Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La tempête hussite

    La mise à mort de Jan Hus fut un véritable détonateur. Lors de son procès à Constance, Jan Hus ne se rétracta jamais et il devint le grand martyr de la cause anti-Église en pays tchèque.

    Lors de son procès, ce furent d’ailleurs 250 membres de la petite et moyenne noblesse qui protestèrent, puis un message de protestation avec 452 sceaux fut envoyé, expliquant que le procès était « une honte prolongée et une stigmatisation de la Bohême et de la Moravie ».

    La condamnation de Jan Hus était un coup porté à la possibilité même pour la noblesse et la bourgeoisie tchèques de remettre en cause l’ordre féodal et surtout la très grande importance du clergé. C’était par conséquent inacceptable et Jan Hus avait fourni la possibilité idéologique de bouleverser la situation.

    Sa lettre de « remerciement » (aux seigneurs Jean de Chlum et Wenceslas de Duba) était très parlante en ce sens :

    « Je vous en conjure par les entrailles de Jésus-Christ, fuyez les mauvais prêtres mais chérissez les bons selon leurs œuvres, et autant qu’il est en votre pouvoir, ne permettez pas qu’on les opprime.

    C’est en effet pour cela que Dieu vous a donné le commandement.

    A mon avis, il y aura dans le royaume de Bohême une grande persécution contre ceux qui servent fidèlement, à moins que Dieu n’intervienne par l’intermédiaire des seigneurs temporels, qu’il a plus éclairées que les seigneurs spirituels dans sa Loi. »

    Fort de cette légitimité, une partie significative de la noblesse passa dans le « hussitisme ». Cela lui permettait de remettre en cause la prétention de la royauté à instaurer la monarchie absolue et surtout de briser l’Église catholique et de s’approprier ses propriétés.

    La situation était urgente pour la noblesse : entre 1350 et 1419, la part dans la possession des châteaux forts passa de 25 à 33 % pour le roi, de 51 à 44 % pour la haute noblesse, de 18 à 16 % pour la petite noblesse, de 6 à 7 % pour l’Église.

    Une grande figure hussite fut alors Nicolas de Dresde. En hiver 1411-1412, l’inquisition de Dresde avait pourchassé un groupe de maîtres et d’étudiants allemands, qui se réfugièrent à Prague.

    Parmi eux, Nicolas de Dresde, en fait issu d’une famille allemande de Prague, qui à la suite de la mort de Jan Hus se lança dans la bataille prônant le droit de prêcher pour les laïcs et les femmes, rejetant le rite de la messe comme une construction historique et critiquant les patriciens de Prague pour leur richesse et leurs comportements. Son action était donc uniquement anti-catholique et anti-allemande.

    Représentation de Martin Luther au XVIIIe siècle par Hans Stiegler, dans une église allemande. L’oie derrière lui est une allusion à Jan Hus (Hus signifiant oie en tchèque et devenant le symbole du hussitisme).

    Nicolas de Dresde remettait également en cause les constructions idéologiques de l’Église catholique : il rejetait le purgatoire, la confession auriculaire et le serment.

    Et devant mettre en avant une démarche religieuse pour les besoins de la noblesse et de la bourgeoisie, il mettait en avant une sorte d’Église décentralisée, dans l’esprit de John Wyclif et de la Réforme en général : il devait y avoir le droit de prêcher non pas par le sacerdoce, mais uniquement par une conduite conforme à l’évangile, de plus les prêtres devraient mettre leur bien en communautés.

    C’était là conforme à la synthèse de Jan Hus, qui revendiquait la licence pour le peuple de contrôler ses supérieurs en se fondant sur la Bible et la raison, la sécularisation des biens du clergé, la liberté de l’information.

    Jan Hus dans le bûcher, Bohême, 1486

    Mais Nicolas de Dresde était également porté par le mouvement populaire, appui fondamental de la remise en cause de l’Église.

    En 1403, en plein prêche dans son église, Nicolas de Dresde avait pointé du doigt des riches commerçants et annonça : « Ou bien ces fils du mal seront châtiés par Dieu, ou bien leur propre valetaille les immolera. Leur tête roulera dans le sang ! », puis expliqua alors que les commerçant visés se levaient pour quitter l’église après cela : « Voyez, mes très chers, le diable en personne les emmène hors du sanctuaire ! »

    Il opposait la vie dissolue du clergé à la vie simple des apôtres, faisant porter à travers la ville des images illustrant cette comparaison. Sa prédication avait pris un tournant social. De ce fait, il fut contraint à l’exil, afin d’être finalement capturé, puis brûlé vif en 1417.

    Ses positions n’étaient pas conformes aux besoins de la noblesse hussite. Le mouvement hussite dans sa version noble était dirigé à la fois contre les prélats et les patriciens, c’est-à-dire d’un côté contre les hauts représentants de la papauté, et de l’autre contre les forces féodales directement liées aux pays allemands.

    Ce n’était pas une remise en cause du féodalisme en général. Sur 90 grandes familles féodales, 27 étaient d’ailleurs au sein de la coalition hussite. L’une des figures hussites significatives fut Cenek de Vartenberg, le grand burgrave de Prague, connétable de l’armée du pays, grand propriétaire terrien, gérant qui plus est la plus grande seigneurie de Bohême, celle d’Oldrich de Rozberk encore mineur.

    Jan Hus dans le bûcher, Bohême, XVe siècle

    Ce fut Jakoubek de Stribro qui devint le chef du camp hussite à la mort de Nicolas de Dresde, donc de 1417 à 1419, moment où le camp hussite se scinda. Lors de l’insurrection populaire du 30 juillet 1419, il recula en effet, n’osant assumer le nouveau cap pris par le mouvement.

    Jakoubek de Stribro avait fait communier ses paroissiens sous les deux espèces (le pain et le vin et non pas le pain seulement comme dans le catholicisme romain, d’où le calice comme symbole), en octobre 1414; ce fut à l’époque considéré comme un événement majeur du hussitisme.

    Il était une figure religieuse dans l’esprit de la Réforme, avec une ligne minimaliste, avec comme exigences la sécularisation des biens du clergé par le bras séculier, la simplification des cérémonies et du rite de la messe, la traduction des textes liturgiques latins en tchèque, la communion sous les deux espèces pour les laïcs et les enfants.

    Mais, parallèlement, les masses s’étaient mises en mouvement, tant la bourgeoisie que la plèbe. A Plzen, le prédicateur Vaclav Koranda avait mené les gueux et les petits artisans à l’assaut des couvents, finissant par même prendre le contrôle de la municipalité. Entre 1416 et 1419, les bourgeois et les pauvres des villes s’étaient unifiés pour mener des actions similaires à Klatovy, Zatec et Domazlice.

    La tension grandissait, et le hussitisme finissait même par atteindre deux régions françaises : en Picardie, où il se maintint en tant que tel jusqu’à la fin du 15e siècle, et en Provence-Dauphiné.

    Les prélats catholiques enveloppés par la bête de l’apocalypse. Code hussite de la fin du XVe siècle, dit de Iéna, remis en 1951 par la République Démocratique Allemande à la démocratie populaire tchécoslovaque.

    Au début de 1419, le pouvoir royal était donc ébranlé par la noblesse hussite et, alors, la réaction catholique tenta de s’affirmer en force. Les églises de Prague occupées par les hussites depuis 1415 furent « libérées », alors que la noblesse rebelle était poussée à rentrer dans le rang.

    Il était cependant trop tard : les masses s’étaient mises en branle.

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  • Jan Hus et l’apparition du hussitisme

    Né vers 1370, Jan Hus est celui qui a synthétisé les prédications pragoises et formulé celles-ci politiquement sous la forme d’un averroïsme politique ouvert, mais cependant religieux, dans une perspective de morale individuelle.

    Il n’y a en effet pas de classe matérialiste au 14e siècle, puisqu’il n’y a pas de classe ouvrière. Aussi, la bourgeoisie entend utiliser la religion elle-même, sans le clergé : elle exige de séparer le spirituel du temporel, tout en façonnant le temporel au moyen de l’idéologie religieuse.

    Jan Hus est en fait très tôt influencé par les écrits de John Wyclif.

    Aux yeux de Jan Hus, qui reprend la thèse de ce dernier :

    « Lorsqu’un sujet considère un ordre contestable émanant de son supérieur, et s’il connaît que cet ordre tourne au détriment de la chrétienté et qu’il éloigne les hommes du culte de Dieu et du salut des âmes, il ne doit pas l’accepter. Résister dans ce cas c’est vraiment obéir, non pas seulement à Dieu qui juge nos actes en dernier ressort, mais au supérieur qui ne doit ordonner que le bien. »

    Il dit pareillement :

    « Si les lettres des papes ou des princes commandent quelque chose de contraire à la loi du Christ, sitôt qu’on l’a reconnu, on doit jusqu’à la mort y résister et en aucune manière y obéir. » (Contra octo doctores)

    Après être devenu doyen, puis recteur de l’Université de Prague, Jan Hus se mit à partir du 14 mars 1402 à prêcher régulièrement à la chapelle de Bethléem, en langue tchèque, puisque cette chapelle était justement faite afin d’accueillir les prêches en cette langue.

    Les prêches de Jan Hus étaient dirigés contre l’Église nantie ayant abandonné les enseignements du Christ.

    Jan Hus prêchant, manuscrit tchèque des années 1490

    Jan Hus expliquait :

    « Les étables d’un domaine ecclésiastique sont plus somptueuses que les châteaux forts seigneuriaux ou les églises. La pluie ne risque pas de mouiller les prélats, la fange ne les saurait atteindre dans leurs monastères, l’opulence a chassé loin d’eux la faim et la fois. L’Église reçoit des dons, l’Église achète des biens, cependant que partout le pauvre croupit dans sa misère ! »

    Il constatait également :

    « On paye la confession, la messe, les sacrements, les indulgences, les relevailles, la bénédiction, l’enterrement, l’absoute, les prières. Le dernier heller même que la grand-mère a noué dans un coin de foulard de peur du voleur ou du brigand ne saurait lui rester : c’est ce filou de curé qui s’en empare. »

    Le pape comprit la menace et excommunia Jan Hus en 1411.

    Et lorsqu’en 1412, des légats du pape Jean XXIII vinrent à Prague pour financer la croisade contre Ladislas de Naples en vendant des « indulgences » permettant de « racheter » ses péchés contre monnaie sonnante et trébuchante, Jan Hus les condamna et exigea leur départ.

    Prague devint alors le lieu d’une révolte anti-papale, où furent brûlées des bulles d’indulgence. La répression triompha tout d’abord faisant trois martyrs, trois jeunes qui furent arrêtés et exécutés. Ils furent inhumés dans la chapelle Bethléem, qui fut également durant cette période attaquée (sans succès) par les forces allemandes de Prague.

    Vision romantique-national de la chapelle de Bethléem avec le prêche de Jan Hus, par Alphonse Maria Mucha dans son Épopée slave en 1916

    Jan Hus dut quitter Prague en raison de la répression, alors que la révolte grondait. Il put néanmoins ainsi diffuser ses opinions dans les campagnes.

    De plus, Jan Hus avait également publié une lettre ouverte, en décembre 1412, à l’ensemble des seigneurs siégeant à la Diète, appelant au droit à la « libre prédication ». 

    Réfugié auprès d’eux, Jan Hus leur attribua le titre de « dědic Království » (« héritier du royaume »), appelant directement à leur intervention :

    « C’est pourquoi, bien-aimés seigneurs et héritiers du royaume tchèque, faites en sorte que de tels abus cessent et que la Parole de Dieu soit libre parmi le peuple de Dieu. »

    Dans ce contexte, et alors qu’il y avait alors pas moins de trois papes en guerre les uns contre les autres, Jan Hus fit l’erreur d’accepter de prendre part au concile ecclésiastique de Constance, en Suisse.

    Les plus hauts représentants de l’Eglise catholique romane lors d’un débat du Concile. de Constance, présenté par Ulrich Richental dans ses Chroniques d’alors.

    Il ne représentait que des intérêts réformistes, dans le cadre d’un rapport de forces ; sa conception n’était subjectivement pas révolutionnaire, même si objectivement elle l’était largement de par ses conséquences.

    Sûr de lui, avant de partir pour Constance, Jan Hus fit même afficher dans les rues de Prague des placards en trois langues, invitant à une joute oratoire quiconque voudrait le convaincre d’hérésie.

    Mais malgré les promesses et un sauf conduit, Jan Hus fut immédiatement arrêté à son arrivée à Constance, enchaîné aux mains et aux pieds dans une tour ouverte aux vents, puis brûlé vif le 6 juillet 1415.

    Jan Hus au bûcher,
    chronique illustrée de Diebold Schilling le Vieux, 1485.

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  • Implosion de la Bohême médiévale suite à la contradiction noblesse-royauté

    Le mouvement de critique de l’Église possédait ainsi à la fin du XIVe siècle une véritable tradition, une véritable force idéologique. En 1394 le mouvement réformateur possédait même sa propre église à Prague, construite en trois années, faisant 800 m² et pouvant faire se rassembler 3000 personnes : la chapelle de Bethléem, où le prêche était en tchèque.

    L’architecture de l’église témoignait elle-même qu’elle était davantage tournée vers le prêche que vers la liturgie ; elle était déjà l’expression de l’esprit « protestant » qui se développe.

    La chapelle de Bethléem, reconstruite en 1954 par démocratie populaire tchécoslovaque, le bâtiment original étant détruit sur ordre de l’empire autrichien en 1786

    La chapelle elle-même était née de la combinaison protectrice d’un patricien, membre du conseil de la vieille ville, Křiž, et d’un membre du conseil royal, un chevalier allemand. On avait ainsi une alliance entre l’empereur et la bourgeoisie, dirigée contre l’influence de l’Église catholique.

    En 1393, l’empereur Venceslas Ier n’hésita même pas à faire torturer, en sa présence, les fonctionnaires du vicaire général de l’archevêque, Johann Nepomuk, celui-ci étant torturé par le feu, puis jeté dans le fleuve Vltava.

    Représentation baroque datant de 1683 de Johann Nepomuk sur le pont Charles à Prague. La figure de Johann Nepomuk jouera un grand rôle dans la propagande catholique / autrichienne.

    En arrière-plan se joue ce qui a été appelé le « grand schisme » dans sa version occidentale : d’un côté, il y avait un pape à Avignon, soutenu par les royaumes de France, de Naples, de Castille, d’Aragon, d’Écosse, etc.. De l’autre, il y avait un pape à Rome, soutenu par les royaumes d’Angleterre, de Pologne, de Hongrie, de Suède, du Danemark, etc.

    L’Église catholique ne sera réunifiée que dans la première partie du XVe siècle, avec justement en arrière-plan la réforme hussite et la révolution taborite, menaçant l’Église catholique elle-même.

    Ainsi, dans la phase de contradiction entre papautés d’Avignon et de Rome, le royaume de Bohême ne pouvait se situer, travaillé par des contradictions internes déjà intenses. Cela ne pouvait que renforcer le mouvement contre l’Église catholique et renforcer une grande instabilité culturelle-idéologique.

    A cela s’ajoutait la personnalité lunatique de Venceslas Ier (qui s’enfermait surtout dans une chambre avec ses chiens de chasse), d’ailleurs dans ce cadre de faiblesse royale, il y eut la tentative d’une partie de la noblesse de le renverser, en alliance avec l’Autriche, dans une perspective catholique « ultra ».

    L’empereur dans la
    Bible de Venceslas, composé à la fin du XIVe siècle

    Venceslas Ier ne put alors se rétablir qu’au prix d’un grand renforcement des prérogatives de la haute noblesse ; celle-ci s’appropria tous les hauts postes de l’administration. C’était une constante de la période, l’aristocratie s’opposant par tous les moyens à le genèse de la monarchie absolue.

    Au XIVe siècle, l’aristocratie avait prise entre ses mains le « tribunal du pays » (zemsky soud) qui était la plus haute cour de justice du pays, mais aussi les principales fonctions de l’administration royale.

    La noblesse jouait donc sur plusieurs tableaux en même temps, étant en concurrence à la fois avec le clergé et avec le roi ; les alliances étaient malléables, dans une perspective totalement opportuniste.

    Ainsi et inversement, du coté royal et d’une partie de la noblesse, le mouvement d’opposition à l’Autriche et le catholicisme se prolongea avec la modification des droits de vote à l’Université de Prague, amenant une grande émigration de nombreux locuteurs allemands, qui fondirent alors l’université de Leipzig.

    Le sigle de l’Université de Prague

    La décision était d’autant plus significative que le décret a été pris à Kutna Hora, seconde ville du royaume en raison de ses mines d’argent ; en 1300, elle produisait plus d’un tiers de la demande d’argent en Europe.

    Le royaume tchèque affirmait son indépendance financière et politique; le décret expliquait que la nation tchèque de l’université avait trois voix et les autres nations une seule chacune, car la natio Bohemica était la véritable héritière du royaume (eiusdem regi iusta heres).

    Mais le déséquilibre de la situation entre le roi, le noblesse et la bourgeoisie était trop grand pour que ce mouvement n’implose pas.

    La bourgeoisie ne consistait pas en effet qu’en les riches marchands cherchant de manière institutionnelle à asseoir leur propre position. La naissance de villes, en particulier d’un grand centre comme Prague, alla de pair avec la formation d’une large plèbe.

    C’est cette plèbe qui était également mobilisée par la prédication, c’est cette plèbe qui à l’instar des sans culottes mélange revendications anti-féodales et anti-capitalisme petit-bourgeois. Il n’est ainsi pas étonnant que parallèlement à la montée de l’humanisme, cette plèbe réalisa le grand pogrom de 1389, où le ghetto de Prague fut anéanti.

    Le rôle du petit clergé fut ici très important. Sa perception du monde était souvent parasitaire et marquée par l’anti-capitalisme romantique du catholicisme, avec sa dimension antisémite.

    Le petit clergé, qui connaissait les souffrances du peuple, était lui-même confronté à l’opulence de l’Église et à sa propre misère, mais il ne pouvait pas porter le socialisme comme le faisaient notamment les tisserands. C’était là une grande contradiction au sein du mouvement populaire.

    Faibles idéologiquement, mais portées par la tendance historique, ne pouvant plus vivre comme avant (et les classes dominantes pas plus), il y avait pour les grandes masses la possibilité d’un bouleversement historique, d’une véritable intervention, mais cette démarche ne pouvait qu’être déséquilibrée sur le plan idéologique-culturel en raison des retards historiques et ainsi de la profonde influence petite-bourgeoise.

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  • Thomas Stitny: vers le protestantisme

    Thomas Stitny (environ 1333-1406) a eu une conception qui va directement paver la voie au protestantisme.

    Lorsque Thomas Stitny explique que « À la nuit succède le jour qui nous éclaire et nous invite au travail », il formule déjà de manière synthétique la philosophie de la Réforme, celle de la bourgeoisie naissante.

    Issu d’une famille de chevaliers, il pratique la littérature, il a notamment écrit un roman spirituel (Barlaam et Josaphat), 25 traités mineurs, deux œuvres majeures : les Entretiens et les Discours dominicaux.

    Thomas Stitny écrivait en langue vulgaire et était soutenu par Jean de Jenstejn (ami et partisan de Jan Milíč), mais aussi de l’écolâtre de Saint-Guy, Adlabert de Jezov qui avait l’hégémonie sur l’enseignement ecclésiastique en Bohême.

    Thomas Stitny faisait ouvertement référence aux penseurs grecs, ce qui le lie directement à l’averroïsme :

    « Ayant entrepris de scruter les mystères sublimes, les sages paiens en firent le thème de leurs études et le fruit de leurs travaux s’est conservé jusqu’à nous. Ils commencèrent par soupçonner l’existence d’une cause primordiale, partant supérieure à tout […]. Ils devinèrent que ce qui change et se modifie ne peut être à l’origine des choses, mais provient d’un principe immuable tel que l’être parfait. »

    C’est effectivement précisément la thèse d’Aristote. Cependant, la thèse aristotélicienne ouverte devenue averroïsme s’est faite écrasée à l’université de Paris, aussi c’est sous forme du « néo-platonisme » que les idées d’Aristote furent exprimées.

    Ce « néo-platonisme » mélangeait les thèses d’Aristote et de Platon, qui s’opposent pourtant, en considérant qu’il s’agit d’un seul point de vue; Aristote, pourtant, rejetait la conception platonicienne d’un existence d’un monde idéal « au-dessus » de notre univers.

    Thomas Stitny avait cette même conception néo-platonicienne; parlant des philosophes grecs, il poursuit donc en disant :

    « Ils comprirent aussi que la nature spirituelle est plus noble que la corporelle; que sa nature à lui est supérieure à celles qu’il a faites. Que l’agrément d’un corps diffère de celui d’un esprit. »

    Dans le cadre de ce néo-platonisme, Thomas Stitny formula l’affirmation de la « pensée », mais au lieu de de prôner avec Aristote la contemplation passive d’un univers parfait (et Spinoza transformera cela en contemplation de la Nature, « Dieu ou la Nature » dit-il), il prôna la contemplation active du monde idéal. C’est là le moteur théorique de ce qu’on va appeler le protestantisme.

    Voici sa conception de l’harmonie, largement empreint d’aristotélisme :

    « La sagesse divine se fait connaître à nous par la beauté et l’agrément de la création. C’est là que nous pouvons la contempler. Et bien que la beauté et l’harmonie se réalisent sous des aspects multiples et variés, elles dépendent surtout de quatre principes:

    1.il faut qu’un objet soit convenablement situé,

    2.que son mouvement soit convenant,

    3.qu’il ait une forme ou un aspect convenants,

    4.qu’il possède une couleur convenante ou telle autre propriété qui procure à nos sens de la jouissance ou qui fait qu’il est bon. »

    Thomas de Stitny a une vision conforme à l’esprit humaniste. La définition qu’il donne de Dieu est absolument impersonnelle:

    « Ce monde est comme un livre ouvert pour tous, écrit par la main de Dieu, c’est-à-dire par sa puissance et sa sagesse. Chaque créature prise à part est un mot de ce livre qui raconte son pouvoir et sa science. Et comme un illettré, en regardant un livre, voit des caractères sans en saisir le sens, l’homme dépourvu de savoir et qui suit les mœurs des brutes sans appliquer son esprit à Dieu ne perçoit que l’extérieur de la créature visible, mais il n’en comprend pas le pourquoi.

    Par contre, l’homme spirituel, qui est capable de discerner la beauté perceptible dans les créatures, entrevoit les profondeurs et les merveilles de la sagesse qui a si bien ordonné l’univers. »

    Et voici sa conception de la pensée, où l’on reconnaît l’esprit humaniste, l’esprit de la réforme : la conscience soumise à l’harmonie :

    « Les philosophes distinguent quatre sortes de mouvements:

    1.le déplacement de lieu,

    2.l’accroissement de ce qui grandit, la diminution de ce qui dépérit,

    3.l’attrait qui fait approcher l’animal d’un objet,

    4.la mobilité de l’entendement. (…)

    Aucune créature ne possède le troisième mouvement, hormis certains animaux qui ont une âme et des besoins, mais point de raison. C’est une appétence de l’âme qui rend la pensée attentive – car même chez les bêtes on doit l’appeler pensée – à un objet qui frappe les sens.

    L’impression en demeure dans la mémoire sous forme d’image et fait naître chez l’animal le désir de rechercher ce qui lui plaît, d’éviter ce qui le rebute (…).

    Le quatrième mouvement ne se rencontre que chez l’ange ou chez l’homme. Il concerne la mobilité de l’intellect. Les êtres privés de raison ne le possèdent pas. Il consiste en ce que le regard de l’intelligence se porte sur un objet avec plus ou moins de vivacité.

    On a sujet d’admirer ce mouvement si l’on conçoit combien l’intelligence incréée, qui est de loin supérieure à notre raison créée, a su former avec art et dispenser avec équité cette faculté qui dirige la volonté, la pensée et les actes humains selon l’équité et le bon sens ; et comme elle est capable de changer le mal en bien, non pas pour servir les méchants, mais pour les bons qui l’aiment.

    En effet, par l’opération merveilleuse de la providence, tout contribue à leur bien (…).

    Tout ce qu’il a créé nous montre sa bonté et son amour. Car il n’a rien fait pour satisfaire à ses besoins. Il pouvait exister seul, pour lui-même, dans un bonheur éternel.

    Mais, voyant qu’il lui était possible de faire participer la création à sa bonté, il a créé chaque chose suivant sa capacité et maintient tout par sa bonté. N’est-ce pas une marque de sa bienveillance infinie que le soin qu’il prend à régler toute chose au profit des créatures raisonnables? »

    On a donc la conception d’un monde ordonné, organisé, où l’être humain peut raisonner de manière harmonieuse, dans le respect de l’ordre. C’est la conception d’Aristote appliqué au sein du christianisme, une laïcisation de la religion, sa version bourgeoise (alors progressiste).

    Il est enfin, pour finir, intéressant de voir comment il formule le caractère « statique » du monde, que précisément la classe ouvrière et le matérialisme dialectique remettront en cause.

    Stitny explique cela de la manière suivante, tentant de contourner la réalité essentiellement contradictoire du monde :

    « Le feu n’est-il pas l’ennemi de l’eau et l’eau du feu? Pourtant la providence a tout réuni dans un seul monde.

    De par sa volonté, aucune force n’annule l’autre. Cet habile artisan donne la vie et pourvoit, selon l’ordre qu’il a établi, aux besoins de tout ce qui naît. Qui donc n’admirerait la profondeur de sa sagesse dans la disposition des parties de l’univers? (…)

    Pour que les contraires ne se détruisent pas mutuellement, il existe des intermédiaires qui ont avec chacun d’eux quelque ressemblance ou quelque affinité. Ils leur servent de traits d’union ou d’arbitres, possédant avec chacun d’eux une propriété commune. »

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  • Les prédications praguoises de la fin du moyen-âge

    À la fin du Moyen-âge, on était dans l’époque où les masses font irruption dans la religion, après les périodes romane et gothique. Une grande figure de la prédication fut Konrad von Waldhausen, mort en 1469, qui depuis Prague irradia au-delà même de la Bohême.

    Autrichien d’origine, il critiquait les ordres mendiants pour leur mode de vie en décalage avec leurs valeurs, ce qui lui apportait un soutien urbain important. Il fut d’ailleurs finalement directement protégé par l’empereur Charles IV contre l’opération menée par le Vatican pour se débarrasser de lui au moyen d’un procès pour hérésie.

    Charles IV soutint également l’un des cadres de l’appareil d’Etat, Jan Milíč de Kroměříž, qui devint un prédicateur de très grande envergure.

    Influencé par Konrad von Waldhausen (également connu sous le nom de Waldhauser), il ne prêchait cependant pas qu’en latin et en allemand, mais également en tchèque, ce qui lui permet d’élargir sa base, au point de tenter de réaliser une nouvelle église parallèle, où les laïcs tenaient une place équivalente au clergé.

    Jan Milíč critiquait les ordres mendiants, les rentes féodales, le commerce, l’emploi de travailleurs salariés considéré comme relevant de l’usure, rassemblant de nombreux partisans. Cette Nouvelle Jérusalem profita du soutien actif de Charles IV et disposa de pas moins de 29 bâtiments dans le quartier pragois marqué par la prostitution.

    Représentation romantique-national d’un bordel transformé en lieu de prédication avec Jan Milíč, par Alphonse Mucha en 1916 dans sa série L’Épopée slave

    Le peuple des villes était donc directement touché par la prédication et le mouvement de réforme religieuse était directement porté tant par la bourgeoisie que par l’empereur.

    Il est très expressif que l’empereur ait soutenu jusqu’au bout Jan Milíč de Kroměříž, alors que celui-ci vivait des crises mystiques où il considérait la venue de l’Antéchrist comme imminente, accusant même dans ses prêches l’empereur d’être celui-ci.

    C’est un élève de Jan Milíč de Kroměříž, nommé Matěj (Mathias) de Janov (environ 1354-1393), qui avait étudié à Paris de 1373 à 1381, qui continua les prêches populaires. Il rejetait le culte des images et celui des Saints, en affirmant que la Bible était la seule autorité en matière de foi, avec égalité des hommes et des femmes devant la communion.

    Il affirmait ainsi, attaquant l’Église :

    « Cette contradiction se rencontre chez eux toute le long du jour, toute leur vie. Leur bouche s’emploie le matin à louer Dieu, le reste de la journée à dire des balivernes, à boire, à se gorger et à médire d’autrui.

    Le matin, ils sont doux et dévots, le reste du jour cruels et rapaces. Le matin, ils récitent leurs heures avec beaucoup de soin, ils élèvent jusqu’aux nues le service de Dieu ; après le repas, ils s’adonnent aux vains propos et à leur mauvaise conduite, si bien qu’ils oublient Jésus-Christ.

    Jusqu’au soir ils goûtent les plaisirs de la terre et s’en excusent en disant qu’il faut bien qu’il en soit ainsi, parce qu’on est homme et que cela se fait partout, même chez les grands, les doctes, chez ceux qui ont l’air honnête et dévot. Et ils justifient leur conduite par des citations de l’écriture, des arguments, des commentaires et par beaucoup d’autre chose semblable. »

    Son point de vue mystique allait en fait de pair avec l’abolition de la règle monastique car, pour lui, le Christ désignait la somme des êtres vivants, ou encore la vie et ce qui sert à la reproduire ou la conserver : le blé et la vigne, le pain et le vin, l’eucharistie.

    Il parlait également de ce qu’il y a de vivifiant, d’actif et de constructif dans la nature par opposition à Bélial, la destruction. L’histoire de l’humanité était vue comme celle d’une lutte incessante entre les fils du Christ et ceux de Bélial : l’objectif nécessaire était de rétablir l’humanité dans sa nature première, le « chemin » comme règle de vie.

    Dans son Traité de l’Église, Matěj de Janov reprit ce principe d’un monde ordonné :

    « Je dis d’abord que la famille chrétienne, pareille aux étoiles, doit briller par ses différentes vertus, afin de s’accointer, dans l’éternité, avec la bienheureuse famille de Dieu dans le ciel. »

    Par conséquent, puisque le monde est ordonné – conception d’Aristote ou bien néo-platonicienne – il y a lieu de toujours saluer cet ordre.

    C’est cette perspective qui va former l’identité protestante avec son inquiétude permanente et individuelle par rapport à l’ordre divin. L’Islam ne dit pas autre chose et la source est la même : Aristote.

    Matěj de Janov a ici impulsé la démarche pratique au coeur de la culture hussite, qui elle-même va générer le protestantisme. À ses yeux, le pain était l’élément le plus important. C’est l’aliment de base, c’est également le lien avec Dieu.

    Il n’y a donc aucune raison que le pain et le vin, le corps et le sang du Christ, ne soit consommé que par le clergé lors de la cérémonie religieuse. Le calice, contenant le vin lors de la cérémonie chrétienne, devint le symbole de la révolte hussite.

    Matěj de Janov expliquait :

    « Il faut donc bien noter que le pain est le plus commun des aliments. Les hommes changent de nourriture et varient leur menu, mais ils mangent toujours du pain et ne le remplacent jamais par autre chose.

    Ceci concerne le verbe de Dieu, car bien que tous les actes, les paroles, les négoces, les études alternent selon les jours et se succèdent les uns aux autres… le verbe divin fait chair peut et doit toujours demeurer en notre volonté, raison et mémoire, en nos désirs, actes et paroles… de même, on ajoute toujours du pain pour assaisonner et tempérer le goût des autres aliments ; davantage, le pain les rends propres à nourrir les hommes, car, sans lui, les viandes, les fruits et les restes ne peuvent aucunement nous rassasier, comme le montrent l’usage et l’expérience quotidienne (…).

    De là nous est venu le nom du pain, du grec pan qui vaut autant comme omne ou totum en latin. Pareillement vinum qui est comme vis omnium ou vis homini.

    De même que, dans le pain, il se produit une union de nombreux grains, de même le sacrement rassemble toutes les perfections désirées et désirables pour l’être, la vie et l’entendement de quiconque le reçoit. »

    Le pain devient la réalité du sacrement, par Jésus, le christianisme est « chair ». Il n’y a donc pas lieu de trop considérer les statues, les représentations, qui ne sont pas ce qu’elles prétendent être.

    « Ainsi donc, tout bien pesé, une statue n’est que du bois ou de la pierre oeuvrée selon le bon plaisir de l’imagier et selon sa fantaisie : un signe du Christ et des saints impropre et inconvenant, dépourvu de sainteté, n’ayant en soi aucun droit au respect ; toutefois utile au vulgaire pour qu’il se remémore le Christ et les saints et soit porté à la dévotion. »

    Le protestantisme prolongera ce raisonnement et abolissant la notion de « vulgaire », supprimera les représentations.

    Matěj de Janov rejetait également le fait que les femmes soient mises de côté pour les sacrements, sa vision est celle d’une communauté solide, bien soudée. Constatant les guerres « fratricides » entre chrétiens, il demande :

    « Qui donc serait capable d’examiner ou d’expliquer les causes d’une pareille boucherie et d’une telle fureur qui anime les chrétiens contre leurs pareils. Qui ne serait frappé de stupeur et dévoré de chagrin en comparant les mœurs des chrétiens d’aujourd’hui, leur sujétion à tous les crimes et à toutes les iniquités, avec l’église primitive des saints qui possédait toutes les vertus, et qui était si unie par la charité, que tous ses fidèles « n’avaient qu’un cœur et qu’une âme » ? »

    Voici également un exemple de sa vision apocalyptique :

    « En ce qui concerne notre recherche, un autre Élie (c’est-à-dire un homme pénétré de l’esprit d’Élie) est requis pour rompre ce silence précédant l’avènement du christ et de l’antéchrist.

    Et si vous voulez savoir qui sont ces Elie nouveaux, je peux dire, pour autant que je l’ai appris par leurs actes, que ce furent Milic, prêtre vénérable, prédicateur puissant en œuvres et en paroles, dont le verbe flambait comme une torche ; et Conrad Waldhauser, homme également religieux et dévoué.

    Ils ont rempli de leur discours les métropoles de la chrétienté : Rome et Avignon où est le pape ; la Bohême et Prague où est l’empereur de la chrétienté. L’un deux, Conrad, est décédé à Prague où est César ; l’autre a trouvé la mort en Avignon où est le Pape. Et tous deux avant de mourir ont passé par toutes sortes de tribulations, pour la justice et la vérité de Jésus-Christ, en lutant jusqu’au dernier souffle contre la bête. »

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  • Prague, ville dorée

    Le royaume des pays tchèques est issu d’une Grande Moravie formée à l’ombre de l’empire fondé par Charlemagne, à la fin du IXe siècle.

    Se livrant au christianisme avec Rastislav puis Sventopluk, le royaume englobait les actuelles Moravie, Bohême, Slovaquie, Hongrie nord-occidentale et une partie orientale de l’Allemagne.

    La Grande Moravie à la fin du IXe siècle

    La Grande Moravie s’est effondrée sous le poids des dissensions internes pour le pouvoir et des raids magyars, mais la Bohême prit le relais avec Venceslas et Boleslav, de la dynastie des Přemyslides, rentrant en concurrence avec ce qui deviendra l’Autriche et la Bavière.

    C’est ainsi un grand royaume qui put se fonder. Un royaume qui rassemble pratiquement deux millions de personnes et qu’on peut appeler tchèque était alors imbriqué dans les pays allemands (qui formeront bien plus tard l’Allemagne et l’Autriche) : il était tellement puissant qu’il fut en mesure de prendre la direction du Saint Empire Romain germanique.

    L’extension maximale de l’influence des Přemyslides, sous le règne d’Ottokar II entre 1253 et 1271, avec principalement la Bohême, la Moravie, une large partie de l’Autriche actuelle.

    Au début du 14e siècle, la ville de Prague était ainsi la capitale d’un des États les plus puissants d’Europe, composé de la Bohême, de la Moravie, de la Basse et de la Haute Lusace, de la Basse et la Haute Silésie, ainsi qu’une ceinture de fiefs à l’ouest de la Bohême.

    En 1348 commença son agrandissement de 180%, faisant de cette ville la troisième en superficie en Europe après Rome et Constantinople. Une centaine de villages existaient également autour de Prague.

    La fondation d’une université la même année symbolisa le tournant culturel et intellectuel en Bohême. Prague devint un important centre humaniste et un grand centre commercial, avec des échanges avec Regensbourg, Nuremberg, Linz, Vienne, Breslau, Cracovie.

    Les villes tchèques ont fleuri précisément pendant le 14e siècle, au point qu’il n’y en aura pas de nouvelles avant 400 ans. Voltaire, évoquant le voyage de Charles IV à Paris en 1377, parle de « ce roi des rois, ce Germain fastueux », et le chapitre XIV de Zadig fait allusion à une anecdote où Venceslas IV ouvrit ses légendaires coffres à Nicolas Puchník.

    A la fin du 14e siècle, la Bible fut également traduite en tchèque, alors que l’Université de Prague avait comme professeurs de théologie des membres des ordres mendiants actifs en Bohême : le franciscain Adalbert Bludow, le dominicain Johannes von Dambach, l’ermite augustinien Nikolaus von Laun.

    La ville de Prague avait alors une grande importance religieuse, au moins 5 % des 40 000 personnes y vivant étant des religieux, dans un pays en pleine expansion économique et relativement épargné par l’épisode de la Peste Noire de 1348.

    Des élévateurs commençaient également à être utilisés dans les mines, ce fut l’apparition du système bielle-manivelle. Le mot pistolet vient également par exemple du mot tchèque « píšťala » qui désigne un petit canon portatif alors inventé, émettant un sifflement pour effrayer les chevaux d’une cavalerie.

    Les plaques gravées en creux, de poinçons ou de caractères métalliques, commençaient à être utilisées par les monnayeurs et les orfèvres pour trouver des techniques de reproduction.

    Christian de Prachatice écrivit un Traité de construction de l’astrolabe, Jean Sindel calcula la latitude de Prague et l’obliquité de l’écliptique, ce qui servira aux astronomes Tycho Brahé et Johannes Kepler.

    L’horloge astronomique de Prague, construite en 1410, est également un chef d’oeuvre technique et artistique.

    L’horloge astronomique de Prague

    Jan Hus, qui fut aidé financièrement par Christian de Prachatice – administrateur de l’Église dite hussite en 1437 –, proposa même alors une réforme de l’orthographe, par l’intermédiaire de son ouvrage De Orthographica bohemica (le polonais conservera l’ancienne pratique, le tchèque se modernisant de son côté avec l’apparition des lettres comme á, č, ď, é, ě, í, ň, ó, ř, š, ť, ú, ů, ý, ž).

    L’astronome et l’écrivain de chroniques, deux des automates de l’horloge astronomique de Prague

    Cependant, les contradictions étaient nombreuses. Le pays était parsemé de châteaux forts, de châteaux, de monastères, et la puissante noblesse était très mécontente de l’Église catholique qui possédait plus de la moitié des terres arables, avec des représentants au conseil de la couronne, dans les administrations, dans les diètes provinciales : les archevêques possédaient les 17 plus grands domaines de Bohême.

    La noblesse était également en conflit avec le roi tentant d’instaurer la monarchie absolue. Elle entretenait elle-même des bandes armées, bandes pouvant se fondre en un regroupement considérable et constituant une menace importante de pillage pour la région, allant jusqu’à attaquer des bourgs et des petites villes.

    La Bohême à l’Est dans le Saint Empire Romain germanique

    Dans ce cadre, Venceslas IV, qui régna de 1378 à 1419, en pleine période de crise donc, fut à plusieurs reprises capturé et emprisonné par la haute aristocratie. Il y avait ainsi une guerre civile entre factions aristocrates entre 1394 et 1404.

    Le roi lui-même était victime de la concurrence au sein du Saint Empire Romain germanique, ses adversaires allemands parvenant même à le déposer en 1400. Son propre frère Sigismond, roi de Hongrie et successeur désigné au trône de Bohème, fomentait des incursions armées afin de piller les réserves d’argent du centre minier de Kutna Hora.

    Le Saint Empire Romain germanique en 1400, avec le grand territoire de la Bohême à l’Est

    À l’inverse, la petite noblesse était particulièrement appauvrie, au point, dans certains cas, de basculer dans le brigandage et, en tout cas, dans une mesure certaine, d’être prête à rejoindre un soulèvement.

    De même, la bourgeoisie était mécontente  : elle payait le prix fort à l’Église, sous forme de rentes appelés taxes perpétuelles, car les maisons et les terrains urbains appartenaient pour beaucoup à celle-ci.

    De plus, les villes voyaient en leur sein dominer une mince couche, un patriciat d’origine allemande, s’arrogeant la main-mise sur le pouvoir urbain, sur les conseils et tribunaux urbains. Les bourgeois, les artisans, les boutiquiers, étaient quant à eux d’origine tchèque.

    Haute négoce et industries aux capitaux les plus importants étaient allemandes, comme la main d’oeuvre des mines d’argent de Kutna Hora. Le commerce des draps était le monopole des marchands de Francfort et Cologne, les beaux draps étaient importés des Flandres.

    Kutna Hora en 1490

    À côté de cela, la grande croissance de la ville de Prague avait donné naissance à une large plèbe, composé de journaliers, de travailleurs à la tâche, d’artisans appauvris.

    Enfin, dans les campagnes, le peuple serf devait payer à l’Église non seulement la dîme (le dixième de ce que rapporte l’étable et le champ), mais également le baptême d’un enfant, le mariage, la bénédiction des œufs et du sel, etc.

    La situation était ainsi marquée par de nombreuses contradictions. Il ne manquait plus que le fait que la contradiction principale devienne un moteur.

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  • La confluence de Wyclif l’averroïste politique et des oppositions laïques populaires

    Après Marsile de Padoue, c’est l’anglais John Wyclif qui va de nouveau mettre en avant la thèse de la prédominance de la royauté sur l’Église.

    Ayant étudié à Oxford, puis devenu docteur en théologie en 1371/1372, John Wyclif étudia par la suite la philosophie dans l’esprit dominant à Oxford, opposé au « nominalisme » dominant en Europe et considérant que les concepts ne représentaient pas authentiquement la réalité (le concept humanité représentant, par exemple, de manière synthétique, ou pas, l’humanité elle-même).

    Portrait de John Wyclif
    dans Scriptor Majoris Britanniae (1548)

    En pratique, John Wyclif était un religieux ayant conscience du caractère foncièrement opportuniste de l’Église. Il rejetait le confessionnal comme n’ayant pas existé au temps du Christ, ainsi que la transsubstantiation (la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie).

    Il n’acceptait pas le pape et son avidité, il considérait les prêtres comme des menteurs opportunistes et il affirmait que la grande qualité d’un croyant était la prédication.

    Il rejetait les textes écrits sur la Bible, celle-ci étant « le livre de vie, la loi du Seigneur très complète et très salubre » et se suffisant à elle-même.

    À ses yeux, toute personne ayant commis un péché mortel ne pouvait plus être évêque, prélat, ou même seigneur séculier, comme il le formulera, « Nul n’est seigneur s’il est en état de péché mortel. »

    Pour cette raison, en 1403, 45 articles furent proclamés hérétiques par l’Église. Par la suite, l’ensemble de ses œuvres furent interdites d’étude et, enfin, en 1410, ses ouvrages furent brûlés.

    Portrait de John Wyclif gravé en 1714 par le graveur français protestant Bernard Picart, avec une représentation de l’autodafé de ses livres

    Cependant, le point de vue de John Wyclif en faveur d’une séparation de l’Église et du pouvoir terrestre allait tout à fait dans le sens de la pointe de l’aristocratie anglaise, qui entendait s’approprier les biens de l’Église.

    De fait, la position de John Wyclif correspondait simplement à la transformation de l’averroïsme philosophique en averroïsme politique. Déjà Averroès avait développé sa conception de la « double vérité » afin de s’appuyer sur la royauté contre le clergé, ce qui échoua.

    John Wyclif, quant à lui, rencontra un écho favorable, ce qui fit son succès. Toutefois, les choses n’en restèrent pas là car le mouvement réel de l’histoire avait charrié une opposition populaire au sein du christianisme.

    Les béguins et les béghards, les Pauvres de Lyon qui devinrent les vaudois, etc., sont les plus connus des mouvements considérés comme « hérétiques » par l’Église catholique, mouvements qui essaimèrent cependant dans toute l’Europe.

    Oppositions laïques au catholicisme, ces mouvements exigeaient un retour à la pauvreté des apôtres, plaçant la foi au cœur de la croyance et rejetant la primauté du clergé.

    Il est à noter ici que le catharisme n’était pas du tout un mouvement de ce type, mais bien une religion différente du christianisme. Les mouvements laïcs et populaires d’opposition (encore « interne » au catholicisme) sont nés dans la période d’installation de la religion catholique en Europe, aux âges roman et gothique.

    Il y a ainsi une rencontre entre l’averroïsme politique, issu de l’averroïsme philosophique et directement produit au sein des intellectuels religieux des universités, et la protestation populaire contre la constitution par l’Église d’une caste au-dessus des masses populaires, alors que la religion avait été portée par les masses justement pour sortir de la barbarie des périodes précédentes.

    C’est l’aspect principal et involontaire du « wyclifisme ». En effet, John Wyclif n’avait formulé sa conception que dans le sens de la royauté. Il comptait simplement ouvrir un espace intellectuel en mettant hors-jeu l’Église catholique et il n’était pas du tout sur une ligne populaire-révolutionnaire.

    Il va pourtant réaliser une confluence : celle des protestations anti-féodales des masses avec une idéologie politique avancée de rejet ouvert du clergé.

    Dans un contexte de crise du mode de production féodal, une telle confluence est explosive – dans ce qui sera la France a lieu la « Grande Jacquerie » en 1358, réprimée de manière atroce par les féodaux.

    Les jacques et leurs alliés parisiens sont surpris et massacrés
    par une charge de chevalerie de Gaston Phébus et Jean de Grailli
    le 9 juin 1358, alors qu’il assiégeaient la forteresse du marché de Meaux
    où est retranchée la famille du dauphin Charles.
    Jean Froissart, Chroniques, XVe siècle

    Mais il mit également en branle les forces populaires, dans un contexte où la royauté pressurise massivement les paysans avec trois taxes spéciales pour financer la guerre de cent ans, en 1373, en 1379, et en 1380–1381 (les taxes étaient appelées « poll tax » et l’expression ne fut plus jamais employée par la suite, sauf par les détracteurs d’un nouvel impôt communal durant les années 1990, pour faire référence au caractère injuste de celui-ci).

    Les tisserands notamment, issus d’une immigration hollandaise faite à l’appel de la royauté anglaise, étaient déjà influencés par des courants religieux mystiques et égalitaires : ils devinrent l’épicentre de la révolte.

    Ceux qui furent appelés les lollards organisèrent un véritable soulèvement. Un grand rôle fut joué par John Ball, disciple de John Wyclif.

    John Ball revendiquait une église égalitaire dans l’esprit d’un retour aux valeurs d’origine du christianisme. Dans un de ses sermons qui fut prononcé à Blackheath (Londres), il posa une question devenue célèbre en Angleterre : « Quand Adam bêchait et Ève filait, où donc était le gentilhomme ? ».

    Emprisonné pour ses prêches contre les classes dominantes, il fut rapidement libéré à l’occasion d’une grande révolte des paysans en 1381, mené par Wat Tyler, qui parvint même à prendre le contrôle de Londres.

    John Ball haranguant les rebelles en 1381,
    dans un manuscrit des Chroniques de Jean Froissart de 1470

    Le roi feignit de négocier d’abolir « la servitude, le service féodal, les monopoles du marché et les restrictions sur les achats et les ventes » puis organisa très rapidement le massacre des insurgés.

    C’en était fini du wyclifisme anglais. La devise de John Wyclif pourtant – « Je crois que la vérité finira par triompher » – deviendra pratiquement celui d’un mouvement similaire en Bohême.

    Ses positions se diffusèrent en effet à l’étranger, et notamment en Bohême à partir de 1390.

    Dans le royaume de Bohême, il y avait le même besoin qu’en Angleterre d’une idéologie affirmant la primauté de la royauté.

    Ainsi, en 1409, à l’université de Prague, le roi renforça les positions wyclifistes grâce au Décret de Kutna Hora donnant trois voix, au lieu d’une seule, aux Tchèques contre une seule pour toutes les autres nations (Bavarois, Saxons, Polonais). Cela aboutit au départ des étudiants allemands, qui fondirent l’université de Leipzig, fournissant ainsi une prépondérance au courant wyclifiste.

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  • « Defensor pacis» de Jandun et Marsile de Padoue

    Pour rendre plus clairs les principes exprimés par Aristote et aussi pour résumer toutes les manières d’instituer les autres types de gouvernement, nous dirons que tout gouvernement s’exerce avec le consentement de sujets ou non. Le premier est le genre des gouvernements droits, le second le genre des gouvernements déviants. »

    Defensor pacis, I, 9, §5

    Lorsque l’averroïsme, idéologie la plus avancée de la Falsafa arabo-persane, pénétra en Europe, notamment à Paris, elle provoqua une grande crise dans l’Église catholique.

    La couche d’intellectuels formée par l’Église catholique, au cours des âges roman et gothique, avait en son sein de brillants penseurs, reconnaissant ou tendant au matérialisme radical affirmé par Averroès, dans le prolongement de l’interprétation d’Aristote par Avicenne et Al-Farabi.

    L’université de Paris devint le bastion du matérialisme dans la bataille contre l’Église et ses thèses idéalistes. Cependant, les penseurs de l’averroïsme latin ne disposaient pas d’une couche sociale progressiste pouvant porter leur conception.

    Pour cette raison, l’averroïsme dans sa version la plus radicale fut principalement éliminée. Seule une poignée d’éléments radicaux subsistaient, de manière éparse.

    Mais, en tant que concept, son affirmation avait été inébranlable : l’affirmation de la séparation du spirituel et du temporel avait eu un formidable écho au sein des couches cultivées.

    Dans ce cadre, les forces féodales en contradiction avec l’Église dominante depuis l’âge gothique vont directement utiliser l’averroïsme politique.

    Pour cette raison, Marsile de Padoue (vers 1280-1343), recteur de l’université de Paris en 1313, et Jean de Jandun (vers 1250-1328), professeur de la même université, avaient publié Defensor pacis en 1324.

    Une page du Defensor pacis
    de la première moitié du XIVe siècle

    Cette œuvre est un soutien direct à Louis de Bavière (Louis IV du Saint-Empire), en conflit total avec le pape. Louis de Bavière est par ailleurs salué de la manière suivante dans Defensor pacis :

    « Comme ministre de Dieu, [tu] donneras à cette entreprise la fin qu’elle souhaite recevoir de l’extérieur, très illustre Louis, Empereur des Romains, en vertu du droit du sang antique et privilégié, non moins qu’eu égard à ta nature singulière et héroïque, et à ton éclatante vertu, toi qui es animé d’un zèle inné et inébranlable pour détruire les hérésies, imposer et maintenir la vraie doctrine catholique et toute autre doctrine savante, détruire les vices, propager l’ardeur pour la vertu, éteindre les litiges, répandre partout la paix et la tranquillité et la fortifier. »

    Defensor pacis attribue une fonction civile, voire religieuse, essentielle à l’État, face à l’Église. En fait, deux idées dominaient ce manifeste. Tout d’abord l’idée que l’Église était subordonnée à l’État, celui-ci se fondant sur la légitimité populaire, en tant que république dans l’idéal. A cela s’ajoutait le refus de la hiérarchie au sein de l’Église.

    Couverture d’une version du Defensor pacis imprimé à Bâle en 1522

    L’ouvrage se fonde sur la philosophie d’Aristote, où l’être humain est un « animal social » qui recherche la paix. Pour cette raison, si l’Église s’affirme tel un corps extérieur, elle trouble la paix.

    L’État issu du peuple est légitime, pas la théocratie religieuse. Dans Defensor pacis, on lit ainsi :

    « Selon la vérité et l’opinion d’Aristote exprimée dans la Politique, livre III, chapitre 6, nous affirmerons que le législateur ou la cause efficiente et première de la loi est le peuple, c’est-à-dire le corps (universitas) des citoyens ou la partie prévalente (valentior pars) de ceux-ci, par le moyen de l’élection c’est-à-dire de la volonté exprimée dans l’assemblée générale des citoyens, prescrivant ou spécifiant ce qui doit être fait ou non concernant les actions civiles des hommes, soumis à la menace d’une peine ou d’une punition temporelle : je dis la partie prévalente, considérée comme quantité de personnes et selon leur qualité dans cette communauté politique pour laquelle a été promulguée une loi, soit que l’ait réalisé le corps entier des citoyens ou sa partie prévalente directement, soit que la tâche de la réaliser ait été donnée à une ou plusieurs personnes qui ne sont ni ne peuvent être le législateur au sens strict mais le sont en un sens relatif ou pour une certaine période de temps et par autorité du législateur premier. » (Defensor pacis, I, xii, §3)

    La conception « familiale » de la paix sociale affirmée par Aristote est un prétexte à l’affirmation de la décentralisation :

    « Car il n’y a pas la même nécessité à ce qu’il y ait un seul administrateur dans une seule famille et dans la cité tout entière ou dans plusieurs provinces, car ceux qui ne se trouvent pas dans la même famille domestique n’ont pas besoin de l’unité numérique d’un administrateur, du fait qu’ils ne partagent pas la nourriture et les autres nécessités de la vie (maison, lit, et le reste) et qu’ils ne s’associent pas en une telle unité, comme ceux qui font partie d’une même famille domestique.

    Car cet argument amènerait à conclure qu’il faut également un seul administrateur en nombre pour le monde entier, ce qui n’est pas utile, ni vrai. En effet, les unités numériques des principats selon les provinces suffisent pour une vie humaine dans la tranquillité. » (Defensor pacis, I, 17, §10)

    Pour cette raison, le pape est soumis au monde temporel :

    « Il appartient au législateur humain ou au prince par son autorité, non seulement de porter décret coercitif touchant l’observance des décisions du Concile, mais aussi d’établir la forme et le mode d’établissement au siège apostolique romain, ou élection du pontife romain. » (Defensor pacis, II, 21, §5)

    L’ouvrage aura un écho retentissant, porté par l’affrontement ouvert de Louis de Bavière avec le pape, avec même la tentative de mettre en avant un anti-pape.

    Le 23 octobre 1327, l’Église condamnera naturellement fermement les thèses de Marsile de Padoue, dans la constitution Licet Iuxta Doctrinam :

    « 2) Ces enfants de Bélial osent enseigner que le bienheureux apôtre Pierre ne fut pas plus chef de l’Eglise que chacun des autres apôtres ; qu’il n’eut pas plus d’autorité qu’eux; que Jésus-Christ n’en a fait aucun son vicaire ni chef de l’Eglise. (…)

    3) Les mêmes imposteurs osent soutenir que c’est à l’empereur de corriger et de punir le Pape, de l’instituer et de le destituer. Ce qui est contre tout droit. (…)

    4) [Ils affirment également que] Tous les prêtres, que ce soit le pape, un archevêque ou un simple prêtre ont, de par l’institution du Christ, une autorité et une juridiction égales. »

    Mais la vague de l’averroïsme politique, prolongement de l’averroïsme philosophique, était lancée.

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  • Affirmation historique de l’averroïsme politique à travers l’hussitisme

    Prenons un pays qui est très avancé à l’époque médiévale. Prenons ses classes sociales et considérons les toutes comme hautement combatives.

    On a alors la situation en Bohême au début du 15e siècle : la royauté puissante luttant pour établir la monarchie absolue, la noblesse tentant d’arracher au clergé ses propriétés terriennes, la bourgeoisie essayant d’arracher des prérogatives aux patriciens par ailleurs puissants dans les villes, les artisans et commerçants bataillant pour s’affirmer…

    Et, plus de 350 ans avant Gracchus Babeuf en France, une plèbe en quête d’une république sociale. Cela donna, il y a six cent ans de cela, des masses issues de tisserands, d’artisans, de paysans, pratiquant la guerre de guérilla pour établir l’égalité sociale la plus complète, dans le collectivisme.

    La technique du chariot développé par la guérilla hussite, le mouvement étant symbolisé par une oie et un calice. Oie se dit Hus en tchèque ce qui forme un jeu de mot avec le nom du premier théologien d’esprit protestant Jan Hus. Le calice désigne le fait d’avoir le droit d’y boire lors de la cérémonie religieuse chrétienne, et non simplement le prêtre.

    C’est une période formidable, d’une importance historique capitale. D’ailleurs, la tempête hussite – terme venant de Jan Hus, prédicateur rejetant la hiérarchie au sein de l’Eglise, ainsi que l’intervention politique de celle-ci – pava directement la voie à Martin Luther.

    À côté de Martin Luther, on trouvera également Thomas Müntzer, l’autre titan de la Réforme allemande, qui développait des thèmes collectivistes directement en référence à la révolution « taborite », du nom d’une colline de Bohême où les paysans en armes avaient établi une communauté égalitaire.

    Friedrich Engels parle ainsi de ce siècle :

    « C’est l’époque qui commence avec la deuxième moitié du XVe siècle.

    La royauté, s’appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé la puissance de la noblesse féodale et créé les grandes monarchies, fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquelles se sont développées les nations européennes modernes et la société bourgeoise moderne; et, tandis que la bourgeoisie et la noblesse étaient encore aux prises, la guerre des paysans d’Allemagne a annoncé prophétiquement les luttes de classes à venir, en portant sur la scène non seulement les paysans révoltés, – ce qui n’était plus une nouveauté, – mais encore, derrière eux, les précurseurs du prolétariat moderne, le drapeau rouge au poing et aux lèvres la revendication de la communauté des biens.  »

    Engels, Dialectique de la Nature

    Naturellement, la complexité vient du fait que la religion a été utilisée comme drapeau servant aux intérêts des uns et des autres. L’averroïsme philosophique, ce matérialisme arabo-persan assumé par les meilleurs intellectuels européens médiévaux, s’est transformé en averroïsme politique, utilisé par la royauté et la noblesse pour réfuter la primauté du clergé.

    L’exigence des deux vérités – une laïque, une religieuse – servant le matérialisme, s’est transformée en outil politique aristocrate face au clergé, mais également aux masses pour exiger le contrôle de la religion, rejetant catégoriquement le clergé.

    L’averroïsme philosophique rejetant la religion est ainsi devenu, et c’est là le paradoxe, le détonateur de masses revendiquant leur propre interprétation de la religion. Friedrich Engels note cela de la manière suivante :

    « L’histoire du christianisme primitif offre de curieux points de contacts avec le mouvement ouvrier moderne.

    Comme celui-ci, le christianisme était à l’origine le mouvement des opprimés. Il apparut tout d’abord comme la religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privés de droits, des peuples subjugués ou dispersés par Rome. Tous deux, le christianisme aussi bien que le socialisme ouvrier, prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère (…).

    Déjà au moyen-âge le parallélisme des deux phénomènes s’impose lors des premiers soulèvements de paysans opprimés, et notamment, des plébéiens des villes. Ces soulèvements, ainsi, que tous les mouvements des masses au moyen-âge portèrent nécessairement un masque religieux, apparaissaient comme des restaurations du christianisme primitif à la suite d’une corruption envahissante, mais derrière l’exaltation religieuse se cachaient régulièrement de très positifs intérêts mondains.

    Cela ressortait d’une manière grandiose dans l’organisation des Taborites de Bohème sous Jean Zizka, de glorieuse mémoire ; mais ce trait persiste à travers tout le moyen-âge, jusqu’à ce qu’il disparaît petit à petit, après la guerre des paysans en Allemagne, pour reparaître chez les ouvriers communistes après 1830.

    Les communistes révolutionnaires français, de même que Weitling et ses adhérents, se réclamèrent du christianisme primitif, bien longtemps avant que Renan ait dit :  » Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs ». »

    Engels, Contributions à l’Histoire du Christianisme primitif

    Avec l’averroïsme politique débouchant sur la tempête hussite et la révolution taborite s’ouvre la période moderne. Les contours du drapeau rouge commencent à se dessiner.

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  • L’effondrement du Parti Socialiste SFIO en 1914

    La question paysanne, largement incomprise ou refusée, malgré une bonne analyse de la situation, devait ôter au Parti Socialiste SFIO la lecture d’une large pan de la réalité. Mais ce ne sont pas seulement les paysans qui manquent à l’appel : il y a également les femmes.

    Au congrès de 1907, l’extension du suffrage universel aux femmes est considérée comme « légitime et urgente ». Cependant, il n’y eut pas de campagne massive en ce sens, le Parti étant réticent à lutter pour le droit de vote à des personnes considérées comme prisonnières de la réaction sur le plan culturel et intellectuel.

    Le Parti capitulait devant ce qui le dérangeait, déléguant au syndicat l’organisation des ouvriers, espérant que par les élections il y aurait des vagues d’adhérents, mettant de côté les questions éminemment politiques. La seule politique qui existait, c’est celle de l’attente de quelque chose produisant un écho puissant.

    Le second congrès exprime bien cette attente, dans sa salutation aux révolutionnaires russes, au-delà de la dimension internationaliste :

    « Le Congrès de Chalon envoie son salut fraternel à l’héroïque prolétariat de la Russie et de la Pologne qui, au prix de sacrifices douloureux et sans nombre, use et brise les forces d’oppression de l’autocratie.

    Il envoie également son salut fraternel aux partis socialistes et révolutionnaires qui, depuis des années, supportent, avec une vaillance sans pareille, les fureurs sanguinaires du despotisme et qui, traqués, persécutés, martyrisés, mais jamais vaincus, se battent dans les rangs de la classe ouvrière.

    Il acclame avec enthousiasme le prochain triomphe de la révolution qui, en abattant le tsarisme, cette formidable forteresse de la réaction européenne et qui, en nationalisant la propriété capitaliste, émancipera, en Russie, les travailleurs, et déchaînera en Europe la révolution sociale.

    Vive le prolétariat de la Russie et de la Pologne !

    Vivent les socialistes et les révolutionnaires de la Russie et de la Pologne !

    Vive la révolution internationale ! »

    En dehors de cette attente, de ce grand soir ne venant pas, et dans la reconnaissance en 1914 avec la crise du déclenchement de la guerre mondiale d’une situation minoritaire, sans perspective, la capitulation ne pouvait que se produire en cas de coup de pression de la société et de l’État. La mobilisation ne pouvait que balayer ce qui était une forme sans réel contenu.

    Le manifeste de la « section française » de l’Internationale, publié dans l’Humanité du 28 juillet 1914, se met ainsi à la remorque du gouvernement, en qui il faudrait faire confiance dans la situation de crise :

    « CITOYENS, 

    L’anarchie fondamentale du système social, les compétitions des groupes capitalistes, les convoitises coloniales, les intrigues et les violences de l’impérialisme, la politique de rapine des uns, la politique d’orgueil et de prestige des autres, ont créé depuis dix ans dans toute l’Europe une tension permanente, un, risque constant et croissant de guerre. 

    Le péril a été subitement accru par la démarche agressive de la diplomatie austro-hongroise. Quels que puissent Etre les griefs de l’État austro-hongrois contre la Serbie, quels qu’aient pu être les excès du nationalisme panserbe, l’Autriche, comme l’ont dit bien haut nos camarades autrichiens, pouvait obtenir les garanties nécessaires sans recourir à une note comminatoire et brutale qui a fait surgir soudain la menace de la plus révoltante et de la plus effroyable des guerres.

    Contre la politique de violence, contre les méthodes de brutalité qui peuvent à tout instant déchaîner sur l’Europe une catastrophe sans précédent, les prolétariats de tous les pays se lèvent et protestent. Ils signifient leur horreur de la guerre et leur volonté de la prévenir.

    Les socialistes, les travailleurs de France font appel au pays tout entier pour qu’il contribue de toutes ses forces au maintien de la paix. Ils savent que le gouvernement français dans la crise présente a le souci très net et très sincère d’écarter ou d’atténuer les risques de conflit.

    Ce qu’ils lui demandent, c’est de s’employer à faire prévaloir une procédure de conciliation et de médiation rendue plus facile par l’empressement de la Serbie à accorder une grande partie des demandes de l’Autriche. Ce qu’ils lui demandent, c’est d’agir sur son alliée, la Russie, afin qu’elle ne soit pas entraînée à chercher dans la défense des intérêts slaves un prétexte à opérations agressives.

    Leur effort correspond ainsi à celui des socialistes allemands demandant à l’Allemagne d’exercer auprès de l’Autriche son alliée une action modératrice. Les uns et les autres à leur poste d’action, font la même œuvre, vont vers le même but. 

    C’est cette forte, c’est cette impérieuse volonté de paix que vous affirmerez, citoyens, dans les réunions que nous vous invitons à multiplier. C’est pour affirmer avec plus de vigueur et d’ensemble la commune volonté de paix du prolétariat européen, c’est pour concerter une vigoureuse action commune que l’Internationale se réunit demain à Bruxelles.

    En elle et avec elle, nous lutterons de toute notre énergie contre l’abominable crime dont le monde est menacé. La seule possibilité de ce crime est la condamnation et la honte de tout un régime.

    A bas la guerre !

    Vive la République sociale !

    Vive le Socialisme international !

    BEUCHAHD, BRAEMER, BRACKE, CAMÉLINAT, COMPÈRE-MOREL, DORMOY, DUBREUILH, DUCOS DE LA HAILLE, GÉRARD, GRANVALLET, GROUSSIER, GUESDE, HELIES, HERVE, JAURES, MAILLET, PEDRON, POISSON, RENAUDEL, ROLAND, ROLDES, SEMBAT, VAILLANT, UHRY »

    L’assassinat de Jean Jaurès finira de faire capituler le Parti. Le 4 août 1914, l’Humanité racontait les obsèques de Jean Jaurès en décrivant celui-ci comme « un pur Français de la pure France » qui a servi à « maintenir intact, au cœur des prolétaires meurtris, la confiance dans la République », lui qui a été « assassiné par un soi-disant patriote ».

    Deux jours auparavant, le groupe parlementaire, la commission administrative permanente du Parti et le conseil d’administration de l’Humanité acceptaient l’Union Sacrée, Marcel Sembat devenant ministre des Travaux Publics, Jules Guesde ministre d’État sans portefeuille, et par la suite, en mai 1915, Albert Thomas sous-secrétaire d’État aux munitions.

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  • Le Parti Socialiste SFIO et la question des campagnes

    Le Parti Socialiste SFIO était largement influencé par l’esprit de regroupement ouvrier des villes, avec les influences de l’esprit de l’ateliers, de la boutique, dans la tradition parisienne. Pour cette raison, il était proche des coopératives qui se formaient. En septembre 1910, une campagne commune avec les coopératives socialistes fut même menée dans la région parisienne avec comme mot d’ordre « Contre la vie chère ! Sus aux affameurs », avec l’utilisation de 15 000 affiches et 100 000 tracts, pour une série de meetings.

    Les coopératives furent inévitablement à l’origine d’un vaste débat, qui occupa les esprits lors du 7e congrès, en 1910. La motion qui l’emporta de peu – avec 202 voix contre 142 – attribuait aux coopérations une « valeur propre dans l’effort général d’éducation et d’organisation des prolétaires », demandant donc un appui aux socialistes, tout en avertissant des limites de cette forme, conjointement à la nécessité de s’organiser en priorité dans le syndicat et dans le Parti.

    La seconde motion rejetait la nature de classe des coopératives, mais appelaient à y faire un travail politique pouvant être efficace, prévenant toutefois que de par leur démarche, les coopératives se heurteraient à un mur dans leur existence même dans une société capitaliste.

    Cet état d’esprit reflète bien la recherche systématique de voies pour s’exprimer à travers les interstices de la société capitaliste, dans l’oubli complet de la paysannerie regroupant pourtant plus de la moitié du pays. Il y eut pourtant beaucoup d’exigences pour un positionnement clair, qui mit du temps à se mettre en place.

    La question agraire fut ainsi très longuement étudiée au 6e congrès en 1909, tenu à Saint-Étienne les 11, 12, 13 et 14 avril 1909 ; à ce moment, il y a pratiquement trois millions d’ouvriers agricoles qui échappent au Parti Socialiste SFIO, tout en formant un appel d’air évident. Les possibilités d’organiser également les paysans les plus pauvres étaient soulignées. Le Parti disposait d’ailleurs en général d’un aperçu très net, avec des informations très concrètes et des cadres ayant une lecture tout à fait précise des situations locales.

    Cependant, au-delà de très intéressantes analyses concrètes témoignant d’un véritable travail de fond dans les villages et les campagnes, il se posait la question des mots d’ordre, avec la problématique de la petite propriété à l’arrière-plan. Comment combiner le socialisme avec des paysans qui, lorsqu’ils étaient des petits propriétaires, entendaient bien le rester ?

    Au 6e congrès, Hubert Lagardelle, très marqué par le syndicalisme révolutionnaire dont il participa à la conceptualisation par ailleurs, et qui ira jusqu’au soutien au fascisme, constate de la manière suivante cet attachement à la propriété où viennent se buter les socialistes :

    « Mais là où le problème est dramatique, c’est à l’égard de la seule classe vis-à-vis de laquelle nous sommes dans un état d’inquiétude, c’est la propriété paysanne, le faire-valoir direct ou qui utilise quelques bras pour le complément de l’exploitation elle-même.

    Voilà la difficulté : le propriétaire paysan, lui qui possède et qui a le sentiment de la possession ; et celui-là, si nous l’observons psychologiquement, nous voyons la différence fondamentale, nous n’avons pas à le nier, qu’il y a entre lui et l’ouvrier de la grande industrie.

    Il n’est pas hors de la propriété, il est dans la propriété, il tient à la terre, comme la plante, par la racine, il est pleinement imbibé du désir de posséder, d’améliorer sa situation économique, de s’émanciper dans la mesure du possible dans les cadres mêmes de la société actuelle ; il n’est pas rejeté par les conditions de sa vie en dehors des limites mêmes du capitalisme, il s’y est incorporé, et tous ceux qui ont étudié la psychologie paysanne depuis Balzac ont pu démontrer quel âpre sentiment de propriétaire est au fond de l’âme rurale, quel désir farouche il a de posséder et de défendre son sol.

    Et c’est pour cela que Marx a parlé – et on le lui a reproché si souvent – des sentiments mauvais du paysan et de l’imbécillité paysanne. C’est qu’il voyait ces hommes ainsi enterrés dans une forme antérieure et rétrograde de propriété, ne participant en rien au mouvement de la culture moderne, précisément parce qu’ils sont ainsi dans un individualisme absolu, dans des forme déjà dépassées de l’évolution économique (…).

    Ces paysans sont là, ils sont près de nous vivant et agissant, et comme en France il y en a dix-huit millions, nous sommes bien obligés de dire quelle va être notre attitude en face d’eux, qui appartiennent à un milieu si différent du milieu ouvrier, qui ont une psychologie si passionnément antisocialiste.

    Comment les prendre, puisqu’il faut les prendre ? Nous ne pouvons évidemment être des sauveurs, ni des naufrageurs (…). On ne peut pas se poser comme des sauveurs d’une petite propriété qui peut-être même menace, qui en tout cas développe des sentiments qui ne sont pas socialistes, et d’autre part, on ne peut pas être des naufrageurs et aller de village en village prononcer la même oraison funèbre de la petite propriété. »

    Il est significatif que Hubert Lagardelle, ayant constaté cela, ne trouve pas de solution, par manque de dialectique et de compréhension des différenciations au sein des paysans, qui ne sont pas une classe sociale. Lui envisage au mieux une sorte de compromis, avec un soutien aux paysans propriétaires par un assainissement de l’État sur le plan financier.

    Cette tendance finira de s’exprimer dans la logique corporatiste et planiste du fascisme dont il deviendra un partisan, Benito Mussolini le considérant par ailleurs comme quelqu’un en ayant pavé la voie.

    Au même congrès, Gustave Hervé, qui passa également dans le camp du fascisme, avertit le Parti en ce qui concerne le rapport aux paysans :

    « Je constate que l’abus que vous avez fait de la méthode parlementaire les uns et les autres vous a fait perdre la direction morale de la classe ouvrière dans les villes, et que l’abus qu’en ont fait d’autres compromet votre avenir parlementaire dans les campagnes, et je dis que lorsque vous promettez à de paysans la réforme totale par le Parlement, lorsque vous venez à la tribune de ce Congrès leur parler comme Maxence Roldes hier, de réglementer la production agricole, en disant qu’on pourrait truster tout cela comme si le trust était possible avec des millions de petits propriétaires…

    Oui, le trust est possible quand l’évolution économique a groupé toute une industrie entre les mains d’une vingtaine, d’une trentaine de Sociétés ; mais faire le trust avec ds millions de paysans, si vous croyez établir cela par le régime parlementaire, si vous faites des promesses pareilles aux paysans, avec votre Sénat ou même sans votre Sénat conservateur, si vous croyez que vous réaliserez ces réformes par voie parlementaire, vous vous apprêtez à vous perdre aux yeux de la classe paysanne des petits propriétaires, beaucoup plus vite encore que se sont perdus les radicaux, aux yeux des ouvriers des villes, pour n’avoir pas fait assez vite ou pour n’avoir pu réaliser leurs réformes. »

    Malheureusement, la question de la dialectique classe ouvrière – paysannerie ne fut pas posée de manière adéquate, et vue par des gens qui ne surent pas comment y arriver. Cela devait être très lourd de conséquences, puisque le Parti ne parvenait de ce fait pas à se relier à la moitié du pays, d’un poids capital sur le plan idéologique et culturel.

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  • Le Parti Socialiste SFIO et les campagnes anti-guerre

    Le refus de la guerre fut au coeur de l’identité des socialistes. Le 24 septembre 1911, 60 000 personnes se réunirent notamment à Paris contre la guerre, malgré l’interdiction et la présence de la police et de l’armée, alors qu’en même temps se réunissait à Zurich, en Suisse, le Bureau socialiste international, représentant 14 pays.

    Le 17 novembre 1912, des meetings eurent lieu dans différents pays pour s’opposer à la guerre, Jean Jaurès étant à Berlin, Jean Longuet et Rognon à Londres, Compère-Morel à Milan, Gustave Hervé à Rome, Cachin à Strasbourg. Furent présents au meeting parisien – qui rassembla 100 000 personnes et qui fut boycotté par la CGT -, le belge Vandervelde, le russe Roubanovitch, l’Allemand Scheidemann, le Britannique Mac Donald, l’Autrichien Pernerstorfer.

    Le 21 novembre 1912 se tint dans la salle parisienne de la Bellevilloise un congrès extraordinaire préparatoire au congrès extraordinaire contre la guerre des 24 et 25 novembre à Bâle.

    Voici la résolution prise alors à Paris :

    « Le Congrès national du Parti socialiste constate avec joie que les prolétaires français, répondant à l’appel de l’Internationale contre la guerre, ont manifesté avec force. Il voit dans ces manifestations le prélude d’un effort d’organisation qui seul permettra à la classe ouvrière de notre pays de remplir tout son devoir.

    Jamais ne fut plus impérieuse la nécessité de lutter contre les menaces de conflit. Jamais guerre plus monstrueuse, plus anti-nationale et plus antihumaine, n’aurait éclaté sur l’Europe.

    Si les grandes nations européennes y étaient entraînées, ce ne serait ni par le souci de leur indépendance, ni par des raisons vitales, mais par l’aberration la plus folle et les combinaisons les plus artificielles.

    Ni les travailleurs, ni les démocrates de France ne permettront que notre pays soit jeté dans le conflit le plus horrible par des traités secrets dont la démocratie ne connaît aucune clause.

    C’est pour épargner à la civilisation le plus cruel désastre, à la race humaine la plus douloureuse épreuve, à la raison l’humiliation la plus funeste que les prolétaires français lutteront à fond contre toute tentative de guerre.

    Ils useront, pour la prévenir, de tous les moyens légaux. Dans le Parlement, ils appelleront la lumière sur les traités secrets ; ils insisteront pour les procédures d’arbitrage total ; ils dénonceront les vues exclusives et étroites de la diplomatie. Dans le pays ils multiplieront les réunions, les manifestations de masse, pour éveiller les citoyens de leur torpeur et pour les préserver du mensonge.

    Et si, malgré leurs efforts, des minorités imprudentes déchaînaient le conflit, si la France est jetée à la guerre par des combinaisons de diplomatie occulte, les travailleurs et les socialistes de France auront le droit de dire bien haut, avec la pleine conscience de leur responsabilité, que jamais ne fut plus justifié, pour les peuples qu’on tenterait de mettre aux prises, le recours aux moyens révolutionnaires, grève générale et insurrection, afin de prévenir ou d’arrêter le conflit et d’arracher le pouvoir aux classes dirigeantes qui auraient déchaîné la guerre.

    Le Congrès est convaincu que la meilleure garantie de la paix est que tous les Gouvernements sachent bien qu’ils ne pourront sans péril pour eux-mêmes provoquer les désastres d’un conflit universel.

    Il espère que l’effort commun de propagande et d’action des prolétaires de tous les pays préviendra l’explosion de la guerre générale dont le monde est périodiquement menacé.

    Il donne mandat à ses délégués au Congrès de Bâle de travailler en plein accord avec l’Internationale et par une résolution unanime, à intensifier partout la propagande et l’action contre la guerre. »

    A Bâle, 12 000 personnes manifestent ainsi avant de se diriger vers la cathédrale, devant laquelle sont érigées à la hâte des tribunes en raison de l’affluence trop nombreuse. 26 orateurs prirent ensuite la parole pour commencer un congrès rassemblant 550 délégués représentant 23 pays.

    Congrès socialiste international, Bâle, 24-26 novembre 1912, avec une allégorie discutable de l’ennemi représenté par un serpent

    Jean Jaurès fit partie de ces orateurs, voici son discours prononcé dans la cathédrale.

    « Citoyens! Nous sommes réunis ici en une heure de soucis et de responsabilités. Le poids des responsabilités a d’abord pesé le plus lourdement sur les épaules de nos frères des Balkans. Mais, finalement, cette responsabilité inouïe pèse sur l’Internationale tout entière, d’abord à cause de notre solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le conflit s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes enveloppent tous les travailleurs d’Europe.

    Empêcher cela c’est le devoir de tous les travailleurs du monde entier.

    Il ne s’agit pas d’une question nationale, mais d’une question internationale.

    Récemment, la presse bourgeoise de France raillait en parlant du Congrès et elle était d’avis qu’il s’agissait uniquement d’une parade socialiste et que les socialistes savaient même très bien que la paix n’était pas du tout menacée; ils voulaient seulement se donner, après coup, l’air d’avoir, par leurs protestations, sauvé la patrie.

    Mais, dans les derniers jours, ces mêmes journaux furent obligés de publier les nouvelles les plus sérieuses.

    La vérité est que l’insécurité et la confusion règnent partout; la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre à un choc général; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte des conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution.

    Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le vertige peut saisir ceux qui hésitent encore.

    C’est pourquoi nous, les travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix. Oh! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat.

    Ici, à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but répond à leur pensée et à leur volonté: maintenir la paix. Mais, puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous.

    Ils s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également réconfort et espérance.

    Et le salut adressé par le gouvernement de Bâle à l’Internationale évoqua la mêmes sentiments. Ce fut un bon signe; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.

    Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique: Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango! Vivos voco: j’appelle les vivants pour qu’il se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. 

    Mortuos plango: je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango: je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.

    Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique. Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se pose à lui-même: Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères, que ferons-nous pour échapper à cette épouvante?

    Nous ne pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.

    Les gouvernements d’Europe doivent comprendre que la véritable signification du Congrès est de souligner, de réaliser et de fortifier notre unité. Nous échangeons des opinions, des idées, des connaissances, des promesses, des décisions et des espoirs. Et cette action ne peut cesser le lendemain du Congrès.

    Nous devons nous rendre partout pour porter dans les masses la conscience de notre action, nous devons encore une fois confirmer dans tous les Parlements que nous voulons la paix.

    La pensée et la paix remplit toutes les têtes et si les gouvernements sont indécis et hésitent, nous devons mettre en œuvre l’action prolétarienne. C’est là l’œuvre de ce Congrès. Il n’y en a pas de plus noble!

    Déjà tant de pensées, déjà tant d’espoirs se sont élevés vers cette voûte. Mais quelque haut que puissent s’être envolés ces rêves, il ne peut rien y avoir de plus sublime que la volonté de faire vivre la Justice et la Paix.

    Cette même église a vu siéger une assemblée d’évêques qui s’est déchirée dans la lutte contre le schisme et la désagrégation. Quel contraste avec la séance d’aujourd’hui! Nous ne sommes pas divisés ici du fait d’antagonismes d’intérêts, mais nous unis par le cœur, la pensée, la doctrine, l’action ou la volonté. Et nous quitterons cette salle en jurant de sauver la paix et la civilisation.

    Nous penserons à ces mots qu’un Allemand a prononcés récemment: « Les gouvernements réfléchiront que s’ils amènent le danger de la guerre, les peuples pourront facilement faire le calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de victimes que la guerre des autres ». »

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  • Le Parti Socialiste SFIO et la position quant à la guerre avant 1914

    La guerre est un des thèmes récurrents de la réflexion des socialistes. Les seuls débats qui existent tournent autour de la question de savoir comment la contrecarrer. La guerre envisagée est celle entre la France et l’Allemagne, mais de par la constatation de la force de la social-démocratie allemande et la croyance en la nature républicaine de la France, elle apparaît comme virtuel. Elle se présente plus pour le Parti Socialiste SFIO comme une espèce de vaste conflagration qui provoquerait un vaste soulèvement.

    Lors du troisième congrès, en 1906 à Limoges, trois motions furent proposées au vote :

    – celle de l’Yonne obtenant 31 mandats,

    – celle du Nord obtenant 98 mandats,

    – celle de la Seine, 153 mandats.

    La première proposait de répondre à une déclaration de guerre « par la grève militaire et l’insurrection ». De manière intéressante, elle fut rédigée par Gustave Hervé, la grande figure d’alors de l’anti-militarisme et du refus du principe de nation. Il deviendra par la suite un ultra-nationaliste en 1914, puis un partisan acharné du fascisme.

    La seconde affirmait que pour combattre une éventuelle guerre, il suffisait de lutter le plus à fond pour le socialisme.

    La troisième, que voici en entier, est très clairement ambiguë avec l’établissement d’une notion de « défense » de la nation attaquée.

    « Le Congrès confirme à nouveau les résolutions des Congrès internationaux antérieurs :

    1° Pour l’action contre le militarisme et l’impérialisme qui ne sont autre chose que l’armement organisé de l’Etat pour le maintien de la classe ouvrière sous le joug économique et politique de la classe capitaliste ;

    2° Pour rappeler à la classe ouvrière de tous les pays qu’un gouvernement ne peut menacer l’indépendance d’une nation étrangère, sans attentat contre cette nation, sa classe ouvrière, et aussi contre la classe ouvrière internationale ; que la nation et sa classe ouvrière menacées ont le devoir impérieux de sauvegarder leur indépendance et autonomie contre cet attentat, et le droit de compter sur le concours de la classe ouvrière de tous les autres pays ; que la politique antimilitariste et uniquement défensive du Parti socialiste lui commence de poursuivre, à cet effet, le désarmement militaire de la bourgeoisie et l’armement de la classe ouvrière par l’armement général du peuple. »

    Cette motion allait de paire avec la demande à l’Internationale, pour son prochain congrès, d’une « action préparée et combinée » pour mobiliser « pour la prévention et l’empêchement de la guerre par tous les moyens, depuis l’intervention parlementaire, l’agitation publique, les manifestations populaires, jusqu’à la grève générale ouvrière et l’insurrection ».

    Cette motion de Limoges connut par la suite un nouveau vote, après de très âpres débats. La première partie reçoit 251 voix pour, avec 23 contre et 30 abstentions, tandis que la seconde partie, consistant en la demande à l’Internationale, fut adoptée avec 169 voix pour, 126 contre et 9 abstentions.

    Cependant, tout cela fut très formel. Les propos de Jules Guesde reflète la non-mise en perspective du Parti Socialiste SFIO de ce qu’est la guerre, qui est vu non pas comme une expression du capitalisme, mais comme un simple militarisme jusqu’au boutiste.

    Jules Guesde peut donc tenir un discours en apparence ultra-radical :

    « Je dis que ce n’est pas à propos de la guerre qu’il faut parler d’insurrection, bien plus possible en temps de paix ! Ce sont les bourgeois, bien gavés, qui prêtent aux prolétaires leur horreur de la guerre.

    Mais la paix, pour les prolétaires, est plus cruelle que la guerre. Ah ! les millions de cadavres, de blessés, de veuves, d’orphelins, c’est dans la paix qu’ils s’entassent, et l’industrie moderne est un immense champ de massacre.

    Si, contre tout cet amas de souffrances dont est faite la paix, malgré toute notre propagande, le prolétariat n’est pas capable de s’insurger pour s’affranchir, il en sera encore moins capable contre la guerre, au moment de la guerre. »

    Ou bien encore :

    « Mais, ajoute Jaurès, il faut que cette action contre la guerre, pour la paix, soit déterminée comme devant aller jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’insurrection, et c’est pourquoi il y a lieu de voter la deuxième partie dans la motion de Limoges.

    Et moi, je demande comment et pourquoi cette action ouvrière socialiste, que vous voulez affirmer devoir être poussée jusqu’à l’insurrection contre la guerre, contre une guerre problématique, lointaine et qui ne viendra peut-être jamais, vous ne la poussez pas, dans vos formules et vos déclarations, jusqu’à l’insurrection, lorsqu’il s’agit de l’exploitation capitaliste à faire disparaître, en arrachant le pouvoir politique à la bourgeoisie pour socialiser la propriété.

    Il y a là quelque chose de vraiment étrange et sur quoi je dois insister : vous ne demandez au prolétariat d’être héroïque, de se préparer à une Révolution violente que pour le cas où la paix serait en péril, qu’en vue de sa peau à défendre, et vous ne lui demandez pas d’être héroïque, de se préparer à la même Révolution violente, pour sa complète et définitive libération, dès qu’il le pourra ! (Applaudissements)

    [Vaillant intervient : Nous l’avons toujours demandé.]

    Vous ne l’avez mis dans aucune résolution de Congrès socialiste. »

    Cependant, malgré la nature vaine de ces propos insurrectionnalistes ne reflétant que le blanquisme, le culte de la minorité agissante, le Parti Socialiste SFIO n’hésita pas à systématiser ses campagnes anti-guerre, dans le cadre de l’Internationale. Il y a ici une incohérence profonde, tenant à la nature même du Parti Socialiste SFIO comme projet.

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  • Le Parti Socialiste SFIO et le refus social-démocrate de l’alcool

    Un autre exemple important de dilemme pour les parlementaires fut la proposition de loi faite par le radical Joseph Reinach sur la limitation des débits d’alcool et de liqueurs alcooliques à consommer sur place et la réglementation des débits de boisson de toute nature. En effet, le Parti Socialiste SFIO se situait ici tout à fait dans la tradition social-démocrate de réfutation totale de l’alcool.

    On retrouve cependant une démarche tout à fait opportuniste, pour des raisons pratiques. En effet, lorsque des socialistes se faisaient licencier en raison de leurs activités et qu’ils ne retrouvaient plus de travail pour cette raison, ils devenaient marchands de journaux ou bien ouvraient un début de boisson. Cela leur permettait de vivre et de pouvoir discuter avec des ouvriers, de diffuser leurs idées en jouant le rôle de tenancier.

    Évidemment, cela rentrait en profonde contradiction avec le sens de leur démarche initiale. Toutefois, l’importance de la démarche sur le plan de l’écho pratique était telle que cela apparaissait comme intouchable.

    Dans le grand bastion de Roubaix, environ 1/4 des adhérents tenaient eux-mêmes des débits de boisson. Le dilemme était donc très grand et seule une réelle orientation culturelle alliée à un esprit social-démocrate aurait pu amener une sortie par le haut.

    Au congrès de 1912, Georges Mauranges reprocha donc à certains députés de ne pas avoir soutenu une loi pour limiter le nombre de bistros. On l’accusa alors de croire en la possibilité de progresser dans le capitalisme, et Adéodat Compère-Morel, une figure importante du Parti, expliqua ainsi :

    « Si la proposition avait dû limiter la consommation de l’alcool, nous aurions été les premiers à la voter, et nous pouvons dire que le jour où on déposera une proposition pour supprimer la consommation de l’alcool, nous la voterons tous… (Très bien !)

    Ce que nous avons craint, comme toujours, c’est que sous couleur de faire une action soi-disant antialcoolique, on dupe encore une fois de plus les travailleurs !

    Et puis avons-nous besoin de nous prêter à ces faces gouvernementales pour lutter contre l’alcoolisme ? Est-ce qu’en faisant du socialisme, nous ne faisons pas de l’antialcoolisme ?

    Et puis, est-ce que nous ne donnons pas tous l’exemple par nous-mêmes… »

    Jules Guesde justifia également le refus de soutenir la loi, au motif qu’aucune réforme ne peut aboutir.

    « Compère-Morel vous l’a dit, et je le répète, le jour où, nous serons saisis d’une proposition de loi portant interdiction de la fabrication et de la vente de l’absinthe, interdiction de la vente de l’alcool, une pareille proposition réunira l’unanimité de nos voix… (Exclamations sur certains bancs.) »

    Les socialistes reconnaissaient bien que l’alcool était un puissant obstacle au développement de la conscience socialiste, ils entendaient le supprimer, mais furent incapables d’entrevoir une possibilité de formuler cela politiquement, d’en voir la valeur idéologique. Et ils se retrouvaient enserrés dans le piège parlementaire posé par les radicaux.

    Voici une anecdote des débats, avec des blagues qui retranscrivent bien une certaine atmosphère des congrès socialistes, où les orateurs se chamaillent, voire s’invectivent, dans une sorte de marché politque tournant à la foire et à la synthèse :

    « Lafont. – Il est d’accord avec toi, Braemer…

    Braemer. – Cela n’empêche que c’est encore un bourgeois !

    Lafont. – Je suis sûr que tu es, en effet, comme moi peiné de trouver trop souvent dans ces élus antialcooliques des noms de bourgeois, au lieu de noms de socialistes…

    Braemer. – Je constate que tu fais de la propagande par le fait, parce que s’il y avait quelques camarades qui veulent boire l’apéro, il sera trop tard… (Rires)

    Lafont. – Tu sais que j’ai toujours été un partisan de l’action directe. (Nouveaux rires et applaudissements.) »

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  • Le Parti Socialiste SFIO et les nationalisations

    Le soutien aux modernisations républicaines faisait inévitablement naître des forces cherchant à impulser elles-mêmes, au sein du Parti Socialiste SFIO, des initiatives modernistatrices.

    On trouve à ce sujet un débat intéressant lors du neuvième congrès, qui s’est tenu à Lyon en février 1912. Il oppose Jules Guesde à Albert Thomas.

    Si les deux soutiendront l’Union Sacrée, Jules Guesde sera ministre d’Etat, alors que le modernisateur Albert Thomas deviendra une figure centrale de la gestion de la production d’armement.

    « Albert Thomas. – Il y a quelques jours, au Congrès des Mineurs, nos camarades de la Fédération nationale des Mineurs demandaient la nationalisation ou, comme ils disaient, la socialisation des mines. C’est la thèse que je voudrais voir unanimement soutenue par le Parti socialiste.

    Mais là encore nous touchons à la question essentielle dont Jaurès parlait tout à l’heure. Pour que la nationalisation des mines soit possible dans ce pays, pour qu’un politique systématique de nationalisation s’institue, la condition essentielle…

    Jules Guesde. – C’est qu’il n’y ait plus de classes !

    Albert Thomas. – Votre interruption, camarade Guesde, établit une fois de plus que Jaurès indiquait tout à l’heure. Qu’il n’y ait plus de classes ! C’est-à-dire que, selon vous, la nationalisation des mines n’est possible qu’après la révolution !

    Eh bien ! Nous, nous estimons, malgré tout, que pour les travailleurs et pour l’État il est bon, il est nécessaire que, dès aujourd’hui, il y ait des services publics organisés et contrôlés…

    Jules Guesde. – Dites étatisés…

    Albert Thomas. – Et, que vous le vouliez ou non, notre effort quotidien, le vôtre aussi bien que le nôtre, celui de nous tous, tend à transformer, dès maintenant par le dedans, l’État d’aujourd’hui.

    Jules Guesde. – Vous ne le transformerez qu’en le prenant, après l’avoir pris… (Applaudissements), mais pas, j’imagine, en introduisant des Briand et des Viviani dans les ministères ! (Rires.)

    Albert Thomas. – Voilà, une fois encore, que sous les mêmes mots nous mettons des choses différentes. Lorsque vous dites « transformer », pour nous, bien souvent, cela signifie « prendre ».

    Ce que j’ai dit, ce que je maintiens, c’est que notre conception féconde de la nationalisation ne pourra triompher dans le pays que s’il y a un Parti socialiste décidé unanimement à la soutenir, si ce Parti socialiste a créé l’opinion publique indispensable, s’il a créé la foi dans les services publics, même ceux de l’État bourgeois d’aujourd’hui, s’il a démontré enfin, par son action quotidienne, que ces services publics sont déjà, au point de vue des conditions de travail, au point de vue des droits garantis à la collectivité, supérieurs à ce qu’est la concession privée, concessions de chemins de fer, concessions de mines telles qu’elles existent aujourd’hui.

    Jules Guesde. – Les mines d’État existent en Allemagne sous les noms de mines d’Empire. Demandez aux mineurs des mines de l’Empire ou de l’État prussien, s’ils sont mieux traités que les mineurs des mines privées.

    Vous multipliez la force du capital par la force de l’État, en les coalisant contre les travailleurs. (Applaudissements.)

    Albert Thomas. – Il est vrai que les mineurs prussiens font entendre aujourd’hui des revendications aussi fortes et souvent même plus fortes que les mineurs des mines privées du bassin rhénan ou westphalien.

    Mais je vous dis : même dans ces conditions, même alors que les travailleurs de l’État prussien constatent que la défense de leurs droits est pénible contre l’État monarchique et féodal de Prusse, je vous demande si les socialistes allemands sont décidés à renoncer à l’exploitation par l’État.

    Jules Guesde. – Les socialistes allemands ont toujours refusé de considérer comme du socialisme les services prétendus publics dans la société capitaliste ; ils ont donné sa véritable signification à la chose, en disant que c’était du capitalisme d’État.

    Leur mot, je l’ai toujours repris parce qu’il est le terme exact.

    Quand vous augmentez les attributions économiques de l’État, vous augmentez les attributions du capital et du capital le plus dangereux, celui qui est concentré, celui qui n’est plus divisé, qui ne se fait plus concurrence à lui-même, – capital qui, ne faisant plus qu’un avec l’État, n’a plus, pour se défendre contre les revendications ouvrières, à implorer l’intervention de la police, de la magistrature, de l’armée, mais dominant ainsi, magistrature, police, peut écraser directement, par lui-même, les travailleurs qui sont debout, réclamant leur droit en attendant de le prendre. (Applaudissements.)

    Albert Thomas. – (…) Vous opposez le capitalisme d’État et ce que vous appelez le capitalisme privé, disséminé, en opposition contre lui-même, comme il l’est aujourd’hui.

    Ah ! Citoyen Guesde, si vous aviez suivi, par le détail, l’histoire économique des dernières années, vous auriez constaté avec nous ce que devient le capitalisme moderne, vous auriez constaté la concentration d’organisation à laquelle il aboutit aujourd’hui.

    Jules Guesde. – Vous lui apportez son couronnement, c’est merveilleux !

    Albert Thomas. – Non, tout au contraire ! Je dis qu’aujourd’hui il n’y a plus lutte entre le capitalisme d’État d’une part, et d’autre part un capitalisme disséminé, divisé, se faisant concurrence à lui-même, comme vous le décriviez à l’instant même – c’est le grand fait social des dernières années – il n’est plus disséminé.

    Il est concentré dans son Comité des Forges pour la Métallurgie. Il est concentré dans son Comité des Houillères, concentré même dans le Textile que vous connaissez bien.

    Et alors « le capitalisme d’État », comme vous dites, le service public dans une démocratie devrait apparaître désormais à tous comme un moyen suprême de résistance au capitalisme privé ainsi concentré dans son organisation (…).

    Jules Guesde. – En attendant je réponds à Thomas qui nous a montré le capitalisme essentiellement divisé et concurrent d’autrefois, faisant place de plus en plus à un capitalisme unifié, trusté et d’autant plus dangereux pour la classe ouvrière à laquelle il résiste et qu’il attaque avec plus de force : comment, après avoir ainsi constaté vous-même le péril suprême que représente, pour les travailleurs, la concentration du capital qui va ainsi s’opérant, pouvez-vous donner à ces travailleurs devenus conscients, comme principale réforme à accomplir, cette concentration du capital entre les mains de l’État ?

    Mais l’État, c’est l’ennemi, c’est l’arsenal et la forteresse de la classe ennemie, que le prolétariat devra avant tout emporter s’il veut s’affranchir, pour s’affranchir !

    Et lorsque vous voulez étendre le domaine de cet État, doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron, je ne comprends plus ; c’est à un véritable suicide que vous nous provoquez.

    Lorsque vous penchant sur les prolétaires, vous leur dites que pour améliorer leurs conditions, pour se créer plus de liberté, le moyen supérieur est de remplacer le capitalisme privé par le capitalisme d’État – de l’État qui n’est qu’un vaste organe de compression au profit de la classe possédante – je me mets à leur place et je vous demande pour eux : comment peut-on faire ainsi le jeu de l’ennemi ? (Applaudissements.) »

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