Le 27 juin, plusieurs organes de presse publièrent un manifeste : « 2000 mots dirigés aux travailleurs, paysans, fonctionnaires, artistes, et à tous ». Écrit par Ludvík Vaculík et signé par de nombreuses figures activistes, il parut en même temps dans l’organe de jeunesse Mladá fronta, celui de culture Literární listy, ainsi que les quotidiens Lidové noviny, Práce et Zemědělské noviny.
Cette affirmation exigeait inévitablement une
prise de position de par et d’autres, or le document allait très
loin puisqu’il assumait ouvertement qu’il y avait un changement
de régime. Il en concluait que le Parti Communiste de
Tchécoslovaquie (PCT) avait en quelque sorte failli. Il affirma
qu’il fallait conserver les traités faits (avec les pays du bloc
de l’Est) mais qu’il faudrait aussi être prêt à assumer la
défense du gouvernement par les armes.
Tout cela était l’expression d’une vague très offensive et le présidium du Comité Central du Parti Communiste de Tchécoslovaquie décida pour cette raison d’immédiatement s’en dissocier. Le président du conseil des ministres Oldřich Černík, nommé le 8 avril, critiqua le manifeste comme contribuant à un climat de nervosité et de peur.
Les « 2000 mots dirigés aux travailleurs, paysans, fonctionnaires, artistes, et à tous »
Le président du
parlement Josef Smrkovský publia un autre manifeste, « 1000
mots », publiés dans l’organe de jeunesse Mladá fronta,
ainsi que les quotidiens Rudé právo (qui relève du PCT) et Práce.
Il salua le manifeste des « 2000 mots » comme un
engagement citoyen mais lui reprocha son « romantisme
politique », utile comme garant critique, mais décalé par
rapport au réalisme nécessaire.
Cependant,
il était impossible pour les apprentis sorciers du libéralisme de
freiner la machine enclenché. Le 18 juillet, dans
la Literární listy, le philosophe Ivan
Sviták caractérisa de manière
suivante la situation se présentant dans l’imaginaire de ce qui
fut appelé le Printemps de Prague :
« Dans la pièce qui a commencé à se jouer, le Parti Communiste fait face à un sérieux dilemme : ou bien gagner des millions de personnes pour la perspective du socialisme démocratique, ou bien laisser 100 000 personnes à leurs postes administratifs.
Les communistes se considéreront-t-ils comme un parti politique du peuple et des couches les plus importantes de notre société, ou bien comme un appareil de pouvoir, qui entend défendre bec et ongles son pouvoir sans bornes à l’encontre des masses sans défense.
Tout dépend quasiment de cette question des questions : l’avenir du peuple et l’existence de la liberté.
Le Parti Communiste a encore des chances de gagner lors d’élections libres au scrutin secret s’il choisit la première option et se laisse confirmer son mandat de guide du peuple de Tchécoslovaquie. »
Ce discours correspondait à l’idéologie du
« socialisme à visage humain », expression d’Alexander
Dubček. Cependant, la dynamique était seulement libérale, au-delà
du vernis « socialiste démocratique ». Ivan Sviták
parle ainsi d’une élite « bureaucratique – technologique –
idéologique » qu’il faudrait briser.
Son discours est celui du libéralisme tchèque,
tout à fait dans l’esprit de Tomáš Masaryk, avec une opposition
au pouvoir central, un appel à la créativité spirituelle, etc.,
puisant largement dans l’expérience traumatisante de la domination
militaro-catholico-féodale autrichienne.
De fait, lorsque Rudi Dutschke- le dirigeant du mouvement étudiant ouest-allemand en RFA et à Berlin-Ouest qui était lui-même issu d’Allemagne de l’Est -, vint à Prague, il passa malgré ses conceptions communistes libertaires comme quelqu’un ayant le même discours que le Parti Communiste de Tchécoslovaquie des années 1950. L’incompréhension fut totale.
La mi-mars 1968 doit être considéré comme la date où il est clair
que la clique d’Alexander Dubček a pris le contrôle du pays.
L’appel de l’évêque František Tomášek à la liberté
religieuse, dans un article du Literární listy du 21 mars 1968,
témoigne bien du changement complet d’atmosphère, tout comme la
démission le 22 mars du poste de président du pays d’Antonín
Novotný.
Le 28 mars, c’est le président du conseil des
coopératives qui démissionne, le 4 avril c’est le ministre de la
défense.
Un article du
Literární listy du 4 avril 1968, signé Václav
Havel et intitulé « Au sujet de
l’opposition », appelle à la constitution d’un second
parti à côté du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, garant de
l’émulation et de la nature d’un « socialisme
démocratique ».
Le
lendemain, le Parti Communiste de
Tchécoslovaquie a son Comité Central
réuni en session et dresse
un programme d’action de 160 pages, intitulé « La voie au
socialisme de la Tchécoslovaquie ».
Il y est parlé de « grave crise sociale »,
le document souligne l’absence de classes antagoniques et accorde
une importance prépondérante aux couches intellectuelles, devenues
« socialistes ». Il considère qu’il n’y a pas de
socialisme sans « esprit d’entreprise », qu’il faut
s’adapter à la division internationale du travail, cesser le
monopole d’État dans les exportations pour laisser libre cours aux
entreprises. Il remet en cause l’interventionnisme étatique dans
la vie quotidienne et appelle à un équilibre total entre Tchèques
et Slovaques.
Le 6 mai, le secrétaire du Comité Central dans le domaine des sciences, de la culture et des médias, Čestmír Císař, tint à Prague un long discours devant tous les membres du Comité Central, ainsi que tous les représentants du Front national, structure datant de 1945 et englobant les structures de masse, le PCT et quelques petits partis pro-PCT (František Kriegel en est le président depuis le 8 avril).
Čestmír Císař
Čestmír Císař salua que le PCT procède à sa
séparation de l’économie, de l’État, de l’administration. Il
affirma qu’il fallait en revenir au marxisme, que le bolchevisme
était une particularité propre à une époque et à un pays ;
il fallait mettre un terme à la main-mise de conceptions dogmatiques
dans le Mouvement Communiste International :
« Le phénomène de monopolisation de la théorie, de l’idéologie, de la stratégie et de la tactique du mouvement n’a pas encore disparu. Lorsqu’un parti fait un effort qui n’est pas en adéquation avec celui d’un autre parti, il est vite suspecté de révision du marxisme-léninisme.
Une expression extrême de cette tendance à monopoliser une interprétation générale du marxisme est aujourd’hui visible dans le maoïsme. Avec celui-ci, on atteint l’apogée d’une vieille conception dogmatique du socialisme, de son idéologie et de sa politique. »
Le 6 mai, le ministère de l’intérieur informe
de la cessation d’activités de toutes les stations d’écoutes
qu’elles géraient, ainsi que la fin du brouillage des émissions
de radio des pays étrangers, sauf de Radio Free Europe (financée
par le Congrès des États-Unis), affirmant que pour ce cas-là ce
serait possible mais qu’il faudrait des négociations.
Le 9 mai, Ludvík
Svoboda qui est le nouveau président depuis la fin mars accorde une
amnistie politique générale, concernant des dizaines de milliers de
personnes.
Le 29 mai, un vote des 2/3 du Comité Central –
qui avait connu plusieurs remaniements au cours des semaines et ce
jusqu’à la fin de l’été – suspend de leur appartenance au
Parti Communiste de Tchécoslovaquie Antonín Novotný ainsi que
toute une série de très hauts responsables de la justice et de la
sécurité d’État. Cette dernière connaît une purge de 250
cadres.
Le 25 juin, la censure est abolie et l’assemblée nationale met en place une grande loi de réhabilitation de « victimes » pour la période allant de 1948 au 31 décembre 1956, ce qui est modifié pour passer de 1948 au 31 juillet 1965. Déjà le premier mai, le président Svoboda avait remis à titre posthume le titre de héros de la République Socialiste de Tchécoslovaquie à Vladimír Clementis et Josef Frank, exécutés en 1952.
La prise du pouvoir d’Alexander Dubček se
déroula dans un moment de tension extrême, en décembre 1967 –
janvier 1968. Antonín Novotný
essaya en effet de parer à l’offensive
slovaque.
Le responsable du
Parti Communiste de Tchécoslovaquie (PCT) auprès de l’armée, Jan
Šejna, organisa en décembre des manœuvres militaires dans la
région de la rivière de la Vltava, débordant
jusqu’en janvier avec un corps de chars
atteignant Prague. Miloslav Mamula,
responsable de l’administration d’État, organisa une vague
d’arrestations dans les rangs d’intellectuels.
Le climat était délétère,
avec parallèlement à Prague une répression
d’un mouvement étudiant né d’une lutte contre les conditions
insalubres de leur résidence, à la fin de
l’année 1967.
Cependant, le général
Václav Prchlík, responsable de l’administration politique
principale de l’armée, mobilisa pour contrer les opérations de
Jan Šejna. Ce dernier fit ensuite défection à l’Ouest, alors que
le commandant du corps de char se suicida en mars
1968.
A la session de la fin décembre 1967, Antonín Novotný avait perdu la majorité au présidium du Comité Central ; la session de début janvier 1968 annonce qu’en raison de manquements dans la méthode et le style de travail dans le cadre de la direction et celui du centralisme démocratique, le poste de président est dissocié de celui de premier secrétaire.
Antonín Novotný
Antonín Novotný fut alors mis de côté comme
président, Alexander Dubček devenant à l’unanimité premier
secrétaire du PCT. Le présidium du Comité Central accueillit
quatre nouveaux membres :
– Emil Rigo, un fervent partisan de l’autonomie
slovaque et un soutien de la réforme seulement dans ce cadre (il
finira par soutenir par la suite l’URSS) ;
– Jan Piller, un proche d’Antonín Novotný ;
– Josef Špaček, l’un des plus proches
collaborateurs d’Alexander Dubček ;
– Josef Borůvka, un
partisan d’Alexander Dubček.
Deux mois plus tard, fin mars 1968, Antonín
Novotný fut forcé à démissionner de son poste de président du
pays.
Entre-temps, le programme
économique, mis en place par le ministre des finances Bohumil
Sucharda (en place depuis un an) et annoncé le 10 janvier 1968,
prévoyait
44,6 % du budget pour la consommation de biens, la culture et le
social et 44,2 % pour les investissements industriels. De larges
achats de produits technologiques à l’Ouest étaient
prévus.
Une
intense campagne fut menée en Slovaquie pour annoncer la formation
d’un nouveau type de régime, où la Slovaquie ne serait plus
lésée. Le quotidien du PCT le Rudé právo publia le 30 janvier
1968 une lettre ouverte de 175 personnalités à Alexander Dubček
exigeant le libéralisme dans les rangs du PCT.
Une décision du présidium du
Comité Central du 4 mars 1968 bouleversa la censure. Un article du 8
mars du quotidien du PCT le Rudé právo
appelle à une loi pour soutenir la mise en
place d’artisans et de commerçants d’un secteur privé.
Le 11 mars 1968, l’idéologie du Parti Communiste Slovaque, Michal Pecho, appela au désarmement des services secrets et appela les émigrés à revenir. Le lendemain, le dirigeant des syndicats Miroslav Pastyrik démissionna avec toute son équipe.
Alexander Dubček
Les 13 et 14 mars sont célébrés
en même temps Tomáš Masaryk et
Klement Gottwald, c’est-à-dire les deux grands représentants
respectivement de la Tchécoslovaquie bourgeoise et de la
Tchécoslovaquie communiste. Le
second jour, le présidium du Comité Central du PCT salue le succès
de conférences à tous les niveaux dans
ses rangs, permettant un grand
renouvellement.
Le 15 mars, les
cadres du PCT responsables de la censure appelle à son abolition. Le
même jour, l’organe de jeunesse, le Mladi Svet, appelle à la
réhabilitation de Rudolf Slánský, principale figure
contre-révolutionnaire tombée lors de la purge de 1952. Le même
jour, le ministre de l’intérieur Josef Kudrna et le procureur Jan
Bartuska sont démis de leurs fonctions.
Le 16 mars 1968, à l’occasion d’une conférence à Brno, Alexander Dubček exprime sa satisfaction devant les grands changements dans toute la vie du PCT et souligne l’importance de la séparation de la vie du PCT et de celle de l’État.
Alexander Dubček était le fer de lance d’une
offensive de la petite-bourgeoisie intellectuelle slovaque ayant
littéralement pris le contrôle du Parti dans cette partie du pays.
La Slovaquie avait connu un parcours tourmenté durant la seconde guerre mondiale. Une large partie fut amputée par la Hongrie, mais elle devint en même temps un satellite de l’axe sous l’égide du prêtre catholique Jozef Tiso.
Adolf Hitler et Jozef Tiso
En fin de compte, la Résistance se forma avec un front démocratique mis en place par les communistes, ce qui amena le grand soulèvement national d’août 1944.
Affiche du régime slovaque collaborateur contre le grand soulèvement national slovaque. « Tels sont les actes [anti-paysans et anti-religieux] du tchéco-bolchevisme ! » « Aux armes ! »
Le programme du 5 avril 1945 dit de Košice, du
nom de la ville de l’est de la Slovaquie où s’était établi le
gouvernement provisoire de Front National de la nouvelle république
tchécoslovaque, mettait sur un pied d’égalité les deux nations
tchèque et slovaque.
L’accent était particulièrement mis sur leur
caractère slave ; il était parlé de « la grande
puissance slave victorieuse à l’Ouest », d’une « ligne
slave » à appliquer dans sa politique extérieure. Un étroit
rapprochement devait être mené avec la Pologne et l’URSS, mais
également la Bulgarie et la Yougoslavie.
Le triomphe du
révisionnisme marqua la perte pour la Slovaquie de ses prérogatives,
ce qui fut institutionnalisé lors de l’établissement en 1960 de
la « République socialiste
tchécoslovaque », censé marquer la fin de la période de la
démocratie populaire.
Les Slovaques ne s’en accommodèrent pas et
l’avancée dans le positionnement libéral fit qu’une ouverture
se fit, la pression slovaque servant de fait l’avancée du
libéralisme en général.
Bratislava devint ainsi fin février 1968 la
capitale administrative au même titre que Prague. Le conseil
national slovaque demanda alors un retour ouvert au fédéralisme, au
moyen d’un vaste programme. Une République socialiste slovaque
devait être le pendant d’une République socialiste tchèque.
Tout cela était chapeauté par Alexander Dubček, qui était depuis 1963 le premier secrétaire du Parti Communiste de Slovaquie. A ce titre, il avait notamment réhabilité Gustáv Husák, condamné à vie pour nationalisme bourgeois slovaque en 1950, ainsi que les autres condamnés du même procès : Laco Novomeský, Ladislav Holdoš et Daniel Okáli. Vladimír Clementis, condamné à mort, fut réhabilité.
Alexander Dubček
Dès 1963 parurent ainsi, en slovaque, les
Reportages tardifs
du slovaque Ladislav Mňačko, l’auteur le plus lu du pays, un
ouvrage résolument anti-Staline
qui fut largement diffusé, mais qui ne fut
pas autorisé à paraître en tchèque dans l’autre partie du pays.
Il eut un grand succès en Allemagne sous
le nom trompeur de « Reportages interdits ». Ladislav
Mňačko finit par partir en Israël en
1967, pour revenir au moment du Printemps de Prague.
Le
moment déclencheur de l’offensive slovaque fut la session du
Comité Central de septembre 1967, où il fut affirmé que l’économie
tchécoslovaque était en passe de s’effondrer. La
direction du PCT, avec Antonín Novotný,
repoussa la question et décida la
répression d’intellectuels. En octobre les Slovaques furent
dénoncés lors d’une nouvelle session du Comité Central pour ne
pas avoir appliqué la répression chez eux.
Antonín Novotný accusa ouvertement Alexander Dubček de représenter le nationalisme petit-bourgeois slovaque. Il demanda à Léonid Brejnev, le dirigeant de l’URSS, de venir, ce qu’il fit du 8 au 10 décembre 1967, sans pour autant décider de soutenir en fin de compte Antonín Novotný. La partie était jouée.
Le Parti Communiste de
Tchécoslovaquie (PCT) n’apprécia guère le quatrième congrès de
l’association des écrivains de juin 1967, notant qu’il
n’y avait aucune référence qui y fut faite à l’URSS, et cela
alors qu’était fêté le 50e anniversaire de la révolution russe.
C’est l’idéologue en chef du PCT, Jiří
Hendrych, qui se chargea de la critique, notamment en présence
d’une grande délégation du PCT lors du cinquième congrès des
journalistes, les 19 et 20 octobre 1967 à Prague. Il avait été
lui-même présent au congrès des écrivains quelques mois plus tôt,
mais pratiquement seul.
Entre-temps avaient été exclus du PCT les
écrivains Ludvik Vaculik et Antonin Liehm, alors que Jan Prochazka
avait perdu sa place de candidat au Comité Central, que la direction
de l’association des écrivains avait été désavouée, que la
direction du Literární noviny avait été expulsée.
Cependant, cela n’était là qu’une défense spontanée d’une bureaucratie qui, inversement, s’appuyait sur une libéralisation massive de l’économie depuis 1953. La Tchécoslovaquie comptait même l’un des principaux théoriciens de cette conception : Ota Šik, un équivalent direct du Polonais Oskar Lange et de l’Ukrainien Evseï Liberman. Le but est ouvertement une sorte de « socialisme de marché » où l’État ne fait qu’encadrer la loi de l’offre et de la demande.
Ota Šik
L’année 1965 fut à ce titre un grand tournant
avec une « responsabilisation » des entreprises – en
réalité leur autonomie -, un renforcement très grand des intérêts
matériels, faisant de la Tchécoslovaquie la pointe de cette
tendance dans toute l’Europe de l’Est la Yougoslavie mise à
part.
Ota Šik enfonça le clou dans une interview au journal du syndicat de Prague Prace, le 5 mars 1968. Il prôna une rationalisation encore plus radicale de l’économie par une remise en cause fondamentale des institutions supervisant l’économie et l’autonomie des entreprises. Dans le Rudé právo, l’organe du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, il fut très clair :
« Le monopole des
entreprises doit être remplacé par une concurrence intérieure ou
au moyen du commerce extérieur. »
Cette position s’associe avec le fait de vouloir
mettre en place des conseils d’entreprise, d’aller dans le sens
de l’autogestion. Son modèle est très clairement la Yougoslavie
titiste.
Et au moment où il lance cette
bataille, il est membre du Comité Central
(depuis 1962), dirigeant de la commission du Parti et de l’État
sur la réforme économique (depuis 1964) et au moment il donne cette
interview, une variante
de son « nouveau modèle économique » est déjà en
place.
Cela signifie que la révolte qui s’est affirmée lors du quatrième congrès des écrivains est strictement parallèle à l’instauration en Tchécoslovaquie, depuis 1953, d’une économie étatisée, bureaucratique, où le marché s’élance. Il y a ici une convergence et tant les activistes pro-libéraux du quatrième congrès des écrivains qu’Ota Šik vont devenir des figures majeures du Printemps de Prague.
Cette démarche ne plut pas à l’URSS, qui tira à boulets rouges sur Ota Šik, qualifié de révisionniste faisant l’apologie de la supériorité du marché capitaliste sur le socialisme dans le domaine de la production.
Cependant, l’URSS soutenait elle-même la démarche de libéralisation de l’économie. Aussi accepta-t-elle à contrecoeur le coup de force de début janvier 1968 du slovaque Alexander Dubček, partisan d’Ota Šik, pour arracher le contrôle du Parti Communiste Tchécoslovaque à Antonín Novotný.
Le second congrès de
l’association des écrivains en avril 1956 avait déjà été
marquée par une grande offensive de l’idéologie libérale.
Cependant, le quatrième congrès de
l’association des écrivains, du 27 au 29 juin 1967 à
Prague, fut lui une véritable prise d’assaut.
Cela suivait un événement datant du 17 mai. Au parlement, au nom de vingt députés, Jaroslav Pružinec dénonça deux films, Les Petites Marguerites de Věra Chytilová et La Fête et les Invités de Jan Němec, deux films accusés de n’avoir « rien à voir avec notre république, le socialisme et les idéaux du communisme ». Il demanda pourquoi on avait des garde-frontières si le ministre des finances et celui de l’intérieur permettaient le financement de tels films, et le ministre de l’agriculture la destruction de fruits du travail (un moment-clef du premier film consistent en deux filles dansant sur une table, écrasant les plats).
Les Petites Marguerites de Věra Chytilová
Les deux réalisateurs répondirent par une lettre
ouverte, que la presse ne publia pas, disant qu’il était sans
précédent même à l’époque de la république bourgeoise ou de
la « pire des déformations staliniennes de la vie publique »
qu’une œuvre soit mise en rapport avec le ministère de la
défense.
Un grande campagne fut alors montée pour le
quatrième congrès de l’association des écrivains. Dès le
premier jour, l’écrivain Milan Kundera tint un long discours, très
dense, reprenant de manière voilée les thèses de Tomáš Masaryk.
La Tchécoslovaquie aurait un rôle historique tout à fait à part,
elle porterait une lecture démocratique unique au monde, qu’il
faudrait assumer comme style libéral.
La culture littéraire tchèque aurait connu une
apogée dans la république bourgeoise, entre la répression
nationale autrichienne et la déformation stalinienne inversant
l’humanisme communiste. Il faudrait revenir à cet esprit et par
conséquent combattre le vandalisme nouveau qui existe par
l’intermédiaire des décisions d’interdiction de
l’administration.
L’écrivain Pavel Kohout lut le message
d’Alexandre Soljenitsyne au congrès des écrivains soviétiques
s’étant tenu un mois auparavant, en mai 1967. Eduard Goldstücker
dénonça les responsables de la politique culturelle du pays ;
Antonin Liehm demanda la libre publication des points de vue
occidentaux dans la presse, rejetant tant
la « dictature du marché » que
la « dictature du pouvoir ».
Antonin Liehm faisait également partie d’une
équipe ayant pris les commandes du journal littéraire, le Literární
noviny, qui diffusait à plus de cent mille exemplaires une
« politique culturelle » d’esprit résolument libérale,
valorisant des auteurs comme Jean-Paul Sartre, Samuel Beckett, etc.
L’équivalent slovaque, Kultúrny život, La vie culturelle,
suivait la même approche.
Karel Kosik dénonça le réalisme, Vaclav Havel proposa un programme en sept points. Jan Prochazka appela à la grande mobilisation des écrivains pour le libéralisme dans l’expression des idées, « jusqu’au dernier écrivain, jusqu’au dernier puissant, et jusqu’au dernier lecteur de ce monde ».
Vaclav Havel en 1967
Ludvik Vaculik mena l’attaque la plus brutale,
affirmant que le congrès se tenait non pas car les membres de
l’association des écrivains l’avaient voulu, mais sur ordre du
« maître » ; il appela à modifier entièrement le
texte de résolution finale dans un esprit de refus de toute
soumission.
Il exprima sa longue position typiquement dans
l’esprit de Tomáš Masaryk, faisant de la Tchécoslovaquie une
sorte d’intermédiaire entre l’Ouest et l’Est (Prague est moins
à l’Est que ne l’est la capitale autrichienne Vienne), avec un
pessimisme très Europe centrale :
« Je ne vois pas de
porte de sortie à cette situation. Du socialisme, il ne reste que le
rêve de l’humanisme et de la justice. »
De manière marquée, les orateurs précisent bien qu’ils critiquent l’organisation du régime en raison de la censure, de la bureaucratie, mais pas le socialisme. On retrouve ainsi tous les éléments idéologiques du Printemps de Prague, avec sa prétention à un « socialisme à visage humain ».
La Tchécoslovaquie fut, de tous les pays de l’Est, le modèle des démocraties populaires. La prise du pouvoir de février 1948 se fit sans même la présence de troupes soviétiques dans le pays ; le Parti Communiste de Tchécoslovaquie disposait d’une immense base et avait toujours été celui numériquement le plus nombreux des Partis Communistes par rapport au nombre d’habitants de chaque pays.
Prague en 1948, l’instauration de la démocratie populaire
Le pays disposait également d’une histoire
glorieuse avec la révolte hussite et les guerres taborites.
L’identité nationale s’est associée avec une exigence
démocratique-pacifique, à rebours du militaro-catholicisme
autrichien.
Les problèmes étaient cependant importants. Sous
domination austro-hongroise, le pays qui était la zone industrielle
de la partie autrichienne de l’empire avait connu la période
appelée temno, l’idée étant celle de ténèbres, avec
l’écrasement de toute vie culturelle et intellectuelle. La
renaissance nationale a triomphé, mais a amené la formation d’une
véritable bourgeoisie, puissante et moderne : un capitaliste
comme Tomáš Bata avait même créé un bureau-ascensceur dans le
bâtiment principal de 17 étages de son entreprise, pour être plus
effectif.
Cela faisait du pays après 1918 un bastion capitaliste d’esprit libéral, avec à sa tête une figure de haut niveau, Tomáš Masaryk (1850-1937). La Tchécoslovaquie se voyait accorder une « mission » mondiale, celle d’assumer la démarche libérale-pacifique devant servir d’exemple au monde.
Tomáš Masaryk (1850-1937)
Toute une immense littérature vint exprimer cette vision du monde correspondant à un positivisme à la Auguste Comte dans un esprit démocratique – évolutionniste avec un certain existentialisme pessimiste, le principal représentant en littérature étant Karel Čapek. Sont peu ou prou liés à ce courant « tchèque » le philosophe juif de Moravie Edmund Husserl (1859-1938), inventeur de la « phénoménologie » et influencé initialement par Tomáš Masaryk, ainsi que dans un certain sens le Praguois Karl Kautsky (1854-1938), qui devint le chef de file de la social-démocratie internationale après la mort de Friedrich Engels.
Edmund Husserl (1859-1938)
Il y avait de plus une importante question nationale. Le pays était divisé en deux zones : la partie tchèque et la partie slovaque, les deux s’unissent en raison de leurs langues extrêmement proches et de leur existence comme petites nations perdues dans une Europe centrale marquée par les hégémonismes aux dépens des petits peuples slaves.
La Bohème, la Moravie et la Silésie, la Slovaquie et l’Ukraine carpathique tout à l’Est
La partie tchèque était toutefois elle-même
relativement divisée culturellement entre la Bohême, avec sa
capitale Prague, et la Moravie, avec sa capitale Brno, la
« Manchester » du pays.
A cela s’ajoute une énorme minorité allemande. Sur les 10 millions de citoyens de la partie tchèque, composée de la Bohême, de la Moravie et de la petite Silésie, environ 7 millions sont tchèques, 3 millions allemands avant 1945.
En rose la population germanophone relevant historiquement de l’Autriche, en bleue la partie tchèque
La Slovaquie était quant à elle paysanne et
arriérée, pétrie de catholicisme ; la moitié de ses
habitants avait rejoint les États-Unis au cours du XIXe siècle et
du début du XXe siècle.
Elle avait elle connue la domination hongroise
pendant mille ans, avec une magyarisation brutale dans les derniers
siècles, faisant du hongrois la seule langue reconnue jusqu’à
l’effondrement de l’Autriche-Hongrie en 1918. 30 % des
citoyens de la partie slovaque étaient hongrois avant 1945.
Le rôle des Allemands et des Hongrois dans le démantèlement de la Tchécoslovaquie posa un problème qui fut résolu de manière unanime par la république rétablie en 1945. Les décrets du président Edvard Beneš mirent en place l’expropriation et l’expulsion de 2,6 millions Allemands et de 400 000 Hongrois, les seules exceptions acceptées étant les personnes pouvant témoigner d’une activité antifasciste.
Les zones relevant des Sudètes, d’où la population allemande fut expulsée
La Tchécoslovaquie était donc en 1948 un pays
neuf, instaurant pour la première fois une réalité démocratique
et formant un régime national équilibré avec une maîtrise des
forces centrifuges, mais avec un arrière-plan difficile.
La mort, sans doute par empoisonnement, du dirigeant communiste Klement Gottwald en 1953 à la suite de la mort de Staline et l’avènement au pouvoir d’une clique soutenant Nikita Khrouchtchev en URSS allait bouleverser cette situation et laisser libre-cours à toutes les forces centrifuges. C’est la nature du Printemps de Prague, gigantesque confluence de tous les déséquilibres du pays.
Délégation de Tchécoslovaquie au festival étudiant international en 1949 à Budapest, avec les portraits de Klement Gottwald et de Staline
La Slovaquie arriérée économiquement et culturellement avait des problèmes avec le socialisme, tout comme avec la prépondérance des Tchèques. Les Slovaques ne disposant en effet de pratiquement aucun cadre éduqué après être sorti de la soumissions à la Hongrie en 1918, les Tchèques avaient occupé pratiquement tous les postes administratifs. L’émergence d’une couche intellectuelle slovaque après 1950 allait bouleverser la donne et provoquer l’affirmation brutale d’un nationalisme petit-bourgeois slovaque.
Les éléments arriérés ou réactionnaires de la
partie tchèque considéraient le soutien au développement de la
partie slovaque comme un poids. La partie morave cherchait à faire
contre-poids à la Bohême et surtout à Prague. Les éléments
bourgeois, très puissants culturellement, cherchaient à relever la
tête, alors que le Parti Communiste largement dépolitisé par le
triomphe du révisionnisme en 1953 mettait en place ce qu’on doit
appeler un « socialisme de marché ».
Le peuple en avait assez de la main-mise de la
bureaucratie dans le pays, ainsi que de l’hégémonisme marqué de
l’URSS. L’Allemagne et l’Autriche poussaient massivement à la
déstabilisation également.
En 1968, la situation était littéralement explosive.
À
partir de 1952 et du XIXe congrès du Parti Communiste d’Union
Soviétique, il y a de profondes modifications dans l’organisation
sociale de l’URSS, avec une approche tournée vers l’économisme,
ce qui contribuera au renversement radical que reflétera le XXe
congrès en 1956.
L’impact dans les démocraties populaires de l’Europe de l’Est fut aussi important. Les fractions droitières éliminées au début des années 1950 furent réhabilitées, le libéralisme économique s’imposa, la bureaucratisation administrative se généralisa. Dans la plupart des pays, une bureaucratie soumise à l’URSS accompagnait une gestion économique où les entreprises étaient toujours plus autonomes, le « plan » toujours plus indicatif.
Carte de l’Europe de la période suivant 1945, avec une lecture bourgeoise des blocs
Il est cependant quatre pays où ce processus ne
pouvait se dérouler aussi simplement. En Yougoslavie, il n’eut pas
lieu, car il avait déjà eu lieu dès le début des années 1950,
amenant la dénonciation de ce pays par l’URSS de Staline et les
démocraties populaires.
En Albanie, il n’eut pas lieu non plus, car le
pays avait manqué de se faire phagocyter par la Yougoslavie. Comme
la nouvelle ligne aboutissait à la normalisation des rapports du
bloc de l’Est avec la Yougoslavie, l’Albanie rua dans les
brancards, car elle craignait une nouvelle offensive yougoslave à
ses dépens.
En Roumanie, le processus n’eut pas lieu non
plus, pour des mêmes raisons nationalistes, non pas défensives
comme en Albanie, mais offensives. Ici, les forces nationalistes
avaient tellement le dessus, au point que l’idéologie officielle
était pétrie dans un ultra-nationalisme « socialisant ».
Cependant, cela ne dérangeait pas l’URSS :
la Yougoslavie était de toute façons à l’écart, l’Albanie ne
comptait guère, la Roumanie pouvait faire ce qu’elle voulait du
moment qu’elle restait dans le giron du bloc de l’Est.
La Tchécoslovaquie posait un problème tout autre. C’était le seul pays, avec l’Allemagne de l’Est, à avoir été capitaliste avant 1945. Mais contrairement à en Allemagne, la bourgeoisie s’était élancée d’une manière résolument moderne et libérale. Son idéologie était tout à fait développée, de haut niveau, rompue à toutes épreuves.
Mise en scène initiale de la pièce R. U. R. (pour Rossum’s Universal Robots) de Karel Čapek, introduisant en 1920 le terme de robots
Aussi, le libéralisme économique d’après 1956
s’accompagne inévitablement d’un renouveau des valeurs libérales
politiques. Cela était d’autant plus vrai que l’émergence d’une
couche intellectuelle slovaque – qui n’existait pas dans un pays
totalement arriéré avant 1918 – avait donné naissance à un
nationalisme slovaque virulent.
La Tchécoslovaquie, le plus développé des pays
de l’Est européen, n’hésita donc pas à suivre son propre
chemin, systématisant les décrochages libéraux. Tant que cela
était économique, cela ne dérangeait pas le bloc de l’Est. Mais
comme il y avait une dimension politique en découlant, l’URSS
s’inquiétait de l’émergence d’une nouvelle Yougoslavie
« autonome », alors que la RDA et la Pologne
appréhendaient de manière violente une ouverture de la
Tchécoslovaquie envers l’Allemagne de l’Ouest.
La Roumanie et la Yougoslavie, quant à elles,
appuyaient le processus de toutes leurs forces, ce qui fut même vrai
en partie de la Hongrie et de la Bulgarie, ces deux pays cédant
finalement au rappel à l’ordre soviétique.
Ainsi, au milieu de l’année 1968, on est dans un contexte où l’on risque non seulement un effondrement du bloc de l’Est, mais même un affrontement armé généralisé, avec d’un côté l’URSS, la Pologne et la RDA, de l’autre la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Yougoslavie, voire même l’Albanie, la Hongrie, la Bulgarie.
Otto Neurath voyait l’ISOTYPE comme contribution à l’unification de l’humanité, par l’intermédiaire d’un langage universel ; que sa ligne de réduction de l’information à une image ait pu si plaire à des gens liés historiquement au futurisme en dit long sur la nature subjectiviste de la quête d’un tel langage.
Il est essentiel ici de noter qu’Otto Neurath relevait de la tradition de la social-démocratie autrichienne consistant à séparer le marxisme en politique des questions philosophiques. C’était une voie commune avec Karl Kautsky, mais inversement totalement opposée à celle de Lénine.
Otto Neurath aida ainsi en 1928 à fonder le Verein Ernst Mach, l’association Ernst Mach, prenant ce philosophe comme référence, que Lénine avait dénoncé en mai 1909 dans le cadre des polémiques au sein de la social-démocratie russe.
Cette association posait la base de ce qui sera connu historiquement comme le cercle de Vienne, un nom choisi par Otto Neurath.
Le cercle de Vienne, qui se rendit public par le manifeste Wissenschaftliche Weltauffassung (Vision scientifique du monde), existait en pratique déjà depuis 1923 ; les figures les plus importantes en furent l’allemand Rudolf Carnap, Kurt Gödel, Richard von Mises, Moritz Schlick, Hans Hahn, le Finlandais Eino Kaila et le Norvégien Arne Næss (qui fondera le principe de « l’écologie profonde »), Felix Kaufmann, Edgar Zilsel, et Viktor Kraft.
Deux personnalités incontournables proches du cercle furent Ludwig Wittgenstein et Karl Popper. Tous ces auteurs, fuyant l’Allemagne nazie, joueront un capital dans l’émergence de la philosophie anglo-saxonne après 1945, sur la base de « l’empirisme logique », puis de la « philosophie analytique ».
Pour résumer l’approche du cercle de Vienne, il faut saisir son approche résolument anti-idéologique. Le cercle de Vienne, au-delà des différences notables de conceptions ou points de vue, affirme que tout doit se fonder sur l’expérience, et affirme que celle-ci doit être étudiée de manière analytique.
On comprend ici aisément qu’il s’agit, ni plus ni moins, que de l’équivalent strict du positivisme d’Auguste Comte, en Autriche, avec plusieurs décennies de retard. Il s’agit pareillement de réfuter tant la métaphysique et la théologie d’un côté, que le dogmatisme (c’est-à-dire le marxisme) de l’autre.
Le spectre idéologique – culturel des membres du cercle était ainsi particulièrement large, depuis une position conservatrice jusqu’à une expression favorable au communisme, comme avec Otto Neurath qui représentait l’aile gauche et qui lutta pour que soit publié une International Encyclopedia of Unified Science, une Encyclopédie de la science unifiée.
Incapable de saisir le matérialisme dialectique, Otto Neurath réactivait l’affirmation de la forme encyclopédique promue par la révolution française, comme lecture matérialiste du monde suffisante en soi. L’accumulation remplaçait l’esprit de synthèse.
Deux volumes seulement sortirent à partir de 1938, au lieu des 36 prévus (dont 10 d’images).
Pour Otto Neurath, comme pour le cercle de Vienne par ailleurs, « notre pensée est un outil », et ainsi « les théories scientifiques sont des événements sociologiques ».
Par conséquent, l’assemblage de toutes les connaissances ne peut que faire progresser l’humanité : c’est une démarche encyclopédiste qui a une prétention totale, mais est en fait extrêmement formelle, se présentant comme une accumulation pratiquement sans fin de ce qui permet le progrès. C’est la croyance en une pensée progressiste s’appuyant sur un matérialisme constatant la matière de manière séparée.
Otto Neurath
Une image connue dans le milieu des partisans de la « logique » et de l’empirisme est celle du navire, employée par Otto Neurath dans l’ouvrage Problèmes de l’économie de guerre :
« Nous sommes comme des marins qui en mer doivent reconstruire leur navire mais ne sont jamais en mesure de recommencer depuis le début.
Lorsqu’une poutre est enlevée, une nouvelle doit immédiatement la remplacer et pour cela le reste du navire est utilisé comme soutien.
De cette façon, en utilisant les vieilles poutres et le bois qui flotte, le navire peut-il être entièrement reformé, mais seulement par une reconstruction progressive. »
Ainsi, pour Otto Neurath un bon enseignant était celui qui savait le mieux « omettre » des choses, et il valait mieux « se rappeler d’images simplifiées que d’oublier des représentations justes ».
Son mot d’ordre réductionniste, reflet de sa philosophie cherchant à saisir une conception à partir de l’expérience, sans vue d’ensemble, est tout à fait clair dans sa nature :
« Les mots séparent, les images rapprochent. »
C’était là une intention louable, mais finalement une simple réédition du maître de la pédagogie, le Tchèque Comenius actif au 17e siècle, oubliant la question de la participation des masses au-delà de la simple compréhension formelle, niant la question de la transformation de la matière, de la primauté de la philosophie matérialiste dialectique comme poste de commandement.
C’est pour cette raison que, malgré la dimension progressiste d’Otto Neurath, l’URSS ne pouvait nullement se cantonner dans un réductionnisme de l’information, alors que l’ensemble des masses devait être protagoniste dans l’État soviétique.
Le matérialisme dialectique n’est pas un positivisme ; la vision du monde ne se résume pas à un encyclopédisme ou une accumulation de méthodes.
Otto Neurath appela le système d’images qu’il avait mis en place ISOTYPE, acronyme d’International System of Typographic Picture Education (Système International d’Education par l’Image Typographique).
Il fut particulièrement aidé par sa femme Marie Neurath, qui jouait un rôle clef comme interface entre les statistiques fournies et les équipes de dessinateurs. Parmi ces derniers, celui qui joua le rôle de moteur fut Gerd Arntz, né en 1900 et mort en 1988, qui réalisa 4 000 pictogrammes.
Ce graphiste allemand, ayant produit toute une série de pictogrammes et d’images politiques cherchant à synthétiser une information de la manière la plus représentative possible, permit à Otto Neurath de mettre en oeuvre sa logique de systématisation.
La démarche de Gerd Arntz s’appuie sur deux ressorts : sa participation à la scène artistique « avant-gardiste » de Cologne, ainsi que son travail dans le cadre de la social-démocratie viennoise sous l’égide d’Otto Neurath, qui est le théoricien de ces pictogrammes.
Gerd Arntz, Rue, 1924
Issu d’une famille d’industriels, Gerd Arntz rompit rapidement avec son milieu bourgeois et suivit une formation artistique, l’amenant à participer à la scène des artistes engagés, issus du mouvement Dada, proche de l’expressionnisme, rêvant d’une « culture prolétarienne », membre du Groupe des artistes progressistes de Cologne dont étaient membres le célèbre photographe August Sander, ainsi que les peintres Franz Wilhelm Seiwert et Heinrich Hoerle.
La logique de ces artistes, qui publiaient la revue « A bis Z » (De A à Z) et fréquentaient le café servant de rendez-vous des artistes la « petite cloche », allaient dans le sens de ce qui deviendra la « Nouvelle Objectivité », tout en cherchant à s’en distinguer au moyen d’une sorte de réalisme s’appuyant sur une géométrie symbolique devant être capable de former un argument en soi.
Voici deux tableaux de Heinrich Hoerle datant de 1922/1923 et 1931, tous deux intitulés Ouvrier.
Gerd Arntz vivait dans une certaine précarité, tout en réalisant des gravures sur bois, contribuant également au syndicat gauchiste, du courant dit communiste des conseils, la Allgemeine Arbeiter Union.
Il participa en 1926 à des expositions collectives à Cologne, Düsseldorf, ainsi qu’à Moscou, avant de rejoindre la social-démocratie autrichienne, travaillant à Vienne de 1927 à 1934.
C’est dans ce cadre qu’il mit en place toute une série de pictogrammes, en partenariat avec le psychologue Otto Neurath. Cela devint la « méthode viennoise de statistique picturale » ; en 1930 parut ainsi Société et économie, un catalogue de statistiques visuelles, c’est-à-dire de statistiques à la lecture rendue parlante au moyen de pictogrammes.
Gerd Arntz fut également très connu pour ses représentations de la situation politique en Allemagne, dénonçant le national-socialisme et les mœurs décadentes de la bourgeoisie.
Le moment-clef qui fit qu’Otto Neurath fut réellement en mesure d’avancer et d’intéresser l’Union Soviétique alors en construction fut l’ouverture par celui-ci à Vienne d’un musée de la société et de l’économie, où il monta des équipes formant des pictogrammes, expliquant son point de vue de la manière suivante.
Recul de la mortalité infantile à Vienne
« Le présent exige de nous tous une saisie compréhensible des rapports sociaux. On ne peut plus se limiter aujourd’hui d’une éducation générale au moyen de la lecture, du comptage, de l’écriture et de quelques connaissances sur le terrain des sciences naturelles, de la littérature et de l’histoire.
Il s’agit également d’expliciter les événements sociaux et de rendre saisissable leur devenir.
Évidemment, la pédagogie de ce terrain n’en est encore qu’à ses prémisses. Nous possédons par contre toute une série de musées, films, livres idéaux, par lesquels est transmise l’éducation des sciences naturelles.
Cela a comme effet entre autres que la population éduquée fournit un grand nombre d’ingénieurs, de médecins, de métallos, d’imprimeurs et d’électro-techniciens bien préparés dans l’armée de la production.
Le développement rasant inhabituel de la radio s’explique en partie par cela que dans les cercles les plus larges, il y a un sens pour la technique. Le 19e siècle a été appelé avec justesse un siècle de sciences naturelles, un siècle de technique.
Beaucoup pensent qu’émerge désormais le siècle du contrôle social, une époque où la formation du coeur et du sens de la vie sociale sera saisi de la manière la plus profonde.
Forces armées dans l’antiquité et au moyen-âge (à gauche) et aujourd’hui (à droite)
Les bouleversements historiques de ces dernières années, la démocratisation de l’administration publique, l’élargissement des droits des ouvriers et employés dans les entreprises a conduit à ce que toujours davantage de gens réclament des explications sur les événements sociaux et économiques.
Il n’est pas facile de satisfaire ce souhait. Les résultats certains de la recherche sur ces terrains ne sont pas encore si étendus, et les liaisons à représenter sont encore formidablement emmêlés. En ce qui concerne les méthodes de la présentation, nous en sommes encore au début.
L’homme moderne est très gâté par le cinéma et les illustrations. Une grande partie de sa formation, il l’obtient de la manière la plus agréable, en partie durant ses pauses pour se reposer, par des impressions optiques.
Si l’on veut veut répandre de manière générale l’éducation des sciences sociales, alors on doit se servir d’un moyen similaire de présentation.
Automobiles sur terre (à gauche aux Etats-Unis, à droite dans le reste du monde)
L’affiche publicitaire moderne nous montre la voie !
Les événements des sciences naturelles se laissent dans une certaine mesure montrer de manière immédiate ! On peut capter le monde des étoiles à l’aide d’un système d’appareils photographiques, comme c’est arrivé à Iéna, et désormais montrer en une heure au visiteur le mouvement annuel des planètes en accéléré.
On peut construire des modèles du cœur humain et démontrer en détail le processus de pompage.
Mais comment montrer les processus au sein d’un corps social, les changements dans la stratification des classes, la circulation de l’argent et des marchandises, l’activité des banques, etc., les rapports entre revenu et tuberculose, entre natalité et mortalité?
Ici aussi des modèles sont possibles, des représentations graphiques.
Ils exigent cependant beaucoup plus de distance par rapport à la réalité, c’est-à-dire qu’ils imposent de plus grandes exigences à celui qui les conçoit et à l’observateur.
Former un bureau central pour l’instruction des sciences sociales et de l’économie en utilisant principalement les moyens optiques, les graphiques et les modèles est plus difficile que de créer un centre de formation technique ou médical, parce que dans ces dernières les erreurs peuvent moins s’y diffuser.
Peut-être que le moment viendra où certaines conventions pour la présentation de la recherche en sciences sociales et en sciences économiques auront été mises en place, de sorte que l’on pourra « lire » des graphiques statistiques en général, tout comme on peut lire des livres avec notes de musique aujourd’hui.
Mais jusqu’à ce que cela soit réalisé, il faut appliquer des méthodes immédiatement compréhensibles sans une telle convention.
Cette tâche incombe aux musées sociaux qui émergent à l’époque actuelle de l’histoire. Ils ne sont pas destinés à montrer des bizarreries ou à rassembler des souvenirs.
Ce qui compte, ce n’est pas d’unir des objets avec des accents sentimentaux, mais de rassembler les représentations instructives, les modèles, et de les présenter de telle manière qu’ils soient un ensemble systématique, un vrai parcours d’enseignement pour quiconque, sans préparation, entend se confronter aux questions sociales ou économiques.
Entrent avant tout en considération les représentations graphiques, les graphiques, les modèles, les films, les photographies, ainsi que les illustrations, les conférences, les publications et tous les autres moyens appropriés.
La nécessité de tels musées peut difficilement être niée aujourd’hui, ils sont une exigence de l’époque.
Chômeurs en Grande-Bretagne, en France et dans l’empire allemand
Les musées du passé étaient en premier lieu des cabinets de curiosité et de rareté, des collections de passionnés, de trésors ; la valeur et la rareté des pièces individuelles ont joué un rôle essentiel. Les princes, les riches, les municipalités et les monastères ont par la suite rendu ces collections non-systématiques accessibles en général aux visiteurs.
Il est compréhensible que les musées qui ont émergé de telles collections aient quelque chose de mort.
Le visiteur le sent comme relevant du « passé » ; timidement, il pousse des centaines de lances, d’épées, de casques, de drapeaux en lambeaux, de bustes, d’autographes qui, d’ordinaire disposés de manière décorative, parlent plus à l’esprit qu’à l’intellect, satisfont la curiosité visuelle et n’ont que peu d’effet agissant sur la volonté !
Le musée moderne veut être un musée d’enseignement, un parcours d’enseignement, qui fonctionne avec de dures ressources. Lorque les armes sont montrées dans un musée technique moderne, alors pour présenter le développement des armes! Mettre en place un musée moderne, c’est donc être un enseignant.
Aux musées techniques modernes s’ajoutent les musées sociaux.
Alors qu’un musée technique recherche les plus hautes performances de l’esprit humain, un musée social et économique devrait montrer comment est procurée l’ensemble de la vie des masses populaires.
Dans la mesure où des aspects techniques sont touchés, il s’agit de montrer la diffusion d’une conquête technique, par exemple en montrant de combien de personnes elles sont utilisées, et non comment cela fonctionne.
Un musée technique montre des méthodes de construction, un musée social et économique montre combien il y a de maisons malsaines, combien de maisons saines.
Mais le Musée de la Société et de l’Économie montrera occasionnellement des objets techniques pour l’explicitation ; ainsi que des modèles architecturaux et des préparations anatomiques pour l’introduction à l’hygiène et leur signification sociale.
En général il sera conseillé de résoudre de façon centralisée les tâches assumées par le musée, car l’expérience a montré qu’il est beaucoup plus difficile de faire des représentations graphiques utiles à des fins d’éducation publique que cela ne paraîtrait à première vue.
Même si l’on a surmonté les premières lacunes et erreurs que l’on peut trouver dans la plupart des représentations destinées à l’éducation populaire, il n’est pas toujours possible d’appliquer toujours avec succès les principes qui ont été acquis.
Car même si une représentation graphique des quantités statistiques et des rapports de grandeur n’est pas toujours imparfaite, elle n’en est pas moins pas forcément saisissante.
Il doit être pris en compte des moments où tant une formulation de type recette que ds moyens qu’applique un bon peintre d’affiches sont disponibles.
La mise à la disposition de forces appropriées pour la production de représentations picturales et plastiques vraiment utiles exige beaucoup de temps.
Outre le fait que les méthodes de représentation doivent être précisément examinées en fonction de leurs particularités intellectuelles, l’étendue, la couleur, la distribution dans l’espace, etc., doivent être modifiées encore et encore jusqu’à ce qu’un résultat soit obtenu, qui tout d’abord satisfait, pour être ensuite au bout de quelques temps, quand la pédagogie d’un tel musée est plus avancée, être amenée à être amélioré. »
Fils d’un important économiste autrichien, Otto Neurath avait étudié les mathématiques, les sciences naturelles et la philosophie à Vienne, avant de partir faire ses études à Berlin, sur les conseils de l’important sociologue allemand Ferdinand Tönnies. Il obtint ses diplômes pour des études sur l’histoire économique de l’antiquité, l’ouvrage de Cicéron De Officiis, ainsi que sur l’économie non-monétaire en Égypte.
Il finit son parcours à l’institut de sociologie de Heidelberg conduit par Max Weber, où il devint professeur de sciences économiques. Otto Neurath s’y était faitre marqué pour son étude de l’économie de guerre de l’Autriche-Hongrie en 1917, ce qui aboutit à sa nomination au poste de directeur du musée de l’économie de guerre à Leipzig, l’année suivante.
Toutefois, sa participation à la révolution allemande, lui-même devenant le directeur de l’administration économique de la république des Conseils de Bavière, lui valut plus d’une année de prison, avant son expulsion en Autriche.
A son retour dans son pays, Otto Neurath s’impliqua dans deux formes d’activités : une forme abstraite – intellectuelle, avec le « cercle de Vienne », constitué d’intellectuels de haute volée étudiant notamment la logique, une forme pratique – activiste, avec son implication dans la très puissante social-démocratie viennoise.
Dans ce cadre social-démocrate, il publia avec Hans Kampffmeyer la revue Der Siedler, Le colon, qui ne dura que peu de temps mais atteignit les 40 000 lecteurs. Otto Neurath était à la pointe du mouvement d’accompagnement des « colons » qui, en périphérie viennoise, construisait des petits logements, un mouvement strictement parallèle à la vaste campagne de construction de logements dans la ville même.
La ville de Vienne organisa en 1923 une exposition sur le mouvement des « colons », qui eut 200 000 visiteurs et qui fut mis en place par Otto Neurath, secrétaire de l’association des colons de 1921 à 1925.
De là naquit la formation d’un musée de la société et de l’économie, qui entre 1925 et 1934 organisa des expositions tant en Autriche qu’à l’étranger.
Car Otto Neurath possédait un souci essentiel : celui de transmettre une information et de trouver un moyen de le faire de la manière la plus efficace possible. Dans la revue Kulturwille (Volonté de culture), en 1927, Otto Neurath affirme dans l’article Statistique et prolétariat :
« La statistique est l’outil du combat prolétarien, la statistique est une composante essentielle de l’ordre socialiste, la statistique est une joie pour le prolétariat en conflit ardu avec les classes dominantes. »
D’où son travail sur les symboles comme outils de communication visuelle universelle, avec un refus des courbes, des camemberts, l’utilisation de chiffres, ainsi que de textes dans les graphiques.
Otto Neurath cherchait un moyen d’exprimer des informations de la manière la plus simple et la plus directe, aussi mit-il en place un travail collectif pour produire cette « méthode viennoise » d’expression graphique des informations.
Cette collectivité de travail de gens d’horizons divers allait de paire avec la vaste gamme des thèmes ciblés. En 1926, dans la revue Der Aufbau, La construction, un mensuel d’architecture, il dit ainsi :
« La démocratie moderne implique que les larges masses de la population soient objectivement éduquées au sujet de la production, de l’immigration, du taux de mortalité infantile, du commerce des biens, du chômage, de la lutte contre la tuberculose et l’alcoolisme, des manières de s’alimenter, de la signification du sport, de l’éducation corporelle et spirituelle, des formes d’écoles, de la répartition des écoles par habitant, des constructions de logements populaires, des villes-jardins, des espaces de petits jardins et de colonisation, des lieux de l’industrie. »
Otto Neurath produisit ainsi les informations au sujet de la tuberculose pour l’exposition sur l’hygiène de la ville de Vienne en 1925.
Dans Der Kampf, il dit dans l’article L’argent et le socialisme en 1923 :
« Tant que la statistique repose dans les mains de l’ennemi, il manque au mouvement ouvrier un moyen important pour la nouvelle construction! »
Otto Neurath ne diffusait pas ses informations que par le musée, mais également par la mairie, des expositions notamment dans les nouvelles constructions sociales alors massives à Vienne, à quoi s’ajoute la presse social-démocrate et les films éducatifs mis en place par le Parti Ouvrier Social-démocrate.
C’est Josef Frank qui mit en place des panneaux d’expositions faciles à démonter, à installer, à transporter.
Otto Neurath fit en sorte de promouvoir son travail à l’étranger également et des instituts avec le même esprit se formèrent à La Haye, Amsterdam, Berlin, Londres, New York, alors que donc en Union Soviétique.
Cela sauva la vie d’Otto Neurath, puisque celui-ci se trouva être à Moscou lors du coup d’Etat austro-fasciste de 1934. Il rejoignit alors son équipe établie aux Pays-Bas, où il fonda une Fondation pour l’éducation visuelle et publiant en 1936 un ouvrage intitulé International Picture Language, ainsi qu’en 1939 Modern man in the making, décrivrant le développement de l’humanité et sa tendance à l’unification.
Il dut fuir l’invasion allemande de 1940 et se réfugier en Angleterre, où il décéda en 1945.
Il y eut également des productions en langue anglaise pour informer du développement de l‘URSS, comme à l’occasion du pavillon soviétique au moment de l’Exposition universelle de New York en 1939, qui avait comme thème « Le Monde du Futur ».
Douze livres d’albums photos furent alors publiés en anglais, afin de fournir un large éventail d’informations sur l’Union Soviétique : Moscou, Une parade la jeunesse, Cinéma soviétique, URSS : l’armée rouge et la marine, L’aviation soviétique, réalisés par Alexandre Rodtchenko et Varvara Stepanova, ainsi que Films 1938-1939, La photographie soviétique, Les femmes soviétiques, L’ouvrier soviétique, Films 1938-1939, Les kolkhozes, L’Arctique soviétique, et enfin An album illustrating the State Organization and National Economy in the USSR (Un album illustrant l’organisation étatique et l’économie nationale en URSS).
Ce dernier album fut supervisé par l‘artiste Lazar Lissitsky, devenu proche d’Otto Neurath depuis une rencontre à Cologne lors de l’Exposition internationale de la presse en 1928.
Cette participation de Lazar Lissitsky et Alexandre Rodtchenko, ainsi que Varvara Stepanova, est représentative de l’utilisation alors des anciens cubistes – futuristes pour la publication de revues de présentation de l’URSS.
Il est à noter que l’album contient des photographies de personnalités et d‘événements, ainsi que des illustrations, ce qui allait contre le sens donné par Otto Neurath à la liaison qu’il voulait minimaliste entre des données grossièrement arrondies et des images résolument simples.
Parallèlement avec l’émergence du réalisme socialiste, il y en effet le souci d’assurer une expressivité importante à l’information, au sens d’une lecture idéologique et culturelle. Cette tendance à l’expressivité finit d’ailleurs par, fort justement, l’emporter, avec la considération également que la ligne d’Otto Neurath de schématiser au maximum les données chiffrées était erronée.
Durant la période 1932-1934, il exista également un Département des statistiques graphiques à Leningrad qui mena un travail parallèle, avant de fusionner en 1935 avec l’Izostat, qui abandonna alors la méthode d’Otto Neurath, considéré comme inappropriée pour l’URSS.
Au début 1940, l’Izostat se transforma en Gosplanizdat, c’est-à-dire la maison d’édition d’État pour l’information économique, de planification et statistique du Comité de planification d’état de l’URSS, qui imprimait des livres, des manuels, des brochures, des rapports et d’autres documents sur des sujets économiques et statistiques.
De 1931 à 1940 exista en URSS un Institut pan-union de statistiques picturales de la construction et de l’économie soviétiques, connu sous le nom d’Izostat. Cet organisme d’État avait comme but d’informer les masses soviétiques du développement du pays, au moyen d’images particulièrement travaillées.
Ce travail – avec ses succès et ses échecs – est le fruit d’une intense recherche par l’Autrichien Otto Neurath, qui développa la méthode dite viennoise, au sein du Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche, qui fut particulièrement puissante dans cette ville et véritablement ancrée dans des valeurs socialistes.
Otto Neurath
Otto Neurath participa directement à l’Izostat ; à cet effet, il fut présent au moins deux mois (et au maximum neuf mois) par an en URSS de 1931 à 1934. Voici des images d’un ouvrage soviétique de 1932 présentant sa démarche. Intitulé Statistiques picturales et la méthode viennoise, on retrouve dans 52 pages les explications des principes développés par Otto Neurath, visant la simplicité et l’accessibilité directe de l’information.
La préface affirme ainsi :
« Les statistiques picturales doivent être un instrument puissant pour l’agitation et la propagande de masse dans les mains du Parti et de la classe ouvrière. »
omme le formulait Ivan I. Ivanitsky, la principale figure pour les statistiques picturales en URSS, il s’agissait de réaliser des :
« figures qui ne soient pas sèches et ennuyeuses sous la forme de colonnes et de tables, mais sous la forme de figuratif ou diagrammes d’image qui sont en mesure d’intéresser chaque travailleur en Union soviétique comme à l’étranger. »
De fait, le Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique avait, le 11 mars 1931, décida d’une résolution « sur la littérature par affiches », où l’information sur la construction du socialisme devait être diffusé par des moyens graphiques.
Dans la foulée, le 18 septembre 1931, une résolution du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS annonça que tous les organismes d’État, ainsi que les syndicats, les coopératives, devaient utiliser la méthode de la statistique graphique d’Otto Neurath.
L’Izostat était sous la responsabilité du Comité Central exécutif du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) ; la direction méthodologique revenait à Avel Enoukidzé, secrétaire du présidium du Comité Central exécutif, qui fut cependant démis de toute fonction dans le Parti en 1935.
L’Izostat produisit, dans ce cadre, du matériel informatif (livres, affiches, graphiques, expositions, célébrations, etc.) au sujet de la réalisation du premier plan quinquennal (1928-1932) et annonçant le second (1933-1937).
Les graphiques produits par l’Izostat eurent un grand succès, étant officiellement promus et notamment utilisés par l’organe du Parti, la Pravda, mais également les Izvestia.
La rupture « sino-soviétique », comme l’ont appelé les médias à l’époque, consiste en le grand conflit idéologique entre d’un côté le Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) et le Parti Communiste de Chine (PCC).
Suite à la mort de Staline, une clique a pris le pouvoir par un coup d’État et a commencé à généraliser le révisionnisme, transformant l’appareil d’État de l’Union Soviétique en machinerie fasciste.
Le PCUS remettait alors totalement en cause les enseignements de Marx, Engels et Lénine, rejetant même Staline.
C’est alors le Parti Communiste de Chine qui a assumé le combat idéologique, qui a été marqué par trois moments clefs, dans une montée en puissance de la critique effectuée, strictement parallèle à la progression dans la compréhension du matérialisme dialectique.
La question du bilan suite à l’émergence du révisionnisme soviétique
La première période est celle qui concerne le bilan de la période où Staline a été le dirigeant du Parti Communiste en Union Soviétique. Le vingtième congrès du PCUS, en 1956, prit le PCC par surprise, et au départ les positions du PCC furent en défense de Staline, mais avec une certaine équivoque.
Au fur et à mesure toutefois, il est évident que les tendances révisionnistes au sein du PCC furent écrasées et alors fut lancée une vague de critiques du révisionnisme, en s’appuyant notamment sur l’exemple yougoslave.
L’un des derniers grands combats de Staline était dirigé contre le révisionnisme de Tito en Yougoslavie ; à partir du moment où le PCUS revenait en arrière sur cette question, la critique de la Yougoslavie par le PCC affirmait la ligne rouge.
Furent ainsi notamment publiés en juin 1958 les documents « Le révisionnisme yougoslave est le produit de la politique impérialiste » et « Le révisionnisme yougoslave répond exactement aux besoins de l’impérialisme US ».
La montée en puissance de la critique s’affirma en 1959 avec un article dans le Quotidien du Peuple, à l’occasion du 80e anniversaire de la naissance de Staline, saluant la mémoire du grand révolutionnaire « artisan des grands succès remportés par l’Union soviétique depuis 42 ans ».
La défense du léninisme face à la ligne « pacifique »
Le point culminant de la première période de l’affrontement idéologique se produisit avec le congrès des 81 partis communistes et ouvriers à Moscou, en novembre 1960. Le PCUS tendait à l’affirmation de la possibilité d’une révolution « pacifique », par la voie parlementaire, alors que le PCC défendait la ligne de la révolution par les armes.
Un compromis fut alors trouvé à ce congrès, et il est significatif que le PCC ait alors été représenté par deux figures du révisionnisme chinois : Liou Shaoqi et Deng Xiaoping.
La situation se tendit cependant toujours davantage, le PCUS critiquant le PCC par l’intermédiaire d’autres partis, comme celui d’Italie, et visant non pas le PCC, mais le Parti du Travail d’Albanie qui soutenait alors le PCC.
Le PCC ne relâcha pas la pression et il y eut toute une série d’articles publiés dans le Quotidien du Peuple et dans le Drapeau Rouge :
* La vérité sur l’alliance de la direction du PCUS avec l’Inde contre la Chine (2 novembre 1963).
Le PCUS répondit par un long document, à quoi le PCC répondit par un document extrêmement célèbre à l’époque et connu sous le nom de « Lettre en 25 points ».
Le PCUS rejeta brutalement ce document, à quoi le PCC répondit de nouveau par un document le 15 août, suivi d’une série de documents explicatifs largement diffusés par les marxistes-léninistes sympathisant alors avec la bataille chinoise contre le révisionnisme soviétique.
Le second moment de l’affrontement apporta un gigantesque prestige au PCC, qui eurent de très nombreux communistes adhérant à sa critique et formant des cercles marxistes-léninistes pour lutter contre le révisionnisme.
L’éviction en 1964 de Khrouchtchev de la direction du PCUS ne modifia pas la donne, Brejnev ne faisant que renforcer la dimension bureaucratique de la clique dominant le régime. La rupture était consommée entre le PCUS et le PCC, chacun représentant une ligne antagonique.
Des documents connus du PCC furent alors notamment :
Le PCC allait d’autant plus de l’avant qu’il liquidait ses propres tendances révisionnistes, le tout aboutissant à une lutte de deux lignes menée avec comme cadre la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP).
Le PCC affirmait que le processus en URSS avait abouti à la domination d’une classe de capitalistes monopolistiques et bureaucratiques ; il y avait là un exemple historique de restauration, la GRCP se posant comme modèle de contre-restauration.
La clique révisionniste dominant l’URSS fut qualifié de fasciste, les dirigeants de « nouveaux tsars » ; le PCC considérait que l’URSS était devenu un « social-impérialisme » : social en paroles, impérialiste dans les faits. Deux documents présentent notamment ce nouveau concept pour définir l’URSS :
« En URSS aujourd’hui, c’est la dictature de la bourgeoisie, la dictature de la grande bourgeoisie, c’est une dictature de type fasciste allemand, une dictature hitlérienne. »
Sur le plan diplomatique, le PCC se posait comme défenseur de ceux ne voulant pas être écrasés par le tandem USA-URSS, frères jumeaux impérialiste et social-impérialiste.
Ce fut par contre ici le lieu d’une vaste opération du révisionnisme chinois, qui prôna une alliance avec les impérialistes « intermédiaires » et soutenait les « États nationaux » (rejetant le concept maoïste de pays semi-colonial semi-féodal). C’est l’affirmation du maoïsme, principalement par Gonzalo, qui permit de rejeter ici le révisionnisme.
Et ce qui compte véritablement, dans ce qui a été appelé la « rupture sino-soviétique », c’est le rejet pratique du révisionnisme, puis l’élaboration de sa critique et enfin la réalisation du principe de contre-restauration dans le cadre d’un Etat socialiste, avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.