Le levier de la gestion contre la suraccumulation selon Paul Boccara

Toutes les mesures prônées par Paul Boccara placent l’aristocratie ouvrière au centre du jeu. Il va y avoir ici une production très grande d’idées, de concepts, appelant à activer cette couche sociale, à lui laisser le champ libre, à lui accorder la plus grande place, etc.

Voici comment en 1971, dans Les « ressources » permettent les « dépenses », qui critique un article du Monde, cette vision du monde est présentée :

« L’article passe même complètement sous silence le point de départ du programme : la considération de la crise du Capitalisme Monopoliste d’État marquée par le gaspillage des ressources et l’incapacité de répondre aux besoins des masses.

Il ignore ce que nous disons des exigences nouvelles du progrès technique : la nécessité d’en finir avec le Capitalisme Monopoliste d’État pour permettre à la révolution scientifique et technique de se développer.

Il ignore ce que nous disons de l’excès d’accumulation des capitaux et notamment de la preuve évidente de la suraccumulation dans les énormes capitaux flottants employés à la spéculation monétaire. »

Le capital financier est ici le seul ennemi, car il correspond selon la théorie de la suraccumulation – dévalorisation à une surproduction de capital. Il faut donc le bloquer ; si on le laisse faire il va tendre à former une économie basée uniquement sur la finance (ce qui est une hypothèse absurde).

Pour le contrer, il faut faire en sorte que l’entreprise capitaliste assume de nouveaux critères, dans un sens industriel, et non plus dans un sens financier. Paul Boccara oppose l’industrie qui serait une production réelle à la finance qui serait une production virtuelle.

Il faudrait selon lui que dans les comptes de l’entreprise, dans la gestion, la production soit privilégiée à la finance, donc que les investissements soient « productifs » dans le pays et non spéculatifs dans d’autres pays, que les salaires soient privilégiées aux actionnaires.

On a ici non seulement une revendication finalement classique d’une meilleure répartition des bénéfices pour le travail et non le capital, mais une prétention à ce que cela aille avec une mise en valeur de l’entreprise elle-même.

L’entreprise marcherait bien mieux si elle échappait à la pression de la suraccumulation. Voici comment, en 1982, Paul Boccara explique cela dans De nouveaux critères pour l’intervention des travailleurs dans la gestion :

« Nous opposons à ce critère du rapport profit sur capital avancé en monnaie, le critère de base nouveau exprimé par le rapport : valeur ajoutée sur capital matériel (et financier) avancées.

La valeur ajoutée de la comptabilité, c’est toute la production de l’entreprise, vendue ou vendable (exprimée par son prix)… moins ce qu’on appelle les consommations intermédiaires, c’est-à-dire les dépenses de matières premières, de semi-produits, d’énergie, etc, consommées pour cette production.

Pour obtenir la valeur ajoutée nette, il faut aussi déduire les amortissements justifiés correspondant à la consommation et donc à l’usure du capital fixe (machines et bâtiments).

La valeur ajoutée, c’est donc la richesse nouvelle produite mesurée par les prix, au-delà des richesses matérielles consommées et intégrées dans la production. Cette valeur ajoutée ne donne pas seulement les profits nets que l’entreprise tire de la production.

Mais aussi elle donne les salaires et encore les prélèvements sociaux : les impôts et les cotisations sociales tirées de cette valeur ajoutée.

En conséquence, si l’on propose d’augmenter toute la valeur ajoutée de la production, et non plus les profits monétaires, cela favorise l’augmentation des salaires (par l’emploi et la qualification) et celle des prélèvements sociaux au lieu de s’opposer à elles. »

Ainsi, si les bénéfices allaient dans les investissements productifs et dans les salaires, dans les formations, les entreprises seraient plus fortes.

C’est pourquoi il faudrait faire face au mauvais capitalisme, qui entend échapper au monde réel de la production pour se cantonner dans le monde abstrait de la finance, avec la spéculation sur les monnaies, les titres à la bourse, les terrains, les stocks, les achats-reventes d’entreprises, les exportations de capitaux.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Suraccumulation, dévalorisation, aristocratie ouvrière chez Paul Boccara

Très concrètement, chez Paul Boccara, il n’y a aucune originalité. On est dans le vargisme le plus strict : il n’y aurait pas de connexion organique entre l’État et les monopoles ; la stratégie anti-monopoliste d’unité – y compris de la bourgeoisie non monopoliste – serait en mesure de décrocher l’État du capital monopoliste.

Bien entendu, on a toujours cette apparence radicale puisque cette approche dénonce la soumission de l’État aux monopoles, mais pas dans le sens d’une critique léniniste : dans le sens d’une théorie de conquête de l’État « neutre ».

Pourquoi alors cette théorie de la suraccumulation – dévalorisation ? Pour deux raisons : la première est qu’il s’agit simplement de la focalisation de Paul Boccara sur le thème, et donc d’une idée théorique produit abstraitement. La seconde est que cela sert fondamentalement les intérêts du PCF, de la CGT et de l’URSS.

La théorie de la suraccumulation – dévalorisation sous-tend en effet un « urgentisme » très important. Le capitalisme était présenté comme en phase terminale.

Déformant la théorie léniniste de l’impérialisme, Paul Boccara fait du surplus de capital une sorte de monstre défigurant l’économie, comme si le capitalisme s’était survécu à lui-même.

Ce qui est cocasse, c’est que Paul Boccara passa donc cinquante ans de sa vie à expliquer, à courts intervalles, que l’on rentrait dans la phase absolument finale de l’effondrement du capitalisme !

Vu ainsi, c’est ridicule. Mais à chaque fois, politiquement, cela permit un positionnement très particulier, justifié par cette prétendue urgence. C’était très pratique pour le PCF et la CGT.

Dans cette optique, l’économie allait s’effondrer, car le capitalisme était bloqué ; la gestion devenait intenable, tout l’énergie allait dans la finance… il faudrait donc prendre les choses en main.

De plus, en prétendant s’appuyer sur quelque chose relevant du marxisme, Paul Boccara pouvait prétendre à une dimension révolutionnaire ; en expliquant en même temps que c’était un prolongement, que Karl Marx n’avait pas directement expliqué cela, il se donnait une marge de manœuvre totale dans l’interprétation.

On pouvait donc indéfiniment se tromper, repousser la crise au cycle suivant, etc. Et en fonction de cette « crise » perpétuelle (« systémique » est le terme ici employé) mais connaissant des « phases », on pouvait prôner telle ou telle mesure, telle ou telle intervention dans l’économie.

Il est évident ici que le boccarisme n’est donc rien d’autre que l’expression idéologique de l’aristocratie ouvrière.

En présentant comme incontournable la participation des couches « instruites », participatives, gestionnaires de la classe ouvrière, il faisait de l’aristocratie ouvrière un étendard et appelait à protéger ses intérêts.

On comprend donc le sens de la théorie de la suraccumulation – dévalorisation. Pour maintenir la « gestion » du capitalisme contre le capital « en trop », il faut une rationalité depuis l’intérieur de l’entreprise, par le syndicat, par le PCF qui est l’organisation politique de ce syndicat (dans la droite ligne du positionnement de Maurice Thorez).

Le capitalisme apparaît donc comme organisé, organisable, et par conséquent organisable dans un sens différent, si l’on s’approprie la gestion.

Paul Boccara n’hésita pas à faire une comparaison du capitalisme avec la vie :

« La théorie de la suraccumulation – dévalorisation du capital permet d’analyser la régulation spontanée, opérant à la façon de celle d’un organisme naturel, biologique, du capitalisme. »

Voici un autre exemple de parallèle « biologique », dans Études sur le capitalisme monopoliste d’État. Sa crise et son issue, en 1974 :

« La théorie de la suraccumulation / dévalorisation du capital permet d’analyser la régulation spontanée, opérant à la façon de celle d’un organisme naturel, biologique, du capitalisme.

Elle montre comment sur la base des rapports de production, de circulation, de répartition et de consommation capitaliste, c’est-à-dire de la structure économique de la société capitaliste, s’effectue cette régulation.

La régulation concerne l’incitation au progrès des forces productives matérielles (et de la productivité du travail), ainsi que la lutte contre les obstacles à ce progrès.

Elle concerne aussi le rétablissement de la cohérence normale du système, après le développement des discordances et le dérèglement formel que ce progrès engendre nécessairement.

Ce rétablissement s’effectue à travers les transformations qu’elles provoquent, y compris les transformations structurelles de l’organisme économique allant jusqu’à mettre en cause l’existence du capitalisme lui-même. »

La politique a ici disparu, c’est la « gestion » qui compte. Le boccarisme, c’est gestion contre gestion.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Les modalités de la dévalorisation selon Paul Boccara

Voici comment, en 1974, Paul Boccarra résume les modalités de l’intervention étatique pour bloquer une partie de l’économie :

« Suraccumulation ? Cela signifie excès d’accumulation des capitaux par rapport au profit possible pour les rémunérer.

Cet excès d’accumulation des capitaux résulte du fait que le but déterminant de la production capitaliste est l’accumulation de la richesse privée et sa fructification par le profit et non la satisfaction des besoins des diverses catégories de travailleurs.

Cette suraccumulation se manifeste dans les crises de surproduction et les récessions périodiques de la production capitaliste.

Cependant, on constate historiquement qu’après une longue phase, de 25 à 30 ans environ, où les crises sont peu importantes et les dépressions consécutives courtes, tandis que l’essor facile domine pendant toute la période, on passe à une longue phase d’allure différente où les crises sont plus importantes, où du moins les difficultés et les dépressions sont plus durables (…).

Au milieu des luttes de classe interviennent les transformations de structure – tenant au développement massif du secteur public et de l’intervention de l’État – avec la transformation du capitalisme monopoliste simple en capitalisme monopoliste d’État.

L’excès d’accumulation durable est provisoirement résolu non seulement par les anciennes méthodes, mais aussi par le développement du rôle du capital public – qu’il s’agisse d’une entreprise nationalisée ou de fonds publics donnés en subvention ou prêtés à des taux de faveur à une grande entreprise privée.

En effet, le capital public ne réclame pas pour lui le profit courant.

Il peut même accepter un profit nul, voire un déficit couvert par l’impôt ou des subventions inflationnistes. Dans ces conditions, une grande masse (bien que minoritaire) du capital engagé dans la production ne réclame plus le profit courant. Cela permet de relever d’autant le profit des grandes entreprises privées dominantes (…).

Toutefois, puisque le système tend à favoriser directement ou indirectement, sous prétexte d’intérêt général, les profits et leur accumulation de capitaux par les grands groupes capitalistes privés, on doit de nouveau aboutir à une situation de suraccumulation profonde et durables.

C’est ce qui se produit à partir de 1967-1969, avec le début de la crise du CME lui-même.

Cette crise de structure nouvelle est beaucoup plus profonde et beaucoup plus originale que les précédentes. »

Non seulement l’État aide les monopoles, mais en plus il occupe une partie de l’économie, afin de les protéger. C’est une lecture révisionniste.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Paul Boccara et la crise de surproduction de capital

Paul Boccara défend ni plus ni moins que les thèses d’Eugen Varga ; toutes ses positions suintent le vargisme par tous les pores. Lui-même pense par contre avoir une pensée originale, ne comprenant rien à son utilisation historique comme vecteur du révisionnisme.

Il prétend même avoir développé l’analyse de Karl Marx. C’est là une constante chez Paul Boccara : Karl Marx serait daté. Son œuvre serait théorique qui plus est ; seule une analyse actualisée des tendances du capitalisme – c’est d’ailleurs la thèse d’Eugen Varga – permet de saisir le capitalisme dans ce qu’il est réellement.

Et Paul Boccara aurait même compris ce qui manquait chez Karl Marx :

« Nous prétendons que la théorie de la suraccumulation – dévalorisation du capital, ébauchée seulement en tant que telle dans le livre III du « Capital », permet l’intégration systématique de tout l’apport du « Capital » de Max pour se rendre de la réalité capitaliste dans ses aspects phénoménaux comme son évolution historique toute entière.

Elle permet de pousser plus avant les analyses inachevées des livres II et III du « Capital » et de fournir la solution des oppositions apparentes que certains penseurs avaient pu suggérer entre elles.

La théorie économique marxiste du capitalisme débouche, à notre avis, sur la théorie de la suraccumulation – dévalorisation. »

Karl Marx débouche donc sur Paul Boccara ! Pourquoi cela ? En quoi consiste cette théorie de la suraccumulation – dévalorisation ?

En juin 1975, les Editions Sociales liées au PCF publient Le capital ; c’est bien évidemment Paul Boccara qui en rédigea la longue introduction.

Les dernières pages exposent bien entendu la théorie du Capitalisme Monopoliste d’État et de la suraccumulation – dévalorisation, Paul Boccara se prétendant donc le successeur de Karl Marx (au début en passant par Lénine, puis à partir de 1989 directement depuis Karl Marx).

Voici ce que cela donne :

« C’est à partir de la théorie de la suraccumulation exposée par Marx dans Le Capital que nous expliquons aujourd’hui le Capitalisme Monopoliste d’État, ainsi que sa crise, phase cruciale ouverte depuis quelques années de la crise générale du capitalisme (…).

Suraccumulation signifie excès d’accumulation, ou capital accumulé en quantité excédentaire, car la plus-value, malgré son accroissement, est devenue insuffisante pour rémunérer avec le même taux de profit le capital total et lui permettre de fonctionner normalement.

C’est, en effet, dans la section du livre III du Capital intitulée « Loi de la tendance à la baisse du taux de profit » que la suraccumulation est analysée. »

Or, le problème est très simple : l’hypothèse de Karl Marx d’une surproduction de capital n’est pas présentée par ce dernier comme une crise de surproduction absolue.

Karl Marx considère qu’une crise de surproduction absolue est à la fois une crise de surproduction de capital et une crise de surproduction de marchandises. Ce second aspect est totalement nié par Paul Boccara.

Qui plus est, il va modifier l’approche de Karl Marx. Dans son hypothèse d’une suraccumulation de capital, – que Paul Boccara transforme en fait -, Karl Marx parle de destruction du capital en trop, et non pas comme Paul Boccara d’une « dévalorisation »

Chez Karl Marx en effet, la crise de surproduction du capital allie mise en sommeil du capital en trop voire disparition par l’écrasement par la concurrence (une entreprise fait faillite et son usine reste à l’abandon, par exemple).

Paul Boccara nie cette concurrence, ce capitalisme impliquant toujours concurrence même s’il existe une superstructure impérialiste, et bascule dans la thèse d’Euge Varga, comme quoi le capitalisme pense et s’allie à l’État.

On a alors l’État qui assume une partie de la production pour… empêcher que des capitalistes le fassent et que des profits y soient faits. L’objectif est ici selon Paul Boccara de maintenir les profits des monopoles en empêchant le capital non monopoliste de trouver une place dans l’économie.

Il formule cela ainsi :

« Le relèvement du taux de profit des entreprises monopolistes est permis, dans la limite du mouvement du taux moyen, par une certaine réduction de la valorisation des capitaux non monopolistes (…).

Si des fonds publics sont donnés en subvention, ou prêtés sans intérêt ou à de faibles taux, une partie du capital en fonction ne réclame plus une mise en valeur aussi importante que celle des capitaux privés de l’entreprise (monopoliste) bénéficiaire, dont le taux de profit peut être relevé d’autant. »

Pour résumer : il y a suraccumulation de capital et le capital monopoliste, pour préserver ses profits et empêcher de se voir concurrencer, appuie l’existence d’un grand secteur d’État, pour paralyser une partie de l’économie et y empêcher des investissements capitalistes.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Les modalités du rapport État-monopoles selon Paul Boccara

Si l’État est façonné par les monopoles, c’est pour une raison très simple : selon Paul Boccara, les monopoles ne pourraient subsister sinon. Paul Boccara est ici, comme toujours, un disciple d’Eugen Varga.

Ce dernier avait développé une conception luxembourgiste du capitalisme ; une croissance capitaliste ne pourrait selon lui plus que provenir de l’extérieur, d’une conquête de zones non capitalistes. Or, le capitalisme se maintenait, donc il fallait trouver un justificatif à cela.

Il considéra alors que l’État, devenu neutre, servait de « cerveau » au capitalisme des monopoles, le guidant, le soutenant, lui ouvrant de nouveaux espaces.

Paul Boccara dit exactement la même chose. Voici comment il dresse le tableau des caractéristiques du capitalisme monopoliste d’État :

« Un premier trait caractéristique du capitalisme monopoliste d’État est constitué par le financement de type public de l’accumulation et de la production privées (…).

Le deuxième trait caractéristique, interférant, en effet, avec le premier, concerne le financement de type public ou collectif de certaines consommations et services (…).

Un troisième trait, en relation étroite avec les deux précédents, concerne les sources du financement de type public avec le prélèvement sur les revenus et l’intervention dans les circuits financiers (…).

Un quatrième trait, qui résulte des trois premiers, concerne la « programmation » publique et les « plans ».

L’intervention publique, désormais décisive dans le développement du capitalisme et concernant des décisions globales de portée durable, nécessite que ses diverses décisions soient beaucoup plus coordonnées que jadis (…).

Les derniers traits principaux du capitalisme monopoliste d’État se rapportent à l’économie mondiale.

L’exportation des capitaux publics encadre désormais, de plus en plus, l’exportation de capitaux privés et de marchandises par du capital dévalorisé publiquement, permettant d’assurer et de relever les taux de profits. »

Ce qui est essentiel ici – et qu’on ne peut pas voir si l’on n’a pas étudié le sens de la polémique provoqué par Eugen Varga en URSS, tant dans les années 1920-1930 que 1940-1950 – c’est la question de la capacité d’organisation du capitalisme.

L’un des grands combats de Staline a été d’écraser la conception social-démocrate du capitalisme organisé. C’est le sens de la mise à l’écart de Boukharine notamment. Or, Eugen Varga a réaffirmé ouvertement cette thèse après 1945, l’URSS l’a assumé officiellement après 1953.

Et si l’on regarde les caractéristiques mises en avant par Paul Boccara, on en retrouve la substance : le capitalisme peut se gérer, au moyen de plans.

La différence d’avec la social-démocratie des années 1930, c’est que le capitalisme n’est pas considéré comme s’organisant tout seul, mais sous la supervision de l’État.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Paul Boccara et le capitalisme monopoliste d’État

Le concept de capitalisme monopoliste d’État dont se revendique Paul Boccara est le fruit d’une thèse d’Eugen Varga au moment de la fin de la seconde guerre mondiale. Il considérait qu’avec les exigences de la guerre, l’État avait pris son autonomie par rapport au capitalisme.

L’État serait capable d’un regard objectif, réaliste, et serait donc relativement en mesure de forcer les capitalistes à prendre des décisions privilégiant l’intérêt commun plutôt que le leur.

Cette interprétation va provoquer de grands troubles en URSS, avant de se voir finalement écrasée, temporairement seulement cependant, puisqu’à la mort de Staline, elle réapparaît et devient officiellement celle de l’URSS de Nikita Khrouchtchev.

Paul Boccara reprend intégralement la conception d’Eugen Varga, sans jamais le dire. Sa définition de base est la même. Voici comment, en 1972, dans Qu’est-ce que la crise du capitalisme monopoliste d’État ?, il présente le concept d’un État désormais neutre servant les monopoles.

« Du lendemain de la deuxième guerre mondiale jusque vers la fin des années 1960 environ, le monde capitaliste connaît une croissance rapide de la production, un emploi souvent élevé, des crises faibles et des dépressions peu durables.

En même temps, on assiste partout à une intervention massive de l’État capitaliste dans la production et la consommation.

L’idéologie bourgeoise tire argument de ces faits pour prétendre que l’État, arbitre au-dessus des classes, n’est préoccupé que de l’intérêt général et que la maîtrise de la croissance économique est désormais assurée.

En réalité, il s’agit seulement de la période d’épanouissement du capitalisme monopoliste d’État. »

Il faut être ici prudent : si Paul Boccara dit que l’État n’est pas un arbitre neutre (comme les socialistes le disent), il veut dire en fait qu’il est neutre dans sa nature mais penche toujours d’un côté ou de l’autre.

Il faut toujours avoir en tête que le boccarisme est une variante du vargisme. On serait dans une troisième période du capitalisme ; celui-ci n’est plus libéral, ni monopoliste. Seuls les monopoles dominent désormais totalement, portés par l’État.

Voici comment Paul Boccara présente, de manière plus précise, le capitalisme monopoliste d’État, dans La crise du capitalisme monopoliste d’État et les luttes des travailleurs :

« Le capitalisme monopoliste d’État, annoncé par des transformations significatives dès le tout début du stade impérialiste, surgit pendant la guerre de 1914-1918, sous la pression de la lutte à mort entre les États capitalistes, expression du développement des antagonismes impérialistes.

Il est nécessaire de pousser au maximum la production et pour cela de commencer à dépasser les limites des rapports du capitalisme monopoliste simple, en mettant systématiquement la puissance de l’État, le pouvoir concentré de la société qu’elle représente, au service de l’accumulation capitaliste par les commandes, le financement et la programmation publiques (…).

Le capitalisme monopoliste d’État caractérise l’impérialisme dans sa phase actuelle. Il développe de façon antagonique les formes du capitalisme monopoliste simple.

Le système de domination capitaliste des monopoles privés, du capital financier, de l’exportation des capitaux se complète par l’utilisation dans l’intérêt général des groupes capitalistes dominants des monopoles de type public, du financement de type public, de l’exportation de capitaux publics (« aides »), etc. »

La notion de capitalisme monopoliste d’État consiste à dire que l’État, dans ses initiatives, appuie les monopoles. La vie entière des monopoles passe par l’État, celui ne fait pas qu’intercéder en leur faveur, il organise son existence même selon leurs intérêts.

Et cet État conserve une existence propre, indépendante. Il n’est que façonné par les monopoles.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

La nature de l’État selon Paul Boccara

Pour comprendre la question du capitalisme monopoliste d’État, il faut bien faire attention à une ambiguïté aux conséquences terribles. En effet, il y a lieu de distinguer deux thèses se ressemblant point sur point en bien des domaines, mais de nature essentiellement différente.

C’est une chose que de dire que les monopoles prennent le contrôle de l’État, et une autre de dire qu’il y a une alliance de l’État et des monopoles.

Selon le matérialisme historique, l’État est la condensation d’un rapport de force ; dans le mode de production capitaliste, l’État est bourgeois, au service de celui-ci. Dire que les monopoles en prennent le contrôle signifie uniquement que ceux-ci l’emportent sur les autres fractions capitalistes.

Par contre, dire qu’il y a une alliance entre les monopoles et l’État signifie que l’État est indépendant à la base ou bien, comme Eugen Varga, qu’il a acquis son indépendance. C’est également le point de vue de Paul Boccara.

Quel est le souci cependant ? Tout simplement que la plupart des phrases, remarques, analyses que l’on peut faire au sujet de l’État au service des monopoles, échappe bien souvent à une distinction claire entre ces deux thèses.

Si l’on dit que les monopoles sont aidés par l’État par telle ou telle mesure, on a dans tous les cas une dimension radicale de critique du rôle de l’État. Mais la question d’économie politique de la nature de l’État n’apparaît pas.

C’est là un point essentiel du révisionnisme. En apparence, pour la base du PCF manquant de niveau de formation au sein d’un Parti déjà faible sur le plan théorique, il n’y a pas eu de changement de discours : on reste dans une position d’affrontement avec le capitalisme et l’État à son service.

Cependant, concrètement, la perspective est totalement différente, car désormais l’État est considéré par le PCF comme neutre. Et ce n’est évidemment pas la même chose de dire que l’État doit être détruit ou bien qu’il faille en prendre le contrôle.

Dans un article sur la crise monétaire, publié dans les Cahiers du communisme en octobre 1971, Paul Boccara définit par exemple comme étant la caractéristique du capitalisme monopoliste d’État le financement plus ou moins étatique des profits et de l’accumulation de capital des monopoles.

C’est très ambigu et on pourrait très bien comprendre que selon lui l’État n’est pas neutre, qu’il est au service des monopoles. Or, ce n’est pas le cas du tout.

Qui plus est, on pourrait croire que l’État aide les monopoles à avoir du profit… Alors que par l’intermédiaire de la thèse de « suraccumulation – dévalorisation », Paul Boccara sous-tend dans ce financement de l’État quelque chose de très différent.

Selon lui, les nationalisations font comme geler une partie de l’économie, afin que le capital financier étouffe le reste du capital qui ne sait pas où trouver un espace pour se développer.

Il s’agit d’un dispositif intellectuel très technique, très subtil. En apparence, on dénonce les monopoles aidés par l’État. En pratique, on expose un système où l’État neutre a été happé par les monopoles dans un capitalisme à l’agonie, impliquant qu’il faut participer à l’État et s’appuyer littéralement sur le capital non monopoliste.

C’est ainsi que le PCF est passé de parti de la rupture dans les années 1950 à un parti participant à toutes les institutions, à tous les organismes étatiques ou para-étatiques, proposant systématiquement des contre-projets, des contre-programmes, notamment par l’intermédiaire de la CGT.

Le tournant fut véritablement mai 1968, qui amena au PCF un passage du style « thorézien » à ce qu’on doit appeler un style « boccariste ». A la contestation syndicale dure, d’esprit populiste, succéda la bataille pour la « gestion ».

Paul Boccara exposa sa thèse de la neutralité de l’État dès les années 1960, mais elle ne triompha en tant que telle que par l’intermédiaire du concept de « crise » du capitalisme monopoliste d’État. Cette crise justifiait plus aisément une participation littéralement urgente à l’État.

Le 15 mai 1967, lors d’un meeting parisien dans la salle de la Mutualité, Paul Boccara traita de la crise du capitalisme monopoliste d’État, et ce concept fut adopté par le PCF à son XIXe congrès, en février 1970.

Le processus était alors lancé pour revendiquer l’autogestion, la démocratie avancée, et par conséquent l’abandon du principe de dictature du prolétariat.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

La lecture faite par Paul Boccara

Paul Boccara a une approche qui, en cinquante ans, n’a pas connu de grandes variations, se tenant toujours dans un cadre bien déterminé. Au-delà des rapports variables avec l’idéologie marxiste-léniniste – selon les besoins opportunistes du moment – Paul Varga s’en tient à deux, trois principes, qu’il maintient invariablement.

L’idée de base, qui est évidemment celle qui lui a valu son importance, c’est qu’il faut participer aux institutions, à tous les niveaux, ainsi qu’aux entreprises. Le leitmotiv de Paul Boccara, c’est que les capitalistes ne savent pas gérer et qu’il faut les épauler, puis les remplacer.

Le capitalisme serait à son stade le plus élevé, l’État serait neutre. Sans l’État pour le moduler, le gérer, le capitalisme s’effondrerait ; par conséquent il faut faire pencher l’État du côté du peuple et non des monopoles.

Pendant plusieurs décennies, le PCF va donc avoir un discours sur l’économie nationale qu’il faudrait protéger, développer, alors que le capital financier compte agir en prédateur contre lui. Les idées de Paul Boccara ont servi ici à justifier le soutien unilatéral du PCF et de la CGT à la vie des entreprises.

La démarche de Paul Boccara – gérer à la place des mauvais gestionnaires – implique en général une participation la plus rigoureuse possible à tout ce qui existe : les comités d’entreprises, les syndicats, les associations, les mairies, les départements, les régions, le parlement, le sénat, les commissions les plus diverses existantes dans toutes ces institutions, les collectivités territoriales dans tous leurs aspects, les organismes sociaux, etc.

Il faut éplucher les comptes de tous les organismes étatiques ou para-étatiques, y participer, chercher à y disposer d’un poids toujours plus important, influer sur les décisions, faire régulièrement des propositions, etc.

Les comités d’entreprises doivent s’approprier des droits de décision sur la stratégie de l’entreprise. Par conséquent, le syndicat (ici donc la CGT) doit élaborer des stratégies et des contre-stratégies, concurrençant directement les choix des actionnaires et du capital financier.

Pour rendre cela possible, et là on a les deux autres principes qu’on retrouve systématiquement, il faut tout d’abord un mouvement populaire permettant de conquérir cet espace, ensuite, un pôle financier public jouant le rôle de banque prêtant avec suffisamment de largeur pour parvenir à mettre de côté le capital financier.

Dans les années 1970-1980, cette démarche fut appelée par le PCF la « démocratie avancée », puis après 1989 cela fut désigné sous le terme de « mixité ».

Toute la théorie particulière du capitalisme de Paul Boccara servit à justifier cette démarche institutionnelle.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Paul Boccara, une carrière à succès dans le PCF

Paul Boccara est l’Eugen Varga français. Tout comme Eugen Varga, il a publié une avalanche d’articles et d’analyses ; comme lui, il considère qu’il n’y plus de notion d’impérialisme, mais uniquement un « capitalisme monopoliste d’Etat ».

Le capitalisme est par conséquent désormais organisé ; il ne connaîtrait plus de vraie crise, mais seulement une longue crise, caractérisée par un chômage important permanent, tout en étant tout le temps à deux doigts de la rupture.

L’État serait neutre en soi, il faudrait une poussée du mouvement de masse pour l’attirer dans son camp, cela étant associé avec l’autogestion des entreprises du privé avec l’aide des aides publiques, ainsi que des nationalisations pour appuyer le processus de « démocratisation » de l’économie.

Si Paul Boccara peut proposer cela, c’est que le PCF avait besoin d’un théoricien économique prolongeant le thorézisme et amenant à se débarrasser de tout reste de marxisme-léninisme : en quelques années seulement, Paul Boccara devint le grand théoricien économique du PCF.

Né en 1932, il adhéra au PCF à vingt ans ; six ans après il écrivait déjà son premier article pour Économie et politique, la revue de la section économique du comité central du PCF. Le PCF ne manquait pourtant pas de cadres éprouvés, mais Paul Boccara correspondait à un style nouveau, véritablement coupé de toute référence au passé.

Paul Boccara n’est pas un révisionniste au sens strict : il est quelqu’un né dans le révisionnisme et c’est en cela qu’il était fondamentalement utile. Il s’est cru un intellectuel, il a été un simple outil.

Dès 1959, il écrivait donc des articles pour expliquer que Karl Marx n’avait pas fini son œuvre. Sa grande thèse est d’ailleurs reprise à Eugen Varga : Le capital de Karl Marx parle d’un capitalisme pur, d’un « capitalisme en général » ce serait une abstraction théorique tout à fait juste, mais il y aurait le besoin d’étudier la réalité concrète.

Comme il se doit, cette réalité était présentée comme n’ayant plus rien à voir avec celle de l’époque Lénine. Il ne s’agirait plus de conflit avec l’État, mais d’une bataille pour sa gestion.

Il est ainsi tout à fait parlant que Raymond Barre, qui avait été son professeur d’économie à l’université (et qui avait une réputation de tyran), appuya sa nomination au CNRS en 1963, comme attaché, puis chargé de recherche. Il devint ensuite maître assistant, il est docteur en sciences économiques en 1974 à Paris VIII et maître de conférences en sciences économiques jusqu’en 1992, où il part à la retraite.

De manière extrêmement rapide, Paul Boccara joua un rôle central dans la mise en place de la théorie du capitalisme monopoliste d’État, aux côtés de Henri Jourdain, dirigeant syndical métallurgiste devenu directeur de la revue Économie et politique.

En 1964, il participa à la conférence internationale à Prague, sous l’égide de l’URSS et contribua à l’affirmation de l’organisation du capitalisme monopoliste sous la supervision de l’État. Vint ensuite la conférence internationale de Choisy-le-Roi en 1966, faisant de lui la grande figure internationale de la question.

Paul Boccara participa alors un groupe d’études aboutissant à la publication de l’ouvrage en deux volumes intitulé Le capitalisme monopoliste d’État. Traité d’économie marxiste, en 1971. Le prestige était alors extrêmement important dans les milieux diplômés, pour toute la mouvance de la revue Économie et politique.

En 1972, cela eut comme effet de la nomination de Paul Boccara et de Philippe Herzog au comité central du PCF, ce qui fut un événement interne, car auparavant absolument jamais des membres de la section économique ne parvenaient à la direction, au nom de leur subordination à la direction politique.

Paul Boccara fut alors membre de toutes les équipes de discussion entre le PCF et les socialistes pour l’élaboration du programme commun, Roger Gauraudy étant le pendant de Paul Boccara dans le domaine politique-philosophique.

Une revue théorique, Issues, fut fondée en 1978, toujours dans l’élan intellectuel autour du capitalisme monopoliste d’État et de la perspective d’un gouvernement d’union de la gauche ; un plan d’action « Bâtissons ensemble la France des années 1980 » fut proposé à la direction du PCF.

Paul Boccara participa d’ailleurs en 1981 aux discussions sur les mesures gouvernementales ; grand partisan de la « régulation » du capitalisme, il développait toujours plus sa la ligne d’autogestion. Philippe Herzog fut, dans cette perspective d’appel aux mobilisations citoyennes pour s’impliquer dans la régulation et la gestion de l’économie, nommé tête de liste du PCF pour les élections européennes de 1989.

La vanité de l’entreprise aboutit à un double mouvement, avec d’un côté la liquidation ouverte du PCF avec des rénovateurs partant dans d’autres horizons, comme Philippe Herzog, Pierre Juquin, Anicet Le Pors, Charles Fiterman, et de l’autre la mutation, portée par Robert Hue prenant la tête du PCF, et disposant de l’appui de Paul Boccara.

Le PCF devint alors ouvertement boccariste dans son affirmation d’une économie « mixte ».

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Paul Boccara, une figure internationale

Lorsque l’URSS de Khrouchtchev balança par-dessus bord les principes et valeurs de Staline, elle pouvait s’appuyer déjà sur l’intense travail mené en amont par Eugen Varga, qui avait provoqué une polémique immense dans l’URSS de l’après-guerre.

L’un des points principaux modifiés fut la notion d’impérialisme, remplacé par celui de capitalisme monopoliste d’État. Il y aurait ainsi le capitalisme, grosso modo à l’époque de Karl Marx, l’impérialisme, correspondant dans les très grandes lignes à celle de Lénine, et enfin le capitalisme monopoliste d’État.

Il va de soi que l’affirmation d’un tel concept nouveau et encore non défini au sens strict permettait de louvoyer, de prétendre que beaucoup de situations différentes existaient, que tout « dogmatisme » était néfaste, etc. Cela formait également un appel d’air pour des intellectuels opportunistes qui pouvaient voir ici une véritable possibilité d’apparaître comme des théoriciens d’importance.

Cela fut particulièrement le cas dans un Parti ayant toujours été une catastrophe sur le plan de la théorie et de l’idéologie : le Parti Communiste Français. Il y avait là un boulevard et il fut pris par Paul Boccara, dont l’arrivée fut météorique.

En quelques années seulement, Paul Boccara passa à la direction de la section économique de la direction centrale du PCF, prenant la tête d’une conférence internationale, en France même, sur le concept de « capitalisme monopoliste d’État ».

Il devint alors une figure internationale ; lors de discussions économiques organisées par Fidel Castro à Cuba, il prit même la parole sans se la voir accorder et, debout, lança : « Vous l’Amérique du Sud, je vous ai appris l’économie ! »

intervalles réguliers, il parla de tournants, de moments sans précédents, d’urgence de la situation, etc., justifiant par là tous les appels opportunistes à participer le plus possible aux institutions pour prétendument se les approprier.

Paul Boccara, dont le niveau intellectuel était indéniablement très élevé, s’était entièrement pris au jeu ; il fit de la section économique du PCF un organisme intellectuellement brillant, hyper actif, développant de multiples thèses et travaux.

Tant l’URSS que le PCF et la CGT appréciaient cela, car cela correspondait totalement à leurs intérêts. Il leur fournissait une théorie économique clef en main. Le PCF pouvait viser un programme commun de gouvernement avec les socialistes, la CGT participer aux comités d’entreprise, aux institutions économiques en général ; l’URSS trouvait un moyen de faire des « partis communistes » lui étant inféodés des leviers pour influencer les autres pays.

Quant à Paul Boccara, il se présentait comme le nouveau Karl Marx et successeur de Lénine sur le plan des idées économiques. Naturellement, après 1989, il cessa de se revendiquer de Lénine.

A vrai dire, il n’en avait plus besoin de toutes façons, ayant déjà prôné l’autogestion et fait en sorte que le PCF assume cette conception dès les années 1970. Cette dynamique rendit d’ailleurs le PCF indépendant intellectuellement du bloc de l’Est et c’est cela qui explique son maintien après 1989.

Il existe une véritable idéologie « boccariste », prônant une mixité de l’économie, un mélange État – entreprises, avec une prise en main de la gestion par les travailleurs, pour orienter le pays vers le communisme, le capitalisme étant considéré comme périmé depuis les années 1950.

Paul Boccara a, afin de justifier cela, développé, dès les années 1960, toute une théorie de la « suraccumulation – dévalorisation » du capital, avec comme conclusion la participation résolue aux institutions.

Ce qui est par contre intellectuellement véritablement honteux, c’est que Paul Boccara, dans toute sa démarche, s’appuie directement sur Eugen Varga, et ce sans jamais l’assumer. Le boccarisme est une variante du vargisme, ni plus ni moins, et pourtant Paul Boccara, connu pour son tempérament d’ailleurs odieux, ne l’a jamais dit.

=>Retour au dossier sur Paul Boccara

Jean de La Fontaine – Les fables, livre 12 (1688 – 1694)

FABLE I
LES COMPAGNONS D’ULYSSE
À MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE

Prince, l’unique objet du soin des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos autels.
Je vous offre un peu tard ces présents de ma Muse;
Les ans et les travaux me serviront d’excuse:
Mon esprit diminue, au lieu qu’à chaque instant
On aperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes.
Le Héros dont il tient des qualités si belles
Dans le métier de Mars brûle d’en faire autant;
Il ne tient pas à lui que forçant la Victoire
Il ne marche à pas de géant
Dans la carrière de la Gloire.
Quelque Dieu le retient; c’est notre Souverain,
Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin;
Cette rapidité fut alors nécessaire:
Peut-être elle serait aujourd’hui téméraire.
Je m’en tais; aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d’aimer les longs discours.
De ces sortes de Dieux votre cour se compose.
Ils ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’après tout
D’autres Divinités n’y tiennent le haut bout;
Le sens et la raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudents et peu circonspects,
S’abandonnèrent à des charmes
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les Compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du Dieu du jour,
Circé, tenait alors sa cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste poison.
D’abord ils perdent la raison;
Quelques moments après leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux différents.
Les voilà devenus Ours, Lions, Éléphants;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme:
Il s’en vit de petits, exemplum ut Talpa.
Le seul Ulysse en échappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d’un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l’Enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien.
Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme:
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.
Ulysse y court, et dit: L’empoisonneuse coupe
A son remède encore; et je viens vous l’offrir:
Chers amis, voulez-vous Hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole.
Le Lion dit pensant rugir:
Je n’ai pas la tête si folle.
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir?
J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque:
Je suis Roi, deviendrai-je un Citadin d’lthaque?
Tu me rendras peut-être encore simple Soldat:
Je ne veux point changer d’état.
Ulysse du Lion court à l’Ours: Eh, mon frère,
Comme te voilà fait! je t’ai vu si joli!
Ah vraiment nous y voici,
Reprit l’Ours à sa manière.
Comme me voilà fait! comme doit être un Ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te déplais-je? Va-t’en, suis ta route et me laisse:
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse;
Et te dis tout net et tout plat:
Je ne veux point changer d’état.
Le Prince grec au Loup va proposer l’affaire;
Il lui dit, au hasard d’un semblable refus:
Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie:
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois, et redevient
Au lieu de Loup, Homme de bien.
En est-il, dit le Loup? Pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière:
Toi qui parles, qu’es-tu? N’auriez-vous pas sans moi
Mangé ces animaux que plaint tout le village?
Si j’étais Homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous;
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des Loups?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme:
Je ne veux point changer d’état.
Ulysse fit à tous une même semonce;
Chacun d’eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C’était leurs délices suprêmes:
Tous renonçaient au los des belles actions.
Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions;
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l’utile:
C’était sans doute un beau projet,
Si ce choix eût été facile.
Les Compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts.
Ils ont force pareils en ce bas univers:
Gens à qui j’impose pour peine
Votre censure et votre haine.

FABLE II
LE CHAT ET LES DEUX MOINEAUX
À MONSEIGNEUR t.E DUC DE BOURGOGNE

Un Chat contemporain d’un fort jeune Moineau
Fut logé près de lui dès l’âge du berceau.
La Cage et le Panier avaient mêmes Pénates.
Le Chat était souvent agacé par l’Oiseau:
L’un s’escrimait du bec, l’autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami.
Ne le corrigeant qu’à demi
Il se fût fait un grand scrupule
D’armer de pointes sa férule.
Le Passereau moins circonspect,
Lui donnait force coups de bec;
En sage et discrète personne,
Maître Chat excusait ces jeux:
Entre amis, il ne faut jamais qu’on s’abandonne
Aux traits d’un courroux sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait;
Quand un Moineau du voisinage
S’en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre les deux Oiseaux il arriva querelle;
Et Raton de prendre parti.
Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
D’insulter ainsi notre ami;
Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre?
Non, de par tous les Chats. Entrant lors au combat
Il croque l’étranger: Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat.
Cette réflexion fit aussi croquer l’autre.
Quelle morale puis-je inférer de ce fait?
Sans cela toute fable est un oeuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits; mais leur ombre m’abuse,
Prince, vous les aurez incontinent trouvés:
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse;
Elle et ses soeurs n’ont pas l’esprit que vous avez.

FABLE III
DU THÉSAURISEUR ET DU SINGE

Un homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu’à la fureur.
Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont frivoles.
Pour sûreté de son trésor
Notre Avare habitait un lieu dont Amphitrite
Défendait aux voleurs de toutes parts l’abord.
Là d’une volupté selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours.
Il passait les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans relâche,
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche,
Car il trouvait toujours du mécompte à son fait.
Un gros Singe plus sage, à mon sens, que son maître,
Jetait quelque doublon toujours par la fenêtre,
Et rendait le compte imparfait.
La chambre bien cadenassée
Permettait de laisser l’argent sur le comptoir.
Un beau jour dom Bertrand se mit dans la pensée
D’en faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lorsque je compare
Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne sais bonnement auxquels donner le prix.
Dom Bertrand gagnerait près de certains esprits;
Les raisons en seraient trop longues à déduire.
Un jour donc l’animal, qui ne songeait qu’à nuire,
Détachait du monceau, tantôt quelque doublon,
Un jacobus, un ducaton,
Et puis quelque noble à la rose;
Éprouvait son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métail qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S’il n’avait entendu son Compteur à la fin
Mettre la clef dans la serrure,
Les ducats auraient tous pris le même chemin,
Et couru la même aventure
Il les aurait fait tous voler jusqu’au dernier
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille préserver maint et maint financier
Qui n’en fait pas meilleur usage.

FABLE IV
LES DEUX CHÈVRES

Dès que les Chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune; elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage
Les moins fréquentés des humains.
Là s’il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C’est où ces Dames vont promener leurs caprices;
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
Deux Chèvres donc s’émancipant,
Toutes deux ayant patte blanche,
Quittèrent les bas près, chacune de sa part.
L’une vers l’autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche;
Deux Belettes à peine auraient passé de front
Sur ce pont;
D’ailleurs l’onde rapide et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces Amazones.
Malgré tant de dangers, l’une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l’autre en fait autant.
Je m’imagine voir avec Louis le Grand
Philippe Quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conférence.
Ainsi s’avançaient pas à pas,
Nez à nez nos Aventurières,
Qui toutes deux étant fort fières
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L’une à l’autre céder. Elles avaient la gloire
De compter dans leur race (à ce que dit l’Histoire)
L’une certaine Chèvre au mérite sans pair
Dont Polyphème fit présent à Galatée;
Et l’autre la Chèvre Amalthée,
Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer, leur chute fut commune;
Toutes deux tombèrent dans l’eau.
Cet accident n’est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune.
À MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE,
qui avait demandé à M. de La Fontaine
une fable qui fût
nommée «Le Chat et la Souris».
Pour plaire au jeune Prince à qui la Renommée
Destine un temple en mes écrits,
Comment composerai-je une fable nommée
Le Chat et la Souris?
Dois-je représenter dans ces vers une Belle
Qui douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va se jouant des coeurs que ses charmes ont pris,
Comme le Chat de la Souris?
Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune?
Rien ne lui convient mieux, et c’est chose commune
Que de lui voir traiter ceux qu’on croit ses amis
Comme le Chat fait la Souris.
Introduirai-je un Roi qu’entre ses favoris
Elle respecte seul; Roi qui fixe sa roue,
Qui n’est point empêché d’un monde d’ennemis,
Et qui des plus puissants quand il lui plaît se joue
Comme le Chat de la Souris?
Mais insensiblement, dans le tour que j’ai pris,
Mon dessein se rencontre, et si je ne m’abuse
Je pourrais tout gâter par de plus longs récits.
Le jeune Prince alors se jouerait de ma Muse,
Comme le Chat de la Souris.

FABLE V
LE VIEUX CHAT ET LA JEUNE SOURIS

Une jeune Souris de peu d’expérience
Crut fléchir un vieux Chat implorant sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis:
Laissez-moi vivre: une Souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis?
Affamerais-je, à votre avis,
L’Hôte et l’Hôtesse, et tout leur monde?
D’un grain de blé je me nourris;
Une noix me rend toute ronde.
A présent je suis maigre; attendez quelque temps
Réservez ce repas à Messieurs vos Enfants.
Ainsi parlait au Chat la Souris attrapée.
L’autre lui dit: Tu t’es trompée.
Est-ce à moi que l’on tient de semblables discours?
Tu gagnerais autant de parler à des sourds.
Chat et vieux pardonner? cela n’arrive guères.
Selon ces lois descends là-bas,
Meurs, et Va-t’en tout de ce pas
Haranguer les soeurs Filandières.
Mes Enfants trouveront assez d’autres repas.
Il tint parole; et, pour ma fable,
Voici le sens moral qui peut y convenir:
La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir.
La vieillesse est impitoyable.

FABLE VI
LE CERF MALADE

En pays pleins de Cerfs un Cerf tomba malade.
Incontinent maint Camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le consoler du moins; multitude importune.
Eh! Messieurs, laissez-moi mourir.
Permettez qu’en forme commune
La Parque m’expédie, et finissez vos pleurs.
Point du tout: les Consolateurs
De ce triste devoir tout au long s’acquittèrent;
Quand il plut à Dieu s’en allèrent.
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C’est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du Cerf en déchut de beaucoup
Il ne trouva plus rien à frire.
D’un mal il tomba dans un pire
Et se vit réduit à la fin
A jeûner et mourir de faim.
Il en coûte à qui vous réclame,
Médecins du corps et de l’âme.
Ô temps, à moeurs! J’ai beau crier
Tout le monde se fait payer.

FABLE VII
LA CHAUVE-SOURIS, LE BUISSON ET LE CANARD

Le Buisson, le Canard et la Chauve-Souris,
Voyant tous trois qu’en leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avaient des comptoirs, des Facteurs, des Agents
Non moins soigneux qu’intelligents,
Des registres exacts de mise et de recette.
Tout allait bien, quand leur emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d’écueils, et fort étroits,
Et de trajet très difficile,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre Trio poussa maint regret inutile,
Ou plutôt il n’en poussa point.
Le plus petit Marchand est savant sur ce point;
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que par malheur nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer: le cas fut découvert.
Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse,
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les Sergents, et les procès,
Et le Créancier à la porte,
Dès devant la pointe du jour,
N’occupaient le Trio qu’à chercher maint détour,
Pour contenter cette cohorte.
Le Buisson accrochait les passants à tous coups:
Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises.
Le Plongeon sous les eaux s’en allait les chercher.
L’Oiseau Chauve-Souris n’osait plus approcher
Pendant le jour nulle demeure;
Suivi de Sergents à toute heure,
En des trous il s’allait cacher.
Je connais maint detteur qui n’est ni Souris-Chauve,
Ni Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.

FABLE VIII
LA QUERELLE
DES CHIENS ET DES CHATS
ET CELLE
DES CHATS ET DES SOURIS

La Discorde a toujours régné dans l’univers;
Notre monde en fournit mille exemples divers:
Chez nous cette Déesse a plus d’un tributaire.
Commençons par les éléments:
Vous serez étonnés de voir qu’à tous moments
Ils seront appointés contraire.
Outre ces quatre potentats,
Combien d’êtres de tous états
Se font une guerre éternelle?
Autrefois un logis plein de Chiens et de Chats,
Par cent arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats.
Le Maître ayant réglé leurs emplois, leurs repas,
Et menacé du fouet quiconque aurait querelle,
Ces animaux vivaient entre eux comme cousins;
Cette union si douce, et presque fraternelle,
Édifiait tous les voisins.
Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os par préférence à quelqu’un d’eux donné,
Fit que l’autre parti s’en vint tout forcené
Représenter un tel outrage.
J’ai vu des chroniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu’avait une Chienne en gésine.
Quoi qu’il en soit, cet altercas
Mit en combustion la salle et la cuisine;
Chacun se déclara pour son Chat, pour son Chien.
On fit un règlement dont les Chats se plaignirent,
Et tout le quartier étourdirent.
Leur Avocat disait qu’il fallait bel et bien
Recourir aux arrêts. En vain ils les cherchèrent.
Dans un coin où d’abord leurs Agents les cachèrent,
Les Souris enfin les mangèrent.
Autre procès nouveau: le peuple Souriquois
En pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil, et narquois,
Et d’ailleurs en voulant à toute cette race,
Les guetta, les prit, fit main basse.
Le Maître du logis ne s’en trouva que mieux.
J’en reviens à mon dire. On ne voit sous les cieux
Nul animal, nul être, aucune créature,
Qui n’ait son opposé; c’est la loi de Nature.
D’en chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu’il fit, et je n’en sais pas plus.
Ce que je sais, c’est qu’aux grosses paroles
On en vient sur un rien plus des trois quarts du temps.
Humains, il vous faudrait encore à soixante ans
Renvoyer chez les Barbacoles.

FABLE IX
LE LOUP ET LE RENARD

D’où vient que personne en la vie
N’est satisfait de son état?
Tel voudrait bien être soldat
A qui le soldat porte envie.
Certain Renard voulut, dit-on,
Se faire Loup. Hé qui peut dire
Que pour le métier de Mouton
Jamais aucun Loup ne soupire?
Ce qui m’étonne est qu’à huit ans
Un Prince en fable ait mis la chose,
Pendant que sous mes cheveux blancs
Je fabrique à force de temps
Des vers moins sensés que sa prose.
Les traits dans sa fable semés
Ne sont en l’ouvrage du poète
Ni tous, ni si bien exprimés.
Sa louange en est plus complète.
De la chanter sur la musette
C’est mon talent; mais je m’attends
Que mon Héros, dans peu de temps
Me fera prendre la trompette.
Je ne suis pas un grand prophète,
Cependant je lis dans les cieux
Que bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homères;
Et ce temps-ci n’en produit guères.
Laissant à part tous ces mystères,
Essayons de conter la fable avec succès.
Le Renard dit au Loup: Notre cher, pour tous mets
J’ai souvent un vieux Coq, ou de maigres Poulets;
C’est une viande qui me lasse.
Tu fais meilleure chère avec moins de hasard.
J’approche des maisons, tu te tiens à l’écart.
Apprends-moi ton métier, Camarade, de grâce:
Rends-moi le premier de ma race
Qui fournisse son croc de quelque Mouton gras,
Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.
Je le veux, dit le Loup: il m’est mort un mien frère;
Allons prendre sa peau, tu t’en revêtiras.
Il vint, et le Loup dit: Voici comme il faut faire,
Si tu veux écarter les Matins du Troupeau.
Le Renard, ayant mis la peau,
Répétait les leçons que lui donnait son maître.
D’abord il s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n’y manqua rien.
A peine il fut instruit autant qu’il pouvait l’être,
Qu’un Troupeau s’approcha. Le nouveau Loup y court
Et répand la terreur dans les lieux d’alentour.
Tel vêtu des armes d’Achille
Patrocle mit l’alarme au camp et dans la ville.
Mères, brus et vieillards au temple couraient tous.
L’ost au Peuple bêlant crut voir cinquante Loups.
Chien, Berger et Troupeau, tout fuit vers le village,
Et laisse seulement une Brebis pour gage.
Le larron s’en saisit. A quelque pas de là,
Il entendit chanter un Coq du voisinage.
Le Disciple aussitôt droit au Coq s’en alla,
Jetant bas sa robe de classe,
Oubliant les Brebis, les leçons, le Régent,
Et courant d’un pas diligent.
Que sert-il qu’on se contrefasse?
Prétendre ainsi changer est une illusion:
L’on reprend sa première trace
A la première occasion.
De votre esprit, que nul autre n’égale
Prince, ma Muse tient tout entier ce projet.
Vous m’avez donné le sujet
Le dialogue, et la morale.

FABLE X
L’ÉCREVISSE ET SA FILLE

Les Sages quelquefois, ainsi que l’Écrevisse,
Marchent à reculons, tournent le dos au port.
C’est l’art des Matelots. C’est aussi l’artifice
De ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,
Envisagent un point directement contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.
Je pourrais l’appliquer à certain Conquérant
Qui tout seul déconcerte une Ligue à cent têtes.
Ce qu’il n’entreprend pas, et ce qu’il entreprend,
N’est d’abord qu’un secret, puis devient des conquêtes.
En vain l’on a les yeux sur ce qu’il veut cacher,
Ce sont arrêts du sort qu’on ne peut empêcher,
Le torrent à la fin, devient insurmontable.
Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
Louis et le destin me semblent de concert
Entraîner l’univers. Venons à notre fable.
Mère Écrevisse un jour à sa Fille disait:
Comme tu vas, bon Dieu! ne peux-tu marcher droit?
Et comme vous allez vous-même! dit la fille.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille?
Veut-un que j’aille droit quand on y va tortu?
Elle avait raison; la vertu
De tout exemple domestique
Est universelle, et s’applique
En bien, en mal, en tout; fait des sages, des sots:
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A son but, j’y reviens; la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone;
Mais il faut le faire à propos.

FABLE XI
L’AIGLE ET LA PIE

L’Aigle, Reine des airs, avec Margot la Pie,
Différentes d’humeur, de langage et d’esprit,
Et d’habit,
Traversaient un bout de prairie.
Le hasard les assemble en un coin détourné.
L’Agasse eut peur; mais l’Aigle, ayant fort bien dîné,
La rassure, et lui dit: Allons de compagnie.
Si le Maître des Dieux assez souvent s’ennuie,
Lui qui gouverne l’univers,
J’en puis bien faire autant, moi qu’on sait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans cérémonie.
Caquet bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur ceci, sur cela, sur tout. L’homme d’Horace,
Disant le bien, le mal à travers champs, n’eût su
Ce qu’en fait de babil y savait notre Agasse.
Elle offre d’avertir de tout ce qui se passe,
Sautant, allant de place en place,
Bon espion, Dieu sait. Son offre ayant déplu,
L’Aigle lui dit tout en colère:
Ne quittez point votre séjour,
Caquet bon-bec, ma mie: adieu, je n’ai que faire
D’une babillarde à ma cour;
C’est un fort méchant caractère.
Margot ne demandait pas mieux.
Ce n’est pas ce qu’on croit, que d’entrer chez les Dieux;
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses.
Rediseurs, Espions, gens à l’air gracieux,
Au coeur tout différent, s’y rendent odieux,
Quoique ainsi que la Pie il faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses.

FABLE XII
LE MILAN, LE ROI ET LE CHASSEUR
À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME
MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI

Comme les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le soient aussi: c’Est l’indulgence
Qui l’ait le plus beau de leurs droits,
Non les douceurs de la vengeance.
Prince, c’est votre avis. On sait que le courroux
S’éteint en votre coeur sitôt qu’on l’y voit naître.
Achille qui du sien ne put se rendre maître,
Fut par là moins Héros que vous.
Ce titre n’appartient qu’à ceux d’entre les hommes
Qui comme en l’âge d’or font cent biens ici-bas.
Peu de Grands sont nés tels en cet âge où nous sommes,
L’univers leur sait gré du mal qu’ils ne font pas.
Loin que vous suiviez ces exemples,
Mille actes généreux vous promettent des temples.
Apollon citoyen de ces augustes lieux
Prétend y célébrer votre nom sur sa lyre.
Je sais qu’on vous attend dans le palais des Dieux:
Un siècle de séjour doit ici vous suffire.
Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous.
Puissent ses plaisirs les plus doux
Vous composer les destinées
Par ce temps à peine bornées!
Et la Princesse et vous n’en méritez pas moins;
J’en prends ses charmes pour témoins;
Pour témoins j’en prends les merveilles
Par qui le Ciel pour vous prodigue en ses présents
De qualités qui n’ont qu’en vous seuls leurs pareilles
Voulut orner vos jeunes ans.
Bourbon de son esprit ces grâces assaisonne.
Le Ciel joignit en sa personne
Ce qui sait se faire estimer
A ce qui sait se faire aimer.
Il ne m’appartient pas d’étaler votre joie;
Je me tais donc, et vais rimer
Ce que fit un Oiseau de proie.
Un Milan, de son nid antique possesseur,
Étant pris vif par un Chasseur,
D’en faire au Prince un don cet homme se propose.
La rareté du fait donnait prix à la chose.
L’Oiseau, par le Chasseur humblement présenté,
Si ce conte n’est apocryphe,
Va tout droit imprimer sa griffe
Sur le nez de Sa Majesté.
Quoi! sur le nez du Roi? Du Roi même en personne.
Il n’avait donc alors ni sceptre ni couronne?
Quand il en aurait eu, ç’aurait été tout un.
Le nez royal fut pris comme un nez du commun.
Dire des Courtisans les clameurs et la peine
Serait se consumer en efforts impuissants.
Le Roi n’éclata point; les cris sont indécents
A la Majesté souveraine.
L’Oiseau garda son poste. On ne put seulement
Hâter son départ d’un moment.
Son Maître le rappelle, et crie, et se tourmente,
Lui présente le leurre, et le poing; mais en vain.
On crut que jusqu’au lendemain
Le maudit animal à la serre insolente
Nicherait là malgré le bruit,
Et sur le nez sacré voudrait passer la nuit.
Tâcher de l’en tirer irritait son caprice.
Il quitte enfin le Roi, qui dit: Laissez aller
Ce Milan, et celui qui m’a cru régaler.
Ils se sont acquittés tous deux de leur office
L’un en Milan, et l’autre en Citoyen des bois:
Pour moi, qui sais comment doivent agir les Rois,
Je les affranchis du supplice.
Et la cour d’admirer. Les Courtisans ravis
Élèvent de tels faits, par eux si mal suivis:
Bien peu, même des Rois, prendraient un tel modèle;
Et le Veneur l’échappa belle,
Coupable seulement, tant lui que l’animal,
D’ignorer le danger d’approcher trop du maître.
Ils n’avaient appris à connaître
Que les hôtes des bois: était-ce un si grand mal?
Pilpay fait près du Gange arriver l’aventure.
Là nulle humaine créature
Ne touche aux animaux pour leur sang épancher.
Le roi même ferait scrupule d’y toucher.
Savons-nous, disent-ils, si cet oiseau de proie
N’était point au siège de Troie?
Peut-être y tint-il lieu d’un prince ou d’un héros
Des plus huppés et des plus hauts.
Ce qu’il fut autrefois il pourra l’être encore.
Nous croyons après Pythagore
Qu’avec les animaux de forme nous changeons,
Tantôt milans, tantôt pigeons,
Tantôt humains, puis volatiles
Ayant dans les airs leurs familles.
Comme l’on conte en deux façons
L’accident du Chasseur, voici l’autre manière.
Un certain Fauconnier, ayant pris, ce dit-on,
A la chasse un Milan (ce qui n’arrive guère),
En voulut au Roi faire un don,
Comme de chose singulière.
Ce cas n’arrive pas quelquefois en cent ans.
C’est le non plus ultra de la fauconnerie.
Ce Chasseur perce donc un gros de Courtisans,
Plein de zèle, échauffé, s’il le fut de sa vie.
Par ce parangon des présents
Il croyait sa fortune faite,
Quand l’Animal porte-sonnette,
Sauvage encore, et tout grossier,
Avec ses ongles tout d’acier
Prend le nez du Chasseur, happe le pauvre sire:
Lui de crier, chacun de rire,
Monarque et Courtisans. Qui n’eût ri? Quant à moi,
Je n’en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu’un pape rie, en bonne foi,
Je ne l’ose assurer; mais je tiendrais un roi
Bien malheureux s’il n’osait rire.
C’est le plaisir des Dieux. Malgré son noir sourci,
Jupiter, et le Peuple Immortel rit aussi.
Il en fit des éclats, à ce que dit l’Histoire,
Quand Vulcain clopinant lui vint donner à boire.
Que le Peuple Immortel se montrât sage ou non,
J’ai changé mon sujet avec juste raison;
Car, puisqu’il s’agit de moral,
Que nous eût du Chasseur l’aventure fatale
Enseigné de nouveau? L’on a vu de tout temps
Plus de sots fauconniers que de rois indulgents.

FABLE XIII
LE RENARD,
LES MOUCHES ET LE HÉRISSON

Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil, et matois
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches manger.
Quoi! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les hôtes des forêts?
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets?
Et que me sert ma queue? Est-ce un poids inutile?
Va! le Ciel te confonde, animal importun;
Que ne vis-tu sur le commun!
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité:
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
Garde-t’en bien, dit l’autre; ami, ne le fais pas:
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux sont soûls; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas:
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.

FABLE XIV
L’AMOUR ET LA FOLIE

Tout est mystère dans l’Amour,
Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance.
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour
Que d’épuiser cette science.
Je ne prétends donc point tout expliquer ici.
Mon but est seulement de dire à ma manière
Comment l’aveugle que voici
(C’est un Dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière;
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien;
J’en fais juge un amant, et ne décide rien.
La Folie et l’Amour jouaient un jour ensemble.
Celui-ci n’était pas encore privé des yeux.
Une dispute vint: l’Amour veut qu’on assemble
Là-dessus le Conseil des Dieux.
L’autre n’eut pas la patience;
Elle lui donne un coup si furieux
Qu’il en perd la clarté des cieux.
Vénus en demande vengeance.
Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris:
Les Dieux en furent étourdis,
Et Jupiter, et Némésis,
Et les Juges d’Enfer, enfin toute la bande.
Elle représenta l’énormité du cas.
Son fils sans un bâton ne pouvait faire un pas:
Nulle peine n’était pour ce crime assez grande.
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on eut bien considéré
L’intérêt du Public, celui de la Partie,
Le résultat enfin de la suprême Cour
Fut de condamner la Folie
A servir de guide à l’Amour.

FABLE XV
LE CORBEAU, LA GAZELLE, LA TORTUE ET LE RAT
À MME DE LA SABLIÈRE

Je vous gardais un temple dans mes vers:
Il n’eût fini qu’avec l’univers.
Déjà ma main en fondait la durée
Sur ce bel art qu’ont les Dieux inventé,
Et sur le nom de la Divinité
Que dans ce temple on aurait adorée.
Sur le portail j’aurais ces mots écrits:
PALAIS SACRÉ DE LA DÉESSE IRIS;
Non celle-là qu’a Junon à ses gages;
Car Junon même, et le Maître des Dieux
Serviraient l’autre, et seraient glorieux
Du seul honneur de porter ses messages.
L’Apothéose à la voûte eût paru.
Là, tout l’Olympe en pompe eût été vu
Plaçant Iris sous un dais de lumière.
Les murs auraient amplement contenu
Toute sa vie, agréable matière,
Mais peu féconde en ces événements
Qui des États font les renversements.
Au fond du temple eût été son image,
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n’y penser pas,
Ses agréments à qui tout rend hommage.
J’aurais fait voir à ses pieds des mortels,
Et des Héros, des demi-Dieux encore,
Même des Dieux; ce que le Monde adore
Vient quelquefois parfumer ses autels.
J’eusse en ses yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique imparfaitement:
Car ce coeur vif et tendre infiniment,
Pour ses amis et non point autrement;
Car cet esprit qui né du firmament
A beauté d’homme avec grâces de femme
Ne se peut pas comme on veut exprimer.
Ô vous Iris, qui savez tout charmer,
Qui savez plaire en un degré suprême,
Vous que l’on aime à l’égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour;
Car c’est un mot banni de votre cour;
Laissons-le donc), agréez que ma Muse
Achève un jour cette ébauche confuse.
J’en ai placé l’idée et le projet,
Pour plus de grâce, au-devant d’un sujet
Où l’amitié donne de telles marques,
Et d’un tel prix, que leur simple récit
Peut quelque temps amuser votre esprit.
Non que ceci se passe entre Monarques:
Ce que chez vous nous voyons estimer
N’est pas un roi qui ne sait point aimer;
C’est un mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami. J’en vois peu de si bons.
Quatre animaux vivant de compagnie
Vont aux humains en donner des leçons.
La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivaient ensemble unis; douce société.
Le choix d’une demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.
Mais quoi! l’homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu des déserts,
Au fond des eaux, en haut des airs,
Vous n’éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s’allait ébattre innocemment,
Quand un Chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
Vint sur l’herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit, et le Rat à l’heure du repas
Dit aux amis restants: D’où vient que nous ne sommes
Aujourd’hui que trois conviés?
La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés?
A ces paroles, la Tortue
S’écrie, et dit: Ah ! si j’étais
Comme un Corbeau d’ailes pourvue,
Tout de ce pas je m’en irais
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Notre compagne au pied léger;
Car à l’égard du coeur il en faut mieux juger.
Le Corbeau part à tire-d’aile:
Il aperçoit de loin l’imprudente Gazelle
Prise au piège et se tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l’instant.
Car de lui demander quand, pourquoi, ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,
Et perdre en vains discours cet utile moment,
Comme eût fait un Maître d’école,
Il avait trop de jugement.
Le Corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport, les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d’avis
De se transporter sans remise
Aux lieux où la Gazelle est prise.
L’autre, dit le Corbeau, gardera le logis.
Avec son marcher lent, quand arriverait-elle?
Après la mort de la Gazelle.
Ces mots à peine dits, ils s’en vont secourir
Leur chère et fidèle compagne,
Pauvre Chevrette de montagne.
La Tortue y voulut courir:
La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.
Rongemaille (le Rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les noeuds du lacs: on peut penser la joie.
Le Chasseur vient, et dit: Qui m’a ravi ma proie?
Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle;
Et le Chasseur, à demi fou
De n’en avoir nulle nouvelle,
Aperçoit la Tortue, et retient son courroux.
D’où vient, dit-il, que je m’effraie?
Je veux qu’à mon souper celle-ci me défraie.
Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si le Corbeau n’en eût averti la Chevrette.
Celle-ci quittant sa retraite
Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.
L’homme de suivre, et de jeter
Tout ce qui lui pesait; si bien que Rongemaille
Autour des noeuds du sac tant opère et travaille
Qu’il délivre encore l’autre soeur,
Sur qui s’était fondé le souper du Chasseur.
Pilpay conte qu’ainsi la chose s’est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J’en ferais pour vous plaire un ouvrage aussi long
Que l’Iliade ou l’Odyssée.
Rongemaille ferait le principal héros,
Quoique à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Portemaison l’Infante y tient de tels propos
Que Monsieur du Corbeau va faire
Office d’Espion, et puis de Messager.
La Gazelle a d’ailleurs l’adresse d’engager
Le Chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun en son endroit
S’entremet, agit et travaille.
A qui donner le prix? Au coeur si l’on m’en croit.

FABLE XVI
LA FORÊT ET LE BÛCHERON

Un Bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put si tôt se réparer
Que la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche.
Il irait employer ailleurs son gagne-pain:
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L’innocente Forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.
Le misérable ne s’en sert
Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments.
Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du Monde, et de ses sectateurs.
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler; mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus!
Hélas! j’ai beau crier et me rendre incommode:
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode.

FABLE XVII
LE RENARD, LE LOUP ET LE CHEVAL

Un Renard jeune encore, quoique des plus madrés,
Vit le premier Cheval qu’il eût vu de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc novice: Accourez:
Un animal paît dans nos près,
Beau, grand; j’en ai la vue encore toute ravie.
Est-il plus fort que nous? dit le Loup en riant.
Fais-moi son portrait, je te prie.
Si j’étais quelque peintre, ou quelque étudiant,
Repartit le Renard, j’avancerais la joie
Que vous aurez en le voyant.
Mais venez. Que sait-on? peut-être est-ce une proie
Que la Fortune nous envoie.
Ils vont; et le Cheval, qu’à l’herbe on avait mis,
Assez peu curieux de semblables amis,
Fut presque sur le point d’enfiler la venelle.
Seigneur, dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendraient volontiers comment on vous appelle.
Le Cheval, qui n’était dépourvu de cervelle,
Leur dit: Lisez mon nom, vous le pouvez, messieurs;
Mon Cordonnier l’a mis autour de ma semelle.
Le Renard s’excusa sur son peu de savoir.
Mes parents, reprit-il, ne m’ont point fait instruire.
Ils sont pauvres et n’ont qu’un trou pour tout avoir.
Ceux du Loup, gros Messieurs, l’ont fait apprendre à lire.
Le Loup, par ce discours flatté,
S’approcha; mais sa vanité
Lui coûta quatre dents: le Cheval lui desserre
Un coup, et haut le pied. Voilà mon Loup par terre,
Mal en point, sanglant et gâté.
Frère, dit le Renard, ceci nous justifie
Ce que m’ont dit des gens d’esprit:
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le sage se méfie.

FABLE XVIII
LE RENARD ET LES POULETS D’INDE

Contre les assauts d’un Renard
Un arbre à des Dindons servait de citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle,
S’écria: Quoi ces gens se moqueront de moi!
Eux seuls seront exempts de la commune loi!
Non, par tous les Dieux, non. Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant, semblait, contre le Sire,
Vouloir favoriser la dindonnière gent.
Lui qui n’était novice au métier d’assiégeant
Eut recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin n’eût exécuté
Tant de différents personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et cent mille autres badinages.
Pendant quoi nul Dindon n’eût osé sommeiller:
L’ennemi les lassait, en leur tenant la vue
Sur même objet toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis
Toujours il en tombait quelqu’un; autant de pris;
Autant de mis à part; près de moitié succombe.
Le Compagnon les porte en son garde-manger.
Le trop d’attention qu’on a pour le danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.

FABLE XIX
LE SINGE

Il est un Singe dans Paris
A qui l’on avait donné Femme.
Singe en effet d’aucuns maris,
Il la battait: la pauvre Dame
En a tant soupiré qu’enfin elle n’est plus.
Leur Fils se plaint d’étrange sorte;
Il éclate en cris superflus:
Le Père en rit; sa Femme est morte.
Il a déjà d’autres amours
Que l’on croit qu’il battra toujours.
Il hante la taverne et souvent il s’enivre.
N’attendez rien de bon du Peuple imitateur,
Qu’il soit Singe ou qu’il fasse un livre.
La pire espèce, c’est l’Auteur.

FABLE XX
LE PHILOSOPHE SCYTHE

Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d’un jardin.
Le Scythe l’y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l’inutile,
Ébranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda
Pourquoi cette ruine: Était-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
Laissez agir la faux du temps:
Ils iront aussi tôt border le noir rivage.
J’ôte le superflu, dit l’autre, et l’abattant,
Le reste en profite d’autant.
Le Scythe retourné dans sa triste demeure
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure,
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abattis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien:
Celui-ci retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi je réclame.
Ils ôtent à nos coeurs le principal ressort:
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort

FABLE XXI
L’ÉLÉPHANT ET LE SINGE DE JUPITER

Autrefois l’Éléphant et le Rhinocéros,
En dispute du pas et des droits de l’Empire,
Voulurent terminer la querelle en champ clos.
Le jour en était pris, quand quelqu’un vint leur dire
Que le Singe de Jupiter,
Portant un caducée, avait paru dans l’air.
Ce Singe avait nom Gille, à ce que dit l’Histoire.
Aussitôt l’Éléphant de croire
Qu’en qualité d’Ambassadeur
Il venait trouver Sa Grandeur.
Tout fier de ce sujet de gloire,
Il attend maître Gille, et le trouve un peu lent
A lui présenter sa créance.
Maître Gille enfin en passant
Va saluer Son Excellence.
L’autre était préparé sur la légation;
Mais pas un mot: l’attention
Qu’il croyait que les Dieux eussent à sa querelle
N’agitait pas encore chez eux cette nouvelle.
Qu’importe à ceux du firmament
Qu’on soit Mouche ou bien Éléphant?
Il se vit donc réduit à commencer lui-même:
Mon cousin Jupiter, dit-il, verra dans peu
Un assez beau combat de son trône suprême.
Toute sa cour verra beau jeu.
Quel combat? dit le Singe avec un front sévère.
L’Éléphant repartit: Quoi vous ne savez pas
Que le Rhinocéros me dispute le pas?
Qu’Éléphantide a guerre avec Rhinocère?
Vous connaissez ces lieux, ils ont quelque renom.
Vraiment je suis ravi d’en apprendre le nom,
Repartit maître Gille: on ne s’entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes lambris.
L’Éléphant honteux et surpris. Lui dit: Et parmi nous que venez-vous donc
faire?. Partager un brin d’herbe entre quelques Fourmis.
Nous avons soin de tout. Et quant à votre affaire, On n’en dit rien encore
dans le Conseil des Dieux. Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux.

FABLE XXII
UN FOU ET UN SAGE

Certain Fou poursuivait à coups de pierre un Sage.
Le Sage se retourne et lui dit: Mon ami,
C’est fort bien fait à toi; reçois cet écu-ci:
Tu fatigues assez pour gagner davantage.
Toute peine, dit-on, est digne de loyer.
Vois cet homme qui passe; il a de quoi payer:
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, notre Fou s’en va faire
Même insulte à l’autre Bourgeois.
On ne le paya pas en argent cette fois.
Maint Estafier accourt; on vous happe notre homme,
On vous l’échine, on vous l’assomme.
Auprès des Rois il est de pareil Fous.
A vos dépens ils font rire le Maître.
Pour réprimer leur babil, irez-vous
Les maltraiter? Vous n’êtes pas peut-être
Assez puissant. Il faut les engager
A s’adresser à qui peut se venger.

FABLE XXIII
LE RENARD ANGLAtS
À MME HARVEY

Le bon coeur est chez vous compagnon du bon sens,
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d’âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d’être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux.
Tout cela méritait un éloge pompeux;
Il en eût été moins selon votre génie;
La pompe vous déplaît, l’éloge vous ennuie:
J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie:
Vous l’aimez. Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament.
Creusant dans les sujets, et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos gens à pénétrer l’emportent sur les autres:
Même les chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n’ont les nôtres.
Vos renards sont plus fins. Je m’en vais le prouver
Par un d’eux qui, pour se sauver
Mit en usage un stratagème
Non encore pratiqué, des mieux imaginés.
Le Scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces Chiens au bon nez,
Passa près d’un patibulaire.
Là des animaux ravissants,
Blaireaux, Renards, Hiboux, race encline à mal faire,
Pour l’exemple pendus instruisaient les passants.
Leur confrère aux abois entre ces morts s’arrange.
Je crois voir Annibal qui pressé des Romains
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change
Et sait en vieux Renard s’échapper de leurs mains.
Les clefs de meute, parvenues
A l’endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris: leur Maître les rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant.
Mes Chiens n’appellent point au-delà des colonnes
Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle. Il y vint, à son dam.
Voilà maint Basset clabaudant;
Voilà notre Renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyait qu’il en irait de même
Que le jour qu’il tendit de semblables panneaux;
Mais le pauvret ce coup y laissa ses houseaux.
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème.
Le Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’aurait pas cependant un tel tour inventé;
Non point par peu d’esprit: est-il quelqu’un qui nie
Que tout Anglais n’en ait bonne provision?
Mais le peu d’amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.
Je reviens à vous, non pour dire
D’autres traits sur votre sujet
Trop abondant pour ma lyre:
Peu de nos chants, peu de nos vers
Par un encens flatteur amusent l’univers
Et se font écouter des nations étranges.
Votre Prince vous dit un jour
Qu’il aimait mieux un trait d’amour
Que quatre pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma Muse:
C’est peu de chose; elle est confuse
De ces ouvrages imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats d’habitants
Tirés de l’île de Cythère?
Vous voyez par là que j’entends
Mazarin des Amours Déesse tutélaire.

FABLE XXIV
DAPHNIS ET ALCIMADURE
IMITATION DE THÉOCRITE
À MME DE LA MÉSANGÉRE

Aimable fille d’une mère
A qui seule aujourd’hui mille coeurs font la cour,
Sans ceux que l’amitié rend soigneux de vous plaire,
Et quelques-uns encore que vous garde l’amour,
Je ne puis qu’en cette préface
Je ne partage entre elle et vous
Un peu de cet encens qu’on recueille au Parnasse,
Et que j’ai le secret de rendre exquis et doux.
Je vous dirai donc… Mais tout dire,
Ce serait trop; il faut choisir,
Ménageant ma voix et ma lyre,
Qui bientôt vont manquer de force et de loisir.
Je louerai seulement un coeur plein de tendresse,
Ces nobles sentiments, ces grâces, cet esprit;
Vous n’auriez en cela ni maître, ni maîtresse,
Sans celle dont sur vous l’éloge rejaillit.
Gardez d’environner ces roses
De trop d’épines, si jamais
L’Amour vous dit les mêmes choses;
Il les dit mieux que je ne fais.
Aussi sait-il punir ceux qui ferment l’oreille
A ses conseils. Vous l’allez voir.
Jadis une jeune merveille
Méprisait de ce Dieu le souverain pouvoir;
On l’appelait Alcimadure:
Fier et farouche objet, toujours courant aux bois,
Toujours sautant aux près, dansant sur la verdure,
Et ne connaissant autres lois
Que son caprice; au reste égalant les plus belles,
Et surpassant les plus cruelles;
N’ayant trait qui ne plût, pas même en ses rigueurs;
Quelle l’eût-on trouvée au fort de ses faveurs?
Le jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L’aima pour son malheur: jamais la moindre grâce,
Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce coeur inhumain.
Las de continuer une poursuite vaine,
Il ne songea plus qu’à mourir;
Le désespoir le fit courir
A la porte de l’Inhumaine.
Hélas! ce fut aux vents qu’il raconta sa peine;
On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale, où parmi ses Compagnes,
L’lngrate, pour le jour de sa nativité,
Joignait aux fleurs de sa beauté
Les trésors des jardins et des vertes campagnes.
J’espérais, cria-t-il, expirer à vos yeux;
Mais je vous suis trop odieux,
Et ne m’étonne pas qu’ainsi que tout le reste
Vous me refusiez même un plaisir si funeste.
Mon père, après ma mort, et je l’en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds l’héritage
Que votre coeur a négligé.
Je veux que l’on y joigne aussi le pâturage,
Tous mes troupeaux, avec mon chien,
Et que du reste de mon bien
Mes Compagnons fondent un temple,
Où votre image se contemple,
Renouvelant de fleurs l’autel à tout moment;
J’aurai près de ce temple un simple monument;
On gravera sur la bordure:
DAPHNIS MOURUT D’AMOUR. PASSANT, ARRÊTE-TOI;
PLEURE, ET DIS; CELUI-CI SUCCOMBA SOUS LA LOI
DE LA CRUELLE ALCIMADURE.
A ces mots, par la Parque il se sentit atteint;
Il aurait poursuivi, la douleur le prévint.
Son Ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut, mais en vain l’arrêter un moment,
Pour donner quelques pleurs au sort de son Amant.
Elle insulta toujours au fils de Cythérée,
Menant dès ce soir même, au mépris de ses lois,
Ses Compagnes danser autour de sa statue;
Le Dieu tomba sur elle, et l’accabla du poids;
Une voix sortit de la nue;
Écho redit ces mots dans les airs épandus:
QUE TOUT AIME À PRÉSENT: L’INSENSIBLE N’EST PLUS.
Cependant de Daphnis l’ombre au Styx descendue
Frémit, et s’étonna la voyant accourir.
Tout l’Erèbe entendit cette Belle homicide
S’excuser au Berger, qui ne daigna l’ouïr,
Non plus qu’Ajax Ulysse, et Didon son perfide.

FABLE XXV
PHILÉMON ET BAUCIS
SUJET TIRÉ DES «MÉTAMORPHOSES» D’OVIDE
À MGR LE DUC DE VENDÔME

Ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux;
Ces deux divinités n’accordent à nos voeux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille:
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile;
Véritables vautours, que le fils de Japet
Représente enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste:
Le Sage y vit en paix, et méprise le reste;
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des Rois;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.
Philémon et Baucis nous en offrent l’exemple:
Tous deux virent changer leur cabane en un temple.
Hyménée et l’Amour, par des désirs constants,
Avaient uni leurs coeurs dès leur plus doux printemps:
Ni le temps ni l’hymen n’éteignirent leur flamme;
Clothon prenait plaisir à filer cette trame.
Ils surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt étés.
Eux seuls ils composaient toute leur république,
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient.
Tout vieillit: sur leur front les rides s’étendaient;
L’amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d’amour sut encore se produire.
Ils habitaient un bourg, plein de gens dont le coeur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter résolut d’abolir cette engeance.
Il part avec son fils le Dieu de l’Éloquence;
Tous deux en pèlerins vont visiter ces lieux:
Mille logis y sont, un seul ne s’ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à quitter un séjour si profane,
Ils virent à l’écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure frappe, on ouvre; aussitôt Philémon
Vient au-devant des Dieux, et leur tient ce langage:
Vous me semblez tous deux fatigués du voyage;
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons;
L’aide des Dieux a fait que nous le conservons:
Usez-en; saluez ces Pénates d’argile:
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile
Que quand Jupiter même était de simple bois;
Depuis qu’on l’a fait d’or, il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point, faites tiédir cette onde;
encore que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos hôtes agréront les soins qui leur sont dus.
Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D’un souffle haletant par Baucis s’allumèrent;
Des branches de bois sec aussitôt s’enflammèrent.
L’onde tiède, on lava les pieds des Voyageurs.
Philémon les pria d’excuser ces longueurs;
Et pour tromper l’ennui d’une attente importune
Il entretint les Dieux, non point sur la fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des Rois
Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l’on servit le champêtre repas
Fut d’ais non façonnés à l’aide du compas;
encore assure-t-on, si l’histoire en est crue,
Qu’en un de ses supports le temps l’avait rompue.
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d’un vieux vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles:
Il ne servait pourtant qu’aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert pour tous mets
D’un peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès.
Les divins Voyageurs, altérés de leur course,
Mêlaient au vin grossier le cristal d’une source.
Plus le vase versait, moins il s’allait vidant:
Philémon reconnut ce miracle évident;
Baucis n’en fit pas moins: tous deux s’agenouillèrent;
A ce signe d’abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcis
Qui font trembler les cieux sur leurs pôles assis.
Grand Dieu, dit Philémon, excuse notre faute.
Quels humains auraient cru recevoir un tel hôte?
Ces mets, nous l’avouons, sont peu délicieux
Mais quand nous serions Rois que donner à des Dieux?
C’est le coeur qui fait tout; que la terre et que l’onde
Apprêtent un repas pour les Maîtres du monde,
Ils lui préféreront les seuls présents du coeur.
Baucis sort à ces mots pour réparer l’erreur.
Dans le verger courait une perdrix privée,
Et par de tendres soins dés l’enfance élevée:
Elle en veut faire un mets, et la poursuit en vain;
La volatile échappe à sa tremblante main;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un asile.
Ce recours à l’oiseau ne fut pas inutile:
Jupiter intercède. Et déjà les vallons .
Voyaient l’ombre en croissant tomber du haut des monts
Les Dieux sortent enfin, et font sortir leurs Hôtes.
De ce bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes;
Suivez-nous. Toi, Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens durs, vous n’ouvrez vos logis ni vos coeurs.
Il dit: et les autans troublent déjà la plaine.
Nos deux époux suivaient, ne marchant qu’avec peine.
Un appui de roseau soulageait leurs vieux ans.
Moitié secours des Dieux, moitié peur se hâtants,
Sur un mont assez proche enfin ils arrivèrent.
A leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent.
Des Ministres du Dieu les escadrons flottants
Entraînèrent sans choix animaux, habitants,
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure;
Sans vestige du bourg, tout disparut sur l’heure.
Les vieillards déploraient ces sévères destins.
Les animaux périr! car encore les humains,
Tous avaient dû tomber sous les célestes armes.
Baucis en répandit en secret quelques larmes.
Cependant l’humble toit devient temple, et ses murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
De pilastres massifs les cloisons revêtues
En moins de deux instants s’élèvent jusqu’aux nues;
Le chaume devient or; tout brille en ce pourpris;
Tous ces événements sont peints sur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d’Apelle!
Ceux-ci furent tracés d’une main immortelle.
Nos deux Époux surpris, étonnés, confondus,
Se crurent par miracle en l’Olympe rendus.
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres créatures;
Aurions-nous bien le coeur et les mains assez pures
Pour présider ici sur les honneurs divins,
Et prêtres vous offrir les voeux des pèlerins?
Jupiter exauça leur prière innocente.
Hélas! dit Philémon, si votre main puissante
Voulait favoriser jusqu’au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions en servant vos autels:
Clothon ferait d’un coup ce double sacrifice;
D’autres mains nous rendraient un vain et triste office:
Je ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux
Ne troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce voeu fut encore favorable.
Mais oserai-je dire un fait presque incroyable?
Un jour qu’assis tous deux dans le sacré parvis
Ils contaient cette histoire aux pèlerins ravis,
La troupe à l’entour d’eux debout prêtait l’oreille.
Philémon leur disait: Ce lieu plein de merveille
N’a pas toujours servi de temple aux Immortels:
Un bourg était autour ennemi des autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d’impies;
Du céleste courroux tous furent les hosties.
Il ne resta que nous d’un si triste débris:
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris;
Jupiter l’y peignit. En contant ces annales
Philémon regardait Baucis par intervalles;
Elle devenait arbre, et lui tendait les bras;
Il veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler, l’écorce a sa langue pressée.
L’un et l’autre se dit adieu de la pensée;
Le corps n’est tantôt plus que feuillage et que bois.
D’étonnement la troupe, ainsi qu’eux, perd la voix;
Même instant, même sort à leur fin les entraîne;
Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.
On les va voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter:
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah! si… Mais autre part j’ai porté mes présents.
Célébrons seulement cette métamorphose.
De fidèles témoins m’ayant conté la chose,
Clio me conseilla de l’étendre en ces vers,
Qui pourront quelque jour l’apprendre à l’univers.
Quelque jour on verra chez les races futures
Sous l’appui d’un grand nom passer ces aventures.
Vendôme, consentez au los que j’en attends;
Faites-moi triompher de l’Envie et du Temps.
Enchaînez ces démons, que sur nous ils n’attentent,
Ennemis des Héros et de ceux qui les chantent.
Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut
Qu’ayant mille vertus vous n’avez nul défaut.
Toutes les célébrer serait oeuvre infinie:
L’entreprise demande un plus vaste génie;
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer?
Sans parler de celui qui force à vous aimer?
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux ouvrages,
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages,
Don du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret le travail et les ans.
Peu de gens élevés, peu d’autres encore même
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des Dieux les possède, c’est vous;
Je l’ose dans ces vers soutenir devant tous.
Clio sur son giron, à l’exemple d’Homère,
Vient de les retoucher attentive à vous plaire:
On dit qu’elle et ses soeurs, par l’ordre d’Apollon,
Transportent dans Anet tout le sacré Vallon:
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages!
Puissent-ils tout d’un coup élever leurs sourcis,
Comme on vit autrefois Philémon et Baucis!


FABLE XXVI
LA MATRONE D’ÉPHÈSE

S’il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu?
Qui t’engage à cette entreprise?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie.
Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale,
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté;
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie!
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie;
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole;
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée.
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son Époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre aux enfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie):
Une Esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’Esclave avec la Dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entre aimaient, et cette passion
Était crue avec l’âge au coeur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination.
Comme l’Esclave avait plus de sens que la Dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la Veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le Défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la Dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille, et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas,
Qu’un inutile et long murmure
Contre les Dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien.
encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment,
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un Soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le Soldat nonchalant, endormi,
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au Garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté spectacle assez nouveau.
Curieux, il y court, entend de loin la Dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles.
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La Dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la Suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
encore que le Soldat fût mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La Dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le Soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé;
Ce qu’il fit; et l’Esclave eut le coeur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre Époux que vous cessiez de vivre?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encore si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse? attendons;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts?
Que vous servira-t-il d’en être regardée?
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: Hélas! c’est dommage,
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la Dame s’éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son temps; il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le Soldat jusqu’au vif; l’autre effleura la Dame:
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le Garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes,
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre Veuve écoutant la louange,
Poison qui de l’amour est le premier degré;
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne, il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
Il fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degrés, comme l’on peut penser,
De l’un à l’autre il fait cette femme passer;
Je ne le trouve pas étrange.
Elle écoute un amant, elle en fait un mari;
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.
Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du Garde.
Il en entend le bruit; il y court à grands pas;
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras,
Ne sachant où trouver retraite.
L’Esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La Dame y consentit. Ô volages femelles!
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas.
Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette Veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire;
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire,
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut Goujat debout qu’Empereur enterré.

FABLE XXVII
BELPHÉGOR
NOUVELLE TIRÉE DE MACHIAVEL

Un jour Satan, Monarque des Enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et Rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
Qui t’a jetée en l’éternelle flamme?
L’une disait: Hélas c’est mon mari;
L’autre aussitôt répondait: C’est ma femme.
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire:
Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque Démon plein d’art et de prudence;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience.
Le Prince ayant proposé sa sentence,
Le noir Sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce Diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps:
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre Démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme;
Grosse maison, grand train, nombre de gens;
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans.
On s’étonnait d’une telle bombance.
Il tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés,
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange: Apollon l’encensa;
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut donc tant d’honneurs en sa vie.
Son coeur devint le but de tous les traits
Qu’amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fût-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai là dit, et le redis encore;
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers que l’argent et que l’or.
Notre Envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le Diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors,
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le Père dit que madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le Poursuivant s’applique
A gagner celle où ses voeux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux, festins, bien fort apetissaient,
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand Seigneur,
S’épuise en dons: l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encore beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de madame Honnesta.
Auparavant le Notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes,
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats.
C’est le coeur seul qui peut rendre tranquille.
Le coeur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe;
Chez les amants tout plaît, tout est parfait;
Chez les époux tout ennuie et tout lasse.
Le devoir nuit: chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage? Après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le Diable eut amené
Son Épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel Démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise:
Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle: un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang!
Mentait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien…
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D’inventions propres à tout gâter.
Le pauvre Diable eut lieu de regretter
De l’autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parenté de madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grande soeur avec le petit frère;
De ses deniers mariant la grande soeur,
Et du petit payant le Précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine, infaillible accident;
Et j’oubliais qu’il eut un Intendant.
Un Intendant? Qu’est-ce que cette chose?
Je définis cet être un animal
Qui, comme on dit, sait pêcher en eau trouble;
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au Seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’Intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant Maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafique
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre Époux, ainsi tout alla mal.
Ses Agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompé des uns, mal servi par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain Fermier,
En certain coin remparé de fumier.
A Matheo, c’était le nom du sire,
Sans tant tourner il dit ce qu’il était;
Qu’un double mal chez lui le tourmentait,
Ses Créanciers, et sa Femme encore pire:
Qu’il n’y savait remède que d’entrer
Au corps des gens, et de s’y remparer,
D’y tenir bon: irait-on là le prendre?
Dame Honnesta viendrait-elle y prôner
Qu’elle a regret de se bien gouverner?
Chose ennuyeuse et qu’il est las d’entendre.
Que de ces corps trois fois il sortirait
Sitôt que lui Matheo l’en prierait;
Trois fois sans plus, et ce pour récompense
De l’avoir mis à couvert des Sergents.
Tout aussitôt l’Ambassadeur commence
Avec grand bruit d’entrer au corps des gens.
Ce que le sien, ouvrage fantastique,
Devint alors, l’histoire n’en dit rien.
Son coup d’essai fut une fille unique
Où le Galand se trouvait assez bien;
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre Diable sortit.
Le Roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille:
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
Il n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un Manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car ces trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il a beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre Démon et son Conjurateur.
D’un tel combat le Prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’Esprit malin voyant sa contenance,
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son hamois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le Manant dit
Que sur ce Diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessité lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’Esprit immonde
Un peu surpris au Manant demanda:
Pourquoi ce bruit? coquin qu’entends-je là?
L’autre répond: C’est madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’Époux que le Ciel lui donna.
Incontinent le Diable décampa,
S’enfuit au fond des Enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
Sire, dit-il, le noeud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas,
Non par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie,
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne;
Elle eut jadis un plus heureux destin;
Mais comment tout se corrompt à la fin,
Plus beau fleuron n’est en votre couronne.
Satan le crut: il fut récompensé;
encore qu’il eût son retour avancé;
Car qu’eût-il fait? Ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un Diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fût contraint d’enfiler la venelle;
Dans les Enfers encore en change-t-on;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelques gens y durer.
Elle eût à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison;
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose,
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut;
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.

FABLE XXVIII
LES FILLES DE MINÉE
SUJET TIRÉ DES «MÉTAMORPHOSES» D’OVIDE

Je chante dans ces vers les Filles de Minée,
Troupe aux arts de Pallas dès l’enfance adonnée,
Et de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout Dieu veut aux humains se faire reconnaître.
On ne voit point les champs répondre aux soins du maître,
Si dans les jours sacrés autour de ses guérets
Il ne marche en triomphe à l’honneur de Cérès.
La Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle;
Seules on vit trois soeurs condamner ce saint zèle.
Alcithoé l’aînée ayant pris ses fuseaux,
Dit aux autres: Quoi donc toujours des Dieux nouveaux?
L’Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,
Ni l’an fournir de jours assez pour tant de fêtes.
Je ne dis rien des voeux dus aux travaux divers
De ce Dieu qui purgea de monstres l’univers:
Mais à quoi sert Bacchus, qu’à causer des querelles?
Affaiblir les plus sains? enlaidir les plus belles?
Souvent mener au Styx par de tristes chemins?
Et nous irions chommer la peste des humains?
Pour moi, j’ai résolu de poursuivre ma tâche.
Se donne qui voudra ce jour-ci du relâche;
Ces mains n’en prendront point. Je suis encore d’avis
Que nous rendions le temps moins long par des récits.
Toutes trois tour à tour racontons quelque histoire;
Je pourrais retrouver sans peine en ma mémoire
Du Monarque des Dieux les divers changements;
Mais, comme chacun sait tous ces événements,
Disons ce que l’Amour inspire à nos pareilles.
Non toutefois qu’il faille en contant ses merveilles
Accoutumer nos coeurs à goûter son poison;
Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison.
Récitons-nous les maux que ses biens nous attirent.
Alcithoé se tut, et ses soeurs applaudirent.
Après quelques moments haussant un peu la voix:
Dans Thèbes, reprit-elle on conte qu’autrefois
Deux jeunes coeurs s’aimaient d’une égale tendresse:
Pyrame, c’est l’amant, eut Thisbé pour maîtresse.
Jamais couple ne fut si bien assorti qu’eux;
L’un bien fait, l’autre belle, agréables tous deux,
Tous deux dignes de plaire, ils s’aimèrent sans peine;
D’autant plus tôt épris, qu’une invincible haine
Divisant leurs parents ces deux amants unit,
Et concourut aux traits dont l’Amour se servit.
Le hasard, non le choix, avait rendu voisines
Leurs maisons, où régnaient ces guerres intestines;
Ce fut un avantage à leurs désirs naissants;
Le cours en commença par des jeux innocents:
La première étincelle eut embrasé leur âme,
Qu’ils ignoraient encore ce que c’était que flamme.
Chacun favorisait leurs transports mutuels,
Mais c’était à l’insu de leurs parents cruels.
La défense est un charme; on dit qu’elle assaisonne
Les plaisirs, et surtout ceux que l’amour nous donne.
D’un des logis à l’autre, elle instruisit du moins
Nos amants à se dire avec signe leurs soins.
Ce léger réconfort ne les put satisfaire;
Il fallut recourir à quelque autre mystère.
Un vieux mur entrouvert séparait leurs maisons;
Le temps avait miné ses antiques cloisons.
Là souvent de leurs maux ils déploraient la cause;
Les paroles passaient, mais c’était peu de chose.
Se plaignant d’un tel sort, Pyrame dit un jour:
Chère Thisbé, le Ciel veut qu’on s’aide en amour;
Nous avons à nous voir une peine infinie;
Fuyons de nos parents l’injuste tyrannie:
J’en ai d’autres en Grèce, ils se tiendront heureux
Que vous daigniez chercher un asile chez eux;
Leur amitié leurs biens, leur pouvoir, tout m’invite
A prendre le parti dont je vous sollicite.
C’est votre seul repos qui me le fait choisir,
Car je n’ose parler, hélas! de mon désir;
Faut-il à votre gloire en faire un sacrifice?
De crainte de vains bruits faut-il que je languisse?
Ordonnez, j’y consens; tout me semblera doux;
Je vous aime, Thisbé, moins pour moi que pour vous.
J’en pourrais dire autant, lui repartit l’amante;
Votre amour étant pure, encore que véhémente,
Je vous suivrai partout: notre commun repos
Me doit mettre au-dessus de tous les vains propos;
Tant que de ma vertu je serai satisfaite,
Je rirai des discours d’une langue indiscrète,
Et m’abandonnerai sans crainte à votre ardeur,
Contente que je suis des soins de ma pudeur.
Jugez ce que sentit Pyrame à ces paroles;
Je n’en fais point ici de peintures frivoles.
Suppléez au peu d’art que le Ciel mit en moi:
Vous-mêmes peignez-vous cet amant hors de soi.
Demain, dit-il, il faut sortir avant l’Aurore;
N’attendez point les traits que son char fait éclore;
Trouvez-vous aux degrés du terme de Cérès:
Là nous nous attendrons; le rivage est tout près;
Une barque est au bord; les rameurs, le vent même,
Tout pour notre départ montre une hâte extrême;
L’augure en est heureux, notre sort va changer;
Et les Dieux sont pour nous, si je sais bien juger.
Thisbé consent à tout; elle en donne pour gage
Deux baisers par le mur arrêtés au passage.
Heureux mur! tu devais servir mieux leur désir;
Ils n’obtinrent de toi qu’une ombre de plaisir.
Le lendemain Thisbé sort, et prévient Pyrame;
L’impatience, hélas! maîtresse de son âme,
La fait arriver seule et sans guide aux degrés;
L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
Une lionne vient, monstre imprimant la crainte;
D’un carnage récent sa gueule est toute teinte.
Thisbé fuit, et son voile, emporté par les airs,
Source d’un sort cruel, tombe dans ces déserts.
La lionne le voit, le souille, le déchire,
Et l’ayant teint de sang aux forêts se retire.
Thisbé s’était cachée en un buisson épais.
Pyrame arrive, et voit ces vestiges tout frais.
Ô Dieux! que devient-il? Un froid court dans ses veines;
Il aperçoit le voile étendu dans ces plaines:
Il le lève; et le sang, joint aux traces des pas,
L’empêche de douter d’un funeste trépas.
Thisbé s’écria-t-il, Thisbé, je t’ai perdue
Te voilà par ma faute aux Enfers descendue!
Je l’ai voulu; c’est moi qui suis le monstre affreux
Par qui tu t’en vas voir le séjour ténébreux:
Attends-moi, je te vais rejoindre aux rives sombres;
Mais m’oserai-je à toi présenter chez les Ombres?
Jouis au moins du sang que je te vais offrir,
Malheureux de n’avoir qu’une mort à souffrir.
Il dit, et d’un poignard coupe aussitôt sa trame.
Thisbé vient; Thisbé voit tomber son cher Pyrame.
Que devint-elle aussi? Tout lui manque à la fois,
Les sens et les esprits, aussi bien que la voix.
Elle revient enfin; Clothon, pour l’amour d’elle,
Laisse à Pyrame ouvrir sa mourante prunelle.
Il ne regarde point la lumière des cieux;
Sur Thisbé seulement il tourne encore les yeux.
Il voudrait lui parler, sa langue est retenue;
Il témoigne mourir content de l’avoir vue.
Thisbé prend le poignard et, découvrant son sein:
Je n’accuserai point, dit-elle, ton dessein;
Bien moins encore l’erreur de ton âme alarmée;
Ce serait t’accuser de m’avoir trop aimée.
Je ne t’aime pas moins: tu vas voir que mon coeur
N’a non plus que le tien mérité son malheur.
Cher Amant, reçois donc ce triste sacrifice.
Sa main et le poignard font alors leur office:
Elle tombe, et tombant range ses vêtements,
Dernier trait de pudeur, même aux derniers moments.
Les Nymphes d’alentour lui donnèrent des larmes,
Et du sang des amants teignirent par des charmes
Le fruit d’un mûrier proche, et blanc jusqu’à ce jour,
Éternel monument d’un si parfait amour.
Cette histoire attendrit les Filles de Minée:
L’une accusait l’amant, l’autre la destinée,
Et toutes d’une voix conclurent que nos coeurs
De cette passion devraient être vainqueurs.
Elle meurt quelquefois avant qu’être contente;
L’est-elle? elle devient aussitôt languissante;
Sans l’hymen on n’en doit recueillir aucun fruit,
Et cependant l’hymen est ce qui la détruit.
Il y joint, dit Clymène, une âpre jalousie,
Poison le plus cruel dont l’âme soit saisie.
Je n’en veux pour témoin que l’erreur de Procris.
Alcithoé ma soeur, attachant vos esprits,
Des tragiques amours vous a conté l’élite;
Celles que je vais dire ont aussi leur mérite.
J’accourcirai le temps ainsi qu’elle, à mon tour.
Peu s’en faut que Phébus ne partage le jour;
A ses rayons perçants opposons quelques voiles.
Voyons combien nos mains ont avancé nos toiles.
Je veux que sur la mienne, avant que d’être au soir,
Un progrès tout nouveau se fasse apercevoir.
Cependant donnez-moi quelque heure de silence;
Ne vous rebutez point de mon peu d’éloquence;
Souffrez-en les débuts; et songez seulement
Au fruit qu’on peut tirer de cet événement.
Céphale aimait Procris, il était aimé d’elle;
Chacun se proposait leur hymen pour modèle.
Ce qu’Amour fait sentir de piquant et de doux
Comblait abondamment les voeux de ces époux.
Ils ne s’aimaient que trop; leurs soins et leur tendresse
Approchaient des transports d’amant et de maîtresse;
Le Ciel même envia cette félicité:
Céphale eut à combattre une Divinité.
Il était jeune et beau; l’Aurore en fut charmée,
N’étant pas à ces biens chez elle accoutumée.
Nos belles cacheraient un pareil sentiment:
Chez les Divinités on en use autrement.
Celle-ci déclara son amour à Céphale;
Il eut beau lui parler de la foi conjugale:
Les jeunes Déités qui n’ont qu’un vieil époux
Ne se soumettent point à ces lois comme nous.
La Déesse enleva ce Héros si fidèle.
De modérer ces feux il pria l’Immortelle.
Elle le fit, l’amour devint simple amitié:
Retournez dit l’Aurore, avec votre moitié;
Je ne troublerai plus votre ardeur ni la sienne;
Recevez seulement ces marques de la mienne
(C’était un javelot toujours sûr de ses coups).
Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous
Fera le désespoir de votre âme charmée,
Et vous aurez regret de l’avoir tant aimée.
Tout oracle est douteux, et porte un double sens:
Celui-ci mit d’abord notre Époux en suspens.
J’aurai regret aux voeux que j’ai formés pour elle?
Et comment? n’est-ce point qu’elle m’est infidèle?
Ah! finissent mes jours plutôt que de le voir!
Éprouvons toutefois ce que peut son devoir.
Des Mages aussitôt consultant la science,
D’un feint adolescent il prend la ressemblance,
S’en va trouver Procris, élève jusqu’aux Cieux
Ses beautés, qu’il soutient être dignes des Dieux;
Joint les pleurs aux soupirs, comme un amant sait faire,
Et ne peut s’éclaircir par cet art ordinaire.
Il fallut recourir à ce qui porte coup,
Aux présents; il offrit, donna, promit beaucoup,
Promit tant que Procris lui parut incertaine;
Toute chose a son prix: voilà Céphale en peine;
Il renonce aux cités, s’en va dans les forêts,
Conte aux vents, conte aux bois ses déplaisirs secrets,
S’imagine en chassant dissiper son martyre.
C’était pendant ces mois où le chaud qu’on respire
Oblige d’implorer l’haleine des Zéphyrs.
Doux Vents, s’écriait-il, prêtez-moi des soupirs,
Venez, légers Démons par qui nos champs fleurissent:
Aure, fais-les venir; je sais qu’ils t’obéissent;
Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer.
On l’entendit, on crut qu’il venait de nommer
Quelque objet de ses voeux, autre que son Épouse.
Elle en est avertie, et la voilà jalouse.
Maint voisin charitable entretient ses ennuis:
Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits.
Il aime donc cette Aure, et me quitte pour elle?
Nous vous plaignons; il l’aime, et sans cesse il l’appelle;
Les échos de ces lieux n’ont plus d’autres emplois
Que celui d’enseigner le nom d’Aure à nos bois.
Dans tous les environs le nom d’Aure résonne.
Profitez d’un avis qu’en passant on vous donne.
L’intérêt qu’on y prend est de vous obliger.
Elle en profite, hélas! et ne fait qu’y songer.
Les Amants sont toujours de légère croyance.
S’ils pouvaient conserver un rayon de prudence
(Je demande un grand point, la prudence en amours)
Ils seraient aux rapports insensibles et sourds;
Notre Épouse ne fut l’une ni l’autre chose.
Elle se lève un jour; et lorsque tout repose,
Que de l’aube au teint frais la charmante douceur
Force tout au sommeil, honnis quelque chasseur,
Elle cherche Céphale; un bois l’offre à sa vue.
Il invoquait déjà cette Aure prétendue.
Viens me voir, disait-il, chère Déesse, accours:
Je n’en puis plus, je meurs, fais que par ton secours
La peine que je sens se trouve soulagée.
L’Épouse se prétend par ces mots outragée;
Elle croit y trouver, non le sens qu’ils cachaient,
Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient.
Ô triste jalousie! ô passion amère!
Fille d’un fol amour, que l’erreur a pour mère!
Ce qu’on voit par tes yeux cause assez d’embarras,
Sans voir encore par eux ce que l’on ne voit pas.
Procris s’était cachée en la même retraite
Qu’un Faon de Biche avait pour demeure secrète.
Il en sort; et le bruit trompe aussitôt l’Époux.
Céphale prend le dard toujours sûr de ses coups,
Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse:
Malheureux assassin d’une si chère Épouse.
Un cri lui fait d’abord soupçonner quelque erreur;
Il accourt, voit sa faute, et tout plein de fureur
Du même javelot il veut s’ôter la vie.
L’Aurore et les Destins arrêtent cette envie.
Cet office lui fut plus cruel qu’indulgent:
L’infortuné Mari sans cesse s’affligeant
Eût accru par ses pleurs le nombre des fontaines,
Si la Déesse enfin, pour terminer ses peines,
N’eût obtenu du Sort que l’on tranchât ses jours;
Triste fin d’un hymen bien divers en son cours.
Fuyons ce noeud, mes Soeurs, je ne puis trop le dire.
Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
S’il ne nous est permis d’aimer que sous ses lois,
N’aimons point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
Toutes trois, pour chasser de si tristes pensées,
A revoir leur travail se montrent empressées.
Clymène, en un tissu riche, pénible et grand,
Avait presque achevé le fameux différend
D’entre le Dieu des eaux et Pallas la savante.
On voyait en lointain une ville naissante.
L’honneur de la nommer, entre eux deux contesté,
Dépendait du présent de chaque Déité.
Neptune fit le sien d’un symbole de guerre.
Un coup de son trident fit sortir de la terre
Un animal fougueux, un Coursier plein d’ardeur
Chacun de ce présent admirait la grandeur.
Minerve l’effaça, donnant à la contrée
L’olivier, qui de paix est la marque assurée;
Elle emporta le prix, et nomma la cité.
Athène offrit ses voeux à cette Déité;
Pour les lui présenter on choisit cent pucelles,
Toutes sachant broder, aussi sages que belles.
Les premières portaient force présents divers.
Tout le reste entourait la Déesse aux yeux pers.
Avec un doux souris elle acceptait l’hommage.
Clymène ayant enfin reployé son ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots son récit:
Rarement pour les pleurs mon talent réussit;
Je suivrai toutefois la matière imposée.
Télamon pour Cloris avait l’âme embrasée;
Cloris pour Télamon brûlait de son côté.
La naissance, l’esprit, les grâces, la beauté,
Tout se trouvait en eux, honnis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce siècle où nous sommes:
Ce sont les biens, c’est l’or, mérite universel.
Ces Amants, quoique épris d’un désir mutuel,
N’osaient au blond Hymen sacrifier encore,
Faute de ce métail que tout le monde adore.
Amour s’en passerait; l’autre état ne le peut:
Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.
Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par le jeune Amant d’une autre erreur suivie.
Le Démon des Combats vint troubler l’univers.
Un pays contesté par des peuples divers
Engagea Télamon dans un dur exercice.
Il quitta pour un temps l’amoureuse milice.
Cloris y consentit, mais non pas sans douleur.
Il voulut mériter son estime et son coeur.
Pendant que ses exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt, et laisse à la Belle
D’amples possessions et d’immenses trésors.
Il habitait les lieux où Mars régnait alors.
La Belle s’y transporte et partout révérée,
Partout des deux partis Cloris considérée,
Voit de ses propres yeux les champs où Télamon
Venait de consacrer un trophée à son nom.
Lui de sa part accourt; et tout couvert de gloire
Il offre à ses amours les fruits de sa victoire.
Leur rencontre se fit non loin de l’élément
Qui doit être évité de tout heureux amant.
Dès ce jour l’âge d’or les eût joints sans mystère;
L’âge de fer en tout a coutume d’en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu’au sein de sa patrie, et de l’aveu des siens.
Tout chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,
Ils commettent aux flots cette douce espérance.
Zéphyre les suivait quand, presque en arrivant,
Un Pirate survient, prend le dessus du vent,
Les attaque, les bat. En vain par sa vaillance
Télamon jusqu’au bout porte la résistance:
Après un long combat son parti fut défait,
Lui pris; et ses efforts n’eurent pour tout effet
Qu’un esclavage indigne. Ô dieux, qui l’eût pu croire!
Le Sort sans respecter ni son sang ni sa gloire
Ni son bonheur prochain, ni les voeux de Cloris,
Le fit être forçat aussitôt qu’il fut pris.
Le Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un célèbre Marchand l’achète du Corsaire:
Il l’emmène; et bientôt la Belle, malgré soi,
Au milieu de ses fers range tout sous sa loi.
L’Épouse du Marchand la voit avec tendresse.
Ils en font leur compagne, et leur fils sa maîtresse.
Chacun veut cet hymen: Cloris à leurs désirs
Répondait seulement par de profonds soupirs.
Damon, c’était ce fils, lui tient ce doux langage:
Vous soupirez toujours, toujours votre visage
Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
Qu’avez-vous? vos beaux yeux verraient-ils à regret
Ce que peuvent leurs traits et l’excès de ma flamme?
Rien ne vous force ici, découvrez-nous votre âme;
Cloris, c’est moi qui suis l’esclave, et non pas vous.
Ces lieux, à votre gré, n’ont-ils rien d’assez doux?
Parlez, nous sommes prêts à changer de demeure;
Mes parents m’ont promis de partir tout à l’heure.
Regrettez-vous les biens que vous avez perdus?
Tout le nôtre est à vous, ne le dédaignez plus.
J’en sais qui l’agréraient; j’ai su plaire à plus d’une;
Pour vous, vous méritez toute une autre fortune.
Quelle que soit la nôtre, usez-en: vous voyez
Ce que nous possédons, et nous-même à vos pieds.
Ainsi parle Damon, et Cloris toute en larmes
Lui répond en ces mots accompagnés de charmes:
Vos moindres qualités, et cet heureux séjour
Même aux filles des Dieux donneraient de l’amour;
Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
Voit l’offre de ces biens d’une âme dédaigneuse.
Je sais quel est leur prix; mais de les accepter,
Je ne puis; et voudrais vous pouvoir écouter;
Ce qui me le défend, ce n’est point l’esclavage;
Si toujours la naissance éleva mon courage,
Je me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
Garder ces sentiments malgré tous mes ennuis.
Je puis même avouer (hélas! faut-il le dire?)
Qu’un autre a sur mon coeur conservé son empire.
Je chéris un amant, ou mort ou dans les fers;
Je prétends le chérir encore dans les Enfers.
Pourrez-vous estimer le coeur d’une inconstante?
Je ne suis déjà plus aimable ni charmante;
Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvât si doux,
Et doublement esclave est indigne de vous.
Touché de ce discours, Damon prend congé d’elle.
Fuyons, dit-il en soi; j’oublirai cette belle;
Tout passe, et même un jour ses larmes passeront:
Voyons ce que l’absence et le temps produiront.
A ces mots il s’embarque; et quittant le rivage
Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage,
Trouve des malheureux de leurs fers échappés,
Et sur le bord d’un bois à chasser occupés.
Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne;
Aux regards de Damon il se présente à peine,
Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
Fait qu’à l’abord Damon admire son destin,
Puis le plaint, puis l’emmène, et puis lui dit sa flamme.
D’une esclave, dit-il, je n’ai pu toucher l’âme:
Elle chérit un mort! un mort! ce qui n’est plus
L’emporte dans son coeur! mes voeux sont superflus.
Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.
Télamon dans son âme admire l’aventure,
Dissimule, et se laisse emmener au séjour
Où Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme il voulait cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour lui n’était vile et commune.
On apprend leur retour, et leur débarquement;
Cloris se présentant à l’un et l’autre Amant
Reconnaît Télamon sous un faix qui l’accable;
Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable;
Un oeil indifférent à le voir eût erré,
Tant la peine et l’amour l’avaient défiguré.
Le fardeau qu’il portait ne fut qu’un vain obstacle;
Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle;
Elle perd tous ses sens et de honte et d’amour.
Télamon d’autre part tombe presque à son tour;
On demande à Cloris la cause de sa peine:
Elle la dit, ce fut sans s’attirer de haine.
Son récit ingénu redoubla la pitié
Dans des coeurs prévenus d’une juste amitié.
Damon dit que son zèle avait changé de face:
On le crut. Cependant, quoi qu’on dise et qu’on fasse,
D’un triomphe si doux l’honneur et le plaisir
Ne se perd qu’en laissant des restes de désir.
On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
A sceller de l’hymen une union si belle;
Et par un sentiment à qui rien n’est égal
Il pria ses parents de doter son rival.
Il l’obtint, renonçant dès lors à l’hyménée.
Le soir étant venu de l’heureuse journée,
Les noces se faisaient à l’ombre d’un ormeau;
L’enfant d’un voisin vit s’y percher un Corbeau:
Il fait partir de l’arc une flèche maudite,
Perce les deux époux d’une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s’écrie, en voyant finir ses destinées:
Quoi! la Parque a tranché le cours de ses années?
Dieux, qui l’avez voulu, ne suffisait-il pas
Que la haine du Sort avançât mon trépas?
En achevant ces mots, il acheva de vivre.
Son amour, non le coup, l’obligea de la suivre;
Blessé légèrement, il passa chez les morts;
Le Styx vit nos époux accourir sur ses bords;
Même accident finit leurs précieuses trames;
Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr)
Que chacun d’eux devint statue et marbre dur.
Le couple infortuné face à face repose.
Je ne garantis point cette métamorphose;
On en doute. On le croit plus que vous ne pensez,
Dit Climène, et, cherchant dans les siècles passés
Quelque exemple d’amour et de vertu parfaite,
Tout ceci me fut dit par un sage Interprète.
J’admirai, je plaignis ces Amants malheureux;
On les allait unir; tout concourait pour eux;
Ils touchaient au moment; l’attente en était sûre;
Hélas ! il n’en est point de telle en la nature;
Sur le point de jouir tout s’enfuit de nos mains;
Les Dieux se font un jeu de l’espoir des humains.
Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée;
Et nous avons passé tout ce temps en récits
Capables d’affliger les moins sombres esprits.
Effaçons, s’il se peut, leur image funeste:
Je prétends de ce jour mieux employer le reste;
Et dire un changement, non de corps, mais de coeur.
Le miracle en est grand; Amour en fut l’auteur:
Il en fait tous les jours de diverse manière.
Je changerai de style en changeant de matière.
Zoon plaisait aux yeux; mais ce n’est pas assez:
Son peu d’esprit, son humeur sombre,
Rendaient ces talents mal placés.
Il fuyait les cités, il ne cherchait que l’ombre,
Vivait parmi les bois, concitoyen des ours,
Et passait sans aimer les plus beaux de ses jours.
Nous avons condamné l’amour, m’allez-vous dire;
J’en blâme en nous l’excès; mais je n’approuve pas
Qu’insensible aux plus doux appas
Jamais un homme ne soupire.
Hé quoi, ce long repos est-il d’un si grand prix?
Les morts sont donc heureux? Ce n’est pas mon avis.
Je veux des passions; et si l’état le pire
Est le néant, je ne sais point
De néant plus complet qu’un coeur froid à ce point.
Zoon n’aimant donc rien, ne s’aimant pas lui-même,
Vit Iole endormie, et le voilà frappé;
Voilà son coeur développé.
Amour, par son savoir suprême,
Ne l’eut pas fait amant, qu’il en fit un héros.
Zoon rend grâce au Dieu qui troublait son repos:
Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
A la fin Iole s’éveille:
Surprise et dans l’étonnement,
Elle veut fuir, mais son Amant
L’arrête, et lui tient ce langage:
Rare et charmant objet, pourquoi me fuyez-vous?
Je ne suis plus celui qu’on trouvait si sauvage:
C’est l’effet de vos traits, aussi puissants que doux;
Ils m’ont l’âme et l’esprit, et la raison donnée.
Souffrez que vivant sous vos lois
J’emploie à vous servir des biens que je vous dois.
Iole à ce discours encore plus étonnée
Rougit, et sans répondre elle court au hameau,
Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses Compagnes d’abord s’assemblent autour d’elle:
Zoon suit en triomphe, et chacun applaudit.
Je ne vous dirai point, mes Soeurs, tout ce qu’il fit,
Ni ses soins pour plaire à la Belle.
Leur hymen se conclut. Un Satrape voisin,
Le propre jour de cette fête,
Enlève à Zoon sa conquête.
On ne soupçonnait point qu’il eût un tel dessein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
Poursuit le ravisseur, et le joint, et l’engage
En un combat de main à main.
Iole en est le prix aussi bien que le juge.
Le Satrape vaincu trouve encore du refuge
En la bonté de son rival.
Hélas! cette bonté lui devint inutile;
Il mourut du regret de cet hymen fatal.
Aux plus infortunés la tombe sert d’asile.
Il prit pour héritière, en finissant ses jours,
Iole qui mouilla de pleurs son mausolée.
Que sert-il d’être plaint quand l’âme est envolée?
Ce Satrape eût mieux fait d’oublier ses amours.
La jeune Iris à peine achevait cette histoire;
Et ses soeurs avouaient qu’un chemin à la gloire,
C’est l’amour: on fait tout pour se voir estimé;
Est-il quelque chemin plus court pour être aimé?
Quel charme de s’ouïr louer par une bouche
Qui même sans s’ouvrir nous enchante et nous touche.
Ainsi disaient ces Soeurs. Un orage soudain
Jette un secret remords dans leur profane sein.
Bacchus entre, et sa cour, confus et long cortège:
Où sont, dit-il, ces Soeurs à la main sacrilège?
Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur
Opposer son égide à ma juste fureur:
Rien ne m’empêchera de punir leur offense.
Voyez: et qu’on se rie après de ma puissance!
Il n eut pas dit, qu’on vit trois monstres au plancher,
Ailés, noirs et velus, en un coin s’attacher.
On cherche les trois Soeurs; on n’en voit nulle trace:
Leurs métiers sont brisés; on élève en leur place
Une chapelle au Dieu, père du vrai nectar.
Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au destin de ces Soeurs par elle protégées;
Quand quelque Dieu voyant ses bontés négligées
Nous fait sentir son ire, un autre n’y peut rien:
L’Olympe s’entretient en paix par ce moyen.
Profitons, s’il se peut, d’un si fameux exemple.
Chommons: c’est faire assez qu’aller de temple en temple
Rendre à chaque Immortel les voeux qui lui sont dus:
Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus.

FABLE XXIX
LE JUGE ARBITRE, L’HOSPITALIER
ET LE SOLITAIRE

Trois Saints, également jaloux de leur salut,
Portés d’un même esprit, tendaient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses:
Tous chemins vont à Rome: ainsi nos Concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses,
Qu’en apanage on voit aux procès attachés,
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu’il est des lois, l’Homme pour ses péchés
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié? Les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le Conciliateur crut qu’il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos Saints choisit les hôpitaux.
Je le loue; et le soin de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les malades d’alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l’exercice au pauvre Hospitalier;
Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse:
Il a pour tels et tels un soin particulier;
Ce sont ses amis; il nous laisse.
Ces plaintes n’étaient rien au prix de l’embarras
Où se trouva réduit l’Appointeur de débats:
Aucun n’était content; la sentence arbitrale
A nul des deux ne convenait:
Jamais le Juge ne tenait
A leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l’Appointeur:
Il court aux hôpitaux, va voir leur Directeur:
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là sous d’âpres rochers, près d’une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité?
L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité:
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l’eau, vous y voyez-vous?
Agitez celle-ci. Comment nous verrions-nous?
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.
Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert.
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru, l’on suivit ce conseil salutaire.
Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des médecins, il faut des avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas;
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie en ces communs besoins.
Ô vous, dont le public emporte tous les soins,
Magistrats, Princes et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensées vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages:
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir!
Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages;
Par où saurais-je mieux finir?

=>Retour au dossier sur les Fables de Jean de La Fontaine

Jean de La Fontaine – Les fables, livre 11 (1688 – 1694)

FABLE I
LE LION

Sultan Léopard autrefois
Eut, ce dit-on, par mainte aubaine
Force boeufs dans ses près, force cerfs dans ses bois,
Force moutons parmi la plaine.
Il naquit un Lion dans la forêt prochaine.
Après les compliments et d’une et d’autre part,
Comme entre grands il se pratique,
Le Sultan fit venir son Vizir le Renard,
Vieux routier, et bon politique.
Tu crains, ce lui dit-il, Lionceau mon voisin;
Son père est mort, que peut-il faire?
Plains plutôt le pauvre orphelin.
Il a chez lui plus d’une affaire,
Et devra beaucoup au destin
S’il garde ce qu’il a, sans tenter de conquête.
Le Renard dit, branlant la tête:
Tels orphelins, Seigneur, ne me font point pitié:
Il faut de celui-ci conserver l’amitié,
Ou s’efforcer de le détruire,
Avant que la griffe et la dent
Lui soit crue, et qu’il soit en état de nous nuire.
N’y perdez pas un seul moment.
J’ai fait son horoscope: il croîtra par la guerre.
Ce sera le meilleur Lion
Pour ses amis qui soit sur terre:
Tâchez donc d’en être, sinon
Tâchez de l’affaiblir. La harangue fut vaine.
Le Sultan dormait lors; et dedans son domaine
Chacun dormait aussi, bêtes, gens: tant qu’enfin
Le Lionceau devient vrai Lion. Le tocsin
Sonne aussitôt sur lui; l’alarme se promène
De toutes parts; et le Vizir,
Consulté là dessus dit avec un soupir:
Pourquoi l’irritez-vous? La chose est sans remède.
En vain nous appelons mille gens à notre aide.
Plus ils sont, plus il coûte; et je ne les tiens bons
Qu’à manger leur part des moutons.
Apaisez le Lion: seul il passe en puissance
Ce monde d’alliés vivant sur notre bien.
Le Lion en a trois qui ne lui coûtent rien,
Son courage, sa force, avec sa vigilance.
Jetez-lui promptement sous la griffe un mouton:
S’il n’en est pas content, jetez-en davantage.
Joignez-y quelque boeuf: choisissez pour ce don
Tout le plus gras du pâturage.
Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il en prit mal, et force États
Voisins du Sultan en pâtirent:
Nul n’y gagna; tous y perdirent.
Quoi que fit ce monde ennemi,
Celui qu’ils craignaient fut le maître.
Proposez-vous d’avoir le Lion pour ami,
Si vous voulez le laisser croître.

FABLE II
POUR MONSEIGNEUR LE DUC DU MAINE

Jupiter eut un fils qui se sentant du lieu
Dont il tirait son origine
Avait l’âme toute divine.
L’enfance n’aime rien: celle du jeune Dieu
Faisait sa principale affaire
Des doux soins d’aimer et de plaire.
En lui l’amour et la raison
Devancèrent le temps, dont les ailes légères
N’amènent que trop tôt, hélas! chaque saison.
Flore aux regards riants, aux charmantes manières,
Toucha d’abord le coeur du jeune Olympien.
Ce que la passion peut inspirer d’adresse,
Sentiments délicats et remplis de tendresse,
Pleurs, soupirs, tout en fut: bref il n’oublia rien.
Le fils de Jupiter devait par sa naissance
Avoir un autre esprit, et d’autres dons des Cieux,
Que les enfants des autres Dieux.
Il semblait qu’il n’agît que par réminiscence,
Et qu’il eût autrefois fait le métier d’amant,
Tant il le fit parfaitement.
Jupiter cependant voulut le faire instruire.
Il assembla les Dieux, et dit: J’ai su conduire
Seul et sans compagnon jusqu’ici l’univers;
Mais il est des emplois divers
Qu’aux nouveaux Dieux je distribue.
Sur cet enfant chéri j’ai donc jeté la vue.
C’est mon sang: tout est plein déjà de ses autels.
Afin de mériter le rang des immortels,
Il faut qu’il sache tout. Le maître du tonnerre
Eut à peine achevé que chacun applaudit.
Pour savoir tout, l’enfant n’avait que trop d’esprit.
Je veux, dit le Dieu de la guerre,
Lui montrer moi-même cet art
Par qui maints Héros ont eu part
Aux honneurs de l’Olympe et grossi cet empire.
Je serai son maître de Lyre,
Dit le blond et docte Apollon.
Et moi, reprit Hercule à la peau de Lion,
Son maître à surmonter les vices,
A dompter les transports, monstres empoisonneurs,
Comme Hydres renaissants sans cesse dans les coeurs:
Ennemi des molles délices,
Il apprendra de moi les sentiers peu battus
Qui mènent aux honneurs sur les pas des vertus.
Quand ce vint au Dieu de Cythère,
Il dit qu’il lui montrerait tout.
L’Amour avait raison: de quoi ne vient à bout
L’esprit joint au désir de plaire?

FABLE III
LE FERMIER, LE CHIEN ET LE RENARD

Le Loup et le Renard sont d’étranges voisins:
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce dernier guettait à toute heure
Les poules d’un Fermier; et quoique des plus fins,
Il n’avait pu donner d’atteinte à la volaille.
D’une part l’appétit, de l’autre le danger,
N’étaient pas au compère un embarras léger.
Hé quoi, dit-il, cette canaille
Se moque impunément de moi?
Je vais, je viens, je me travaille,
J’imagine cent tours, le rustre, en paix chez soi,
Vous fait argent de tout, convertit en monnaie
Ses chapons, sa poulaille, il en a même au croc:
Et moi, maître passé, quand j’attrape un vieux coq,
Je suis au comble de la joie!
Pourquoi sire Jupin m’a-t-il donc appelé
Au métier de Renard? Je jure les puissances
De l’Olympe et du Styx, il en sera parlé.
Roulant en son coeur ces vengeances,
Il choisit une nuit libérale en pavots:
Chacun était plongé dans un profond repos;
Le Maître du logis, les Valets, le Chien même,
Poules, poulets, chapons, tout dormait. Le Fermier,
Laissant ouvert son poulailler,
Commit une sottise extrême.
Le voleur tourne tant qu’il entre au lieu guetté,
Le dépeuple, remplit de meurtres la cité:
Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’aube: on vit un étalage
De corps sanglants et de carnage.
Peu s’en fallut que le Soleil
Ne rebroussât d’horreur vers le manoir liquide.
Tel, et d’un spectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride
Joncha son camp de morts: on vit presque détruit
L’ost des Grecs, et ce fut l’ouvrage d’une nuit.
Tel encore autour de sa tente
Ajax à l’âme impatiente,
De moutons et de boucs fit un vaste débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse
Et les auteurs de l’injustice
Par qui l’autre emporta le prix.
Le Renard autre Ajax aux volailles funeste,
Emporte ce qu’il peut, laisse étendu le reste.
Le Maître ne trouva de recours qu’à crier
Contre ses Gens, son Chien, c’est l’ordinaire usage.
Ah maudit animal, qui n’es bon qu’à noyer,
Que n’avertissais-tu dès l’abord du carnage?
Que ne l’évitiez-vous? c’eût été plus tôt fait.
Si vous, Maître et Fermier, à qui touche le fait,
Dormez sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez vous que moi Chien qui n’ai rien à la chose,
Sans aucun intérêt je perde le repos?
Ce Chien parlait très à propos:
Son raisonnement pouvait être
Fort bon dans la bouche d’un Maître;
Mais n’étant que d’un simple Chien,
On trouva qu’il ne valait rien.
On vous sangla le pauvre drille.
Toi donc, qui que tu sois, à père de famille
(Et je ne t’ai jamais envié cet honneur),
T’attendre aux yeux d’autrui quand tu dors, c’est erreur.
Couche-toi le dernier, et vois fermer ta porte.
Que si quelque affaire t’importe,
Ne la fais point par procureur.

FABLE IV
LE SONGE D’UN HABITANT DU MOGOL

Jadis certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux Champs Élysiens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée;
Le même songeur vit en une autre contrée
Un Ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire;
Minos en ces deux morts semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla, tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit: Ne vous étonnez point;
Votre songe a du sens; et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des Dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude;
Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour.
Si j’osais ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite;
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais?
Ô qui m’arrêtera sous vos sombres asiles!
Quand pourront les neuf Soeurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les venus de ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos moeurs différentes?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets!
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie!
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie;
Je ne dormirai point sous de fiches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond, et moins plein de délices?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

FABLE V
LE LION, LE SINGE ET LES DEUX ÂNES

Le Lion, pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit un beau jour amener
Le Singe Maître ès arts chez la gent animale.
La première leçon que donna le Régent
Fut celle-ci: Grand Roi, pour régner sagement,
Il faut que tout Prince préfère
Le zèle de l’Etat à certain mouvement
Qu’on appelle communément
Amour-propre; car c’est le père,
C’est l’auteur de tous les défauts
Que l’on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce n’est pas chose si petite
Qu’on en vienne à bout en un jour:
C’est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personne auguste
N’admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d’injuste.
Donne-moi, repartit le Roi,
Des exemples de l’un et l’autre.
Toute espèce, dit le Docteur,
(Et je commence par la nôtre)
Toute profession s’estime dans son coeur,
Traite les autres d’ignorantes,
Les qualifie impertinentes,
Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L’amour-propre au rebours fait qu’au degré suprême
On porte ses pareils; car c’est un bon moyen
De s’élever aussi soi-même.
De tout ce que dessus j’argumente très bien
Qu’ici bas maint talent n’est que pure grimace,
Cabale, et certain art de se faire valoir,
Mieux su des ignorants que des gens de savoir.
L’autre jour suivant à la trace
Deux Ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir,
Se louaient tour à tour, comme c’est la manière,
J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère:
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L’homme cet animal si parfait? Il profane
Notre auguste nom, traitant d’Ane
Quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot:
Il abuse encore d’un mot,
Et traite notre rire, et nos discours de braire.
Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous; non, non; c’est à vous de parler,
A leurs orateurs de se taire.
Voilà les vrais braillards; mais laissons là ces gens;
Vous m’entendez, je vous entends:
Il suffit; et quant aux merveilles
Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomèle est au prix novice dans cet art:
Vous surpassez Lambert. L’autre Baudet repart:
Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles.
Ces Ânes non contents de s’être ainsi grattés
S’en allèrent dans les cités
L’un l’autre se prôner. Chacun d’eux croyait faire,
En prisant ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant que l’honneur en reviendrait sur lui.
J’en connais beaucoup aujourd’hui,
Non parmi les Baudets, mais parmi les puissances
Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui changeraient entre eux les simples Excellences,
S’ils osaient, en des Majestés.
J’en dis peut-être plus qu’il ne faut, et suppose
Que Votre Majesté gardera le secret.
Elle avait souhaité d’apprendre quelque trait
Qui lui fit voir entre autre chose
L’amour-propre donnant du ridicule aux gens.
L’injuste aura son tour: il y faut plus de temps.
Ainsi parla ce Singe. On ne m’a pas su dire
S’il traita l’autre point; car il est délicat;
Et notre Maître ès arts, qui n’était pas un fat,
Regardait ce Lion comme un terrible sire.

FABLE Vl
LE LOUP ET LE RENARD

Mais d’où vient qu’au Renard Esope accorde un point?
C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie.
J’en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d’attaquer celle d’autrui,
N’en sait-il pas autant que lui?
Je crois qu’il en sait plus, et j’oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut
A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d’un puits: l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément.
Notre Renard, pressé par une faim canine,
S’accommode en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur; mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,
Et succédant à sa misère,
Par le même chemin ne le tirait d’affaire?
Deux jours s’étaient passés sans qu’aucun vînt au puits;
Le temps qui toujours marche avait pendant deux nuits
Échancré selon l’ordinaire
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.
Compère Loup, le gosier altéré,
Passe par là; l’autre dit: Camarade,
Je veux vous régaler; voyez-vous cet objet?
C’est un fromage exquis. Le Dieu Faune l’a fait,
La vache lui donna le lait.
Jupiter, s’il était malade,
Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets.
J’en ai mangé cette échancrure,
Le reste vous sera suffisante pâture.
Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès.
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire,
Le Loup fut un sot de le croire:
Il descend, et son poids, emportant l’autre part,
Reguinde en haut maître Renard.
Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.

FABLE VII
LE PAYSAN DU DANUBE

Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Le conseil en est bon; mais il n’est pas nouveau:
Jadis l’erreur du Souriceau
Me servit à prouver le discours que j’avance.
J’ai pour le fonder à présent
Le bon Socrate, Esope, et certain Paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connaît les premiers; quant à l’autre, voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue,
Toute sa personne velue
Représentait un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube: il n’était point d’asiles
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue:
Romains, et vous Sénat assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister:
Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris.
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice:
Faute d’y recourir on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice:
Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de notre supplice.
Craignez Romains, craignez, que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu’on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu’au labourage:
Qu’avez-vous appris aux Germains?
Ils ont l’adresse et le courage;
S’ils avaient eu l’avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos Préteurs ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée:
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux, et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome;
La terre, et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les; on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes;
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes;
Nous laissons nos chères compagnes.
Nous ne conversons plus qu’avec des Ours affreux;
Découragés de mettre au jour des malheureux
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés:
Vos Préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les; ils ne nous apprendront
Que la mollesse, et que le vice.
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord:
N’a-t-on point de présent à faire?
Point de pourpre à donner? C’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois: encore leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours, un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère.
A ces mots il se couche et chacun étonné
Admire le grand coeur, le bon sens, l’éloquence,
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa Patrice; et ce fut la vengeance
Qu’on crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres Préteurs, et par écrit
Le Sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir.

FABLE VIII
LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES

Un octogénaire plantait.
Passe encore de bâtir; mais planter à cet âge!
Disaient trois Jouvenceaux, enfants du voisinage;
Assurément il radotait.
Car au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez vous recueillir?
Autant qu’un patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées:
Quittez le long espoir et les vastes pensées;
Tout cela ne convient qu’à nous.
Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un second seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:
Hé bien défendez-vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui:
J’en puis jouir demain, et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut raison; l’un des trois Jouvenceaux
Se noya dès le port allant à l’Amérique.
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la République,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés.
Le troisième tomba d’un arbre
Que lui-même il voulut entrer;
Et pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

FABLE IX
LES SOURIS ET LE CHAT-HUANT

Il ne faut jamais dire aux gens:
Écoutez un bon mot, oyez une merveille.
Savez vous si les écoutants
En feront une estime à la vôtre pareille?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté:
Je le maintiens prodige, et tel que d’une fable
Il a l’air et les traits, encore que véritable.
On abattit un pin pour son antiquité,
Vieux palais d’un Hibou, triste et sombre retraite
De l’Oiseau qu’Atropos prend pour son interprète.
Dans son tronc caverneux et miné par le temps
Logeaient entre autres habitants
Force Souris sans pieds, toutes rondes de graisse.
L’Oiseau les nourrissait parmi des tas de blé,
Et de son bec avait leur troupeau mutilé;
Cet Oiseau raisonnait, il faut qu’on le confesse.
En son temps aux Souris le compagnon chassa.
Les premières qu’il prit du logis échappées,
Pour y remédier, le drôle estropia
Tout ce qu’il prit ensuite. Et leurs jambes coupées
Firent qu’il les mangeait à sa commodité,
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.
Tout manger à la fois, l’impossibilité
S’y trouvait, joint aussi le soin de sa santé.
Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre;
Elle allait jusqu’à leur porter
Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu’un cartésien s’obstine
A traiter ce Hibou de montre et de machine!
Quel ressort lui pouvait donner
Le conseil de tronquer un peuple mis en mue?
Si ce n’est pas là raisonner,
La raison m’est chose inconnue.
Voyez que d’arguments il fit.
Quand ce peuple est pris, il s’enfuit:
Donc il faut le croquer aussitôt qu’on le happe.
Tout: il est impossible. Et puis pour le besoin
N’en dois-je pas garder? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu’il échappe.
Mais comment? Ôtons lui les pieds. Or trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite.
Quel autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent-ils, par votre foi?
Ceci n’est point une fable; et la chose, quoique merveilleuse et presque
incroyable, est véritablement arrivée. J’ai peut-être porté trop loin la
prévoyance de ce Hibou; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un
progrès de raisonnement tel que celui-ci; mais ces exagérations sont
permises à la poésie, surtout dans la manière d’écrire dont je me sers.

ÉPILOGUE

C’est ainsi que ma Muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisait en langue des Dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’êtres empruntant la voix de la nature.
Truchement de peuples divers,
Je les faisais servir d’acteurs en mon ouvrage;
Car tout parle dans l’univers;
Il n’est rien qui n’ait son langage.
Plus éloquents chez eux qu’ils ne sont dans mes vers,
Si ceux que j’introduis me trouvent peu fidèle,
Si mon oeuvre n’est pas un assez bon modèle,
J’ai du moins ouvert le chemin:
D’autres pourront y mettre une dernière main.
Favoris des neuf Soeurs achevez l’entreprise:
Donnez mainte leçon que j’ai sans doute omise;
Sous ces inventions il faut l’envelopper:
Mais vous n’avez que trop de quoi vous occuper:
Pendant le doux emploi de ma Muse innocente,
Louis dompte l’Europe, et d’une main puissante
Il conduit à leur fin les plus nobles projets
Qu’ait jamais formés un monarque.
Favoris des neuf soeurs, ce sont là des sujets
Vainqueurs du temps et de la Parque.

=>Retour au dossier sur les Fables de Jean de La Fontaine

Jean de La Fontaine – Les fables, livre 10 (1688 – 1694)


FABLE I
L’HOMME ET LA COULEUVRE

Un Homme vit une Couleuvre.
Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais faire une oeuvre
Agréable à tout l’univers.
A ces mots, l’animal pervers
(C’est le Serpent que je veux dire,
Et non l’Homme, on pourrait aisément s’y tromper),
A ces mots, le Serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac, et, ce qui fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin de le payer toutefois de raison,
L’autre lui fit cette harangue:
Symbole des ingrats, être bon aux méchants
C’est être sot, meurs donc: ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais. Le Serpent en sa langue
Reprit du mieux qu’il put: S’il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
A qui pourrait-on pardonner?
Toi-même tu te fais ton procès. Je me fonde
Sur tes propres leçons; jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains, tranche-les: ta justice
C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice;
Selon ces lois condamne-moi;
Mais trouve bon qu’avec franchise
En mourant au moins je te dise
Que le symbole des ingrats
Ce n’est point le serpent, c’est l’homme. Ces paroles
Firent arrêter l’autre; il recula d’un pas.
Enfin il repartit: Tes raisons sont frivoles:
Je pourrais décider; car ce droit m’appartient;
Mais rapportons-nous-en. Soit fait, dit le Reptile.
Une Vache était là, l’on l’appelle, elle vient,
Le cas est proposé; c’était chose facile:
Fallait-il pour cela, dit-elle, m’appeler?
La Couleuvre a raison; pourquoi dissimuler?
Je nourris celui-ci depuis longues années;
Il n’a sans mes bienfaits passé nulles journées;
Tout n’est que pour lui seul; mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines;
Même j’ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient altérée, et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voilà vieille; il me laisse en un coin
Sans herbe; s’il voulait encore me laisser paître!
Mais je suis attachée, et si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude? Adieu: j’ai dit ce que je pense.
L’Homme tout étonné d’une telle sentence
Dit au Serpent: Faut-il croire ce qu’elle dit?
C’est une radoteuse, elle a perdu l’esprit.
Croyons ce Boeuf. Croyons, dit la rampante bête.
Ainsi dit, ainsi fait. Le Boeuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui revenant sur soi ramenait dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux.
Que cette suite de travaux
Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré; puis, quand il était vieux,
On croyait l’honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l’indulgence des Dieux.
Ainsi parla le Boeuf. L’Homme dit: Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur;
Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d’arbitre, accusateur.
Je le récuse aussi. L’arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents;
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.
L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il sût faire;
Il courbait sous les fruits; cependant pour salaire
Un rustre l’abattait, c’était là son loyer;
Quoique pendant tout l’an libéral il nous donne
Ou des fleurs au printemps; ou du fruit en automne;
L’ombre, l’été; l’hiver, les plaisirs du foyer.
Que ne l’émondait-on sans prendre la cognée?
De son tempérament il eût encore vécu.
L’Homme trouvant mauvais que l’on l’eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.
Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là.
Du sac et du Serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu’il tua la bête.
On en use ainsi chez les grands.
La raison les offense: ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,
Et serpents.
Si quelqu’un desserre les dents,
C’est un sot. J’en conviens. Mais que faut-il donc faire?
Parler de loin; ou bien se taire.

FABLE II
LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS

Une Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangère:
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la Commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu’ils avaient de quoi la satisfaire:
Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons par l’air en Amérique.
Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez
Des différentes moeurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. On ne s’attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les Oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule en travers on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils; gardez de lâcher prise.
Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La Tortue enlevée on s’étonne partout
De voir aller en cette guise
L’animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l’un et l’autre Oison.
Miracle, criait-on. Venez voir dans les nues
Passer la Reine des Tortues.
La Reine: vraiment oui; je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d’un lignage.

FABLE III
LE POISSON ET LE CORMORAN

Il n’était point d’étang dans tout le voisinage
Qu’un Cormoran n’eût mis à contribution.
Viviers et réservoirs lui payaient pension:
Sa cuisine allait bien; mais, lorsque le long âge
Eut glacé le pauvre animal,
La même cuisine alla mal.
Tout Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,
N’ayant ni filets ni réseaux,
Souffrait une disette extrême.
Que fit-il? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. Sur le bord d’un étang
Cormoran vit une Écrevisse.
Ma commère, dit-il, allez tout à l’instant
Porter un avis important
A ce peuple. Il faut qu’il périsse:
Le maître de ce lieu dans huit jours pêchera.
L’Écrevisse en hâte s’en va
Conter le cas: grande est l’émute.
On court, on s’assemble, on députe
A l’Oiseau: Seigneur Cormoran,
D’où vous vient cet avis? Quel est votre garant?
Êtes-vous sûr de cette affaire?
N’y savez-vous remède? Et qu’est-il bon de faire?
Changer de lieu, dit-il. Comment le ferons-nous?
N’en soyez point en soin: je vous porterai tous,
L’un après l’autre, en ma retraite.
Nul que Dieu seul et moi n’en connût les chemins:
Il n’est demeure plus secrète.
Un vivier que nature y creusa de ses mains,
Inconnu des traîtres humains,
Sauvera votre république.
On le crut. Le peuple aquatique
L’un après l’autre fut porté
Sous ce rocher peu fréquenté.
Là Cormoran le bon apôtre,
Les ayant mis en un endroit
Transparent, peu creux, fort étroit,
Vous les prenait sans peine, un jour l’un, un jour l’autre.
Il leur apprit à leurs dépens
Que l’on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui sont mangeurs de gens.
Ils y perdirent peu, puisque l’humaine engeance
En aurait aussi bien croqué sa bonne part;
Qu’importe qui vous mange? homme ou loup, toute panse
Me paraît une à cet égard;
Un jour plus tôt, un jour plus tard,
Ce n’est pas grande différence.

FABLE IV
L’ENFOUISSEUR ET SON COMPÈRE

Un Pince-maille avait tant amassé
Qu’il ne savait où loger sa finance.
L’avarice compagne et soeur de l’ignorance,
Le rendait fort embarrassé
Dans le choix d’un dépositaire;
Car il en voulait un. Et voici sa raison.
L’objet lente; il faudra que ce monceau s’altère,
Si je le laisse à la maison:
Moi-même de mon bien je serai le larron.
Le larron: quoi, jouir, c’est se voler soi-même!
Mon ami, j’ai pitié de ton erreur extrême;
Apprends de moi cette leçon:
Le bien n’est bien qu’en tant que l’on s’en peut défaire.
Sans cela c’est un mal. Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n’en ont plus que faire?
La peine d’acquérir, le soin de conserver
Ôtent le prix à l’or, qu’on croit si nécessaire.
Pour se décharger d’un tel soin,
Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin;
Il aima mieux la terre, et prenant son Compère,
Celui-ci l’aide. Ils vont enfouir le trésor.
Au bout de quelque temps, l’homme va voir son or:
Il ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant à bon droit le Compère, il va vite
Lui dire: Apprêtez-vous; car il me reste encore
Quelques deniers: je veux les joindre à l’autre masse.
Le Compère aussitôt va remettre en sa place
L’argent volé, prétendant bien
Tout reprendre à la fois sans qu’il y manquât rien.
Mais pour ce coup l’autre fut sage:
Il retint tout chez lui résolu de jouir,
Plus n’entasser, plus n’enfouir
Et le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa hauteur.
Il n’est pas malaisé de tromper un trompeur.

FABLE V
LE LOUP ET LES BERGERS

Un Loup rempli d’humanité
(S’il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu’il ne l’exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit-il, et de qui? De chacun.
Le Loup est l’ennemi commun:
Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris;
C’est par là que de loups l’Angleterre est déserte:
On y mit notre tête à prix.
Il n’est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier;
Il n’est marmot osant crier
Que du Loup aussitôt sa mère ne menace.
Le tout pour un Ane rogneux,
Pour un Mouton pourri, pour quelque Chien hargneux,
Dont j’aurai passé mon envie.
Eh bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie:
Paissons l’herbe, broutons, mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle?
Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle?
Disant ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
Mangeants un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent. Voilà ses Gardiens
S’en repaissants eux et leurs Chiens;
Et moi Loup j’en ferai scrupule?
Non, par tous les Dieux non; je serais ridicule.
Thibaut l’Agnelet passera,
Sans qu’à la broche je le mette;
Et non seulement lui, mais la mère qu’il tette,
Et le père qui l’engendra.
Ce Loup avait raison. Est-il dit qu’on nous voie
Faire festin de toute proie,
Manger les animaux, et nous les réduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que nous pourrons?
Ils n’auront ni croc ni marmite?
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus fort:
Voulez-vous qu’il vive en ermite?

FABLE VI
L’ARAIGNÉE ET L’HIRONDELLE

Ô Jupiter, qui sus de ton cerveau,
Par un secret d’accouchement nouveau,
Tirer Pallas, jadis mon ennemie,
Entends ma plainte une fois en ta vie.
Progné me vient enlever les morceaux:
Caracolant, frisant l’air et les eaux,
Elle me prend mes mouches à ma porte:
Miennes je puis les dire; et mon réseau
En serait plein sans ce maudit Oiseau;
Je l’ai tissu de matière assez forte.
Ainsi, d’un discours insolent,
Se plaignait l’Araignée autrefois tapissière,
Et qui, lors étant filandière,
Prétendait enlacer tout insecte volant.
La soeur de Philomèle, attentive à sa proie,
Malgré le bestion happait mouches dans l’air,
Pour ses petits, pour elle, impitoyable joie,
Que ses enfants gloutons, d’un bec toujours ouvert,
D’un ton demi-formé, bégayante couvée,
Demandaient par des cris encore mal entendus.
La pauvre Aragne n’ayant plus
Que la tête et les pieds, artisans superflus,
Se vit elle-même enlevée.
L’Hirondelle en passant emporta toile, et tout,
Et l’animal pendant au bout.
Jupin pour chaque état mit deux tables au monde.
L’adroit, le vigilant, et le fort sont assis
A la première; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.

FABLE VII
LA PERDRIX ET LES COQS

Parmi de certains Coqs incivils, peu galants,
Toujours en noise et turbulents,
Une Perdrix était nourrie.
Son sexe et l’hospitalité,
De la part de ces Coqs peuple à l’amour porté
Lui faisaient espérer beaucoup d’honnêteté:
Ils feraient les honneurs de la ménagerie.
Ce peuple cependant, fort souvent en furie,
Pour la Dame étrangère ayant peu de respect,
Lui donnait fort souvent d’horribles coups de bec.
D’abord elle en fut affligée;
Mais sitôt qu’elle eut vu cette troupe enragée
S’entre-battre elle-même, et se percer les flancs,
Elle se consola. Ce sont leurs moeurs, dit-elle,
Ne les accusons point; plaignons plutôt ces gens.
Jupiter sur un seul modèle
N’a pas formé tous les esprits:
Il est des naturels de Coqs et de Perdrix.
S’il dépendait de moi, je passerais ma vie
En plus honnête compagnie.
Le maître de ces lieux en ordonne autrement.
Il nous prend avec des tonnelles,
Nous loge avec des Coqs, et nous coupe les ailes:
C’est de l’homme qu’il faut se plaindre seulement.

FABLE VIII
LE CHIEN À QUI ON A COUPÉ LES OREILLES

Qu’ai-je fait pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître?
Le bel état où me voici!
Devant les autres Chiens oserai-je paraître?
Ô rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui vous ferait choses pareilles?
Ainsi criait Mouflar, jeune Dogue; et les gens,
Peu touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venaient de lui couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyait perdre: il vit avec le temps
Qu’il y gagnait beaucoup; car étant de nature
A piller ses pareils, mainte mésaventure
L’aurait fait retourner chez lui
Avec cette partie en cent lieux altérée;
Chien hargneux a toujours l’oreille déchirée.
Le moins qu’on peut laisser de prise aux dents d’autrui
C’est le mieux. Quand on n’a qu’un endroit à défendre,
On le munit de peur d’esclandre:
Témoin maître Mouflar armé d’un gorgerin,
Du reste ayant d’oreille autant que sur ma main;
Un Loup n’eût su par où le prendre.

FABLE IX
LE BERGER ET LE ROI

Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison.
Je ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle l’un Amour, et l’autre Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire;
Car même elle entre dans l’amour.
Je le ferais bien voir; mais mon but est de dire
Comme un Roi fit venir un Berger à sa Cour.
Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.
Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes.
Le Berger plut au Roi par ces soins diligents.
Tu mérites, dit-il, d’être Pasteur de gens;
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes.
Je te fais Juge souverain.
Voilà notre Berger la balance à la main.
Quoiqu’il n’eût guère vu d’autres gens qu’un Ermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c’est tout,
Il avait du bon sens; le reste vient ensuite.
Bref il en vint fort bien à bout.
L’Ermite son voisin accourut pour lui dire:
Veillé-je, et n’est-ce point un songe que je vois?
Vous favori! vous grand! Défiez-vous des Rois:
Leur faveur est glissante, on s’y trompe; et le pire,
C’est qu’il en coûte cher; de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.
Vous ne connaissez pas l’attrait qui vous engage.
Je vous parle en ami. Craignez tout. L’autre rit,
Et notre Ermite poursuivit:
Voyez combien déjà la Cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle à qui dans un voyage
Un Serpent engourdi de froid
Vint s’offrir sous la main; il le prit pour un fouet.
Le sien s’était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au Ciel de l’heureuse aventure,
Quand un passant cria: Que tenez-vous, à Dieux!
Jetez cet animal traître et pernicieux,
Ce Serpent. C’est un fouet. C’est un Serpent, vous dis-je.
A me tant tourmenter quel intérêt m’oblige?
Prétendez-vous garder ce trésor? Pourquoi non?
Mon fouet était usé; j’en retrouve un fort bon;
Vous n’en parlez que par envie.
L’aveugle enfin ne le crut pas;
Il en perdit bientôt la vie:
L’animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j’ose vous prédire
Qu’il vous arrivera quelque chose de pire.
Eh, que me saurait-il arriver que la mort?
Mille dégoûts viendront, dit le Prophète Ermite.
Il en vint en effet; l’Ermite n’eut pas tort.
Mainte peste de Cour fit tant, par maint ressort,
Que la candeur du Juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au Prince. On cabale, on suscite
Accusateurs et gens grevés par ses arrêts.
De nos biens, dirent-ils, il s’est fait un palais.
Le Prince voulut voir ces richesses immenses;
Il ne trouva partout que médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté;
C’étaient là ses magnificences.
Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix.
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs d’impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L’habit d’un Gardeur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et je pense aussi sa musette.
Doux trésors, ce dit-il, chers gages qui jamais
N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,
Je vous reprends: sortons de ces riches palais
Comme l’on sortirait d’un songe.
Sire, pardonnez-moi cette exclamation.
J’avais prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je m’y suis trop complu; mais qui n’a dans la tête
Un petit grain d’ambition?

FABLE X
LES POISSONS
ET LE BERGER QUI JOUE DE LA FLÛTE

Tircis, qui pour la seule Annette
Faisait résonner les accords
D’une voix et d’une musette
Capables de toucher les morts,
Chantait un jour le long des bords
D’une onde arrosant des prairies,
Dont Zéphire habitait les campagnes fleuries.
Annette cependant à la ligne pêchait;
Mais nul poisson ne s’approchait.
La Bergère perdait ses peines.
Le Berger qui par ses chansons,
Eût attiré des inhumaines,
Crut, et crut mal, attirer des poissons.
Il leur chanta ceci: Citoyens de cette onde,
Laissez votre Naïade en sa grotte profonde.
Venez voir un objet mille fois plus charmant.
Ne craignez point d’entrer aux prisons de la Belle:
Ce n’est qu’à nous qu’elle est cruelle:
Vous serez traités doucement,
On n’en veut point à votre vie:
Un vivier vous attend plus clair que fin cristal.
Et quand à quelques-uns l’appât serait fatal,
Mourir des mains d’Annette est un sort que j’envie.
Ce discours éloquent ne fit pas grand effet:
L’auditoire était sourd aussi bien que muet.
fircis eut beau prêcher: ses paroles miellées
S’en étant aux vents envolées,
Il tendit un long rets. Voilà les poissons pris,
Voilà les poissons mis aux pieds de la Bergère.
Ô vous Pasteurs d’humains et non pas de brebis,
Rois qui croyez gagner par raisons les esprits
D’une multitude étrangère,
Ce n’est jamais par là que l’on en vient à bout;
Il y faut une autre manière:
Servez-vous de vos rets, la puissance fait tout.

FABLE Xl
LES DEUX PERROQUETS, LE ROI
ET SON FILS

Deux Perroquets, l’un père et l’autre fils,
Du rôt d’un Roi faisaient leur ordinaire.
Deux demi-dieux, l’un fils et l’autre père,
De ces Oiseaux faisaient leurs favoris.
L’âge liait une amitié sincère
Entre ces gens: les deux pères s’aimaient;
Les deux enfants, malgré leur coeur frivole,
L’un avec l’autre aussi s’accoutumaient,
Nourris ensemble, et compagnons d’école.
C’était beaucoup d’honneur au jeune Perroquet;
Car l’enfant était Prince et son père Monarque.
Par le tempérament que lui donna la parque,
Il aimait les oiseaux. Un Moineau fort coquet,
Et le plus amoureux de toute la Province,
Faisait aussi sa part des délices du Prince.
Ces deux rivaux un jour ensemble se jouants,
Comme il arrive aux jeunes gens,
Le jeu devint une querelle.
Le Passereau, peu circonspect,
S’attira de tels coups de bec,
Que demi-mort et traînant l’aile,
On crut qu’il n’en pourrait guérir.
Le Prince indigné fit mourir
Son Perroquet. Le bruit en vint au père.
L’infortuné vieillard crie et se désespère.
Le tout en vain; ses cris sont superflus:
L’Oiseau parleur est déjà dans la barque;
Pour dire mieux, l’Oiseau ne parlant plus
Fait qu’en fureur sur le fils du Monarque
Son père s’en va fondre, et lui crève les yeux.
Il se sauve aussitôt, et choisit pour asile
Le haut d’un pin. Là dans le sein des Dieux
Il goûte sa vengeance en lieu sûr et tranquille.
Le Roi lui-même y court, et dit pour l’attirer:
Ami, reviens chez moi: que nous sert de pleurer?
Haine, vengeance et deuil, laissons tout à la porte.
Je suis contraint de déclarer,
encore que ma douleur soit forte,
Que le tort vient de nous: mon fils fut l’agresseur.
Mon fils ! non. C’est le sort qui du coup est l’auteur.
La Parque avait écrit de tout temps en son livre
Que l’un de nos enfants devait cesser de vivre,
L’autre de voir, par ce malheur.
Consolons-nous tous deux, et reviens dans ta cage.
Le Perroquet dit: Sire Roi,
Crois-tu qu’après un tel outrage
Je me doive fier à toi?
Tu m’allègues le sort; prétends-tu par ta foi
Me leurrer de l’appât d’un profane langage?
Mais que la Providence ou bien que le Destin
Règle les affaires du monde,
Il est écrit là-haut qu’au faîte de ce pin
Ou dans quelque forêt profonde
J’achèterai mes jours loin du fatal objet
Qui doit t’être un juste sujet
De haine et de fureur. Je sais que la vengeance
Est un morceau de Roi, car vous vivez en Dieux.
Tu veux oublier cette offense:
Je le crois: cependant il me faut pour le mieux
Éviter ta main et tes yeux.
Sire Roi mon ami, Va-t’en, tu perds ta peine;
Ne me parle point de retour:
L’absence est aussi bien un remède à la haine
Qu’un appareil contre l’amour.

FABLE XII
LA LIONNE ET L’OURSE

Mère Lionne avait perdu son faon.
Un chasseur l’avait pris. La pauvre infortunée
Poussait un tel rugissement
Que toute la forêt était importunée.
La nuit ni son obscurité,
Son silence et ses autres charmes,
De la Reine des bois n’arrêtait les vacarmes.
Nul animal n’était du sommeil visité.
L’Ourse enfin lui dit: Ma commère,
Un mot sans plus; tous les enfants
Qui sont passés entre vos dents
N’avaient-ils ni père ni mère?
Ils en avaient. S’il est ainsi,
Et qu’aucun de leur mort n’ait nos têtes rompues,
Si tant de mères se sont tues,
Que ne vous taisez-vous aussi?
Moi me taire? moi malheureuse!
Ah j’ai perdu mon fils! Il me faudra traîner
Une vieillesse douloureuse.
Dites-moi, qui vous force à vous y condamner?
Hélas! c’est le destin qui me hait. Ces paroles
Ont été de tout temps en la bouche de tous.
Misérables humains, ceci s’adresse à vous:
Je n’entends résonner que des plaintes frivoles.
Quiconque en pareil cas se croit haï des Cieux,
Qu’il considère Hécube, il rendra grâce aux dieux.

FABLE XIII
LES DEUX AVENTURIERS
ET LE TALISMAN

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Je n’en veux pour témoin qu’Hercule et ses travaux.
Ce dieu n’a guère de rivaux:
J’en vois peu dans la fable, encore moins dans l’histoire.
En voici pourtant un que de vieux talismans
Firent chercher fortune au pays des romans.
Il voyageait de compagnie.
Son camarade et lui trouvèrent un poteau
Ayant au haut cet écriteau:
Seigneur Aventurier, s’il te prend quelque envie
De voir ce que n’a vu nul Chevalier errant,
Tu n’as qu’à passer ce torrent
Puis, prenant dans tes bras un Éléphant de pierre
Que tu verras couché par terre,
Le porter d’une haleine au sommet de ce mont
Qui menace les cieux de son superbe front.
L’un des deux Chevaliers saigna du nez. Si l’onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il, et supposé qu’on la puisse passer,
Pourquoi de l’Éléphant s’aller embarrasser?
Quelle ridicule entreprise!
Le sage l’aura fait par tel art et de guise
Qu’on le pourra porter peut-être quatre pas;
Mais jusqu’au haut du mont, d’une haleine, il n’est pas
Au pouvoir d’un mortel, à moins que la figure
Ne soit d’un Éléphant nain, pygmée, avorton,
Propre à mettre au bout d’un bâton:
Auquel cas, où l’honneur d’une telle aventure?
On nous veut attraper dedans cette écriture:
Ce sera quelque énigme à tromper un enfant.
C’est pourquoi je vous laisse avec votre Éléphant.
Le raisonneur parti, l’aventureux se lance,
Les yeux clos, à travers cette eau.
Ni profondeur ni violence
Ne purent l’arrêter et selon l’écriteau
Il vit son Éléphant couché sur l’autre rive.
Il le prend, il l’emporte, au haut du mont arrive,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cri par l’Éléphant est aussitôt jeté:
Le peuple aussitôt sort en armes.
Tout autre aventurier au bruit de ces alarmes
Aurait fui. Celui-ci loin de tourner le dos
Veut vendre au moins sa vie, et mourir en héros.
Il fut tout étonné d’ouïr cette cohorte
Le proclamer Monarque au lieu de son Roi mort.
Il ne se fit prier que de la bonne sorte,
encore que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.
Sixte en disait autant quand on le fit Saint-Père.
(Serait-ce bien une misère
Que d’être Pape ou d’être Roi?)
On reconnut bientôt son peu de bonne foi.
Fortune aveugle suit aveugle hardiesse.
Le sage quelquefois fait bien d’exécuter,
Avant que de donner le temps à la sagesse
D’envisager le fait, et sans la consulter.

FABLE XIV
DISCOURS
À M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD

Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L’homme agit et qu’il se comporte
En mille occasions comme les animaux:
Le Roi de ces gens-là n’a pas moins de défauts
Que ses sujets, et la nature
A mis dans chaque créature
Quelque grain d’une masse où puisent les esprits:
J’entends les esprits corps, et pétris de matière.
Je vais prouver ce que je dis.
A l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que n’étant plus nuit il n’est pas encore jour,
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe;
Et nouveau Jupiter du haut de cet Olympe,
Je foudroie à discrétion
Un lapin qui n’y pensait guère.
Je vois fuir aussitôt toute la nation
Des lapins qui sur la bruyère,
L’oeil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayaient et de thym parfumaient leur banquet.
Le bruit du coup fait que la bande
S’en va chercher sa sûreté
Dans la souterraine cité;
Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande
S’évanouit bientôt. Je revois les lapins
Plus gais qu’auparavant revenir sous mes mains.
Ne reconnaît-on pas en cela les humains?
Dispersés par quelque orage,
A peine ils touchent le port
Qu’ils vont hasarder encore
Même vent, même naufrage.
Vrais lapins, on les revoit
Sous les mains de la fortune.
Joignons à cet exemple une chose commune.
Quand les chiens étrangers passent par quelque endroit,
Qui n’est pas de leur détroit,
Je laisse à penser quelle fête.
Les chiens du lieu n’ayants en tête
Qu’un intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Vous accompagnent ces passants
Jusqu’aux confins du territoire.
Un intérêt de biens, de grandeur, et de gloire,
Aux gouverneurs d’États, à certains courtisans,
A gens de tous métiers en fait tout autant faire.
On nous voit tous, pour l’ordinaire,
Piller le survenant, nous jeter sur sa peau.
La coquette et l’auteur sont de ce caractère;
Malheur à l’écrivain nouveau.
Le moins de gens qu’on peut à l’entour du gâteau,
C’est le droit du jeu, c’est l’affaire.
Cent exemples pourraient appuyer mon discours;
Mais les ouvrages les plus courts
Sont toujours les meilleurs. En cela j’ai pour guides
Tous les maîtres de l’art, et tiens qu’il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser:
Ainsi ce discours doit cesser.
Vous qui m’avez donné ce qu’il a de solide,
Et dont la modestie égale la grandeur,
Qui ne pûtes jamais écouter sans pudeur
La louange la plus permise,
La plus juste et la mieux acquise,
Vous enfin dont à peine ai-je encore obtenu
Que votre nom reçût ici quelques hommages,
Du temps et des censeurs défendant mes ouvrages,
Comme un nom qui des ans et des peuples connu
Fait honneur à la France, en grands noms plus féconde
Qu’aucun climat de l’univers,
Permettez-moi du moins d’apprendre à tout le monde
Que vous m’avez donné le sujet de ces vers.

FABLE XV
LE MARCHAND, LE GENTILHOMME,
LE PÂTRE ET LE FILS DE ROI

Quatre chercheurs de nouveaux mondes,
Presque nus échappés à la fureur des ondes,
Un Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de Roi,
Réduits au sort de Bélisaire,
Demandaient aux passants de quoi
Pouvoir soulager leur misère.
De raconter quel sort les avait assemblés,
Quoique sous divers points tous quatre ils fussent nés,
C’est un récit de longue haleine.
Ils s’assirent enfin au bord d’une fontaine.
Là le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le Prince s’étendit sur le malheur des Grands.
Le Pâtre fut d’avis qu’éloignant la pensée
De leur aventure passée
Chacun fît de son mieux et s’appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin.
La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons; c’est de quoi nous mener jusqu’à Rome.
Un Pâtre ainsi parler! ainsi parler; croit-on
Que le Ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées
De l’esprit et de la raison,
Et que de tout berger, comme de tout mouton,
Les connaissances soient bornées?
L’avis de celui-ci fut d’abord trouvé bon
Par les trois échoués au bord de l’Amérique.
L’un, c’était le Marchand, savait l’arithmétique:
A tant par mois, dit-il, j’en donnerai leçon.
J’enseignerai la politique,
Reprit le Fils de Roi. Le Noble poursuivit:
Moi, je sais le blason; j’en veux tenir école:
Comme si devers l’Inde on eût eu dans l’esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole.
Le Pâtre dit: Amis, vous parlez bien; mais quoi,
Le mois a trente jours; jusqu’à cette échéance
Jeûnerons-nous, par votre foi?
Vous me donnez une espérance
Belle, mais éloignée; et cependant j’ai faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain?
Ou plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moi, le souper d’aujourd’hui?
Avant tout autre, c’est celui
Dont il s’agit: votre science
Est courte là-dessus; ma main y suppléera.
A ces mots, le Pâtre s’en va
Dans un bois: il y fit des fagots dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empêcha qu’un long jeûne à la fin ne fit tant
Qu’ils allassent là-bas exercer leur talent.
Je conclus de cette aventure
Qu’il ne faut pas tant d’art pour conserver ses jours
Et grâce aux dons de la nature,
La main est le plus sûr et le plus prompt secours.

=>Retour au dossier sur les Fables de Jean de La Fontaine

Jean de La Fontaine – Les fables, livre 9 (1688 – 1694)

FABLE I
LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE

Grâce aux Filles de Mémoire,
J’ai chanté des animaux.
Peut-être d’autres héros
M’auraient acquis moins de gloire.
Le Loup en langue des Dieux
Parle au Chien dans mes ouvrages.
Les Bêtes à qui mieux mieux
Y font divers personnages;
Les uns fous, les autres sages;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l’emportant;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des Trompeurs, des Scélérats,
Des Tyrans, et des Ingrats,
Mainte imprudente Pécore,
Force Sots, force Flatteurs;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs.
Tout homme ment, dit le Sage.
S’il n’y mettait seulement
Que les gens du bas étage,
On pourrait aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes;
Mais que tous tant que nous sommes
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l’avait dit,
Je soutiendrais le contraire.
Et même qui mentirait
Comme Esope et comme Homère,
Un vrai menteur ne serait.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérités
L’un et l’autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus, s’il se peut:
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sut faire
Un certain dépositaire
Payé par son propre mot,
Est d’un méchant, et d’un sot.
Voici le fait. Un Trafiquant de Perse
Chez son voisin, s’en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour.
Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.
Votre fer? Il n’est plus. J’ai regret de vous dire
Qu’un Rat l’a mangé tout entier.
J’en ai grondé mes gens: mais qu’y faire? Un grenier
A toujours quelque trou. Le Trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours, il détourne l’enfant
Du perfide voisin; puis à souper convie
Le père qui s’excuse, et lui dit en pleurant:
Dispensez-moi, je vous supplie:
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J’aimais un fils plus que ma vie;
Je n’ai que lui; que dis-je? hélas! je ne l’ai plus.
On me l’a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand repartit: Hier au soir sur la brune
Un Chat-huant s’en vint votre fils enlever.
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le père dit: Comment voulez-vous que je croie
Qu’un Hibou pût jamais emporter cette proie?
Mon fils en un besoin eût pris le Chat-huant.
Je ne vous dirai point, reprit l’autre, comment,
Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige
D’en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que les Chats-huants d’un pays
Où le quintal de fer par un seul Rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent?
L’autre vit où tendait cette feinte aventure.
Il rendit le fer au Marchand
Qui lui rendit sa géniture.
Même dispute advint entre deux voyageurs.
L’un d’eux était de ces conteurs
Qui n’ont jamais rien vu qu’avec un microscope.
Tout est géant chez eux. Écoutez-les l’Europe
Comme l’Afrique aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyait l’hyperbole permise.
J’ai vu, dit-il, un chou plus grand qu’une maison.
Et moi, dit l’autre, un pot aussi grand qu’une église.
Le premier se moquant, l’autre reprit: Tout doux;
On le fit pour cuire vos choux.
L’homme au pot fut plaisant; l’homme au fer fut habile.
Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop d’honneur
De vouloir par raison combattre son erreur;
Enchérir est plus court, sans s’échauffer la bile.

FABLE II
LES DEUX PIGEONS

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit: Qu’allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?
L’absence est le plus grand des maux:
Non pas pour vous, cruel. Au moins que les travaux,
Les dangers,les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encore si la saison s’avançait davantage!
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse? Un Corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque Oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut:
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste?
Ce discours ébranla le coeur
De notre imprudent voyageur;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez point:
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère.
Je le désennuierai: quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai: J’étais là; telle chose m’advint;
Vous y croirez être vous-même.
A ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne; et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encore que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un Pigeon auprès; cela lui donne envie:
Il y vole, il est pris; ce blé couvrait d’un las
Les menteurs et traîtres appas.
Le las était usé; si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’Oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt; et le pis du destin
Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le Vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure;
Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde, et, du coup, tua plus d’à moitié
La Volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna:
Que bien que mal elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines;
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste;
J’ai quelquefois aimé! je n’aurais pas alors,
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste, Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux. De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère, Je servis, engagé par mes premiers
serments. Hélas! quand reviendront de semblables moments?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète?
Ah si mon coeur osait encore se renflammer!
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête?
Ai-je passé le temps d’aimer?

FABLE III
LE SINGE ET LÉOPARD

Le Singe avec le Léopard
Gagnaient de l’argent à la foire:
Ils affichaient chacun à part.
L’un d’eux disait: Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu; le Roi m’a voulu voir;
Et si je meurs il veut avoir
Un manchon de ma peau; tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,
Et vergetée, et mouchetée.
La bigarrure plaît; partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le Singe de sa part disait: Venez de grâce,
Venez messieurs. Je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement;
Moi, je l’ai dans l’esprit: votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du Pape en son vivant,
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois bateaux, exprès pour vous parler;
Car il parle, on l’entend; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux; et le tout pour six blancs!
Non messieurs, pour un sou; si vous n’êtes contents
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.
Le Singe avait raison; ce n’est pas sur l’habit
Que la diversité me plaît, c’est dans l’esprit:
L’une fournit toujours des choses agréables;
L’autre en moins d’un moment lasse les regardants.
Ô! que de grands Seigneurs, au Léopard semblables
N’ont que l’habit pour tous talents!

FABLE IV
LE GLAND ET LA CITROUILLE

Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l’aller parcourant,
Dans les Citrouilles je la trouve.
Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros, et sa tige menue:
A quoi songeait, dit-il, l’Auteur de tout cela?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là:
Hé parbleu, je l’aurais pendue
A l’un des chênes que voilà.
C’eût été justement l’affaire;
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton Curé;
Tout en eût été mieux; car pourquoi par exemple
Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit?
Dieu s’est mépris; plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l’on a fait un quiproquo.
Cette réflexion embarrassant notre homme:
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit.
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe; le nez du dormeur en pâtit.
Il s’éveille; et portant la main sur son visage,
Il trouve encore le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage;
Oh, oh, dit-il, je saigne! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde?
Dieu ne l’a pas voulu: sans doute il eut raison;
J’en vois bien à présent la cause.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.

FABLE V
L’ÉCOLIER,
LE PÉDANT ET LE MAÎTRE
D’UN JARDIN

Certain enfant qui sentait son collège,
Doublement sot, et doublement fripon,
Par le jeune âge, et par le privilège
Qu’ont les Pédants de gâter la raison,
Chez un voisin dérobait, ce dit-on,
Et fleurs et fruits. Ce voisin, en automne,
Des plus beaux dons que nous offre Pomone
Avait la fleur, les autres le rebut.
Chaque saison apportait son tribut:
Car au printemps il jouissait encore
Des plus beaux dons que nous présente Flore.
Un jour dans son jardin il vit notre Écolier
Qui grimpant sans égard sur un arbre fruitier
Gâtait jusqu’aux boutons, douce et frêle espérance,
Avant-coureurs des biens que promet l’abondance.
Même il ébranchait l’arbre, et fit tant à la fin
Que le possesseur du jardin
Envoya faire plainte au Maître de la classe.
Celui-ci vint suivi d’un cortège d’enfants.
Voilà le verger plein de gens
Pires que le premier. Le Pédant, de sa grâce,
Accrut le mal en amenant
Cette jeunesse mal instruite:
Le tout, à ce qu’il dit, pour faire un châtiment
Qui pût servir d’exemple, et dont toute sa suite
Se souvînt à jamais comme d’une leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,
Avec force traits de science.
Son discours dura tant que la maudite engeance
Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.
Je hais les pièces d’éloquence
Hors de leur place, et qui n’ont point de fin;
Et ne sais bête au monde pire
Que l’Écolier, si ce n’est le Pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
Ne me plairait aucunement.

FABLE VI
LE STATUAIRE
ET LA STATUE DE JUPITER

Un bloc de marbre était si beau
Qu’un Statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette?
Il sera Dieu: même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez humains. Faites des voeux;
Voilà le maître de la terre.
L’Artisan exprima si bien
Le caractère de l’Idole
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
A Jupiter que la parole.
Même l’on dit que l’Ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son propre ouvrage.
A la faiblesse du Sculpteur
Le Poète autrefois n’en dut guère,
Des Dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colère.
Il était enfant en ceci:
Les enfants n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.
Le coeur suit aisément l’esprit:
De cette source est descendue
L’erreur païenne, qui se vit
Chez tant de peuples répandue.
Ils embrassaient violemment
Les intérêts de leur chimère.
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il fut père.
Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes:
L’homme est de glace aux vérités;
Il est de feu pour les mensonges.


FABLE VII
LA SOURIS MÉTAMORPHOSÉE EN FILLE

Une Souris tomba du bec d’un Chat-huant:
Je ne l’eusse pas ramassée;
Mais un Bramin le fit; je le crois aisément;
Chaque pays a sa pensée.
La Souris était fort froissée:
De cette sorte de prochain
Nous nous soucions peu: mais le peuple bramin
Le traite en frère; ils ont en tête
Que notre âme au sortir d’un Roi,
Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête
Qu’il plaît au sort. C’est là l’un des points de leur loi.
Pythagore chez eux a puisé ce mystère.
Sur un tel fondement le Bramin crut bien faire
De prier un Sorcier qu’il logeât la Souris
Dans un corps qu’elle eût eu pour hôte au temps jadis.
Le Sorcier en fit une Fille
De l’âge de quinze ans, et telle, et si gentille,
Que le fils de Priam pour elle aurait tenté
Plus encore qu’il ne fit pour la grecque beauté.
Le Bramin fut surpris de chose si nouvelle.
Il dit à cet objet si doux:
Vous n’avez qu’à choisir; car chacun est jaloux
De l’honneur d’être votre époux.
En ce cas je donne, dit-elle,
Ma voix au plus puissant de tous.
Soleil, s’écria lors le Bramin à genoux,
C’est toi qui seras notre gendre.
Non, dit-il, ce nuage épais
Est plus puissant que moi, puisqu’il cache mes traits;
Je vous conseille de le prendre.
Eh bien, dit le Bramin au nuage volant,
Es-tu né pour ma fille? Hélas non; car le vent
Me chasse à son plaisir de contrée en contrée;
Je n’entreprendrai point sur les droits de Borée.
Le Bramin fâche s’écria:
Ô vent donc, puisque vent y a,
Viens dans les bras de notre belle.
Il accourait: un mont en chemin l’arrêta.
L’éteuf passant à celui-là,
Il le renvoie, et dit: J’aurais une querelle
Avec le Rat, et l’offenser
Ce serait être fou, lui qui peut me percer.
Au mot de Rat la Damoiselle
Ouvrit l’oreille; il fut l’époux.
Un Rat! un Rat; c’est de ces coups
Qu’amour fait, témoin telle et telle:
Mais ceci soit dit entre nous.
On tient toujours du lieu dont on vient. Cette fable
Prouve assez bien ce point: mais à la voir de près
Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits:
Car quel époux n’est point au soleil préférable
En s’y prenant ainsi? Dirai-je qu’un géant
Est moins fort qu’une puce? elle le mord pourtant.
Le Rat devait aussi renvoyer pour bien faire
La belle au chat, le chat au chien,
Le chien au loup. Par le moyen
De cet argument circulaire
Pilpay jusqu’au soleil eût enfin remonté;
Le soleil eût joui de la jeune beauté.
Revenons s’il se peut à la métempsycose:
Le sorcier du Bramin fit sans doute une chose
Qui, loin de la prouver, fait voir sa fausseté.
Je prends droit là-dessus contre le Bramin même:
Car il faut selon son système
Que l’homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille puiser son âme en un trésor commun:
Toutes sont donc de même trempe;
Mais agissant diversement
Selon l’organe seulement
L’une s’élève, et l’autre rampe.
D’où vient donc que ce corps si bien organisé
Ne put obliger son hôtesse
De s’unir au soleil, un Rat eut sa tendresse?
Tout débattu, tout bien pesé,
Les âmes des Souris et les âmes des belles
Sont très différentes entre elles.
Il en faut revenir toujours à son destin
C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.
Parlez au diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa fin.


FABLE VIII
LE FOU QUI VEND LA SAGESSE

Jamais auprès des fous ne te mets à portée.
Je ne te puis donner un plus sage conseil.
Il n’est enseignement pareil
A celui-là de fuir une tête éventée.
On en voit souvent dans les cours.
Le Prince y prend plaisir; car ils donnent toujours
Quelque trait aux fripons, aux sots, aux ridicules.
Un Fol allait criant par tous les carrefours
Qu’il vendait la sagesse; et les mortels crédules
De courir à l’achat: chacun fut diligent.
On essuyait force grimaces;
Puis on avait pour son argent
Avec un bon soufflet un fil long de deux brasses.
La plupart s’en fâchaient, mais que leur servait-il?
C’étaient les plus moqués; le mieux était de rire,
Ou de s’en aller sans rien dire
Avec son soufflet et son fil.
De chercher du sens à la chose,
On se fût fait siffler ainsi qu’un ignorant.
La raison est-elle garant
De ce que fait un fou? Le hasard est la cause
De tout ce qui se passe en un cerveau blessé.
Du fil et du soufflet pourtant embarrassé,
Un des dupes un jour alla trouver un sage,
Qui sans hésiter davantage
Lui dit: Ce sont ici hiéroglyphes tout purs.
Les gens bien conseillés, et qui voudront bien faire,
Entre eux et les gens fous mettront pour l’ordinaire
La longueur de ce fil; sinon je les tiens sûrs
De quelque semblable caresse.
Vous n’êtes point trompé; ce Fou vend la sagesse.


FABLE IX
L’HUITRE ET LES PLAIDEURS

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d’apporter:
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent;
A l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà pour amasser la proie;
L’autre le pousse, et dit: Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur; l’autre le verra faire.
Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ai l’oeil bon, Dieu merci.
Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit l’autre, et je l’ai vue avant vous sur ma vie.
Et bien! vous l’avez vue, et moi je l’ai sentie.
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive: ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l’Huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de Président:
Tenez, la Cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles;
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.


FABLE X
LE LOUP ET LE CHIEN MAIGRE

Autrefois Carpillon fretin
Eut beau prêcher, il eut beau dire;
On le mit dans la poêle à frire.
Je fis voir que lâcher ce qu’on a dans la main,
Sous espoir de grosse aventure,
Est imprudence toute pure.
Le Pêcheur eut raison; Carpillon n’eut pas tort.
Chacun dit ce qu’il peut pour défendre sa vie.
Maintenant il faut que j’appuie
Ce que j’avançai lors de quelque trait encore.
Certain Loup, aussi sot que le Pêcheur fut sage,
Trouvant un Chien hors du village,
S’en allait l’emporter; le Chien représenta
Sa maigreur: çà ne plaise à votre seigneurie
De me prendre en cet état-là;
Attendez, mon maître marie
Sa fille unique. Et vous jugez
Qu’étant de noce, il faut, malgré moi que j’engraisse.
Loup le croit, le Loup le laisse;
Le Loup, quelques jours écoulés,
Revient voir si son Chien n’est point meilleur à prendre.
Mais le drôle était au logis.
Il dit au Loup par un treillis:
Ami, je vais sortir. Et, si tu veux attendre,
Le Portier du logis et moi
Nous serons tout à l’heure à toi.
Ce Portier du logis était un Chien énorme,
Expédiant les Loups en forme.
Celui-ci s’en douta. Serviteur au Portier,
Dit-il; et de courir. Il était fort agile;
Mais il n’était pas fort habile;
Ce Loup ne savait pas encore bien son métier.


FABLE XI
RIEN DE TROP

Je ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est certain tempérament
Que le maître de la nature
Veut que l’on garde en tout. Le fait-on? Nullement.
Soit en bien, soit en mal, cela n’arrive guère.
Le blé, riche présent de la blonde Cérès
Trop touffu bien souvent épuise les guérets:
En superfluités s’épandant d’ordinaire,
Et poussant trop abondamment,
Il ôte à son fruit l’aliment.
L’arbre n’en fait pas moins; tant le luxe sait plaire.
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l’excès des prodigues moissons.
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout, et tout broutèrent;
Tant que le Ciel permit aux loups
D’en croquer quelques-uns: ils les croquèrent tous;
S’ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le Ciel permit aux humains
De punir ces derniers: les humains abusèrent
A leur tour des ordres divins.
De tous les animaux l’homme a le plus de pente
A se porter dedans l’excès.
Il faudrait faire le procès
Aux petits comme aux grands. Il n’est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point.


FABLE XII
LE CIERGE

C’est du séjour des Dieux que les abeilles viennent.
Les premières, dit-on, s’en allèrent loger
Au mont Hymette, et se gorger
Des trésors qu’en ce lieu les zéphyrs entretiennent.
Quand on eut des palais de ces filles du Ciel
Enlevé l’ambroisie en leurs chambres enclose,
Ou, pour dire en français la chose,
Après que les ruches sans miel
N’eurent plus que la cire, on lit mainte bougie;
Maint cierge aussi fut façonné.
Un d’eux voyant la terre en brique au feu durcie
Vaincre l’effort des ans, il eut la même envie;
Et nouvel Empédocle aux flammes condamné
Par sa propre et pure folie,
Il se lança dedans. Ce fut mal raisonné;
Ce Cierge ne savait grain de philosophie.
Tout en tout est divers: ôtez-vous de l’esprit
Qu’aucun être ait été composé sur le vôtre.
L’Empédocle de cire au brasier se fondit:
Il n’était pas plus fou que l’autre.

FABLE XIII
JUPITER ET LE PASSAGER

Ô combien le péril enrichirait les Dieux,
Si nous nous souvenions des voeux qu’il nous fait faire!
Mais le péril passé, l’on ne se souvient guère
De ce qu’on a promis aux Cieux;
On compte seulement ce qu’on doit à la terre.
Jupiter, dit l’impie, est un bon créancier:
Il ne se sert jamais d’huissier.
Eh qu’est-ce donc que le tonnerre?
Comment appelez-vous ces avertissements?
Un Passager pendant l’orage
Avait voué cent Boeufs au vainqueur des Titans.
Il n’en avait pas un: vouer cent Éléphants
N’aurait pas coûté davantage.
Il brûla quelques os quand il fut au rivage.
Au nez de Jupiter la fumée en monta.
Sire Jupin, dit-il, prends mon voeu, le voilà:
C’est un parfum de Boeuf que ta grandeur respire.
La fumée est ta part; je ne te dois plus rien.
Jupiter fit semblant de rire;
Mais après quelques jours le Dieu l’attrapa bien,
Envoyant un songe lui dire
Qu’un tel trésor était en tel lieu. L’homme au voeu
Courut au trésor comme au feu:
Il trouva des voleurs, et n’ayant dans sa bourse
Qu’un écu pour toute ressource,
Il leur promit cent talents d’or,
Bien comptés, et d’un tel trésor:
On l’avait enterré dedans telle bourgade.
L’endroit parut suspect aux voleurs; de façon
Qu’à notre prometteur l’un dit: Mon camarade,
Tu te moques de nous, meurs, et va chez Pluton
Porter tes cent talents en don.

FABLE XIV
LE CHAT ET LE RENARD

Le Chat et le Renard, comme beaux petits saints,
S’en allaient en pèlerinage.
C’étaient deux vrais Tartufs, deux archipatelins,
Deux francs Patte-pelus qui des frais du voyage,
Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage,
S’indeimnisaient à qui mieux mieux.
Le chemin était long, et partant ennuyeux,
Pour l’accourcir ils disputèrent.
La dispute est d’un grand secours;
Sans elle on dormirait toujours.
Nos Pèlerins s’égosillérent.
Ayant bien disputé l’on parla du prochain.
Le Renard au Chat dit enfin:
Tu prétends être fort habile:
En sais-tu tant que moi? J’ai cent ruses au sac.
Non, dit l’autre: je n’ai qu’un tour dans mon bissac,
Mais je soutiens qu’il en vaut mille.
Eux de recommencer la dispute à l’envi.
Sur le que si, que non, tous deux étant ainsi,
Une meute apaisa la noise.
Le Chat dit au Renard: Fouille en ton sac, ami:
Cherche en ta cervelle matoise
Un stratagème sûr. Pour moi, voici le mien.
A ces mots sur un arbre il grimpa bel et bien.
L’autre fit cent tours inutiles,
Entra dans cent terriers, mit cent fois en défaut
Tous les confrères de Brifaut.
Partout il tenta des asiles;
Et ce fut partout sans succès:
La fumée y pourvut ainsi que les bassets.
Au sortir d’un terrier deux Chiens aux pieds agiles
L’étranglèrent du premier bond.
Le trop d’expédients peut gâter une affaire;
On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
N’en ayons qu’un, mais qu’il soit bon.

FABLE XV
LE MARI, LA FEMME ET LE VOLEUR

Un Mari fort amoureux,
Fort amoureux de sa Femme,
Bien qu’il fût jouissant se croyait malheureux.
Jamais oeillade de la Dame,
Propos flatteur et gracieux,
Mot d’amitié, ni doux sourire,
Déifiant le pauvre sire,
N’avaient fait soupçonner qu’il fût vraiment chéri.
Je le crois, c’était un mari.
Il ne tint point à l’hyménée
Que content de sa destinée
Il n’en remerciât les Dieux;
Mais quoi? Si l’amour n’assaisonne
Les plaisirs que l’hymen nous donne,
Je ne vois pas qu’on en soit mieux.
Notre Épouse étant donc de la sorte bâtie,
Et n’ayant caressé son Mari de sa vie,
Il en faisait sa plainte une nuit. Un Voleur
Interrompit la doléance.
La pauvre femme eut si grand-peur
Qu’elle chercha quelque assurance
Entre les bras de son Époux.
Ami Voleur, dit-il, sans toi ce bien si doux
Me serait inconnu. Prends donc en récompense
Tout ce qui peut chez nous être à ta bienséance;
Prends le logis aussi. Les voleurs ne sont pas
Gens honteux ni fort délicats:
Celui-ci lit sa main. J’infère de ce conte
Que la plus forte passion
C’est la peur; elle fait vaincre l’aversion.
Et l’amour quelquefois; quelquefois il la dompte:
J’en ai pour preuve cet amant
Qui brûla sa maison pour embrasser sa Dame,
L’emportant à travers la flamme.
J’aime assez cet emportement;
Le conte m’en a plu toujours infiniment:
Il est bien d’une âme espagnole,
Et plus grande encore que folle.

FABLE XVI
LE TRÉSOR ET LES DEUX HOMMES

Un Homme n’ayant plus ni crédit, ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse,
C’est-à-dire, n’y logeant rien,
S’imagina qu’il ferait bien
De se pendre, et finir lui-même sa misère;
Puisque aussi bien sans lui la faim le viendrait faire,
Genre de mort qui ne dit pas
A gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans cette intention, une vieille masure
Fut la scène où devait se passer l’aventure.
Il y porte une corde, et veut avec un clou
Au haut d’un certain mur attacher le licou.
La muraille, vieille et peu forte,
S’ébranle aux premiers coups, tombe avec un trésor.
Notre désespéré le ramasse, et l’emporte,
Laisse là le licou, s’en retourne avec l’or,
Sans compter: ronde ou non, la somme plut au sire.
Tandis que le galant à grands pas se retire,
L’Homme au trésor arrive, et trouve son argent
Absent.
Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette somme?
Je ne me pendrai pas? Et vraiment si ferai,
Ou de corde je manquerai.
Le lacs était tout prêt, il n’y manquait qu’un homme:
Celui-ci se l’attache, et se pend bien et beau.
Ce qui le consola peut-être
Fut qu’un autre eût pour lui fait les frais du cordeau.
Aussi bien que l’argent le licou trouva maître.
L’avare rarement finit ses jours sans pleurs:
Il a le moins de part au trésor qu’il enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,
Pour ses parents, ou pour la terre.
Mais que dire du troc que la Fortune fit?
Ce sont là de ses traits; elle s’en divertit.
Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette Déesse inconstante
Se mit alors en l’esprit. De voir un homme se pendre;
Et celui qui se pendit. S’y devait le moins attendre.

FABLE XVII
LE SINGE ET LE CHAT

Bertrand avec Raton, l’un Singe, et l’autre Chat,
Commensaux d’un logis, avaient un commun Maître.
D’animaux malfaisants c’était un très bon plat;
Ils n’y craignaient tous deux aucun, quel qu’il pût être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté?
L’on ne s’en prenait point aux gens du voisinage.
Bertrand dérobait tout; Raton de son côté
Était moins attentif aux souris qu’au fromage.
Un jour au coin du feu nos deux maîtres fripons
Regardaient rôtir des marrons;
Les escroquer était une très bonne affaire:
Nos galands y voyaient double profit à faire,
Leur bien premièrement, et puis le mal d’autrui.
Bertrand dit à Raton: Frère, il faut aujourd’hui
Que tu fasses un coup de maître.
Tire-moi ces marrons; si Dieu m’avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes marrons verraient beau jeu.
Aussitôt fait que dit: Raton avec sa patte,
D’une manière délicate,
Écarte un peu la cendre, et retire les doigts,
Puis les reporte à plusieurs fois;
Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque.
Et cependant Bertrand les croque.
Une servante vient: adieu mes gens. Raton
N’était pas content, ce dit-on.
Aussi ne le sont pas la plupart de ces Princes
Qui, flattés d’un pareil emploi,
Vont s’échauder en des Provinces,
Pour le profit de quelque Roi.

FABLE XVIII
LE MILAN ET LE ROSSIGNOL

Après que le Milan, manifeste voleur,
Eut répandu l’alarme en tout le voisinage,
Et fait crier sur lui les enfants du village,
Un Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.
Le héraut du printemps lui demande la vie.
Aussi bien que manger en qui n’a que le son?
Écoutez plutôt ma chanson;
Je vous raconterai Térée et son envie.
Qui, Térée? Est-ce un mets propre pour les Milans?
Non pas, c’était un Roi dont les feux violents
Me firent ressentir leur ardeur criminelle:
Je m’en vais vous en dire une chanson si belle
Qu’elle vous ravira: mon chant plaît à chacun.
Le Milan alors lui réplique:
Vraiment, nous voici bien: lorsque je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique
J’en parle bien aux Rois. Quand un Roi te prendra,
Tu peux lui conter ces merveilles.
Pour un Milan, il s’en rira:
Ventre affamé n’a point d’oreilles.

FABLE XIX
LE BERGER ET SON TROUPEAU

Quoi toujours il me manquera
Quelqu’un de ce peuple imbécile!
Toujours le Loup m’en goberai
J’aurai beau les compter: ils étaient plus de mille,
Et m’ont laissé ravir notre pauvre Robin;
Robin Mouton qui par la ville
Me suivait pour un peu de pain,
Et qui m’aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas! de ma musette il entendait le son;
Il me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah le pauvre Robin Mouton!
Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,
Il harangua tout le troupeau,
Les chefs, la multitude, et jusqu’au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme:
Cela seul suffirait pour écarter les Loups.
Foi de peuple d’honneur, ils lui promirent tous
De ne bouger non plus qu’un terme.
Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin Mouton.
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et leur fit fête.
Cependant devant qu’il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre.
Un Loup parut; tout le troupeau s’enfuit.
Ce n’était pas un Loup, ce n’en était que l’ombre.
Haranguez de méchants soldats,
Ils promettront de faire rage;
Mais au moindre danger adieu tout leur courage:
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

FABLE XX
LES DEUX RATS, LE RENARD ET L’OEUF

Deux Rats cherchaient leur vie; ils trouvèrent un Oeuf.
Le dîné suffisait à gens de cette espèce!
Il n’était pas besoin qu’ils trouvassent un Boeuf.
Pleins d’appétit, et d’allégresse,
Ils allaient de leur Oeuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut. C’était maître Renard;
Rencontre incommode et fâcheuse.
Car comment sauver l’oeuf? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traîner,
C’était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l’ingénieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L’écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L’un se mit sur le dos, prit l’oeuf entre ses bras,
Puis malgré quelques heurts, et quelques mauvais pas,
L’autre le traîna par la queue.
Qu’on m’aille soutenir après un tel récit,
Que les bêtes n’ont point d’esprit.
Pour moi si j’en étais le maître,
Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans?
Quelqu’un peut donc penser ne se pouvant connaître.
Par un exemple tout égal,
J’attribuerais à l’animal
Non point une raison selon notre manière,
Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort:
Je subtiliserais un morceau de matière,
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encore
Que le feu: car enfin, si le bois fait la flamme,
La flamme en s’épurant peut-elle pas de l’âme
Nous donner quelque idée, et sort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb? Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu’un singe jamais fit le moindre argument.
A l’égard de nous autres hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort:
Nous aurions un double trésor;
L’un cette âme pareille. en tout-tant que nous sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l’univers sous le nom d’animaux;
L’autre encore une autre âme, entre nous et les anges
Commune en un certain degré;
Et ce trésor à part créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais quoique ayant commencé,
Choses réelles quoique étranges.
Tant que l’enfance durerait,
Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait
Qu’une tendre et faible lumière;
L’organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait
L’autre âme imparfaite et grossière.

DISCOURS À MME DE LA SABLIÈRE

Iris, je vous louerais, il n’est que trop aisé;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme point, je souffre cette humeur;
Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux Belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le Nectar que l’on sert au Maître du Tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point;
D’autres propos chez vous récompensent ce point,
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses:
Jusque-là qu’en votre entretien
La bagatelle a part: le monde n’en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance:
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens:
C’est un parterre, où Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu’en ces fables aussi j’entremêle des traits
De certaine Philosophie
Subtile, engageante, et hardie.
On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non
Ouï parler? Ils disent donc
Que la bête est une machine;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine,
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein;
Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde.
La première y meut la seconde,
Une troisième suit, elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle:
L’objet la frappe en un endroit;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L’impression se fait, mais comment se fait-elle?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse. joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états
Mais ce n’est point cela; ne vous y trompez pas.
Qu’est-ce donc? Une montre. Et nous? C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose;
Descartes ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.
Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J’ai le don de penser; et je sais que je pense.
Or vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait
Sur l’objet, ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement.
Vous n’êtes point embarrassée
De le croire, ni moi. Cependant, quand au bois
Le bruit des cors, celui des voix
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre, et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours!
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort!
On le déchire après sa mort;
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.
Quand la Perdrix
Voit ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle,
Qui ne peut fuir encore par les airs le trépas,
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille,
Et puis quand le Chasseur croit que son Chien la pille,
Elle lu, dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’homme, qui confus des yeux en vain la suit.
Non loin du Nord il est un monde
Où l’on sait que les habitants
Vivent ainsi qu’aux premiers temps
Dans une ignorance profonde:
Je parle des humains; car quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l’un et l’autre rivage.
L’édifice résiste, et dure en son entier;
Après un lit de bois, est un lit de mortier.
Chaque Castor agit; commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
Maint maître d’oeuvre y court, et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage;
Et nos pareils ont beau le voir;
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.
Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire;
Mais voici beaucoup plus: écoutez ce récit,
Que je tiens d’un Roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant:
Je vais citer un prince aimé de la victoire;
Son nom seul est un mur à l’Empire ottoman;
C’est le Roi polonais. Jamais un Roi ne ment.
Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps:
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard.
Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D’une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens, et l’expérience.
Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah s’il le rendait,
Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure!
Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci?
Ce que j’ai déjà dit, qu’aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;
Que la mémoire est corporelle,
Et que, pour en venir aux exemples divers
Que j’ai mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a besoin que d’elle.
L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin
Chercher par le même chemin
L’image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement.
La volonté nous détermine,
Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine;
Je sens en moi certain agent;
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même:
De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême.
Mais comment le corps l’entend-il?
C’est là le point: je vois l’outil
Obéir à la main, mais la main, qui la guide?
Eh! qui guide les cieux et leur course rapide?
Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts:
L’impression se fait. Le moyen, je l’ignore:
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité;
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Descartes l’ignorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.
Ce que je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l’animal un point
Que la plante après tout n’a point.
Cependant la plante respire:
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?

=>Retour au dossier sur les Fables de Jean de La Fontaine

Jean de La Fontaine – Les fables, livre 8 (1688 – 1694)

FABLE I
LA MORT ET LE MOURANT

La mort ne surprend point le sage:
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avenir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas embrasse tous les temps:
Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut; tous sont de son domaine;
Et le premier instant où les enfants des Rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La mort ravit tout sans pudeur.
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n’est rien de moins ignoré,
Et puisqu’il faut que je le die,
Rien où l’on soit moins préparé.
Un Mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l’heure,
Sans qu’il eût fait son testament,
Sans l’avertir au moins. Est-il juste qu’on meure
Au pied levé? dit-il: attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu,
Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, à Déesse cruelle
Vieillard, lui dit la Mort, je ne t’ai point surpris.
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh n’as-tu pas cent ans? trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose:
J’aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d’ouïe:
Toute chose pour toi semble être évanouie:
Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus:
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t’ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement?
Allons, vieillard, et sans réplique;
Il n’importe à la république
Que tu fasses ton testament.
La Mort avait raison: je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet;
Car de combien peut-on retarder le voyage?
Tu murmures, vieillard; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J’ai beau te le crier; mon zèle est indiscret:
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

FABLE II
LE SAVETIER ET LE FINANCIER

Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir:
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr; il faisait des passages,
Plus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encore.
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait,
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit: Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? Par an? Ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte; et je n’entasse guère
Un jour sur l’autre: il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année:
Chaque jour amène son pain.
Et bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée?
Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chommer; on nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre; et monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le Financier, riant de sa naïveté,
Lui dit: Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus: gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui; dans sa cave il enserre
L’argent et sa joie à la fois.
Plus de chant; il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’oeil au guet; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent: à la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus.
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

FABLE III
LE LION, LE LOUP, ET LE RENARD

Un Lion décrépit, goutteux, n’en pouvant plus,
Voulait que l’on trouvât remède à la vieillesse:
Alléguer l’impossible aux Rois, c’est un abus.
Celui-ci parmi chaque espèce
Manda des Médecins; il en est de tous arts:
Médecins au Lion viennent de toutes parts;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites,
Le Renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roi
Son camarade absent; le Prince tout à l’heure
Veut qu’on aille enfumer Renard dans sa demeure,
Qu’on le fasse venir. Il vient, est présenté;
Et, sachant que le Loup lui faisait cette affaire:
Je crains, Sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère,
Ne m’ait à mépris imputé
D’avoir différé cet hommage;
Mais j’étais en pèlerinage;
Et m’acquittais d’un voeu fait pour votre santé.
Même j’ai vu dans mon voyage
Gens experts et savants; leur ai dit la langueur
Dont Votre Majesté craint à bon droit la suite:
Vous ne manquez que de chaleur;
Le long âge en vous l’a détruite:
D’un Loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute chaude et toute fumante;
Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.
Messire Loup vous servira,
S’il vous plaît, de robe de chambre.
Le Roi goûte cet avis-là: On écorche, on taille, on démembre
Messire Loup. Le Monarque en soupa, Et de sa peau s’enveloppa;
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire:
Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour, d’une ou d’autre manière:
Vous êtes dans une carrière. Où l’on ne se pardonne rien.

FABLE IV
LE POUVOIR DES FABLES
À M. DE BARILLON

La qualité d’Ambassadeur
Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères?
S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront-ils point traités par vous de téméraires?
Vous avez bien d’autres affaires
A démêler que les débats
Du Lapin et de la Belette:
Lisez-les, ne les lisez pas;
Mais empêchez qu’on ne nous mette
Toute l’Europe sur les bras.
Que de mille endroits de la terre
Il nous vienne des ennemis,
J’y consens; mais que l’Angleterre
Veuille que nos deux Rois se lassent d’être amis,
J’ai peine à digérer la chose.
N’est-il point encore temps que Louis se repose?
Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las
De combattre cette hydre? et faut-il qu’elle oppose
Une nouvelle tête aux efforts de son bras?
Si votre esprit plein de souplesse,
Par éloquence, et par adresse,
Peut adoucir les coeurs, et détourner ce coup,
Je vous sacrifierai cent moutons; c’est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse.
Cependant faites-moi la grâce
De prendre en don ce peu d’encens.
Prenez en gré mes voeux ardents,
Et le récit en vers qu’ici je vous dédie.
Son sujet vous convient; je n’en dirai pas plus:
Sur les éloges que l’envie
Doit avouer qui vous sont dus,
Vous ne voulez pas qu’on appuie.
Dans Athène autrefois peuple vain et léger,
Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune; et d’un art tyrannique,
Voulant forcer les coeurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l’écoutait pas: l’Orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.
Le vent emporta tout; personne ne s’émut.
L’animal aux têtes frivoles,
Étant fait à ces traits, ne daignait l’écouter.
Tous regardaient ailleurs: il en vit s’arrêter
A des combats d’enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l’Anguille et l’Hirondelle.
Un fleuve les arrête; et l’Anguille en nageant,
Comme l’Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix: Et Cérès, que fit-elle?
Ce qu’elle fit? un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous.
Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet!
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait?
A ce reproche l’assemblée,
Par l’apologue réveillée,
Se donne entière à l’Orateur:
Un trait de fable en eut l’honneur.
Nous sommes tous d’Athène en ce point; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d’âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,
Le monde est vieux, dit-on, je le crois, cependant
Il le faut amuser encore comme un enfant.

FABLE V
L’HOMME ET LA PUCE

Par des voeux importuns nous fatiguons les dieux:
Souvent pour des sujets même indignes des hommes.
Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d’avoir incessamment les yeux,
Et que le plus petit de la race mortelle,
A chaque pas qu’il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer l’Olympe et tous ses citoyens,
Comme s’il s’agissait des Grecs et des Troyens.
Un Sot par une Puce eut l’épaule mordue.
Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
Hercule, ce dit-il, tu devais bien purger
La terre de cette Hydre au printemps revenue.
Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu n’en perdes la race afin de me venger?
Pour tuer une Puce il voulait obliger
Ces Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.

FABLE VI
LES FEMMES ET LE SECRET

Rien ne pèse tant qu’un secret;
Le porter loin est difficile aux Dames:
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un Mari s’écria
La nuit étant près d’elle: Ô Dieux! qu’est-ce cela?
Je n’en puis plus; on me déchire;
Quoi! j’accouche d’un oeuf! D’un oeuf? Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire:
On m’appellerait Poule. Enfin n’en parlez pas.
La Femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s’évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L’Épouse indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé:
Et de courir chez sa voisine.
Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé:
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon Mari vient de pondre un oeuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
Vous moquez-vous? dit l’autre. Ah, vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.
La Femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle:
Elle va la répandre en plus de dix endroits.
Au lieu d’un oeuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encore tout, car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait,
Précaution peu nécessaire, Car ce n’était plus un secret.
Comme le nombre d’oeufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant, Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d’un cent.

FABLE VII
LE CHIEN QUI PORTE À SON COU
LE DÎNÉ DE SON MAÎTRE

Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
Ni les mains à celle de l’or:
Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.
Certain Chien qui portait la pitance au logis
S’était fait un collier du dîné de son maître.
Il était tempérant plus qu’il n’eût voulu l’être,
Quand il voyait un mets exquis:
Mais enfin il l’était et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l’approche des biens.
Chose étrange on apprend la tempérance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes.
Ce Chien-ci donc étant de la sorte atourné,
Un Mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.
Il n’en eut pas toute la joie
Qu’il espérait d’abord: le Chien mit bas la proie,
Pour la défendre mieux n’en étant plus chargé.
Grand combat. D’autres Chiens arrivent;
Ils étaient de ceux-là qui vivent
Sur le public et craignent peu les coups.
Notre Chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part. Et lui sage, il leur dit:
Point de courroux, messieurs, mon lopin me suffit:
Faites votre profit du reste.
A ces mots, le premier il vous happe un morceau.
Et chacun de tirer, le Mâtin, la canaille
A qui mieux mieux; ils firent tous ripaille;
Chacun d’eux eut part au gâteau. Je crois voir en ceci l’image d’une ville,
Où l’on met les deniers à la merci des gens.
Échevins, prévôt des marchands, Tout fait sa main: le plus habile
Donne aux autres l’exemple. Et c’est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux par des raisons frivoles
Veut défendre l’argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu’il et un sot. Il n’a pas de peine à se rendre:
C’est bientôt le premier à prendre.


FABLE VIII
LE RIEUR ET LES POISSONS

On cherche les Rieurs; et moi je les évite.
Cet art veut sur tout autre un suprême mérite.
Dieu ne créa que pour les sots
Les méchants diseurs de bons mots.
J’en vais peut-être en une fable
Introduire un; peut-être aussi
Que quelqu’un trouvera que j’aurai réussi.
Un fileur était à la table
D’un Financier; et n’avait en son coin
Que de petits poissons; tous les gros étaient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l’oreille,
Et puis il feint à la pareille,
D’écouter leur réponse. On demeura surpris:
Cela suspendit les esprits.
Le fileur alors d’un ton sage
Dit qu’il craignait qu’un sien ami
Pour les grandes Indes parti,
N’eût depuis un an fait naufrage.
Il s’en informait donc à ce menu fretin:
Mais tous lui répondaient qu’ils n’étaient pas d’un âge
A savoir au vrai son destin;
Les gros en sauraient davantage.
N’en puis-je donc, messieurs, un gros interroger?
De dire si la compagnie
Prit goût à sa plaisanterie,
J’en doute; mais enfin, il les sut engager
A lui servir d’un monstre assez vieux pour lui dire
Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus
Qui n’en étaient pas revenus,
Et que depuis cent ans sous l’abîme avaient vus
Les anciens du vaste empire.


FABLE IX
LE RAT ET L’HUÎTRE

Un Rat hôte d’un champ, Rat de peu de cervelle,
Des Lares paternels un jour se trouva soû.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case,
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux!
Voilà les Apennins, et voici le Caucase.
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Téthys sur la rive
Avait laissé mainte Huître; et notre Rat d’abord
Crut voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire:
Il n’osait voyager, craintif au dernier point:
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire:
J’ai passé les déserts, mais nous n’y bûmes point.
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs;
N’étant pas de ces Rats qui les livres rongeants
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’Huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte, et bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût à la voir nompareil.
D’aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille:
Qu’aperçois-je? dit-il, c’est quelque victuaille;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus maître Rat plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs; car l’Huître tout d’un coup
Se referme, et voilà ce que fait l’ignorance.
Cette fable contient plus d’un enseignement.
Nous y voyons premièrement:
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont aux moindres objets frappés d’étonnement:
Et puis nous y pouvons apprendre, Que tel est pris qui croyait prendre.


FABLE X
L’OURS ET L’AMATEUR DES JARDINS

Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon vivait seul et caché:
Il fût devenu fou; la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés:
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Nul animal n’avait affaire
Dans les lieux que l’Ours habitait,
Si bien que tout Ours qu’il était
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il l’était de Pomone encore:
Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n’est dans mon livre;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L’Ours porté d’un même dessein
Venait de quitter sa montagne:
Tous deux par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur: mais comment esquiver; et que faire?
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.
L’Ours très mauvais complimenteur
Lui dit: Viens-t’en me voir. L’autre reprit: Seigneur,
Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait. Ce n’est peut-être pas
De nos seigneurs les Ours le manger ordinaire;
Mais j’offre ce que j’ai. L’Ours l’accepte; et d’aller.
Les voilà bons amis avant que d’arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble;
Et bien qu’on soit à ce qu’il semble
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots
L’homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D’être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l’Ours au désespoir; il eut beau la chasser.
Je t’attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur:
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami;
Mieux vaudrait un sage ennemi.


FABLE XI
LES DEUX AMIS

Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa:
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre:
Les amis de ce pays-là
Valent bien dit-on ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme;
Il court chez son intime, éveille les Valets:
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme;
Vient trouver l’autre, et dit: Il vous arrive peu
De courir quand on dort; vous me paraissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme:
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul? Une esclave assez belle
Était à mes cotés: voulez-vous qu’on l’appelle?
Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point:
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d’eux aimait le mieux? que t’en semble, lecteur?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.


FABLE XII
LE COCHON, LA CHÈVRE ET LE MOUTON

Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montés sur même char s’en allaient à la foire:
Leur divertissement ne les y portait pas;
On s’en allait les vendre, à ce que dit l’histoire:
Le Charton n’avait pas dessein
De les mener voir Tabarin.
Dom Pourceau criait en chemin
Comme s’il avait eu cent Bouchers à ses trousses.
C’était une clameur à rendre les gens sourds:
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s’étonnaient qu’il criât au secours;
Ils ne voyaient nul mal à craindre.
Le Charton dit au Porc: Qu’as-tu tant à te plaindre?
Tu nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coi?
Ces deux personnes-ci plus honnêtes que toi,
Devraient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce Mouton; a-t-il dit un seul mot?
Il est sage. Il est un sot,
Repartit le Cochon: s’il savait son affaire,
Il crierait comme moi, du haut de son gosier,
Et cette autre personne honnête
Crierait tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu’on les veut seulement décharger,
La Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine.
Je ne sais pas s’ils ont raison;
Mais quant à moi qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison.
Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage:
Mais que lui servait-il? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.


FABLE XIII
TIRCIS ET AMARANTE
POUR MLLE DE SILLERY

J’avais Esope quitté
Pour être tout à Boccace:
Mais une divinité
Veut revoir sur le Parnasse
Des fables de ma façon;
Or d’aller lui dire non,
Sans quelque valable excuse,
Ce n’est pas comme on en use
Avec des divinités,
Surtout quand ce sont de celles
Que la qualité de belles
Fait reines des volontés.
Car afin que l’on le sache,
C’est Sillery qui s’attache
A vouloir que de nouveau
Sire Loup, sire Corbeau
Chez moi se parlent en rime.
Qui dit Sillery dit tout;
Peu de gens en leur estime
Lui refusent le haut bout;
Comment le pourrait-on faire?
Pour venir à notre affaire,
Mes contes à son avis
Sont obscurs; les beaux esprits
N’entendent pas toute chose:
Faisons donc quelques récits
Qu’elle déchiffre sans glose.
Amenons des Bergers, et puis nous rimerons
Ce que disent entre eux les Loups et les Moutons.
Tircis disait un jour à la jeune Amarante:
Ah! si vous connaissiez comme moi certain mal
Qui nous plaît et qui nous enchante
Il n’est bien sous le ciel qui vous parût égal:
Souffrez qu’on vous le communique;
Croyez-moi; n’ayez point de peur;
Voudrais-je vous tromper, vous pour qui je me pique
Des plus doux sentiments que puisse avoir un coeur?
Amarante aussitôt réplique:
Comment l’appelez-vous, ce mal? quel est son nom?
L’amour. Ce mot est beau: dites-moi quelques marques
A quoi je le pourrai connaître: que sent-on?
Des peines près de qui le plaisir des Monarques
Est ennuyeux et fade: on s’oublie, on se plaît
Toute seule en une forêt.
Se mire-t-on près un rivage?
Ce n’est pas soi qu’on voit, on ne voit qu’une image
Qui sans cesse revient et qui suit en tous lieux:
Pour tout le reste on est sans yeux.
Il est un Berger du village
Dont l’abord, dont la voix, dont le nom fait rougir:
On soupire à son souvenir:
On ne sait pas pourquoi; cependant on soupire;
On a peur de le voir, encore qu’on le désire.
Amarante dit à l’instant:
Oh! oh! c’est là ce mal que vous me prêchez tant?
Il ne m’est pas nouveau: je pense le connaître.
Tircis à son but croyait être,
Quand la belle ajouta: Voilà tout justement
Ce que je sens pour Clidamant.
L’autre pensa mourir de dépit et de honte.
Il est force gens comme lui,
Qui prétendent n’agir que pour leur propre compte,
Et qui font le marché d’autrui.


FABLE XIV
LES OBSÈQUES DE LA LIONNE

La femme du Lion mourut:
Aussitôt chacun accourut
Pour s’acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le Prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n’ont point d’autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître;
On dirait qu’un esprit anime mille corps;
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire?
Cette mort le vengeait; la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,
Et soutint qu’il l’avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du Roi Lion:
Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit: Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes.
Le Cerf reprit alors: Sire, le temps de pleurs
Est passé; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d’ici m’est apparue;
Et je l’ai d’abord reconnue.
Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux Champs Élysiens j’ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J’y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,
Qu’on se mit à crier miracle, apothéose.
Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,
Es goberont l’appât, vous serez leur ami.


FABLE XV
LE RAT ET L’ÉLÉPHANT

Se croire un personnage est fort commun en France.
On y fait l’homme d’importance,
Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois:
C’est proprement le mal françois.
La sotte vanité nous est particulière.
Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière.
Leur orgueil me semble en un mot
Beaucoup plus fou, mais pas si sot.
Donnons quelque image du nôtre,
Qui sans doute en vaut bien un autre.
Un Rat des plus petits voyait un Éléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
De la bête de haut parage,
Qui marchait à gros équipage.
Sur l’animal à triple étage
Une Sultane de renom,
Son Chien, son Chat, et sa Guenon,
Son Perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S’en allait en pèlerinage.
Le Rat s’étonnait que les gens
Fussent touchés de voir cette pesante masse:
Comme si d’occuper ou plus ou moins de place
Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants.
Mais qu’admirez-vous tant en lui vous autres hommes?
Serait-ce ce grand corps, qui fait peur aux enfants?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
D’un grain moins que les Éléphants.
Il en aurait dit davantage;
Mais le Chat sortant de sa cage
Lui fit voir en moins d’un instant
Qu’un Rat n’est pas un Éléphant.


FABLE XVI
L’HOROSCOPE

On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.
Un Père eut pour toute lignée
Un Fils qu’il aima trop, jusques à consulter
Sur le sort de sa géniture
Les Diseurs de bonne aventure.
Un de ces gens lui dit, que des Lions surtout
Il éloignât l’enfant jusques à certain âge:
Jusqu’à vingt ans, point davantage.
Le Père pour venir a bout
D’une précaution sur qui roulait la vie
De celui qu’il aimait, défendit que jamais
On lui laissât passer le seuil de son palais.
Il pouvait sans sortir contenter son envie,
Avec ses compagnons tout le jour badiner,
Sauter, courir, se promener.
Quand il fut en l’âge où la chasse
Plaît le plus aux jeunes esprits,
Cet exercice avec mépris
Lui fut dépeint: mais, quoi qu’on fasse,
Propos, conseil, enseignement,
Rien ne change un tempérament.
Le jeune homme inquiet, ardent, plein de courage,
A peine se sentit des bouillons d’un tel âge,
Qu’il soupira pour ce plaisir.
Plus l’obstacle était grand, plus fort fut le désir.
Il savait le sujet des fatales défenses;
Et comme ce logis plein de magnificences
Abondait partout en tableaux,
Et que la laine et les pinceaux
Traçaient de tous côtés chasses et paysages,
En cet endroit des animaux,
En cet autre des personnages,
Le jeune homme s’émut, voyant peint un Lion.
Ah! monstre, cria-t-il, c’est toi qui me fais vivre
Dans l’ombre et dans les fers. A ces mots, il se livre
Aux transports violents de l’indignation,
Porte le poing sur l’innocente bête.
Sous la tapisserie un clou se rencontra.
Ce clou le blesse; il pénétra
Jusqu’aux ressorts de l’âme; et cette chère tête
Pour qui l’art d’Esculape en vain fit ce qu’il put,
Dut sa perte à ces soins qu’on prit pour son salut.
Même précaution nuisit au Poète Eschyle.
Quelque Devin le menaça, dit-on,
De la chute d’une maison.
Aussitôt il quitta la ville,
Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les cieux.
Un Aigle qui portait en l’air une Tortue
Passa par là, vit l’homme, et sur sa tête nue,
Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,
Étant de cheveux dépourvue,
Laissa tomber sa proie, afin de la casser:
Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.
De ces exemples il résulte
Que cet art, s’il est vrai, fait tomber dans les maux
Que craint celui qui le consulte;
Mais je l’en justifie, et maintiens qu’il est faux.
Je ne crois point que la nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encore,
Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort.
Il dépend d’une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps;
Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Ce Berger et ce Roi sont sous même planète;
L’un d’eux porte le sceptre et l’autre la houlette:
Jupiter le voulait ainsi.
Qu’est-ce que Jupiter?
un corps sans connaissance.
D’où vient donc que son influence
Agit différemment sur ces deux hommes-ci?
Puis comment pénétrer jusques à notre monde?
Comment percer des airs la campagne profonde?
Percer Mars, le soleil, et des vuides sans fin?
Un atome la peut détourner en chemin:
Où l’iront retrouver les faiseurs d’horoscope?
L’état où nous voyons l’Europe
Mérite que du moins quelqu’un d’eux l’ait prévu;
Que ne l’a-t-il donc dit? Mais nul d’eux ne l’a su.
L’immense éloignement, le point, et sa vitesse,
Celle aussi de nos passions,
Permettent-ils à leur faiblesse
De suivre pas à pas toutes nos actions?
Notre sort en dépend: sa course entre-suivie,
Ne va, non plus que nous,jamais d’un même pas;
Et ces gens veulent au compas,
Tracer le cours de notre vie!
Il ne se faut point arrêter
Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chéri ni le bonhomme Eschyle,
N’y font rien. Tout aveugle et menteur qu’est cet art,
Il peut frapper au but une fois entre mille;
Ce sont des effets du hasard.


FABLE XVII
L’ÂNE ET LE CHIEN

Il se faut entraider, c’est la loi de nature:
L’Âne un jour pourtant s’en moqua:
Et ne sais comme il y manqua;
Car il est bonne créature.
Il allait par pays accompagné du Chien,
Gravement, sans songer à rien,
Tous deux suivis d’un commun maître.
Ce maître s’endormit; l’Âne se mit à paître:
Il était alors dans un pré,
Dont l’herbe était fort à son gré.
Point de chardons pourtant; il s’en passa pour l’heure:
Il ne faut pas toujours être si délicat;
Et faute de servir ce plat
Rarement un festin demeure.
Notre Baudet s’en sut enfin
Passer pour cette fois. Le Chien mourant de faim
Lui dit: Cher compagnon, baisse-toi, je te prie;
Je prendrai mon dîné dans le panier au pain.
Point de réponse, mot; le Roussin d’Arcadie
Craignit qu’en perdant un moment,
Il ne perdit un coup de dent.
Il fit longtemps la sourde oreille:
Enfin il répondit: Ami, je te conseille
D’attendre que ton maître ait fini son sommeil;
Car il te donnera sans faute à son réveil,
Ta portion accoutumée.
Il ne saurait tarder beaucoup.
Sur ces entrefaites un Loup
Sort du bois, et s’en vient; autre bête affamée.
L’Âne appelle aussitôt le Chien à son secours.
Le Chien ne bouge, et dit: Ami, je te conseille
De fuir en attendant que ton maître s’éveille;
Il ne saurait tarder; détale vite, et cours.
Que si ce Loup t’atteint, casse-lui la mâchoire.
On t’a ferré de neuf; et si tu me veux croire,
Tu l’étendras tout plat. Pendant ce beau discours,
Seigneur Loup étrangla le Baudet sans remède.
Je conclus qu’il faut qu’on s’entraide.


FABLE XVIII
LE BASSA ET LE MARCHAND

Un Marchand grec en certaine contrée
Faisait trafic. Un Bassa l’appuyait;
De quoi le Grec en Bassa le payait,
Non en Marchand: tant c’est chère denrée
Qu’un protecteur. Celui-ci coûtait tant,
Que notre Grec s’allait partout plaignant.
Trois autres Turcs d’un rang moindre en puissance
Lui vont offrir leur support en commun.
Eux trois voulaient moins de reconnaissance
Qu’à ce Marchand il n’en coûtait pour un.
Le Grec écoute: avec eux il s’engage;
Et le Bassa du tout est averti:
Même on lui dit qu’il jouera, s’il est sage,
A ces gens-là quelque méchant parti,
Les prévenant, les chargeant d’un message
Pour Mahomet, droit en son paradis,
Et sans tarder. Sinon ces gens unis
Le préviendront, bien certains qu’à la ronde
Il a des gens tout prêts pour le venger.
Quelque poison l’envoira protéger
Les trafiquants qui sont en l’autre monde.
Sur cet avis le Turc se comporta
Comme Alexandre; et plein de confiance
Chez le Marchand tout droit il s’en alla;
Se mit à table: on vit tant d’assurance
En ses discours et dans tout son maintien,
Qu’on ne crut point qu’il se doutât de rien.
Ami, dit-il, je sais que tu me quittes;
Même l’on veut que j’en craigne les suites;
Mais je te crois un trop homme de bien:
Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage.
Je n’en dis pas là-dessus davantage.
Quant à ces gens qui pensent t’appuyer,
Écoute-moi. Sans tant de dialogue,
Et de raisons qui pourraient t’ennuyer,
Je ne te veux conter qu’un apologue.
Il était un Berger, son Chien, et son troupeau.
Quelqu’un lui demanda ce qu’il prétendait faire
D’un Dogue de qui l’ordinaire
Était un pain entier. Il fallait bien et beau
Donner cet animal au Seigneur du village.
Lui Berger pour plus de ménage
Aurait deux ou trois Mâtineaux,
Qui lui dépensant moins veilleraient aux troupeaux
Bien mieux que cette bête seule.
Il mangeait plus que trois: mais on ne disait pas
Qu’il avait aussi triple gueule
Quand les Loups livraient des combats.
Le Berger s’en défait: il prend trois Chiens de taille
A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s’en sentit, et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille.
Si tu fais bien, tu reviendras à moi.
Le Grec le crut. Ceci montre aux Provinces
Que, tout compté, mieux vaut en bonne foi
S’abandonner à quelque puissant roi,
Que s’appuyer de plusieurs petits princes.

FABLE XIX
L’AVANTAGE DE LA SCIENCE

Entre deux Bourgeois d’une ville
S’émut jadis un différend.
L’un était pauvre, mais habile,
L’autre riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l’avantage,
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l’honorer.
C’était tout homme sot; car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite?
La raison m’en semble petite.
Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable;
Mais, dites-moi, tenez-vous table?
Que sert à vos pareils de lire incessamment?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout Laquais leur ombre seulement.
La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien:
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait: notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
A messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés.
Ces mots remplis d’impertinence
Eurent le sort qu’ils méritaient.
L’homme lettré se tut, il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu’une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient.
L’un et l’autre quitta sa ville:
L’ignorant resta sans asile; Il reçut partout des mépris:
L’autre reçut partout quelque faveur nouvelle.
Cela décida leur querelle. Laissez dire les sots; le savoir a son prix.

FABLE XX
JUPITER ET LES TONNERRES

Jupiter voyant nos fautes,
Dit un jour du haut des airs:
Remplissons de nouveaux hôtes
Les cantons de l’univers
Habités par cette race
Qui m’importune et me lasse.
Va-t’en, Mercure, aux Enfers:
Amène-moi la Furie
La plus cruelle des trois.
Race que j’ai trop chérie,
Tu périras cette fois.
Jupiter ne tarda guère
A modérer son transport.
Ô vous, Rois, qu’il voulut faire
Arbitres de notre sort,
Laissez entre la colère
Et l’orage qui la suit
L’intervalle d’une nuit.
Le Dieu dont l’aile est légère,
Et la langue a des douceurs,
Alla voir les noires Soeurs.
A Tisiphone et Mégère
Il préféra, ce dit-on,
L’impitoyable Alecton.
Ce choix la rendit si fière,
Qu’elle jura par Pluton
Que toute l’engeance humaine
Serait bientôt du domaine
Des Déités de là-bas.
Jupiter n’approuva pas
Le serment de l’Euménide.
Il la renvoie, et pourtant
Il lance un foudre à l’instant
Sur certain peuple perfide.
Le tonnerre, ayant pour guide
Le père même de ceux
Qu’il menaçait de ses feux,
Se contenta de leur crainte;
Il n’embrasa que l’enceinte
D’un désert inhabité.
Tout père frappe à côté.
Qu’arriva-t-il? Notre engeance
Prit pied sur cette indulgence.
Tout l’Olympe s’en plaignit:
Et l’assembleur de nuages
Jura le Styx, et promit
De former d’autres orages;
Ils seraient sûrs. On sourit:
On lui dit qu’il était père,
Et qu’il laissât pour le mieux
A quelqu’un des autres Dieux
D’autres tonnerres à faire.
Vulcan entreprit l’affaire.
Ce Dieu remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.
L’un jamais ne se fourvoie,
Et c’est celui que toujours
L’Olympe en corps nous envoie.
L’autre s’écarte en son cours;
Ce n’est qu’aux monts qu’il en coûte:
Bien souvent même il se perd,
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter.

FABLE XXI
LE FAUCON ET LE CHAPON

Une traîtresse voix bien souvent vous appelle;
Ne vous pressez donc nullement:
Ce n’était pas un sot, non, non, et croyez-m’en,
Que le Chien de Jean de Nivelle.
Un citoyen du Mans, Chapon de son métier,
Était sommé de comparaître
Par-devant les Lares du maître,
Au pied d’un tribunal que nous nommons foyer.
Tous les gens lui criaient pour déguiser la chose,
Petit, petit, petit: mais, loin de s’y fier,
Le Normand et demi laissait les gens, crier:
Serviteur, disait-il, votre appât est grossier;
On ne m’y tient pas; et pour cause.
Cependant un Faucon sur sa perche voyait
Notre Manceau qui s’enfuyait.
Les Chapons ont en nous fort peu de confiance,
Soit instinct, soit expérience.
Celui-ci qui ne fut qu’avec peine attrapé,
Devait le lendemain être d’un grand soupé,
Fort à l’aise, en un plat, honneur dont la Volaille
Se serait passée aisément.
L’Oiseau chasseur lui dit: Ton peu d’entendement
Me rend tout étonné. Vous n’êtes que racaille,
Gens grossiers, sans esprit, à qui l’on n’apprend rien.
Pour moi, je sais chasser, et revenir au maître.
Le vois-tu pas à la fenêtre?
Il t’attend: es-tu sourd? Je n’entends que trop bien,
Repartit le Chapon; mais que me veut-il dire,
Et ce beau Cuisinier armé d’un grand couteau?
Reviendrais-tu pour cet appeau:
Laisse-moi fuir, cesse de rire
De l’indocilité qui me fait envoler,
Lorsque d’un ton si doux on s’en vient m’appeler.
Si tu voyais mettre à la broche. Tous les jours autant de Faucons
Que j’y vois mettre de Chapons,
Tu ne me ferais pas un semblable reproche.

FABLE XXII
LE CHAT ET LE RAT

Quatre animaux divers, le Chat Grippe-fromage,
Triste-oiseau le Hibou, Ronge-maille le Rat,
Dame Belette au long corsage,
Toutes gens d’esprit scélérat,
Hantaient le tronc pourri d’un pin vieux et sauvage.
Tant y furent qu’un soir à l’entour de ce pin
L’homme tendit ses rets. Le Chat de grand matin
Sort pour aller chercher sa proie.
Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voie
Le filet; il y tombe, en danger de mourir;
Et mon Chat de crier, et le Rat d’accourir,
L’un plein de désespoir, et l’autre plein de joie.
Il voyait dans les lacs son mortel ennemi.
Le Pauvre Chat dit: Cher ami,
Les marques de ta bienveillance
Sont communes en mon endroit.
Viens m’aider à sortir du piège où l’ignorance
M’a fait tomber. C’est à bon droit
Que seul entre les tiens par amour singulière
Je t’ai toujours choyé, t’aimant comme mes yeux.
Je n’en ai point regret, et j’en rends grâce aux Dieux.
J’allais leur faire ma prière;
Comme tout dévot Chat en use les matins.
Ce réseau me retient; ma vie est en tes mains:
Viens dissoudre ces noeuds. Et quelle récompense
En aurai-je? reprit le Rat.
Je jure éternelle alliance
Avec toi, repartit le Chat.
Dispose de ma griffe, et sois en assurance:
Envers et contre tous je te protégerai,
Et la Belette magerai
Avec l’époux de la Chouette.
Ils t’en veulent tous deux. Le Rat dit: Idiot!
Puis il s’en va vers sa retraite.
La Belette était près du trou.
Le Rat grimpe plus haut; il y voit le Hibou;
Dangers de toutes parts; le plus pressant l’emporte.
Ronge-maille retourne au Chat, et fait en sorte
Qu’il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu’il dégage enfin l’hypocrite.
L’homme paraît en cet instant.
Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre Chat vit de loin
Son Rat qui se tenait alerte et sur ses gardes.
Ah! mon frère, dit-il, viens m’embrasser; ton soin
Me fait injure. Tu regardes
Comme ennemi ton allié.
Penses-tu que j’aie oublié
Qu’après Dieu je te dois la vie?
Et moi, reprit le Rat, penses-tu que j’oublie
Ton naturel? Aucun traité
Peut-il forcer un chat à la reconnaissance?
S’assure-t-on sur l’alliance
Qu’a faite la nécessité.

FABLE XXIII
LE TORRENT ET LA RIVIÈRE

Avec grand bruit et grand fracas
Un Torrent tombait des montagnes:
Tout fuyait devant lui; l’horreur suivait ses pas,
Il faisait trembler les campagnes.
Nul voyageur n’osait passer
Une barrière si puissante:
Un seul vit des voleurs, et se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce n’était que menace, et bruit, sans profondeur;
Notre homme enfin n’eut que la peur.
Ce succès lui donnant courage,
Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage
Une Rivière dont le cours
Image d’un sommeil doux, paisible et tranquille
Lui fit croire d’abord ce trajet fort facile.
Point de bords escarpés, un sable pur et net.
Il entre, et son cheval le met
A couvert des voleurs, mais non de l’onde noire:
Tous deux au Styx allèrent boire;
Tous deux, à nager malheureux,
Allèrent traverser, au séjour ténébreux,
Bien d’autres fleuves que les nôtres.
Les gens sans bruit sont dangereux;
Il n’en est pas ainsi des autres.

FABLE XXIV
L’ÉDUCATION

Laridon et César, frères dont l’origine
Venait de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
A deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient l’un les forêts, et l’autre la cuisine.
Ils avaient eu d’abord chacun un autre nom;
Mais la diverse nourriture
Fortifiant en l’un cette heureuse nature,
En l’autre l’altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon:
Son frère, ayant couru mainte haute aventure,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d’empêcher qu’une indigne maîtresse
Ne fit en ses enfants dégénérer son sang:
Laridon négligé témoignait sa tendresse
A l’objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance:
Tournebroches par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,
Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père:
Le peu de soin, le temps, tout fait qu’on dégénère:
Faute de cultiver la nature et ses dons;
Ô combien de Césars deviendront Laridons!

FABLE XXV
LES DEUX CHIENS ET L’ÂNE MORT

Les vertus devraient être soeurs,
Ainsi que les vices sont frères:
Dès que l’un de ceux-ci s’empare de nos coeurs,
Tous viennent à la file, il ne s’en manque guères:
J’entends de ceux qui n’étant pas contraires
Peuvent loger sous même toit.
A l’égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées
Se tenir par la main sans être dispersées.
L’un est vaillant, mais prompt; l’autre est prudent, mais froid.
Parmi les animaux le Chien se pique d’être
Soigneux et fidèle à son maître;
Mais il est sot, il est gourmand:
Témoin ces deux Mâtins qui dans l’éloignement
Virent un Ane mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l’éloignait de nos Chiens.
Ami, dit l’un, tes yeux sont meilleurs que les miens.
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes.
J’y crois voir quelque chose. Est-ce un Boeuf, un Cheval?
Hé qu’importe quel animal?
Dit l’un de ces Mâtins; voilà toujours curée.
Le point est de l’avoir; car le trajet est grand;
Et de plus il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau, notre gorge altérée
En viendra bien à bout: ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine.
Voilà mes Chiens à boire; ils perdirent l’haleine,
Et puis la vie; ils firent tant
Qu’on les vit crever à l’instant.
L’homme est ainsi bâti. Quand un sujet l’enflamme
L’impossibilité disparaît à son âme.
Combien fait-il de voeux, combien perd-il de pas?
S’outrant pour acquérir des biens ou de la gloire?
Si j’arrondissais mes États
Si je pouvais remplir mes coffres de ducats
Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire
Tout cela, c’est la mer à boire;
Mais rien à l’homme ne suffit:
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit
Il faudrait quatre corps; encore loin d’y suffire
A mi-chemin je crois que tous demeureraient:
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.

FABLE XXVI
DÉMOCRITE ET LES ABDÉRITAINS

Que j’ai toujours haï les penseurs du vulgaire!
Qu’il me semble profane, injuste, et téméraire;
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui!
Le maître d’Epicure en fit l’apprentissage.
Son pays le crut fou: Petits esprits! mais quoi?
Aucun n’est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.
L’erreur alla si loin qu’Abdère députa
Vers Hippocrate, et l’invita,
Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l’esprit: la lecture a gâté Démocrite.
Nous l’estimerions plus s’il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite:
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis.
Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfants d’un cerveau creux, invisibles fantômes;
Et mesurant les cieux sans bouger d’ici-bas,
Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
Un temps fut qu’il savait accorder les débats;
Maintenant il parle à lui-même.
Venez, divin mortel; sa folie est extrême.
Hippocrate n’eut pas trop de foi pour ces gens:
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause; Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens
Cherchait dans l’homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d’un ruisseau,
Les labyrinthes d’un cerveau
L’occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s’avancer,
Attaché selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu’on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l’homme et sur l’esprit,
Ils tombèrent sur la morale.
Il n’est pas besoin que j’étale
Tout ce que l’un et l’autre dit.
Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j’ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu?

FABLE XXVII
LE LOUP ET LE CHASSEUR

Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons?
L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t il jamais: C’est assez, jouissons?
Hâte-toi, mon ami; tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre.
Jouis. Je le ferai. Mais quand donc? Dès demain.
Eh mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis dès aujourd’hui: redoute un sort semblable
A celui du Chasseur et du Loup de ma fable.
Le premier, de son arc, avait mis bas un Daim.
Un Faon de Biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt; tous deux gisent sur l’herbe.
La proie était honnête; un Daim avec un Faon,
Tout modeste Chasseur en eût été content:
Cependant un Sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente encore notre Archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx: la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient; la Déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s’abattit.
C’était assez de biens; mais quoi, rien ne remplit
Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le Porc revient à soi, l’Archer
Voit le long d’un sillon une Perdrix marcher,
Surcroît chétif aux autres têtes.
De son arc toutefois il bande les ressorts.
Le Sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps;
Et la perdrix le remercie.
Cette part du récit s’adresse au convoiteux:
L’avare aura pour lui le reste de l’exemple.
Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux.
Ô Fortune, dit-il, je te promets un temple.
Quatre corps étendus! que de biens! mais pourtant
Il faut les ménager, ces rencontres sont rares.
(Ainsi s’excusent les avares.)
J’en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant.
Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines,
Si je sais compter, toutes pleines.
Commençons dans deux jours; et mangeons cependant
La corde de cet arc; il faut que l’on l’ait faite
De vrai boyau; l’odeur me le témoigne assez.
En disant ces mots, il se jette
Sur l’arc qui se détend, et fait de la sagette
Un nouveau mort: mon Loup a les boyaux percés.
Je reviens à mon texte. Il faut que l’on jouisse;
Témoin ces deux gloutons punis d’un sort commun;
La convoitise perdit l’un;
L’autre périt par l’avarice.

=>Retour au dossier sur les Fables de Jean de La Fontaine