Le bloc autour de Georgi Malenkov, Vyatislav
Molotov et Lazare Kaganovitch, avec Nicolaï Boulganine comme
principal soutien, ne comprenait pas le caractère erroné du XIXe
congrès et par conséquent considérait qu’il fallait simplement
mettre de côté une ligne erronée.
Leur démarche fut pour cette raison entièrement machiavélique, sans proposition idéologique ni appel aux masses. L’organisation d’une réunion du Présidium du 18 juin 1957 fut ainsi choisi car les partisans de Nikita Khrouchtchev étaient loin pour beaucoup : Mikhail Souslov était en vacances depuis le 19 mai, Alexeï Kirichenko était à une session du Comité Central du Parti d’Ukraine, Maksim Sabourov (dont le positionnement était ambigu mais finalement anti-Khrouchtchev) avait une réunion du CEMA à Varsovie.
Mikhail Souslov
Du côté des candidats devant également être
présents à la réunion, Frol Kozlov était à Leningrad pour le
250e anniversaire de la ville, Nuritdin Mukhitdinov devait
a priori être en Ouzbékistan, Nicolaï Shvernik devait participer à
des célébrations à Oufa.
Nicolaï Boulganine et Nikita Khrouchtchev
revinrent d’un séjour officiel en Finlande du 6 au 14 juin et à
leur arrivée, Georgi Malenkov demanda la réunion du Présidium pour
décider de qui participerait finalement aux célébrations à
Leningrad le 22 juin. Il fut convenu du 18 juin.
Dès le départ, le droit de présider la réunion
fut dénié à Nikita Khrouchtchev, qui fut remplacé par Georgi
Malenkov pour ce rôle et qui commença la dénonciation des
activités, depuis 1955, menées par le secrétaire du Comité
Central du PCUS.
Vyatislav Molotov qualifia Nikita Khrouchtchev de
« démagogue sans aucune base idéologique » ;
l’accusation générale était qu’il avait « une approche
purement pragmatique », qu’il cherchait « à placer
l’économie au-dessus de la politique ».
Nikita Khrouchtchev refusa cependant de démissionner de son poste et le bloc opposé à lui refusa d’employer la force.
A l’enterrement de Staline : Nicolaï Boulganine, Nikita Khrouchtchev, ainsi que Lazare Kaganovitch et Anastas Mikoyan
Les quelques heures de perdues permirent une
mobilisation générale des partisans de Nikita Khrouchtchev au sein
du Comité Central, qui se précipitèrent de tout le pays et même
de l’étranger pour intervenir en sa faveur. La première chose
qu’ils firent, pour gagner du temps, fut d’envoyer une pétition à
la réunion du Présidium, exigeant que celui-ci lui passe la main.
Le bloc des opposants chercha à louvoyer – en
demandant la démission de Nikita Khrouchtchev comme préalable, etc.
– mais il dut se rendre à l’évidence et plia face à l’initiative
de tenir une session du Comité Central.
Celle-ci ouvrit le 22 juin, avec 309 personnes en
comptant les candidats. Elle dura huit jours.
Il est frappant que le bloc des opposants, ayant
limité son combat au Présidium, n’avait rien prévu pour la
bataille du Comité Central – peut-être pensaient-ils que de
toutes façons, elle était perdue d’avance puisque ses membres
étaient nouveaux, liés à Nikita Khrouchtchev, etc.
De toutes manières, le bloc lui-même se délita
immédiatement, l’opportunisme gagnant la plupart. Au final, il resta
au centre de la problématique seulement Vyatislav Molotov et Lazare
Kaganovitch, ainsi que Georgi Malenkov, puis finalement Vyatislav
Molotov seulement.
Il fut le seul membre du Comité Central à ne pas
voter, le 29 juin, sa propre exclusion de cet organisme, ainsi que
celle de Lazare Kaganovitch, Georgi Malenkov et Dimitrii Shepilov.
Kliment Vorochilov et Nicolaï Boulganine restèrent par contre
membres du Présidium, avec un blâme non rendu public.
Nicolaü Boulganine dut finalement faire face à l’offensive contre lui de Nikita Khrouchtchev en décembre 1958, tout comme Maksim Sabourov et Mikhail Pervukhine en février 1959, et finalement Kliment Vorochilov en octobre 1961.
Le grand remue-ménage dans les pays de l’Est
européen et une opposition diffuse en URSS même affaiblissait
grandement la position de Nikita Khrouchtchev. Lorsque ce dernier
alla avec Anastas Mikoyan rendre visite en Pologne à Władysław
Gomułka, en octobre 1956, il fut accompagné de Vyatislav Molotov et
Lazare Kaganovitch, ce qui est un gage très clair aux forces
opposées à lui.
Georgi Malenkov se rendit quant à lui à Budapest
en janvier 1957 avec Nikita Khrouchtchev pour une réunion des
dirigeants de l’Europe de l’Est et de l’URSS.
Et précisément durant cette période – d’octobre 1956 au tout début de l’année 1957 – les rumeurs allèrent bon train en URSS et dans les pays de l’Est comme quoi Nikita Khrouchtchev allait être remplacé.
Georgi Malenkov
Il apparut toutefois clairement qu’à partir de
février 1957, il a regagné ses positions acquises, comme en
témoignaient les apparitions publiques nombreuses et les différents
programmes de l’économie soviétique auxquels il se voyait associé.
La clef fut la session du Comité Central de
décembre 1956. Deux tendances y apparurent : celle considérant
qu’il fallait en revenir au réalisme et arrêter d’imaginer un tempo
incroyable amenant au dépassement du niveau américain à court
terme, et celle s’appuyant sur le Parti et l’armée considérant
qu’il y avait une incapacité ou une obstruction des hauts cadres de
l’industrie.
Le résultat fut une alliance temporaire des deux : d’un côté il fut officiellement affirmé que l’administration de l’économie allait réétudier le plan quinquennal pour éventuellement le réviser (à la baisse), de l’autre de manière non officielle il fut décidé d’étudier les problèmes internes d’organisation de l’administration de l’économie.
Une photo d’avant 1953, avec : Georgi Malenkov, Lavrenti Beria, Nikita Khrouchtchev, Staline
Début février 1957, Mikhail Pervukhine présenta
ainsi le plan pour l’année en cours, qui prévoyait 7,7 % de
croissance et non plus 10,8 %. Parallèlement, il fut décidé
de procéder à une coordination accrue entre les régions et par
conséquent une décentralisation significative de la planification ;
cela fut validé par le Plénum de la mi-février.
Cela signifie que Nikita Khrouchtchev avait réussi
à neutraliser l’appareil économique au prix d’un compromis sur
l’intensité de la production, tout en réussissant à briser en
particulier l’appareil de planification, sous prétexte de la
moderniser dans le cadre de « l’édification du communisme ».
Cette tendance allait massivement se renforcer par la suite, avec la
mise en concurrence des entreprises encadrées désormais par un
nouveau type de « plan ».
Tout cela fut considéré comme allant trop loin par des forces parfois ayant épaulé Nikita Khrouchtchev jusque-là. Un front se forma par conséquent autour de Georgi Malenkov, Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch, épaulés de Nicolaï Boulganine, Kliment Vorochilov, ainsi que de Dimitrii Shepilov, lui-même trouvant trop risqué la ligne de Nikita Khrouchtchev qu’il avait appuyé pourtant de bout en bout.
Dimitrii Shepilov, en 1955
L’objectif de ce bloc ne fut pas de lancer une
bataille idéologique dans le Parti, mais de simplement conquérir la
majorité au Présidium, afin de démettre Nikita Khrouchtchev. On
voit ici que sur le plan des mentalités et de la conscience, on
reste totalement bloqué à l’horizon établi par le XIXe congrès et
que la question de la sécurité d’État est considérée comme
réglée.
En pratique, tout le monde a accepté la thèse de
1952 comme quoi l’URSS rentrait dans une étape entièrement nouvelle
et part de cette base. La construction du socialisme était terminée,
et donc le rôle de Staline également ; il s’agissait
simplement de gérer au mieux les forces productives. Aucun opposant
à Nikita Khrouchtchev ne sort de ce cadre conceptuel après la
liquidation de l’appareil de sécurité d’État.
Le bloc autour de Georgi Malenkov, Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch s’imaginait donc qu’il allait procéder à une correction du cours – peut-être à une rectification, il n’y a aucune clarté à ce sujet. Mais dans tous les cas, il ne considérait pas que l’ensemble du processus en cours était contre-révolutionnaire au sens strict.
Si le « rapport secret » ne fut pas
publié en URSS avant 1989 et si son existence même était un
non-dit, le document parvint dans les pays capitalistes qui
s’empressèrent de le publier dans son intégralité.
Cela fut fait par le New York Times le 5
juin 1956, Le Monde le 6 juin 1956 et dans la version
dominical du Guardian, appelé The Observer, le 10 juin
1956.
C’est la CIA qui obtint le document par
l’intermédiaire des services secrets israéliens, qui eux-mêmes
l’avaient obtenu par un journaliste polonais juif tombé dessus par
hasard en rendant visite à sa petite amie travaillant comme
apprentie secrétaire pour le premier secrétaire du Parti en
Pologne.
Il est toutefois tout à fait possible qu’il s’agisse d’une légende et que le document fut fait passer exprès à l’Ouest à l’initiative de Nikita Khrouchtchev et de ses partisans.
Page de garde d’une version française et d’une version polonaise éditée à Paris (en 1956) du pseudo rapport secret
La publication indirecte d’un tel document
déboussola en tout cas totalement le Mouvement Communiste
International. Le Parti Communiste italien, par la voix de Palmiro
Togliatti en fut immédiatement satisfait tout en exprimant
ouvertement le regret qu’il n’aille pas plus loin quant à la
lutte contre une dégénérescence de l’URSS, ce que la résolution
du PCUS sur « Le dépassement du culte de la personnalité et
ses conséquences » trouve d’ailleurs dommageable.
Le Parti Communiste Français, dont Maurice
Thorez, Jacques Duclos et Pierre Doize étaient à Moscou pour le XXe
congrès, était bien plus réticent. Il accompagne finalement le
processus, mais avec prudence.
La Chine populaire soutint le mouvement
initialement, mais les dissensions en son sein s’exprimèrent et la
grande bataille anti-révisionniste commença.
Mais, surtout, le « rapport secret »
eut un impact dévastateur dans les pays de l’Est européen, nés du
principe de démocratie populaire formulée justement à l’époque de
Staline.
En République Démocratique Allemande, il scella
le tournant révisionniste déjà entamé. Dès le 4 mars, le
dirigeant du SED Walter Ulbricht expliqua dans Neues Deutschland,
l’organe du Parti, que :
« On ne peut pas compter Staline
parmi les classiques du marxisme. »
Tout comme le Tchécoslovaque Klement Gottwald
revint gravement malade de l’enterrement de Joseph Staline, le
dirigeant du Parti polonais Bolesław Bierut tomba malade à la fin
du XXe congrès et décéda. Dans les deux cas, la thèse de
l’assassinat ne laissa guère de doutes. Le successeur de Bolesław
Bierut, Edward Ochab, dut faire face à une révolte immédiate en
liaison avec une hausse des prix décidée ; la répression
qu’il décida fit 90 morts et 900 blessés.
Pour cette raison, c’esdt Władysław Gomułka,
autrefois emprisonné pour sa ligne contre-révolutionnaire, qui fut
mis à la tête du Parti le 21 octobre 1956. Il prôna une « voie
polonaise au socialisme » et obtint le départ des nombreux
officiers soviétiques chapeautant l’armée polonaise et même le
poste de ministre de la défense, avec le maréchal Constantin
Rokossowki (d’origine polonaise).
L’écho fut immédiat en Hongrie : dès le 23
octobre, des milliers d’étudiants détruisirent à Budapest un
monument en l’honneur de Staline. Les chars soviétiques arrivèrent
dans la ville dès le lendemain, mais la situation se calma
relativement avec l’arrivée au pouvoir du réformiste Imre Nagy, qui
obtint le départ des chars le 30 octobre.
Cela jeta de l’huile sur le feu et les opposants commencèrent une chasse aux communistes dans Budapest. Lorsque Imre Nagy parla de quitter le pacte de Varsovie, les chars soviétiques revinrent et écrasèrent l’insurrection du 4 au 15 novembre 1956, faisant 5 000 morts et 60 000 prisonniers.
La révolte anticommuniste de Budapest en 1956
L’initiative de Nikita Khrouchtchev bouleversait réellement la situation et apparaissait comme un coup de tonnerre dans un ciel serein – même si ses fondements étaient en réalité profondément enracinés à partir de la grande polémique lancée par Eugen Varga dans l’URSS de l’immédiate après-guerre.
Le document du Comité Central intitulé sur « Le
dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences »
devait forcément justifier la direction actuelle du PCUS. Cela était
compliqué, forcément, puisqu’elle vient directement de la période
passée.
On a ainsi droit à de véritables contorsions
visant à légitimer la direction ayant émergée depuis 1952-1953.
Pour s’en sortir, le document s’appuie immanquablement sur le
XIXe congrès : la période serait totalement différente,
l’URSS n’a plus rien à voir avec avant, etc.
« Au sein du Comité central du
Parti il a existé un noyau léniniste de dirigeants qui comprenaient
avec justesse les besoins venus à maturité (…).
On ne peut dire qu’une résistance n’a
pas été opposée aux phénomènes négatifs qui étaient liés au
culte de la personnalité et qui freinaient la progression du
socialiste. Bien plus, il y a eu des périodes, par exemple pendant
la guerre, où les actes personnels de Staline ont été sensiblement
limités, où les conséquences négatives des actes illégaux ou
arbitraires, etc. ont été sensiblement atténuées (…).
Après la victoire, les conséquences
négatives du culte de la personnalité se sont de nouveau
amplifiées. Le noyau léniniste du Comité central, dès la mort de
Staline, a engagé résolument une lutte contre le culte de la
personnalité et ses graves conséquences.
On peut se demander pourquoi ces
personnes ne se sont pas dressées ouvertement contre Staline et ne
(l’ont) pas écarté de la direction ? Dans les conditions
données, cela était irréalisable (…).
Les Soviétiques voyaient en Staline un
homme qui défend toujours l’URSS contre les manœuvres de l’ennemi,
qui lutte pour la cause du socialisme (…). Toute prise de position
contre lui n’aurait pas été comprise par le peuple (…).
Nombre de faits et d’actes erronés de
Staline, surtout en ce qui concerne la violation de la légalité
soviétique, n’ont été connus que ces derniers temps, seulement
après sa mort, surtout après que la bande de Beria a été
démasquée (…).
Ce serait une grossière erreur de tirer
de l’existence dans le passé du culte de la personnalité la
conclusion que des changements se seraient produits dans le régime
social de l’URSS, ou de rechercher la source de ce culte dans la
nature du régime social soviétique (…).
Aucun culte de la personnalité ne
pouvait changer la nature de l’État socialiste fondé sur la
propriété sociale des moyens de production, l’alliance de la classe
ouvrière avec la paysannerie et l’amitié des peuples, bien que ce
culte ait porté un sérieux préjudice au développement de la
démocratie socialiste, à l’essor de l’initiative créatrice de
millions d’hommes.
Penser qu’une personnalité isolée, même
aussi importante que Staline, ait pu changer notre régime social et
politique signifie entrer en contradiction profonde avec les faits,
avec le marxisme, avec la vérité, tomber dans l’idéalisme (…).
Nos ennemis affirment que le culte de
Staline n’aurait pas été engendré par des conditions historiques
déterminées qui appartiennent déjà au passé, mais par le système
soviétique lui-même, par le fait qu’à leur avis, il ne serait pas
démocratique, etc. De telles affirmations calomnieuses sont réfutées
par toute l’histoire du développement de l’État soviétique.
Les Soviets, en tant que nouvelle forme
démocratique du pouvoir d’État, ont surgi comme le résultat de la
création révolutionnaire des larges masses populaires dressées
dans la lutte pour la liberté. Ils ont été et ils restent les
organes du véritable pouvoir du peuple (…).
Lorsque, dans notre pays, les dernières
classes exploiteuses eurent été liquidées, lorsque le socialisme
fut devenu le système dominant dans toute l’économie nationale et
que la situation internationale de notre pays eut radicalement
changé, le cadre de la démocratie soviétique s’est
incommensurablement élargi et il continue de s’élargir (…).
Malgré le culte de la personnalité et
en dépit de ce culte, la puissante initiative des masses populaires
dirigées par le Parti communiste, initiative engendrée par notre
régime, accomplissait sa grande œuvre historique (…).
Il n’est pas d’attaque haineuse et
calomnieuse de nos ennemis qui puisse arrêter la marche irrésistible
du développement historique de l’humanité vers le communisme. »
Il est véritablement frappant de voir que
l’esprit du document est rigoureusement optimiste, au sens de
triomphaliste. Le révisionnisme de Nikita Khrouchtchev ne se
présente jamais comme un recul, mais toujours comme une
fantastique progression.
Ne pas voir cela empêche de voir le soutien massif qu’il a obtenu.
Dans le prolongement de l’interprétation
« historique » de Staline, le document du Comité Central
intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et
ses conséquences » a une interprétation « psychologique »
de Staline, qui s’associe inévitablement à la remise en cause
de l’appareil de sécurité d’État.
La voici :
« Occupant pendant une longue
période de temps le poste de secrétaire général du C.C. du Parti,
J.V. Staline a lutté activement, avec d’autres dirigeants, pour
appliquer les préceptes léninistes. Il était dévoué au
marxisme-léninisme en tant que théoricien et grand organisateur.
Il a dirigé la lutte du parti contre les
trotskistes, les opportunistes de droite, les nationalistes
bourgeois, contre les manœuvres de l’encerclement capitaliste.
Staline a acquis une grande autorité et une popularité dans cette
lutte politique et idéologique.
Cependant, on commença à lier à son
nom toutes nos grandes victoires, ce qui était une erreur. Les
succès remportés par le Parti communiste et le pays des Soviets, la
glorification de son nom lui tournèrent la tête. C’est dans cette
situation que le culte de Staline commença à se former
progressivement.
Le développement de ce culte fut
favorisé, dans une mesure considérable, par certains traits
individuels de J.V. Staline, dont le caractère négatif avait déjà
été indiqué par V.I. Lénine.
À la fin de 1922, V. Lénine adressait
au congrès du parti une lettre qui disait : « Le camarade
Staline devenu secrétaire général a concentré dans ses mains un
pouvoir illimité, et je ne suis pas sûr qu’il saura toujours s’en
servir avec assez de prudence. (…) Staline est trop brutal, et ce
défaut tout à fait tolérable entre nous, communistes, devient
intolérable au poste de secrétaire général. C’est pourquoi je
propose aux camarades d’examiner le moyen de déplacer Staline de ce
poste et de nommer quelqu’un d’autre, qui aurait sur le camarade
Staline cette seule supériorité d’être plus tolérant, plus loyal,
plus poli (…), moins capricieux, etc. » (…)
Maintenu au poste de secrétaire général
du Comité central, Staline tint compte des remarques critiques de
Vladimir Illitch dans la première période après la mort de
celui-ci. Cependant, par la suite, Staline qui avait surestimé
immensément ses mérites, crut en sa propre infaillibilité.
Certaines restrictions de la démocratie
du parti et de la démocratie soviétique, inévitables dans les
conditions de la lutte acharnée contre l’ennemi de classe et ses
agents, puis plus tard dans les conditions de la guerre contre les
envahisseurs fascistes allemands, Staline commença à les introduire
comme règle dans la vie du parti et de l’État, violant
grossièrement les principes léninistes de direction (…).
Staline se trouvait, en fait, hors de la
critique. La formule erronée de Staline, selon laquelle à mesure
que l’Union Soviétique progresse vers le socialisme la lutte de
classe s’aggravera davantage, a causé un grand préjudice à la
cause de la construction socialiste, au développement de la
démocratie à l’intérieur du parti et de l’État (…) .
Cette formule théorique erronée servit,
en pratique, pour justifier les violations les plus grossières de la
légalité socialiste et la répression de masse. C’est justement
dans ces conditions qu’était créée notamment une situation
particulière pour les organismes de la sécurité d’État (…), au
contrôle de ces organismes par le parti et le gouvernement se
substitua progressivement le contrôle personnel de Staline, et
l’administration habituelle de la justice fut souvent remplacée par
ses décisions personnelles.
La situation se compliqua encore
davantage lorsque la bande criminelle de Beria, agent de
l’impérialisme international, se trouva placée à la tête des
organismes de la sécurité d’État.
La légalité soviétique fut gravement
violée et des répressions en masse furent déchaînées. Nombre de
communistes et de Soviétiques sans-parti honnêtes ont été
calomniés et ont souffert, sans l’avoir mérité, par suite des
manœuvres des ennemis. »
La
dénonciation révisionniste de Staline va toujours avec la
condamnation :
– de
l’appareil de sécurité d’État ;
– de
la théorie de l’aggravation de la lutte des classes dans la
construction du socialisme ;
– de « l’arbitraire » dominant dans le cadre des deux éléments précédents.
Le document du Comité Central intitulé sur « Le
dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences »
se veut rigoureusement dans la continuité de l’esprit du XIXe
congrès. Il présente le rejet de Staline comme une simple
rectification par rapport au culte de la personnalité, une simple
correction technique.
Cette approche va avoir une grande réussite là
où le niveau idéologique est faible et de par l’espace ouvert par
le XIXe congrès comme quoi l’URSS serait dans une époque
entièrement nouvelle.
Cette approche touche même l’interprétation
faite de Staline, dont la signification historique consisterait en un
simple accident, un sous-produit d’une certaine situation. Cette
thèse est l’explication classique des révisionnistes.
Voici comment le document du Comité Central du
PCUS présente la chose :
« Pendant plus d’un quart de
siècle, le pays des Soviets a été le seul pays qui frayait à
l’humanité la voie du socialisme. Il était comme une forteresse
assiégée, au milieu de l’encerclement capitaliste.
Après l’échec de l’intervention de 14
États en 1918-1920, les ennemis du pays des Soviets s’efforcèrent
par tous les moyens de saper le premier État socialiste du monde. La
menace d’une nouvelle agression impérialiste contre l’URSS
s’accentua particulièrement après que le fascisme se fut emparé du
pouvoir en Allemagne en 1933 (…)
Dans ce climat de la menace croissante
d’une nouvelle guerre, du refus des puissances occidentales
d’accepter les mesures maintes fois proposées par l’Union Soviétique
pour mettre à la raison le fascisme et organiser la sécurité
collective, le pays des Soviets fut contraint de tendre toutes ses
forces pour consolider sa défense, pour combattre les manœuvres de
l’encerclement capitaliste hostile.
Le Parti devait éduquer tout le peuple
dans un esprit de constante vigilance en le mobilisant contre
l’ennemi extérieur. Les manœuvres de la réaction internationale
étaient d’autant plus dangereuses qu’une lutte de classe acharnée
se poursuivait depuis longtemps à l’intérieur du pays et qu’il
s’agissait de savoir : « qui l’emportera ? ».
Après la mort de Lénine, on vit
s’intensifier, au sein du Parti, des tendances ennemies :
trotskistes, opportunistes de droite, nationalistes bourgeois, qui
repoussaient la théorie léniniste sur la possibilité de la
victoire du socialisme dans un seul pays, ce qui aurait abouti, en
fait, à la restauration du capitalisme en URSS. Le Parti engagea une
lutte impitoyable contre ces ennemis du léninisme.
En réalisant les préceptes léninistes,
le Parti communiste s’orienta vers l’industrialisation socialiste du
pays, la collectivisation de l’agriculture et la mise en œuvre de la
révolution culturelle.
Le peuple soviétique et le Parti
communiste durent vaincre des obstacles et des difficultés
incroyables dans l’accomplissement de ces tâches grandioses, en vue
d’édifier la société socialiste dans un seul pays pris à part.
Notre pays devait liquider son retard
séculaire, transformer toute son économie nationale sur des bases
nouvelles, socialistes, en une période historique très courte, sans
aucune aide économique de l’extérieur.
Cette situation internationale et
intérieure complexe nécessitait une discipline de fer, une
élévation inlassable de la vigilance, la centralisation la plus
rigoureuse de la direction, ce qui ne pouvait pas ne pas influencer
négativement le développement de certaines formes démocratiques.
(…)
Mais déjà à l’époque, le Parti et le
peuple considéraient ces restrictions comme temporaires, comme
devant être éliminées à mesure que l’État soviétique se
renforcerait et que les forces de démocratie et de socialisme se
développeraient dans le monde. »
L’action de Staline représenterait donc un accident de parcours, une sorte de catastrophe inévitable, mais de toutes façons totalement dépassée. C’est une interprétation mécanique-historique qui ne fait même pas d’effort d’analyse, se contentant d’un argumentation servant en réalité les intérêts de la nouvelle bourgeoisie en URSS liquidant le socialisme.
Les
révisionnistes avaient pu, à la suite du XXe congrès du PCUS,
littéralement matraquer l’opinion publique petit bout par petit
bout, évitant absolument de centraliser le débat et donc d’avoir à
faire face à une problématique idéologique.
La
publication, le 30 juin 1956, d’un document du Comité Central
intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et
ses conséquences » est le point culminant de cette séquence.
Il
s’agit de la version « acceptable » en URSS du rapport
secret. Le ton est mesuré dans son expression et sa réalisation a
été menée sous la supervision de celui qui est le grand théoricien
de l’URSS de 1956 à son effondrement : Mikhail Souslov.
Le
document, qui parut dans la Pravda le 2 juillet 1956, était
la base idéologique officielle quant à la question de Staline. Tout
est présenté comme une rectification du travail du Parti, alors
qu’il s’agit d’une liquidation.
Cela
est d’autant plus facile que le XXe congrès se place aisément
dans la continuité du XIXe congrès, c’est-à-dire dans la
situation de « l’édification du communisme », avec
l’affirmation de la primauté du développement des forces
productives, au dépens de toute question politique.
On
lit ainsi :
« Le XXe Congrès du
Parti, qui a marqué une nouvelle étape dans le développement
fructueux du marxisme-léninisme, a donné une profonde analyse de la
situation internationale et intérieure contemporaine, a armé le
Parti communiste et tout le peuple soviétique d’un plan grandiose
pour poursuivre la lutte pour l’édification du communisme, a ouvert
de nouvelles perspectives pour l’action commune de tous les partis de
la classe ouvrière en vue d’écarter la menace d’une nouvelle guerre
et de défendre les intérêts des travailleurs (…).
Les milieux réactionnaires des
États-Unis et de certaines autres puissances capitalistes sont
manifestement préoccupés par le grandiose programme de lutte pour
la consolidation de la paix, tracé par le XXe Congrès du
PCUS. (…)
Il n’est pas fortuit que ce soit les
milieux impérialistes des États-Unis qui aient fait le plus de
bruit autour de la lutte contre le culte de la personnalité en URSS.
L’existence de phénomènes négatifs liés à ce culte présentait
pour eux l’avantage de pouvoir utiliser ces faits pour lutter contre
le socialisme.
Maintenant que notre parti élimine
hardiment les conséquences du culte de la personnalité, les
impérialistes considèrent cela comme un facteur qui accélère le
mouvement de notre pays en avant, vers le communisme, et qui
affaiblit les positions du capitalisme (…).
La presse bourgeoise mène une large
campagne antisoviétique de calomnies, pour laquelle les milieux
réactionnaires cherchent à utiliser certains faits relatifs au
culte de J.V. Staline, condamné par le Parti communiste de l’Union
Soviétique. Les organisateurs de cette campagne mettent tout en
œuvre pour « brouiller les cartes », pour dissimuler le
fait qu’il s’agit d’une étape dépassée dans la vie du pays des
Soviets (…).
Le culte de la personnalité est
contraire à la nature du régime socialiste et est devenu un frein
sur la voie du développement de la démocratie soviétique et du
progrès de la société soviétique vers le communisme. »
Le document de la direction du PCUS « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » dépolitise habilement toute la question du « culte de la personnalité » en la plaçant sous l’angle d’une amélioration de la réalité soviétique.
Le fameux rapport secret de Nikita Krouchtchev le
resta entièrement. Il était considéré comme un document interne à
l’élite du Parti, élite bien évidemment choisie par les
révisionnistes depuis 1953 et même avant, vue la nature du XIXe
congrès de 1952.
Il fut ainsi imprimé et distribué le premier
mars 1956 aux membres les plus anciens des fonctionnaires du Comité
Central, le document passant le cinq mars de « top secret »
à « pas à publier ». Il ne fut d’ailleurs publié en
tant que tel qu’en 1989.
L’onde de choc
traversa cependant l’URSS. Elle provoqua une révolte de masse en
Géorgie, dont la capitale Tbilissi fut paralysée
le 9 mars, avant l’écrasement par les tanks. Un
autre exemple héroïque fut la grande révolte des nombreux
communistes émigrés de Grèce à la suite de la guerre civile, qui
menèrent une immense bataille anti-révisionniste dans
la ville de Tachkent, elle-aussi noyée
dans le sang.
La première référence de la Pravda à
l’existence du « rapport secret » date de quatre mois
après le congrès, mais seulement en référence des critiques
faites à l’étranger par des communistes à ce sujet. Cela restait
toutefois flou, car la norme était que les attaques faites à
l’étranger contre Staline s’appuyant sur le XXe congrès, qui
commencèrent en mars 1956 avec Walter Ulbricht en RDA, étaient
censurées des compte-rendus.
La rumeur d’un rapport secret s’était donc lentement répandue en URSS dans le mois suivant le XXe congrès, avec également un encadrement effectué par des meetings du Parti au sujet des résolutions prises par le congrès.
Un des meetings suivant le XXe congrès
Il est très difficile de savoir à quel point ces
meetings – dans les entreprises, les bureaux, les usines, etc. –
ont touché de larges masses, et dans quelle mesure ils ont été
structurés en amont par les partisans de Nikita Khrouchtchev.
Il y a en tout cas clairement le souci d’accompagner les masses de manière très lente dans un rejet de Staline. Ainsi, la radio soviétique ne diffusa plus l’hymne soviétique que sans les paroles, car celles-ci font référence à Staline.
Un des meetings suivant le XXe congrès
Le précis d’histoire du PCUS(b), le document
communiste le plus édité de la première partie du XXe siècle, le
manuel communiste par excellence, disparut des librairies. L’Institut
Marx-Engels-Lénine-Staline devint l’Institut pour le
marxisme-léninisme.
Les représentations de Staline telles que les
statues, bustes, photos, affiches… commencèrent rapidement à
disparaître, et ce jusqu’au musée Lénine, la galerie Trétiakov et
le musée militaire.
Les usines automobiles Staline à Moscou
abandonnèrent la référence nominative, pour prendre finalement
celle de l’ancien manager I.A. Likhachev.
Mieux encore, dans les écoles, l’enseignement de
la Seconde Guerre mondiale fut abandonné pour l’année 1956 et les
épreuves d’histoire annulées à la fin de l’année. La principale
historienne, Anna Pankratova, annonça dans une interview à la radio
qu’il y avait une relecture en train d’être faite de l’histoire
soviétique et qu’il faudrait du temps pour sa mise en place.
Le 28 mars, la Pravda publia un éditorial
dénonçant le culte de la personnalité, qui a « pris des
formes toujours plus monstrueuses et a provoqué des dégâts sérieux
à notre cause », aboutissant à des « distorsions des
principes du Parti et de la démocratie du Parti, la violation de la
loi révolutionnaire et des répressions injustifiées ».
Cela n’impliquait pas un rejet de Staline, qui
avait rendu de nombreux « grands services » et qui était
« l’un des plus forts marxistes ». Cette démarche fut
accompagnée d’articles du même type, de plus en plus critiques mais
à chaque fois dans un domaine spécifique seulement, dans l’organe
de l’armée L’étoile rouge, ainsi que dans la Gazette
littéraire et dans Questions d’histoire, avant d’être
systématisée aussi à La vie du Parti, le Bulletin du
Soviet suprême, la revue L’État soviétique et la loi, etc.).
La revue L’État soviétique et la loi attaqua le procureur Andreï Vichinsky, la grande figure du droit de l’URSS socialiste ; la revue La Gazette littéraire dénonça les effets du culte de la personnalité dans la littérature et les arts, etc.
Andreï Vichinsky, la grande figure du droit de l’URSS socialiste
Le 5 avril, la Pravda publia également un
éditorial attaquant des positions « anti-Parti » s’étant
exprimées dans le PCUS et qui auraient le tort d’assimiler la
critique du culte de la personnalité à celle de la ligne politique
du Parti alors.
Le 7 avril, la presse et la radio mentionnèrent
très largement la parution par la Pravda de l’éditorial
légèrement abrégé du Quotidien du peuple, l’organe de
presse communiste chinois, au sujet de la question de Staline.
Deux éléments contenus dans l’article n’avaient
pas encore été officiellement employés par les médias
soviétiques : l’accusation selon laquelle Staline aurait manqué
de vigilance en 1941, et la considération comme quoi la ligne par
rapport à la Yougoslavie titiste aurait été erronée.
L’accusation chinoise concernant 1941 fut repris
par la revue La gazette militaireà la fin avril,
critiquée comme revenant à une critique du Parti le 9 mai par la
revue de l’armée L’étoile rouge, soutenue finalement par
Questions d’histoire et enfin par la revue théorique du Parti
Kommunist elle-même.
Tout cela servait la mise en place pas à pas de
la liquidation de Staline. Pour cette raison de lenteur de
progression, les critiques de Staline allant plus loin et qu’on
trouvait en Pologne, en RDA, en Tchécoslovaquie, continuèrent à
être censurées.
Chaque porte devait être ouverte lentement et
spécifiquement, et spécifiquement seulement, pour éviter les
troubles. La revue théorique du Parti, Kommunist, devait
d’ailleurs admettre dans son numéro d’avril que :
« Les décisions du XXe Congrès
sur l’abolition du culte de la personnalité n’ont pas été
unanimement approuvées en Union soviétique. »
Une autre technique
indirecte fut la publication de documents annonciateurs d’une mise en
valeur de figures auparavant réprouvées. En publiant le 22 avril
une lettre de Lénine à Rykov, la Pravda officialisait sa
réhabilitation. La revue Questions d’histoire fit même avec
des figures purgées comme Stanislav Kossior, Nikolaï Voznesensky,
Pavel Postyshev, Ian Roudzoutak, Vlas
Chubar, etc.
La même revue publia également des articles
remettant en cause le rôle de Staline, par exemple comme dirigeant
de la branche caucasienne de la social-démocratie de 1903 à 1905 ;
la publication du 40e volume de la grande encyclopédie soviétique
fut également repoussée, en raison de toute une série de
modifications devant être réalisées.
Enfin, la revue de la jeunesse communiste, la
Komsomolskaya Pravda, publia en partie le « testament de
Lénine » sans aucune précision, à la mi-mai 1956. Un mois
plus tard il fut publié en entier dans Kommunist avec un
éditorial expliquant que « Staline avait commis des erreurs
sérieuses de direction dans l’agriculture, des affaires militaires
et le domaine de la politique étrangère ».
La publication fut accompagnée d’autres textes de
Lénine, le tout fut rassemblé sous la forme d’un pamphlet publié à
un million d’exemplaires, suivi d’un autre avec le texte du 30 juin
1956 du Comité Central du PCUS sur « Le dépassement du culte
de la personnalité et ses conséquences ».
Entre-temps, le 27 juin 1956, la Pravda republia un article du New York Daily Worker, écrit par Eugene Dennis. Celui-ci parlait du rapport secret, mais de manière mesurée et louant la direction du PCUS. Il fut donc utilisé pour apporter la première véritable reconnaissance officielle, indirecte, en URSS même, qu’il y avait bien eu un rapport secret.
L’une
des affirmations essentielles de Nikita Khrouchtchev au XXe congrès
est que Staline aurait organisé autour de lui un « culte de la
personnalité ». Or, il n’a jamais été parlé de la
personnalité de Staline au sens strict, seulement de sa réalité
dirigeante aux différents niveaux (idéologique, politique,
économique, militaire, etc.).
Nikita
Khrouchtchev fait exprès de gommer toute la dimension
éducative-propagandiste de la question de Staline. Il dresse donc un
réquisitoire-catalogue, encore une fois censé être justifié par
le XIXe congrès.
Il
faut bien voir que comme ce congrès a supprimé le poste de
secrétaire général du Parti, alors il y a un espace pour le rejet
de la mise en valeur des dirigeants. Nikita Khrouchtchev cadre
habilement par rapport à cet aspect, comme ici :
« Et est-ce à l’insu de Staline
que de nombreuses villes et entreprises ont pris son nom?
Est-ce à son insu que des monuments à
Staline ont été élevés dans tout le pays – ces « monuments
commémoratifs pour un vivant »?
C’est un fait que Staline lui-même avait
signé le 2 juillet 1951 une résolution du Conseil des ministres de
l’URSS concernant l’érection, sur le canal Volga-Don, d’un
impressionnant monument à Staline ; le 4 septembre de la même
année, il avait publié un décret accordant trente-trois tonnes de
cuivre pour la construction de ce monument massif.
Quiconque a visité la région de
Stalingrad a certainement vu l’immense statue qui y est édifiée, et
cela dans un lieu que ne fréquente presque personne. Des sommes
considérables ont été dépensées pour l’édifier, alors que les
gens de cette région vivaient depuis la guerre dans des huttes. »
Les
accusations de Nikita Khrouchtchev sont clairement de mauvaise foi et
cherchent uniquement à dresser un tableau pittoresque jusqu’au
grotesque. Il dit par exemple :
« Il y a lieu de noter que Staline
dressait ses plans [pour la Seconde Guerre mondiale] en utilisant un
globe terrestre. (Remous dans la salle.) »
Or, les capacités de dirigeant militaire de
Staline sont extrêmement connues et l’invraisemblance du propos
est de toute façon évidente.
Voici un autre exemple du même type :
« C’est à travers des films qu’il
connaissait la campagne et l’agriculture. Et ces films avaient
beaucoup embelli la réalité dans le domaine de l’agriculture.
De nombreux films peignaient sous de
telles couleurs la vie kolkhozienne, que l’on pouvait voir des tables
crouler sous le poids des dindes et des oies. Évidemment, Staline
croyait qu’il en était effectivement ainsi. »
La critique de Nikita Khrouchtchev vise à faire
de Staline un monstre, afin de dépolitiser la question. Cela
provoquera beaucoup de troubles en URSS dans les mois qui suivirent :
comment une personne censée être folle et criminelle a-t-elle pu
être à la tête du Parti, comme l’a affirmé Nikita
Khrouchtchev ?
L’invraisemblance des propos de Nikita
Khrouchtchev était ainsi très offensive, mais également source
d’instabilité profonde quant à la légitimité de l’ensemble du
régime. Cela sera un aspect déterminant pour sa mise de côté par
la suite par la clique dirigeant l’URSS.
Un autre exemple d’affabulation est l’accusation
de Nikita Khrouchtchev à l’encontre de Staline d’avoir
entièrement bloqué l’attribution du Prix Lénine instauré en
1925 ; en réalité le prix a bien été attribué, jusqu’en
1935.
Mais il ne faut pas rater l’aspect principal :
la remise en cause de l’appareil de sécurité d’État, au nom de
la pacification bourgeoise. Beria est autant visé que Staline.
Nikita Khrouchtchev dit ainsi dans son « rapport secret » :
« Un rôle spécialement bas a été
joué par un ennemi féroce de notre parti, Béria, agent d’un
service d’espionnage étranger dans l’organisation de certaines
affaires sales et honteuses. Béria avait gagné la confiance de
Staline.
De quelle manière ce provocateur
parvint-il à atteindre une situation au sein du Parti et de l’État,
de façon à devenir le premier vice-président du Conseil des
ministres de l’Union soviétique et le membre du Bureau politique du
Comité central?
Il est maintenant prouvé que ce scélérat
a gravi les différents échelons du pouvoir en passant sur un nombre
incalculable de cadavres.
Existait-il des indices indiquant que
Béria était un ennemi du Parti? Il en existait, en effet. Déjà en
1937, lors d’un plénum du Comité central, l’ancien commissaire du
Peuple à la Santé publique Kaminski, déclarait que Béria
travaillait pour les services d’espionnage du Moussavat.
Le plénum du Comité central avait à
peine achevé ses travaux que Kaminski était arrêté et fusillé.
Est-ce que Staline avait examiné la
déclaration de Kaminski?
Non, parce que Staline avait confiance en
Béria et que cela lui suffisait. Et, lorsque Staline croyait en
quelqu’un ou en quelque chose, personne ne pouvait avancer une
opinion contraire. Quiconque aurait osé exprimer une opinion
contraire aurait subi le sort de Kaminski. »
Le
noyau dur de la dynamique de Nikita Khrouchtchev, c’est l’appel
général à la pacification bourgeoise :
« Camarades! Le culte de l’individu
a provoqué l’emploi de principes erronés dans le travail du Parti
et dans l’activité économique; il a conduit à la violation des
règles de la démocratie intérieure du Parti et des soviets, à une
administration stérile, à des déviations de toutes sortes,
dissimulant les lacunes et fardant la réalité. Notre Nation a donné
naissance à de nombreux courtisans et spécialistes du faux
optimisme et de la duperie. »
Nikita Khrouchtchev ne pouvait pas que dénoncer
une période particulière, même si elle relevait de la lutte des
classes la plus haute. Il devait également faire en sorte que la
caste bureaucratique prenant forme, se façonnant comme nouvelle
bourgeoisie, puisse s’approprier de manière aisée, tranquille
pour ainsi dire, les différents leviers de la société.
Il dut donc faire une sorte de contrat, en disant
en résumé : moi et ma clique on prend la direction, mais on
s’occupe de vous permettre de vous installer, car de toutes façons
on va faire en sorte que les moindres problèmes se résolvent de
manière désormais bourgeoise-pacifique.
En langage pseudo-communiste, cela donne : la
direction collective s’impose comme seule forme apte à maintenir
la « légalité socialiste », car sinon c’est le
triomphe de l’arbitraire.
Il va de soi que Nikita Khrouchtchev insiste
particulièrement sur ce dernier aspect, car il doit à tout prix
rassurer la caste bureaucratique s’installant, afin de maintenir sa
position.
Ce qui est par ailleurs marquant ici, c’est que
la plupart des dénonciations de Staline dans les pays impérialistes
s’appuient directement sur les pseudos-explications de Nikita
Khrouchtchev.
Voici donc la formulation, à mots voilés, du
contrat bourgeois-pacifique de résolution des questions internes à
la caste bureaucratique, à travers la dénonciation fantasmée de
Staline.
« Pour quelle raison les
répressions de masse contre les activistes n’ont-elles cessé
d’augmenter après le XVIIe Congrès?
C’est parce que, à l’époque, Staline
s’était élevé à un tel point au-dessus du Parti et au-dessus de
la Nation qu’il avait cessé de prendre en considération le Comité
central ou le Parti.
Alors qu’il avait toujours tenu compte de
l’opinion de la collectivité avant le XVIIe Congrès, après la
totale liquidation politique des trotskistes, des zinoviévistes et
des boukhariniens, au moment où cette lutte et les victoires
socialistes avaient conduit à l’unité du Parti, Staline avait
cessé, à un point toujours plus grand, de tenir compte des membres
du Comité central du Parti et même des membres du Bureau politique.
Staline pensait que, désormais, il
pouvait décider seul de toutes choses et que les figurants étaient
les seuls gens dont il ait encore besoin; il traitait tous les autres
de telle sorte qu’ils ne pouvaient plus que lui obéir et l’encenser.
Après l’assassinat criminel de S.M.
Kirov, commencèrent les répressions de masse et les brutales
violations de la légalité socialiste. Le soir du 1er décembre
1934, sur l’initiative de Staline (sans l’approbation du Bureau
politique, qui fut acquise par hasard deux jours plus tard), le
secrétaire du Présidium du Comité central exécutif, Enoukidzé,
signait la directive suivante :
« 1.
Ordre est donné aux organismes d’instruction d’accélérer l’étude
des procès de ceux qui sont accusés de préparation ou d’exécution
d’actes terroristes.
2. Ordre est
donné aux organes judiciaires de ne pas suspendre l’exécution des
sentences de mort relatives aux crimes de cette catégorie afin
d’étudier les possibilités de grâce, du fait que le Présidium du
Comité central exécutif de l’URSS ne considère pas possible de
recevoir les pétitions de cette nature.
3.Ordre est
donné aux organismes du commissariat des Affaires intérieures
d’exécuter les sentences de mort contre les criminels de la
catégorie ci-dessus immédiatement après le prononcé de ces
sentences. »
Cette directive devint la base des actes
massifs d’abus contre la légalité socialiste.
Au cours de nombreux procès les accusés
durent répondre de « la préparation » d’actes
terroristes ; cela les privait de toute possibilité de réexamen
de leurs procès, même lorsqu’ils déclaraient devant le tribunal
que leurs « aveux » leur avaient été arrachés de force
et que, d’une manière convaincante, ils apportaient la preuve de la
fausseté des accusations portées contre eux. »
Les accusations de Nikita Khrouchtchev sont pratiquement de nature apolitique ; c’est qu’il défend le point de vue bourgeois de rapports pacifiés – conformément aux besoins de la bourgeoisie naissante et se structurant en URSS.
Nikita Khrouchtchev se situant sur le terrain du
XIXe congrès, il appuie les points relatifs à celui-ci. Le XIXe
congrès ayant instauré une « direction collective » et
aboli le poste de secrétaire général du Parti, il passe par là
pour condamner le passé – évidemment par rapport à un présent
censé être impeccable par définition même.
« Ainsi que l’ont prouvé les
événements ultérieurs, l’inquiétude de Lénine était justifiée:
dans la première période qui a suivi la mort de Lénine, Staline
prêtait encore attention à ses conseils [à ceux de Lénine], mais
plus tard il commença à ignorer les graves avertissements de
Vladimir Ilitch.
Quand on analyse la façon d’agir de
Staline à l’égard de la direction du Parti et du pays, quand on
s’arrête à considérer tout ce que Staline a commis, il faut bien
se convaincre que les craintes de Lénine étaient justifiées.
Le côté négatif de Staline, qui, du
temps de Lénine, n’était encore que naissant, s’était transformé
dans les dernières années en un grave abus de pouvoir par Staline,
qui a causé un tort indicible à notre Parti.
Nous devons étudier sérieusement et
analyser correctement cette question afin d’être à même de
prévenir toute possibilité d’un retour, sous quelque forme que ce
soit, de ce qui s’est produit du vivant de Staline, qui ne tolérait
absolument pas la direction et le travail collectifs et qui
pratiquait la violence brutale, non seulement contre tout ce qui
s’opposait à lui, mais aussi contre tout ce qui paraissait, à son
esprit, capricieux et despotique, contraire à ses conceptions. »
Si la critique en restait là, on aurait pu
comprendre qu’il s’agit d’une rectification, Nikita
Khrouchtchev asseyant son pouvoir et avec lui toute une clique
opportuniste. Cependant, l’URSS de Staline était socialiste et il
existait par conséquent un appareil de sécurité d’État.
La base socialiste était préservée par
celui-ci, toute la société étant organisée en fonction de lui et
inversement. Cela est évidemment inacceptable pour une clique
désireuse d’agir comme bon lui semble.
Elle avait donc décapité dès la mort de Staline
l’appareil de sécurité d’État et instauré un KGB à son
service. Mais il lui fallait également idéologiquement dénoncer la
lutte de classes et cela était d’autant plus important de le faire
que la lutte des classes avait abouti à frapper les éléments
traîtres dans le Parti lui-même.
Ces éléments traîtres étant opportunistes, ils
convergeaient par définition avec la clique de Nikita Khrouchtchev.
Il était d’autant plus important de se focaliser sur la période
1937-1938 où l’appareil de sécurité d’État avait été en
première ligne pour assumer la lutte des classes, protéger l’État
socialiste, frappant jusque dans le Parti.
Voici comment Nikita Khrouchtchev expose cela.
« Staline n’agissait pas par
persuasion au moyen d’explications et de patiente collaboration avec
des gens, mais en imposant ses conceptions et en exigeant une
soumission absolue à son opinion. Quiconque s’opposait à sa
conception ou essayait d’expliquer son point de vue et l’exactitude
de sa position était destiné à être retranché de la collectivité
dirigeante et voué par la suite à l’annihilation morale et
physique.
Cela fut particulièrement vrai pendant
la période qui a suivi le XVIIe Congrès, au moment où d’éminents
dirigeants du Parti et des militants honnêtes et dévoués à la
cause du communisme sont tombés, victimes du despotisme de Staline.
Nous devons affirmer que le Parti a mené
un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les
nationalistes bourgeois et qu’il a désarmé idéologiquement tous
les ennemis du léninisme. Ce combat idéologique a été conduit
avec succès, ce qui a eu pour résultat de renforcer et de tremper
le Parti. Là, Staline a joué un rôle positif (…).
Il est intéressant de noter le fait que,
même pendant que se déroulait la furieuse lutte idéologique contre
les trotskistes, les zinoviévistes, les boukhariniens et les autres,
on n’a jamais pris contre eux des mesures de répression extrêmes.
La lutte se situait sur le terrain idéologique.
Mais quelques années plus tard, alors
que le socialisme était fondamentalement édifié dans notre pays,
alors que les classes exploitantes étaient généralement liquidées,
alors que la structure sociale soviétique avait radicalement changé,
alors que la base sociale pour les mouvements et les groupes
politiques hostiles au Parti s’était extrêmement rétrécie, alors
que les adversaires idéologiques du Parti étaient depuis longtemps
vaincus politiquement, c’est alors que commença la répression
contre eux.
C’est exactement pendant cette période
(1936-19371938) qu’est née la pratique de la répression massive au
moyen de l’appareil gouvernemental, d’abord contre les ennemis du
léninisme – trotskistes, zinoviévistes, boukhariniens – depuis
longtemps vaincus politiquement par le Parti, et également ensuite
contre de nombreux communistes honnêtes, contre les cadres du Parti
qui avaient porté le lourd fardeau de la guerre civile et des
premières et très difficiles années de l’industrialisation et de
la collectivisation, qui avaient activement lutté contre les
trotskistes et les droitiers pour le triomphe de la ligne du parti
léniniste.
Staline fut à l’origine de la conception
d’« ennemi du peuple ».
Ce terme rendit automatiquement inutile
d’établir la preuve des erreurs idéologiques de l’homme ou des
hommes engagés dans une controverse; ce terme rendit possible
l’utilisation de la répression la plus cruelle, violant toutes les
normes de la légalité révolutionnaire contre quiconque, de quelque
manière que ce soit, n’était pas d’accord avec lui; contre ceux qui
étaient seulement suspects d’intentions hostiles, contre ceux qui
avaient mauvaise réputation.
Ce concept d’« ennemi du peuple »
éliminait en fait la possibilité d’une lutte idéologique
quelconque, de faire connaître son point de vue sur telle ou telle
question, même celle qui avait un caractère pratique.
Pour l’essentiel et en fait la seule
preuve de culpabilité dont il était fait usage, contre toutes les
normes de la science juridique actuelle, était la « confession »
de l’accusé lui-même; et comme l’ont prouvé les enquêtes faites
ultérieurement, les « confessions » étaient obtenues au
moyen de pressions physiques contre l’accusé.
Cela a conduit à des violations
manifestes de la légalité révolutionnaire et au fait que de
nombreuses personnes, parfaitement innocentes, qui, dans le passé,
avaient défendu la ligne du Parti, devinrent des victimes. »
C’est là une dénonciation très claire de la
lutte des classes en URSS. La lutte contre les éléments capitulant
dans la construction de l’URSS – les trotskystes, zinoviévistes,
boukhariniens, etc. – est fort logiquement acceptée puisque la
clique de Nikita Khrouchtchev est à la tête de l’URSS.
Mais elle ne peut pas accepter les luttes de classes en URSS même, parce qu’elle a désormais le pouvoir et qu’elle ne veut pas de celles-ci, mais également parce que cela impliquait la capacité de l’appareil de sécurité d’État à posséder une primauté technique sur le Parti, qui est désormais le sas de la bureaucratie formant une nouvelle bourgeoisie.
La logique de Nikita Khrouchtchev est très
simple. Le XIXe congrès avait posé une nouvelle étape : celle
d’aller du socialisme au communisme. Il était donc ouvertement
affirmé que tout un cycle était terminé.
Nikita Khrouchtchev pouvait donc parler de la
période d’avant 1952 comme quelque chose relevant irrémédiablement
du passé, puisqu’on était censé être passé à totalement autre
chose.
La critique de Staline ne tient pas seulement à
la mort de celui-ci en 1953, bien au contraire même : elle
tient à la mise en place en 1952 d’une direction collective, le
poste de secrétaire général du Parti disparaissant.
Staline lui-même avait fait la promotion d’une
direction collective. Or, c’est une erreur historique : en
raison du développement inégal, il se cristallise toujours un
dirigeant, en interaction avec la direction dans son ensemble.
Nikita Khrouchtchev peut donc parler au nom de la
direction collective d’autant plus facilement que celle-ci a été
mise en place par les institutions dans leur ensemble.
Et il peut critiquer le passé au nom d’une étape supérieure, nouvelle, ouverte par le XIXe congrès. À ce moment-là, l’œuvre de Staline fait déjà ouvertement office d’action passée, de contribution à la situation présente.
Nikita Khrouchtchev
Bien entendu, cela n’est qu’une forme. Le
contenu est la volonté de former une caste bureaucratique profitant
de la situation en trouvant un accord avec les États-Unis
d’Amérique, ce qui aboutit à la formation d’une nouvelle
bourgeoisie.
Cependant, le XXe congrès ne joue que sur la
forme. C’est d’ailleurs pour cela que Nikita Khrouchtchev se fera
éjecter par la suite : à avoir trop appuyé sur la forme, les
déséquilibres devenaient trop importants pour une véritable
bourgeoisie instaurant son pouvoir et systématisant sa domination.
Nikita Khrouchtchev est un bureaucrate
opportuniste à l’initiative d’une nouvelle caste ; après
lui on a carrément une bourgeoisie installée au cœur d’un pays
organisé en un social-impérialisme. Il y a une différence de
qualité.
Nikita Khrouchtchev se situe entièrement sur le
terrain du XIXe congrès, sur sa logique de « direction
collective » et de simple appui au développement des forces
productives pour instaurer à court terme le communisme. Il ne
modifiera jamais cette approche tout au long de la période où il
fut de facto le chef de l’URSS.
Nikita Khrouchtchev, quand il affirmait que l’URSS instaurerait le communisme au début des années 1980, se situait entièrement sur le terrain du XIXe congrès.
La
réunion à huis-clos annoncé inopinément le matin du vendredi eut
du retard. Elle devait commencer à 18h, elle eut en fait lieu peu
après minuit.
Nicolaï
Boulganine prit le premier la parole, pour simplement annoncer que
Nikita Khrouchtchev allait s’adresser aux délégués. Celui-ci fit
immédiatement la précision suivante :
« Nous devrions examiner très
sérieusement la question du culte de la personnalité.
Aucune nouvelle à ce sujet ne devra
filtrer à l’extérieur; la presse spécialement ne doit pas en être
informée. C’est donc pour cette raison que nous examinons cette
question ici, en séance à huis clos du Congrès. Il y a des limites
à tout.
Nous ne devons pas fournir des munitions
à l’ennemi; nous ne devons pas laver notre linge sale devant ses
yeux. Je pense que les délégués au Congrès comprendront et
évalueront à leur juste valeur toutes les propositions qui leur
seront faites.
(Applaudissements tumultueux.) »
Voici
le tout début de son propos. Il faut bien noter qu’il s’agit de
la version « officielle » du texte. Il n’y a pas eu de
retranscription ni d’enregistrement du discours lu par Nikita
Khrouchtchev. Il fut également interdit de prendre des notes.
« Camarades,
Dans le rapport du Comité central du Parti au XXe Congrès, dans un certain nombre de discours prononcés par des délégués au Congrès, ainsi que lors de réunions plénières du Comité central du parti communiste de l’Union soviétique, pas mal de choses ont été dites au sujet du culte de la personnalité et de ses conséquences néfastes.
Après la mort de Staline, le Comité central du Parti a commencé à appliquer une politique tendant à expliquer brièvement, mais d’une façon positive, qu’il était intolérable et étranger à l’esprit du marxisme-léninisme d’exalter une personne et d’en faire un surhomme doté de qualités surnaturelles à l’égal d’un dieu. Un tel homme est supposé tout savoir, penser pour tout le monde, tout faire et être infaillible.
Ce sentiment à l’égard d’un homme, et singulièrement à l’égard de Staline, a été entretenu parmi nous pendant de nombreuses années.
Le but du présent Rapport n’est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mérites de Staline suffisamment de livres, d’opuscules et d’études ont été écrits durant sa vie.
Le rôle de Staline dans la préparation et l’exécution de la révolution socialiste, lors de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l’édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est une question qui a une importance pour le Parti actuellement et dans l’avenir.
Ce qui nous intéresse, c’est de savoir
comment le culte de la personne de Staline n’a cessé de croître,
comment ce culte devint, à un moment précis, la source de toute une
série de perversions graves et sans cesse plus sérieuses des
principes du Parti, de la démocratie du Parti; de la légalité
révolutionnaire.
En raison du fait que tout le monde ne
semble pas encore bien comprendre les conséquences pratiques,
résultant du culte de l’individu, le grave préjudice causé par la
violation du principe de la direction collective du Parti du fait de
l’accumulation entre les mains d’une personne d’un pouvoir immense et
illimité, le Comité central du Parti considère qu’il est
absolument nécessaire de remettre au XXe Congrès du parti
communiste de l’Union soviétique tout le dossier de cette
question. »
Nikita Khrouchtchev lut ensuite pendant plusieurs
heures son discours intitulé « Sur le culte de la personnalité
et ses conséquences ».
Il n’y eut ni questions, ni débats. Le rapport
secret se termina par un vote des délégués soutenant ce qui avait
été dit. Pendant ce temps, les délégations étrangères avaient
accès au document par écrit au Kremlin, mais sans le droit de
prendre des notes.
Il y avait, de toutes façons, une seule idée de
fond. Car le discours de Nikita Khrouchtchev a une particularité
précise : il aborde de très nombreux thèmes, mais ni la
question du rôle dirigeant du Parti, ni l’industrialisation menée.
Il se focalise sur le « culte de la personnalité », avec
la personne de Staline présentée comme « brutale »,
amenant la « violation » des normes du Parti et les
vastes opérations de répression, soulignant aussi le rôle
« exagéré » attribué à Staline durant la Seconde
Guerre mondiale.
Pour renforcer cette atmosphère, le « testament de Lénine » fut également distribué dès le départ aux délégués.
Le matin du 24 février, la veille du dernier
jour, une résolution fut adoptée quant au rapport fait par Nikita
Khrouchtchev dix jours plus tôt. Elle encourage le Comité Central
« à ne pas faiblir dans la lutte contre les vestiges du culte
de la personnalité ».
La résolution n’en dit pas plus sur la question
de Staline, posée ici seulement en filigrane.
Mais un fait marquant à cette occasion fut la
proposition d’une base de travail de 19 pages pour la résolution,
réalisée par un groupe de 45 hauts responsables du PCUS se
présentant comme la « commission de préparation pour la
résolution du XXe congrès sur le rapport du Comité Central du
PCUS ».
Formellement, cela n’a pas de sens, car le rapport est fait au congrès et pas avant. C’était là clairement un appui ouvert à Nikita Khrouchtchev.
Le XXe congrès votant pour le rapport de Nikita Khrouchtchev
Un autre aspect intéressant est que la résolution
finale ne salue pas le rapport dans son ensemble (contrairement aux
autres congrès), mais « approuve les propositions et
conclusions du Comité Central contenues dans son rapport ».
Cette formulation n’était pas contenue dans la base de travail ;
l’ajout présente une mobilisation en faveur de
Nikita Khrouchtchev.
C’est là un aspect très important, car il faut
bien saisir que le fameux « rapport secret » n’a pas
été lu pendant le congrès, mais après le congrès, alors
qu’il était officiellement terminé. Cela signifie que le PCUS
était déjà « embarqué » avec Nikita Khrouchtchev et
que son « rapport secret » ne pouvait politiquement
qu’être accepté par les délégués.
Le
matin du vendredi 24 février 1956, Mikhail Pervukhine
qui était président de séance annonça ainsi deux choses :
une réunion des délégués à 17 heures, puis leur réunion à huis
clos à 18 heures.
Le congrès avait donc, avant la réunion à huis-clos, déjà voté les membres du Comité Central. Et c’est seulement après, alors que tout a été verrouillé, que le rapport secret a été lu par Nikita Khrouchtchev.
Timbre annonçant le XXe congrès du PCUS
Le nouveau Comité Central
reflète justement cette prise du pouvoir
par la clique de Nikita Khrouchtchev. il compte
133 titulaires contre 125 auparavant, avec 122 suppléants contre 111
auparavant.
Des
125 membres du Comité Central élu en 1952 au XIX congrès, 44
avaient été
écartés.
33 % des membres du Comité Central issu du
XXe congrès étaient nouveaux, avec le quart des nouveaux membres
étant lié à l’activité de Nikita Khrouchtchev en Ukraine.
Sur ces 255 titulaires et suppléants du Comité
Central, pratiquement la moitié – 123 – sont des secrétaires
des républiques, territoires autonomes et régions. Leur nombre
était de 92 sur 236 au congrès précédent. Le Parti est ici
asphyxié par l’appareil de direction.
Cela est d’autant plus marquant que le nombre de
membres du Comité Central relevant de l’administration étatique
est le même (48 titulaires et 52 suppléants, 44 et 54
précédemment). On trouve, dans le même ordre d’idée, seulement
3 intellectuels membres titulaires du Comité Central, 8 militaires,
1 dirigeant syndical.
On ne trouve pareillement que deux responsables de
l’appareil de sécurité : le ministre de l’intérieur
venant d’être nommé, et le responsable de la sécurité d’État.
On a trois responsables militaires : les maréchaux Georges
Joukov, ministre de la Défense, Radion Malinovski, commandant de la
région militaire d’Extrême-Orient, et Cyrille Moskalenko,
commandant de la région de Moscou.
Radion Malinovski, très proche de Nikita
Khrouchtchev, deviendra rapidement le principal responsable des
forces armées et une figure majeure du social-impérialisme
soviétique.
A cela s’ajoute que le Comité Central, dès sa première réunion, nomma également quatre proches de Nikita Khrouchtchev comme candidats au Présidium, sur les six possibles, et alors que le Présidium disposait de 11 membres en tout. Trois de ces candidats étaient par ailleurs membres du Secrétariat du Comité Central, qui comptait au total huit membres (dont trois déjà membres du Présidium).
Dans son long rapport, Nikita Khrouchtchev assume
les thèses de la voie pacifique au socialisme. C’est là une thèse
de la plus haute importance, qui va être la grande pierre
d’achoppement au début des années 1960 dans le Mouvement
Communiste International. Toute la jeune génération
marxiste-léniniste refusant le révisionnisme va faire du rejet de
cette thèse la pierre angulaire de son identité politique.
La Chine populaire dirigée par Mao Zedong va être
au centre de la critique de cette thèse et le principal point de
référence alors pour la lutte armée comme stratégie
révolutionnaire.
Cette thèse semble tomber du ciel, mais elle
découle en fait du principe de coexistence pacifique. La nouvelle
bourgeoisie s’affirmant en URSS devait forcément aller dans le
sens de la collusion avec les pays capitalistes pour parvenir à un
accord.
D’où la démarche relativiste de Nikita
Khrouchtchev dans son rapport :
« Nos ennemis aiment à nous
représenter, nous, les léninistes, comme des partisans de la
violence en toutes occasions.
Il est vrai que nous reconnaissons la
nécessité de la transformation révolutionnaire de la société
capitaliste en société socialiste. C’est ce qui distingue les
marxistes révolutionnaires des réformistes et des opportunistes.
Il est, en effet, hors de doute que, pour
maints pays capitalistes, le renversement par la violence de la
dictature bourgeoise et l’aggravation brutale de la lutte de classe
qui l’accompagne sont inévitables.
Mais les formes de la révolution sociale
sont diverses. Quant on prétend que nous voyons dans la violence et
la guerre civile l’unique moyen de transformer la société, on émet
un postulat qui ne correspond pas à la réalité. »
En fait, le véritable moteur idéologique de
cette thèse consiste en le principe d’un capitalisme désormais
« organisé », comme l’affirme Eugen Varga. On a ici la
base pour la transformation des Partis Communistes en outils pour la
politique extérieure l’URSS, qui iront par la suite jusqu’à
l’expansionnisme militaire.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre le
propos de Nikita Khrouchtchev comme quoi :
« La conquête d’une solide
majorité parlementaire s’appuyant sur le mouvement révolutionnaire
du prolétariat et des travailleurs créerait pour la classe ouvrière
des divers pays capitalistes et anciennement coloniaux les conditions
nécessaires pour des transformations sociales radicales. »