Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • De la «landsturm» à la «volkssturm»

    Lors de la révolution française, la Prusse pensait profiter de son armée très organisée pour écraser ce qu’elle considérait comme des troupes éparpillées. La marche sur Paris fut cependant écrasée lors de la fameuse bataille de Valmy en 1792 : la levée en masse avait permis une gigantesque progression qualitative et quantitative.

    Ce traumatisme fut suivi des guerres napoléoniennes, qui profitaient de l’élan républicain initial pour disposer d’armées puissantes. L’armée prussienne devait absolument se moderniser si elle voulait se maintenir, et elle le fit en organisant, par en haut, dans un esprit anti-démocratique, la levée en masse.

    Ce fut la formation d’un appareil d’État ultra militarisé, procédant à un service militaire obligatoire. L’armée passa de 54 000 membres en 1719 à 70 000 en 1728 et enfin plus de 80 000 en 1739 (pour 2,5 millions de personnes vivant en Prusse), pour atteindre en pleine guerre napoléonienne, base du saut qualitatif et numérique, 300 000 personnes en 1813, soit 6 % de la population en fait largement mobilisée.

    Une citation connue, attribuée à Mirabeau et à l’officier prussien Friedrich von Schrötter, explique que

    « La Prusse n’est pas un État qui possède une armée, c’est une armée ayant conquis la nation. »

    Friedrich Engels raconte ainsi :

    « Après 1807, les réorganisateurs de l’administration et de l’armée firent tout ce qui était en leur pouvoir pour refaire vivre cet esprit [de la résistance nationale]. A cette époque, l’Espagnole montrait avec son exemple glorieux qu’une nation pouvait faire face à une armée menant une invasion. Tous les dirigeants militaires de Prusse montrèrent à leurs compatriotes cet exemple valant le coup d’être suivi.

    Scharnhorst, Gneisenau, Clausewitz étaient tous d’accord sur ce point. Gneisenau alla même en Espagne afin de participer lui-même à la lutte contre Napoléon. Tout le système militaire qui fut instauré ensuite en Prusse fut la tentative d’organiser une résistance populaire contre l’ennemi, dans la mesure où cela est possible de la part d’une monarchie absolue.

    Non seulement chaque homme en mesure d’aller au service militaire était dans l’obligation d’y aller et de servir jusqu’à quarante ans dans la Landwehr [défense territoriale sous la forme d’une armée non régulière], mais les jeunes hommes entre 17 et 20 ans et les hommes entre 40 et 60 ans devaient participer à la levée en masse, dans le Landsturm [unités irrégulières avec armement organisé sur le tas] se soulevant dans le dos et sur les flancs de l’ennemi, dérangeant ses mouvements, le coupant de son approvisionnement et de ses courriers, devant pour cela utiliser toute arme qui pouvait être trouvée afin d’inquiéter les envahisseurs – « plus ce moyen est efficace, mieux c’est » – en plus de cela « sans porter aucun uniforme que ce soit », afin que les membres du Landsturm puissant à n’importe quel moment reprendre leur caractère en tant que civils et rester inconnus de l’ennemi. »

    Cet esprit de défense militaire à la base, de « Wehr », deviendra alors essentiel à la Prusse, et ainsi à l’Allemagne, car cette dernière ne s’unifiera justement qu’en réaction aux conquêtes napoléoniennes, et sous hégémonie prussienne (la Prusse ayant battu l’Autriche, celle-ci se tournant alors vers les Balkans et devenant une nation en tant que telle).

    La peur allemande face à l’invasion française fut telle que la bourgeoisie, dont le romantisme était le fer de lance (avec Goethe et Schiller ou encore Hegel), décida d’accepter tous les compromis avec la bourgeoisie. C’est le sens du romantisme qui passa du rejet du formalisme académique français qu’il était à la nostalgie du moyen-âge et de sa société « pacifique », organisée de manière corporatiste, etc.

    Pour cette raison, et c’est un point essentiel bien entendu, les S.A. n’appréciaient pas que les chansons des corps-francs : ils possédaient également dans leur répertoire celles des guerres face aux armées napoléoniennes. La dimension martiale et brutale de ces chansons reflète logiquement l’idéologie des S.A.

    De la même manière, lors de la grande réunion des S.A. en octobre 1931 à Braunschweig – exigeant 5 000 camions, 40 trains spéciaux, avec plus de 100 000 S.A. -, la référence fut la « bataille de Lepizig » d’octobre 1813, la plus grande confrontation de forces lors des guerres napoléoniennes (plus de 500 000 personnes s’affrontant).

    L’esprit de la « Wehr », de la défense « par en bas » fut également celui de la « Volkssturm » (tempête populaire), la mobilisation populaire faite par l’Etat nazi tout à la fin de la seconde guerre mondiale, utilisant en masse notamment des adolescents pour « protéger » Berlin face à l’armée rouge. Le principe d’unités « civils » agissant sur les arrières de l’ennemi fut également appliqué avec la « Werwolf », les unités nazies agissant dans les zones où les alliés avaient vaincu les armées nazies.

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  • Le «socialisme national» de Rudolf Jung

    Les thèses de Rudolf Jung dans « Le socialisme national. Ses fondements, son devenir et ses buts » posent les bases de l’idéologie national-socialiste telle qu’elle a existé au départ.

    Tout le début de l’œuvre consiste en une histoire idéalisée du moyen-âge depuis Charlemagne. Rudolf Jung utilise ici en fait de manière démagogique le très haut niveau culturel des pays allemands et de la Bohème qui leur sont reliés durant la fin du moyen-âge, avec le formidable développement des villes et le grand élan humaniste.

    Cette dimension culturelle, extrêmement appréciée par les masses allemandes et par ailleurs base de la formation de la nation allemande avec le capitalisme naissant, est prétexte pour Rudolf Jung à l’éloge de la paysannerie médiévale et du petit commerce. De là il prolonge sur une critique des « Juifs » et de l’usure au moyen-âge, pour dénoncer le capitalisme qui a déraciné les paysans.

    C’est ici la vision traditionnelle de Jean de Sismondi et des populistes russes, analysée en détail par Lénine dans « Pour caractériser le romantisme économique ». Rudolf Jung considère pareillement que le capitalisme appauvrit, divise les masses, etc. Dans l’optique du proudhonisme, il critique également la perte de l’activité créative du travailleur individuel.

    Rudolf Jung présente les choses toutefois de manière très « neutre », de manière prétendument scientifique : il est obligé en raison de l’influence de la social-démocratie. Rudolf Jung raconte ainsi le rôle des machines à vapeur, il affirme que les banques jouent un rôle dans la formation des monopoles en agissant sur les entreprises, etc.

    Cependant, il attribue cela non pas à une évolution propre au capitalisme, mais à « l’esprit juif » qui influence les masses par « l’argent, la presse, l’art et la science juives ». Rudolf Jung insiste par conséquent lourdement sur l’antisémitisme médiéval, qu’il tente de réactualiser en s’appuyant sur l’évolution récente de l’Autriche-Hongrie.

    L’empereur tentait en effet d’appuyer les forces libérales face au féodalisme ; en ce sens, il prônait l’émancipation des personnes juives, à contre-courant des valeurs dominantes. Des figures historiques sont ici l’impératrice Marie-Thérèse et l’empereur Joseph II.

    Rudolf Jung attribue donc l’existence du capitalisme bouleversant l’économie arriérée austro-hongroise aux « juifs »: le capitalisme serait une sorte d’excroissance de l’usure. Tout cela formerait une sorte de complot historique et mondial ; Rudolf Jung utilise bien entendu le fameux faux tsariste des « Protocoles des sages de Sion ».

    Les « marxistes » sont alors des traîtres agissant en agent des « juifs » :

    « Les sociaux-démocrates ne combattent en fait que le capital national, qui agit pourtant en tout et pour tout de manière créatrice, mais pas celui véritablement international, le capital juif de prêt, vivant du travail des autres. »

    Rudolf Jung fait, en pratique, en fait l’apologie d’une forme de « socialisme prussien », mais comme il fait partie des communautés liées à l’Allemagne mais existant en-dehors de celle-ci, il est obligé d’« expliquer » de manière idéaliste ce qui a bloqué l’avènement du grand empire allemand. Puisque l’histoire a amené à la non unité de tous les peuples d’origine allemande, alors, pour Rudolf Jung, l’histoire a tort.

    L’ouvrage de Rudolf Jung, Le socialisme national. Ses fondements, son devenir et ses buts

    Rudolf Jung exprime donc une position très proche d’Oswald Spengler (qu’il soutient par ailleurs), mais bien plus agressive, qui l’amène justement à la rupture avec la conception nationaliste traditionnellement conservatrice.

    Oswald Spengler a en effet une position qui est celle de la « révolution conservatrice », une position administrative : seule une aristocratie peut gérer les affaires et instaurer le « socialisme ».

    Ici, Rudolf Jung a un rôle historique sur le plan idéologique : il fait passer le « socialisme prussien » d’une conception administrative à une vision du monde. Le « socialisme national » est une « vision du monde » et d’ailleurs, selon lui, elle peut exister et elle a existé « sans parti national-socialiste ».

    C’est un point important, car Rudolf Jung a ici une conception « basiste » et même son parti fonctionnera de manière relativement démocratique, en tout cas absolument sans principe de « Führer » absolu comme avec Adolf Hitler, pour qui par ailleurs le parti nazi était une obligation absolue.

    Rudolf Jung rejetait le centralisme comme le fruit de Rome, de l’Église catholique, des Habsbourg alliés à l’Église catholique. S’il défend Jésus comme figure « aryenne », il rejette le centralisme catholique comme une influence « juive ».

    Lorsque Rudolf Jung considère que les grandes entreprises industrielles en situation de monopole doivent revenir à l’Etat, la région ou la commune, il n’est pas pour leur socialisation, mais pour leur « prussianisation », leur gestion directe par l’aristocratie, de manière pratiquement locale, sauf qu’il élargit cette élite « aristocratique » à un « esprit ».

    L’aristocratie échouant historiquement, Rudolf Jung prône en fait leur régénération, en faisant vivre « l’esprit » allemand naturel, qui va reformer une élite. C’est le principe d’une « communauté populaire réconciliée ». Rudolf Jung va jusqu’à considérer que l’armée pourrait être reconstituée à partir des clubs de sport, dont la base fut par ailleurs donnée par le racialiste Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852).

    Ce principe d’une armée « populaire » tient en fait à une « découverte » faite par l’armée prussienne, et synthétisée par Carl von Clausewitz. Le socialisme « national » puise sur ce point directement dans l’idéologie de la Prusse.

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  • Rudolf Jung, le premier national-socialiste, modèle pour Hitler et le parti nazi

    Les positions de la « révolution conservatrice » n’ont pas directement influencé le national-socialisme, du moins pas avant la prise du pouvoir, puisque là l’intégration des forces ultra-conservatrices à ses propres forces a amené une synthèse aristocratique – national-socialiste.

    Avant cette arrivée au cœur de l’État, et de la société allemande, le national-socialisme est une idéologie de la périphérie. L’Allemagne ne rassemblait en effet à la fin du XIXe siècle, ainsi qu’au début du XXe siècle, pas du tout l’ensemble du peuple allemand. Des parties importantes existaient en dehors, commençant tendanciellement ou franchement à vivre une destinée nationale différente, au sein de la Bohême et de l’Autriche notamment.

    C’est ainsi dans ces zones qu’on trouve les forces pangermanistes les plus virulentes, à l’idéologie littéralement d’apartheid par rapport aux peuples slaves. La première grande figure est l’autrichien Georg von Schönerer (1842-1921), activiste essentiel au pangermanisme rejetant l’existence de l’Autriche et de l’Autriche-Hongrie, prônant un rattachement des zones « allemandes » à l’Allemagne.

    Georg von Schönerer diffusait une idéologie pangermaniste, qui synthétisa un programme à la conférence de Linz en 1882, prônant le rattachement à l’empire allemand. Mais la ligne de Georg von Schönerer était également violemment anti-catholique – l’Allemagne était en grande majorité protestante. L’antisémitisme était au cœur de sa démarche, en tant que reflet du refus de l’absolutisme éclairé de l’empire austro-hongrois s’ouvrant au libéralisme et réfutant l’antisémitisme.

    Adolf Hitler a été profondément influencé par Georg von Schönerer ; sa famille venait par ailleurs de la même zone géographique en Autriche. Mais c’est à un Allemand de Bohême qu’Adolf Hitler a repris le principe de « national-socialisme » et la croix gammée comme symbole : Rudolf Jung (1882 – 1945).

    Rudolf Jung, vers 1921

    A la base, Rudolf Jung est un pangermaniste classique, membre du Deutsche Arbeiterpartei (Parti allemand des travailleurs), fondé en 1903 en Bohème. Mais justement sous l’influence de Rudolf Jung, ce parti évolue, modifie son programme en 1913 et finalement même son nom en 1918, devenant le « Parti national-socialiste allemand des travailleurs » (DNSAP -Deutsche Nationalsozialistische Arbeiterpartei).

    Rappelons ici que le parti nazi d’Adolf Hitler s’appelait « Parti allemand national-socialiste des travailleurs », il y a juste deux mots d’intervertis. La croix gammée fut également utilisée d’abord par le parti en Bohème, sur une idée de Walter Riehl, et Rudolf Jung fut celui qui convainquit Adolf Hitler d’utiliser le terme de « national-socialiste ».

    Rudolf Jung fut d’ailleurs le premier théoricien « national-socialiste », par l’intermédiaire de son ouvrage publié en 1919 intitulé « Le socialisme national. Ses fondements, son devenir et ses buts ».

    Rudolf Jung, Le socialisme national

    Si Rudolf Jung est totalement inconnu, c’est pour deux raisons. Tout d’abord, on a de façon tout à fait incorrecte assimilé le parti nazi et les S.A. à l’idéologie mystique S.S. qui s’est développée en système après la prise du pouvoir et au cours de la guerre mondiale impérialiste.

    Ensuite, le parti actif en Bohème n’eut qu’un succès très relatif. Rudolf Jung s’enfuira même en Allemagne nazie, mais n’obtiendra que des postes honorifiques dans le parti nazi et dans la S.S., ainsi que des emplois de fonctionnaires comme responsable de la banque à Prague, responsable des demandeurs d’emploi de l’Allemagne centrale, puis finalement responsable de l’emploi dans le protectorat nazi de Bohème-Moravie.

    Arrêté en 1945, Rudolf Jung se suicidera avant d’être jugé. Son parcours n’aura nullement marqué les esprits, puisque dès sa prise du contrôle du parti nazi en Allemagne, Adolf Hitler a immédiatement contrôlé totalement le parti nazi et exclu ceux qui n’acceptaient pas sa domination complète.

    Un événement important fut par exemple, les 7 et 8 août 1920, un rassemblement à Salzbourg en Autriche des différentes forces national-socialistes, avec 235 délégués et 100 invités :

    – le Parti national-socialiste allemand des travailleurs (d’Autriche) ;

    – le Parti national-socialiste allemand des travailleurs (de Tchécoslovaquie) ;

    – le Parti national-socialiste (de Silésie orientale) ;

    – le Parti allemand national-socialiste des travailleurs (d’Allemagne et basé à Munich) ;

    – le Parti social-allemand (d’Allemagne et basé à Hanovre).

    Ces forces devaient s’unir, sous le nom de « parti national-socialiste du peuple allemand », mais Adolf Hitler – par ailleurs présent à Salzbourg mais sans rôle important – écrasa toutes les autres forces une fois le parti nazi devenu puissant en Allemagne, et ce donc après avoir puisé chez Rudolf Jung le « style » de son idéologie.

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  • Le socialisme prussien et révolution conservatrice

    Ce qui est notable dans les S.A. était la division hiérarchique selon l’origine sociale. La base des S.A. était peuplée des classes les plus basses socialement, les cadres intermédiaires provenaient plutôt de la petite-bourgeoisie. Mais les dirigeants provenaient souvent de l’armée, à laquelle ils avaient appartenu avant même la guerre impérialiste de 1914-1918, et étaient d’origine aristocratique.

    Cela n’est pas étonnant, car l’aristocratie, avec l’effondrement de la monarchie, s’est élancée dans une grande campagne idéologique anticapitaliste romantique, prônant une société « organisée » face au chaos capitaliste. Le terme employé pour désigner pour cette organisation sociale fut celui de « socialisme », désignant par là en réalité une société divisée en corporations avec l’armée comme colonne vertébrale.

    L’idée de l’aristocratie était d’opposer au socialisme de la social-démocratie et du mouvement communiste naissant un « socialisme » consistant en une vague romantique. Ce « socialisme » serait fondé sur la « solidarité nationale » face aux « ennemis » de l’Allemagne, ainsi que fondé sur les valeurs féodales de l’Allemagne d’avant 1914, tout cela face au chaos capitaliste, aux crises économiques, etc.

    Cette idéologie consiste très précisément en ce qui a été appelé la « révolution conservatrice », portée historiquement par l’écrivain Ernst Jünger (1895-1998), le philosophe Oswald Spengler (1880-1936), le juriste Carl Schmitt (1888-1985), ainsi que l’écrivain Arthur Moeller van den Bruck (1876-1925), exprimant un ultra-élitisme refusant toute participation à la société ou à de quelconques responsabilités sociales, cultivant un esthétisme aristocratique, etc.

    La lutte comme expérience intérieure, une oeuvre d’Ernst Jünger, 1922

    En France, on retrouvera cette idéologie, ce style, cette approche, de manière la plus précise chez l’écrivain Julien Gracq, notamment dans les romans Au château d’Argol et Le rivage des syrtes, ce dernier roman étant par ailleurs influencé par le roman d’Ernst Jünger Sur les falaises de marbre.

    Les principes de la « révolution conservatrice » ont été théorisés de manière la plus nette par Oswald Spengler, tout d’abord dans Le Déclin de l’Occident puis dans Prussianité et socialisme, publiés juste après 1918.

     Prussianité et socialisme, 1919

    Le principe est extrêmement simple : le raisonnement se fonde sur le concept de civilisation, chaque civilisation étant considérée comme autonome et relevant d’un certain « esprit ». Il n’y a historiquement pas de « progrès », simplement une réalité conflictuelle où vivent des civilisations, qui peuvent donc périr. Pour Oswald Spengler, « la vie n’a pas de système, pas de programme, pas de raison ».

    C’est l’idéologie ultra-libérale et ultra-individualiste appliquée à une nation, sauf que la nation est ici masquée derrière le concept de « civilisation ». Il n’y a pas de dimension racialiste, même si l’antisémitisme est présent de manière diffuse au nom d’une sorte de différentialisme civilisationnel.

    Ce qu’on appelle « peuple » relève donc ici d’une « civilisation », et non pas simplement d’une nation. D’où la nécessité de l’union la plus grande du « peuple », et Oswald Spengler prend comme contre-modèle le « libéralisme » anglais où règne l’individualisme appuyé par sa situation d’île, ainsi que « l’égalitarisme » français uniquement empêché par le despotisme de généraux ou de présidents.

    A ce chaos libéral et ces pulsions égalitaires niant l’Etat au profit du césarisme, Oswald Spengler oppose la conception d’un État central puissant, reprenant en fait le modèle de la Prusse féodale contrôlée par les junkers, les grands propriétaires terriens, qui introduisirent le capitalisme par en haut.

    « Le trait caractéristique du premier [type d’évolution de l’agriculture, ici la « voie prussienne »] est que les rapports médiévaux dans la propriété de la terre ne sont pas liquidés d’un coup, mais adaptés graduellement au capitalisme, qui pour cette raison conserve pour une longue période des traits semi-féodaux.

    Les grandes propriétés terriennes prussiennes n’ont pas été détruites par la révolution bourgeoise; elles ont survécu et sont devenus la base de l’économie « Junker », qui est essentiellement capitaliste, mais implique un certain degré de dépendance de la population rurale, comme la Gesindelordnung [Régulation des serfs, 1854, une des nombreuses lois de Prusse supprimant tout droit civil aux travailleurs agricoles; la moindre tentative de grève était punissable par exemple d’emprisonnement.]

    Comme conséquence, la domination sociale et politique des Junkers a été consolidé pour de nombreuses décennies après 1848, et les forces productives de l’agriculture allemande se sont développées bien plus lentement qu’en Amérique. »
    (Lénine, La question agraire en Russie vers la fin du XIXe siècle, 1908)

    La voie prussienne, cela signifie ainsi une large présence de l’aristocratie dans l’armée et l’administration, et l’habitude de décider par en haut. C’est précisément la conception de la fraction « national-révolutionnaire » du nazisme, avec notamment Otto Strasser et son « socialisme national », ou encore Ernst Niekisch avec sa thèse dite « national-bolchevik » de la « mobilisation totale ».

    Pour Oswald Spengler, la social-démocratie a abandonné l’idée de révolution du marxisme, et doit donc revenir à la nation, apportant son socialisme à la vieille tradition prussienne, permettant une véritable organisation « socialiste » à l’échelle de tout le pays, c’est-à-dire une économie ayant en son cœur non pas l’intérêt « individuel », mais « national ».

    Au « succès », Oswald Spengler oppose le métier, à la « dictature de l’argent », celle de l’organisation. Au travailleur qui veut éviter le travail et au libéral voulant manipuler celui-ci, Oswald Spengler oppose la figure du « travailleur » honnête, moral, travaillant par devoir. C’est précisément la notion de « travailleur » utilisé par le national-socialisme.

    Travailleur, fonctionnaire, militaire, tout cela relève d’une même fonction non pas individuelle, mais directement à l’échelle de la société toute entière.

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  • L’organisation méthodique du «national-socialisme»

    Les S.A. avaient une démarche particulièrement agressive, principalement dans les années 1931-1932, années de guerre civile larvée. Un exemple parlant est la situation à Berlin en juin 1930 : en une semaine il y eut pas moins de 25 attaques par les S.A., avec comme bilan 5 morts, 38 grièvement blessés, 75 légers. Par la suite, la situation ne fit que s’envenimer.

    Un autre exemple berlinois fut, le 12 septembre 1931, à l’occasion du nouvel an juif appelé Rosh Hashana, lorsque les S.A. menèrent une grande opération antisémite dans le quartier chic de l’avenue Kurfürstendamm (qui fait 3,5 kilomètres de long), dont un quart des personnes y vivant étaient juives.

    La quête de l’affrontement est la règle de la part des SA

    Agissant ainsi, ils prolongeaient des activités antisémites récurrentes dans ce quartier, notamment le samedi soir. Pendant 45 minutes et en absence de toute police, 1000 S.A. agressèrent ainsi les personnes ayant « l’air » juif à leurs yeux et attaquèrent la sortie d’une synagogue. L’organisation était méthodique : les chefs se trouvaient dans un camion roulant sur l’avenue Kurfürstendamm et envoyaient des émissaires en moto pour informer les troupes.

    Le principe même des S.A. tient précisément à cette intervention brutale, marquant les esprits, avec comme principe l’apparition d’une jeunesse de moins de 30 ans (et surtout entre 20 et 25 ans) en uniforme brun, en adoptant une démarche militarisée, avec une stricte hiérarchie. Les personnes au-dessus de 40 ans pouvaient éventuellement faire partie de la « réserve » des S.A., utilisée si besoin était.

    La défense des drapeaux était un moyen de galvaniser et de jouer sur la virilité

    Afin de renforcer l’unité et la discipline, les S.A. disposaient sur leurs uniformes, chacun payant le sien, de signes indiquant les grades et même l’origine géographique, sur une base s’appuyant sur les symboles impériaux. Chaque section disposait de son propre drapeau nazi à son nom, avec des tailles réglementaires et obligatoires, et ce drapeau, comme les responsables S.A., devaient obligatoirement être salué.

    De fait l’objectif est bien sûr physique, dans une logique d’affrontement, mais il est également idéologique-culturel. D’ailleurs, les S.A. ne possédaient pas de formation politique en tant que telle, malgré diverses tentatives à ce niveau. A partir de 1930, une période d’accompagnement de quatre semaines était toutefois théoriquement nécessaire à tout nouvel S.A. avant d’obtenir une adhésion complète, mais il est évident qu’en pratique ce n’est pas cela qui comptait pour les chefs locaux.

    L’idée de se transcender
    est essentielle chez les SA

    Le programme tenait, de fait, à la démarche même, comme « vision du monde ». Les uniformes, les drapeaux et les bannières, les marches organisées en détail, la musique militaire, les chansons militantes, tout cela formait un ensemble précis, devant former un appel d’air activiste.

    Les S.A. se divisaient en pratique tout d’abord en regroupement de 4 à 12 personnes, formant au niveau supérieur une troupe d’une vingtaine à une soixantaine de personnes environ. Trois de ces regroupements formaient la « section » en tant que telle. Deux niveaux supérieurs existaient encore, regroupant à chaque fois trois unités du niveau inférieur, permettant à la fois donc des interventions locales et d’autres en grand nombre, avec plusieurs centaines de personnes.

    Au-delà de la dimension militaire, il y a une dimension politique conforme à l’idéologie des S.A. comme « levée en masse » populaire. En effet, dès qu’une unité à un certain niveau a atteint un certain niveau de croissance, elle se divise telle une cellule, en deux unités équivalentes.

    L’image du SA, des chemises brunes, fut la source de toute une iconographie

    Géographiquement, cela signifie aussi que le niveau d’intervention se réduit au fur et à mesure. La S.A. « Standarte I » agissait en 1926 l’ensemble de la ville de Berlin. Suite à la croissance et à la division s’en procédant, elle n’agissait plus en 1928 que dans trois quartiers : Spandau, Charlottenburg et Tiergarten. En 1932, elle n’agissait plus qu’à Charlottenburg.

    Cela ajoute d’autant plus à la pression politique, et il faut noter ici les « sauts » qui ont existé. Ainsi, dans la région de Brandebourg (comprenant Berlin), les S.A. passèrent de 9 000 à 27 000 rien qu’entre novembre 1931 et avril 1932. Cela bouleverse par définition les rapports de force.

    A chaque étape de la progression numérique, il y a également l’organisation de lieux de réunion et de rendez-vous. Bien souvent, cela consiste également en des tavernes, avec des cuisines à prix modiques, et même plus rarement des dortoirs. Alors qu’entre un tiers et la moitié des S.A. connaissait le chômage, cela fut d’une importance capitale pour l’ambiance de « camaraderie ».

    « Ils se sont battus et se sont retrouvés ensanglantés pour la liberté de l’Allemagne »

    De plus, ces « lieux de vie » des S.A. servirent aussi de base de soins pour les blessés, avec une pratique généralisée de personnes aux activités paramédicales dans les S.A. et même une supervision par des médecins en certaines occasions. En 1932 rien qu’à Berlin, il y avait 20 sections S.A. paramédicales de trente personnes chacune.

    Cela participait à l’engagement dans les S.A., qui était une activité devenant centrale pour ses membres. Chaque jour apportait son lot d’activités, depuis les « marches » jusqu’aux entraînements militaires et sportifs (comme la boxe, la lutte et le ju-jutsu, la course et la natation, la gymnastique, etc.), à la présence symbolique à des mariages, dans les fêtes populaires, l’apprentissage de chansons, etc. En pratique, en raison de ce rythme élevé, les S.A. rassemblaient à chaque fois, en dehors des grosses occasions, environ 75 % de leurs effectifs.

    Ernst Röhm, chef des SA
    de 1931 à 1934

    Les voitures, camions et motos jouaient un rôle important, afin d’organiser des tournées, de déplacer les activistes ainsi que la propagande. Par conséquent, des structures de liaison spécifiques à ce sujet furent formées.

    Un aspect important était également la transmission des messages. Afin d’être indépendant dans certains cas de la poste, du téléphone et du télégraphe, les S.A. avaient organisé pour diffuser les messages un réseau de relais partant de Munich et allant à Berlin, Breslau, Siegen et Vienne. Un voyage de Munich à Berlin, faisant 640 kilomètres, se parcourait en quinze heures au moyen de relais à Nuremberg, Hof, Zwickau et Leipzig, avec changement de conducteur en quinze minutes à chaque fois.

    En plus de cela, les S.A. disposaient de structures dans les clubs nautiques et d’aviation, mais aussi hippiques et cyclistes. Quelques projets d’entreprises furent montés ou tentés, mais abandonnés après 1930 ; seules les cigarettes « Storm » eurent un certain succès.

    Une cuisine organisée par les SA au moment des élections

    Les S.A. disposaient également de petits orchestres, et de cuisines de campagne utilisées lors des longues marches, avec une sorte de pistolet à eau pour propulser la nourriture dans les écuelles. A l’occasion des défilés, des S.A. en civil étaient par ailleurs utilisés pour surveiller la foule, intervenir pour bloquer des opposants ou bien provoquer des bagarres.

    Des femmes liées aux S.A. étaient utilisées dans certains cas pour faire disparaître les armes si la police intervenait. La même technique était utilisée dans les meetings, où les S.A. surveillaient l’entrée, mais se plaçaient également dans la foule.

    Si les S.A. se rassemblaient sous la forme de bandes d’hommes, de gangs, sur plan de l’organisation, rien n’était laissé au hasard.

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  • La conception des S.A. selon Hitler

    D’où provient l’attribution à « Mein Kampf » d’une telle importance pour le national-socialisme, au lieu de voir les S.A. comme élément central ? En fait, la confusion a eu lieu car la bataille politico-militaire de la S.A. a été d’une violence inconnue pour la plupart des autres pays. On prétend ainsi encore en France qu’Adolf Hitler a été élu « démocratiquement », alors que les dernières élections de la république de Weimar en mars 1933 ont été marquées par une violence extrême des S.A..

    Un autre aspect très important qui n’a pas été vu est que, justement, « Mein Kampf » traite notamment des S.A., dans le chapitre 9 de la seconde partie. C’est-à-dire que « Mein Kampf » pose justement les S.A. comme élément moteur du national-socialisme. Voici ce que dit Adolf Hitler :

    « La force de l’ancien État reposait principalement sur trois colonnes : sa forme monarchique, son corps de fonctionnaires administratifs et son armée. La révolution de 1918 a aboli la forme de l’État, a dissous l’armée et a livré le corps des fonctionnaires à la corruption des partis ; les appuis essentiels de ce qu’on appelle l’autorité d’État étaient ainsi abattus (…).

    Tout peuple considéré dans son ensemble s’articule en trois grandes classes : d’une part, un groupe extrême, composé de l’élite des citoyens est bon, doué de toutes les vertus, et par-dessus tout, est remarquable par son courage et par son esprit de sacrifice ; à l’opposé, un autre groupe extrême, composé du pire rebut des hommes, est rendu exécrable par la présence en son sein de tous les instincts égoïstes et de tous les vices.

    Entre ces deux groupes extrêmes est la troisième classe, la grande et large classe moyenne, qui ne participe ni à l’héroïsme éclatant de la première ni à la mentalité vulgaire et criminelle de la seconde. Les périodes d’ascension d’un corps social se produisent, il faut le dire, exclusivement sous l’impulsion de la classe extrême des meilleurs citoyens.

    Les périodes de développement normal et régulier ou d’état stable, se produisent et durent visiblement lorsque dominent les éléments moyens, tandis que les classes extrêmes ne bougent pas ou s’élèvent. Les époques d’effondrement d’un corps social sont déterminées par l’arrivée au pouvoir des pires éléments (…).

    Si les meilleurs ont eu le dessus, la grande masse les suivra ; si ce sont les pires, elle ne s’opposera pas, tout au moins, à leur action : car la masse du centre ne combattra jamais (…).

    Que l’on pense donc, avant tout, que l’année 1914 a mis sur pied des armées entières de soi-disant volontaires, qui, par suite du criminel manque de conscience de nos propres-à-rien de parlementaires, n’avaient reçu, en temps de paix, aucune instruction de quelque valeur : ils furent donc livrés à l’ennemi comme une chair à canon sans défense.

    Les quatre cent mille hommes qui tombèrent alors, tués ou mutilés dans les Flandres, ne purent plus être remplacés. Leur perte n’était plus seulement numérique. Leur mort fit rapidement pencher la balance et pas du bon côté : plus lourds qu’auparavant pesaient les éléments de grossièreté, d’infamie et de lâcheté, bref, la masse extrême, la mauvaise (…).

    Peu à peu les combattants des barricades [en 1918], spartakistes, d’un côté et, de l’autre, les fanatiques et les idéalistes nationalistes, perdirent tout leur sang ; et, dans la mesure même où ces deux partis extrêmes s’usaient l’un contre l’autre, la masse du centre, comme toujours, restait victorieuse. La bourgeoisie et le marxisme se rencontrèrent sur le terrain des faits acquis et la République commença dès lors à se consolider (…).

    Ce qui avait donné naguère la victoire au marxisme, ce fut la parfaite cohésion entre leur volonté politique et leur brutalité dans l’action. Ce qui priva entièrement l’Allemagne nationale de toute influence sur le développement du sort de l’Allemagne, ce fut l’absence d’une collaboration de la force brutale avec une volonté nationale.

    Quelle que fût la volonté des partis « nationaux », ils n’avaient pas la moindre force pour la faire triompher, du moins dans la rue. Les ligues de défense avaient la force, elles dominaient la rue et l’Etat, mais elles ne possédaient aucune idée politique ni aucun but politique, pour lesquels leur force aurait pu être engagée, dans l’intérêt de l’Allemagne nationale (…).

    Ce qui distingue essentiellement le service d’ordre du mouvement national-socialiste de cette période de toutes les ligues de défense, c’est qu’il ne fut ni ne voulut être, même dans la plus faible mesure, le serviteur des conditions créées par la révolution, mais qu’il combattit exclusivement pour une Allemagne nouvelle.

    Ce service d’ordre avait, il est vrai, au début le caractère d’un service de protection des salles. Sa première tâche était limitée : il devait assurer la possibilité de tenir des réunions sans que l’adversaire pût les saboter. Il avait d’ores et déjà été créé pour attaquer à fond, non par adoration exclusive de la matraque – comme on le prétendait dans les stupides cénacles des racistes allemands – mais parce que l’idée la plus élevée peut être étouffée si son protagoniste est assommé d’un coup de matraque. C’est un fait que bien souvent, dans l’histoire, les têtes les plus nobles tombèrent sous les coups des derniers des ilotes.

    Notre organisation ne considérait pas la violence comme but en soi, mais voulait protéger contre la violence ceux qui poursuivaient des buts idéaux. Et elle comprit en même temps qu’elle n’avait pas à assumer la protection d’un État qui n’accordait aucune protection à la nation, mais qu’elle devait, au contraire, se charger de la défense de la nation contre ceux qui voulaient détruire le peuple et l’État (…).

    Seul, le développement de nos propres services de protection pouvait garantir la sécurité de notre mouvement, et lui attirer en même temps l’attention et l’estime générales qu’on octroie à celui qui se défend lui-même quand on l’attaque.

    Notre idée directrice pour l’organisation intérieure de cette section d’assaut, fut toujours d’en faire, outre une troupe de choc parfaite, une force morale inébranlablement pénétrée de l’idéal national-socialiste, et d’y faire régner la discipline la plus stricte. Elle ne devait avoir rien de commun avec une organisation bourgeoise de défense, ou avec une société secrète (…).

    Ce dont nous avions besoin, ce n’étaient pas de cent ou deux cents conspirateurs audacieux, mais de centaines de milliers de militants fanatiques épris de notre idéal. Il fallait travailler non pas dans des conciliabules secrets, mais par de puissantes démonstrations de masses, et ce n’était point par le poignard ou le poison ou le revolver que le mouvement pouvait vaincre, c’était seulement par la conquête de la rue.

    Nous devions faire comprendre au marxisme que le national-socialisme était le maître futur de la rue, et qu’il serait un jour le maître de l’État (…).

    Le marxisme avait triomphé non pas grâce au génie supérieur d’un chef quelconque, mais à cause de la faiblesse pitoyable et sans bornes, à cause du lâche renoncement du monde bourgeois. Le reproche le plus cruel qu’on puisse faire à notre bourgeoisie, c’est de constater que la révolution n’a pas mis en vedette le moindre cerveau, mais qu’elle l’a soumise quand même.

    On peut encore comprendre qu’on puisse capituler devant un Robespierre, un Danton, un Marat, mais il est scandaleux de s’être mis à quatre pattes devant le grêle Scheidemann ou le gros Erzberger, ou un Friedrich Ebert, et tous les autres innombrables nains politiques. Il n’y eut vraiment pas une tête dans laquelle on aurait pu voir l’homme de génie de la révolution. Dans le malheur de la patrie, il n’y avait que des punaises révolutionnaires, des spartakistes de pacotille en gros et en détail (…).

    Si la S. A. ne devait être ni une organisation de défense militaire, ni une association secrète, il fallait tirer de cela les conséquences suivantes. 1° Leur entraînement devait avoir lieu non pas sous l’angle de leur utilité militaire, mais sous celui de leur conformité aux intérêts du parti.

    Dans la mesure où leurs membres devaient se perfectionner au point de vue physique, le centre de gravité ne devait pas être dans les exercices militaires, mais plutôt dans la pratique des sports. La boxe et le jiu-jitsu m’ont toujours paru plus essentiels qu’un entraînement au tir, qui ne pouvait qu’être mauvais, parce qu’incomplet.

    Qu’on donne à la nation allemande six millions de corps parfaitement entraînés au point de vue sportif, brûlants d’un amour fanatique pour la patrie et élevés dans un esprit offensif le plus intense ; un Etat national en saura faire, en cas de besoin, une armée en moins de deux ans, si toutefois il y a des cadres (…).

    2° Pour empêcher dès l’abord que la S. A. revête un caractère secret, il faut que, indépendamment de son uniforme auquel tous peuvent immédiatement la reconnaître, ses effectifs, par leur nombre même, soient utiles pour le mouvement et connus de tous. Elle ne doit pas siéger en secret ; elle doit marcher à ciel découvert et se consacrer à une activité qui dissipe définitivement toutes les légendes sur son « organisation secrète ».

    Pour préserver aussi son esprit de toutes les tentations de nourrir son activité par de petites conspirations, on devait, dès le début, l’initier complètement à la grande idée du mouvement et l’entraîner si entièrement à la tâche de la défense de cette idée, que son horizon s’élargirait aussitôt et que chacun de ses membres ne verrait plus sa mission dans l’élimination de tel filou plus ou moins grand, mais le don total de soi en vue de l’édification d’un nouvel Etat national-socialiste et raciste (…).

    3° Les formes de l’organisation de la S. A., ainsi que son uniforme et son équipement, ne devaient pas suivre les modèles de l’ancienne armée ; elles devaient se conformer aux besoins de la tâche qui lui incombait. »

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  • La conception «organique» du «national-socialisme»

    La dimension paramilitaire, voire militaire, des formations politiques est une donnée essentielle des luttes de classe en Allemagne après 1918. A l’opposé de la France victorieuse, le pays est marqué par un changement de régime puisque la monarchie s’est effondrée, et doit de très importantes « réparations » de guerre.

    Les forces réactionnaires sont très puissantes et tentent des coups d’État, alors que du côté révolutionnaire depuis l’échec de la révolution de 1918, c’est une lente et patiente réorganisation des très larges mouvements de masse qui a lieu, pavant la voie à un puissant Parti Communiste.

    Dans ce contexte, Adolf Hitler donna l’ordre de formation de la S.A. dès le 3 août 1921. Depuis ce moment-là, les S.A. se considéreront toujours comme ayant une place à part, et ce même après 1933. Les S.A. se voyaient comme les soldats politiques du national-socialisme ; à leurs yeux, ce n’était pas les élections, mais leur propre mouvement qui avait permis l’avènement du régime hitlérien.

    Affiche d’un congrès
    du parti nazi
    dans les années 1920

    Les S.A., dans leur existence en tant qu’organisation, se définissaient eux-mêmes comme des gens d’une abnégation complète, d’un engagement absolu. Cela sous-tend que pour eux, l’aspect central dans l’Etat nazi après 1933 n’est pas l’État lui-même, mais le « peuple » compris comme unité ethnique, morale, culturelle et « spirituelle ».

    L’effet « boule de neige » du recrutement renforça encore plus cette dynamique. Au milieu des années 1920, les S.A. comptaient environ 30 000 membres, et le double environ en 1930. A partir de là et surtout de la crise économique de 1929, la tendance ne cesse plus ; les S.A. sont 100 000 au milieu de l’année 1931 et se retrouvent à 500 000 personnes en 1933.

    Le logo des SA

    Les S.A. se considéraient comme l’expression invincible du « peuple » compris racialement, comme une apparition « naturelle » venant de la société elle-même. D’une certaine manière, leur démarche se veut pratiquement apolitique, toutes les tâches sur ce plan étant d’ailleurs laissées au parti nazi existant parallèlement.

    Cela formera bien entendu une contradiction dangereuse pour le parti nazi durant tout le temps où le régime se maintiendra. Mais les S.A. ont été organisées dès le départ de manière militaire, avec un encadrement strict, différents statuts de responsables intermédiaires, un règlement intérieur, etc. Or, toute cette tradition militaire sera systématiquement utilisée après 1933 pour appuyer la militarisation de la société.

    Les S.A., qui ne sont pas moins de 1,2 millions en 1938, continueront d’avoir leur presse, d’organiser des défilés de type militaire. Ils organiseront des compétitions de sport, des campagnes d’agitation, des meetings.

    Ils joueront un rôle important dans la prise de contrôle des Sudètes et de l’Autriche. Ils participeront également par la suite à la surveillance des villes, à la capture des parachutistes des forces alliées. Ils iront voir les veuves des S.A. morts et rendront visite dans les hôpitaux aux S.A. blessés.

    Des SA en train de défiler

    Ils joueront un grand rôle dans la première formation militaire, notamment le tir, des jeunes hommes qui sont trop âgés pour la jeunesse hitlérienne mais encore trop jeunes pour l’armée. Les S.A. ayant rejoint le front envoyèrent régulièrement des lettres à la presse de leur section locale, présentant évidemment sous un jour favorable la « camaraderie » militaire.

    Les S.A. auront donc une continuité pratique, même si bien entendu la guerre les désorganisera pour beaucoup, leur enlevant par définition leur base qui devient soldats. En 1944, 70 % des S.A. sont devenus soldats, et même 86 % de leurs cadres.

    Ce qui compte cependant ici est que les S.A. se sont toujours conçus comme les « milices » naturelles du peuple allemand, dans une perspective « organique ». Les S.A. se définiront pratiquement comme ceux qui « servent » le peuple, et cela toujours dans l’action : les S.A. combattront sans cesse les tentatives d’aller dans le sens d’une réflexion, d’une idéologie autre que « l’Allemagne ».

    L’Allemagne a servi ici de fantasme communautaire utilisant les forces vives désireuses de rendre service, que ce soit pour enlever la neige ou pratique du sport, et le national-socialisme utilisa cela afin d’encadrer, de militariser et de monter en progression dans le militarisme.

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  • Le « national-socialisme » : « le drapeau levé »

    L’idéologie national-socialiste est synthétisée le mieux dans la chanson de la S.A., intitulée chanson de Horst Wessel. Cette chanson n’a d’ailleurs pas été que l’hymne de la S.A., mais celle du parti nazi lui-même ; elle fut systématiquement chantée, de 1933 à 1945, après l’hymne allemand dans les cérémonies officielles.

    Horst Wessel rejoignit le parti nazi en 1926 et devint une des principales figures de la S.A. berlinoise, extrêmement violente et étant dans une situation extrêmement difficile dans une ville étant un bastion communiste. Il fut par la suite exécuté dans des conditions obscures, liées plus ou moins à la prostitution, mais son histoire fut récupérée comme symbole par le parti nazi, qui en fit un martyr ; il fut même raconté que les autres S.A. refusèrent à un médecin juif d’intervenir alors qu’il était grièvement blessé, etc.

    L’esthétique romantique
    du martyr au service
    du rétablissement national

    Le contenu de la chanson reflète parfaitement l’idéologie S.A., associant le communisme aux réactionnaires, et prétendant trouver une « troisième voie ». La démarche qui compte est celle de l’élan national, dans une dynamique romantique collective.

    Le drapeau haut
    Les Rangs bien serrés.
    La SA marche
    D’un pas calme et ferme  !
    Dans nos esprits les camarades fusillés par le Front rouge et la réaction
    Marchent dans nos rangs avec nous !

    Libre la rue
    Pour les bataillons bruns.
    Libre la rue
    Pour le membre de la Section d’Assaut !
    Déjà pleins d’espoir par millions ils regardent la croix gammée.
    Le jour de la liberté
    Et du pain surgit !

    Pour la dernière fois
    L’alarme pour l’assaut est sonné !
    Pour le combat nous nous tenons
    Déjà tous prêts !

    Bientôt les drapeaux de Hitler flottent sur toutes les rues
    La servitude n’en a plus pour longtemps!

    Il y a ainsi deux caractéristiques essentielles pour comprendre le national-socialisme. Tout d’abord le romantisme est également collectif et non pas simplement individuel comme dans le courant de la « révolution conservatrice », qui se veut élitiste et aristocratique.

    Ensuite, il y a une dimension « grandiose », affirmant l’épopée.

    Les SA sont toujours présentés à l’offensive, dans un désordre au service de l’ordre

    Il n’est pas difficile de comprendre que ces deux aspects visent directement à récupérer les masses tendant au communisme, ni de voir que si le communisme ou l’antifascisme ne comprennent pas les attentes des masses quant à une sortie totale de la crise du capitalisme, ils ne sauraient triompher.

    En fait, c’est une course, où le national-socialisme tente de déborder le matérialisme dialectique, de le prendre de vitesse, en présentant des choses qui ont l’apparence d’un progrès, mais n’aboutissant qu’à réimpulser le capitalisme.

    C’est la signification de la dimension « totale » du national-socialisme, opposée à la dimension réellement totale pour le coup de la révolution socialiste.

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  • Le «national-socialisme» comme un projet anti-dialectique et romantique

    Le « national-socialisme » est un phénomène propre au capitalisme en crise : il s’agit d’une réponse qui lui est immanente, naturelle. Tentant de prolonger son existence, le capitalisme tente de s’unifier intérieurement, ce qui signifie nier les luttes de classe au sein de la société. A côté de cela, il s’agit de satisfaire ses propres besoins, et cela signifie la guerre.

    Ces deux aspects ont besoin d’une idéologie qui soit commune, qui permette tant un aspect que l’autre, et tel est le sens du national-socialisme. La version la plus connue, car la plus aboutie, est bien entendu le national-socialisme qui a existé en Allemagne, avec Adolf Hitler à sa tête.

    Néanmoins, il a existé et il existe de multiples autres variantes, moins abouties mais tendant à la même dynamique. On trouve ainsi en Italie le fascisme, en Espagne le « national-syndicalisme », en Hongrie le mouvement des « croix fléchées », en Roumanie le mouvement de la « garde de fer », etc.

    Comprendre sa nature est fondamentale à qui veut tant s’opposer au fascisme que comprendre la logique de destruction du capitalisme en fin de vie.

    Milices nazies, avec une représentation traditionnelle du culte de virilité au service du rétablissement d’un ordre censé être sain. Sur le mur, on lit écrit KPD,
    soit Parti Communiste d’Allemagne.

    L’une des erreurs les plus courantes concernant le national-socialisme allemand est par exemple de l’associer à l’oeuvre d’Adolf Hitler intitulée Mein Kampf, c’est-à-dire « Mon combat ». C’est là quelque chose de tout à fait erroné ; s’il faut associer directement quelque chose au national-socialisme, alors cela doit être les « S.A. », les « sections d’assaut » (« Sturmabteilungen »).

    Le national-socialisme, et cela dans toutes ses variantes, exprime en effet un romantisme. Il ne s’agit pas d’un mouvement « conservateur révolutionnaire », comme ont pu l’être de nombreuses dictatures semi-fascistes, comme l’Etat-corporatiste de l’austro-fascisme ou encore le franquisme espagnol, et finalement d’ailleurs le national-socialisme lui-même une fois au pouvoir, cela tant en Allemagne qu’en Italie.

    Le national-socialisme, tant qu’il n’est pas parvenu au pouvoir, se veut un mouvement « élémentaire », partant de la base, exprimant le besoin de socialisme et considérant que la voie nationale permet d’arriver à ce socialisme.

    « Tant que les SA marcheront, l’Allemagne vivra » : un romantisme typique des miliciens censés rétablir un ordre passé idéalisé

    Le national-socialisme est ainsi le mouvement contraire du communisme. Là où le communisme parle de « pensée guide », où le dirigeant portant cette pensée est à l’avant-garde et donc rejoint par les autres, dans le national-socialisme le « Führer » est au-dessus de tout et ne peut pas être rejoint.

    Là où le communisme affirme la nécessité de changer de mode de production car la contradiction est interne, le national-socialisme explique que la contradiction est externe et que les soucis du capitalisme proviennent d’un « parasitage ».

    Là où le communisme explique qu’il faut dépasser la contradiction villes / campagnes, le national-socialisme prétend avoir trouvé un rapport non conflictuel avec la nature, qui est « métaphysique », « spirituel », etc.

    Le national-socialisme, c’est ainsi une machine de guerre de contre-propositions visant directement le communisme, le matérialisme dialectique. Refusant la dialectique comme vision du monde, refusant le principe de la contradiction interne, le national-socialisme prétend purifier, nettoyer, remettre sur pied, et pour cela il a besoin bien entendu d’un anticapitalisme romantique violent, de l’antisémitisme.

    Le dirigeant nazi Adolf Hitler avec ses partisans en 1927,
    avec une esthétique ouvertement nationaliste romantique

    Le national-socialisme se veut donc un élan naturel pour contrer le « parasitage », et s’affirme révolutionnaire, car désireux de renverser tout ce qui est lié à ce parasitage. Le national-socialisme se présente donc un mouvement voulant changer de régime, mais en fait il veut en conserver la base, en prétendant seulement l’épurer.

    Le caractère vain de cette entreprise nécessite bien entendu alors deux choses une fois l’arrivée au pouvoir : tout d’abord, la liquidation de ceux qui seraient porteurs d’une illusion de changement de régime en tant que tel, et enfin mener la guerre relativement rapidement pour profiter de la mobilisation de masse, et de toutes manières afin de maintenir l’économie qui devient une économie de guerre à court ou moyen terme.

    Le national-socialisme est par conséquent un mouvement puissant et l’on comprend que la bourgeoisie n’assume d’aller en ce sens que lorsqu’elle est aux dernières extrémités. C’est d’ailleurs sa fraction la plus agressive, portée par les monopoles, qui prend la direction de l’État et porte en tant que tel le national-socialisme.

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  • «Le monde en images» – remarques de Comenius au lecteur (1658)

    [Extrait de la préface au lecteur de l’ouvrage Le monde en images de Comenius.]

    Le vrai antidote de l’ignorance, c’est l’érudition dont on doit abreuver les jeunes esprits dans les écoles; encore faut-il que celle-ci soit vraie, parfaite, claire et solide.

    L’érudition est vraie quand on n’enseigne ni n’apprend que des choses utiles à la vie humaine afin que personne n’ait sujet de se plaindre et de dire: Nous ignorons les choses nécessaires à être sues, parce que nous ne les avons jamais apprises.

    Elle sera profitable (pleine) quand on formera l’esprit à la sagesse, la langue à l’éloquence, et les mains à la diligence requise pour exécuter adroitement les fonction ordinaires, d’autant que le sel de la vie c’est savoir, agir et parler (discourir).

    Elle sera claire et, par conséquent, solide si tout ce que l’on enseigne et apprend n’est ni obscur, ni embrouillé ou confus, mais au contraire, clair, distinct et bien articulé, ainsi que les doigts de la main. Le fondement de tout ceci consiste à bien représenter à nos sens les objets sensibles, de sorte qu’ils puissent être compris avec facilité.

    Je dis et je le répète à haute voix que c’est là la base de toutes les autres actions, puisqu’on ne saurait ni agir ni parler sagement, à moins de comprendre bien comment on doit agir ou parler.

    Or, il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans les sens.

    Par conséquent, c’est poser le fondement de toute sagesse, de toute éloquence et de toute bonne et prudente action que d’exercer soigneusement les sens à bien concevoir les différences des choses naturelles.

    Comme ce point, tout important qu’il est, est négligé ordinairement dans les écoles d’aujourd’hui et qu’on propose aux écoliers des objets qu’ils ne comprennent point parce qu’ils ne sont pas bien présentés à leur sens et à leur imagination, il en résulte la fatigue aussi bien pour le maître qui enseigne que pour l’élève qui apprend, de sorte que le travail éducatif devient malaisé et fâcheux et apporte fort peu de fruit.

    Voici donc une aide et un expédient nouveau pour les écoles: la peinture et la nomenclature de toutes les choses fondamentales qui existent au monde et aussi de toutes les actions principales qui se font au cours de la vie humaine!

    Afin qu’il ne vous semble pas ennuyeux, mes très-chers maîtres et précepteurs, de feuilleter et de parcourir ce livre, je vais vous dire, en peu de mots, le grand profit que vous pourrez en tirer.

    Ce livre, tel que vous le voyez, n’est pas un gros volume. Il est pourtant un compendieux abrégé de l’ensemble du monde et de toute la langue, abrégé qui est embelli et rempli de peintures, de nomenclatures et de descriptions de toutes choses.

    I. Les peintures ou figures, ce sont des idées ou portraits de tout ce qu’il y a de visible au monde; à ces idées de choses visibles se rattachent, en une certaine façon, celles des choses invisibles, et ceci dans l’ordre selon lequel elles ont été rangées et décrites dans la Porte des Langues, de sorte que rien de nécessaire et d’essentiel n’y a été omis ou négligé.

    II. Les nomenclatures sont les titres et les inscriptions qu’on a joints à chacune des peintures ou figures et qui expriment, par un mot général, le contenu de son sujet.

    III. Les descriptions sont les explications de la peinture ou de la figure selon ses parties. Ces explications sont ex-primées par leurs propres noms, de sorte que le même chiffre mis sur la figure ou la peinture et auprès de leur signification, montre d’une façon évidente les choses qui se correspondent.

    Ce livre donc, disposé ainsi, servira (comme je l’espère), premièrement, pour y allécher et attirer les jeunes esprits afin qu’ils ne s’imaginent point que l’école soit un fardeau, une croix, une gêne pour eux, mais qu’au contraire ils ne s’y figurent que des délices et du divertissement. Car il est manifeste que les petits (depuis leur tendre enfance) se plaisent aux peintures (images), s’amusent avec elles, et repaissent volontiers leurs yeux sur de semblables objets.

    Or, il faut avouer qu’il aura fait un bel exploit, celui qui aura repoussé en arrière, de dessus les parterres de la sagesse, les épouvantails qui font peur aux gens.

    En second lieu, ce livre servira à éveiller et à aiguiser de plus en plus l’attention sur les objets qui nous entourent et qui se présentent à nos sens, ce qui n’est pas de peu d’importance, vu que les sens (ces principaux guides de l’âge tendre qui n’est pas encore capable de s’élever à la contemplation des choses immatérielles) cherchent toujours des objets matériels autour d’eux; s’ils ne les trouvent pas, ils s’ennuient et languissent dans leur absence en se tournant çà et là, tout obtus et dégoûtés; si on leur montre des objets intéressants, ils reprennent courage et s’y laissent attacher jusqu’à ce qu’ils aient tout saisi parfaitement.

    C’est pourquoi ce livre sera fort propre pour captiver principalement les esprits volages, qui ne savent s’arrêter à une chose, et pour les préparer à d’autres études plus sublimes. De là s’ensuit la troisième utilité de ce livre, à savoir que les enfants, alléchés et encouragés à cette attention, se procureront, par manière du jeu et sans savoir comment, la connaissance des principales choses de l’univers (…).

    Il me reste à dire quelque chose sur l’usage fructueux que les jeunes écoliers pourront faire de ce livre.

    1. Qu’on leur donne entre les mains pour se divertir à leur aise par la seule vue des peintures et des figures afin qu’ils se les rendent toujours plus familières même chez eux, avant qu’on les envoie à l’école.

    2. Par la suite, on doit les examiner quelquefois (surtout lorsqu’ils y vont déjà) et les interroger, en leur demandant : Qu’est-ce que ceci ? Comment appelle-t-on cela ?, etc., afin qu’ils ne voient rien qu’ils ne sachent montrer.

    3. Ce n’est pas assez de leur montrer, en peinture ou figure, les choses dont ils ont entendu parler, mais il faut qu’on les leur montre ainsi qu’elles sont en elles-mêmes, dans la réalité, comme p. ex. les membres du corps, les habits, les livres, les bâtiments, etc., avec leurs meubles et ustensiles.

    4. Qu’on leur permette aussi d’en dessiner les figures de leur propre main pourvu que leur nature les y porte; on doit même tâcher de leur en faire venir l’envie s’ils n’en avaient point; et cela premièrement pour aiguiser d’autant plus leur attention aux choses que l’imagination leur aura apprises. En second lieu, pour leur faire observer peu à peu la proportion (symétrie) des parties des corps entre eux; enfin, pour faciliter le mouvement et l’action de la main, ce qui peut servir à bien des choses.

    5. S’il y a des choses, que nous mentionnons ici, lesquelles ne peuvent pas être représentées à l’oeil, p. ex. les couleurs et les saveurs (qu’on ne saurait dépeindre à l’encre), il sera besoin de les leur montrer chacune à part (en particulier). C’est pourquoi il serait à souhaiter que dans chaque Collège illustre on conservât certaines pièces rares et qu’on ne rencontre guère ailleurs, pour pouvoir les montrer aux écoliers, toutes les fois qu’on aurait besoin d’en parler.

    Voilà, en effet, ce qu’on appelle avec raison: Ecole ou Théâtre des choses sensibles, qui sert de Prélude à l’Ecole des choses intellectuelles (immatérielles).

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  • Extraits du Orbis sensualium pictus de Comenius (1658)

    [Voici des exemples d’images et de texte qu’on trouve dans Orbis sensualium pictus.]

    LA COURTOISIE (AMITIÉ)

    Les hommes sont faits pour s’entr’aider les uns les autres dans leurs besoins; qu’ils soient donc courtois (obligeants). Soyez doux (amiable) et affable de visage (jovial) [1], civil et honnête dans vos manières et dans vos moeurs [2], gracieux et véritable dans vos paroles [3], franc et loyal de coeur [4]. Aimez, si vous souhaitez être aimé; ainsi, il se fera une amitié mutuelle [5], comme celle des tourterelles [6] (qui s’aiment tendrement), unanime, paisible et réciproquement affectionnée. Les hommes fantasques (étranges, bizarres) sont haïs de tout le monde; ils sont envieux, incivils (grossiers), querelleux, colériques [7] (irascibles), cruels [8] et implacables, plutôt des loups et des lions que des hommes, et ils sont divisés entre eux-mêmes; c’est pourquoi il arrive souvent qu’ils se battent en duel [9]. L’envieux [10] en veut à tout le monde et se perd lui-même.

    L’IMPRIMERIE

    L’imprimeur est assorti de lettres de métal en grand nombre et de toutes sortes, arrangées (partagées) en une caisse par cassetins [5]. Le compositeur [1] les en tire l’une après l’autre, et compose les mots avec le poinçon selon la copie (le manuscrit) qu’il tient fichée devant soi à un mordant [2] (avec le composteur [3]) jusqu’à ce qu’une ligne (ou un verset) soit achevée; qu’il met (agence, ajuste) dans la forme [4] (la galée), successivement jusqu’à ce qu’il puisse en faire une page [36]; qu’il couche encore une fois (derechef) sur le composoir [7], et il l’y serre avec des plaques de fer [8], par le moyen de la vis [9] et des barreaux afin que les lettres demeurent bien en-semble, unies, et il la met sous la presse [10]. En suite de quoi, l’imprimeur mouille (humecte) les lettres avec l’encre à imprimer, se servant de balles de cuir [11], à présent de cylindres; il y met par-dessus des feuilles de papier qu’il couvre d’un châssis [12], et après qu’il les a couchées dans le coffret sous la presse [13], il leur fait emboire les lettres, en les pressurant du varrinet (du barreau) [15].  

    L’ETUDE

    Le cabinet (1) est l’endroit où l’étudiant (2) est assis seul à l’écart des hommes; il s’y adonne aux études. Il lit des livres (3); avec une plume (4), il note sur un cahier (5) des morceaux choisis ou les marque sur le livre d’un trait ou d’une astérisque en marge. Quand il travaille tard, il allume une bougie (8) posée sur un chandelier (9). Il mouche la bougie avec une pincette (10). Devant la flamme, il place un écran vert (11) pour ne pas être ébloui. Quand la nuit vient, il utilise une lanterne (15) ou une torche (16).

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  • L’appel universaliste de Comenius

    « Ce n’est pas un seul d’entre vous que j’appelle pour être juge ni un nombre limité, ni une multitude non plus ; je vous appelle au contraire tous à la fois à former un tribunal ; ce n’est pas la sentence de plusieurs d’entre vous que j’attends, c’est la sentence de tous…

    Et si je vous appelle en nombre illimité, ce n’est pas pour vous faire décider du sort d’un seul homme, mais du salut du monde entier ; je ne vous mène pas devant l’autel d’une divinité fictive, mais devant la face du vrai Dieu vivant … qui n’est pas le roi des guerres et des meurtres, mais de la paix et de la vie, et qui vous a comblés de ses présents pour vous confier la direction des affaires humaines …

    Disons ouvertement que les erreurs ne naissent que de l’ignorance ; il faut qu’elles s’effacent à la paisible lumière de la vérité sans voile. Il faut que les sectes, nées de la discorde et nourries dans leur croissance et dans leur affermissement de la même source, se dissolvent sous l’action de la douce chaleur de l’amour et revêtissent des formes nouvelles ; c’est pour elles le seul chemin à prendre.

    Ce ne sont pas les ténèbres qui chassent les ténèbres; une opinion ne cède pas sa place à une autre opinion, une secte ne disparaît pas pour faire régner une autre secte ; où il y a de la haine, on ne peut guère y remédier par de la haine, car le double mal attire plutôt de l’endurcissement des deux côtés…

    Par conséquent, comme ce n’est pas aux batailles que nous voulons inviter les hommes, mais à la contemplation et à l’union… il est juste que nous en donnions l’exemple en prenant soin de commencer à un endroit où il n’y a point de différence d’opinion qui nous divise, nous rendant suspects les uns aux autres.

    Nous allons procéder lentement et par degrés, en évitant tout ce qui pourrait offenser ; on va s’y prendre de manière à faire participer à nos efforts et à leur continuation sans aucun obstacle les Juifs, les Turcs, les païens et à plus forte raison nous autres chrétiens qui aurons d’abord à expliquer nos points de vue les uns aux autres.

    Que chacun de nous atteigne à ce point où il sentira les rayons de la lumière briller et l’enceinte de la vérité se fermer autour de lui de manière qu’il ne puisse ni facilement reculer, par peur de se couvrir de honte, ni faire un pas en avant qui lui fasse espérer plus de lumière !

    Qu’il se mette donc à se réjouir en Dieu en se voyant uni à tous les autres dans la vérité et dans l’Harmonie commune !…

    Nous désirons que le furieux Mars, qui a dépeuplé le monde chrétien, meure et périsse et que tous les peuples forment un seul troupeau couchant tranquillement au même pâturage.

    Nous voulons que les peuples forgent de leurs glaives des hoyaux et de leurs lances des serpes ; nous désirons qu’une nation ne tire plus l’épée contre une autre et que l’on n’apprenne plus la guerre.

    Quelle autre chose serait à désirer sinon une harpe qui remplirait de douceur les esprits des hommes, jusqu’alors féroces ? Une telle harpe une fois inventée, que pourrions-nous vouloir sinon nous mettre au milieu des autres : et éveiller ses tendres sons?

    Or, notre doux Père nous a déjà fait connaître la harpe de la panharmonie, destinée à remplir le monde de ses doux sons. Si nous ne saisissons pas l’occasion de lever la main, de prendre la harpe, de l’accorder, de la touche pour modérer par sa musique suave les esprits furieux de ceux qui écoutent, nous serons des ingrats et nous mériterons d’être punis pour avoir méprisé le don de Dieu. »

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  • La pédagogie de Comenius: l’art universel d’enseigner tout à tous

    Comenius est l’auteur d’un ouvrage intitulé La grande didactique présenté de la manière suivante :

    « La grande didactique

    Traité de l’art universel d’enseigner tout à tous

    ou

    le moyen sûr et soigneusement établi d’instituer dans toutes les communes, dans toutes les villes et dans tous les villages de n’importe quel pays chrétien, des écoles telles que toute la jeunesse des deux sexes, sans excepter personne nulle part, puisse être formée aux belles lettres et aux sciences,

    façonnée aux bonnes mœurs, imprégnée de piété et par ce moyen être instruite, en son jeune âge, de tout ce qui sert à sa vie présente et future :

    cela

    avec économie de temps et de fatigue
    avec joie et solidité

    Ouvrage

    où les raisons de tout ce qui est recommandé sont tirées de la nature des choses elles-mêmes et leur vérité démontrée par des exemples empruntés aux arts mécaniques ; où le cours des études est divisé en années, en mois, en jours et en heures ; où enfin est indiquée la voie facile et sûre de mettre le tout en pratique. »

    On reconnaît les valeurs portées par la bourgeoisie à l’époque : sens pratique et universalisme. Il est difficile de comprendre la dimension révolutionnaire de cet appel démocratique pour l’éducation des masses, puisque entre-temps celle-ci s’est réalisée, même si sur le plan du contenu la bourgeoisie devenue réactionnaire a bien sûr imposé ce dont elle avait besoin.

    Cette combinaison d’esprit démocratique absolu et de sens pratique est précisément ce qui fournit à Comenius sa dimension historique. Il assume l’humanisme et ne laisse strictement personne derrière, et en même temps il affirme qu’un rythme éducatif est possible pour tous et toutes, un rythme amenant une harmonie intellectuelle en suivant des formes appropriées. La lassitude ne peut tout simplement pas exister quand on apprend, si l’enseignement est adéquat.

    Dans l’Avertissement aux lecteurs au début de cette œuvre, Comenius précise de la manière suivante son intention :

    « Mais j’ose promettre, moi, une grande didactique, c’est-à-dire un art universel qui permet d’enseigner tout à tous avec un résultat infaillible ; d’enseigner vite, sans lassitude ni ennui chez les élèves et chez les maîtres, mais au contraire dans le plus vif plaisir ; de donner un enseignement solide, surtout pas superficiel ou formel, en amenant les élèves à la vraie science, à des moeurs aimables et à la piété de coeur.

    Enfin, je démontre tout cela a priori, c’est-à-dire en le tirant de la nature immuable des choses ; comme d’une source vive coulent sans cesse des ruisseaux qui s’unissent finalement en un seul fleuve, j’établis une technique universelle qui permet de fonder des écoles universelles. »

    Comenius n’a cessé de donner des indications pratiques dans ses ouvrages, fonctionnant en quelque sorte comme un système éducatif clef en main. Voici les conseils que donne Comenius sur le plan pratique pour l’enseignant: 

    « Faire en sorte que les tout soit facile à apprendre. Tu y arriveras si tu observes les conseils suivants :

    1. En ce qui regarde le temps

    1. Commence de bonne heure.
    2. N’interromps pas ton enseignement.
    3. Agrémente la pratique scolaire de choses agréables.

    2. En ce qui concerne les moyens d’instruction :

    1. Que tout soit préparé d’avance.
    2. Que tout soit prêt à servir immédiatement.
    3. Que tout soit aussi simple et aussi direct que possible.

    3. Pour ce qui est des objets :

    1. Adresse-toi, en premier lieu, aux sens qui saisissent la réalité.
    2. Éprouve les choses par la pratique.
    3. La discussion des choses ne doit venir qu’après.

    4. Pour ce qui est de la manière de procéder :

    1. Présente d’abord une vue d’ensemble de ton sujet ; esquisse-le dans ses grandes lignes, d’une façon sommaire.
    2. Après, tu le traiteras plus à fond, dans chacune de ses parties.
    3. Enfin, tu en feras l’analyse exacte et minutieuse. »

    Comenius insiste sur l’aspect principal : le reflet dans le cerveau de ce qui est enseigné, et le message ne doit pas être parasité. Chercher des ouvrages alors qu’on est en pleine explication ne relève pas ici tant de la perte du temps que de la perte d’attention. Il faut bien souligner ici que chez Comenius, tout comme auparavant chez Averroès, Avicenne, Aristote, l’esprit humain est fait de manière adéquate pour réceptionner les reflets de la réalité.

    C’est la thèse matérialiste selon laquelle l’être humain ne pense pas, mais reflète, et selon laquelle c’est là sa nature même, et son bonheur. De la même manière qu’on doit jouer aux échecs et non aux dés, car le cerveau joue alors et ne laisse rien à l’absurde hasard. Il y a une joie dans le processus même de réflexion, dans son adéquation à la réalité. Comenius expose ainsi cette thèse :

    « La jouissance qui vient de nous-mêmes consiste dans le doux plaisir qu’éprouve un homme vertueux à voir qu’il est toujours prêt, grâce à son esprit et son caractère bien ordonnés, à suivre les règles de la justice. Cette joie est bien supérieure à celle que nous avons mentionnée plus haut [la jouissance qui provient des choses elles-mêmes], et elle est attestée par le proverbe qui dit : bonne conscience est un festin continuel. »

    Comenius ne pouvait bien entendu réaliser son projet ; il fera tout pour tenter de profiter des forces progressistes : ayant failli travailler pour le cardinal de Richelieu, il préférera se tourner vers les forces protestantes ou s’en rapprochant, comme la Suède ou l’Angleterre, et lui-même exilé finira sa vie à Amsterdam, dans la Hollande bastion du progressisme alors.

    Il basculera également parfois, par dépit, dans le mysticisme, espérant une fin des temps pour balayer les forces de la réaction catholique et féodale. C’est un aspect inévitable de par le manque de maturité de son époque.

    Les derniers jours de Jan Amos Komenský à Naarden,
    peinture de Alphonse Mucha dans son Epopée slave, 1918

    Toutefois, Comenius avait contribué de manière formidable à l’éducation et au matérialisme, et ses écrits jouent un rôle de très grande importance sur le plan éducatif dans toute l’époque qui suit en Europe.

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  • La pédagogie de Comenius: une école démocratique

    « On y arrivera si tous apprennent à user de livres non pas comme de canapés qu’on déplace à loisir et où il faut si bon sommeiller, mais comme de véhicules qui les transportent rapidement vers le lieu où ils doivent parvenir, vers la sagesse.

    Ce n’est donc pas assez de posséder de bons livres ; on doit aussi les lire avec diligence ; et non seulement les lire, mais encore les comprendre comme il faut, s’imprégner de ce qu’ils contiennent et agir selon leurs préceptes. Pour que tous sachent faire tout cela dans la dernière étape de l’humanité, celle de la sagesse, ils devront se mettre sous la conduite de pédagogues universels. »

    Comenius a compris que la cause hussite a échoué, et historiquement il vit au moment même où, lors de la bataille dite de La Montagne blanche en 1619, les forces catholiques et autrichiennes écrasent les forces de Bohême favorables au calvinisme et aux Tchèques. Il sait toutefois que la base nationale tchèque ne saurait être totalement brisée par l’empire autrichien et le catholicisme, aussi décide-t-il de contribuer à la nouvelle vague de la lutte à venir, par l’éducation.

    Il le fait en situation d’exil, alors que la répression autrichienne et catholique se généralise, dans une orgie baroque et jésuite. Lorsque Comenius affirme qu’il faut faire en sorte que « toute la jeunesse de la nation entière apprenne à lire et à écrire », c’est là son but : soulever le pays tout entier, dans une cause démocratique consistant à abattre la domination autrichienne et l’obscurantisme catholique. C’est de là que vient son projet d’école généralisée.

    Son œuvre intitulée Projet succinct pour le rétablissement des écoles dans le royaume de Bohême commence ainsi de la manière suivante :

    « Le rétablissement glorieux et le bel épanouissement aux yeux d’autres nations, de l’Église, de l’État et de toute la nation de Bohême (quand il plaira à Dieu de restituer la souveraineté au peuple tchèque), auront à reposer sur une reconstruction sage et circonspecte de l’enseignement. »

    Comenius va alors réfléchir et prévoir tous les niveaux éducatifs. On commence par l’école maternelle allant jusqu’à l’âge de six ans, puis on passe à l’école nationale, c’est-à-dire l’école primaire, jusqu’à l’âge de douze ans. Ces écoles doivent être présentes dans tout le pays, dans le moindre village.

    Il y a ensuite l’école latine, où l’on apprend, jusqu’à dix-huit ans, les langues et les arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, musique, astronomie et géométrie). Il y a, enfin, l’Académie, où jusqu’à l’âge de vingt-quatre – vingt-cinq ans, on se spécialise dans un domaine (médecine, philosophie, jurisprudence, etc.), dans un cycle d’études comprenant deux – trois ans à l’étranger.

    Comenius considère qu’il ne doit y avoir que deux heures de cours le matin et deux heures de cours l’après-midi, en raison de la nécessité de travailler dans les champs : c’est dire si son souci d’organisation est démocratique.

    De la même manière, il considère que le cours doit consister tout d’abord en une explication d’un quart d’heure, ensuite en une discussion ou un jeu à ce sujet entre les élèves, puis finalement en une nouvelle intervention de l’enseignant pour effectuer des précisions et corrections.

    Comenius insiste pour que cela soit le même enseignant qui enseigne toute l’année, aidé d’assistants vérifiant les cahiers, la discipline, ces assistants étant les élèves de la classe du niveau d’au-dessus.

    On a là une insistance sur la nature démocratique de l’école, dans sa vie intérieure, et d’ailleurs c’est l’État central qui doit fournit les moyens matériels, Comenius demandant bien sûr qu’on cesse de financer les jésuites et les couvents. Il insiste également sur l’intégration des orphelins : dans sa démarche, absolument personne n’est oublié ; s’il y a des gens qui ont du mal à apprendre, il ne faut pas les rejeter, mais les aider collectivement.

    Comenius dit ainsi :

    « Le fait qu’il y ait des intelligences naturellement faibles et bornées n’est pas un obstacle, mais au contraire une obligation urgente de cultiver tous les esprits. Car, plus un enfant est intellectuellement faible et peu développé, plus il a besoin de secours pour se libérer de son engourdissement et se guérir de sa faiblesse. Il n’est pas possible de trouver un esprit si disgracié que la culture ne parvienne, peu à peu, à améliorer. »

    Il faut également noter que Comenius appelle à une inspection des écoles : à chaque fois les religieux locaux, régionaux ou nationaux doivent inspecter les écoles relevant de leur niveau, l’évêque inspectant l’académie, les doyens de région s’occupant des écoles latines, etc. Or, dans la démarche religieuse de Comenius qui appartient aux Frères moraves issus du hussitisme, les responsables religieux sont élus par la base, par la population elle-même.

    On a donc des écoliers qui s’auto-supervisent et qui sont contrôlés par la population elle-même, le savoir étant transmis de génération en génération. Il y a là un véritable modèle démocratique, d’esprit universaliste et collectiviste.

    Enfin, soulignons la question féministe, s’opposant frontalement au catholicisme.

    La question des femmes est bien entendu très importante. Comenius a ici une position tout à fait cohérente, affirmant qu’il faut arracher les femmes à l’infantilisme dans lequel on les a confinés. Il dit ainsi :

    « Il n’est possible d’avancer aucune bonne raison pour priver le sexe faible (qu’on me permette de donner un avis aussi sur ce point) de l’étude des sciences et des lettres (qu’il s’agisse de l’enseignement en latin ou de l’enseignement donné en langue vulgaire).

    En vérité, les femmes sont douées d’une intelligence agile et qui les rend aptes à comprendre la science et l’art comme nous, souvent même mieux que nous.

    Pour elles, comme pour nous, est ouverte la voie des plus hautes destinées. Souvent elles ont été appelées à gouverner des Etats, à donner des conseils salutaires aux rois, aux princes, à exercer la médecine ou d’autres arts utiles au genre humain…

    Pourquoi voudrions-nous les admettre seulement à l’a b c, puis les éloigner de l’étude des livres ? Craindrions-nous leur frivolité ? Mais plus nous leur apprendrons à réfléchir, moins elles seront frivoles, car la frivolité est généralement la conséquence du désœuvrement de l’esprit.

    Nous devons laisser aux femmes la liberté de lire, sous réserve que ne leur soient pas donnés en pâture toute sorte d’ouvrages stupides et mal écrits (pas plus à elles qu’à la jeunesse de l’autre sexe ; et il est déplorable que ce mal jusqu’ici n’ait pas été évité avec plus de précaution). »

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  • La pédagogie de Comenius: miroir et esprit de synthèse

    Comenius exprime de manière magistrale la position matérialiste de l’esprit de synthèse. Il y a là un point historique d’une importance transcendante.

    Il est intéressant de savoir ici que Comenius a vécu à la même époque que René Descartes, et qu’il l’a rencontré. Les quelques heures de discussion n’ont abouti à rien, et pour cause. Descartes considère qu’il faut partir de l’individu et étudier le monde morceau par morceau, en partant de l’élément le plus simple.

    Comenius, lui, fait comme Baruch Spinoza : il part du tout. Il est d’accord pour aller du simple au complexe, sauf que lui reconnaît la nature de « tout » à ce qui est complexe ; il dit ainsi :

    « Un tout est antérieur à ses parties, car il est plus grand que chacune de ses parties, pénètre plus tôt dans nos sens, et attire les regards. Ce qui est volumineux peut être aperçu de loin ; ce n’est qu’en s’approchant et les examinant l’une après l’autre que l’on voit les petites choses.

    Le tout est un, alors que les parties sont nombreuses ; l’unité se conçoit mieux et plus facilement que la pluralité. »

    « Conduis-le [Comenius s’adresse à l’enseignant] par degrés, allant du général au particulier, du total au partiel, du simple au complexe, jusqu’à ce qu’il acquière un savoir le plus spécial, le plus détaillé, le plus articulé. »

    Voici un exemple que donne Comenius, montrant qu’il ne faut pas perdre de vue l’unité lorsqu’on analyse ce qu’on doit considérer, en étant matérialiste, comme des aspects de l’ensemble :

    « Regarde un anatomiste et un boucher ! Tous deux découpent des corps d’animaux, mais avec quelle différence !

    L’anatomiste sectionne les nerfs et les tendons dans les membres et les jointures, prenant soin de ne pas séparer ce qui doit être réuni, et séparant les éléments qui sont sans rapport les uns avec les autres ; le boucher découpe les membres d’un corps comme bon lui semble, sectionnant les veines et faisant des morceaux comme il le veut.

    La différence entre les deux concernera aussi la connaissance même des choses ; celle-ci sera bien différente dans les deux cas. Alors qu’un anatomiste sectionnant une ou deux fois un corps connaîtra aussitôt sa structure, un boucher ne sera jamais capable, découpât-il mille fois un corps, de pénétrer les secrets de la nature dans ses œuvres magistrales.

    La même différence existe entre ceux qui analysent les choses en se laissant guider par la nature de ces mêmes choses, et ceux qui le font à l’aveuglette. Les premiers éclairent leur raison et leur entendement, analysent les choses finement dans le miroir de leur intelligence ; les autres manient grossièrement, faisant violence à l’intelligence en y introduisant l’obscurité et l’erreur (…).

    La synthèse est la recomposition d’un corps, d’un tout, avec ses éléments séparés. Elle contribue donc beaucoup à la connaissance parfaite des choses, dans la mesure où elle est vraie.

    Observer les éléments et les parties en eux-mêmes n’est pas profitable, car on a du mal à comprendre quel en est le sens ; mais une fois coordonnés et intégrés dans un ordre supérieur, ces éléments démontrent tout de suite leur utilité, et l’on peut s’en servir immédiatement, comme nous l’avons vu à propos de l’horloge démontée et remontée.

    La méthode syncrétique consiste à comparer les parties avec d’autres parties, et les touts avec d’autres touts.

    Elle jette beaucoup de lumière sur la connaissance des choses et la multiplie infiniment.

    Comprendre les choses isolément (comme on le voit couramment) a quelque chose de fragmentaire ; mais comprendre l’harmonie des choses, leurs rapports et interdépendances – voilà ce qui répand dans l’esprit une lumière vive dont tout est éclairé. »

    Il y a là un point extrêmement important sur le plan historique ; il est impossible de ne pas voir ici posées des bases relevant de la dialectique. Et Comenius formule cela en se focalisant sur la matière.

    Selon Comenius, les éléments auxquels il faut accorder son attention quand on enseigne sont les sens (qui doivent être « stimulés et aiguisés » afin d’apprendre à « observer les objets »), l’intelligence (qui doit « pénétrer de plus en plus jusqu’au fond des choses »), la mémoire (pour se souvenir), la langue (pour s’exprimer), la main (pour exécuter les actions), la volonté (pour être encouragé à bien agir), le coeur (pour avoir en affection les choses bonnes).

    C’est toujours l’activité pratique qui compte – d’où le principe du jeu comme forme de l’esprit saisissant la réalité. Le jeu, c’est le miroir, l’activité pratique, la transformation, l’esprit de synthèse.

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