    De grâce, excusez-moi : j’ai quelque autre embarras.

    Chrysalde.

    Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas ?

    Arnolphe.

    C’est trop s’inquiéter des affaires des autres.

    Chrysalde.

    Oh ! oh ! si brusquement ! Quels chagrins sont les vôtres ?
    Serait-il point, compère, à votre passion
    Arrivé quelque peu de tribulation ?
    Je le jurerais presque à voir votre visage.

    Arnolphe.

    Quoi qu’il m’arrive, au moins aurai-je l’avantage
    De ne pas ressembler à de certaines gens
    Qui souffrent doucement l’approche des galants.

    Chrysalde.

    C’est un étrange fait, qu’avec tant de lumières,
    Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,
    Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur,

    Et ne conceviez point au monde d’autre honneur.
    Être avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,
    N’est rien, à votre avis, auprès de cette tache ;
    Et, de quelque façon qu’on puisse avoir vécu,
    On est homme d’honneur quand on n’est point cocu.
    À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire
    Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,
    Et qu’une âme bien née ait à se reprocher
    L’injustice d’un mal qu’on ne peut empêcher ?
    Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme,
    Qu’on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,
    Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi
    De l’affront que nous fait son manquement de foi ?
    Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage
    Se faire en galant homme une plus douce image,
    Que des coups du hasard aucun n’étant garant,
    Cet accident de soi doit être indifférent,
    Et qu’enfin tout le mal, quoi que le monde glose,
    N’est que dans la façon de recevoir la chose ;
    Car, pour se bien conduire en ces difficultés,

    Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,
    N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires
    Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires,
    De leurs femmes toujours vont citant les galans,
    En font partout l’éloge, et prônent leurs talens,
    Témoignent avec eux d’étroites sympathies,
    Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
    Et font qu’avec raison les gens sont étonnés
    De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.
    Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable ;
    Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable.
    Si je n’approuve pas ces amis des galans,
    Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulens
    Dont l’imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,
    Attire au bruit qu’il fait les yeux de tout le monde,
    Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir
    Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir.
    Entre ces deux partis il en est un honnête,
    Où dans l’occasion l’homme prudent s’arrête ;
    Et quand on le sait prendre, on n’a point à rougir
    Du pis dont une femme avec nous puisse agir.

    Quoi qu’on en puisse dire enfin, le cocuage
    Sous des traits moins affreux aisément s’envisage ;
    Et, comme je vous dis, toute l’habileté
    Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

    Arnolphe.

    Après ce beau discours, toute la confrérie
    Doit un remercîment à Votre Seigneurie ;
    Et quiconque voudra vous entendre parler
    Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

    Chrysalde.

    Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme ;
    Mais, comme c’est le sort qui nous donne une femme,
    Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés,
    Où, s’il ne vous vient pas ce que vous demandez,
    Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite
    Corriger le hasard par la bonne conduite.

    Arnolphe.

    C’est-à-dire dormir et manger toujours bien,
    Et se persuader que tout cela n’est rien.

    Chrysalde.

    Vous pensez vous moquer ; mais, à ne vous rien feindre,
    Dans le monde je vois cent choses plus à craindre
    Et dont je me ferais un bien plus grand malheur
    Que de cet accident qui vous fait tant de peur.
    Pensez-vous qu’à choisir de deux choses prescrites,
    Je n’aimasse pas mieux être ce que vous dites,
    Que de me voir mari de ces femmes de bien,
    Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien,
    Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,
    Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses,
    Qui, pour un petit tort qu’elles ne nous font pas,
    Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,

    Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,
    Que nous soyons tenus à tout endurer d’elles ?
    Encore un coup, compère, apprenez qu’en effet
    Le cocuage n’est que ce que l’on le fait,
    Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes,
    Et qu’il a ses plaisirs comme les autres choses.

    Arnolphe.


    Si vous êtes d’humeur à vous en contenter,

    Quant à moi, ce n’est pas la mienne d’en tâter ;
    Et plutôt que subir une telle aventure…

    Chrysalde.

    Mon Dieu ! ne jurez point, de peur d’être parjure.
    Si le sort l’a réglé, vos soins sont superflus,
    Et l’on ne prendra pas votre avis là-dessus.

    Arnolphe.

    Moi, je serais cocu ?

    Chrysalde.

    Vous voilà bien malade !
    Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,
    Qui de mine, de cœur, de biens et de maison,
    Ne feraient avec vous nulle comparaison.

    Arnolphe.

    Et moi, je n’en voudrais avec eux faire aucune.
    Mais cette raillerie, en un mot, m’importune :
    Brisons là, s’il vous plaît.

    Chrysalde.

    Vous êtes en courroux.
    Nous en saurons la cause. Adieu. Souvenez-vous,
    Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire,
    Que c’est être à demi ce que l’on vient de dire,
    Que de vouloir jurer qu’on ne le sera pas.

    Arnolphe.

    Moi, je le jure encore, et je vais de ce pas
    Contre cet accident trouver un bon remède.

    Scène 9

    Alain, Georgette, Arnolphe


    Arnolphe.

    Mes amis, c’est ici que j’implore votre aide.
    Je suis édifié de votre affection ;
    Mais il faut qu’elle éclate en cette occasion ;
    Et si

    vous m’y servez selon ma confiance,
    Vous êtes assurés de votre récompense.
    L’homme que vous savez (n’en faites point de bruit)
    Veut, comme je l’ai su, m’attraper cette nuit,
    Dans la chambre d’Agnès entrer par escalade ;
    Mais il lui faut nous trois dresser une embuscade.
    Je veux que vous preniez chacun un bon bâton,
    Et quand il sera près du dernier échelon
    (Car dans le temps qu’il faut j’ouvrirai la fenêtre),
    Que tous deux, à l’envi, vous me chargiez ce traître,
    Mais d’un air dont son dos garde le souvenir,
    Et qui lui puisse apprendre à n’y plus revenir :
    Sans me nommer pourtant en aucune manière,
    Ni faire aucun semblant que je serai derrière.
    Aurez-vous bien l’esprit de servir mon courroux ?

    Alain.

    S’il ne tient qu’à frapper, Monsieur, tout est à nous :
    Vous verrez, quand je bats, si j’y vais de main morte.

    Georgette.

    La mienne, quoique aux yeux elle n’est pas si forte,

    N’en quitte pas sa part à le bien étriller.

    Arnolphe.

    Rentrez donc ; et surtout gardez de babiller.
    Voilà pour le prochain une leçon utile ;
    Et si tous les maris qui sont en cette ville
    De leurs femmes ainsi recevaient le galant,
    Le nombre des cocus ne serait pas si grand.

    ACTE CINQUIÈME.

    Scène I

    ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    Traîtres ! qu’avez-vous fait par cette violence ?

    Alain.

    Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.

    Arnolphe.

    De cette excuse en vain vous voulez vous armer :
    L’ordre était de le battre, et non de l’assommer ;
    Et c’était sur le dos, et non pas sur la tête,
    Que j’avais commandé qu’on fît choir la tempête.
    Ciel ! dans quel accident me jette ici le sort !
    Et que puis-je résoudre à voir cet homme mort ?
    Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire
    De cet ordre innocent que j’ai pu vous prescrire.
    Le jour s’en va paraître, et je vais consulter
    Comment dans ce malheur je me dois comporter.
    Hélas ! que deviendrai-je ? et que dira le père,
    Lorsque inopinément il saura cette affaire ?

    Scène II

    HORACE, ARNOLPHE.

    Horace, à part.

    Il faut que j’aille un peu reconnoître qui c’est.

    Arnolphe, se croyant seul.

    Eût-on jamais prévu…

    (Heurté par Horace, qu’il ne reconnoît pas.)

    Qui va là, s’il vous plaît ?

    Horace.

    C’est vous, Seigneur Arnolphe ?

    Arnolphe.

    Oui. Mais vous ?…

    Horace.

    C’est Horace.
    Je m’en allais chez vous vous prier d’une grace.

    Vous sortez bien matin !

    Arnolphe, bas.

    Quelle confusion !
    Est-ce un enchantement ? est-ce une illusion ?

    Horace.

    J’étais, à dire vrai, dans une grande peine,
    Et je bénis du Ciel la bonté souveraine
    Qui fait qu’à point nommé je vous rencontre ainsi.
    Je viens vous avertir que tout a réussi,
    Et même beaucoup plus que je n’eusse osé dire,
    Et par un incident qui devait tout détruire.

    Je ne sais point par où l’on a pu soupçonner
    Cette assignation qu’on m’avait su donner ;
    Mais, étant sur le point d’atteindre à la fenêtre,
    J’ai, contre mon espoir, vu quelques gens paraître,
    Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
    M’ont fait manquer le pied et tomber jusqu’en bas,
    Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure,
    De vingt coups de bâton m’a sauvé l’aventure.
    Ces gens-là, dont était, je pense, mon jaloux,
    Ont imputé ma chute à l’effort de leurs coups ;
    Et, comme la douleur, un assez long espace,
    M’a fait sans remuer demeurer sur la place,
    Ils ont cru tout de bon qu’ils m’avaient assommé,
    Et chacun d’eux s’en est aussitôt alarmé.
    J’entendois tout leur bruit dans le profond silence :
    L’un l’autre ils s’accusaient de cette violence ;
    Et sans lumière aucune, en querellant le sort,
    Sont venus doucement tâter si j’étais mort :
    Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
    J’ai d’un vrai trépassé su tenir la figure.
    Ils se sont retirés avec beaucoup d’effroi ;
    Et comme je songeais à me retirer, moi,
    De cette feinte mort la jeune Agnès émue
    Avec empressement est devers moi venue ;
    Car les discours qu’entre eux ces gens avaient tenus
    Jusques à son oreille étaient d’abord venus,
    Et pendant tout ce trouble étant moins observée,
    Du logis aisément elle s’était sauvée ;
    Mais me trouvant sans mal, elle a fait éclater
    Un transport difficile à bien représenter.

    Que vous dirai-je ? Enfin cette aimable personne
    A suivi les conseils que son amour lui donne,

    N’a plus voulu songer à retourner chez soi,
    Et de tout son destin s’est commise à ma foi.
    Considérez un peu, par ce trait d’innocence,
    Où l’expose d’un fou la haute impertinence,
    Et quels fâcheux périls elle pourrait courir,
    Si j’étais maintenant homme à la moins chérir.
    Mais d’un trop pur amour mon âme est embrasée :
    J’aimerais mieux mourir que l’avoir abusée ;
    Je lui vois des appas dignes d’un autre sort,
    Et rien ne m’en saurait séparer que la mort.
    Je prévois là-dessus l’emportement d’un père ;
    Mais nous prendrons le temps d’apaiser sa colère.
    À des charmes si doux je me laisse emporter,
    Et dans la vie enfin il se faut contenter.
    Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
    C’est que je puisse mettre en vos mains cette belle,
    Que dans votre maison, en faveur de mes feux,
    Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux.
    Outre qu’aux yeux du monde il faut cacher sa fuite,
    Et qu’on en pourra faire une exacte poursuite,
    Vous savez qu’une fille aussi de sa façon
    Donne avec un jeune homme un étrange soupçon ;
    Et comme c’est à vous, sûr de votre prudence,
    Que j’ai fait de mes feux entière confidence,
    C’est à vous seul aussi, comme ami généreux,

    Que je puis confier ce dépôt amoureux.

    Arnolphe.

    Je suis, n’en doutez point, tout à votre service.

    Horace.

    Vous voulez bien me rendre un si charmant office ?

    Arnolphe.

    Très volontiers, vous dis-je ; et je me sens ravir
    De cette occasion que j’ai de vous servir,
    Je rends grâces au Ciel de ce qu’il me l’envoie,
    Et n’ai jamais rien fait avec si grande joie.

    Horace.

    Que je suis redevable à toutes vos bontés !
    J’avais de votre part craint des difficultés ;
    Mais vous êtes du monde, et dans votre sagesse

    Vous savez excuser le feu de la jeunesse.
    Un de mes gens la garde au coin de ce détour.

    Arnolphe.

    Mais comment ferons-nous ? car il fait un peu jour :
    Si je la prends ici, l’on me verra peut-être ;
    Et s’il faut que chez moi vous veniez à paraître,
    Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr,
    Il faut me l’amener dans un lieu plus obscur.
    Mon allée est commode, et je l’y vais attendre.

    Horace.

    Ce sont précautions qu’il est fort bon de prendre.
    Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main,
    Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.

    Arnolphe, seul.

    Ah ! fortune, ce trait d’aventure propice
    Répare tous les maux que m’a faits ton caprice !
    (Il s’enveloppe le nez de son manteau.)

    Scène 3

    Agnès, Arnolphe, Horace


    Horace.

    Ne soyez point en peine où je vais vous mener :
    C’est un logement sûr que je vous fais donner.
    Vous loger avec moi, ce serait tout détruire :
    Entrez dans cette porte et laissez-vous conduire.
    (Arnolphe lui prend la main sans qu’elle le reconnaisse.)

    Agnès.

    Pourquoi me quittez-vous ?

    Horace.

    Chère Agnès, il le faut.

    Agnès.

    Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.

    Horace.

    J’en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.

    Agnès.

    Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.

    Horace.

    Hors de votre présence, on me voit triste aussi.

    Agnès.

    Hélas ! s’il était vrai, vous resteriez ici.

    Horace.

    Quoi ? vous pourriez douter de mon amour extrême !

    Agnès.


    Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime.
    (Arnolphe la tire.)
    Ah ! l’on me tire trop.

    Horace.

    C’est qu’il est dangereux,
    Chère Agnès, qu’en ce lieu nous soyons vus tous deux ;
    Et le parfait ami de qui la main vous presse
    Suit le zèle prudent qui pour nous l’intéresse.

    Agnès.

    Mais suivre un inconnu que…

    Horace.

    N’appréhendez rien :
    Entre de telles mains vous ne serez que bien.

    Agnès.

    Je me trouverais mieux entre celles d’Horace.

    Horace.

    Et j’aurais…

    Agnès à celui qui la tient.

    Attendez.

    Horace.

    Adieu : le jour me chasse.

    Agnès.

    Quand vous verrai-je donc ?

    Horace.

    Bientôt, assurément.

    Agnès.

    Que je vais m’ennuyer jusques à ce moment !

    Horace.

    Grâce au Ciel, mon bonheur n’est plus en concurrence,
    Et je puis maintenant dormir en assurance.

    Scène 4

    Arnolphe ,


    Arnolphe, le nez dans son manteau.

    Venez, ce n’est pas là que je vous logerai,
    Et votre gîte ailleurs est par moi préparé :
    Je prétends en lieu sûr mettre votre personne.
    Me connaissez-vous ?

    Agnès, le reconnaissant.

    Hay !

    Arnolphe.


    Mon visage, friponne,
    Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
    Et c’est à contre-cœur qu’ici vous me voyez.
    Je trouble en ses projets l’amour qui vous possède.
    (Agnès regarde si elle ne verra point Horace.)
    N’appelez point des yeux le galant à votre aide :
    Il est trop éloigné pour vous donner secours.
    Ah ! ah ! si jeune encor, vous jouez de ces tours !

    Votre simplicité, qui semble sans pareille,
    Demande si l’on fait les enfants par l’oreille ;
    Et vous savez donner des rendez-vous la nuit,
    Et pour suivre un galant vous évader sans bruit !
    Tudieu ! comme avec lui votre langue cajole !
    Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école.
    Qui diantre tout d’un coup vous en a tant appris ?
    Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ?
    Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie ?
    Ah ! coquine, en venir à cette perfidie !
    Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein !
    Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein,
    Et qui, dès qu’il se sent, par une humeur ingrate,
    Cherche à faire du mal à celui qui le flatte !

    Agnès.

    Pourquoi me criez-vous ?

    Arnolphe.

    J’ai grand tort en effet !

    Agnès.

    Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

    Arnolphe.

    Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

    Agnès.

    C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme :
    J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché
    Qu’il se faut marier pour ôter le péché.

    Arnolphe.

    Oui. Mais pour femme, moi je prétendais vous prendre ;
    Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.

    Agnès.


    Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,
    Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
    Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
    Et vos discours en font une image terrible ;
    Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
    Que de se marier il donne des désirs.

    Arnolphe.

    Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

    Agnès.

    Oui, je l’aime.

    Arnolphe.

    Et vous avez le front de le dire à moi-même !

    Agnès.

    Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

    Arnolphe.

    Le deviez-vous aimer, impertinente ?

    Agnès.

    Hélas !
    Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;
    Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

    Arnolphe.

    Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

    Agnès.

    Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

    Arnolphe.

    Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

    Agnès.

    Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

    Arnolphe.

    Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.
    Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?

    Agnès.

    Vous ?

    Arnolphe.

    Oui.

    Agnès.

    Hélas ! non.

    Arnolphe.

    Comment, non !

    Agnès.

    Voulez-vous que je mente ?

    Arnolphe.


    Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?

    Agnès.

    Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :
    Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?
    Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

    Arnolphe.

    Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ;
    Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

    Agnès.

    Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;
    Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

    Arnolphe.

    Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
    Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?
    Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus
    Une sotte en sait plus que le plus habile homme.

    Puisque en raisonnement votre esprit se consomme,
    La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps
    Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?

    Agnès.

    Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.

    Arnolphe.

    Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
    Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
    Les obligations que vous pouvez m’avoir ?

    Agnès.

    Je ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on pense.

    Arnolphe.

    N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

    Agnès.

    Vous avez là dedans bien opéré vraiment,
    Et m’avez fait en tout instruire joliment !
    Croit-on que je me flatte, et qu’enfin, dans ma tête,
    Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

    Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,
    Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

    Arnolphe.

    Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,
    Apprendre du blondin quelque chose ?

    Agnès.

    Sans doute.
    C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :
    Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

    Arnolphe.

    Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade
    Ma main de ce discours ne venge la bravade.
    J’enrage quand je vois sa piquante froideur,
    Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

    Agnès.

    Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.

    Arnolphe.

    Ce mot et ce regard désarme ma colère,
    Et produit un retour de tendresse et de cœur,
    Qui de son action m’efface la noirceur.
    Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
    Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
    Tout le monde connaît leur imperfection :
    Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;
    Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;
    Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
    Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
    Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.

    Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
    Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
    Considère par là l’amour que j’ai pour toi,
    Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

    Agnès.

    Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire :
    Que me coûterait-il, si je le pouvais

    faire ?

    Arnolphe.

    Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
                                    (Il fait un soupir.)
    Écoute seulement ce soupir amoureux,
    Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
    Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.
    C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,
    Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
    Ta forte passion est d’être brave et leste :
    Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;
    Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
    Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;

    Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :
    Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.
    (À part.)
    Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !
    Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :
    Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
    Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
    Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
    Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :
    Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

    Agnès.

    Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :
    Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

    Arnolphe.

    Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux.
    Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
    Et vous dénicherez à l’instant de la ville.
    Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout ;
    Mais un cul de couvent me vengera de tout.

    Scène 5

    Alain, Arnolphe


    Alain.

    Je ne sais ce que c’est, Monsieur, mais il me semble

    Qu’Agnès et le corps mort s’en sont allés ensemble.

    Arnolphe.

    La voici. Dans ma chambre allez me la nicher :
    Ce ne sera pas là qu’il la viendra chercher ;
    Et puis c’est seulement pour une demie-heure :
    Je vais, pour lui donner une sûre demeure,
    Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux,
    Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux.
    Peut-être que son âme, étant dépaysée,
    Pourra de cet amour être désabusée.

    Scène 6

    Arnolphe, Horace


    Horace.

    Ah ! je viens vous trouver, accablé de douleur.

    Le Ciel, Seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur ;
    Et par un trait fatal d’une injustice extrême,
    On me veut arracher de la beauté que j’aime.
    Pour arriver ici mon père a pris le frais ;
    J’ai trouvé qu’il mettait pied à terre ici près ;
    Et la cause, en un mot, d’une telle venue,
    Qui, comme je disais, ne m’était pas connue,
    C’est qu’il m’a marié sans m’en récrire rien,
    Et qu’il vient en ces lieux célébrer ce lien.
    Jugez, en prenant part à mon inquiétude,
    S’il pouvoit m’arriver un contre-temps plus rude.
    Cet Enrique, dont hier je m’informois à vous,
    Cause tout le malheur dont je ressens les coups ;
    Il vient avec mon père achever ma ruine,
    Et c’est sa fille unique à qui l’on me destine.
    J’ai, dès leurs premiers mots, pensé m’évanouir ;
    Et d’abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr,
    Mon père ayant parlé de vous rendre visite,
    L’esprit plein de frayeur je l’ai devancé vite.
    De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir
    De mon engagement qui le pourrait aigrir ;
    Et tâchez, comme en vous il prend grande créance,

    De le dissuader de cette autre alliance.

    Arnolphe.

    Oui-da.

    Horace.

    Conseillez-lui de différer un peu,

    Et rendez, en ami, ce service à mon feu.

    Arnolphe.

    Je n’y manquerai pas.

    Horace.

    C’est en vous que j’espère.

    Arnolphe.

    Fort bien.

    Horace.

    Et je vous tiens mon véritable père.
    Dites-lui que mon âge… Ah ! je le vois venir :
    Écoutez les raisons que je vous puis fournir.
    (Ils demeurent en un coin du théâtre.)

    Scène 7

    Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe


    Enrique, à Chrysalde.

    Aussitôt qu’à mes yeux je vous ai vu paraître,
    Quand on ne m’eût rien dit, j’aurais su vous connaître.
    Je vous vois tous les traits de cette aimable sœur
    Dont l’hymen autrefois m’avait fait possesseur ;
    Et je serais heureux si la Parque cruelle
    M’eût laissé ramener cette épouse fidèle,
    Pour jouir avec moi des sensibles douceurs
    De revoir tous les siens après nos longs malheurs.
    Mais puisque du destin la fatale puissance

    Nous prive pour jamais de sa chère présence,
    Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter
    Du seul fruit amoureux qui m’en ait pu rester.
    Il vous touche de près ; et, sans votre suffrage,
    J’aurais tort de vouloir disposer de ce gage.
    Le choix du fils d’Oronte est glorieux de soi ;
    Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.

    Chrysalde.

    C’est de mon jugement avoir mauvaise estime
    Que douter si j’approuve un choix si légitime.

    Arnolphe, à Horace.


    Oui, je vais vous servir de la bonne façon.

    Horace.

    Gardez, encore un coup…

    Arnolphe.

    N’ayez aucun soupçon.

    Oronte, à Arnolphe.

    Ah ! que cette embrassade est pleine de tendresse !

    Arnolphe.

    Que je sens à vous voir une grande allégresse !

    Oronte.

    Je suis ici venu…

    Arnolphe.

    Sans m’en faire récit,
    Je sais ce qui vous mène.

    Oronte.

    On vous l’a déjà dit.

    Arnolphe.

    Oui.

    Oronte.

    Tant mieux.

    Arnolphe.

    Votre fils à cet hymen résiste,
    Et son cœur prévenu n’y voit rien que de triste :
    Il m’a même prié de vous en détourner ;
    Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,
    C’est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère,
    Et de faire valoir l’autorité de père.
    Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens,
    Et nous faisons contre eux à leur être indulgent.

    Horace.

    Ah ! traître !

    Chrysalde.

    Si son cœur a quelque répugnance,
    Je tiens qu’on ne doit pas lui faire violence.
    Mon frère, que je crois, sera de mon avis.

    Arnolphe.

    Quoi ? se laissera-t-il gouverner par son fils ?

    Est-ce que vous voulez qu’un père ait la mollesse
    De ne savoir pas faire obéir la jeunesse ?
    Il serait beau vraiment qu’on le vît aujourd’hui
    Prendre loi de qui doit la recevoir de lui !
    Non, non : c’est mon intime, et sa gloire est la mienne :
    Sa parole est donnée, il faut qu’il la maintienne,

    Qu’il fasse voir ici de fermes sentiments,
    Et force de son fils tous les attachements.

    Oronte.

    C’est parler comme il faut, et, dans cette alliance,
    C’est moi qui vous réponds de son obéissance.

    Chrysalde, à Arnolphe.

    Je suis surpris, pour moi, du grand empressement
    Que vous nous faites voir pour cet engagement,
    Et ne puis deviner quel motif vous inspire…

    Arnolphe.

    Je sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire.

    Oronte.

    Oui, oui, Seigneur Arnolphe, il est…

    Chrysalde.

    Ce nom l’aigrit ;
    C’est Monsieur de la Souche, on vous l’a déjà dit.

    Arnolphe.

    Il n’importe.

    Horace.

    Qu’entends-je ?

    Arnolphese retournant vers Horace.

    Oui, c’est là le mystère,
    Et vous pouvez juger ce que je devais faire.

    Horace.

    En quel trouble…

    Scène 8

    Georgette, Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe


    Georgette.

    Monsieur, si vous n’êtes auprès,
    Nous aurons de la peine à retenir Agnès ;
    Elle veut à tous coups s’échapper, et peut-être
    Qu’elle se pourrait bien jeter par la fenêtre.

    Arnolphe.


    Faites-la-moi venir ; aussi bien de ce pas
    Prétends-je l’emmener ; ne vous en fâchez pas :
    Un bonheur continu rendrait l’homme superbe ;
    Et chacun a son tour, comme dit le proverbe.

    Horace.

    Quels maux peuvent, ô Ciel ! égaler mes ennuis !
    Et s’est-on jamais vu dans l’abîme où je suis !

    Arnolpheà Oronte.

    Pressez vite le jour de la cérémonie :
    J’y prends part, et déjà moi-même je m’en prie.

    Oronte.

    C’est bien notre dessein.

    Scène 9

    Agnès, Alain, Georgette, Oronte, Enrique, Arnolphe, Horace, Chrysalde


    Arnolpheà Agnès.

    Venez, belle, venez,
    Qu’on ne saurait tenir, et qui vous mutinez.
    Voici votre galant, à qui, pour récompense,
    Vous pouvez faire une humble et douce révérence.
    Adieu. L’événement trompe un peu vos souhaits ;
    Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.

    Agnès.

    Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte ?

    Horace.

    Je ne sais où j’en suis, tant ma douleur est forte.

    Arnolphe.

    Allons, causeuse, allons.

    Agnès.

    Je veux rester ici.

    Oronte.

    Dites-nous ce que c’est que ce mystère-ci.
    Nous nous regardons tous, sans le pouvoir comprendre.

    Arnolphe.

    Avec plus de loisir je pourrai vous l’apprendre.
    Jusqu’au revoir.

    Oronte.


    Où donc prétendez-vous aller ?
    Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.

    Arnolphe.

    Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
    D’achever l’hyménée.

    Oronte.

    Oui. Mais pour le conclure,
    Si l’on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit
    Que vous avez chez vous celle dont il s’agit,
    La fille qu’autrefois de l’aimable Angélique,
    Sous des liens secrets, eut le seigneur Enrique ?
    Sur quoi votre discours était-il donc fondé ?

    Chrysalde.

    Je m’étonnais aussi de voir son procédé.

    Arnolphe.

    Quoi ?…

    Chrysalde.

    D’un hymen secret ma sœur eut une fille,
    Dont on cacha le sort à toute la famille.

    Oronte.

    Et qui sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
    Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.

    Chrysalde.

    Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
    L’obligea de sortir de sa natale terre.

    Oronte.

    Et d’aller essuyer mille périls divers
    Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.

    Chrysalde.

    Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
    Avaient pu lui ravir l’imposture et l’envie.

    Oronte.

    Et de retour en France, il a cherché d’abord
    Celle à qui de sa fille il confia le sort.

    Chrysalde.

    Et cette paysanne a dit avec franchise
    Qu’en vos mains à quatre ans elle l’avait remise.

    Oronte.

    Et qu’elle l’avait fait sur votre charité,
    Par un accablement d’extrême pauvreté.


    Chrysalde.

    Et lui, plein de transport et l’allégresse en l’âme,
    A fait jusqu’en ces lieux conduire cette femme.

    Oronte.

    Et vous allez enfin la voir venir ici,
    Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.

    Chrysalde, à Arnolphe

    Je devine à peu près quel est votre supplice ;
    Mais le sort en cela ne vous est que propice.
    Si n’être point cocu vous semble un si grand bien,
    Ne vous point marier en est le vrai moyen.

    Arnolphe, s’en allant tout transporté, et ne pouvant parler.

    Ouf !

    Scène X

    ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, AGNÈS, HORACE.

    Oronte.

    D’où vient qu’il s’enfuit sans rien dire ?

    Horace.

    Ah ! mon père,
    Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
    Le hasard en ces lieux avait exécuté
    Ce que votre sagesse avait prémédité.
    J’étois, par les doux nœuds d’une amour mutuelle,
    Engagé de parole avecque cette belle ;
    Et c’est elle, en un mot, que vous venez chercher,
    Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.

    Enrique.

    Je n’en ai point douté d’abord que je l’ai vue,
    Et mon âme depuis n’a cessé d’être émue.
    Ah ! ma fille, je cède à des transports si doux.

    Chrysalde.

    J’en ferois de bon cœur, mon frère, autant que vous ;
    Mais ces lieux et cela ne s’accommodent guères.
    Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
    Payer à notre ami ces soins officieux,
    Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux.

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  • Molière : Les Précieuses ridicules

    1659

    Scène I

    La Grange, Du Croisy.

    Du Croisy

    Seigneur la Grange.

    La Grange

    Quoi ?

    Du Croisy

    Regardez-moi un peu sans rire.

    La Grange

    Hé bien ?

    Du Croisy

    Que dites-vous de notre visite ? En êtes-vous fort satisfait ?

    La Grange

    À votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ?

    Du Croisy

    Pas tout à fait, à dire vrai.

    La Grange

    Pour moi, je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle heure est-il ? Ont-elles répondu que oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire ? et ne m’avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu’elles ont fait ?

    Du Croisy

    Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.

    La Grange

    Sans doute, je l’y prends, et de telle façon, que je veux me venger de cette impertinence. Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu’il faut être pour en être bien reçu ; et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur monde.

    Du Croisy

    Et comment encore ?

    La Grange

    J’ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu’à les appeler brutaux.

    Du Croisy

    Eh bien ! qu’en prétendez-vous faire ?

    La Grange

    Ce que j’en prétends faire ? Il faut… Mais sortons d’ici auparavant.

    Scène II

    Gorgibus, du Croisy, La Grange

    Gorgibus

    Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille : les affaires iront-elles bien ? Quel est le résultat de cette visite ? C’est une chose que vous pourrez mieux apprendre d’elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c’est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très-humbles serviteurs.

    Gorgibus

    Ouais ! il semble qu’ils sortent mal satisfaits d’ici. D’où pourroit venir leur mécontentement ? Il faut savoir un peu ce que c’est. Holà !

    Scène III

    Gorgibus, Marotte.

    Marotte

    Que désirez-vous, Monsieur ?

    Gorgibus

    Où sont vos maîtresses ?

    Marotte

    Dans leur cabinet.

    Gorgibus

    Que font-elles ?

    Marotte

    De la pommade pour les lèvres.

    Gorgibus

    C’est trop pommadé. Dites-leur qu’elles descendent.

    Scène IV

    Gorgibus, seul.

    Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connois point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d’une douzaine de cochons, pour le moins, et quatre valets vivroient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient.

    Scène V

    Madelon, Cathos, Gorgibus.

    Gorgibus

    Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avois-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris ?

    Magdelon

    Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ?

    Cathos

    Le moyen, mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?

    Gorgibus

    Et qu’y trouvez-vous à redire ?

    Magdelon

    La belle galanterie que la leur ! Quoi ! débuter d’abord par le mariage ?

    Gorgibus

    Et par où veux-tu donc qu’ils débutent ? par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent, n’est-il pas un témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ?

    Magdelon

    Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.

    Gorgibus

    Je n’ai que faire ni d’air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là.

    Magdelon

    Mon Dieu ! que, si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini ! La belle chose que ce seroit si d’abord Cyrus épousoit Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie !

    Gorgibus

    Que me vient conter celle-ci ?

    Magdelon

    Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

    Gorgibus

    Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

    Cathos

    En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.

    Gorgibus

    Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Magdelon…

    Magdelon

    Hé ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.

    Gorgibus

    Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

    Magdelon

    Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

    Cathos

    Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord.

    Gorgibus

    Écoutez : il n’y a qu’un mot qui serve. Je n’entends point que vous ayez d’autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces Messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.

    Cathos

    Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?

    Magdelon

    Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion.

    Gorgibus, , à part.

    Il n’en faut point douter, elles sont achevées.Haut. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu’il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j’en fais un bon serment.

    Scène V

    Cathos, Madelon

    Cathos

    Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme !

    Magdelon

    Que veux-tu, ma chère ? j’en suis en confusion pour lui. J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre.

    Cathos

    Je le croirois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde ; et pour moi, quand je me regarde aussi…

    Scène VII

    Cathos, Madelon, Marotte.

    Marotte

    Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

    Magdelon

    Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles.

    Marotte

    Dame ! je n’entends point le latin ; et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.

    Magdelon

    L’impertinente ! Le moyen de souffrir cela ? Et qui est-il, le maître de ce laquais ?

    Marotte

    Il me l’a nommé le marquis de Mascarille.

    Magdelon

    Ah ! ma chère, un marquis ! un marquis ! Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous.

    Cathos

    Assurément, ma chère.

    Magdelon

    Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

    Marotte

    Par ma foi, je ne sais point quelle bête c’est là ; il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

    Cathos

    Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d’en salir la glace par la communication de votre image.

    Elles sortent.

    Scène VIII

    Mascarille, deux porteurs.

    Mascarille

    Holà ! porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser à force de heurter contre les murailles et les pavés.

    Premier porteur

    Dame ! c’est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu’ici.

    Mascarille

    Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j’exposasse l’embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j’allasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, ôtez votre chaise d’ici.

    Deuxième porteur

    Payez-nous donc, s’il vous plaît, Monsieur.

    Mascarille

    Hein ?

    Deuxième porteur

    Je dis, Monsieur, que vous nous donniez de l’argent, s’il vous plaît.

    Mascarille, lui donnant un soufflet

    Comment, coquin ! demander de l’argent à une personne de ma qualité !

    Deuxième porteur

    Est-ce ainsi qu’on paye les pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner ?

    Mascarille

    Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à vous connoître ! Ces canailles-là s’osent jouer à moi !

    Première porteur, prenant un des bâtons de sa chaise

    Cà ! payez-nous vitement.

    Mascarille

    Quoi ?

    Premier porteur

    Je dis que je veux avoir de l’argent tout à l’heure.

    Mascarille

    Il est raisonnable celui-là.

    Premier porteur

    Vite donc ?

    Mascarille

    Oui-dà ! tu parles comme il faut, toi ; mais l’autre est un coquin qui ne sait ce qu’il dit. Tiens : es-tu content ?

    Premier porteur

    Non, je ne suis pas content ; vous avez donné un soufflet à mon camarade, et…levant son bâton.

    Mascarille

    Doucement ; tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s’y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.

    Scène IX

    Marotte, Mascarille.

    Marotte

    Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l’heure.

    Mascarille

    Qu’elles ne se pressent point ; je suis ici posté commodément pour attendre.

    Marotte

    Les voici.

    Scène X

    Madelon, Cathos, Mascarille, Almanzor.

    Mascarille, après avoir salué

    Mesdames, vous serez surprises, sans doute de l’audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.

    Magdelon

    Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser.

    Cathos

    Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l’y ayez amené.

    Mascarille

    Ah ! je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris.

    Magdelon

    Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.

    Cathos

    Ma chère, il faudroit faire donner des siéges.

    Magdelon

    Holà ! Almanzor.

    Almanzor

    Madame.

    Magdelon

    Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.

    Mascarille

    Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ? Almanzor sort.

    Cathos

    Que craignez-vous ?

    Mascarille

    Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici deux yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable ! D’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière. Ah ! par ma foi, je m’en défie ! et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal.

    Magdelon

    Ma chère, c’est le caractère enjoué.

    Cathos

    Je vois bien que c’est un Amilcar.

    Magdelon

    Ne craignez rien : nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud’homie.

    Cathos

    Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.

    Mascarille, après s’être peigné et avoir ajusté ses canons.

    Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ?

    Magdelon

    Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudroit être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.

    Mascarille

    Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.

    Cathos

    C’est une vérité incontestable.

    Mascarille

    Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.

    Magdelon

    Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.

    Mascarille

    Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ?

    Magdelon

    Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être ; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.

    Cathos

    Et certains autres qu’on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.

    Mascarille

    C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.

    Magdelon

    Hé ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connoissance de tous ces messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n’y auroit rien autre chose que cela. Mais pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolies commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.

    Cathos

    En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et, pour moi, j’aurois toutes les hontes du monde s’il falloit qu’on vînt à me demander si j’aurois vu quelque chose de nouveau que je n’aurois pas vu.

    Mascarille

    Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.

    Magdelon

    Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.

    Mascarille

    Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.

    Cathos

    Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.

    Mascarille

    Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

    Madelon

    Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.

    Mascarille

    C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.

    Magdelon

    Ah ! certes, cela sera du dernier beau ; j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.

    Mascarille

    Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.

    Magdelon

    Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.

    Mascarille

    Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.

    Cathos

    L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.

    Mascarille

    Écoutez donc.

    Magdelon

    Nous y sommes de toutes nos oreilles.

    Mascarille

    Oh ! oh ! je n’y prenois pas garde :
    Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
    Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur.
    Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !

    Cathos

    Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.

    Mascarille

    Tout ce que je fais a l’air cavalier ; cela ne sent point le pédant.

    Magdelon

    Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.

    Mascarille

    Avez-vous remarqué ce commencement Oh ! oh voilà qui est extraordinaire, oh ! oh ! comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh ! oh ! La surprise, oh ! oh !

    Magdelon

    Oui, je trouve ce oh ! oh ! admirable.

    Mascarille

    Il semble que cela ne soit rien.

    Cathos

    Ah ! mon Dieu ! que dites-vous là ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.

    Magdelon

    Sans doute ; et j’aimerois mieux avoir fait ce oh ! oh ! qu’un poème épique.

    Mascarille

    Tudieu ! vous avez le goût bon.

    Magdelon

    Hé ! je ne l’ai pas tout à fait mauvais.

    Mascarille

    Mais n’admirez-vous pas aussi je n’y prenois pas garde ? je n’y prenois pas garde, je ne m’apercevois pas de cela ; façon de parler naturelle, je n’y prenois pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde, c’est-à-dire, je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple ; votre œil en tapinois… Que vous semble de ce mot tapinois ? n’est-il pas bien choisi ?

    Cathos

    Tout à fait bien.

    Mascarille

    Tapinois, en cachette : il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris, tapinois.

    Magdelon

    Il ne se peut rien de mieux.

    Mascarille

    Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit ; au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur ! Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !

    Madelon

    Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.

    Mascarille

    Je veux vous dire l’air que j’ai fait dessus.

    Cathos

    Vous avez appris la musique ?

    Mascarille

    Moi ? Point du tout.

    Cathos

    Et comment donc cela se peut-il ?

    Mascarille

    Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris !

    Magdelon

    Assurément, ma chère.

    Mascarille

    Écoutez si vous trouverez l’air à votre goût : hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il n’importe, c’est à la cavalière.

    (Il chante.)

    Oh, oh ! je n’y prenois pas garde, Ac.

    Cathos

    Ah ! que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu’on n’en meurt point ?

    Magdelon

    Il y a de la chromatique là dedans.

    Mascarille

    Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur ! au voleur ! Et puis, comme si l’on crioit bien fort, au, au, au, au, au, au, voleur ! Et tout d’un coup, comme une personne essoufflée, au voleur !

    Magdelon

    C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l’air et des paroles.

    Cathos

    Je n’ai encore rien vu de cette force-là.

    Mascarille

    Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude.

    Magdelon

    La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l’enfant gâté.

    Mascarille

    À quoi donc passez-vous le temps, Mesdames ?

    Cathos

    À rien du tout.

    Magdelon

    Nous avons été jusqu’ici dans un jeûne effroyable de divertissements.

    Mascarille

    Je m’offre à vous mener l’un de ces jours à la comédie, si vous voulez ; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.

    Magdelon

    Cela n’est pas de refus.

    Mascarille

    Mais je vous demande d’applaudir comme il faut, quand nous serons là ; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l’auteur m’en est venu prier encore ce matin. C’est la coutume ici qu’à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation : et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire ! Pour moi, j’y suis fort exact ; et quand j’ai promis à quelque poëte, je crie toujours : Voilà qui est beau ! devant que les chandelles soient allumées.

    Magdelon

    Ne m’en parlez point : c’est un admirable lieu que Paris ; il s’y passe cent choses tous les jours qu’on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu’on puisse être.

    Cathos

    C’est assez : puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu’on dira.

    Mascarille

    Je ne sais si je me trompe, mais vous avez toute la mine d’avoir fait quelque comédie.

    Madelon

    Hé ! il pourroit être quelque chose de ce que vous dites.

    Mascarille

    Ah ! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j’en ai composé une que je veux faire représenter.

    Cathos

    Hé ! à quels comédiens la donnerez-vous ?

    Mascarille

    Belle demande ! Aux grands comédiens de l’hôtel de Bourgogne : il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants qui récitent comme l’on parle, ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit : et le moyen de connoître où est le beau vers, si le comédien ne s’y arrête, et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha ?

    Cathos

    En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d’un ouvrage ; et les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir.

    Mascarille

    Que vous semble de ma petite oie ? La trouvez-vous congruente à l’habit ?

    Cathos

    Tout à fait.

    Mascarille

    Le ruban est bien choisi.

    Magdelon

    Furieusement bien. C’est Perdrigeon tout pur.

    Mascarille

    Que dites-vous de mes canons ?

    Madelon

    Ils ont tout à fait bon air.

    Mascarille

    Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait.

    Magdelon

    Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement.

    Mascarille

    Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.

    Magdelon

    Ils sentent terriblement bon.

    Cathos

    Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.

    Mascarille

    Et celle-là ?


    Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.

    Magdelon

    Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement.

    Mascarille

    Vous ne me dites rien de mes plumes ! comment les trouvez-vous ?

    Cathos

    Effroyablement belles.

    Mascarille

    Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi, j’ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu’il y a de plus beau.

    Magdelon

    Je vous assure que nous sympathisons vous et moi. J’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne faiseuse.

    Mascarille, s’écriant brusquement

    Ahi ! ahi ! ahi ! doucement. Dieu me damne, mesdames, c’est fort mal en user ; j’ai à me plaindre de votre procédé ; cela n’est pas honnête.

    Cathos

    Cathos

    Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?

    Mascarille

    Quoi ! toutes deux contre mon cœur, en même temps ! M’attaquer à droite et à gauche ! ah ! c’est contre le droit des gens : la partie n’est pas égale, et je m’en vais crier au meurtre.

    Cathos

    Il faut avouer qu’il dit les choses d’une manière particulière.

    Magdelon

    Il a un tour admirable dans l’esprit.

    Cathos

    Vous avez plus de peur que de mal, et votre cœur crie avant qu’on l’écorche.

    Mascarille

    Comment, diable ! il est écorché depuis la tête jusqu’aux pieds.

    Scène XI

    Cathos, Madelon, Mascarille, Marotte.

    Marotte

    Madame, on demande à vous voir.

    Magdelon

    Qui ?

    Marotte

    Le vicomte de Jodelet.

    Mascarille

    Le vicomte de Jodelet ?

    Marotte

    Oui, Monsieur.

    Cathos

    Le connoissez-vous ?

    Mascarille

    C’est mon meilleur ami.

    Magdelon

    Faites entrer vitement.

    Mascarille

    Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure.

    Cathos

    Le voici.

    Scène XII

    Cathos, Madelon, Jodelet, Mascarille, Marotte, Almanzor.

    Mascarille

    Ah ! vicomte !

    Jodelet, s’embrassant l’un l’autre

    Ah ! marquis !

    Mascarille

    Que je suis aise de te rencontrer !

    Jodelet

    Que j’ai de joie de te voir ici !

    Mascarille

    Baise-moi donc encore un peu, je te prie.

    Magdelon

    Ma toute bonne, nous commençons d’être connues ; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir.

    Mascarille

    Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci : sur ma parole, il est digne d’être connu de vous.

    Jodelet

    Il est juste de venir vous rendre ce qu’on vous doit ; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes.

    Magdelon

    C’est pousser vos civilités jusqu’aux derniers confins de la flatterie.

    Cathos

    Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse.

    Magdelon, à Alamanzor.

    Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses ? Voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ?

    Mascarille

    Ne vous étonnez pas de voir le Vicomte de la sorte ; il ne fait que sortir d’une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez.

    Jodelet

    Ce sont fruits des veilles de la cour et des fatigues de la guerre.

    Mascarille

    Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des plus vaillants hommes du siècle ? C’est un brave à trois poils.

    Jodelet

    Vous ne m’en devez rien, Marquis ; et nous savons ce que vous savez faire aussi.

    Mascarille

    Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l’occasion.

    Jodelet

    Et dans des lieux où il faisoit fort chaud.

    Mascarille, regardant Cathos et Madelon.

    Oui ; mais non pas si chaud qu’ici. Hai, hai, hai.

    Jodelet

    Notre connoissance s’est faite à l’armée ; et la première fois que nous nous vîmes, il commandoit un régiment de cavalerie sur les galères de Malte.

    Mascarille

    Il est vrai ; mais vous étiez pourtant dans l’emploi avant que j’y fusse ; et je me souviens que je n’étois que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux.

    Jodelet

    La guerre est une belle chose ; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd’hui les gens de service comme nous.

    Mascarille

    C’est ce qui fait que je veux pendre l’épée au croc.

    Cathos

    Pour moi, j’ai un furieux tendre pour les hommes d’épée.

    Madelon

    Je les aime aussi ; mais je veux que l’esprit assaisonne la bravoure.

    Mascarille

    Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siége d’Arras ?

    Jodelet

    Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’étoit bien une lune toute entière.

    Mascarille

    Je pense que tu as raison.

    Jodelet

    Il m’en doit bien souvenir, ma foi ! j’y fus blessé à la jambe d’un coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de grâce, vous sentirez quelque coup, c’étoit là.

    Cathos, après avoir touché l’endroit.

    Il est vrai que la cicatrice est grande.

    Mascarille

    Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci ; là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous ?

    Magdelon

    Oui : je sens quelque chose.

    Mascarille

    C’est un coup de mousquet que je reçus la dernière campagne que j’ai faite.

    Jodelet, découvrant sa poitrine.

    Voici un autre coup qui me perça de part en part à l’attaque de Gravelines.

    Mascarille, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausses.

    Je vais vous montrer une furieuse plaie.

    Magdelon

    Il n’est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder.

    Mascarille

    Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu’on est.

    Cathos

    Nous ne doutons point de ce que vous êtes.

    Mascarille

    Vicomte, as-tu là ton carrosse ?

    Jodelet Pourquoi ?

    Mascarille Nous mènerions promener ces dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau.

    Magdelon

    Nous ne saurions sortir aujourd’hui.

    Mascarille

    Ayons donc les violons pour danser.

    Jodelet

    Ma foi ! c’est bien avisé.

    Magdelon

    Pour cela, nous y consentons : mais il faut donc quelque surcroît de compagnie.

    Mascarille

    Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu’il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.

    Magdelon

    Almanzor, dites aux gens de Monsieur qu’ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d’ici près, pour peupler la solitude de notre bal.

    Almanzor sort.

    Mascarille

    Vicomte, que dis-tu de ces yeux ?

    Jodelet

    Mais toi-même, marquis, que t’en semble ?

    Mascarille

    Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d’ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois d’étranges secousses, et mon cœur ne tient plus qu’à un filet.

    Madelon

    Que tout ce qu’il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde.

    Cathos

    Il est vrai qu’il fait une furieuse dépense en esprit.

    Mascarille

    Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus.


    Il médite.

    Cathos

    Hé ! je vous en conjure de toute la dévotion de mon cœur, que nous oyons quelque chose qu’on ait fait pour nous.

    Jodelet

    J’aurois envie d’en faire autant ; mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j’y ai faites ces jours passés.

    Mascarille

    Que diable est cela ! Je fais toujours bien le premier vers ; mais j’ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé ; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.

    Jodelet

    Il a de l’esprit comme un démon.

    Magdelon

    Et du galant, et du bien tourné.

    Mascarille

    Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n’as vu la comtesse ?

    Jodelet

    Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite.

    Mascarille

    Sais-tu bien que le duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui ?

    Magdelon

    Voici nos amies qui viennent.

    Scène XIII

    Lucile, Célimène, Cathos, Madelon, Mascarille, Jodelet, Marotte, Almanzor, violons.

    Magdelon

    Mon Dieu, mes chères, nous vous demandons pardon.

    Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds ; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vides de notre assemblée.

    Lucile

    Vous nous avez obligées, sans doute.

    Mascarille

    Ce n’est ici qu’un bal à la hâte ; mais l’un de ces jours nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ?

    Almanzor

    Oui, Monsieur ; ils sont ici.

    Cathos

    Allons donc, mes chères, prenez place.

    Mascarille, dansant lui seul comme par prélude.

    La, la, la, la, la, la, la, la.

    Magdelon

    Il a tout à fait la taille élégante.

    Cathos

    Et a la mine de danser proprement.

    Mascarille, ayant pris Madelon pour danser.

    Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons ; en cadence. Oh ! quels ignorants ! Il n’y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme. O violons de village !

    Jodelet, dansant ensuite.

    Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.

    Scène XIV

    Du Croisy, La Grange, Cathos, Madelon, Lucile, Célimène, Jodelet, Mascarille, Marotte, violons.

    La Grange, un bâton à la main.

    Ah ! ah ! coquins ! que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous vous cherchons.

    Mascarille, se sentant battre

    Ahi ! ahi ! ahi ! vous ne m’aviez pas dit que les coups en seroient aussi.

    Jodelet

    Ahi ! ahi ! ahi !

    La Grange

    C’est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance !

    Du Croisy

    Voilà qui vous apprendra à vous connoître.

    Scène XV

    Cathos, Madelon, Lucile, Célimène, Mascarille, Jodelet, Marotte, violons.

    Madelon

    Que veut donc dire ceci ?

    Jodelet

    C’est une gageure.

    Cathos

    Quoi ! vous laisser battre de la sorte !

    Mascarille

    Mon Dieu ! je n’ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serois emporté.

    Magdelon

    Endurer un affront comme celui-là, en notre présence !

    Mascarille

    Ce n’est rien : ne laissons pas d’achever. Nous nous connoissons il y a longtemps ; et entre amis, on ne va pas se piquer pour si peu de chose.

    Scène XVI

    Du Croisy, la Grange, Mascarille, Jodelet, Madelon, Cathos, Célimène, Lucile, Mascarille, Jodelet, Marotte, violons.

    La Grange

    Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.


    Trois ou quatre spadassins entrent.

    Magdelon

    Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ?

    Du Croisy

    Comment ! mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous ; qu’ils viennent vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?

    Magdelon

    Vos laquais !

    La Grange

    Oui, nos laquais : et cela n’est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.

    Magdelon

    O ciel ! quelle insolence !

    La Grange

    Mais ils n’auront pas l’avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue ; et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu’on les dépouille sur-le-champ.

    Jodelet

    Adieu notre braverie.

    Mascarille

    Voilà le marquisat et la vicomté à bas.

    Du Croisy

    Ah ! Ah ! coquins, vous avez l’audace d’aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.

    La Grange

    C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.

    Mascarille

    O fortune ! quelle est ton inconstance !

    Du Croisy

    Vite, qu’on leur ôte jusqu’à la moindre chose.

    La Grange

    Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu’il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux.

    Scène XVII

    Madelon, Cathos, Jodelet, Mascarille, violons.

    Cathos

    Ah ! quelle confusion !

    Magdelon

    Je crève de dépit.

    Un des violons, à Mascarille.

    Qu’est-ce donc que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?

    Mascarille

    Demandez à monsieur le vicomte.

    Un des violons, à Jodelet.

    Qui est-ce qui nous donnera de l’argent ?

    Jodelet

    Demandez à Monsieur le marquis.

    Scène XVIII

    Gorgibus, Madelon, Cathos, Jodelet, Mascarille, violons.

    Gorgibus

    Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois ; et je viens d’apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs qui sortent !

    Magdelon

    Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite.

    Gorgibus

    Oui, c’est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l’affront.

    Magdelon

    Ah ! je jure que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ?

    Mascarille

    Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c’est que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien qu’on n’aime ici que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue.

    Scène XVII

    Gorgibus, Madelon, Cathos, violons.

    Un des violons

    Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut pour ce que nous avons joué ici.

    Gorgibus, les battant.

    Oui, oui, je vous vais contenter ; et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant ; nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Seul.Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !

    Fin des Précieuses ridicules.

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  • [PCI :] Lutte contre le fascisme et lutte contre la guerre

    Lo Stato Operaio Mai 1932
    Année 6, Numero 5

    Jusqu’ici le fascisme a réussi à faire prévaloir son influence au sein des masses laborieuses italiennes et au sein même du prolétariat industriel. Ce problème s’est posé un certain nombre de fois à notre Parti, mais nous n’avons pas toujours été en mesure de lui apporter une réponse appropriée.

    C’est une erreur que d’exclure que le fascisme puisse influencer une partie des masses laborieuses. Cette erreur est due au sectarisme et dénote d’une séparation avec les masses. Celle ci provient du fait que nous attribuons aux larges masses les positions, les convictions, les mouvements et les tendances qui existent uniquement dans la partie la plus avancée des masses.

    Et, de fait, nous pouvons observer ce problème avec une exactitude toujours plus grande que nous nous libérons du sectarisme, que nous devenons un Parti de masse. Plus s’approfondissent nos contacts avec les masses, plus nous commencons à compter les adhérents à notre organisation, non en dizaines, mais en centaines et en milliers, plus nous sentons qu’il existe une influence du fascisme sur les masses, que cette influence doit être détruite, et qu’il nous revient de travailler à la destruction de celle ci.

    Est vrai pour le fascisme ce qui est vrai – selon l’analyse de Lénine – pour l’impérialisme en général: l’influence que celui ci exerce sur une partie des masses laborieuses est une des caractéristiques, une des conditions de son existence.

    Sans aucun doute, les formes de l’influence du fascisme sur les masses ne sont les mêmes que celles rencontrées dans d’autres pays impérialistes. Les masses laborieuses italiennes sont maintenues par le fascisme dans un état de misère sans nom, privées de liberté, de toute possibilité d’organisation autonome.

    Ce fait, qui est un signe fort de l’acuité du contraste entre les classes, exclut que l’influence de la bourgeoisie sur les masses laborieuses ne s’exerce à traversla création de vastes couches d’ouvriers privilégiés, et exclut aussi que celle ci ne s’exerce via l’utilisation de l’idéologie démocratique et parlementaire: le privilège – pour peu que ce soit là un terme approprié – duquel on peut parler aujourd’hui entre nous, est celui d’avoir un travail un peu plus sur, d’être un tant soit peu protegé de la menace du chômage et de ne pas être réduit littéralement à la famine.

    Mais même ces couches de travailleurs qui ont,en ce sens, une situation relativement « privilégiée »comparé aux masses misérables, affamées et sans travail, passeraient bien rapidement à la lutte ouverte contre le régime s’ils possédaient seulement un minimum de possibilités de s’organiser et de se mouvoir pour la défense de leurs intérêts immédiats.

    Ainsi la politique du fascisme ne peut être qu’une politique de tyrannie de dictature ouverte, de suppression de toutes les possibilités d’organisation autonome des masses, celui ci n’est donc pas en mesure d’exercer son influence sur les masses à travers les mensonges de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme.

    Ces différences, pourtant, si elles ont une grande valeur en tant qu’indices de certains éléments de la situation italienne, ne s’approchent pas de la substance des choses. Les formes par lesquelles s’exerce l’influence du fascisme sur les masses laborieuses sont adaptées à la situation dans laquelle le fascisme évolue, tiennent compte de cette situation et de celle dans laquelle se trouvent les masses.

    La contrition, la canalisation des travailleurs au sein d’organisations qui sont au service du capitalisme et dirigées par l’Etat, est l’élément essentiel dans les rapports entre le fascisme et les masses. A peine se manifeste un signe d’activité des masses au sein de ces organisations fascistes, et elles tendent immédiatement à se dégager de l’emprise de ces dernières pour que reprenne la lutte des classes.

    Néanmoins, jusqu’à ce que n’intervienne cette activité, il est des travailleurs pour lesquels l’adhésion à l’organisation fasciste finit toujours par signifier l’acceptation passive d’une partie du régime fasciste. Il est des travailleurs, particulièrement dans les campagnes, mais aussi dans les usines, qui trouvent dans les organisations syndicales fascistes (ou dans les coopératives, les mutuelles etc) un refuge, une retraite momentanée à l’aggravation de leurs conditions, et objectivement elles deviennent un appui au régime, duquel les masses acceptent sans résistance les formes d’organisation, duquel elles assimilent une partie d’idéologie.

    Il est des travailleurs, aussi bien dans les campagnes que dans les villes industrielles, que le fascisme a réussi à corrompre complétement, et qui sont les plus actifs dans les esquadres (NDT: squadrisme), dans les milices etc…

    Ces travailleurs ne sont,ni dans l’industrie nie à la campagne, une aristocratie ouvrière, ils n’ont pas d’usines ni même une position distincte dans le processus de production; mais leur présence contribue puissament à démoraliser et tenir en respect la grande masse des travailleurs.

    Au final, il existe désormais toute une générarion de jeunes travailleurs, qui a grandi sous le régime fasciste, qui ne connait par son expérience personnelle, pas ce qu’est un syndicat de classe, ce qu’est une lutte économique, une grève, qui ne connait pas une vie d’usine différente de celle d’aujourd’hui se déroulant sous la terreur, qui ne connait pas de littérature, de presse révolutionnaire, qui ne participe à la vie collective qu’à travers les organisations fascistes, leur trouvant même par défaut quelque avantage immédiat.

    S’il est vrai que les masses acquièrent une conscience de classe révolutionnaire uniquement à travers l »expérience de leurs luttes, nous devons reconnaitre que cette nouvelle génération de jeunes travailleurs est assurément accessible à l’influence du fascisme et est ainsi un véhicule pour l’extension de cette influence.

    C’est par tous ces canaux que pénètre au sein des masses l’influence du fascisme, sous la forme d’une idéologie réactionnaire qui tend à empêcher le développement d’une conscience révolutionnaire de classe.,à éteindrel’esprit de révolte et de lutte, et parachevant l’oeuvre par ailleurs accomplie par la terreur, par une pression réactionnaire incessante.

    Constater l’existence de cette influence fasciste parmi lesmasses ne signifie pourtant pas contredire l’affirmation d’inconciliabilité de la lutte ouvrière contre le fascisme, ni ne signifie la modification du jugement que nous avons du fascisme quand nous disons que celui ci est un régime de dtctature ouverte, violente, du capitalisme sur le prolétariat et les masses laborieuses. L’influence du fascisme sur les masses est une conséquence du régime de dictature auquel les masses sont soumises, c’est une des formes de cet esclavage.

    Et l’inconciliabilité de la classe ouvrière avec le fascisme est un fait historique fondamental, qui n’est pas non plus contredite par l’influence que le fascisme exerce sur certaines couches d’ouvriers, mais qui se manifestera de façon toujours plus évidente tant que la classe ouvrière élargira le front de sa lutte contre le capitalisme e le fascisme, dirigeant en ceci les larges masses populaires.

    L’influence du fascisme sur les masses ne consistepas en une conquête stable des masses au régime fasciste, mais consiste dans le fait qu’au sein de celles ci se créent des conditions telles qu’il devient plus difficile de diriger la lutte vers leur intérêts immédiats, contre les patrons, contre la guerre, contre le fascisme, pourla révolution. La destruction de l’influence du fascisme sur les masses est donc une des conditions pour le développement ample, conséquent, de cette lutte.

    La destruction de l’influence fasciste sur les masses est, pour nous, une des conditions pour la réalisation de notre objectif stratégique fondamental: la conquête de la majorité de la classe ouvrière et la réalisation de l’hégémonie du prolétariat dans la lutte contre le fascisme.

    L’idéologie du fascisme est une variante nationaliste de l’idéologie social-démocrate. Le coeur de celle ci est, en effet, outre l’exaltation du patriotisme, le concept de la collaboration des classes, dela conciliation des contrastes de classes par l’intervention d’un Etat « au dessus des classes ».

    Aujourd’hui, tous les motifs de cette idéologie sont dirigés dans le but essentiel de paralyser et de faire obstacle à l’action des travailleurs dans les deux champs qui sont fondamentaux pour le développement de la lutte des classes dans les conditions actuelles: la lutte contre la guerre impérialiste et la défense de l’Union Soviétique,

    Au cours du débat qui a eu lieu récemment au coeur de notre Parti, avec la délégation d’une de nos organisations les plus puissantes numériquement, a été révelé ceci: qu’il existe des ouvriers qui, même étant opposés au fascisme et vivant dans des conditions économiques misérables, proches de la famine, soutiennent que la lutte pour les salaires est aujourd’hui hors-sujet, impossible, étant donné l’existence de la crise, étant donné que cette crise existe dans le monde entier et que les industriels en sont frappés des mêmes conséquences.

    Cette manière de penser est caractéristique de l’idéologie fasciste et nous signale de la façon la plus évidente l’influence, ou plutot l’acceptation inconsciente de cette idéologie. La raisonnement des fascistes consiste précisément à dire aux travailleurs que leurs revendications ne peuventpas aujourd’hui être satisfaites car c’est la crise, à leur dire qu’ils doivent l’accepter, car c’est la crise, toujours de nouvelles réductions de salaire.

    C’est le même raisonnement, du reste, avec lequel les sociaux-démocrates de tous les pays tentent d’étrangler les grèves, et c’est un raisonnement qui nie l’existence des classes et de la lutte entre elles, qui cherche à faire croire que les ouvriers et les patrons aient, dans la production comme dans la societé, les mêmes intérêts et non pas, comme dans la réalité, des intérêts antagonistes, masquant ainsi aux yeux des ouvriers la politique de classe brutale avec laquelle les patrons et l’Etat, pour défendre jusqu’au bout le profit capitalistique, font retomber sur les épaules des ouvriers les conséquences de toutes les crises, les réduisant à la faim et au désespoir.

    Les ouvriers qui, aveuglés par cette théorie collaborationniste, ne luttent plus jour après jour pour leur pain, mais collaborent avec les patrons et avec les fascistes, de fait, pour tenter de sauver de la crise actuelle le régime capitaliste, pour tenter d’offrir à la crise une porte de sortie capitaliste. Il est vrai que la crise existe dans le monde entier, mais justement pour cette raison, justement car c’est la crise il faut que les ouvriers luttent jour après jour, avec acharnement, pour leur pain, pour leur salaire, pour ne pas se laisser réduire par les patrons à la faim et au désespoir.

    Plus sera acharnée la lutte des ouvriers contre les patrons et contre les fascistes, pour le pain, pour le salaire, plus ilsera difficile pour les capitalistes de sauver de la crise actuelle leurs privilèges économiques et politiques, ainsi que le régime qui se base sur ceux ci, et plus sera probable que la crise ne trouve une porte de sortie révolutionnaire, concluant ainsi la chute du régime capitaliste.

    Et la chute du régime capitaliste est la condition qui doit se réaliser pour que la crise n’existe plus jamais, pour en finir avec l’exploitation des ouvriers par les capitalistes, pour que soit assuré pour toujours le bien-être de tous les travailleurs. Qui ne lutte pas pour le salaire et contre les patrons car c’est la crise, ne fait que le bien de ses ennemis, et trahit tous les intérêts de sa classe.

    Au cours de la même discussion,un camarade, interrogé sur ce que pensaient de la guerre les jeunes travailleurs de sa région, répondit que la grande masse de ces jeunes seraient opposés à une guerre contre la Russie, seraient opposés à une guerre contre la Chine, mais pas à une guerre contre la France.

    La guerre contre la France apparaîtrait même à une partie des travailleurs comme une chose nécessaire et juste, parce que la France est un pays de riches, au contraire de l’Italie étant un pays de pauvres, parce que la France s’est approprié tout le butin de la guerre contre l’Allemagne e n’a rien partagé avec l’Italie, où, comme conséquence, on souffre de famine. Même cette façon de penser, comme il semble évident à première vue, est directement un produit du fascisme, de son idéologie et de sa propagande.

    Même dans ce cas, – comme dans le cas présent – l’essentiel de la propagande et de l’idéologie fasciste est la négation des classes et de la lutte des classes, l’effort pour faire oublier aux travailleurs qu’il n’existe pas l’ »Italie » et la « France », comme unités de millions d’hommes aux intérêts communs, mais qu’il existe des prolétaires et des capitalistes, des travailleurs exploités et des patrons exploiteurs, aussi bien en France qu’en Italie, et comme dans tous les pays du monde.

    Il existe, aussi bien en France qu’en Italie, un impérialisme, pour ainsi dire un capitalisme arrivé à un tel point de son développement qu’il est contrait de lutter inexorablement par tous les moyens, de la concurrence commerciale à la guerre, contre les impérialismes rivaux. Il existe une bourgeoisie impérialiste italienne qui lutte désespérément pour résoudre le problème de leur existence même, pour sauver ses privilèges économiques et son pouvoir de la crise.

    Les travailleurs n’ont aucun intérêt commun avec cette bourgeoisie impérialiste:leurs intérêts sont opposés. Il n’est en rien vrai que la bourgeoisie impérialiste ne cherche à s’étendre, à avoir sa « place au soleil » pour le bien de tous les italiens. Celle ci cherche à s’étendre pour assurer son profit, mais plus elle parvient à s’étendre, plus elle devient rapace et exploiteuse.

    Et les premiers à suber les conséquences de cette rapacité sont les ouvriers et les paysans italiens. Chaque fois que la bourgeoisie italienne a fait un pas en avant dans son expansion, l’exploitation et l’oppression des travailleurs se sont aggravées. Après la guerre d’Afrique a suivi la réaction de Crispi et de Pelloux; à la guerre de Libye la réaction de Giolitti et de Salandre avec le massacre systématique d’ouvriers et de paysans dans les rues d’Italie, à la guerre mondiale la réaction de la garde royale et du fascisme.

    Le fascisme a aujourd’hui besoin d’une guerre car il sent son régime vaciller.sous les coups de la crise économique et du mouvement des masses. Ainsi il cherche à éteindre par tous les moyens la conscience de classe des travailleurs, de rendre au moins certaines couches des travailleurs co-responsables ou passives devant sa politique impérialiste de vol et de sang.

    De cette manière le fascisme tente d’éviter la révolte des masses, tente d’éviter que la guerre impérialiste ne se transforme en guerre civile du prolétariat et des masses laborieuses contre la bourgeoisie de leur pays, pour le renversement du régime capitaliste pour la fin de l’odieux régime de famine et d’esclavage qui opprime chaque jour.

    Dans la politique extérieure de fascisme, et tout particulièrement dans la partie de celle ci tournée vers les masses, mise en œuvre à grands coups de discours et d’articles de Mussolini avec les délibérations du Gran Consiglio, cet élément, qui tend à corrompre les masses, est plus présent et prévaut pour le moment.

    La question de la révision du Traité de Versailles, la requête de l’annulation des réparations, de la parité navale avec la France, et de la suppression des armes soit-disant offensives, et, finalement, jusqu’à la menace voilée de sortir de la Société des Nations, toutes ces positions de l’Italie fasciste ont aussi bien une valeur comme éléments de la manœuvre que l’Italie exerce parmi les grandes puissances impérialistes dans son jeu de provocations et de préparation d’une nouvelle guerre, mais ont aussi une très grande valeur, pour le fascisme, comme éléments de sa propagande anti-classiste, qui tend à influencer et corrompre au moins une partie des masses laborieuses.

    En effet, ces positions tendent toutes à présenter l’Italie fasciste comme un pays pauvre et juste, qu’on fait chanter, qui réclame ce qui lui est dû aux puissants qui l’ont spolié. L’impérialisme brigantesque fasciste, qui est prêt à faire la guerre pour un quelconque objectif, pour que soit garantit l’appui des plus forts, revêt ainsi de la fourrure de l’agneau.

    Et peu importe, pour l’efficacité de cette propagande. La direction dans laquelle va la politique fasciste, et la même vers laquelle tous les grands pays impérialistes du moment se dirigent, est l’intervention armée contre l’Union des Soviets.

    La travailleur qui accepte cette propagande, qui admet, par exemple, la guerre contre la France, est un travailleur corrompu par l’impérialisme, qui ne lutte pas, aujourd’hui, contre la menace de guerre, qui ne se prépare pas à lutter contre toutes les guerres impérialistes, qui ne sera pas en mesure, demain, de comprendre la lutte pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile e ne combattra pas dans ce sens.

    Les propagandistes de l’impérialisme, – étant soit fascistes soit sociaux-démocrates -, trouveront toujours un moyen de démontrer qu’il est utile et nécessaire, pour le bien de tous les italiens, de faire la guerre contre l’Union des Soviets et contre la Chine, comme ils démontrèrent le bien fondé de la guerre contre la France. Le travailleur qui subit l’influence de la propagande impérialiste et belliciste du fascisme devient un instrument de l’impérialisme et du fascisme.

    Qui ne se soustrait pas à l’influence de cette propagande, qui ne parvient pas à briser cette influence, est perdu, aujourd’hui pour la lutte de classe révolutionnaire, et sera perdu peut-être aussi demain. Mais c’est aujourd’hui qu’il faut mener la lutte contre la guerre impérialiste. Et qui subit l’influence idéologique du fascisme n’est pas en mesure de la mener et d’y prendre part.

    Nous avons choisi ces deux exemples de l’influence du fascisme et de son idéologie sur les masses laborieuses, non seulement parce qu’ils se sont présentés récemment au cours de nos travaux au sein du Parti, mais parce qu’ils servent, mieux que tous les raisonnements, à démontrer que notre lutte contre la guerre, pour pouvoir se développer amplement et avec succès, doit être rattachée et même fusionnée avec la lutte générale contre le fascisme.

    La propagande de classe nous aidera grandement à neutraliser les effets de la propagande fasciste, mais ne nous permettra pas, dans les conditions actuelles, d’en détruire entièrement les effets.

    La disproportion des moyens en jeu est trop grande. L’influence du fascisme, la pénétration de son idéologie parmi les masses, peuvent être détruites seulement en développant toutes les formes de lutte de classe des ouvriers et des larges masses laborieuses contre les patrons, contre les exploiteurs, contre les fascistes, développant dans toutes ses formes, la lutte des classes pour le pain, pour le salaire, pour la liberté, portant cette lutte dans toutes les catégories ouvrières, dans toutes les couches des travailleurs, la portant au cœur même des organisations fascistes, en se servant de tous les moyens nécessaires à cet endroit.

    Chaque manifestation, chaque conflit avec les patrons et les fascistes, chaque grève que nous réussissons à faire éclater, est un fait plus puissant que mille phrases, qui contribue à briser l’influence du fascisme dans les masses, à détruire les bases que le fascisme tente de se créer parmi les masses pour le développement de sa politique de vol impérialiste et de guerre.

    La lutte pour le pain et pour le salaire, la lutte pour la liberté, la lutte contre le fascisme et lutte contre la guerre s’intègrent, se soutiennent et se complètent mutuellement. Celles ci doivent devenir, à travers l’action d’avant garde politique du Parti communiste, une seule et unique lutte.

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  • [PCI :] La force du fascisme

    Lo Stato Operaio Juin 1934 – Année 08, Numero 6

    Nous devons revenir sur la liste des mouvements, manifestations, protestations de masse contre les patrons et contre le fascisme que nous avons publié au cours des numéros de la présente revue. Elle contient une grande quantité d’éléments intéressants la situation italienne, que nous entendons mettre en lumière ici.

    Le premier fait notable est l’abondance de mouvements, de manifestations et de protestations de masse dans les provinces habitées par les minorités slovènes et croates opprimées par l’impérialisme italien. L’indignation et la disposition à la lutte des masses laborieuses son dans cette province est plus grande qu’ailleurs, parce que le mécontentement de la misère, du chômage et des bas salaires s’unit au mécontentement dû aux provocations de l’oppression nationale de la politique de dénationalisation violente conduite par l’Etat italien, sous l’autorité fasciste.

    A la réelle vague de manifestations advenue en Vénétie Julienne, répondent, dans l’Egée, les rebellions répetées à l’autorité et aux forces d’occupation italiennes de la population grècques des iles du Dodécanèse.

    Aussi bien en Vénétie Julienne que dans le Dodécanèse, le mouvement des masses contre le fascisme tend rapidement à prendre un caractère violent. Dans le Dodécanèse sont survenus un certain nombre de conflits armés, comptant des morts et des blessés. En Vénétie Julienne, il est fréquent de passer rapidement de la simple manifestation au face à face violent avec les forces armées du fascisme, avec les milices et les gendarmes.

    La lutte des populations laborieuses de Vénétie Julienne et des iles du Dodécanèse est une lutte contre l’impérialisme italien, qui est ici frappé en un de ses points les plus faibles. Les progrès de cette lutte sont donc, objectivement, des progrès de la révolution prolétarienne italienne. Les liens entre celle ci et la lutte des ouvriers italiens contre l’impérialisme et le fascisme sont toutefois toujours, du point du vue politique et de l’organisation, trop faibles,quasi inexistants.

    La conscience que la rébellion des minorités nationales et des populations opprimées par le fascisme soit une des forces motrices de la révolution n’est pas encore largement diffusée parmi les ouvriers et les paysans d’Italie, et cette conscience reste limitée même au sein de leur propre avant-garde.

    Les ouvriers de Turin et de Milan, les journaliers de l’Emilie; ils ne voient pas encore, en masse, les slovènes et les croates de Vénétie Julienne comme leurs alliés directs dans l’action révolutionnaire qui doit briser le joug du fascisme. N’est pas non plus largement diffusée parmi les travailleurs italiens cette obscure intuition défaitiste qui leur faisait crier « Vive Menelik! » au temps des guerres d’Afrique.

    Les révoltes sanglantes du Dodécanèse sont ignorées.

    A qui la faute? Pas aux masses, qui couvent la haine du fascisme, parmi lesquelles l’indignation existe, toujours croissante, ainsi que le terrain favorable au développement d’une solidarité profonde avec tous les combattants antifascistes.

    La faute – pour ainsi dire – est à la faiblesse de la direction révolutionnaire, de l’action faible et discontinue de l’avant-garde communiste, à laquelle revient pourtant la tâche de créer entre les diverses forces révolutionnaires antifascistes un lien de solidarité consciente, active.

    Si ce lien n’existe pas, le risque que le fascisme n’étrangle, sans que le prolétariat italien ne réagisse, une révolte générale des slovènes et des croates de Vénétie Julienne ou des grecs du Dodécanèse, est très forte; très fort est donc aussi le danger que le fascisme ne réussisse à battre ses ennemis séparément les uns des autres, voire en les liguant habilement les uns contre les autres, comme cela a été le cas jusqu’ici.

    En second lieu, on peut noter la violence et le nombre des mouvements survenus dans le sud, en Sicile, en Sardaigne. Ces mouvements aussi révèlent un profond mécontentement des masses et leur combattivité, mais ils apparaissent pour la plupart spontanés, privés de direction politique et d’organisation. Une des forces motrices de la révolution italienne est pourtant ici en jeu – lesmasses des populations méridionales – mais on y observe le même élément négatif que nous mettions en lumière ci dessus.

    Le lien entre la rebellion des paysans méridionaux face à l’Etat italien exploiteur et réactionnaire et la lutte de classe des prolétaires contre le capitalisme se présente de manière spontané, élémentaire, comme c’est arrivé de façon répetée (mais toujours sans résultat décisif) dans l’histoire du mouvement ouvrier italien.

    Il manque ce lien conscient,organisé par une avant-garde prolétarienne, qui voit clair dans les développements révolutionnaires de tout le mouvement et réussisse à trouver, dans le massacre de Pratola Peligna, dans les évenements de Palerme, Taranto, Bari, l’occasion de souder les conditions politiques des deux grandes forces révolutionnaires de l’Italie moderne, l’ouvrier des usines du nord et le paysans du sud et des iles. Ce qui manque, ou qui est trop faible, trop limitée, privée d’élan et de force, c’est la direction politique du mouvement révolutionnaire.

    Troisième observation. Le mouvement des masses part, presque partout, d’une protestation qui se cherche initialement des formes légales, s’exprime au sein des organisations même du fascisme, ou alors se cache derrière une « couverture » d’un autre genre. Un exemple caractéristique est celui de Trieste, où la polémique des journaux fascistes contre l’Evêque Fomar a eu comme conséquence qu’une grande masse de travailleurs a pris comme prétexte une procession religieuse pour se réunir autour de l’Eveque antifasciste, manifestant ainsi tacitement, mais ouvertement, contre le fascisme.

    Le succès de cette procession tenait au conflit entre la foule et les chemises noires, donc à une lutte assez avancée, pourtant la forme a été une manifestation extérieurement légale.

    Cette recherche de la légalité, qui caractérise les mouvements des masses italiennes, en ce moment, est une chose non seulement inévitable, étant donné la période de pression et la terreur qui dure encore maintenant, mais bien nécessaire dans le but de rassembler ses forces, de leur donner une première organisation élémentaire, de leur faire reprendre confiance.

    Le passage de la manifestation légale de mécontentement à la manifestation antifasciste ouverte, avec slogans subversifs et actes de violence brisant la légalité, se produit à différentes rythmes selon les cas.

    Souvent cela n’arrive pas, et pas seulement parce que l’autorité fasciste fait des concessions, mais parce que le mouvement même des masses ne possède pas l’élan nécessaire, la résistance nécessaire.

    Malgré le profond mécontentement, malgré l’indignation croissante, malgré l’intensité avec laquelle les groupes de travailleurs, pourtant nombreux, se déploient pour protester, leur lutte, à un certain moment, est freinée. Encore une fois, le problème qui se pose est celui de la direction, d’une direction consciente, qui s’exerce dès les prémisses de l’action et se fait sentir tout au long du mouvement.

    Cette faiblesse, et souvent même cette absence de direction révolutionnaire, organisée et consciente, du mécontentement, de l’indignation, de la fermentation des mouvements des masses est un des éléments qui contribue le plus à expliquer la force du fascisme.

    Examinons le dernier discours de Mussolini. Il nous est évident qu’il contient une déclaration ouverte de la faillite économique de la dictature fasciste. Finis les bavardages sur le fait que le régime corporatiste aurait évité à l’Italie de subir les conséquences de la crise. Finies les promesses d’un bien-être économique garanti par la collaboration de classe.

    Finies jusqu’aux exaltations à la collaboration de classe, car dans le discours il est dit clairement que le fascisme a employé des milliards pour sauver les profits des capitalistes, pendant qu’aux prolétaires on a diminué (et annoncé de nouvelles diminutions) les salaires et le niveau de vie.

    Finies les exaltations de la « civilité fasciste »: les travailleurs italiens ne peuvent même plus prétendre à un médecin, une machine à laver, à l’eau potable. Finie la « politiques des travaux publics », même ceux en cours aujourd’hui devront être réduits, voire abandonnés!

    Mais quelle est la réaction des larges masses de la population laborieuse à l’écoute de ce bilan? Mécontentement, indignation, manifestations isolées dans les usines, résistance plus grande aux diminutions salariales, mais tout ceci de manière non organisée, non dirigée vers un objectif politique, de manière à ce que le fascisme peut les dominer, les contenir, les supporter.

    Malgré cela, il est évident que le fascisme se cherche une porte de sortie. Il travaille y dans deux directions.

    D’un coté il étudie et restructure le cadre de son organisation, renouvelle en masse les secrétaires fédéraux pour placer aux postes décisifs des éléments prêts à l’action et qui ne reculeront devant rien, continue à mettre en oeuvre toutes ses campagnes paralisatrices du mécontentement populaire, la campagne corporatrice, la campagne nationaliste et impérialiste, la campagne pour la conquête des jeunes; de l’autre coté il se cherche des contacts avec des cadres de la social-démocratie, traite avec Caldara, Schiavi etc, leur offre un peu de « liberté », tente de les remettre en circulation dans les masses, dans l’appareil syndicaliste fasciste, comme il a déjà remis en circulation, à la base, des dizaines d’ex-socialistes, devenus secrétaires de cercles et de coopératives, propagandistes du corporativisme, ou seulement chantres de la panique et du « rien à faire ».

    Cette double action du fascisme rend évidente la manière complexe dont les classes capitalistes dirigeantes italiennes, conscientes de la gravité de la situation objective, opèrent et avec laquelle ils organisent leur résistance d’aujourd’hui et de demain.

    L’organisation de la résistance des classes dirigeantes capitalistes prend en considération aussi bien le retour au squadrisme et de nouvelles réductions salariales, que la campagne corporative et l’utilisation de Caldara et des autres chefs de file sociaux-démocrates.

    A différents degrés et à travers diverses lignes celle ci en vient jusqu’à la défiguration de la Concentration (1) – qui offre à « Justice et Liberté » des liens majeurs avec la petite bourgeoisie inquiète et les paysans méridionaux et devrait rendre plus efficace l’action des socialistes contre le front unique – et jusqu’à la constitution de la nouvelle ligue « pour l’autonomie de la Vénétie Julienne », qui émane de « Justice et Liberté » et créer une nouvelle ligne pour la défense des positions de l’impérialisme italien menacé.

    Cette amplitude et cette multiplicité d’action politique des classes dirigeantes capitalistes rend encore plus évidente la nécessité du renforcement de la direction révolutionnaire du mouvement prolétaire, rendant ainsi plus aigue, plus urgente la nécessité due renforcement du Parti, de toute son action, de toutes les manifestations de son activité, de tous ses liens avec les masses.

    Les expressions « faire comme en Russie » et « il faudrait une révolution » deviennent très populaires parmi les masses, mais la bourgeoisie italienne a déjà démontré une fois sa capacité à briser, en manoeuvrant habilement, les états d’âmes révolutionnaires qui n’étaient pas couplés à une direction politique révolutionnaire, et la social-démocratie italienne a démontré, quant à elle, bien savoir servir les intérêts de la bourgeoisie dans ce champ.

    Mais d’où partir, où commencer le travail pour réussir le plus rapidement possible à renforcer la direction révolutionnaire du mouvement? Revenons à l’examen des mouvements de masse actuels.

    La chose la plus importante est de dépasser le détachement existant jusqu’à maintenant entre les groupes d’avant-garde organisés et conscients et la masse mécontente, indignée, dans laquelle s’accentue la disposition à la lutte. Le plus important est de créer une connection avec cette masse à la source, dès le moment où celle ci cherche la voie et les moyens de manifester « légalement » et dans l’unité.

    Pour cela il convient de savoir pénetrer partout, travailler partout, utiliser massivement les formes les plus simples de travail révolutionnaire (l’agitation orale, par exemple, trop négligée) pour être partout et présents constamment. Ce n’est pas toujours chose aisée, et c’est souvent une chose que les révolutionnaires répugnent à faire car son efficacité est peu visible, ou juste parce qu’ils ont perdu le sens du travail de masse. C’est pourtant ce qui perturbe le plus le fascisme, ce qui le frappe de la manière la plus profonde.

    Ce n’est pas pour rien que Mussolini a demandé à Caldara des hommes qui sachent diriger une assemblée syndicale, et des hommes qui sachent agir rapidement. Mais plus que tout, il me semble que nous avons besoin d’hommes qui sachent commencer, c’est à dire se jeter dans les masses à la moindre occasion et sachent y faire éclater une agitation, une protestation, un mouvement collectif. Savoir faire cela aujourd’hui signifie s’assurer la possibilité de dominer tous les futurs développements du mouvement.

    NOTES:

    1. La Concentration Antifasciste était une coalition politique regroupant le Parti Socialiste Italien, le Parti Socialiste Unitaire de Turati, le Parti Républicain Italien, la direction en exil de la Confédération Générale du Travail et la Ligue des Droits de l’Homme Italienne autour d’un programme libéral, républicain et anti-communiste de résistance au fascisme.

    Son émanation partisane pendant la période de résistance armée fut les Brigades « Justice et Liberté ». La Concentration s’est dissoute en 1934, suite au rapprochement entre le PSI et le PCI au sein du front unique.

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  • Antonio Gramsci : Les cinq premières années du PCI

    L’Unità, 24 février 1926.

    Notre Parti est né en janvier 1921,au moment le plus critique de la crise générale de la bourgeoisie italienne et de la crise du mouvement ouvrier. Si la scission était historiquement nécessaire et inévitable, les grandes masses, hésitantes, n’y étaient pas préparées. Dans cette situation, l’organisation matérielle du nouveau Parti a dû se faire dans des conditions extrêmement difficiles.

    Le travail organisationnel a ainsi absorbé, à lui seul, la quasi-totalité des énergies créatrices.

    On n’a pu approfondir suffisamment les problèmes que posaient, d’une part, la décomposition du personnel des vieux groupes dirigeants bourgeois, et, d’autre part, le processus du même ordre que connaissait le mouvement ouvrier. Toute la ligne politique du Parti, au cours des années qui ont suivi immédiatement la scission, a répondu d’abord à cette exigence : resserrer les rangs de l’organisation, en proie à l’offensive fasciste et asphyxiée par les miasmes cadavériques qui s’élevaient de la décomposition socialiste.

    Dans ces conditions, et c’était naturel, le Parti a vu se développer des sentiments et un état d’esprit corporatistes et sectaires.

    On n’a pas posé le problème politique général de l’existence et du développement du Parti comme mise en œuvre d’une activité qui permette au Parti de gagner les grandes masses et d’organiser les forces sociales nécessaires pour vaincre la bourgeoisie et prendre le pouvoir, mais simplement comme le problème de l’existence même du Parti.

    La scission de Livourne

    Nous n’avons vu que la valeur immédiate et mécanique de la scission et nous avons commis, symétriquement, la même erreur que Serrati. Le camarade Lénine avait exprimé par une formule lapidaire la signification de la scission en Italie en recommandant à Serrati : « Séparez-vous de Turati, et ensuite, alliez-vous avec lui. »

    Nous aurions dû adapter cette formule à notre scission, qui a pris une forme différente de ce que prévoyait Lénine. Nous devions – c’était indispensable et historiquement nécessaire – nous séparer, non seulement du réformisme, mais aussi du maximalisme, qui constituait et constitue encore l’expression typique de l’opportunisme italien dans le mouvement ouvrier.

    Mais ensuite, tout en continuant de les combattre sur le plan de l’idéologie et de l’organisation, nous aurions dû chercher à nous allier avec eux contre la réaction. Pour les dirigeants de notre Parti, chaque action de l’Internationale tendant à nous orienter dans cette direction constituait un désaveu implicite de la scission de Livourne, comme l’expression d’un repentir.

    Accepter une telle orientation de la lutte politique aurait équivalu, selon eux, à admettre que notre Parti n’était qu’une nébuleuse indéfinie ; il s’agissait, tout au contraire, d’affirmer que la naissance de notre Parti avait définitivement résolu le problème de la formation historique du Parti du prolétariat italien. Cette opinion se voyait renforcée par les expériences toutes proches de la Révolution soviétique de Hongrie, où la fusion des communistes et des sociaux-démocrates a constitué sans aucun doute un des facteurs décisifs de la défaite.

    La portée de l’expérience hongroise

    En réalité, et la grande masse du Parti n’a cessé de s’en apercevoir toujours plus, notre Parti a posé ce problème de façon erronée. L’expérience hongroise aurait dû précisément nous convaincre que la ligne suivie par l’Internationale dans la formation des partis communistes n’était pas celle que nous lui attribuions.

    On sait en effet que le camarade Lénine a cherché à s’opposer à la fusion des communistes et des sociaux-démocrates hongrois, quoique ces derniers se soient déclarés partisans de la dictature du prolétariat.

    Peut-on dire pour autant que le camarade Lénine ait été hostile aux fusions ? Certainement pas. Le camarade Lénine et l’Internationale voyaient le problème comme un processus dialectique permettant à l’élément communiste, c’est-à-dire à la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, de se mettre, soit dans l’organisation de parti de la classe ouvrière, soit dans la direction des grandes masses, à la tête de tout ce qu’il s’est formé et existe d’honnête et d’actif dans la classe.

    En Hongrie, cela a été une erreur que de détruire l’organisation communiste indépendante au moment de la prise du pouvoir pour dissoudre et diluer le groupement constitué dans une organisation social-démocrate plus importante et amorphe qui ne pouvait pas ne pas avoir la prééminence. Pour la Hongrie aussi, Lénine avait déclaré que la ligne de notre vieux Parti devait tendre à une alliance avec la social-démocratie, nullement à la fusion.

    On ne serait arrivé à la fusion que plus tard, après que le groupement communiste aurait élargi son influence et serait devenu dominant dans l’organisation du Parti, l’organisation syndicale et l’appareil d’État, c’est-à-dire après qu’il aurait séparé, organiquement et politiquement les ouvriers révolutionnaires de leurs chefs opportunistes.

    Pour l’Italie, le problème se posait en termes encore plus simples qu’en Hongrie : non seulement le prolétariat n’avait pas pris le pouvoir, mais au moment de la formation du Parti, il entamait un grand mouvement de retraite.

    Poser la question de la formation du Parti en Italie comme le camarade Lénine l’avait indiqué expressément à Serrati dans sa formule, cela signifiait – dans la phase de recul du prolétariat qui commençait alors – donner à notre parti la possibilité de regrouper autour de lui les éléments du prolétariat qui auraient voulu résister, mais qui sous la direction maximaliste, étaient entraînés dans la déroute générale et s’abandonnaient progressivement à la passivité.

    Cela signifie que la tactique suggérée par Lénine et par l’Internationale était la seule tactique capable de consolider et de développer les résultats de la scission de Livourne et, dès ce momentlà, de faire véritablement de notre parti, non seulement abstraitement et comme une pure affirmation historique, mais de manière effective, le Parti dirigeant de la classe ouvrière.

    En posant ainsi le problème de façon erronée, nous nous sommes maintenus sur des positions avancées, seuls avec la fraction des masses la plus proche du Parti, mais nous n’avons pas fait ce qui était nécessaire pour maintenir sur nos positions l’ensemble du prolétariat, qui était pourtant encore aminé d’un esprit extrêmement combatif, comme l’ont démontré tant de pages, souvent héroïques, de la résistance qu’il a opposée à l’adversaire.

    Dans une situation extrêmement difficile, qui voyait le Parti employer toutes ses forces dans la lutte immédiate, pour survivre physiquement, ces problèmes n’ont pas fait l’objet de discussions à la base et n’ont point contribué au développement de la capacité idéologique et politique du Parti, ce qui a constitué, pour notre organisation, un facteur de faiblesse supplémentaire.

    C’est ainsi que le ler Congrès du Parti, qui s’est tenu au théâtre San Marco de Livourne aussitôt après la scission, ne s’est posé que des problèmes d’organisation immédiate : formation des organes centraux et encadrement général du Parti. Le IIe Congrès aurait pu et peut-être dû examiner et poser les problèmes en question, mais les faits suivants l’ont empêché de le faire :

    l° Non seulement la masse, mais aussi une grande partie des éléments les plus responsables et les plus proches de la direction du Parti ignoraient littéralement qu’il y eût des divergences profondes et essentielles entre la ligne que suivait notre parti et celle que soutenait l’Internationale.

    2° Le fait que le Parti était absorbé par la lutte strictement physique faisait qu’on attachait moins d’importance aux questions idéologiques et politiques qu’aux questions purement organisationnelles. Il s’est donc développé dans le Parti, et c’était naturel, un état d’esprit hostile a priori à l’approfondissement de toute question susceptible de soulever des conflits importants à l’intérieur du groupe dirigeant qui s’était constitué à Livourne.

    3° L’opposition qui s’est manifestée au Congrès de Rome et qui prétendait être la seule représentante des directives de l’Internationale, constituait, dans la situation donnée, une expression de la fatigue et de la passivité de certains secteurs du Parti.

    La crise qu’ont subie tant la classe dominante que le prolétariat dans la période qui a précédé l’arrivée au pouvoir du fascisme, a confronté une fois de plus notre parti aux problèmes que le Congrès de Rome n’avait pas eu la possibilité de résoudre.

    En quoi a consisté cette crise ? Les groupes de gauche de la démocratie, qui étaient verbalement partisans d’un gouvernement démocratique résolu à arrêter énergiquement le mouvement fasciste, avaient laissé le Parti socialiste arbitre de cette solution afin de le liquider politiquement en lui faisant assumer la responsabilité de l’échec d’un accord antifasciste. La façon même de poser la question, de la part des démocrates, impliquait leur capitulation préventive devant le mouvement fasciste, phénomène qui s’est reproduit par la suite à l’époque de la crise Matteotti.

    Si, pendant un premier temps, cette position du problème a suscité une clarification à l’intérieur du Parti socialiste en provoquant la scission entre maximalistes et réformistes, elle n’en a pas moins aggravé la situation du prolétariat.

    Cette scission rendait en effet infructueuse la tactique que proposaient les démocrates, puisque le gouvernement de gauche qu’ils préconisaient aurait dû comprendre un Parti socialiste encore uni : la majorité de la classe prolétarienne organisée se serait ainsi trouvée prisonnière des engrenages de l’État bourgeois comme elle devait l’être ultérieurement avec la législation fasciste, et l’expérience directe du fascisme aurait été inutile.

    D’autre part, on l’a vu clairement par la suite, le tournant à gauche des maximalistes au moment de la scission a été purement mécanique : s’ils ont déclaré vouloir adhérer à l’I.C. et ont reconnu, de ce fait, l’erreur commise à Livourne, ils ont procédé avec tant de réticences et de restrictions mentales qu’ils ont stérilisé le réveil révolutionnaire que la scission avait provoqué chez les masses ; celles-ci, déçues une fois de plus, sont ainsi retombées dans une passivité dont le fascisme a profité pour effectuer sa marche sur Rome.

    Le cours nouveau dans le Parti

    Cette situation nouvelle s’est exprimée au IVe Congrès de l’I.C. : en dépit des doutes et des résistances de la majorité des délégués de notre parti, convaincus que le tournant des maximalistes ne représentait qu’une oscillation passagère et sans avenir, on en est venu à former le Comité de fusion.

    C’est à partir de ce moment-là que s’engage, dans notre parti, un processus de différenciation interne au groupe dirigeant né à Livourne. Ce processus ne cesse de se développer et, lorsque apparaissent et mûrissent les éléments de la crise du fascisme ouverte par le Congrès de Turin du Parti populaire (2), il sort des frontières du groupe pour investir la totalité du Parti.

    Il est toujours plus évident que, si l’on veut que le mouvement communiste se développe parallèlement à la crise de la classe dominante, il faut arracher le Parti à ses positions de 1921-1922. Le conflit entre notre parti et l’Internationale nourrissait dans nos rangs un état de fractionnisme latent, qui s’exprimait dans des groupes franchement droitiers souvent liquidateurs. Le préalable qui avait tenu tant de place dans le passé, celui du maintien à tout prix de l’unité organisationnelle du Parti, n’avait ainsi plus lieu d’être.

    Tarder encore à poser dans toute leur ampleur les questions de tactique fondamentales sur lesquelles on avait hésité jusqu’alors à ouvrir la discussion, aurait signifié provoquer une crise sans issue pour l’ensemble du Parti.

    C’est ainsi que se sont constitués de nouveaux groupements qui se sont développés jusqu’à la veille de notre IIIe Congrès. On a pu alors s’assurer que, non seulement la grande majorité de la base de notre parti (qui n’avait jamais été ouvertement consultée), mais aussi la grande majorité du vieux groupe dirigeant, s’étaient nettement éloignées des conceptions et des positions politiques de l’extrême gauche pour se placer entièrement sur le terrain de l’Internationale et du léninisme.

    L’importance du IIIe Congrès

    De ce qui a été dit jusqu’ici, on voit clairement l’importance et l’ampleur des tâches de notre IIIe Congrès. Il devait clore toute une période de la vie de notre parti en mettant fin à la crise intérieure et en organisant un regroupement de forces assez stable pour permettre le développement normal de son aptitude à diriger politiquement les masses et, donc, de sa capacité d’action.

    Le Congrès a-t-il effectivement accompli ces tâches ? Indubitablement, tous les travaux du Congrès ont démontré qu’en dépit des difficultés de la situation, notre parti est parvenu à résoudre sa crise de croissance et à atteindre un niveau d’homogénéité, de cohésion et de stabilité remarquable et certainement supérieur à celui de bien d’autres sections de l’Internationale.

    L’intervention, dans les discussions du Congrès, des délégués de la base, dont certains venaient des régions où l’activité du Parti est la plus difficile, a démontré que les éléments fondamentaux de la discussion entre, d’une part, l’Internationale et le Comité central, et, d’autre part, l’opposition, ont été non seulement absorbés mécaniquement par le Parti, mais ont suscité une ample conviction consciente et ont ainsi contribué à élever, d’une manière que les camarades les plus optimistes n’osaient envisager, le ton de la vie intellectuelle de la masse des camarades et leur capacité de direction et d’initiative politique.

    C’est là, croyons-nous, la signification la plus importante du Congrès. Il est clair que si notre parti peut se dire un parti de masse, c’est non seulement pour l’influence qu’il exerce sur de larges couches de la classe ouvrière et des masses paysannes, mais parce qu’il a acquis, dans les éléments individuels qui le composent, une faculté d’analyse des situations, un pouvoir d’initiative politique et une aptitude à diriger qui lui faisaient défaut dans le passé et qui constituent la base de sa capacité de direction collective.

    D’autre part, tout le travail mené à la base pour organiser idéologiquement et pratiquement le Congrès dans les régions et les provinces où la répression policière vise tous les faits et gestes de nos camarades, et le fait qu’on ait réussi à réunir pendant sept jours plus de soixante camarades pour le Congrès du Parti et presque autant pour le Congrès des jeunesses, confirment par eux-mêmes le développement qu’on a dit.

    Il est évident pour tout le monde que tout ce mouvement de camarades et d’organisations n’est plus seulement un succès organisationnel, mais constitue en lui-même une très haute manifestation politique.

    Quelques chiffres à ce sujet. Il y a eu, dans la première phase de préparation du Congrès, de deux à trois mille réunions de base qui ont culminé dans plus d’une centaine de Congrès provinciaux et interprovinciaux, où l’on a choisi, après de larges discussions, les délégués au Congrès.

    Valeur politique et résultats acquis

    Chaque ouvrier est en mesure d’apprécier toute la signification de ces quelques chiffres qu’il nous est possible de publier cinq ans après l’époque de l’occupation des usines et après trois ans d’un gouvernement fasciste qui a intensifié sur une large échelle le contrôle de toutes les activités de masse et a réalisé une organisation policière de loin supérieure à tous les systèmes policiers antérieurs.

    La plus grande faiblesse de l’organisation ouvrière traditionnelle se manifestait essentiellement dans le déséquilibre permanent, et qui devenait catastrophique dans les moments culminants de l’activité de masse, entre les aptitudes des cadres organisationnels du Parti et la poussée spontanée de la base.

    En dépit des conditions extrêmement défavorables de la période actuelle, il est évident que notre parti est largement parvenu à dépasser cette faiblesse et à se doter d’un système d’organisation coordonné et centralisé qui assure la classe ouvrière contre les erreurs et les insuffisances qui se manifestaient dans le passé. C’est là une autre signification importante de notre Congrès : la classe ouvrière est capable d’agir et, en tant qu’elle réussit à tirer de son sein tous les éléments techniques qui, dans la société moderne, sont indispensables à l’organisation concrète des institutions chargées de réaliser le programme prolétarien, elle démontre sa capacité historique de prendre la tête de la lutte anticapitaliste.

    Et c’est de ce point de vue qu’il faut analyser toute l’activité du mouvement fasciste de 1921aux dernières lois « fascistissimes » : activité qui a systématiquement visé à détruire les cadres que le mouvement ouvrier et révolutionnaire avait péniblement élaborés en près de cinquante ans d’histoire.

    De cette façon, le fascisme est pratiquement parvenu à dépouiller la classe ouvrière de son autonomie et de son indépendance politique et l’a réduite soit à la passivité, c’est-à-dire à une subordination inerte à l’appareil d’État, soit, dans les moments de crise politique comme la période Matteotti, à rechercher des cadres dirigeants dans d’autres classes moins exposées à la répression.

    Notre parti est resté le seul mécanisme dont dispose la classe ouvrière pour sélectionner de nouveaux cadres dirigeants de classe, c’est-à-dire pour reconquérir son indépendance et son autonomie politique. Le Congrès a démontré que notre parti est brillamment parvenu à remplir cette tâche essentielle.

    Le Congrès devait réaliser deux objectifs fondamentaux

    1° Après les discussions et les redistributions de forces dont nous avons parlé précédemment, il fallait unifier le Parti, tant sur le terrain des principes et de la pratique organisationnelle, qu’au plan plus strictement politique.

    2°Le Congrès était appelé à établir la ligne politique du Parti pour le proche avenir et à élaborer un programme de travail pratique dans tous les domaines d’activité des masses.

    Ces objectifs concrets posaient un certain nombre de problèmes qui, bien entendu, ne sont pas indépendants les uns des autres, mais sont coordonnés dans le cadre de la conception générale du léninisme. C’est pourquoi les discussions du Congrès, même lorsqu’elles ont porté sur les aspects techniques d’une question pratique, ont posé la question générale de l’acceptation ou non du léninisme. Le Congrès devait donc servir à mettre en évidence dans quelle mesure notre parti était devenu un parti bolchevique.

    Les objectifs fondamentaux

    C’est à partir d’une appréciation historique et politique immédiate du rôle de la classe ouvrière dans notre pays que le Congrès a résolu toute une série de problèmes qu’on peut regrouper ainsi :

    l° Rapports entre le Comité central et la masse du Parti. a) Cet ensemble de problèmes inclut la discussion générale sur la nature du Parti, qui se doit d’être un parti de classe, et ce, non seulement abstraitement, c’est-à-dire en tant que le programme accepté par ses membres exprime les aspirations du prolétariat, mais, pour ainsi dire, physiologiquement, en tant, autrement dit, que la grande majorité de ses adhérents est formée de prolétaires et que lui-même reflète et exprime exclusivement les besoins et l’idéologie d’une seule classe : le prolétariat. b) Une fois unifiées socialement de cette façon, la subordination complète de toutes les énergies du Parti à la direction du Comité central.

    La loyauté de tous les membres du Parti envers le Comité central ne doit pas être purement organisationnelle et disciplinaire, mais doit devenir un véritable principe d’éthique révolutionnaire. Il faut en inculquer profondément la conviction parmi les masses du Parti, afin que les initiatives fractionnelles et, plus généralement, toute tentative de désagréger l’unité du Parti se heurtent inévitablement à une réaction spontanée et immédiate de la base qui les étouffe dans l’œuf.

    L’autorité du Comité central, entre deux congrès, ne doit jamais être remise en question et le Parti doit devenir un bloc homogène. Ce n’est qu’à cette condition que le Parti pourra vaincre ses ennemis de classe.

    Comment la masse des sans-parti pourrait-elle être assurée que l’instrument de la lutte révolutionnaire, le Parti, parviendra à mener, sans hésitations ni oscillations, la lutte implacable pour conquérir et conserver le pouvoir, si le Comité central du Parti n’a pas la capacité et l’énergie nécessaires pour éliminer toutes les faiblesses qui peuvent compromettre son homogénéité?

    Il serait impossible de réaliser ces deux points si, dans le Parti, l’homogénéité sociale et l’unité monolithique de l’organisation n’avaient pas pour complément la conscience, chez tous, d’une homogénéité idéologique et politique.

    Concrètement, on peut exprimer dans cette formule la ligne que le Parti doit suivre : le noyau de l’organisation du Parti consiste en un fort Comité central, étroitement lié à la base prolétarienne du Parti lui-même, sur le terrain de l’idéologie et de la tactique du marxisme-léninisme.

    Sur cette série de problèmes, l’énorme majorité du Congrès s’est nettement prononcée en faveur des thèses du Comité central et ne s’est pas bornée à refuser la moindre concession, mais a insisté sur la nécessité de l’intransigeance théorique et de l’inflexibilité pratique, en rejetant ainsi les conceptions de l’opposition susceptibles de maintenir le Parti dans un état de déliquescence et d’apathie politiques et sociales.

    2°Rapports du Parti avec la classe prolétarienne (c’est-à-dire avec la classe dont le Parti est le représentant direct, la classe qui a pour mission de diriger la lutte anticapitaliste et d’organiser la nouvelle société). C’est de cet ensemble de problèmes que relève l’appréciation du rôle du prolétariat dans la société italienne, c’est-à-dire du degré de maturité de cette société, de son aptitude à se transformer, de société capitaliste, en société socialiste et donc des possibilités, pour le prolétariat, de devenir classe indépendante et dominante.

    C’est pourquoi le Congrès a discuté de : a) la question syndicale, qui est pour nous essentiellement la question de l’organisation des masses les plus larges, comme classe en soi, sur la base des intérêts économiques immédiats, et comme terrain d’éducation politique révolutionnaire ; b) la question du front unique, c’est-à-dire des rapports de direction politique entre la partie la plus avancée du prolétariat et ses fractions les moins avancées.

    3°Rapports de la classe ouvrière dans son ensemble avec les autres forces sociales qui, bien que dirigées par des partis ou des groupes politiques liés à la bourgeoisie, sont objectivement sur le terrain de l’anticapitalisme : donc, en premier lieu, les rapports entre le prolétariat et les paysans.

    Sur toute cette série de problèmes aussi, l’énorme majorité du Congrès a repoussé les conceptions erronées de l’opposition et s’est prononcée en faveur des solutions apportées par le Comité central.

    Les positions des forces en présence

    Nous avons déjà évoqué l’attitude adoptée par l’écrasante majorité du Congrès à l’égard des solutions qu’il convient d’apporter aux problèmes essentiels de la période actuelle.

    Il convient pourtant d’analyser de façon plus détaillée l’attitude de l’opposition et d’évoquer, même brièvement, d’autres attitudes qui se sont fait jour au Congrès comme des attitudes individuelles, mais qui pourraient à l’avenir coïncider avec des moments transitoires déterminés du développement de la situation italienne, et qu’il faut pour cela dénoncer et combattre dès maintenant.

    Nous avons déjà parlé dans les premiers paragraphes de cet exposé des aspects et des formes qui ont caractérisé la crise de développement de notre parti au cours des années 1921-1924.

    Nous rappellerons rapidement que cette crise a trouvé une solution organisationnelle provisoire au VI Congrès mondial grâce à la constitution d’un Comité central qui se situait dans l’ensemble sur le terrain du léninisme et de la tactique de l’Internationale communiste, mais qui se composait de trois éléments : le premier, qui avait la majorité plus une voix dans le Comité central, représentait les éléments de gauche qui s’étaient détachés du vieux groupe de Livourne après le IVe Congrès, le second représentait l’opposition qui s’était constituée au IIe Congrès contre les « Thèses de Rome » et le troisième représentait les terzini entrés dans le Parti après la fusion.

    En dépit de ses faiblesses intrinsèques, du fait même que c’était le « groupe du centre », c’est-à-dire les éléments de gauche qui s’étaient détachés du groupe dirigeant de Livourne, qui y exerçait nettement le rôle dirigeant, le Comité central parvint à poser et à résoudre énergiquement le problème de la bolchevisation du Parti et de son accord complet avec les directives de l’Internationale communiste.

    Attitudes de l’extrême gauche

    Certes, il y eut des résistances, qui culminèrent, tous les camarades s’en souviennent, dans la constitution du Comité d’entente, c’est-à-dire la tentative de constituer une fraction organisée susceptible de s’opposer au Comité central à la tête du Parti.

    En réalité, la constitution du Comité d’entente fut le symptôme le plus important de la désagrégation de l’extrême gauche qui, consciente qu’elle perdait progressivement du terrain dans les rangs du Parti, chercha à galvaniser par une action de rébellion bruyante les quelques forces qu’elle conservait encore.

    Il est à remarquer que, après la défaite idéologique et politique subie par l’extrême gauche dès avant le Congrès, son noyau le plus résistant avait commencé à adopter des positions toujours plus sectaires et plus hostiles au Parti dont il se sentait chaque jour plus éloigné et séparé. Ces camarades ont non seulement persisté à s’opposer de la façon la plus vigoureuse sur certains points concrets de l’idéologie et de la politique du Parti et de l’Internationale, mais ils ont cherché systématiquement et sur tous les points des motifs d’opposition, de façon à se présenter comme un parti dans le Parti ou presque.

    On peut aisément imaginer que, à partir de ces positions, on en vint inévitablement, au cours du Congrès, à des attitudes théoriques et pratiques où il était difficile de distinguer entre l’expression dramatique de la situation générale dans laquelle doit agir le Parti et un certain histrionisme qui apparaissait démesuré à ceux qui avaient réellement lutté et s’étaient sacrifiés pour le prolétariat.

    C’est dans ce cadre qu’il faut replacer, par exemple, la question préalable présentée par l’opposition dès l’ouverture du Congrès, dont elle contestait le pouvoir de délibération en vue de se prémunir ainsi d’un alibi pour reprendre éventuellement son activité fractionniste et refuser de reconnaître l’autorité de la nouvelle direction du Parti.

    La masse des congressistes, qui savaient de combien de sacrifices et d’efforts d’organisation avait été payée la préparation du Congrès, vit dans cette question préalable une pure et simple provocation et il est significatif que les seuls applaudissements (le règlement du Congrès interdisait pour des raisons compréhensibles toute manifestation bruyante d’accord ou de blâme) soient allés à l’orateur qui a stigmatisé l’attitude de l’opposition et soutenu la nécessité de renforcer de manière démonstrative le nouveau comité qui allait être élu en lui donnant expressément pour mandat d’être d’une rigueur implacable contre toute initiative qui mettrait pratiquement en question l’autorité du Congrès et la valeur de ses délibérations.

    Émergence de déviations de droite

    Quoiqu’elle ait été aggravée par sa forme maniérée et théâtrale, l’attitude adoptée par l’opposition dès avant la fin du Congrès, alors qu’on se préparait à tirer les conclusions politico-organisationnelles de ses travaux, relève du même type de faits. Mais les membres de l’opposition purent avoir la nette démonstration de ce qu’est l’état d’esprit répandu dans les rangs du Parti : le Parti n’a pas l’intention de permettre que l’on joue plus longtemps au fractionnisme et à l’indiscipline ; le Parti veut réaliser le maximum de direction collective et ne permettra à quiconque, quelle que soit sa valeur personnelle, de s’opposer au Parti.

    L’opposition d’extrême gauche a été la seule opposition officielle et déclarée pendant les séances plénières du Congrès.

    L’attitude d’opposition sur la question syndicale adoptée par deux membres de l’ancien Comité central avait un tel caractère d’improvisation et d’impulsivité qu’il faut y voir plutôt un phénomène individuel d’hystérie politique qu’une opposition systématique.

    Il y eut en revanche, pendant les travaux de la commission politique, une manifestation qui, pour ne représenter pour l’instant qu’une attitude purement individuelle, se fonde sur des motifs idéologiques qui obligent à y voir ni plus ni moins qu’une vraie plate-forme de droite, susceptible d’être proposée au Parti dans une situation déterminée et qui, de ce fait, doit être, comme ce fut le cas, repoussée sans hésitation, d’autant plus qu’elle avait pour porteparole un membre du vieux Comité central.

    Ces thèmes idéologiques sont : 1° l’affirmation que le gouvernement ouvrier et paysan peut se constituer sur la base du Parlement bourgeois ; 2°l’affirmation que la social-démocratie ne doit pas être considérée comme l’aile gauche de la bourgeoisie, mais comme l’aile droite du prolétariat ; 3°que dans l’analyse de l’État bourgeois, il faut distinguer entre la fonction d’oppression d’une classe sur l’autre et la fonction de production de satisfactions déterminées de certaines exigences générales de la société.

    Les deux premiers points sont contraires aux décisions du IIIe Congrès ; le troisième est étranger à la conception marxiste de l’État. Tous trois dénotent ensemble une tendance à concevoir la solution de la crise de la société bourgeoise en dehors de la révolution.

    La ligne politique fixée par le Parti

    Puisque telle a été la position des forces représentées au Congrès, c’est-à-dire une opposition encore plus rigide des résidus du « gauchisme * » aux positions théoriques et pratiques de la majorité du Parti, nous nous contenterons d’évoquer rapidement certains points de la ligne établie par le Congrès.

    Question idéologique. Sur cette question, le Congrès a souligné la nécessité de développer, de la part du Parti, tout un travail d’éducation qui renforce dans les rangs du Parti la connaissance de cette doctrine marxiste qui est la nôtre et qui développe la capacité de la plus large couche dirigeante.

    Sur ce point, l’opposition a tenté habilement de faire diversion : elle a exhumé quelques vieux articles et morceaux d’articles de camarades de la majorité pour soutenir que c’est seulement avec quelque retard qu’ils avaient accepté intégralement la conception du matérialisme historique telle qu’elle ressort des œuvres de Marx et d’Engels et qu’ils soutenaient au contraire l’interprétation du matérialisme historique donnée par Benedetto Croce.

    Puisque, comme on le sait, on a considéré aussi que les « Thèses de Rome » s’inspiraient essentiellement de la philosophie crocienne, cette argumentation de l’opposition a paru relever de la pure démagogie de congrès. En tout cas, du moment que la question ne concerne pas des individus isolés, mais des masses, la ligne établie par le Congrès quant à la nécessité de mener un travail spécifique d’éducation pour élever le niveau de la culture générale du Parti en matière de marxisme, réduit la polémique de l’opposition à un exercice érudit de recherche d’éléments biographiques plus ou moins intéressants sur le développement intellectuel de tel ou tel camarade.

    Tactique du Parti.

    Le Congrès a approuvé et a défendu énergiquement contre les attaques de l’opposition la tactique suivie par le Parti durant la dernière période de l’histoire italienne caractérisée par la crise Matteotti. Il convient de dire que l’opposition n’a pas essayé d’opposer à l’analyse de la situation faite par le Comité central dans ses thèses pour le Congrès ni une autre analyse conduisant à établir une ligne tactique différente ni des corrections partielles qui puissent justifier une position de principe.

    La position fausse de l’extrême gauche s’est même caractérisée par le fait que ses remarques et ses critiques ne se sont jamais basées sur un examen ni approfondi ni même superficiel des rapports de forces et des conditions générales de la société italienne.

    Il apparut ainsi clairement que la méthode de l’extrême gauche, et que celle-ci prétend être dialectique, n’est pas la méthode de la dialectique matérialiste propre à Marx, mais la vieille méthode de la dialectique conceptuelle de la philosophie pré-marxiste et même pré-hégélienne.

    À l’analyse des forces en lutte et de la direction qu’elles prennent en contradiction avec le développement des forces matérielles de la société, l’opposition substituait l’affirmation qu’elle était dotée d’un « flair » tout particulier et mystérieux qui devrait inspirer la direction du Parti.

    Étrange aberration qui autorisait le Congrès à estimer extrêmement dangereuse et destructrice pour le Parti une telle méthode qui ne pouvait déboucher que sur une politique d’improvisation et d’aventures.

    Que l’opposition n’ait du reste jamais possédé une méthode capable de développer les forces du Parti et les énergies révolutionnaires qu’on puisse opposer à la méthode marxiste et léniniste, c’est ce que démontrent l’attitude de la direction du Parti en février 1921, lorsque le fascisme lança son offensive frontale en Toscane et dans les Pouilles, et l’attitude de la même direction envers le mouvement des Arditi del popolo (2). L’analyse de ces deux moments fit apparaître que la méthode défendue par l’opposition a pour seuls résultats la passivité et l’inaction et qu’elle consiste, en dernière analyse, à tirer des enseignements, au seul usage de la pédagogie et de la propagande, des événements qui se sont déroulés sans l’intervention de l’ensemble du Parti.

    La question syndicale

    Dans le domaine syndical la tâche difficile du Parti consiste à trouver un juste accord entre ces deux lignes d’activité pratique :

    1° Défendre les syndicats de classe en cherchant à maintenir le maximum de cohésion et d’organisation syndicale parmi les masses qui ont participé traditionnellement à l’organisation syndicale elle-même. C’est là une tâche d’une importance exceptionnelle car le Parti révolutionnaire doit toujours, même dans les pires situations objectives, s’efforcer de conserver toutes les accumulations d’expérience et de capacité technique et politique qui se sont formées à la faveur des développements de l’histoire passée dans la masse prolétarienne.

    Pour notre Parti, la Confédération générale du travail constitue en Italie l’organisation qui exprime historiquement de la façon la plus organique ces accumulations d’expériences et de capacités et qui représente donc le terrain sur lequel doit être menée cette défense.

    2°Compte tenu du fait que la dispersion actuelle des grandes masses travailleuses est essentiellement due à des motifs qui sont extérieurs à la classe ouvrière et qui font qu’il existe des possibilités d’organisation immédiates de caractère pas strictement syndical, le Parti doit se proposer de promouvoir activement ces possibilités. Cette tâche ne peut être accomplie que si le travail organisationnel de masse est transféré du domaine corporatif au domaine industriel d’usine et si les liens de l’organisation de masse vont au-delà de l’adhésion individuelle au moyen de la carte syndicale pour devenir électifs et représentatifs.

    Il est clair par ailleurs que cette tactique du Parti correspond au développement normal de l’organisation de masse prolétarienne, telle qu’elle s’était réalisée pendant et après la guerre, c’est-à-dire pendant la période où le prolétariat a commencé à se poser le problème de lutter jusqu’au bout contre la bourgeoisie pour la conquête du pouvoir. Pendant cette période, la forme organisationnelle traditionnelle du syndicat de métier avait été complétée par tout un système de représentations électives d’usine, c’est-à-dire par les comités d’entreprise.

    On sait aussi que, en particulier pendant la guerre, lorsque les centrales syndicales adhérèrent aux comités de mobilisation industrielle et décidèrent donc une situation de « paix industrielle » par certains aspects analogue à la situation présente, les masses ouvrières de tous les pays (Italie, France, Russie, Angleterre, et même États-Unis) retrouvèrent les voies de la résistance et de la lutte sous la direction des délégués ouvriers élus dans les usines.

    La tactique syndicale du Parti consiste essentiellement à développer toute l’expérience d’organisation des grandes masses en pesant sur les possibilités de réalisation les plus immédiates, étant donné les difficultés objectives auxquelles se heurte le mouvement syndical du fait du régime bourgeois, d’une part, et du réformisme confédéral, de l’autre.

    Cette ligne a été intégralement approuvée par l’écrasante majorité du Congrès. C’est toutefois à son sujet qu’ont eu lieu les discussions les plus passionnées et que l’opposition fut représentée, non seulement par l’extrême gauche, mais, comme nous l’avons déjà dit, par deux membres du Comité central.

    Un orateur soutint que le Parti doit mener une action de masse uniquement dans les usines et que le syndicat est donc historiquement dépassé. Cette thèse, qui procède des positions les plus absurdes de l’infantilisme de gauche, fut repoussée nettement et énergiquement par le Congrès.

    Pour un autre orateur au contraire, la seule activité du Parti dans ce domaine doit être l’activité syndicale traditionnelle : cette thèse est étroitement liée à une conception de droite, c’est-à-dire à la volonté de ne pas avoir de heurts trop graves avec la bureaucratie syndicale réformiste qui s’oppose vigoureusement à toute organisation de masse.

    L’opposition d’extrême gauche était guidée par deux directives fondamentales : la première, qui concernait essentiellement le Congrès, s’efforçait de démontrer que la tactique des organisations d’usine soutenue par le Comité central et par la majorité du Congrès est liée à la conception de L’Ordine Nuovo hebdomadaire, conception qui, selon l’extrême gauche, était proudhonienne et non marxiste ; la seconde est liée à la question de principe dans laquelle l’extrême gauche s’oppose nettement au léninisme : le léninisme soutient que le Parti guide la classe au moyen des organisations de masse et considère donc que l’une des tâches essentielles du Parti est le développement des organisations de masse ; pour l’extrême gauche au contraire, ce problème n’existe pas et l’on confère au Parti des fonctions qui peuvent l’amener, d’une part, aux pires catastrophes et, d’autre part, au plus dangereux des aventurismes.

    Le Congrès a rejeté toutes ces déformations de la tactique syndicale communiste, tout en estimant nécessaire d’insister avec une énergie toute particulière sur la nécessité d’une participation plus grande et plus active des communistes au travail dans l’organisation syndicale traditionnelle.

    La question agraire

    Le Parti a cherché, en ce qui concerne son action parmi les paysans, à sortir de la sphère de la simple propagande idéologique visant à diffuser de manière strictement abstraite les termes généraux de la solution léniniste de ce problème, pour se placer sur le terrain pratique de l’organisation et de l’action politique réelle. Il est évident que c’était plus facile à réaliser en Italie que dans les autres pays du fait que, dans notre pays, le processus de différenciation des grandes masses de la population est sous certains aspects plus avancé qu’ailleurs de par les effets de la situation politique actuelle.

    D’autre part, étant donné que le prolétariat industriel ne représente chez nous qu’une minorité de la population travailleuse, une telle question se pose avec plus d’intensité qu’ailleurs. La forme que prennent, en Italie, le problème de la définition des forces motrices de la révolution et celui du rôle dirigeant du prolétariat exige de notre Parti une attention particulière et la recherche de solutions concrètes aux problèmes généraux que résume l’expression « question agraire ».

    La grande majorité du Congrès a approuvé la façon dont le Parti a posé ces problèmes et a affirmé la nécessité d’intensifier le travail selon la ligne générale déjà appliquée partiellement.

    En quoi consiste pratiquement cette activité ? Le Parti doit viser à créer dans chaque région des unions régionales de l’Association de défense des paysans ; mais, à l’intérieur de ces cadres organisationnels plus larges, il faut distinguer quatre groupements fondamentaux des masses paysannes, dont chacun exige des attitudes et des solutions politiques bien précises et complètes.

    L’un de ces groupements est constitué par les masses des paysans slaves de l’Istrie et du Frioul, dont l’organisation est étroitement liée à la question nationale.

    Le second est constitué par le mouvement paysan particulier qui se rassemble sous le titre de « Parti des paysans » et qui a pour base essentielle le Piémont : pour ce groupement, qui n’a pas un caractère confessionnel mais un caractère plus strictement économique, il convient d’appliquer les termes généraux de la tactique agraire du léninisme, et ce, aussi, parce que ce groupement se trouve dans la région qui abrite un des centres prolétariens les plus puissants d’Italie.

    Les deux autres groupements sont de loin les plus considérables et ce sont ceux qui exigent le plus d’attention de la part de notre parti : l° la masse des paysans catholiques, regroupés en Italie centrale et septentrionale, et qui sont directement organisés par l’Action catholique et l’appareil ecclésiastique général, c’est-à-dire le Vatican ; 2° la masse des paysans d’Italie méridionale et des îles.

    En ce qui concerne les paysans catholiques, le Congrès a décidé que le Parti doit poursuivre et doit développer la ligne qui consiste à favoriser les formations de gauche qui existent dans ce secteur et qui sont étroitement liées à la crise agraire générale qui s’est ouverte dès avant la guerre en Italie centrale et septentrionale.

    Le Congrès a établi que l’attitude adoptée par le Parti à l’égard des paysans catholiques, tout en comportant certains éléments essentiels pour la solution du problème politico-religieux italien, ne doit en aucun cas conduire à favoriser les tentatives, toujours possibles, de mouvements idéologiques de nature strictement religieuse. La tâche du Parti consiste à expliquer que les conflits nés sur le terrain de la religion dérivent des conflits de classes et à s’efforcer de toujours mettre en évidence les caractères de classe de ces conflits et non, vice versa, à favoriser des solutions religieuses des conflits de classes, même si ces solutions apparaissent de gauche en tant qu’elles mettent en question l’autorité de l’organisation officielle religieuse.

    La question des paysans méridionaux a fait l’objet, de la part du Congrès, d’une attention toute particulière.

    Le Congrès a reconnu la justesse de l’affirmation contenue dans les thèses du Comité central et selon laquelle le rôle de la masse paysanne méridionale dans le développement de la lutte anticapitaliste en Italie doit faire l’objet d’un examen particulier et aboutir à la conclusion que les paysans méridionaux sont, après le prolétariat industriel et agricole d’Italie du Nord, l’élément social le plus révolutionnaire de la société italienne.

    Quelle est la base matérielle et politique de ce rôle des masses paysannes du Sud ? Les rapports qui existent entre le capitalisme italien et les paysans méridionaux ne consistent pas seulement en les rapports historiques normaux entre ville et campagne, tels que les a créés le développement du capitalisme dans tous les pays du monde ; dans le cadre de la société nationale, ces rapports sont aggravés et radicalisés du fait que toute la zone méridionale et les îles fonctionnent économiquement et politiquement comme une immense campagne face à l’Italie du Nord, qui fonctionne comme une immense ville.

    Le résultat de cette situation, c’est la formation et le développement, en Italie méridionale, de certains aspects d’une question nationale, même si, dans l’immédiat, ces aspects ne représentent pas la totalité de cette question, mais prennent seulement la forme d’une très vive lutte de caractère régionaliste et de profonds courants en faveur de la décentralisation et des autonomies locales.

    Ce qui fait que la situation des paysans méridionaux est caractéristique, c’est que, à la différence  des trois groupements précédents, ils n’ont dans l’ensemble aucune expérience d’organisation  autonome.

    Ils sont encadrés dans les schémas traditionnels de la société bourgeoise qui permettent  aux agrariens, partie intégrante du bloc agro-capitaliste, de contrôler les masses paysannes et de les  diriger selon leurs objectifs.

    À la suite de la guerre et des agitations ouvrières de l’après-guerre qui avaient profondément affaibli l’appareil d’État et presque détruit le prestige social des classes supérieures dont on a parlé, les masses paysannes du Midi se sont éveillées à leur propre vie et ont péniblement recherché un encadrement qui leur soit propre.

    C’est ainsi qu’il y a eu des mouvements d’anciens combattants et les divers partis de « rénovation » qui cherchaient à exploiter ce réveil de la masse paysanne, parfois en le soutenant comme à l’époque de l’occupation des terres, le plus souvent en cherchant à le dévier et ensuite, comme cela s’est produit récemment avec la constitution de l’« Unione nazionale », de l’ancrer sur des positions de lutte pour la soi-disant démocratie.

    Les derniers événements italiens qui ont provoqué un passage en masse de la petite bourgeoisie méridionale au fascisme, ont rendu d’autant plus manifeste la nécessité de donner aux paysans méridionaux une direction qui leur soit propre et leur permette de se soustraire définitivement à l’influence de la bourgeoisie agraire.

    Le seul organisateur possible de la masse paysanne méridionale, c’est l’ouvrier d’industrie, représenté par notre parti. Mais pour que ce travail d’organisation soit possible et efficace, il faut que notre parti se rapproche étroitement du paysan méridional, que notre parti détruise chez l’ouvrier d’industrie le préjugé qui lui a été inculqué par la propagande bourgeoise et qui veut que le Midi soit un boulet qui s’oppose à un développement supérieur de l’économie nationale, et qu’il détruise chez le paysan méridional le préjugé encore plus dangereux qui lui fait voir, dans le Nord de l’Italie, un bloc unique d’ennemis de classe.

    Pour y parvenir, il faut que notre parti fasse un travail de propagande intense à l’intérieur même de son organisation pour que tous les camarades prennent clairement conscience des termes de la question ; car si nous ne résolvons pas celle-ci de manière clairvoyante et révolutionnairement responsable, cela permettra à la bourgeoisie, battue dans sa zone, de se concentrer dans le Sud pour faire de cette région de l’Italie la place forte de la contre-révolution.

    Sur tous ces problèmes, l’opposition d’extrême gauche n’a réussi à dire que des balivernes et des lieux communs. L’essentiel de sa position a consisté à nier a priori l’existence effective de ces problèmes concrets, sans aucune analyse ni même l’ombre d’une démonstration.

    On peut même dire que c’est précisément à propos de la question agraire que s’est manifestée la véritable essence des thèses de l’extrême gauche : une sorte de corporatisme qui attend mécaniquement du développement des conditions objectives générales la réalisation des objectifs révolutionnaires. L’écrasante majorité du Congrès a, comme on l’a dit, rejeté cette conception.

    Autres problèmes traités

    En ce qui concerne la question de l’organisation concrète du Parti dans la période actuelle, le Congrès a ratifié sans discussion les délibérations de la récente Conférence d’organisation, déjà publiées dans L’Unità.

    Étant donné la façon dont le Congrès s’est réuni et les objectifs qu’il s’était donnés, objectifs qui concernaient spécialement l’organisation interne du Parti et la résolution de la crise, il n’a pu traiter longuement de certaines questions, pourtant essentielles pour un parti prolétarien révolutionnaire.

    C’est ainsi que la situation internationale en relation avec la ligne politique de l’Internationale communiste n’a été examinée que dans les thèses. La discussion a seulement effleuré ce thème et l’on a seulement traité la partie des problèmes internationaux concernant les formes et les relations d’organisation du Komintern parce que c’était là un facteur de la crise interne du Parti.

    Le Congrès a cependant entendu un rapport très long et exhaustif sur les travaux du dernier Congrès du Parti russe (2) et sur la signification des discussions qui s’y sont déroulées.

    C’est ainsi que le Congrès ne s’est pas occupé du problème de l’organisation dans le domaine des femmes, ni de l’organisation de la presse, thèmes essentiels pour notre mouvement et qui auraient mérité un traitement spécial. Le Congrès n’a même pas traité de la rédaction du programme du Parti qui était à l’ordre du jour. Nous pensons qu’il faut remédier à ces lacunes au moyen de conférences du Parti spécialement convoquées dans ce but.

    Conclusion

    En dépit de ces déficiences partielles, on peut affirmer, pour conclure, que la masse de travail effectué par le Congrès a été véritablement imposante.

    Le Congrès a élaboré une série de résolutions et un programme de travail concret qui, dans la situation présente, devraient  permettre à la classe ouvrière de développer ses énergies et sa capacité de direction politique.

    Une condition est particulièrement nécessaire pour que les résolutions du Congrès soient non seulement appliquées, mais donnent tous les fruits qu’elles peuvent donner : il faut que le Parti demeure étroitement uni, qu’on ne laisse se développer en son sein aucun germe de désagrégation, de pessimisme, de passivité.

    Tous les camarades du Parti sont appelés à réaliser cette condition. Nul ne peut douter que si cela se fait, ce sera la plus grande des déceptions pour tous les ennemis de la classe ouvrière.

    =>Retour au dossier sur l’Italie fasciste et l’antifascisme

  • Antonio Gramsci : La situation italienne et les tâches du PCI

    [Extrait. Ecrit par Gramsci. Egalement appelé les Thèses de Lyon, ville française où s’était réunie la direction du PCI. 1926.]

    XIV. La défaite du prolétariat révolutionnaire dans cette période décisive est due aux déficiences politiques, organisationnelles, tactiques et stratégiques du parti des travailleurs. En raison de ces déficiences, le prolétariat ne parvient pas à prendre la tête de l’insurrection de la majorité de la population, et à la faire déboucher sur la création d’un État ouvrier ; bien au contraire, il subit lui-même l’influence des autres classes sociales qui paralysent son action.

    La victoire du fascisme en 1926 doit donc être considérée non comme une victoire remportée sur la révolution mais comme la conséquence de la défaite subie par les forces révolutionnaires en raison de leurs faiblesses intrinsèques.

    XV. Le fascisme, en tant que mouvement de réaction armée ayant pour but la désagrégation et la désorganisation de la classe laborieuse pour la neutraliser, s’inscrit dans la politique traditionnelle des classes dirigeantes italiennes et dans la lutte du capitalisme contre la classe ouvrière.

    Il est favorisé donc, dans ses origines, dans son organisation et dans son développement, par l’appui de tous les vieux groupes diri­geants sans distinction ; et, plus particulièrement, par celui des propriétaires fonciers qui se sentent plus fortement menacés par la pression des masses rurales.

    Mais, socialement, le fascisme trouve sa base dans la petite bourgeoisie urbaine et dans une nouvelle bourgeoisie agricole, apparue avec la transformation de la propriété foncière dans certaines régions (phénomène de capitalisme agraire en Émilie; formation d’une couche intermédiaire d’origine rurale ; « prêts fonciers » ; nouvelle répartition des terres).

    Ce fait, plus celui d’avoir trouvé une unité idéologique et organisationnelle dans les formations militaires où revivent les traditions guerrières (« Arditisme ») et qui sont utilisées dans la guérilla contre les travailleurs, permettent au fascisme de concevoir et de mettre en œuvre un plan de conquête de l’État s’opposant aux vieilles couches dirigeantes. Il est absurde de parler de révolution.

    Mais les nouvelles couches se rassemblant autour du fascisme tirent de leur origine une homogénéité et une mentalité commune de « capitalisme naissant ». C’est ce qui explique pourquoi leur lutte contre les hommes politiques du passé est possible, et pourquoi elles peuvent la justifier en se référant à une construction idéologique qui contredit les théories tra­di­tionnelles de l’État et de ses rapports avec les citoyens.

    En substance, le fascisme ne modifie le programme conservateur et réactionnaire, qui a toujours dominé la politi­que italienne, que dans la stricte mesure où il conçoit différemment le processus d’uni­fi­cation des forces réactionnaires.

    A la tactique des accords et des compromis, il substitue le projet de réalisation d’une unité organique de toutes les forces de la bour­geoisie dans un seul organisme politique, contrôlé par une centrale unique, qui devrait diriger simultanément le parti, le gouvernement et l’État.

    Ce projet répond à une volonté de résistance totale à toute attaque révolutionnaire. Ce qui permet au fascisme de recueillir l’adhésion de la partie la plus décidément réactionnaire de la bourgeoisie industrielle et des propriétaires fonciers.

    XVI. La méthode fasciste de défense de l’ordre, de la propriété et de l’État, est, plus encore que le système traditionnel des compromis et de la politique de gauche, un facteur de désintégration de la cohésion sociale et de ses superstructures politi­ques. Ses effets doivent être étudiés sous le double rapport de sa mise en oeuvre sur le plan économique et sur le plan politique.

    Sur le plan politique, tout d’abord, l’unité organique de la bourgeoisie sous le fascisme ne se réalise pas immédiatement après la conquête du pouvoir. En dehors du fascisme, il existe des centres d’opposition bourgeoise au régime.

    D’une part, le grou­pe partisan d’une solution giolittienne du problème de l’État ne se laisse pas absorber. Ce groupe est lié à une partie de la bourgeoisie industrielle; en outre, par son pro­gram­me réformiste d’inspiration « travailliste », il exerce une influence dans certaines couches ouvrières et petites-bourgeoises. D’autre part, le programme visant à fonder l’État en s’appuyant sur une démocratie rurale dans le Mezzogiorno et sur la partie « saine » de l’industrie du Nord (Corriere della sera, libéralisme Nitti) tend à devenir celui d’une organisation politique d’opposition au fascisme, et possédant plusieurs bases de masse dans le Mezzogiorno (Union nationale).

    Le fascisme est obligé de mener une dure bataille contre ces groupes qui lui résis­tent, et une autre, plus dure encore, contre la franc-maçonnerie, qu’il considère à juste titre comme le centre organisateur de toutes les forces qui ont toujours défendu l’État.

    Cette lutte qui est, qu’on le veuille ou non, l’indice d’une fissure au sein du bloc des forces conservatrices et anti-prolétariennes, peut, dans certaines circonstances, favo­riser le développement et l’affirmation du prolétariat comme troisième facteur, ayant un rôle décisif à jouer dans une situation politique.

    Sur le plan économique, le fascisme agit comme l’instrument d’une oligarchie in­dus­trielle et agraire visant à concentrer entre les mains du capital le contrôle de toutes les richesses du pays. Cela ne peut manquer de provoquer un mécontentement de la petite bourgeoisie qui, avec l’avènement du fascisme, croyait venue sa propre domi­nation.

    Le fascisme prend tout un ensemble de mesures pour favoriser une nouvelle con­cen­tration industrielle (abolition de l’impôt sur les successions, politique financière et fiscale, renforcement du protectionnisme), et les accompagne de dispositions favo­risant les agrariens au détriment des petits et moyens cultivateurs (impôts, taxes sur les grains, « bataille du grain »).

    L’accumulation que ces mesures entraînent n’est pas un accroissement de la richesse nationale, mais elle est la spoliation d’une classe au profit d’une autre, à savoir celle des classes laborieuses et moyennes au profit de la ploutocratie.

    Le souci de favoriser la ploutocratie apparaît impudemment à travers le projet de légalisation, dans le nouveau code de commerce, du régime des actions pri­vi­légiées; une poignée de financiers se trouve ainsi en mesure de disposer sans aucun contrôle d’une masse immense de l’épargne provenant de la petite et moyenne bour­geoisies, ces catégories sont expropriées du droit de disposer de leur richesse.

    Il faut ranger dans le même programme, mais avec des conséquences politiques plus pro­fon­des, le projet d’unification des banques d’émission, qui se traduit dans les faits par la suppression de deux grandes banques méridionales. Ces deux banques ont actu­el­lement pour fonction d’absorber l’épargne du Mezzogiorno et les dépôts des émigrants (600 millions), rôle qui revenait autrefois à l’État avec l’émission des bons du trésor, et à la banque d’escompte, dans l’intérêt d’une partie de l’industrie lourde du Nord.

    Les banques méridionales ont été contrôlées jusqu’à ce jour par les classes dirigeantes du Mezzogiorno elles-mêmes, ce contrôle assurant une des bases réelles de leur domina­tion politique.

    La suppression des banques méridionales comme banques d’émission transférera ce pouvoir à la grande industrie du Nord qui contrôle, à travers la Banque commerciale, la Banque d’Italie; et elle renforcera ainsi exploitation économique de type « colonial » et appauvrissement du Mezzogiorno, accélérant simultanément le lent processus par lequel la petite bourgeoisie méridionale elle-même se détache de l’État.

    La politique économique du fascisme est complétée par les mesures visant à renforcer le cours de la monnaie, à assainir le budget de l’État, à payer les dettes de guerre et à favoriser l’intervention du capital anglo-américain en Italie. Dans tous ces domaines, le fascisme réalise le programme de la ploutocratie (Nitti) et d’une minorité industrielle agrarienne, au détriment de la grande majorité de la population dont les conditions de vie se dégradent progressivement.

    Le couronnement de toute la propagande idéologique, de l’action politique et économique du fascisme, est sa tendance à « l’impérialisme ». C’est par cette tendance que s’exprime la nécessité pour les classes dirigeantes industrielles agraires italiennes de trouver à l’extérieur les moyens de résoudre la crise de la société italienne.

    Elle porte en elle les germes d’une guerre qui sera menée en apparence au nom de l’expan­sion italienne, mais dans laquelle, en fait, l’Italie fasciste ne sera qu’un instrument entre les mains de l’un des groupes impérialistes qui se disputent la domination du monde.

    XVII. Par voie de conséquence, la politique du fascisme engendre une série de réactions profondes au sein des masses. Le phénomène le plus grave est le détache­ment de plus en plus marqué des populations rurales, du Mezzogiorno et des Iles, du système des forces qui régissent l’État. La vieille classe dirigeante locale (Orlando, Di Cesaro, De Nicola, etc.) n’exerce plus de façon systématique son rôle d’anneau de con­jonction dans les rapports avec l’État.

    La petite bourgeoisie tend donc à se rappro­cher des paysans. Le système d’exploitation et d’oppression des masses méridionales est porté à l’extrême par le fascisme ; ce qui favorise également la radicalisation des couches intermédiaires et pose la question méridionale dans ses vrais termes, comme question qui ne trouvera sa réponse qu’avec l’insurrection des paysans alliés au prolétariat, dans la lutte contre les capitalistes et les propriétaires fonciers.

    Les couches paysannes moyennes et pauvres du reste de l’Italie acquièrent égale­ment, quoique plus lentement, une fonction révolutionnaire.

    Le Vatican – dont le rôle réactionnaire a été repris par le fascisme – n’exerce plus aussi complètement son con­trôle sur les populations rurales par l’entremise des prêtres, de l’Azione cattolica et du parti populaire.

    Une partie des paysans, poussés à la lutte pour la défense de leurs intérêts par ces mêmes organisations que cautionnent et dirigent les autorités ecclé­sias­tiques, accentue maintenant, sous la pression économique et politique du fascis­me, sa propre orientation de classe ; elle commence à comprendre que son sort est lié à celui de la classe ouvrière. Le phénomène Miglioli est révélateur de cette tendance.

    Un autre symptôme très significatif est le fait que les organisations blanches qui en tant que fraction de l’ « Action catholique », sont directement dirigées par le Vatican, ont dû entrer dans les comités intersyndicaux avec les Ligues rouges, expression de cette période prolétarienne que, dès 1870, les catholiques pressentaient comme immi­nente dans la société italienne.

    Quant au prolétariat, le processus de désagrégation de ses forces se heurte à la résistance active de l’avant-garde révolutionnaire et à une résistance passive de la grande masse, laquelle demeure fondamentalement attachée à ses positions de classe, prête à se remettre en mouvement dès que se relâche la pression physique du fascisme et que ses intérêts de classe la motivent plus fortement.

    La tentative de créer une division interne au moyen des syndicats fascistes peut être considérée comme un échec. Les syndicats fascistes, changeant leur programme, deviennent désormais les instruments directs de l’oppression réactionnaire au service de l’État.

    XIX. Les forces motrices de la révolution italienne, ainsi qu’il ressort de notre analyse, sont par ordre d’importance les suivantes :

    1. la classe ouvrière et le prolétariat agricole

    2. les paysans du Mezzogiorno et des Iles et les paysans du reste de l’Italie.

    Le développement et la rapidité du processus révolutionnaire ne sont pas prévi­sibles hors d’une évaluation de certains facteurs subjectifs : à savoir, dans la mesure où la classe ouvrière parviendra à acquérir une personnalité politique propre, une ferme conscience de classe, et l’indépendance vis-à-vis de toutes les autres classes; dans la mesure où elle parviendra à organiser ses forces, c’est-à-dire à jouer effecti­vement un rôle de direction à l’égard des autres agents historiques, en commençant par donner une expression politique concrète à son alliance avec les paysans.

    On peut affirmer d’une façon générale, mais également en fonction de l’expérience italienne, qu’on passera d’une période de préparation révolutionnaire à une période de révolution « immédiate » lorsque le prolétariat industriel et agricole du Nord aura retrouvé, sous l’effet du développement de la situation objective, et à travers une série de luttes particulières et immédiates, un haut degré d’organisation et de combativité.

    Quant aux paysans, ceux du Mezzogiorno et des Iles, ils doivent être placés au premier rang parmi les forces sur lesquelles compte l’insurrection contre la dictature industrielle-agraire, bien qu’il ne faille pas leur attribuer une importance décisive en dehors de toute alliance avec le prolétariat. Leur alliance avec les ouvriers est le résultat d’un processus historique naturel et profond, favorisé par tous les avatars de l’État italien.

    Pour les paysans du reste de l’Italie, le processus d’orientation vers l’alliance avec le prolétariat est plus lent et devra être favorisé par une action politique attentive de la part du parti du prolétariat. Les succès déjà obtenus en Italie dans ce domaine indiquent du reste que le problème de la rupture de l’alliance paysans-forces réactionnaires doit également être posé dans la plupart des autres pays de l’Europe occidentale, sous la forme de la neutralisation de l’influence que l’organi­sa­tion catholique exerce sur les masses rurales.

    (…)

    XXXVI. Le principe selon lequel le parti dirige la classe ouvrière ne doit pas être interprété de façon mécanique. Il ne faut pas croire que le parti puisse diriger la classe ouvrière en s’imposant à elle de l’extérieur et de façon autoritaire : cela n’est pas plus vrai pour la période qui précède la prise du pouvoir que pour celle qui lui succède.

    L’erreur que représente l’interprétation mécaniste de ce principe doit être combattue dans le parti italien comme une conséquence possible des déviations idéologiques d’extrême gauche; ces déviations conduisent à une surévaluation arbitraire et formelle du rôle dirigeant du parti.

    Nous affirmons que la capacité de diriger la classe ne tient pas au fait que le parti se « proclame » son organe révolutionnaire, mais au fait qu’il parvient « effectivement », en tant que parti de la classe ouvrière, à rester en liaison avec toutes les couches de cette même classe, à impulser les masses dans la direction souhaitée et la plus favorable, compte tenu des conditions objectives.

    Ce n’est que com­me conséquence de son action parmi les masses que le parti peut obtenir d’elles d’être reconnu comme « leur » parti (conquête de la majorité), et c’est à cette condi­tion seulement que le parti peut se prévaloir d’être suivi par la classe ouvrière. Cette action dans les masses est un impératif qui l’emporte sur tout « patriotisme » de parti.

    (…)

    XXXIX. Le parti dirige et unifie la classe ouvrière en participant à toutes les luttes de caractère partiel, en formulant et en avançant un programme de revendica­tions immédiates pour la classe laborieuse. Il lui faut considérer les actions partielles et limitées comme des étapes nécessaires pour parvenir à la mobilisation progressive et à l’unification de toutes les forces de la classe laborieuse.

    Le parti combat la thèse selon laquelle il faut s’abstenir de soutenir les actions par­tielles et d’y prendre part, sous prétexte que les problèmes intéressant la classe laborieuse ne peuvent être résolus que par la destruction du régime capitaliste et une offensive générale de toutes les forces anticapitalistes. Il sait bien qu’il est impossible d’améliorer sérieusement et durablement la condition des travailleurs dans la période de l’impérialisme, et aussi longtemps que le régime capitaliste n’aura pas été abattu.

    Mais la mise en avant d’un programme de revendications immédiates et le soutien des luttes partielles est la seule façon de gagner les grandes masses et de les mobiliser contre le capital. D’autre part, toute agitation ou victoire des catégories de la classe ouvrière dans le domaine des revendications immédiates rend la crise du capitalisme plus aiguë, et précipite, ne serait-ce que subjectivement, la chute du capitalisme, dans la mesure où elle rompt, sur le plan économique, l’équilibre instable sur lequel il fonde aujourd’hui son pouvoir.

    Le parti communiste relie chaque revendication immédiate à un objectif révolu­tionnaire ; il se sert de chaque lutte partielle pour enseigner aux masses la nécessité de l’action générale, de l’insurrection contre la domination réactionnaire du capital ; il s’efforce de préparer et de diriger chaque lutte à caractère limité de telle sorte qu’elle puisse mener à la mobilisation et à l’unification des forces prolétariennes, non à leur dispersion.

    Il défend ses thèses a l’intérieur des organisations de masse auxquelles incombe la direction des mouvements partiels ou à l’adresse des partis politiques qui en prennent l’initiative, ou encore il les fait prévaloir en prenant lui-même l’initiative de proposer des actions partielles aussi bien au sein des organisations de masse que des autres partis (tactique du front unique).

    En toutes circonstances, il se sert de l’expérience du mouvement et des résultats obtenus grâce à ses propositions pour accroître son influence, en montrant dans les faits que seul son programme d’action répond aux intérêts des masses et à la situation objective, et pour amener sur des positions plus avancées les fractions les plus arriérées de la classe laborieuse.

    L’initiative directe du parti communiste pour une action partielle peut être prise soit lorsqu’il contrôle à travers les organismes de masse une partie importante de la classe laborieuse, soit lorsqu’il a l’assurance que son propre mot d’ordre sera également suivi par une grande partie de cette dernière.

    Mais le parti ne prendra son initiative que lorsqu’elle provo­quera, en fonction de la situation objective, un déplacement en sa faveur du rapport des forces, et représentera un pas en avant dans l’unification et la mobilisation de la classe sur le terrain révolutionnaire.

    Il est exclu qu’une action violente de la part d’individus ou de groupes puisse permettre de tirer les masses ouvrières de leur passivité si le parti n’est pas solidement implanté en elles.

    En ce qui concerne, notamment, l’activité des groupes armés, même comme riposte à la violence physique des fascistes, elle ne se justifie que dans la mesure où elle renvoie à une réaction des masses et parvient à la déclencher ou à la préparer, acquérant ainsi, sur le plan de la mobilisation des forces matérielles, une valeur comparable à celle des grèves et des revendications économiques partielles sur le plan de la mobilisation générale des énergies prolétariennes pour la défense des intérêts de classe.

    XXXIX bis. C’est une erreur de croire que les revendications immédiates et les actions partielles n’ont d’autre caractère qu’économique.

    Du fait qu’avec l’approfon­dis­sement de la crise du capitalisme les classes dirigeantes capitalistes et agraires sont obli­gées, pour maintenir leur pouvoir de limiter et de supprimer les libertés d’orga­nisation et les libertés politiques du prolétariat, la revendication de ces libertés offre un excellent terrain pour l’agitation et les luttes partielles, lesquelles peuvent conduire à la mobilisation de vastes couches de la population laborieuse.

    Toutes les disposi­tions juridiques par lesquelles les fascistes suppriment en Italie jusqu’aux plus élé­men­taires libertés de la classe ouvrière doivent fournir au parti communiste des raisons pour mobiliser les masses et les mettre en action.

    Le parti communiste aura pour tâche de rapporter chacun des mots d’ordre qu’il lancera dans ce domaine aux directives générales de son action, notamment en vue de démontrer par les faits qu’il est impossible d’imposer au régime instauré par le fascisme des limites radicales, et des transformations d’inspiration « libérale » et « démocratique », autrement qu’en déchaî­nant contre ce régime une lutte de masse qui devra inévitablement conduire à la guerre civile.

    Cette conviction doit se diffuser parmi les masses jusqu’à ce que nous aurons réussi, en reliant les revendications partielles à caractère politique aux reven­dications à caractère économique, à transformer les mouvements « révolutionnaires démocratiques » en mouvements révolutionnaires ouvriers et socialistes.

    Il faudra notamment en arriver là en ce qui concerne l’agitation antimonarchiste. La monarchie est l’un des piliers du régime fasciste ; elle est la forme étatique du fascisme italien. La mobilisation antimonarchiste des masses de la population italien­ne est l’un des objectifs que le parti communiste doit proposer. Elle permettra de démasquer efficacement certains des groupes soi-disant antifascistes qui se sont retirés sur l’Aventin.

    Mais elle doit toujours être menée parallèlement à l’agitation et à la lutte contre les autres principaux piliers du régime fasciste, à savoir la ploutocratie industrielle et les agrariens.

    Dans la propagande antimonarchiste, le problème de la forme de l’État sera, en outre, mis en référence constante par le parti communiste avec le problème du contenu de classe que les communistes entendent donner à l’État. Dans un passé récent (juin 1925), le parti parvint à unifier l’ensemble de ces questions en fondant son action politique sur les mots d’ordre suivants : « Assemblée républi­caine sur la base des Comités ouvriers et paysans; contrôle ouvrier sur l’industrie ; la terre aux paysans. »

    XL. La tâche d’unification des forces du prolétariat et de toute la classe laborieuse sur le terrain de la lutte est la partie « positive » de la tactique du front unique, et repré­sente, dans les circonstances actuelles, la tâche fondamentale du parti en Italie.

    Les communistes doivent se proposer pour objectif concret et réel l’unité de la classe laborieuse afin d’empêcher le capitalisme d’appliquer son plan de désagrégation permanente du prolétariat et de rendre impossible toute lutte révolutionnaire.

    Ils doi­vent savoir tout mettre en oeuvre pour atteindre ce but, et surtout se montrer capables de se rapprocher des ouvriers d’autres partis ou sans parti, en venant à bout de leur hostilité et de leur incompréhension déplacées, en se présentant en toute circonstance comme les artisans de l’unité de classe dans la lutte pour la défense de la classe et sa libération.

    Le « front unique » de lutte antifasciste et anticapitaliste que les communistes s’effor­cent de constituer doit chercher à se présenter comme un front unique organisé, donc se fonder sur les organismes autour desquels la masse dans son ensemble prend forme et se rassemble.

    Tels sont bien les organes représentatifs dont les masses elles-mêmes ont, aujourd’hui, tendance à se doter, en partant des usines, comme dans cha­que période d’agitation, dès que les syndicats cessent de pouvoir fonctionner dans des conditions normales.

    Les communistes doivent prendre conscience de cette tendance dans les masses, savoir l’encourager, et développer ses aspects positifs, en luttant contre les déviations à caractère particulariste auxquelles elle peut donner lieu. Il faut considérer la question sans privilégier de façon fétichiste une forme déterminée d’or­ga­nisation, en se rappelant que notre objectif fondamental est de parvenir à une mobi­li­sa­tion et une unité organique de plus en plus vastes des forces.

    Pour atteindre ce but, il faut savoir s’adapter à tous les terrains qu’offre la réalité, exploiter tous les motifs d’agitation, mettre l’accent sur telle ou telle forme d’organisation selon les nécessités et les possibilités de développement de chacune d’elles.

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  • Antonio Gramsci : Le destin de Matteoti

    Lo Stato Operaio, 28 août 1924

    En commémorant, devant une assemblée de communistes, le Congrès de l’Internationale, un militant du nationalisme allemand fusillé dans la Ruhr par les nationalistes français, le camarade Radek a employé une formule incisive qui nous revient à l’esprit chaque fois que nous pensons au destin de Giacomo Matteotti.

    « Le pèlerin du néant » : c’est ainsi que Radek a désigné le combattant malheureux, mais tenace jusqu’au sacrifice de soi, défenseur d’une idée qui ne peut conduire ses fidèles et ses militants à autre chose qu’un inutile cercle vicieux de luttes, d’agitations, de sacrifices sans résultat et sans issue. Un « pèlerin du néant », c’est ainsi que nous apparaît Giacomo Matteotti lorsque nous confrontons sa vie et sa fin à toutes les circonstances qui leur confèrent une valeur, non plus « personnelle », mais d’exemple universel et de symbole.

    Il existe une crise de la société italienne, une crise qui trouve précisément son origine dans les éléments constitutifs de cette société et dans leurs irréductibles contradictions ; une crise que la guerre a précipitée, approfondie, rendue insurmontable.

    D’une part il y a un État qui ne tient plus debout parce que l’adhésion des grandes masses lui fait défaut, ainsi qu’une classe dirigeante capable de lui procurer cette adhésion ; d’autre part, il y a une masse de millions de travailleurs qui ont commencé lentement à s’éveiller à la vie politique, qui demandent à y prendre une part active, qui veulent devenir le fondement d’un « État » nouveau qui incarne leur volonté.

    D’une part, il y a un système économique qui a été construit pour satisfaire exclusivement les intérêts particuliers de quelques étroites catégories privilégiées et qui ne parvient plus à satisfaire les besoins élémentaires de l’énorme majorité de la population.

    D’autre part, il y a des centaines de milliers de travailleurs qui ne peuvent plus vivre si ce système n’est pas radicalement transformé. Depuis quarante ans, la société italienne s’efforce en vain de trouver le moyen de sortir de ces dilemmes.

    Mais il n’y a qu’un seul moyen d’en sortir. C’est que les centaines de milliers de travailleurs, c’est que la grande majorité de la population laborieuse italienne en arrivent à surmonter la contradiction en brisant les cadres de l’ordre politique et économique actuel et en le remplaçant par un nouvel ordre de choses, dans lequel les intérêts et la volonté de ceux qui travaillent et produisent pourront trouver pleine satisfaction et complète expression. L’éveil des ouvriers et des paysans d’Italie qui a commencé sous la direction de vaillants pionniers, voici quelques dizaines d’années, laissait espérer qu’on allait s’engager sur cette voie et la suivre jusqu’au bout sans hésitation ni incohérence.

    Giacomo Matteotti fut lui aussi, sinon par son âge, du moins par l’école politique dont il fit partie, un de ces pionniers.

    Il fut un de ceux à qui le prolétariat italien demandait de le guider pour tirer de son sein sa propre organisation économique, son propre État, son propre destin ; il fut de ceux dont dépendit la solution, la seule solution possible, de la crise italienne.

    Il est peut-être superflu de rappeler aujourd’hui comment, dans la pratique, la direction n’a pas été à la hauteur et comment les forces du mouvement se sont taries, en laissant la voie ouverte au triomphe éhonté de ses plus féroces ennemis, oui, il est peut-être superflu de le rappeler, si ce n’est pour mettre en lumière la contradiction interne, irrémédiable, qui pourrissait à la racine la conception politique et historique de ces premiers chefs du renouveau des ouvriers et des paysans d’Italie, et qui condamnait leur action à un insuccès tragique, effrayant.

    Éveiller à la vie civique, aux revendications économiques et à la lutte politique des dizaines et des centaines de milliers de paysans est une entreprise vaine si elle n’aboutit pas, après avoir éveillé ces forces, à indiquer aux masses laborieuses les moyens et les voies qui leur permettront de s’affirmer pleinement et concrètement.

    Les pionniers du mouvement qui a marqué l’éveil des travailleurs italiens n’ont pas su parvenir à cette conclusion-là. Au moment même où elle ébranlait les piliers d’un système économique, leur action ne prévoyait pas la création d’un système différent dans lequel les barrières du premier auraient été pour toujours dépassées et abattues.

    Cette action engageait une série de conquêtes et elle ne pensait pas à leur défense. Elle donnait à une classe conscience de soi et de ses propres destinées, et ne lui donnait pas l’organisation de combat sans laquelle ces destinées ne pourraient jamais se réaliser.

    Elle posait les prémisses d’une révolution et elle ne créait pas de mouvement révolutionnaire. Elle ébranlait les bases de l’État et croyait pouvoir éluder le problème de la création d’un État nouveau. Elle déchaînait la rébellion et ne savait pas la conduire à la victoire.

    Elle partait d’un désir généreux de rédemption totale et s’épuisait misérablement dans le néant d’une action sans issue, d’une politique sans perspectives, d’une révolte qui, une fois passé le premier instant de stupeur et d’égarement des adversaires, était condamnée à être étouffée dans le sang et dans la terreur d’une répression réactionnaire.

    Le sacrifice héroïque de Giacomo Matteotti est pour nous l’ultime expression, la plus évidente, la plus tragique et la plus haute, de cette contradiction interne dont tout le mouvement ouvrier italien a souffert pendant des années et des années.

    Mais si l’impétuosité de cet éveil et les efforts tenaces du passé ont pu être vains, si l’on a pu voir avec terreur s’écrouler en trois ans l’édifice si péniblement construit pierre après pierre, ce sacrifice suprême qui résume tout l’enseignement d’un passé de douleurs et d’erreurs ne doit pas, ne peut pas rester vain.

    Hier, au moment où l’on mettait en terre le corps de Giacomo Matteotti, au moment où, de tous les coins d’Italie, tous les travailleurs des usines et des champs se tournaient en esprit vers la triste cérémonie, au moment où les paysans et les ouvriers du Polesine et du Ferrarais, réduits en esclavage, mais qui ne désespèrent pas encore de leur rédemption, se déplaçaient en masse pour y être présents, hier donc, en mémoire de Matteotti, un groupe d’ouvriers réformistes demandait la carte du Parti communiste italien.

    Et nous avons senti qu’il y a dans ce geste quelque chose qui brise le cercle vicieux des efforts vains et des sacrifices inutiles, qui surmonte pour toujours les contradictions, qui indique au prolétariat italien quel enseignement on doit tirer de la fin du pionnier tombé sur ses propres traces, alors que toute perspective lui était désormais fermée.

    Les semences jetées par qui a travaillé pour l’éveil de la classe travailleuse italienne ne sauraient être perdues.

    Une fois qu’une classe s’est réveillée de l’esclavage, elle ne peut renoncer à combattre pour son salut. La crise de la société italienne, que ce réveil a poussée jusqu’à l’exaspération, ne peut être surmontée par la terreur ; elle ne pourra s’achever que par l’accession au pouvoir des paysans et des ouvriers, par la fin du pouvoir des castes privilégiées, par l’établissement d’une économie nouvelle, par la fondation d’un nouvel État.

    Mais pour cela, il faut créer une organisation de combat, à laquelle adhèrent avec enthousiasme et conviction les meilleurs éléments de la classe laborieuse, une organisation autour de laquelle les grandes masses puissent se rassembler avec confiance et certitude.

    Il faut une organisation qui incarne et exprime une claire volonté de lutte, la volonté de mettre en œuvre tous les moyens qu’exige la lutte et sans lesquels aucune victoire définitive ne nous sera jamais donnée. Une organisation qui ne soit pas seulement révolutionnaire dans les mots et dans ses aspirations génériques, mais qui le soit dans sa structure, dans ses méthodes de travail, dans ses buts immédiats et lointains.

    Une organisation où la décision de réveiller et de libérer la masse devienne quelque chose de concret et de précis, se transforme en capacité à réaliser un travail politique ordonné, méthodique et sûr, capacité de réaliser non seulement des conquêtes immédiates et partielles, mais aussi de défendre toutes les conquêtes déjà réalisées et de passer à des conquêtes toujours plus élevées, à celle, surtout, qui garantira toutes les autres : la conquête du pouvoir, la destruction de l’État des bourgeois et des parasites, son remplacement par un État de paysans et d’ouvriers.

    Les ouvriers réformistes qui, en souvenir de leur chef abattu, ont demandé à entrer dans notre Parti, ont compris ces choses-là. Par leur geste, ils disent à leurs camarades que le sacrifice de Matteotti s’honore en travaillant à la création du seul instrument qui accomplira et réalisera l’idée dont il était animé, l’idée de la rédemption totale des travailleurs : le parti de classe des ouvriers, le parti de la révolution prolétarienne.

    Il n’y a qu’une seule façon de célébrer dignement et profondément le sacrifice de Matteotti : c’est celle des militants qui se rassemblent dans les rangs du Parti et de l’Internationale communiste pour se préparer à toutes les luttes de demain.

    C’est grâce à eux, et à eux seulement, que la classe ouvrière cessera d’être le « pèlerin du néant », cessera de passer de désillusion en désillusion, de défaite en défaite, de sacrifice en sacrifice, en essayant en vain de résoudre le problème contradictoire de créer un monde nouveau sans briser en éclats ce vieux monde qui nous opprime. Ce n’est que grâce à eux que la classe ouvrière deviendra libre et maîtresse de ses propres destinées.

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  • Antonio Gramsci : L’échec du syndicalisme fasciste

    La Correspondance internationale, 3 janvier 1924.

    Le fascio l’a officiellement constaté le 19 décembre – Situation différente des travailleurs des campagnes et des travailleurs des villes, vis-à-vis du fascisme – Une campagne démagogique démasquée.

    À une conférence des chefs de l’industrie italienne et des principaux dirigeants du syndicalisme fasciste tenue le 19 décembre, à Rome, sous les auspices et en présence du Président du conseil Mussolini, il a été formellement reconnu que le programme et les méthodes du fascisme, dans le domaine syndical, ont fait complètement faillite.

    On se rappelle les tentatives acharnées du fascisme, avant et après son avènement au pouvoir, de créer un mouvement syndical à son service. On se rappelle également que ces tentatives, pour avoir donné des résultats relativement favorables parmi les travailleurs des campagnes, ont complètement échoué en ce qui concerne les ouvriers industriels. Il a été facile aux fascistes, vu les conditions de vie et de travail des paysans pauvres et des journaliers, dispersés dans les villages et seulement unis par de faibles liens syndicaux, de détruire les organisations socialistes des travailleurs agricoles et de contraindre, par la terreur et le boycottage économique, les masses laborieuses de la campagne d’entrer dans les corporations fascistes.

    Les choses ont pris une tout autre tournure chez les ouvriers industriels, à l’exception toutefois des cheminots, exposés aux mesures coercitives de l’État, sur les têtes desquels la menace de la révocation est toujours suspendue et des travailleurs des ports possédant déjà une organisation d’un esprit foncièrement corporatif et dépendant, dans son action, de la situation du trafic maritime, du mouvement des ports italiens qui accusent des degrés inégaux de prospérité, en relation directe avec le bilan des exportations et des importations et les grands achats périodiques de blé, de charbon et de café.

    Dans les grandes villes industrielles, les fascistes ont seulement réussi à rassembler des groupes épars, presque toujours constitués de chômeurs et d’éléments criminels auxquels la carte d’adhérent au fascio assurait l’impunité des actes de sabotage, des vols commis à l’atelier et des actes de violence contre les chefs d’équipe. Il restait donc nécessaire à la politique fasciste de conquérir les masses prolétariennes.

    Le gouvernement fasciste ne peut se maintenir au pouvoir que tant qu’il rend la vie impossible à toutes les organisations non fascistes. Mussolini a fondé son pouvoir sur l’appui de couches profondes de la petite bourgeoisie qui, n’ayant aucune fonction dans la production et ignorant, en conséquence, les antagonismes et les contradictions résultant du régime capitaliste, croyaient fermement la lutte des classes une invention diabolique des socialistes et des communistes. Toute la conception « hiérarchique » du fascisme résulte de cet esprit petit-bourgeois.

    De là le concept de la société moderne formée d’une série de petites corporations organisées sous le contrôle de l’élite fasciste, dans lequel se trouvent concentrés tous les préjugés et tous les penchants utopistes de l’idéologie petite-bourgeoise. De là la nécessité de créer un syndicalisme « intégral », revu du syndicalisme démocratique chrétien où l’idée de la nation, élevée à la divinité, est substituée à l’idée religieuse.

    Seulement, ce beau programme a été répudié par les industriels. Ils se sont refusés à donner leur adhésion aux corporations nationales fascistes, bref à se soumettre au contrôle des Rossoni et Cie.

    Les fascistes, répondant au refus des industriels, se sont livrés, il y a quelques mois, à une propagande démagogique de grand style, allant jusqu’à inciter les ouvriers des métaux et du textile à préparer la grève générale. Cette campagne contre les industriels a atteint son point culminant après la visite de Mussolini à l’usine Fiat, à Turin, à l’occasion de l’anniversaire de la marche fasciste sur Rome.

    Les ouvriers de la Fiat, assemblés au nombre de 6-7000, pour entendre parler Mussolini, dans une cour de l’usine, firent au chef fasciste un accueil nettement hostile.

    Les fascistes accusèrent alors les industriels de Turin d’entretenir l’esprit antifasciste dans les masses, de préférer négocier avec les syndicats réformistes, de renvoyer des ateliers les ouvriers fascistes, d’empêcher par là les corporations nationales de se développer, etc. Ils allèrent jusqu’à se livrer, dans un café, à des violences personnelles contre le chef de la maison Fiat, le sénateur Jean Agnelli.

    La situation est devenue grave et pour les industriels et pour le gouvernement. Le comité syndical du Parti communiste est intervenu dans la lutte en invitant les masses ouvrières à participer à la lutte contre les industriels, bien qu’elle fût déclenchée sur l’initiative fasciste, et à élargir le mouvement.

    Mais l’action fut subitement interrompue sur l’ordre des dirigeants du fascio, sur quoi eut lieu la réunion du 19 décembre. Dans le discours qu’il a prononcé à cette conférence, Mussolini a reconnu l’impossibilité de réunir, dans un même syndicat, ouvriers et patrons. Le « syndicalisme intégral » ne peut, d’après Mussolini, s’appliquer que dans le domaine agricole.

    Les fascistes doivent respecter l’indépendance des organisations industrielles en s’efforçant d’empêcher les conflits de classes de se produire. Le sens de ce discours est clair. Les fascistes renoncent non seulement à l’apparence d’une lutte contre les industriels, mais même à leur tentative de concilier, par leur arbitrage et sous leur contrôle, les intérêts de classes ; ils ne se donnent plus pour tâche que d’organiser les ouvriers… pour les livrer pieds et poings liés aux capitalistes.

    C’est le commencement de la fin du syndicalisme fasciste. Tout de suite après la conférence, de nombreux propriétaires fonciers ont élevé de vives protestations contre le traitement différent que le fascisme fait à l’industrie et à l’agriculture.

    Ils ont dénoncé les violences des organisations syndicales fascistes commises contre les propriétaires afin de les contraindre à respecter des contrats de travail déclarés naturellement par ces derniers absurdes et contraires à l’intérêt national ; ils exigèrent la reconstruction de la Confédération fédérale de l’agriculture, absorbée par la corporation fasciste.

    À Parme, les conflits entre fascistes et agrariens ont déjà provoqué toute une série d’incidents. À Reggio Emilia, le député Corgini, ancien sous-secrétaire d’État au gouvernement de Mussolini, a été expulsé par les fascistes.

    Il faut noter le succès complet de la tactique adoptée par notre parti pour démasquer devant les masses les dirigeants fascistes, qui n’étaient point avares de gestes grandiloquents contre les industriels.

    Les fascistes ont certes encore la satisfaction de voir assister à leurs réunions des milliers d’ouvriers ; mais on a réussi à les mettre au pied du mur ; à leur faire renier leurs propres revendications ; à les discréditer devant les éléments mêmes les plus arriérés des masses laborieuses. Si cette tactique se généralise et s’étend également aux campagnes, la désagrégation du fascisme en sera hâtée, de même que la réorganisation des forces révolutionnaires.

    Cette tactique, il est vrai, rencontre des adversaires dans la personne des socialistes réformistes et maximalistes, installés à la direction des Centrales des syndicats légaux, maîtres aussi d’ailleurs des seuls journaux prolétariens qui se publient encore en Italie. Socialistes et maximalistes démontrent ainsi une fois de plus qu’ils ne veulent pas combattre réellement le fascisme.

    Certes, on court de nombreux dangers, si l’on veut affronter le fascisme pour lui contester au sein de ses propres organisations le contrôle et la direction des masses.

    Est-ce une raison suffisante pour se dérober ? D’autre part, il est certain que de larges masses non seulement d’ouvriers agricoles, mais aussi d’ouvriers d’usines n’ayant aucun autre moyen de lutter contre la bourgeoisie, se laisseraient entraîner par la démagogie fasciste, espérant ainsi faire rendre gorge aux patrons.

    L’intransigeance des réformistes et des maximalistes ne porte pas, à la vérité, contre le fascisme, mais contre la partie la plus pauvre et la plus arriérée du prolétariat. Pour comble, cette intransigeance manque de logique et n’admet que trop de concessions pratiques aux détenteurs fascistes du pouvoir.

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  • Amadeo Bordiga : Sur le cadavre de la démocratie

    Lo Stato operaio, 13 août 1923

    Dans le récent discours prononcé à la Chambre pour arracher l’approbation de la nouvelle loi électorale, Mussolini a encore une fois répété avec ostentation la critique de la démocratie parlementaire, allant jusqu’à se battre contre les pauvres ombres de Cavallotti et de Brofferio. Et il a fait appel à l’argument, guère nouveau, selon lequel les adversaires les plus radicaux du fascisme sont anti-démocrates et anti-parlementaires et selon lequel en Russie les garanties démocratiques sont abolies pour tous les partis opposés au régime bolchevik.

    Il est vrai qu’il y a une espèce de convergence, sur cette question, des points de vue des deux groupes politiques extrêmes. Mais l’argument ne s’adresse qu’à une bien petite partie des opposants du fascisme – les communistes – puisque les autres partis socialistes sont, dans leurs divers comportements théoriques, à la fois imbibés et avides de parlementarisme; quant aux syndicalistes-révolutionnaires et aux anarchistes, a-parlementaires il est vrai, ils s’opposent eux à toutes les dictatures.

    C’est seulement à nous, et nous nous en vantons, que la méthode  » russe  » peut être jetée à la tête. Mais nous pouvons développer notre thèse anti-démocratique sans que nous ne donnions pour autant le moindre appui aux entreprises politiques du fascisme, et sans que les extrêmes du cercle politique ne se touchent. Notre attitude dans la lutte contre la démocratie est aussi claire et cohérente que celle des fascistes est contradictoire et douteuse.

    Nous sommes par principe contre la démocratie celle-ci entendue comme  » un système de représentation politique et de gouvernement dans lequel les membres de toutes les classes sociales ont des droits égaux ». Etre contre ce système par principe signifie que :

    a – dans le régime prolétarien, nous sommes pour la dictature révolutionnaire et l’exclusion des organes de l’Etat des classes non prolétariennes ( en un sens très large ) et également pour la répression des partis contre-révolutionnaires.

    b – dans le régime bourgeois, nous dénonçons la démocratie parlementaire comme un appareil destiné à dissimuler la dictature effective des capitalistes.

    Ni l’une ni l’autre de ces deux prises de position ne nous empêchent cependant, au moment où cela nous convient et si cela nous convient, de profiter du mécanisme parlementaire électoral et d’exhorter les masses ouvrières à réclamer les garanties démocratiques, unique moyen pour que ces masses se forgent une expérience politique qui permette ensuite de les dépasser.

    Par principe, nous sommes opposés à tout mécanisme démocratique, majoritaire, proportionnel ou autre; il suffit de noter que, en Russie, le système électif, non seulement n’est pas de type proportionnel, non seulement ne réalise pas le prétendu idéal de la circonscription unique national, mais il n’est pas non plus à caractère  » direct « ; il est même plutôt  » plural « , c’est-à-dire qu’une voix d’un prolétaire des villes vaut dix – ou plus – voix de paysans des campagnes. Tout cela est un scandale pour les théoriciens de la  » démocratie pour la démocratie « 

    Il est certain que si au mot  » démocratie « , au lieu de la signification politique et historique que nous avons indiqué plus haut, on donne une signification purement juridique de  » mécanisme représentatif « , nous pouvons dire que la dictature du prolétariat est une  » démocratie prolétarienne « . Mais plus qu’à la terminologie, nous nous intéressons à la substance.

    Notre cohérence est établie : en régime prolétarien, nous sommes pour un minimum de droits à la bourgeoisie; mais en régime bourgeois nous sommes, c’est clair, pour le maximum de droits au prolétariat, tout en sachant que ce maximum est totalement insuffisant tant que le pouvoir reste aux mains de la bourgeoisie.

    Nous ne pouvons pas répéter ici nos nombreuses raisons tactiques, mais il est bien certain que l’on ne peut pas prétendre que notre anti-démocratisme nous fait adhérer aux projets électoraux du gouvernement fasciste que, logiquement, nous devons combattre justement pour rendre plus difficile la réalisation du plan du gouvernement qui vise à continuer de protéger avec un vernis constitutionnel une dictature bourgeoise, laquelle ne date pas de la révolution d’octobre mais a été rendue plus solide pour l’œuvre de prévention contre-révolutionnaire.

    Si notre ligne est théoriquement et pratiquement cohérente, celle de nos prétendus collègues en  » anti-démocratisme  » est au contraire énormément contradictoire. Un rapide coup d’œil sur un passé récent et sur un avenir en train de naître présentement le montre.

    Mussolini et les siens parlent de démocratie avec le plus superbe mépris et répètent à l’envie : le parlementarisme nous dégoûte tout autant qu’il dégoûte les bolcheviks ! Pouah ! Mais n’est-ce pas, parmi tant d’autres, une de ces  » poses  » quotidiennement infligées aux spectateurs du phénomène fasciste ?

    Aux actuels champions du mouvement fasciste, nous voulons rappeler que pour eux cette démocratie ( pour laquelle nous n’avons jamais eu de faiblesse et pour laquelle nous promettons de ne jamais en avoir ) a autrefois eu de la valeur !

    Il suffit de rappeler 1915. . . .

    C’est naturel ! Les temps ont changé, et les opinions de Mussolini et Compagnie ont changé avec lui. Nous entendons hurler dès que nous commençons à rappeler ceci : le fascisme est l’interventionnisme d’il y a huit ou neuf ans, et c’est l’interventionnisme de gauche qui prêchait la croisade pour la démocratie. Conservateurs, libéraux et nationalistes n’eurent qu’une part secondaire dans la campagne pour la guerre qu’ils étaient prêts à faire même avec la Triplice ) comme ils n’eurent et n’ont qu’une part secondaire parmi les forces qui contribuèrent à la naissance du fascisme.

    Celui-ci revendique sa filiation idéale et historique à la grande guerre; et comment peut-il prétendre que l’on ne lui rappelle pas aujourd’hui d’avoir, pour la cause de la démocratie, réclamé – et pas par de simples démonstrations platoniques – et imposé le sacrifice de sept cents mille vies d’hommes qui  » ne savaient pas  » que les partisans de la guerre se réservaient le droit, ensuite, de renverser leurs objectifs et de découvrir que la démocratie est une solennelle saloperie ?

    Il est inutile d’insister longuement sur ce point. Si nous enquêtions sur les responsabilités personnelles du Duce qui aujourd’hui proclame avec ostentation sa thèse anti-démocratique, nous devrions rappeler une page de l’Avanti ! d’octobre 1914 dans lequel, franchissant ainsi le Rubicon, il faisait contre nous étalage de ses arguments dont le sens était : mais enfin peut-on rester indifférent et ne pas choisir entre le régime des  » junkers  » prussiens, l’autocratie du Kaiser, la force austro-hongroise d’un côté et les démocraties modernes de la France, de la Belgique et de l’Angleterre de l’autre ?

    Aujourd’hui, il dit en clignant de l’œil :  » N’est-il pas vrai, messieurs les bolcheviks, que la démocratie est synonyme de bassesse et de corruption  ? « 

    Alors qu’auparavant, rappelons-le, nous étions traités de cyniques et vendus aux Allemands… Mais nous avions raison de défendre notre thèse limpide : la guerre n’apporte la démocratie qu’aux vaincus; et même si elle apportait aussi la démocratie aux vainqueurs, nous serions aussi contre cet enjeu illusoire avec lequel on aurait voulu entraîner les masses aux massacres.

    Nous voulons dire seulement ceci pour pouvoir aujourd’hui dire pis que pendre de la démocratie, il fallait alors ne pas avoir réclamé, en son nom, un aussi atroce sacrifice.

    Mais le passé est le passé, les morts sont morts et voici que certains s’arrogent le droit de parler en leur nom.

    Et le fascisme s’arroge le droit, malgré nous, de fouler aux pieds le cadavre du mensonge démocratique. Bien. Il reste cependant à prouver l’incohérence des attitudes actuelles du fascisme dont nous avons parlé et dont justement le discours de Mussolini témoigne de façon caractéristique. Le fascisme, qui prétend avoir fait une révolution, un coup d’Etat, et qui a simplement fait un coup de main, peut-il édifier un régime qui se différencie de la démocratie parlementaire ?

    Non, son chef l’a confessé. Il ne peut pas remplacer le parlement. Il promet de respecter les limites des normes constitutionnelles libérales les plus orthodoxes.

    Il ne veut pas de lois exceptionnelles. Il veut favoriser les classes travailleuses pourvu qu’elles se rallient au régime dominant. Il est bourré d’idées larges et modernes. Faut-il continuer ? Dans tout ceci il n’y a que le décisif prélude de la réforme démocratique et même réformiste.

    Naturellement, toutes les déclarations et promesses du gouvernement fasciste cachent une réalité bien différente. La dictature de la réaction bourgeoise, prête à recourir aux moyens les plus aigus et les plus extrêmes parmi les moyens existants s’ils sont nécessaires, reste en deçà de ces déclarations de générosité et de complaisance.

    Mais n’est-ce pas le véritable caractère de la politique démocratique ? Et pour nous, est-ce autre chose que l’habile emploi de la démagogie pour faire le jeu du despotisme capitaliste ?

    Comme notre presse le soutient depuis longtemps, le fascisme, méthode synthétique d’administration des intérêts bourgeois, réalise l’usage simultané de la répression et de la démagogie. Tout fait croire que, malgré la réticence de son aile droite, le fascisme collaborera sur un tel terrain avec la démocratie et le réformisme socialistoïde.

    Bien avant la séance au cours de laquelle les membres du Parti Populaire s’éclipsèrent de l’opposition et les réformistes saisirent les perches que le Duce leur tendait, nous soutenions déjà cela.

    L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.

    Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire.

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  • Antonio Gramsci : Le conseil d’usine

    L’Ordine Nuovo, 5 juin 1920

    La révolution prolétarienne n’est pas l’acte arbitraire d’une organisation qui s’affirme révolutionnaire ou d’un système d’organisations qui s’affirment révolutionnaires. La Révolution prolétarienne est un processus historique très long qui s’incarne dans le surgissement et le développement de forces productives déterminées (que nous résumons dans l’expression – prolétariat –) dans un contexte historique déterminé (que nous résumons dans les expressions « mode de propriété individuelle, mode de production capitaliste, système de la fabrique, mode d’organisation de la société dans l’État démocratico-parlementaire »).

    Dans une phase déterminée de ce processus, les forces productives nouvelles ne peuvent plus se développer et s’organiser de façon autonome dans les schémas officiels dans lesquels se déroule la vie collective : dans cette phase déterminée intervient l’acte révolutionnaire qui consiste à briser violemment ces schémas, à détruire tout l’appareil du pouvoir économique et politique, dans lequel les forces productives révolutionnaires sont opprimées, c’est-à-dire à anéantir la machine de l’État bourgeois pour constituer un type d’État dans lequel les forces productives libérées trouvent la forme adéquate à leur développement ultérieur et l’organisation nécessaire et suffisante pour la suppression de leurs adversaires.

    Le processus réel de la Révolution prolétarienne ne peut être identifié au développement et à l’action des organisations révolutionnaires de type volontaire et contractuel comme le parti politique et les syndicats professionnels qui sont nés dans le camp de la démocratie bourgeoise et de la liberté politique (comme affirmation et développement de la liberté politique).

    Ces organisations dans la mesure où elles incarnent une doctrine qu’interprète le processus révolutionnaire et en prévoit (dans certaines limites de probabilité historique) le développement, dans la mesure où elles sont reconnues par les masses comme le reflet et comme un appareil de gouvernement embryonnaire, sont et deviendront de plus en plus les agents directs et responsables des actes successifs de libération que la classe ouvrière tout entière tentera d’accomplir dans le cours du processus révolutionnaire.

    Mais elles n’incarnent pas ce processus, elles ne dépassent pas l’État bourgeois, elles n’embrassent pas et ne peuvent pas embrasser tout le pullulement des forces révolutionnaires que le capitalisme déchaîne dans son fonctionnement implacable de machine à exploiter et à opprimer.

    Dans la période de prédominance économique et politique de la classe bourgeoise, l’évolution du processus révolutionnaire se fait souterrainement dans l’obscurité de l’usine, dans l’obscurité de la conscience des multitudes immenses que le capitalisme soumet à ses lois. Il n’est pas contrôlable et perceptible, et le deviendra à l’avenir seulement quand les éléments qui le constituent (les sentiments, les velléités, les habitudes, les germes ‘initiative et de conceptions morales) se seront développés et purifiés avec l’évolution de la société et de la situation que la classe ouvrière occupe dans le camp de la Production.

    Les organisations révolutionnaires (le parti politique et le syndicat) sont nés dans le camp de la liberté politique, dans le camp de la démocratie bourgeoise, comme affirmation de la liberté et de la démocratie en général, dans un camp dans lequel subsistent les rapports de citoyen à citoyen : le processus révolutionnaire lui se manifeste au niveau de la production, dans l’usine, où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où il n’existe pas de liberté pour l’ouvrier, où il n’existe pas de démocratie. Le processus révolutionnaire se manifeste là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du propriétaire est Illimité, est pouvoir de vie et de mort sur l’ouvrier, sa femme et son fils.

    Quand le processus historique de la Révolution ouvrière – immanent dans le mode de vie collective du régime capitaliste, conforme à des lois et se développant nécessairement par la confluence d’une multiplicité d’actions, incontrôlables parce que créées par une situation non voulue et non prévue par l’ouvrier – devient-il contrôlable et repérable ?

    Il le devient quand toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire non au sens où elle refuse génériquement de collaborer aux institutions de gouvernement de la classe bourgeoise, non au sens où elle représente une opposition dans le camp de la démocratie, mais au sens où tous les travailleurs qui se retrouvent dans l’usine commencent une action qui nécessairement doit déboucher dans la fondation d’un État ouvrier, qui nécessairement doit conduire à organiser la société d’une façon originale sous une forme universelle qui embrasse toute l’Internationale et par conséquent toute l’humanité.

    Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire précisément parce que nous constatons que la classe ouvrière, dans toutes les nations, avec toute son énergie – quelles que soient par ailleurs les erreurs, les hésitations propres à une classe opprimée qui n’a pas d’expérience historique et doit inventer presque tout – tend à créer des institutions de type nouveau au niveau ouvrier, à base représentative et selon un schéma industriel.

    Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend aveu toutes ses forces, avec toute sa volonté à fonder son État. C’est pourquoi nous disons que la naissance des conseils ouvriers d’usine représente un grand événement historique, le début d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain. Par là le processus révolutionnaire vient à la lumière, entre dans la phase où il peut être contrôlé et calculé.

    Dans la phase libérale du processus historique de la classe bourgeoise et de la société dominée par elle, la cellule élémentaire de l’État était le propriétaire qui dans l’usine subjugue à son profit la classe ouvrière. Dans la phase libérale le propriétaire était aussi entrepreneur et industriel.

    Le pouvoir industriel, le fondement du pouvoir industriel était dans l’usine et l’ouvrier n’arrivait pas à libérer sa conscience de la conviction que le propriétaire était nécessaire, car il l’identifiait avec la personne de l’industriel, avec la personne du gestionnaire responsable de la production, responsable par conséquent de son salaire, de son pain, de ses habitudes de vie et de son toit.

    Dans la phase impérialiste du processus historique de la classe bourgeoise, le pouvoir industriel sur toute usine se détache de l’usine et se concentre dans un trust, dans un monopole, dans une banque, dans la bureaucratie étatique.

    Le pouvoir industriel devient irresponsable et par conséquent plus autocratique, plus impitoyable, plus arbitraire.

    Mais l’ouvrier, libéré de la suggestion par le « chef », libéré de l’esprit hiérarchique servile, poussé par les conditions générales dans laquelle se trouve la société en fonction de la nouvelle phase historique, fait des conquêtes inappréciables d’autonomie et d’initiative.

    Dans l’usine la classe ouvrière devient un instrument de production déterminé dans une organisation déterminée. C’est par hasard que chaque ouvrier entre dans ce corps constitué pour ce qui concerne la destination de son travail, puisqu’il représente une nécessité déterminée du processus de travail et de production.

    C’est seulement pour cela qu’on l’emploie et qu’il peut gagner son pain : il est un engrenage de la machine – division du travail, de la classe ouvrière se déterminant en un instrument de production.

    Si l’ouvrier acquiert une conscience claire de sa nécessité déterminée et en fait le fondement d’un appareil représentatif de type étatique, c’est-à-dire non volontaire ou contractuel, par voie d’adhésion, mais absolu, organique, collant à une réalité qu’il est nécessaire de reconnaître pour assurer le pain, le vêtement, le toit, la production industrielle. Si l’ouvrier, si la classe ouvrière font cela, ils font une chose grandiose, ils inaugurent une histoire nouvelle, celle des États ouvriers qui doivent confluer dans la formation de la société communiste, d’un monde organisé conformément à la grande entreprise mécanisée, dans la formation de l’Internationale communiste dans laquelle chaque peuple, chaque partie de l’humanité prennent figure en tant qu’ils exercent une production déterminée et non plus en tant qu’ils sont organisés sous la forme de l’État et dans des frontières déterminées.

    En construisant cet appareil représentatif la classe ouvrière procède à l’expropriation de la machine essentielle, de l’instrument de production le plus important, la classe ouvrière elle même, retrouvée, en possession de la conscience de son unité organique et opposée unitairement au capitalisme.

    La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel dans son fondement doit retourner dans l’usine ; elle pose l’usine comme la forme dans laquelle elle se constitue en corps organisé, comme la cellule d’un nouvel État, l’État ouvrier, et comme la base d’un nouveau système représentatif, le système des conseils. L’État ouvrier, dans la mesure où il se donne une configuration productive, crée déjà les conditions de son développement, de sa dissolution en tant qu’État, de son incorporation dans un système mondial, l’Internationale Communiste.

    Aujourd’hui, dans le conseil ouvrier d’un grand établissement mécanisé chaque équipe de travail se fond, du point de vue prolétarien, avec les autres équipes, et chaque moment de la production industrielle se fond, d’un point de vue prolétarien, avec les autres moments en marquant le processus productif. De même, dans le monde le charbon anglais se fond avec le pétrole russe, le blé sibérien avec le soufre de Sicile, le riz du Vercellese avec le bois de Styrie… dans un organisme unique sous administration internationale qui gouvernera la richesse du globe au nom de l’humanité tout entière.

    En ce sens le conseil ouvrier est la première cellule d’un processus historique qui doit culminer dans l’internationale communiste, non plus comme organisation politique du prolétariat révolutionnaire, mais comme réorganisation de toute la vie collective, nationale et mondiale. Toute action révolutionnaire n’a de valeur, de réalité historique que si elle s’insère dans ce processus, que si elle est conçue comme un acte de libération par rapport aux superstructures bourgeoises qui empêchent et entravent ce processus.

    Les rapports qui doivent exister entre le parti politique et le conseil d’usine, entre le syndicat et le conseil d’usine résultent implicitement de cette façon de voir.

    Le parti et le syndicat ne doivent pas se poser en tuteurs ou comme superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la Révolution prend une forme contrôlable. Ils doivent se faire les agents conscients de sa libération par rapport aux forces répressives coiffées par l’État bourgeois, ils doivent se proposer d’organiser les conditions externes générales (politiques) où le processus révolutionnaire se fera plus rapide, où les forces productives libérées trouveront leur expansion maximale.

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