Jean de La Fontaine – Les fables, livre 7 (1688 – 1694)

AVERTISSEMENT

Voici un second recueil de fables que je présente au public; j’ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que j’ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets, que pour remplir de plus de variété mon ouvrage. Les traits familiers que j’ai semés avec assez d’abondance dans ]es deux autres parties convenaient bien mieux aux inventions d’Esope, qu’à ces dernières, où j’en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répétitions: car le nombre de ces traits n’est pas infini.

Il a donc fallu que j’aie cherché d’autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d’ailleurs me semblaient le demander de la sorte.

Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même; ainsi je ne tiens pas qu’il soit nécessaire d’en étaler ici les raisons: non plus que de dire où j’ai puisé ces derniers sujets.
Seulement je dirai par reconnaissance que j’en dois la plus grande partie à Pilpay sage indien.

Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Esope; si ce n’est Esope lui-même sous le nom du sage Locman.

Quelques autres m’ont fourni des sujets assez heureux. Enfin j’ai tâché de mettre en ces deux dernières parties toute la diversité dont j’étais capable. Il s’est glissé quelques fautes dans l’impression; j’en ai fait faire un errata; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable.

Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu’elles sont marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties, que pour les dernières.


À MME DE MONTESPAN

L’apologue est un don qui vient des immortels;
Ou si c’est un présent des hommes,
Quiconque nous l’a fait mérite des autels.
Nous devons tous tant que nous sommes
Ériger en divinité
Le Sage par qui fut ce bel art inventé.
C’est proprement un charrue: il rend l’âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les coeurs et les esprits.
Ô vous qui l’imitez, Olympe, si ma Muse
A quelquefois pris place à la table des Dieux,
Sur ses dons aujourd’hui daignez porter les yeux,
Favorisez les jeux où mon esprit s’amuse.
Le temps qui détruit tout, respectant votre appui
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage:
Tout auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit s’acquérir votre suffrage.
C’est de vous que mes vers attendent tout leur prix:
II n’est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connaissiez jusques aux moindres traces;
Eh qui connaît que vous les beautés et les grâces?
Paroles et regards, tout est chante dans vous.
Ma Muse en un sujet si doux. Voudrait s’étendre davantage;
Mais il faut réserver à d’autres cet emploi,
Et d’un plus grand maître que moi
Votre louange est le partage.
Olympe, c’est assez qu’à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d’abri:
Protégez désormais le livre favori
Par qui j’ose espérer une seconde vie:
Sous vos seuls auspices, ces vers
Seront jugés malgré l’envie. Dignes des yeux de l’univers.
Je ne mérite pas une faveur si grande;
La fable en son nom la demande:
Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous;
S’il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je croirai lui devoir un temple pour salaire;
Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous.

FABLE I
LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés:
On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie;
Nul mets n’excitait leur envie;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient;
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit: Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements:
Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons;
Que m’avaient-ils fait? Nulle offense:
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Ane vint à son tour et dit: J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le Baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit Animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait: on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.

FABLE II
LE MAL MARIÉ

Que le bon soit toujours camarade du beau,
Dès demain je chercherai femme;
Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau,
Et que peu de beaux corps hôtes d’une belle âme
Assemblent l’un et l’autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J’ai vu beaucoup d’Hymens, aucuns d’eux ne me tentent:
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hasards;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
J’en vais alléguer un qui, s’étant repenti,
Ne put trouver d’autre parti,
Que de renvoyer son Épouse
Querelleuse, avare, et jalouse.
Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut:
On se levait trop tard, on se couchait trop tôt,
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose;
Les Valets enrageaient, l’Époux était à bout;
Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
Monsieur court, Monsieur se repose.
Elle en dit tant, que Monsieur, à la fin,
Lassé d’entendre un tel lutin,
Vous la renvoie à la campagne
Chez ses parents. La voilà donc compagne
De certaines Philis qui gardent les dindons
Avec les gardeurs de cochons.
Au bout de quelque temps qu’on la crut adoucie,
Le Mari la reprend: Eh bien! qu’avez-vous fait?
Comment passiez-vous votre vie?
L’innocence des champs est-elle votre fait?
Assez, dit-elle; mais ma peine
Était de voir les gens plus paresseux qu’ici;
Ils n’ont des troupeaux nul souci.
Je leur savais bien dire, et m’attirais la haine
De tous ces gens si peu soigneux.
Hé, madame, reprit son époux tout à l’heure,
Si votre esprit est si hargneux
Que le monde qui ne demeure
Qu’un moment avec vous, et ne revient qu’au soir,
Est déjà lassé de vous voir,
Que feront des Valets qui toute la journée
Vous verront contre eux déchaînée?
Et que pourra faire un Époux
Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous?
Retournez au village: adieu. Si de ma vie
Je vous rappelle, et qu’il m’en prenne envie,
Puissé-je chez les morts avoir pour mes péchés
Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés.

FABLE III
LE RAT QUI S’EST RETIRÉ DU MONDE

Les Levantins en leur légende
Disent qu’un certain Rat las des soins d’ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
La solitude était profonde,
S’étendant partout à la ronde.
Notre effrite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu’en peu de jours il eut au fond de l’ermitage
Le vivre et le couvert: que faut-il davantage?
Il devint gros et gras; Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font voeu d’être siens.
Un jour au dévot personnage
Des députés du peuple Rat
S’en vinrent demander quelque aumône légère:
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratopolis était bloquée:
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l’état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d’ici-bas ne me regardent plus:
En quoi peut un pauvre Reclus
Vous assister? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu’il vous aide en ceci?
J’espère qu’il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte,
Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable?
Un Moine? Non, mais un Dervis:
Je suppose qu’un Moine est toujours charitable.

FABLE IV
LE HÉRON
LA FILLE

Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit:
Tous approchaient du bord, l’Oiseau n’avait qu’à prendre;
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint; l’Oiseau
S’approchant du bord vit sur l’eau
Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s’attendait à mieux.
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le Rat du bon Horace.
Moi des Tanches? dit-il, moi Héron que je fasse
Une si pauvre chère? Et pour qui me prend-on?
La Tanche rebutée, il trouva du Goujon.
Du Goujon! c’est bien là le dîné d’un Héron!
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise!
Il l’ouvrit pour bien moins: tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun Poisson.
La faim le prit; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un Limaçon.
Ne soyons pas si difficiles:
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles:
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris; ce n’est pas aux Hérons
Que je parle; écoutez, humains, un autre conte;
Vous venez que chez vous j’ai puisé ces leçons.
Certaine Fille un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux; notez ces deux points-ci.
Cette Fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout; mais qui peut tout avoir?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir:
Il vint des partis d’importance.
La Belle les trouva trop chétifs de moitié.
Quoi moi? quoi ces gens-là? l’on radote, je pense.
A moi les proposer! hélas ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce!
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là;
C’était ceci, c’était cela,
C’était tout; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vraiment, je suis bonne
De leur ouvrir la porte: ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La Belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir; adieu tous les amants.
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin vient ensuite: elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l’Amour;
Puis ses traits choquer et déplaire;
Puis cent sortes de fards.
Ses soins ne purent faire. Qu’elle échappât au temps, cet insigne larron:
Les ruines d’une maison. Se peuvent réparer; que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage! Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait: Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disait aussi;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

FABLE V
LES SOUHAITS

Il est au Mogol des Follets
Qui font office de Valets,
Tiennent la maison propre, ont soin de l’équipage,
Et quelquefois du jardinage.
Si vous touchez à leur ouvrage,
Vous gâtez tout. Un d’eux près du Gange autrefois
Cultivait le jardin d’un assez bon Bourgeois.
Il travaillait sans bruit, avait beaucoup d’adresse,
Aimait le maître et la maîtresse,
Et le jardin surtout. Dieu sait si les Zéphyrs
Peuple ami du Démon l’assistaient dans sa tâche
Le Follet de sa part travaillant sans relâche
Comblait ses hôtes de plaisirs.
Pour plus de marques de son zèle
Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant la légèreté
A ses pareils si naturelle;
Mais ses confrères les Esprits
Firent tant que le chef de cette république,
Par caprice ou par politique,
Le changea bientôt de logis.
Ordre lui vient d’aller au fond de la Norvège
Prendre le soin d’une maison
En tout temps couverte de neige;
Et d’Indou qu’il était on vous le fait Lapon.
Avant que de partir l’Esprit dit à ses hôtes:
On m’oblige de vous quitter:
Je ne sais pas pour quelles fautes;
Mais enfin il le faut, je ne puis arrêter
Qu’un temps fort court, un mois, peut-être une semaine.
Employez-la; formez trois souhaits, car je puis
Rendre trois souhaits accomplis;
Trois sans plus. Souhaiter, ce n’est pas une peine
Étrange et nouvelle aux humains.
Ceux-ci pour premier voeu demandent l’abondance;
Et l’abondance à pleines mains
Verse en leurs coffres la finance,
En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins;
Tout en crève. Comment ranger cette chevance?
Quels registres, quels soins, quel temps il leur fallut!
Tous deux sont empêchés si jamais on le fut.
Les voleurs contre eux complotèrent;
Les grands Seigneurs leur empruntèrent;
Le Prince les taxa. Voilà les pauvres gens
Malheureux par trop de fortune.
Ôtez-nous de ces biens l’affluence importune,
Dirent-ils l’un et l’autre; heureux ]es indigents!
La pauvreté vaut mieux qu’une telle richesse.
Retirez-vous, trésors, fuyez; et toi, Déesse,
Mère du bon esprit, compagne du repos,
Ô médiocrité, reviens vite. A ces mots,
La médiocrité revient; on lui fait place;
Avec elle ils rentrent en grâce,
Au bout de deux souhaits étant aussi chanceux
Qu’ils étaient, et que sont tous ceux
Qui souhaitent toujours, et perdent en chimères
Le temps qu’ils feraient mieux de mettre à leurs affaires.
Le Follet en rit avec eux.
Pour profiter de sa largesse,
Quand il voulut partir, et qu’il fut sur le point,
Ils demandèrent la sagesse;
C’est un trésor qui n’embarrasse point.

FABLE VI
LA COUR DU LION

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l’avait fait maître.
Il manda donc par Députés
Ses Vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L’écrit portait
Qu’un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l’ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre! un vrai charnier, dont l’odeur se porta
D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine:
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité;
Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur:
Il n’était ambre, il n’était fleur
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.
Le Renard étant proche: Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L’autre aussitôt de s’excuser,
Alléguant un grand rhume: il ne pouvait que dire
Sans odorat; bref il s’en tire.
Ceci vous sert d’enseignement:
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

FABLE VII
LES VAUTOURS ET LES PIGEONS

Mars autrefois mit tout l’air en émûte.
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les Oiseaux; non ceux que le Printemps
Mène à sa cour, et qui sous la feuillée
Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée;
Ni ceux encore que la Mère d’Amour
Met à son char: mais le peuple Vautour
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang; je n’exagère point.
Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d’haleine.
Maint chef périt, maint héros expira;
Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C’était plaisir d’observer leurs efforts;
C’était pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s’employa: les deux troupes éprises
D’ardent courroux n’épargnaient nuls moyens
De peupler l’air que respirent les ombres:
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu’ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au coeur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle.
Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils firent trêve, et la paix s’ensuivit:
Hélas! ce fut aux dépens de la race
A qui la leur aurait dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les Pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D’accommoder un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là: semez entre eux la guerre,
Ou vous n’aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant; je me tais.

FABLE VIII
LE COCHE ET LA MOUCHE

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts Chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, Vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des Chevaux s’approche;
Prétend les animer par son bourdonnement;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine,
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire;
Va, vient, fait l’empressée; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin;
Qu’aucun n’aide aux Chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disait son bréviaire;
Il prenait bien son temps! une femme chantait;
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait!
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt:
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires:
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.

FABLE IX
LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT

Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et courte vêtue elle allait à grands pas;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’oeufs, faisait triple couvée;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison:
Le Renard sera bien habile,
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable;
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon;
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée;
La Dame de ces biens, quittant d’un oeil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait;
On l’appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne?
Qui ne fait châteaux en Espagne?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux:
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes:
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi;
On m’élit Roi, mon peuple m’aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant:
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même
Je suis gros Jean comme devant.

FABLE X
LE CURÉ ET LE MORT

Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte;
Un Curé s’en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Notre défunt était en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté,
Et vêtu d’une robe, hélas! qu’on nomme bière,
Robe d’hiver, robe d’été,
Que les morts ne dépouillent guère.
Le Pasteur était à côté,
Et récitait à l’ordinaire
Maintes dévotes oraisons,
Et des psaumes et des leçons,
Et des versets et des répons:
Monsieur le Mort, laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons;
Il ne s’agit que du salaire.
Messire Jean chouart couvait des yeux son mort,
Comme si l’on eût dû lui ravir ce trésor,
Et des regards semblait lui dire:
Monsieur le Mort, j’aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire,
Et tant en autres menus coûts.
Il fondait là-dessus l’achat d’une feuillette
Du meilleur vin des environs;
Certaine nièce assez propette
Et sa chambrière Pâquette
Devaient avoir des cotillons.
Sur cette agréable pensée
Un heurt survient, adieu le char.
Voilà Messire Jean Chouart
Qui du choc de son mort a la tête cassée:
Le Paroissien en plomb entraîne son Pasteur;
Notre Curé suit son Seigneur;
Tous deux s’en vont de compagnie.
Proprement toute notre vie
le curé Chouart, qui sur son mort comptait,
Et la fable du Pot au lait.

FABLE XI
L’HOMME QUI COURT APRÈS LA FORTUNE
ET L’HOMME QUI L’ATTEND DANS SON LIT

Qui ne court après la Fortune?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du sort de Royaume en Royaume,
Fidèles courtisans d’un volage fantôme.
Quand ils sont près du bon moment,
L’inconstante aussitôt à leurs désirs échappe:
Pauvres gens, je les plains, car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et le voilà devenu Pape:
Ne le valons-nous pas? Vous valez cent fois mieux;
Mais que vous sert votre mérite?
La Fortune a-t-elle des yeux?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quitte,
Le repos, le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera; son sexe en use ainsi.
Certain couple d’Amis en un bourg établi,
Possédait quelque bien: l’un soupirait sans cesse
Pour la Fortune; il dit à l’autre un jour:
Si nous quittions notre séjour?
Vous savez que nul n’est prophète
En son pays: cherchons notre aventure ailleurs.
Cherchez, dit l’autre Ami, pour moi je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous; suivez votre humeur inquiète;
Vous reviendrez bientôt. Je fais voeu cependant
De dormir en vous attendant.
L’ambitieux, ou si l’on veut, l’avare,
S’en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre; et ce lieu, c’est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l’on sait être les meilleures;
Bref, se trouvant à tout, et n’arrivant à rien.
Qu’est ceci? ce dit-il; cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures.
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez celui-là; d’où vient qu’aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse?
On me l’avait bien dit, que des gens de ce lieu
L’on n’aime pas toujours l’humeur ambitieuse.
Adieu, messieurs de cour; messieurs de cour, adieu:
Suivez jusques au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate;
Allons là. Ce fut un de dire et s’embarquer.
Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l’abîme défier.
Celui-ci pendant son voyage
Tourna les yeux vers son village
Plus d’une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la mort. Avec beaucoup de peines,
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L’homme arrive au Mogol; on lui dit qu’au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il y court: les mers étaient lasses
De le porter; et tout le fruit
Qu’il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages:
Demeure en ton pays, par la nature instruit.
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l’avait été;
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu’il avait à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit: Heureux qui vit chez soi;
De régler ses désirs faisant tout son emploi.
Il ne sait que par ouïr-dire
Ce que c’est que la cour, la mer, et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens, que jusqu’au bout du monde
On suit, sans que l’effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En raisonnant de cette sorte
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.

FABLE XII
LES DEUX COQS

Deux Coqs vivaient en paix; une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie; et c’est de toi que vint
Cette querelle envenimée,
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint.
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d’une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur; le vaincu disparut.
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage.
Il aiguisait son bec, battait l’air et ses flancs,
Et s’exerçant contre les vents
S’armait d’une jalouse rage.
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix:
Adieu les amours et la gloire.
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S’en revint faire le coquet:
Je laisse à penser quel caquet,
Car il eut des femmes en foule.
La Fortune se plaît à faire de ces coups;
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du sort, et prenons garde à nous,
Après le gain d’une bataille.

FABLE XIII
L’INGRATITUDE
ET L’INJUSTICE DES HOMMES
ENVERS LA FORTUNE

Un Trafiquant sur mer par bonheur s’enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d’un voyage,
Gouffre, banc, ni rocher, n’exigea de péage
D’aucun de ses ballots; le sort l’en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent leur droit, tandis que la Fortune
Prenait soin d’amener son Marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle
Ce qu’il voulut, sa porcelaine encore.
Le luxe et la folie enflèrent son trésor;
Bref il plut dans son escarcelle.
On ne parlait chez lui que par doubles ducats.
Et mon homme d’avoir chiens, chevaux et carrosses.
Ses jours de jeûne étaient des noces.
Un sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui dit: Et d’où vient donc un si bon ordinaire?
Et d’où me viendrait-il que de mon savoir-faire?
Je n’en dois rien qu’à moi, qu’à mes soins, qu’au talent
De risquer à propos, et bien placer l’argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu’il avait fait:
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.
Un vaisseau mal frété périt au premier vent,
Un autre mal pourvu des armes nécessaires
Fut enlevé par les Corsaires.
Un troisième au port arrivant,
Rien n’eut cours ni débit. Le luxe et la folie
N’étaient plus tel; qu’auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
II devint pauvre tout d’un coup.
Son ami le voyant en mauvais équipage,
Lui dit: D’où vient cela? De la Fortune, hélas !
Consolez-vous, dit l’autre, et s’il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.
Je ne sais s’il crut ce conseil;
Mais je sais que chacun impute en cas pareil
Son bonheur à son industrie,
Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.
Chose n’est ici plus commune:
Le bien nous le faisons, le mal c’est la Fortune,
On a toujours raison, le destin toujours tort.

FABLE XIV
LES DEVINERESSES

C’est souvent du hasard que naît l’opinion;
Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états; tout est prévention,
Cabale, entêtement, point ou peu de justice:
C’est un torrent; qu’y faire? il faut qu’il ait son cours,
Cela fut et sera toujours.
Une femme à Paris faisait la Pythonisse.
On l’allait consulter sur chaque événement;
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l’on désirait.
Son fait consistait en adresse.
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait:
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passait pour un oracle.
L’oracle était logé dedans un galetas.
Là cette femme emplit sa bourse,
Et sans avoir d’autre ressource,
Gagne de quoi donner un rang à son mari,
Elle achète un office, une maison aussi.
Voilà le galetas rempli
D’une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros messieurs, tout enfin,
Allait comme autrefois demander son destin:
Le galetas devint l’antre de la Sibylle.
L’autre femelle avait achalandé ce lieu.
Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire
Moi Devine! on se moque; eh messieurs, sais-je lire?
Je n’ai jamais appris que ma croix de par Dieu.
Point de raison; fallut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner malgré soi plus que deux Avocats.
Le meuble et l’équipage aidaient fort à la chose:
Quatre sièges boiteux, un manche de balai,
Tout sentait son sabbat, et sa métamorphose:
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s’en serait moqué; la vogue était passée
Au galetas; ii avait le crédit:
L’autre femme se morfondit.
L’enseigne fait la chalandise.
J’ai vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner gros: les gens l’avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants; demandez-moi pourquoi.

FABLE XV
LE CHAT,
LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN

Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette un beau matin
S’empara: c’est une rusée.
Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
Ô Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître?
Dit l’animal chassé du paternel logis:
Ô là, madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les Rats du pays.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
Et quand ce serait un royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon puis à moi Jean transmis.
Le premier occupant est-ce une loi plus sage?
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C’était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un Chat faisant la chattemite,
Un saint homme de Chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit: Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.
L’un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits Souverains se rapportants aux Rois.

FABLE XVI
LA TÊTE ET LA QUEUE DU SERPENT

Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles;
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit:
Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci.
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa soeur, et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte:
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin voilà ma requête:
C’est à vous de commander;
Qu’on me laisse précéder
A mon tour ma soeur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien.
Le Ciel eut pour ces voeux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors: et la guide nouvelle,
Qui ne voyait au grand jour
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre.
Droit aux ondes du Styx elle mena sa soeur.
Malheureux les États tombés dans son erreur.

FABLE XVII
UN ANIMAL DANS LA LUNE

Pendant qu’un Philosophe assure,
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre Philosophe jure,
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison; et la Philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront;
Mais aussi si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe, et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement:
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
J’aperçois le soleil; quelle en est la figure?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour:
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’oeil de la nature?
Sa distance me fait juger de sa grandeur;
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine;
L’ignorant le croit plat, j’épaissis sa rondeur;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âtre en toute occasion
Développe le vrai caché sous l’apparence.
Je ne suis point d’intelligence
Avec mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille tente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ira raison le redresse,
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être? Non. D’où vient donc cet objet?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n’a sa surface unie:
Montueuse en des lieux, en d’autres aplanie,
L’ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un homme, un boeuf, un éléphant.
Naguère l’Angleterre y vit chose pareille.
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau;
Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N’en était point l’effet? le Monarque accourut:
II favorise en Roi ces hautes connaissances.
Le Monstre dans la lune à Son tour lui parut.
C’était une Souris cachée entre les verres:
Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux, quand pourront les François
Se donner comme vous entiers à ces emplois?
Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire:
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
A nous de les chercher, certains que la victoire
Amante de Louis suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire.
Même les filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés: nous goûtons des plaisirs:
La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir. Il saurait dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
A ces jeux qu’en repos elle voit aujourd’hui.
Cependant, s’il pouvait apaiser la querelle,
Que d’encens! Est-il rien de plus digne de lui?
La carrière d’Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars?
Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts?

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Jean de La Fontaine – Les fables, livre 6 (1688 – 1694)

I
LE PÂTRE ET LE LION
[Ésope]

Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui:
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et conter pour conter me semble peu d’affaire.
C’est par cette raison qu’égayant leur esprit,
Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous ont fui l’ornement et le trop d’étendue:
On ne voit point chez eux de parole perdue.
Phédre était si succinct qu’aucuns l’en ont blâmé;
Ésope en moins de mots s’est encore exprimé.
Mais sur tous certain Grec renchérit, et se pique
D’une élégance laconique;
Il renferme toujours son conte en quatre vers:
Bien ou mal, je le laisse à juger aux experts.
Voyons-le avec Ésope en un sujet semblable:
L’un amène un chasseur, l’autre un pâtre, en sa fable.
J’ai suivi leur projet quant à l’événement,
Y cousant en chemin quelque trait seulement.
Voici comme à peu près Ésope le raconte:
Un Pâtre, à ses brebis trouvant quelque mécompte,
Voulut à toute force attraper le larron.
Il s’en va près d’un antre, et tend à l’environ
Des lacs à prendre loups, soupçonnant cette engeance,
«Avant que partir de ces lieux,
Si tu fais, disait-il, à monarque des Dieux,
Que le drôle à ces lacs se prenne en ma présence,
Et que je goûte ce plaisir,
Parmi vingt veaux je veux choisir
Le plus gras, et t’en faire offrande.»
A ces mots, sort de l’antre un Lion grand et fort;
Le Pâtre se tapit, et dit, à demi mort:
«Que l’homme ne sait guère, hélas! ce qu’il demande!
Pour trouver le larron qui détruit mon troupeau
Et le voir en ces lacs pris avant que je parte,
O monarque des Dieux, je t’ai promis un veau:
Je te promets un boeuf si tu fais qu’il s’écarte.»
C’est ainsi que l’a dit le principal auteur:
Passons à son imitateur.

II
LE LION ET LE CHASSEUR
[Babrias]

Un fanfaron, amateur de la chasse,
Venant de perdre un chien de bonne race,
Qu’il soupçonnait dans le corps d’un Lion,
Vit un berger: «Enseigne-moi, de grâce,
De mon voleur, lui dit-il, la maison,
Que de ce pas je me fasse raison.»
Le Berger dit: «C’est vers cette montagne.
En lui payant de tribut un mouton
Par chaque mois, j’erre dans la campagne
Comme il me plaît, et je suis en repos.»
Dans le moment qu’ils tenaient ces propos,
Le Lion sort, et vient d’un pas agile.
Le fanfaron aussitôt d’esquiver:
«O Jupiter, montre-moi quelque asile,
S’écria-t-il, qui me puisse sauver!»
La vraie épreuve de courage
N’est que dans le danger que l’on touche du doigt:
Tel le cherchait, dit-il, qui, changeant de langage,
S’enfuit aussitôt qu’il le voit.

III
PHÉBUS ET BORÉE
[Ésope]

Borée et le Soleil virent un voyageur
Qui s’était muni par bonheur
Contre le mauvais temps. On entrait dans l’automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne:
Il pleut, le soleil luit, et l’écharpe d’iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu’en ces mois le manteau leur est fort nécessaire;
Les Latins les nommaient douteux, pour cette affaire.
Notre homme s’était donc à la pluie attendu:
Bon manteau bien doublé, bonne étoffe bien forte.
«Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
A tous les accidents; mais il n’a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu’il n’est bouton qui tienne; il faudra, si je veux,
Que le manteau s’en aille au diable.
L’ébattement pourrait nous en être agréable:
Vous plaît-il de l’avoir – Eh bien, gageons nous deux,
Dit Phébus, sans tant de paroles,
A qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez: je vous laisse obscurcir mes rayons.»
Il n’en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête, et brise, en son passage,
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau,
Le tout au sujet d’un manteau.
Le Cavalier eut soin d’empêcher que l’orage
Ne se pût engouffrer dedans;
Cela le préserva. Le Vent perdit son temps:
Plus il se tourmentait, plus l’autre tenait ferme;
Il eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt qu’il fut au bout du terme
Qu’à la gageure on avait mis,
Le Soleil dissipe la nue,
Récrée, et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous son balandras fait qu’il sue,
Le contraint de s’en dépouiller.
Encore n’usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.

IV
JUPITER ET LE MÉTAYER
[Faerne]

Jupiter eut jadis une ferme à donner.
Mercure en fit l’annonce, et gens se présentèrent,
Firent des offres, écoutèrent:
Ce ne fut pas sans bien tourner;
L’un alléguait que l’héritage
Était frayant et rude, et l’autre un autre si.
Pendant qu’ils marchandaient ainsi,
Un d’eux, le plus hardi, mais non pas le plus sage,
Promit d’en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le laissât disposer de l’air,
Lui donnât saison à sa guise,
Qu’il eût du chaud, du froid, du beau temps, de la bise,
Enfin du sec et du mouillé,
Aussitôt qu’il aurait bâillé.
Jupiter y consent. Contrat passé; notre homme
Tranche du roi des airs, pleut, vente, et fait en somme
Un climat pour lui seul: ses plus proches voisins
Ne s’en sentaient non plus que les Américains.
Ce fut leur avantage: ils eurent bonne année,
Pleine moisson, pleine vinée.
Monsieur le Receveur fut très-mal partagé.
L’an suivant, voilà tout changé:
Il ajuste d’une autre sorte
La température des cieux.
Son champ ne s’en trouve pas mieux;
Celui de ses voisins fructifie et rapporte.
Que fait-il ? Il recourt au monarque des Dieux,
Il confesse son imprudence.
Jupiter en usa comme un maître fort doux.
Concluons que la Providence
Sait ce qu’il nous faut mieux que nous.

V
LE COCHET, LE CHAT ET LE SOURICEAU
[Verdizotti]

Un Souriceau tout jeune, et qui n’avait rien vu,
Fut presque pris au dépourvu.
Voici comme il conta l’aventure à sa mère:
«J’avais franchi les monts qui bornent cet État,
Et trottais comme un jeune rat
Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux m’ont arrêté les yeux:
L’un doux, bénin, et gracieux,
Et l’autre turbulent et plein d’inquiétude;
Il a la voix perçante et rude,
Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s’élève en l’air
Comme pour prendre sa volée,
La queue en panache étalée.»
Or, c’était un cochet dont notre Souriceau
Fit à sa mère le tableau,
Comme d’un animal venu de l’Amérique.
«Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui, grâce aux Dieux, de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,
Le maudissant de très-bon coeur.
Sans lui j’aurais fait connaissance
Avec cet animal qui m’a semblé si doux:
Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l’oeil luisant.
Je le crois fort sympathisant
Avec Messieurs les Rats; car il a des oreilles
En figure aux nôtres pareilles.
Je l’allais aborder, quand d’un son plein d’éclat
L’autre m’a fait prendre la fuite.
– Mon fils, dit la Souris, ce doucet est un Chat,
Qui, sous son minois hypocrite,
Contre toute ta parenté
D’un malin vouloir est porté.
L’autre animal, tout au contraire,
Bien éloigné de nous mal faire,
Servira quelque jour peut-être à nos repas.
Quant au Chat, c’est sur nous qu’il fonde sa cuisine.
Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger des gens sur la mine.»

VI
LE RENARD, LE SINGE ET LES ANIMAUX
[Ésope]

Les Animaux, au décès d’un Lion,
En son vivant prince de la contrée,
Pour faire un roi s’assemblèrent, dit-on.
De son étui la couronne est tirée:
Dans une chartre un dragon la gardait.
Il se trouva que, sur tous essayée,
A pas un d’eux elle ne convenait:
Plusieurs avaient la tête trop menue,
Aucuns trop grosse, aucuns même cornue.
Le Singe aussi fit l’épreuve en riant;
Et par plaisir la tiare essayant,
Il fit autour force grimaceries,
Tours de souplesse, et mille singeries,
Passa dedans ainsi qu’en un cerceau.
Aux Animaux cela sembla si beau,
Qu’il fut élu: chacun lui fit hommage.
Le Renard seul regretta son suffrage,
Sans toutefois montrer son sentiment.
Quand il eut fait son petit compliment,
Il dit au Roi: «Je sais, Sire, une cache,
Et ne crois pas qu’autre que moi la sache.
Or tout trésor, par droit de royauté,
Appartient, Sire, à Votre Majesté.»
Le nouveau roi bâille après la finance;
Lui-même y court pour n’être pas trompé.
C’était un piège: il y fut attrapé.
Le Renard dit, au nom de l’assitance:
«Prétendrais-tu nous gouverner encore,
Ne sachant pas te conduire toi-même ?»
Il fut démis; et l’on tomba d’accord
Qu’à peu de gens convient le diadème.

VII
LE MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE
[Ésope]

Le Mulet d’un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa mère la Jument,
Dont il contait mainte prouesse:
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son fils prétendait pour cela
Qu’on le dût mettre dans l’histoire.
Il eût cru s’abaisser servant un médecin.
Étant devenu vieux, on le mit au moulin:
Son père l’Âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu’à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu’on le dît bon à quelque chose.

VIII
LE VIEILLARD ET L’ÂNE
[Phèdre]

Un Vieillard sur son Âne aperçut, en passant,
Un pré plein d’herbe et fleurissant:
Il y lâche sa bête, et le Grison se rue
Au travers de l’herbe menue,
Se vautrant, grattant, et frottant,
Gambadant, chantant, et broutant,
Et faisant mainte place nette.
L’ennemi vient sur l’entrefaite.
«Fuyons, dit alors le Vieillard.
– Pourquoi ? répondit le paillard.
Me fera-t-on porter double bât, double charge ?
– Non pas, dit le Vieillard, qui prit d’abord le large.
– Et que m’importe donc, dit l’Âne, à qui je sois ?
Sauvez-vous, et me laissez paître.
Notre ennemi, c’est notre maître:
Je vous le dis en bon français.»

IX
LE CERF SE VOYANT DANS L’EAU
[Ésope]

Dans le cristal d’une fontaine
Un Cerf se mirant autrefois
Louait la beauté de son bois,
Et ne pouvait qu’avec peine
Souffrir ses jambes de fuseaux,
Dont il voyait l’objet se perdre dans les eaux.
«Quelle proportion de mes pieds à ma tête ?
Disait-il en voyant leur ombre avec douleur:
Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte;
Mes pieds ne me font point d’honneur.»
Tout en parlant de la sorte
Un limier le fait partir.
Il tâche à se garantir;
Dans les forêts il s’emporte.
Son bois, dommageable ornement,
L’arrêtant à chaque moment,
Nuit à l’office que lui rendent
Ses pieds, de quoi ses jours dépendent.
Il se dédit alors, et maudit les présents
Que le Ciel lui fait tous les ans.
Nous faisons cas du beau, nous méprisons l’utile;
Et le beau souvent nous détruit.
Ce Cerf blâme ses pieds, qui le rendent agile;
Il estime un bois qui lui nuit.

X
LE LIÈVRE ET LA TORTUE
[Ésope]

Rien ne sert de courir; il faut partir à point:
Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
«Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point
Sitôt que moi ce but. – Sitôt ? Êtes-vous sage ?
Repartit l’animal léger:
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellébore.
– Sage ou non, je parie encore.»
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but les enjeux:
Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
Notre lièvre n’avait que quatre pas à faire,
J’entends de ceux qu’il fait lorsque, prêt d’être atteint,
Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes,
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D’où vient le vent, il laisse la Tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s’évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s’amuse à toute autre chose
Qu’à la gageure. A la fin, quand il vit
Que l’autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait; mais les élans qu’il fit
Furent vains: la Tortue arriva la première.
«Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l’emporter! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ?»

XI
L’ÂNE ET SES MAÎTRES
[Ésope]

L’Âne d’un Jardinier se plaignait au Destin
De ce qu’on le faisait lever devant l’aurore.
«Les coqs, lui disait-il, ont beau chanter matin,
Je suis plus matineux encore.
Et pourquoi ? pour porter des herbes au marché:
Belle nécessité d’interrompre mon somme!»
Le Sort, de sa plainte touché,
Lui donne un autre maître, et l’animal de somme
Passe du Jardinier aux mains d’un Corroyeur.
La pesanteur des peaux et leur mauvaise odeur
Eurent bientôt choqué l’impertinente bête.
«J’ai regret, disait-il, à mon premier seigneur:
Encore, quand il tournait la tête,
J’attrapais, s’il m’en souvient bien,
Quelque morceau de chou qui ne me coûtait rien;
Mail ici point d’aubaine; ou, si j’en ai quelqu’une,
C’est de coups.» Il obtint changement de fortune,
Et sur l’état d’un Charbonnier
Il fut couché tout le dernier.
Autre plainte. «Quoi donc ? dit le Sort en colère,
Ce baudet-ci m’occupe autant
Que cent monarques pourraient faire.
Croit-il être le seul qui ne soit pas content ?
N’ai-je en l’esprit que son affaire ?»
Le Sort avait raison. Tous gens sont ainsi faits:
Notre condition jamais ne nous contente;
La pire est toujours la présente;
Nous fatiguons le Ciel à force deplacets.
Qu’à chacun Jupiter accorde sa requête,
Nous lui romprons encore la tête.

XII
LE SOLEIL ET LES GRENOUILLES
[Ésope]

Aux noces d’un tyran tout le peuple en liesse
Noyait son souci dans les pots.
Ésope seul trouvait que les gens étaient sots
De témoigner tant d’allégresse.
«Le Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De songer à l’hyménée.
Aussitôt on ouït, d’une commune voix,
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des étangs.
«Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?
«Dirent-elles au Sort: un seul Soleil à peine
«Se peut souffrir; une demi-douzaine
«Mettra la mer à sec et tous ses habitants.
«Adieu joncs et marais: notre race est détruite;
«Bientôt on la verra réduite
«A l’eau du Styx.» Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient pas mal.

XIII
LE VILLAGEOIS ET LE SERPENT
[Phèdre]

Ésope conte qu’un Manant,
Charitable autant que peu sage,
Un jour d’hiver se promenant
A l’entour de son héritage,
Aperçut un Serpent sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile rendu,
N’ayant pas à vivre un quart d’heure.
Le villageois le prend, l’emporte en sa demeure;
Et, sans considérer quel sera le loyer
D’une action de ce mérite,
Il l’étend le long du foyer,
Le réchauffe, le ressuscite.
L’animal engourdi sent à peine le chaud,
Que l’âme lui revient avec la colère;
Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt;
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son sauveur, et son père.
«Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon salaire!
Tu mourras!» A ces mots, plein d’un juste courroux,
Il vous prend sa cognée, il vous tranche la bête;
Il fait trois serpents de deux coups,
Un tronçon, la queue, et la tête.
L’insecte sautillant cherche à se réunir,
Mais il ne put y parvenir.
Il est bon d’être charitable:
Mais envers qui ? c’est là le point.
Quant aux ingrats, il n’en est point
Qui ne meure enfin misérable.

XIV
LE LION MALADE ET LE RENARD
[Ésope]

De par le roi des animaux,
Qui dans son antre était malade,
Fut fait savoir à ses vassaux
Que chaque espèce en ambassade
Envoyât gens le visiter,
Sous promesse de bien traiter
Les députés, eux et leur suite,
Foi de Lion, très-bien écrite,
Bon passe-port contre la dent,
Contre la griffe tout autant.
L’édit du Prince s’exécute:
De chaque espèce on lui députe,
Les Renards gardant la maison,
Un d’eux en dit cette raison:
«Les pas empreints sur la poussière
Par ceux qui s’en vont faire au malade leur cour,
Tous, sans exception, regardent sa tanière;
Pas un ne marque de retour:
Cela nous met en méfiance.
Que Sa Majesté nous dispense.
Grand merci de son passe-port;
Je le crois bon; mais dans cet antre
Je vois fort bien comme l’on entre,
Et ne vois pas comme on en sort.»

XV
L’OISELEUR, L’AUTOUR ET L’ALOUETTE
[Abstemius]

Les injustices des pervers
Servent souvent d’excuse aux nôtres.
Telle est la loi de l’univers:
Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres.
Un Manant au miroir prenait des oisillons.
Le fantôme brillant attire une Alouette:
Aussitôt un Autour, planant sur les sillons,
Descend des airs, fond, et se jette
Sur celle qui chantait, quoique près du tombeau,
Elle avait évité la perfide machine,
Lorsque, se rencontrant sous la main de l’oiseau,
Elle sent son ongle maline.
Pendant qu’à la plumer l’Autour est occupé,
Lui-même sous les rets demeure enveloppé
«Oiseleur, laisse-moi, dit-il en son langage;
Je ne t’ai jamais fait de mal.»
L’Oiseleur repartit: «Ce petit animal
T’en avait-il fait davantage ?»

XVI
LE CHEVAL ET L’ÂNE
Ésope]

En ce monde il se faut l’un l’autre secourir:
Si ton voisin vient à mourir,
C’est sur toi que le fardeau tombe.
Un Âne accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnais,
Et le pauvre Baudet si chargé, qu’il succombe.
Il pria le Cheval de l’aider quelque peu:
Autrement il mourrait devant qu’être à la ville.
«La prière, dit-il, n’en est pas incivile:
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.»
Le Cheval refusa, fit une pétarade:
Tant qu’il vit sous le faix mourir son camarade,
Et reconnut qu’il avait tort.
Du Baudet, en cette aventure,
On lui fit porter la voiture,
Et la peau par-dessus encore.

XVII
LE CHIEN QUI LÂCHE SA PROIE POUR L’OMBRE
[Ésope]

Chacun se trompe ici-bas:
On voit courir après l’ombre
Tant de fous, qu’on n’en sait pas
La plupart du temps le nombre.
Au Chien dont parle Ésope il faut les renvoyer.
Ce Chien, voyant sa proie en l’eau représentée,
La quitta pour l’image, et pensa se noyer.
La rivière devint tout d’un coup agitée;
A toute peine il regagna les bords,
Et n’eut ni l’ombre ni le corps.

XVII
LE CHARTIER EMBOURBÉ
[Ésope]

Le Phaéton d’une voiture à foin
Vit son char embourbé. Le pauvre homme était loin
De tout humain secours: c’était à la campagne,
Près d’un certain canton de la basse Bretagne,
Appelé Quimper-Corentin.
On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage:
Dieu nous préserve du voyage!
Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le voilà qui déteste et jure de son mieux,
Pestant, en sa fureur extrême,
Tantôt contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre son char, contre lui-même.
Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde:
«Hercule, lui dit-il, aide-moi. Si ton dos
A porté la machine ronde,
Ton bras peut me tirer d’ici.»
Sa prière étant faite, il entend dans la nue
Une voix qui lui parle ainsi:
«Hercule veut qu’on se remue;
Puis il aide les gens. Regarde d’où provient
L’achoppement qui te retient;
Ôte d’autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui jusqu’à l’essieu les enduit;
Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit;
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? – Oui, dit l’homme.
– Or bien je vais t’aider, dit la voix. Prends ton fouet.
– Je l’ai pris. Qu’est ceci ? mon char marche à souhait:
Hercule en soit loué!» Lors la voix: «Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi, le Ciel t’aidera.»

XIX
LE CHARLATAN
[Abstemius]

Le monde n’a jamais manqué de charlatans:
Cette science, de tout temps,
Fut en professeurs très-fertile.
Tantôt l’un en théâtre affronte l’Achéron,
Et l’autre affiche par la ville
Qu’il est un passe-Cicéron.
Un des derniers se vantait d’être
En éloquence si grand maître,
Qu’il rendrait disert un badaud,
Un, manant, un rustre, un lourdaud;
«Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne:
Que l’on m’amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître passé,
Et veux qu’il porte la soutane.»
Le Prince sut la chose; il manda le Rhéteur.
«J’ai, dit-il, en mon écurie
Un fort beau roussin d’Arcadie;
J’en voudrais faire un orateur.
– Sire, vous pouvez tout.» reprit d’abord notre homme.
On lui donna certaine somme:
Il devait au bout de dix ans
Mettre son âne sur les bancs;
Sinon, il consentait d’être, en place publique,
Guindé la hart au col, étranglé court et net,
Ayant au dos sa rhétorique,
Et les oreilles d’un baudet.
Quelqu’un des courtisans lui dit qu’à la potence
Il voulait l’aller voir, et que, pour un pendu,
Il aurait bonne grâce et beaucoup de prestance;
Surtout qu’il se souvînt de faire à l’assistance
Un discours où son art fût au long étendu,
Un discours pathétique, et dont le formulaire
Servît à certains Cicérons
Vulgairement nommés larrons.
L’autre reprit: «Avant l’affaire,
Le Roi, l’Ane, ou moi, nous mourrons.»
Il avait raison. C’est folie
De compter sur dix ans de vie.
Soyons bien buvants, bien mangeants:
Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.

XX
LA DISCORDE
[Corrozet]

La déesse Discorde ayant brouillé les Dieux,
Et fait un grand procès là-haut pour une pomme,
On la fit déloger des Cieux.
Chez l’animal qu’on appelle homme
On la reçut à bras ouverts,
Elle et Que-si-Que-non, son frère,
Avec Tien-et-Mien, son père.
Elle nous fit l’honneur en ce bas univers
De préférer notre hémisphère
A celui des mortels qui nous sont opposés,
Gens grossiers, peu civilisés,
Et qui, se mariant sans prêtre et sans notaire,
De la Discorde n’ont que faire.
Pour la faire trouver aux lieux où le besoin
Demandait qu’elle fût présente,
La Renommée avait le soin
De l’avertir; et l’autre, diligente,
Courait vite aux débats et prévenait la Paix,
Faisait d’une étincelle un feu long à s’éteindre.
La Renommée enfin commença de se plaindre
Que l’on ne lui trouvait jamais
De demeure fixe et certaine;
Bien souvent l’on perdait, à la chercher, sa peine:
Il fallait donc qu’elle eût un séjour affecté,
Un séjour d’où l’on pût en toutes les familles
L’envoyer à jour arrêté.
Comme il n’était alors aucun couvent de filles,
On y trouva difficulté.
L’auberge enfin de l’Hyménée
Lui fut pour maison assignée.

XXI
LA JEUNE VEUVE
[Abstemius]

La perte d’un époux ne va point sans soupirs;
On fait beaucoup de bruit; et puis on se console:
Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole,
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande; on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne:
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne;
C’est toujours même note et pareil entretien;
On dit qu’on est inconsolable;
On le dit, mais il n’en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde. A ses côtés, sa femme
Lui criait: «Attends-moi, je te suis; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler.»
Le mari fait seul le voyage.
La belle avait un père, homme prudent et sage;
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler:
«Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes:
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes?
Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports;
Mais, après certain temps, souffrez qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. – Ah! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut.»
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L’autre mois, on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure:
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri;
Mais comme il ne parlait de rien à notre belle:
«Où donc est le jeune mari
Que vous m’avez promis ?» dit-elle.

ÉPILOGUE
[Phèdre]

Bornons ici cette carrière!
Les longs ouvrages me font peur.
Loin d’épuiser une matière,
On n’en doit prendre que la fleur.
Il s’en va temps que je reprenne
Un peu de forces et d’haleine
Pour fournir à d’autres projets.
Amour, ce tyran de ma vie,
Veut que je change de sujets:
Il faut contenter son envie.
Retournons à Psyché. Damon, vous m’exhortez
A peindre ses malheurs et ses félicités:
J’y consens; peut-être ma veine
En sa faveur s’échauffera.
Heureux si ce travail est la dernière peine
Que son époux me causera!

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Jean de La Fontaine – Les fables, livre 5 (1688 – 1694)

I
LE BÛCHERON ET MERCURE
[Ésope]
A. M. L. C. D. B.


Votre goût a servi de règle à mon ouvrage:
J’ai tenté les moyens d’acquérir son suffrage.
Vous voulez qu’on évite un soin trop curieux,
Et des vains ornements l’effort ambitieux;
Je le veux comme vous: cet effort ne peut plaire.
Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.
Non qu’il faille bannir certains traits délicats:
Vous les aimez, ces traits; et je ne les hais pas.
Quant au principal but qu’Esope se propose,
J’y tombe au moins mal que je puis.
Enfin, si dans ces vers je ne plais et n’instruis,
Il ne tient pas à moi; c’est toujours quelque chose.
Comme la force est un point
Dont je ne me pique point,
Je tâche d’y tourner le vice en ridicule,
Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule.
C’est là tout mon talent; je ne sais s’il suffit.
Tantôt je peins en un récit
La sotte vanité jointe avec l’envie,
Deux pivots sur qui roule aujourd’hui notre vie:
Tel est ce chétif animal
Qui voulut en grosseur au Boeuf se rendre égal.
J’oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les Agneaux aux Loups ravissants,
La Mouche à la Fourmi; faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers,
Et dont la scène est l’Univers.
Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle,
Jupiter comme un autre introduisons celui
Qui porte de sa part aux Belles la parole:
Ce n’est pas de cela qu’il s’agit aujourd’hui.
Un Bûcheron perdit son gagne-pain,
C’est sa cognée; et la cherchant en vain,
Ce fut pitié là-dessus de l’entendre.
Il n’avait pas des outils à revendre:
Sur celui-ci roulait tout son avoir.
Ne sachant donc où mettre son espoir,
Sa face était de pleurs toute baignée:
« O ma cognée! à ma pauvre cognée!
S’écriait-il: Jupiter, rends-la-moi;
Je tiendrai l’être encore un coup de toi.»
Sa plainte fut de l’Olympe entendue.
Mercure vient. « Elle n’est pas perdue,
Lui dit ce dieu; la connaîtras-tu bien?
Je crois l’avoir près d’ici rencontrée.»
Lors une d’or à l’homme étant montrée,
Il répondit: « Je n’y demande rien.»
Une d’argent succède à la première,
Il la refuse; enfin une de bois:
« Voilà, dit-il, la mienne cette fois;
Je suis content si j’ai cette dernière.
– Tu les auras, dit le Dieu, toutes trois:
Ta bonne foi sera récompensée.
– En ce cas-là je les prendrai», dit-il.
L’histoire en est aussitôt dispersée;
Et boquillons de perdre leur outil,
Et de crier pour se le faire rendre.
Le roi des Dieux ne sait auquel entendre.
Son fils Mercure aux criards vient encore;
A chacun d’eux il en montre une d’or.
Chacun eût cru passer pour une bête
De ne pas dire aussitôt: « La voilà!»
Mercure, au lieu de donner celle-là,
Leur en décharge un grand coup sur la tête.
Ne point mentir, être content du sien,
C’est le plus sûr: cependant on s’occupe
A dire faux pour attraper du bien.
Que sert cela? Jupiter n’est pas dupe.


II
LE POT DE TERRE ET LE POT DE FER
[Ésope]

Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s’en excusa,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu:
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause:
Il n’en reviendrait morceau.
« Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
– Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer:
Si quelque matière dure
Vous menace d’aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai.»
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s’en vont à trois pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L’un contre l’autre jetés
Au moindre hoquet qu’ils trouvent.
Le Pot de terre en souffre; il n’eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu’il eût lieu de se plaindre.
Ne nous associons qu’avec nos égaux,
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d’un de ces Pots.


III
LE PETIT POISSON ET LE PÉCHEUR
[Ésope]

Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie;
Mais le lâcher en attendant,
Je tiens pour moi que c’est folie:
Car de le rattraper il n’est pas trop certain.
Un Carpeau, qui n’était encore que fretin,
Fut pris par un pêcheur au bord d’une rivière.
« Tout fait nombre, dit l’homme en voyant son butin:
Voilà commencement de chère et de festin:
Mettons-le en notre gibecière.»
Le pauvre Carpillon lui dit en sa manière:
« Que ferez-vous de moi? je ne saurais fournir
Au plus qu’une demi-bouchée.
Laissez-moi carpe devenir:
Je serai par vous repêchée;
Quelque gros partisan m’achètera bien cher:
Au lieu qu’il vous en faut chercher
Peut-être encore cent de ma taille
Pour faire un plat: quel plat? croyez-moi, rien qui vaille.
– Rien qui vaille? Eh bien! soit, repartit le Pêcheur:
Poisson, mon bel ami, qui faites le prêcheur,
Vous irez dans la poêle; et vous avez beau dire,
Dès ce soir on vous fera frire.»
Un Tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu l’auras:
L’un est sûr, l’autre ne l’est pas.


IV
LES OREILLES DU LIÈVRE
[Faerne]

Un animal cornu blessa de quelques coups
Le Lion, qui plein de courroux,
Pour ne plus tomber en la peine,
Bannit des lieux de son domaine
Toute bête portant des cornes à son front.
Chèvres, Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent;
Daims et Cerfs de climat changèrent:
Chacun à s’en aller fut prompt.
Un Lièvre, apercevant l’ombre de ses oreilles,
Craignit que quelque inquisiteur
N’allât interpréter à cornes leur longueur,
Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles.
« Adieu, voisin Grillon, dit-il; je pars d’ici:
Mes oreilles enfin seraient cornes aussi;
Et quand je les aurais plus courtes qu’une autruche,
Je craindrais même encore.» Le Grillon repartit:
« Cornes cela? Vous me prenez pour cruche;
Ce sont oreilles que Dieu fit.
– On les fera passer pour cornes,
Dit l’animal craintif, et cornes de licornes.
J’aurai beau protester; mon dire et mes raisons
Iront aux Petites-Maisons.»

V
LE RENARD AYANT LA QUEUE COUPÉE
[Ésope]

Un vieux Renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son renard d’une lieue,
Fut enfin au piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé,
Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue;
S’étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile),
Un jour que les Renards tenaient conseil entre eux:
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? il faut qu’on se la coupe:
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra,
– Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe;
Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra.»
A ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu:
La mode en fut continuée.

VI
LA VIEILLE ET LES DEUX SERVANTES
[Ésope]

Il était une Vieille ayant deux chambrières:
Elles filaient si bien que les soeurs filandières
Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci.
La Vieille n’avait point de plus pressant souci
Que de distribuer aux Servantes leur tâche.
Dès que Téthys chassait Phébus aux crins dorés,
Tourets entraient en jeu, fuseaux étaient tirés;
Deçà, delà, vous en aurez:
Point de cesse, point de relâche.
Dès que l’Aurore, dis-je, en son char remontait,
Un misérable Coq à point nommé chantait;
Aussitôt notre Vieille, encore plus misérable,
S’affublait d’un jupon crasseux et détestable,
Allumait une lampe, et courait droit au lit
Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient les deux pauvres Servantes.
L’une entre ouvrait un oeil, l’autre étendait un bras;
Et toutes deux, très-malcontentes,
Disaient entre leurs dents: « Maudit Coq, tu mourras.»
Comme elles l’avaient dit, la bête fut grippée:
Le réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce meurtre n’amenda nullement leur marché:
Notre couple, au contraire, à peine était couché,
Que la Vieille, craignant de laisser passer l’heure,
Courait comme un lutin par toute sa demeure.
C’est ainsi que le plus souvent,
Quand on pense sortir d’une mauvaise affaire,
On s’enfonce encore plus avant:
Témoin ce couple et son salaire.
La Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla.

VII
LE SATYRE ET LE PASSANT
[Ésope]

Au fond d’un antre sauvage
Un Satyre et ses enfants
Allaient manger leur potage,
Et prendre l’écuelle aux dents.
On les eût vus sur la mousse,
Lui, sa femme, et maint petit:
Ils n’avaient tapis ni housse,
Mais tous fort bon appétit.
Pour se sauver de la pluie,
Entre un Passant morfondu.
Au brouet on le convie:
Il n’était pas attendu.
Son hôte n’eut pas la peine
De le semondre deux fois.
D’abord avec son haleine
Il se réchauffe les doigts.
Puis sur le mets qu’on lui donne,
Délicat, il souffle aussi.
Le Satyre s’en étonne:
« Notre hôte, à quoi bon ceci?
– L’un refroidit mon potage;
L’autre réchauffe ma main.
– Vous pouvez, dit le Sauvage,
Reprendre votre chemin.
Ne plaise aux Dieux que je couche
Avec vous sous même toit!
Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid!»

VIII
LE CHEVAL ET LE LOUP
[Ésope]

Un certain Loup, dans la saison
Que les tièdes zéphyrs ont l’herbe rajeunie,
Et que les animaux quittent tous la maison
Pour s’en aller chercher leur vie;
Un Loup, dis-je, au sortir des rigueurs de l’hiver,
Aperçut un Cheval qu’on avait mis au vert.
Je laisse à penser quelle joie.
« Bonne chasse, dit-il, qui l’aurait à son croc
Eh! que n’es-tu mouton! car tu me serais hoc,
Au lieu qu’il faut ruser pour avoir cette proie.
Rusons donc.» Ainsi dit-il vient à pas comptés;
Se dit écolier d’Hippocrate;
Qu’il connaît les vertus et les propriétés
De tous les simples de ces près;
Qu’il sait guérir, sans qu’il se flatte,
Toutes sortes de maux. Si dom Coursier voulait
Ne point celer sa maladie,
Lui Loup gratis le guérirait;
Car le voir en cette prairie
Paître ainsi, sans être lié,
Témoignait quelque mal, selon la médecine.
« J’ai, dit la bête chevaline,
Une apostume sous le pied.
– Mon fils, dit le docteur, il n’est point de partie
Susceptible de tant de maux.
J’ai l’honneur de servir Nos seigneurs les Chevaux,
Et fais aussi la chirurgie.»
Mon galand ne songeait qu’à bien prendre son temps,
Afin de happer son malade.
L’autre, qui s’en doutait, lui lâche une ruade,
Qui vous lui met en marmelade
Les mandibules et les dents.
« C’est bien fait, dit le Loup en soi-même fort triste;
Chacun à son métier doit toujours s’attacher.
Tu veux faire! Ici l’arboriste,
Et ne fus jamais que boucher.»

IX
LE LABOUREUR ET SES ENFANTS
Ésope]

Travaillez, prenez de la peine:
C’est le fonds qui manque le moins.
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses Enfants, leur parla sans témoins.
« Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents:
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver: vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’oût:
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.»
Le Père mort, les Fils vous retournent le champ,
Deçà, delà, partout: si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

X
LA MONTAGNE QUI ACCOUCHE
[Phèdre]

Une Montagne en mal d’enfant
Jetait une clameur si haute,
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu’elle accoucherait sans faute
D’une cité plus grosse que Paris:
Elle accoucha d’une Souris.
Quand je songe à cette fable,
Dont le récit est menteur
Et le sens est véritable,
Je me figure un auteur
Qui dit: « Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au maître du tonnerre.»
C’est promettre beaucoup: mais qu’en son-il souvent?
Du vent.

XI
LA FORTUNE ET LE JEUNE ENFANT
[Ésope]

Sur le bord d’un puits très-profond
Dormait, étendu de son long,
Un Enfant alors dans ses classes.
Tout est aux écoliers couchette et matelas.
Un honnête homme, en pareil cas,
Aurait fait un saut de vingt brasses.
Près de là tout heureusement
La Fortune passa, l’éveilla doucement,
Lui disant: « Mon mignon, je vous sauve la vie;
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si vous fussiez tombé, l’on s’en fût pris à moi;
Cependant c’était votre faute.
Je vous demande, en bonne foi,
Si cette imprudence si haute
Provient de mon caprice.» Elle part à ces mots.
Pour moi, j’approuve son propos.
Il n’arrive rien dans le monde
Qu’il ne faille qu’elle en réponde:
Nous la faisons de tous écots;
Elle est prise à garant de toutes aventures.
Est-on sot, étourdi, prend-on mal ses mesures;
On pense en être quitte en accusant son sort:
Bref, la Fortune a toujours tort.

XII
LES MÉDECINS

Le médecin Tant-pis allait voir un malade
Que visitait aussi son confrère Tant-mieux.
Ce dernier espérait, quoique son camarade
Soutînt que le gisant irait voir ses aïeux.
Tous deux s’étant trouvés différents pour la cure,
Leur malade paya le tribut à nature,
Après qu’en ses conseils Tant-pis eut été cru.
Ils triomphaient encore sur cette maladie.
L’un disait: « il est mort; je l’avais bien prévu.
– S’il m’eût cru, disait l’autre, il serait plein de vie.


XIII
LA POULE AUX OEUFS D’OR
[Ésope]

L’avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la Poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un oeuf d’or.
Il crut que dans son corps elle avait un trésor:
Il la tua, l’ouvrit, et la trouva semblable
A celles dont les oeufs ne lui rapportaient rien,
S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches!
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour vouloir trop tôt être riches!

XIV
L’ÂNE PORTANT DES RELIQUES
[Ésope]

Un Baudet chargé de reliques
S’imagina qu’on l’adorait:
Dans ce penser il se carrait,
Recevant comme siens l’encens et les cantiques.
Quelqu’un vit l’erreur, et lui dit:
« Maître Baudet, ôtez-vous de l’esprit
Une vanité si folle.
Ce n’est pas vous, c’est l’idole,
A qui cet honneur se rend,
Et que la gloire en est due.»
D’un magistrat ignorant
C’est la robe qu’on salue.

XV
LE CERF ET LA VIGNE
[Ésope]

Un Cerf, à la faveur d’une vigne fort haute,
Et telle qu’on en voit en de certains climats,
S’étant mis à couvert et sauvé du trépas,
Les veneurs, pour ce coup, croyaient leurs chiens en faute;
Ils les rappellent donc. Le Cerf, hors de danger,
Broute sa bienfaitrice: ingratitude extrême!
On l’entend, on retourne, on le fait déloger:
Il vient mourir en ce lieu même.
« J’ai mérité, dit-il, ce juste châtiment:
Profitez-en, ingrats.» il tombe en ce moment.
La meute en fait curée: il lui fut inutile
De pleurer aux veneurs à sa mort arrivés.
Vraie image de ceux qui profanent l’asile
Qui les a conservés.

XVI
LE SERPENT ET LA LIME
[Ésope]

On conte qu’un Serpent, voisin d’un Horloger
(C’était pour l’Horloger un mauvais voisinage),
Entra dans sa boutique, et cherchant à manger,
N’y rencontra pour tout potage
Qu’une lime d’acier, qu’il se mit à ronger.
Cette Lime lui dit, sans se mettre en colère:
« Pauvre ignorant! et que prétends-tu faire?
Tu te prends à plus dur que toi.
Petit Serpent à tête folle,
Plutôt que d’emporter de moi
Seulement le quart d’une obole,
Tu te romprais toutes les dents.
Je ne crains que celles du temps.»
Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui, n’étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre.
Vous vous tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages?
Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant.

XVII
LE LIÈVRE ET LA PERDRIX
[Phèdre]

Il ne se faut jamais moquer des misérables:
Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux?
Le sage Ésope dans ses fables
Nous en donne un exemple ou deux.
Celui qu’en ces vers je propose,
Et les siens, ce sont même chose.
Le Lièvre et la Perdrix, concitoyens d’un champ,
Vivaient dans un état, ce semble, assez tranquille,
Quand une meute s’approchant
Oblige le premier à chercher un asile:
Il s’enfuit dans son fort, met les chiens en défaut,
Sans même en excepter Brifaut.
Enfin il se trahit lui-même
Par les esprits sortants de son corps échauffé.
Miraut, sur leur odeur ayant philosophé,
Conclut que c’est son Lièvre, et d’une ardeur extrême
Il le pousse; et Rustaut, qui n’a jamais menti,
Dit que le Lièvre est reparti.
Le pauvre malheureux vient mourir à son gîte.
La Perdrix le raille, et lui dit:
« Tu te vantais d’être si vite!
Qu’as-tu fait de tes pieds?» Au moment qu’elle rit,
Son tour vient; on la trouve. Elle croit que ses ailes
La sauront garantir à toute extrémité;
Mais la pauvrette avait compté
Sans l’autour aux serres cruelles.

XVIII
L’AIGLE ET LE HIBOU
[Verdizotti]

L’Aigle et le Chat-huant leurs querelles cessèrent,
Et firent tant qu’ils s’embrassèrent.
L’un jura foi de roi, l’autre foi de hibou,
Qu’ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou.
« Connaissez-vous les miens? dit l’oiseau de Minerve.
– Non, dit l’Aigle. – Tant pis, reprit le triste Oiseau:
Je crains en ce cas pour leur peau:
C’est hasard si je les conserve.
Comme vous êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi: rois et dieux mettent, quoi qu’on leur dise,
Tout en même catégorie.
Adieu mes nourrissons, si vous les rencontrez.
– Peignez-les-moi, dit l’Aigle, ou bien me les montrez;
Je n’y toucherai de ma vie.»
Le Hibou repartit: « Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons:
Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
N’allez pas l’oublier; retenez-la si bien
Que chez moi la maudite Parque
N’entre point par votre moyen.»
Il advint qu’au Hibou Dieu donna géniture:
De façon qu’un beau soir qu’il était en pâture,
Notre Aigle aperçut d’aventure,
Dans les coins d’une roche dure,
Ou dans les trous d’une masure
(Je ne sais pas lequel des deux),
De petits monstres fort hideux,
Rechignés, un air triste, une voix de Mégère.
« Ces enfants ne sont pas, dit l’Aigle, à notre ami.
Croquons-les.» Le galand n’en fit pas à demi:
Ses repas ne sont point repas à la légère.
Le Hibou, de retour, ne trouve que les pieds
De ses chers nourrissons, hélas! pour toute chose.
Il se plaint; et les Dieux sont par lui suppliés
De punir le brigand qui de son deuil est cause.
Quelqu’un lui dit alors: « N’en accuse que toi,
Ou plutôt la commune loi
Qui veut qu’on trouve son semblable
Beau, bien fait, et sur tous aimable.
Tu fis de tes enfants à l’Aigle ce portrait:
En avaient-ils le moindre trait?»

XIX
LE LION S’EN ALLANT EN GUERRE
[Abtemius]

Le Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il tint conseil de guerre, envoya ses prévôts,
Fit avertir les animaux.
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise:
L’Eléphant devait sur son dos
Porter l’attirail nécessaire,
Et combattre à son ordinaire;
L’Ours, s’apprêter pour les assauts;
Le Renard, ménager de secrètes pratiques;
Et le Singe, amuser l’ennemi par ses tours.
« Renvoyez, dit quelqu’un, les Ânes, qui sont lourds,
Et les Lièvres, sujets à des terreurs paniques.
– Point du tout, dit le Roi; je les veux employer:
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L’Ane effraiera les gens, nous servant de trompette;
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier.»
Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et connaît les divers talents.
Il n’est rien d’inutile aux personnes de sens.


XX
L’OURS ET LES DEUX COMPAGNONS
[Ésope]

Deux Compagnons, pressés d’argent, A leur voisin fourreur vendirent
La peau d’un Ours encore vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le roi des ours au compte de ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune;
Elle garantirait des froids les plus cuisants;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu’eux leur Ours:
Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l’Ours qui s’avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas; il fallut le résoudre.
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l’ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau;
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie;
Et de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
« C’est, dit-il, un cadavre; ôtons-nous, car il sent.»
A ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
« Eh bien! ajouta-t-il, la peau de l’animal?
Mais que t’a-t-il dit à l’oreille?
Car il s’approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
– il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre.»


XXI
L’ÂNE VÊTU DE LA PEAU DU LION
Ésope]

De la peau du Lion l’Âne s’étant vêtu,
Était craint partout à la ronde;
Et bien qu’animal sans vertu,
Il faisait trembler tout le monde.
Un petit bout d’oreille échappé par malheur
Découvrit la fourbe et l’erreur:
Martin fit alors son office.
Ceux qui ne savaient pas la ruse et la malice
S’étonnaient de voir que Martin
Chassât les lions au moulin.
Force gens font du bruit en France,
Par qui cet apologue est rendu familier.
Un équipage cavalier
Fait les trois quarts de leur vaillance.

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Jean de La Fontaine – Les fables, livre 4 (1688 – 1694)

LE LION AMOUREUX
[Ésope]
A MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu’Amour sut dompter?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups!
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnaissance.
Du temps que les bêtes parlaient,
Les Lions entre autres voulaient
Être admis dans notre alliance.
Pourquoi non? puisque leur engeance
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle heure outre cela.
Voici comment il en alla:
Un Lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère à son gré:
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur;
La refuser n’était pas sûr;
Même un refus eût fait, possible,
Qu’on eut vu quelque beau matin
Un mariage clandestin;
Car outre qu’en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière.
Le père donc ouvertement
N’osant renvoyer notre amant,
Lui dit: « Ma fille est délicate;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque patte
On vous les rogne; et pour les dents,
Qu’on vous les lime en même temps:
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux;
Car ma fille y répondra mieux,
Étant sans ces inquiétudes.»
Le Lion consent à cela,
Tant son âme était aveuglée!
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens:
Il fit fort peu de résistance.
Amour, Amour, quand tu nous tiens
On peut bien dire: « Adieu prudence!»

II
LE BERGER ET LA MER
[Ésope]

Du rapport d’un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d’Amphitrite:
Si sa fortune était petite,
Elle était sûre tout au moins.
A la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu’il vendit son troupeau,
Trafiqua de l’argent, le mit entier sur l’eau.
Cet argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les brebis,
Non plus berger en chef comme il était jadis,
Quand ses propres moutons paissaient sur le rivage:
Celui qui s’était vu Coridon ou Tircis
Fut Pierrot, et rien davantage.
Au bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine;
Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux:
« Vous voulez de l’argent, à Mesdames les Eaux,
Dit-il; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre:
Ma foi! vous n’aurez pas le nôtre.»
Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience,
Qu’un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance;
Qu’il se faut contenter de sa condition;
Qu’aux conseils de la mer et de l’ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s’en louera, dix mille s’en plaindront.
La mer promet monts et merveilles:
Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront.

III
LA MOUCHE ET LA FOURMI
[Phèdre]

La Mouche et la Fourmi contestaient de leur prix,
« O Jupiter! dit la première,
Faut-il que l’amour-propre aveugle les esprits
D’une si terrible manière,
Qu’un vil et rampant animal
A la fille de l’air ose se dire égal!
Je hante les palais, je m’assieds à ta table:
Si l’on t’immole un boeuf, j’en goûte devant toi;
Pendant que celle-ci, chétive et misérable,
Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi.
Mais, ma mignonne, dites-moi,
Vous campez-vous jamais sur la tête d’un roi,
D’un empereur, ou d’une belle?
Je le fais; et je baise un beau sein quand je veux;
Je me joue entre des cheveux;
Je rehausse d’un teint la blancheur naturelle;
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme allant en conquête,
C’est un ajustement des mouches emprunté.
Puis allez-moi rompre la tête
De vos greniers! – Avez-vous dit?
Lui répliqua la ménagère.
Vous hantez les palais; mais on vous y maudit.
Et quand à goûter la première
De ce qu’on sert devant les Dieux,
Croyez-vous qu’il en vaille mieux?
Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la tête des roi et sur celle des ânes
Vous allez vous planter, je n’en disconviens pas;
Et je sais que d’un prompt trépas
Cette importunité bien souvent est punie.
Certain ajustement, dites-vous, rend jolie;
J’en conviens; il est noir ainsi que vous et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche: est-ce un sujet pourquoi
Vous fassiez sonner vos mérites?
Nomme-t-on pas aussi mouches les parasites?
Cessez donc de tenir un langage si vain:
N’ayez plus ces hautes pensées,
Les mouches de cour sont chassées;
Les mouchards sont pendus; et vous mourrez de faim
De froid, de langueur, de misère,
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère.
Alors je jouirai du fruit de mes travaux:
Je n’irai, par monts ni par vaux,
M’exposer au vent, à la pluie;
Je vivrai sans mélancolie:
Le soin que j’aurai pris de soin m’exemptera.
Je vous enseignerai par là
Ce que c’est qu’une fausse ou véritable gloire.
Adieu: je perds le temps; laissez-moi travailler;
Ni mon grenier, ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.»

IV
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR
[Camerarius]

Un amateur du jardinage,
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue.
Là croissait à plaisir l’oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet,
Cette félicité par un lièvre troublée
Fit qu’au Seigneur du bourg notre homme se plaignit.
« Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit
Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit:
Il est sorcier, je crois. – Sorcier? je l’en défie,
Repartit le Seigneur: fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l’attrapera bientôt.
Je vous en déferai, bon homme, sur ma vie.
– Et quand? – Et dès demain, sans tarder plus longtemps.»
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
« Ça, déjeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?
La fille du logis, qu’on vous voie, approchez:
Quand la marierons-nous? quand aurons-nous des gendres?
Bon homme, c’est ce coup qu’il faut, vous m’entendez,
Qu’il faut fouiller à l’escarcelle.»
Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès de lui la fait asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir,
Toutes sottises dont la belle
Se défend avec grand respect:
Tant qu’au père à la fin cela devient suspect,
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.
« De quand sont vos jambons? ils ont fort bonne mine.
– Monsieur, ils sont à vous. – Vraiment, dit le Seigneur,
Je les reçois, et de bon coeur.»
Il déjeune très-bien; aussi fait sa famille,
Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endettés:
Il commande chez l’hôte, y prend des libertés,
Boit son vin, caresse sa fille.
L’embarras des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun s’anime et se prépare:
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bon homme est étonné.
Le pis fut que l’on mit en piteux équipage
Le pauvre potager: adieu planches, carreaux;
Adieu chicorée et poireaux;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le lièvre était gîté dessous un maître chou,
On le quête; on le lance: il s’enfuit par un trou,
Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que l’on fit à la pauvre haie
Par ordre du Seigneur; car il eût été mal
Qu’on n’eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le bon homme disait: « Ce sont là jeux de prince.»
Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province.
Petits princes, videz vos débats entre vous:
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.

V
L’ÂNE ET LE PETIT CHIEN
[Ésope]

Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce:
Jamais un lourdaud, quoi qu’il fasse,
Ne saurait passer pour galant.
Peu de gens, que le ciel chérit et gratifie,
Ont le don d’agréer infus avec la vie.
C’est un point qu’il leur faut laisser,
Et ne pas ressembler à l’Âne de la fable,
Qui pour se rendre plus aimable
Et plus cher à son maître, alla le caresser.
« Comment? disait-il en son âme,
Ce Chien, parce qu’il est mignon,
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur, avec Madame;
Et j’aurai des coups de bâton?
Que fait-il? il donne la patte;
Puis aussitôt il est baisé:
S’il en faut faire autant afin que l’on me flatte,
Cela n’est pas bien malaisé.»
Dans cette admirable pensée,
Voyant son maître en joie, il s’en vient lourdement,
Lève une corne toute usée,
La lui porte au menton fort amoureusement,
Non sans accompagner, pour plus grand ornement,
De son chant gracieux cette action hardie.
« Oh! Oh! quelle caresse! et quelle mélodie!
Dit le maître aussitôt. Ho]à, Martin-bâton!»
Martin-bâton accourt: l’Ane change de ton.
Ainsi finit la comédie.

VI
LE COMBAT DES RATS ET DES BELETTES
[Phèdre]

La nation des Belettes,
Non plus que celle des Chats,
Ne veut aucun bien aux Rats;
Et sans les portes étrètes
De leurs habitations,
L’animal à longue échine
En ferait, je m’imagine,
De grandes destructions.
Or une certaine année
Qu’il en était à foison,
Leur roi, nommé Ratapon,
Mit en campagne une armée.
Les Belettes, de leur part,
Déployèrent l’étendard.
Si l’on croit la renommée,
La victoire balança:
Plus d’un guéret s’engraissa
Du sang de plus d’une bande.
Mais la perte la plus grande
Tomba presque en tous endroits
Sur le peuple souriquais.
Sa déroute fut entière,
Quoi que pût faire Artarpax,
Psicarpax, Méridarpax,
Qui, tout couverts de poussière,
Soutinrent assez longtemps
Les efforts des combattants.
Leur résistance fut vaine;
Il fallut céder au sort:
Chacun s’enfuit au plus fort,
Tant soldat que capitaine.
Les princes périrent tous.
La racaille, dans des trous
Trouvant sa retraite prête,
Se sauva sans grand travail;
Mais les seigneurs sur leur tête
Ayant chacun un plumail,
Des cornes ou des aigrettes,
Soit comme marques d’honneur,
Soit afin que les Belettes
En conçussent plus de peur,
Cela causa leur malheur.
Trou, ni fente, ni crevasse
Ne fut large assez pour eux;
Au lieu que la populace
Entrait dans les moindres creux.
La principale jonchée
Fut donc des principaux Rats.
Une tête empanachée
N’est pas petit embarras.
Le trop superbe équipage
Peut souvent en un passage
Causer du retardement.
Les petits, en toute affaire,
Esquivent fort aisément:
Les grands ne le peuvent faire.

VII
LE SINGE ET LE DAUPHIN
[Ésope]

C’était chez les Grecs un usage
Que sur la mer tous voyageurs
Menaient avec eux en voyage
Singes et chiens de bateleurs.
Un navire en cet équipage
Non loin d’Athènes fit naufrage.
Sans les dauphins tout eût péri.
Cet animal est fort ami
De notre espèce: en son histoire
Pline le dit; il le faut croire.
Il sauva donc tout ce qu’il put.
Même un Singe en cette occurrence,
Profitant de la ressemblance,
Lui pensa devoir son salut:
Un Dauphin le prit pour un homme,
Et sur son dos le fit asseoir
Si gravement qu’on eût cru voir
Ce chanteur que tant on renomme.
Le Dauphin l’allait mettre à bord,
Quand, par hasard, il lui demande:
« Êtes-vous d’Athènes la grande?
– Oui, dit l’autre; on m’y connaît fort:
S’il vous y survient quelque affaire,
Employez-moi; car mes parents
Y tiennent tous les premiers rangs:
Un mien cousin est juge maire.»
Le Dauphin dit: « Bien grand merci;
Et Le Pirée a part aussi
A l’honneur de votre présence?
Vous le voyez souvent, je pense?
– Tous les jours: il est mon ami;
C’est une vieille connaissance.»
Notre magot prit, pour ce coup,
Le nom d’un port pour un nom d’homme.
De telles gens il est beaucoup
Qui prendraient Vaugirard pour Rome,
Et qui, caquetant au plus dru,
Parlent de tout, et n’ont rien vu.
Le Dauphin rit, tourne la tête,
Et le magot considéré,
Il s’aperçoit qu’il n’a tiré
Du fond des eaux rien qu’une bête.
Il l’y replonge, et va trouver
Quelque homme afin de le sauver.

VIII
L’HOMME ET L’IDOLE DE BOIS
[Ésope]

Certain Païen chez lui gardait un Dieu de bois,
De ces dieux qui sont sourds, bien qu’ayant des oreilles:
Le Païen cependant s’en promettait merveilles.
Il lui coûtait autant que trois:
Ce n’étaient que voeux et qu’offrandes,
Sacrifices de boeufs couronnés de guirlandes.
Jamais idole, quel qu’il fût,
N’avait eu cuisine si grasse,
Sans que pour tout ce culte à son hôte il échut
Succession, trésor, gain au jeu, nulle grâce.
Bien plus, si pour un sou d’orage en quelque endroit
S’amassait d’une ou d’autre sorte,
L’Homme en avait sa part; et sa bourse en souffrait:
La pitance du Dieu n’en était pas moins forte.
A la fin, se fâchant de n’en obtenir rien,
Il vous prend un levier, met en pièces l’Idole,
Le trouve rempli d’or. « Quand je t’ai fait du bien,
M’as-tu valu, dit-il, seulement une obole?
Va, sors de mon logis, cherche d’autres autels
Tu ressembles aux naturels
Malheureux, grossiers et stupides:
On n’en peut rien tirer qu’avec le bâton.
Plus je te remplissais, plus mes mains étaient vides
J’ai bien fait de changer de ton.»


IX
LE GEAI PARÉ DES PLUMES DU PAON
[Phèdre]

Un Paon muait: un Geai prit son plumage;
Puis après se l’accommoda;
Puis parmi d’autres Paons tout fier se pavana,
Croyant être un beau personnage.
Quelqu’un le reconnut: il se vit bafoué,
Berné, sifflé, moqué, joué,
Et par Messieurs les Paons plumé d’étrange sorte;
Même vers ses pareils s’étant réfugié,
Il fut par eux mis à la porte.
Il est assez de geais à deux pieds comme lui,
Qui se parent souvent des dépouilles d’autrui,
Et que l’on nomme plagiaires.
Je m’en tais, et ne veux leur causer nul ennui:
Ce ne sont pas là mes affaires.


X
LE CHAMEAU ET LES BÂTONS FLOTTANTS
[Ésope]

Le premier qui vit un Chameau
S’enfuit à cet objet nouveau;
Le second approcha; le troisième osa faire
Un licou pour le Dromadaire.
L’accoutumance ainsi nous rend tout familier:
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S’apprivoise avec notre vue
Quand ce vient à la continue.
Et puisque nous voici tombés sur ce sujet,
On avait mis des gens au guet,
Qui voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne purent s’empêcher de dire
Que c’était un puissant navire.
Quelques moments après, l’objet devint brûlot,
Et puis nacelle, et puis ballot,
Enfin bâtons flottants sur l’onde.
J’en sais beaucoup de par le monde
A qui ceci conviendrait bien:
De loin, c’est quelque chose; et de près, ce n’est rien.

XI
LA GRENOUILLE ET LE RAT
[Ésope]

Tel, comme dit Merlin, puisse enseigner autrui,
Qui souvent s’enseigne soi-même.
J’ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd’hui:
Il m’a toujours semblé d’une énergie extrême.
Mais afin d’en venir au dessein que j’ai pris,
Un Rat plein d’embonpoint, gras et des mieux nourris,
Et qui ne connaissait! avent ni le carême,
Sur le bord d’un marais égayait ses esprits.
Une Grenouille approche, et lui dit en sa langue:
« Venez me voir chez moi; je vous ferai festin.»
Messire Rat promit soudain:
Il n’était pas besoin de plus longue harangue.
Elle allégua pourtant les délices du bain,
La curiosité, le plaisir du voyage,
Cent raretés à voir le long du marécage:
Un jour il conterait à ses petits-enfants
Les beautés de ces lieux, les moeurs des habitants,
Et le gouvernement de la chose publique
Aquatique.
Un point, sans plus, tenait le galand empêché:
Il nageait quelque peu, mais il fallait de l’aide.
La Grenouille à cela trouve un très-bon remède:
Le Rat à son pied par la patte attaché;
Un brin de jonc en fit l’affaire.
Dans le marais entrés, notre bonne commère
S’efforce de tirer son hôte au fond de l’eau,
Contre le droit des gens, contre la foi jurée;
Prétend qu’elle en fera gorge-chaude et curée;
C’était, à son avis, un excellent morceau.
Déjà dans son esprit la galande le croque.
Il atteste les Dieux; la perfide s’en moque;
Il résiste; elle tire. En ce combat nouveau,
Un Milan, qui dans l’air planait, faisait la ronde,
Voit d’en haut le pauvret se débattant sur l’onde.
Il fond dessus, l’enlève, et par même moyen
La Grenouille et le lien.
Tout en fut: tant et si bien,
Que de cette double proie
L’oiseau se donne au coeur joie,
Ayant de cette façon
A souper chair et poisson.
La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son inventeur;
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.

XII
TRIBUT ENVOYÉ PAR LES ANIMAUX À ALEXANDRE
[Cousin]

Une fable avait cours parmi l’antiquité,
Et la raison ne m’en est pas connue.
Que le lecteur en tire une moralité;
Voici la fable toute nue:
La renommée ayant dit en cent lieux
Qu’un fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les cieux,
Commandait que, sans plus attendre,
Tout peuple à ses pieds s’allât rendre,
Quadrupèdes, humains, éléphants, vermisseaux,
Les républiques des oiseaux;
La Déesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant mis partout la terreur
En publiant l’édit du nouvel empereur,
Les Animaux, et toute espèce lige
De son seul appétit, crurent que cette fois
Il fallait subir d’autres lois.
On s’assemble au désert: tous quittent leur tanière.
Après divers avis, on résout, on conclut
D’envoyer hommage et tribut,
Pour l’hommage et pour la manière,
Le Singe en fut chargé: l’on lui mit par écrit
Ce que l’on voulait qui fût dit.
Le seul tribut les tint en peine:
Car que donner? il fallait de l’argent.
On en prit d’un prince obligeant,
Qui possédant dans son domaine
Des mines d’or, fournit ce qu’on voulut.
Comme il fut question de porter ce tribut,
Le Mulet et l’Ane s’offrirent,
Assistés du Cheval ainsi que du Chameau.
Tous quatre en chemin ils se mirent,
Avec le Singe, ambassadeur nouveau.
La caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur le Lion: cela ne leur plut point.
« Nous nous rencontrons tout à point,
Dit-il; et nous voici compagnons de voyage.
J’allais offrir mon fait à part;
Mais bien qu’il soit léger, tout fardeau m’embarrasse.
Obligez-moi de me faire la grâce
Que d’en porter chacun un quart:
Ce ne vous sera pas une charge trop grande,
Et j’en serai plus libre et bien plus en état,
En cas que les voleurs attaquent notre bande,
Et que l’on en vienne au combat.»
Éconduire un Lion rarement se pratique.
Le voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et malgré le héros de Jupiter issu,
Faisant chère et vivant sur la bourse publique.
Ils arrivèrent dans un pré
Tout bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré,
Où maint mouton cherchait sa vie:
Séjour du frais, véritable patrie
Des Zéphyrs. Le Lion n’y fut pas, qu’à ces gens
Il se plaignit d’être malade.
« Continuez votre ambassade,
Dit-il; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et veux chercher ici quelque herbe salutaire.
Pour vous, ne perdez point de temps:
Rendez-moi mon argent; j’en puis avoir affaire.
On déballe; et d’abord le Lion s’écria,
D’un ton qui témoignait sa joie:
« Que de filles, à Dieux, mes pièces de monnaie
Ont produites! Voyez: la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs mères.
Le croît m’en appartient.» Il prit tout là-dessus;
Ou bien s’il ne prit tout, il n’en demeura guéres.
Le Singe et les Sommiers confus,
Sans oser répliquer, en chemin se remirent.
Au fils de Jupiter on dit qu’ils se plaignirent,
Et n’en eurent point de raison.
Qu’eût-il fait? C’eût été lion contre lion;
Et le proverbe dit: « Corsaires à corsaires,
L’un l’autre s’attaquant, ne font pas leurs affaires.»

XIII
LE CHEVAL S’ÉTANT VOULU VENGER DU CERF
[Aristote]

De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque le genre humain de gland se contentait,
Âne, cheval, et mule, aux forêts habitait;
Et l’on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes
Tant de selles et tant de bâts,
Tant de harnais pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses
Comme aussi ne voyait-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or un Cheval eut alors différend
Avec un Cerf plein de vitesse;
Et ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’Homme, implora son adresse.
L’Homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le Cerf ne fût pris, et n’y laissât la vie;
Et cela fait, le Cheval remercie
L’Homme son bienfaiteur, disant: « Je suis à vous;
Adieu: je m’en retourne en mon séjour sauvage.
– Non pas cela, dit l’Homme; il fait meilleur chez nous,
Je vois trop quel est votre usage.
Demeurez donc; vous serez bien traité,
Et jusqu’au ventre en la litière.»
Hélas! que sert la bonne chère
Quand on n’a pas la liberté?
Le Cheval s’aperçut qu’il avait fait folie;
Mais il n’était plus temps; déjà son écurie
Était prête et toute bâtie.
Il y mourut en traînant son lien:
Sage, s’il eût remis une légère offense.
Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cher que l’acheter d’un bien
Sans qui les autres ne sont rien.


XIV
LE RENARD ET LE BUSTE
[Ésope]

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit:
Le Renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens; et quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture:
« Belle tête, dit-il; mais de cervelle point.»
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point!


XV
LE LOUP, LA CHÈVRE ET LE CHEVREAU
[Ésope]

La Bique, allant remplir sa traînante mamelle,
Et paître l’herbe nouvelle,
Ferma sa porte au loquet,
Non sans dire à son Biquet:
« Gardez-vous, sur votre vie,
D’ouvrir que l’on ne vous dis,
Pour enseigne et mot du guet:
« Foin du Loup et de sa race!»
Comme elle disait ces mots,
Le Loup de fortune passe;
Il les recueille à propos,
Et les garde en sa mémoire.
La Bique, comme on peut croire,
N’avait pas vu le glouton.
Dès qu’il la voit partie, il contrefait son ton,
Et d’une voix papelarde
Il demande qu’on ouvre, en disant: « Foin du Loup!»
Et croyant entrer tout d’un coup.
Le Biquet soupçonneux par la fente regarde:
« Montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai point»,
S’écria-t-il d’abord. Patte blanche est un point
Chez les Loups, comme on sait, rarement en usage.
Celui-ci, fort surpris d’entendre ce langage,
Comme il était venu s’en retourna chez soi.
Où serait le Biquet, s’il eût ajouté foi
Au mot du guet que de fortune
Notre Loup avait entendu?
Deux sûretés valent mieux qu’une,
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.

XVI
LE LOUP, LA MÈRE ET L’ENFANT
[Ésope]

Ce Loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encore mieux pris:
Il y périt. Voici l’histoire:
Un villageois avait à l’écart son logis.
Messer Loup attendait chape-chute à la porte;
Il avait vu sortir gibier de toute sorte,
Veaux de lait, agneaux et brebis,
Régiments de dindons, enfin bonne provenue.
Le larron commençait pourtant à s’ennuyer.
Il entend un Enfant crier:
La Mère aussitôt le gourmande,
Le menace s’il ne se tait,
De le donner au Loup. L’animal se tient prêt,
Remerciant les Dieux d’une telle aventure,
Quand la Mère, apaisant sa chère géniture,
Lui dit: « Ne criez point; s’il vient, nous le tuerons.
– Qu’est ceci? s’écria le mangeur de moutons:
Dire d’un, puis d’un autre! Est-ce ainsi que l’on traite
Les gens faits comme moi? me prend-on pour un sot?
Que quelque jour ce beau marmot
Vienne au bois cueillir la noisette!»
Comme il disait ces mots, on sort de la maison:
Un chien de cour l’arrête; épieux et fourches-fières
L’ajustent de toutes manières.
« Que veniez-vous chercher en ce lieu?» lui dit-on.
Aussitôt il conta l’affaire.
« Merci de moi! lui dit la Mère;
Tu mangeras mon Fils! L’ai-je fait à dessein
Qu’il assouvisse un jour ta faim?»
On assomma la pauvre bête.
Un manant lui coupa le pied droit et la tête:
Le seigneur du village à sa porte les mit;
Et ce dicton picard à l’entour fut écrit:
« Biaux chires Leups, n’écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie.»

XVII
PAROLE DE SOCRATE
[Phèdre]

Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage:
L’un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
lndignes d’un tel personnage;
L’autre blâmait la face, et tous étaient d’avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui! l’on y tournait à peine.
« Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu’elle est, dit-il, elle pût être pleine!»
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami; mais fol qui s’y repose:
Rien n’est plus commun que ce nom,
Rien n’est plus rare que la chose.

XVII
LE VIEILLARD ET SES ENFANTS
[Ésope]

Toute puissance est faible, à moins que d’être unie:
Écoutez là-dessus l’esclave de Phrygie.
Si j’ajoute du mien à son invention,
C’est pour peindre nos moeurs, et non point par envie:
Je suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire;
Pour moi, de tels penseurs me seraient malséants.
Mais venons à la fable, ou plutôt à l’histoire
De celui qui tâcha d’unir tous ses enfants.
Un Vieillard prêt d’aller où la mort l’appelait:
« Mes chers Enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le noeud qui les assemble.»
L’aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit, en disant: « Je le donne aux plus forts.»
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l’aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
« Faibles gens! dit le Père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.»
On crut qu’il se moquait; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
« Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde:
Soyez joints, mes Enfants, que l’amour vous accorde.»
Tant que dura son mal, il n’eut autre discours.
Enfin se sentant prêt de terminer ses jours:
« Mes chers Enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu: promettez-moi de vivre comme frères;
Que j’obtienne de vous cette grâce en mourant.»
Chacun de ses trois fils l’en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d’affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès:
D’abord notre trio s’en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu’elle était rare.
Le sang les avait joints; l’intérêt les sépare:
L’ambition, l’envie, avec les consultants,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane:
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,
Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les frères désunis sont tous d’avis contraire:
L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

XIX
L’ORACLE ET L’IMPIE
[Ésope]

Vouloir tromper le ciel, c’est folie à la terre.
Le dédale des coeurs en ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les Dieux:
Tout ce que l’homme fait, il le fait à leurs yeux,
Même les actions que dans l’ombre il croit faire.
Un Païen qui sentait quelque peu le fagot,
Et qui croyait en Dieu, pour user de ce mot,
Par bénéfice d’inventaire,
Alla consulter Apollon.
Dès qu’il fut en son sanctuaire:
« Ce que je tiens, dit-il, est-il en vie ou non?»
Il tenait un moineau, dit-on,
Prêt d’étouffer la pauvre bête,
Ou de la lâcher aussitôt,
Pour mettre Apollon en défaut.
Apollon reconnut ce qu’il avait en tête:
« Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau,
Et ne me tends plus de panneau:
Tu te trouverais mal d’un pareil stratagème.
Je vois de loin, j’atteins de même.»

XX
L’AVARE QUI A PERDU SON TRÉSOR
[Ésope]

L »usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme.
Diogène là-bas est aussi riche qu’eux,
Et l’avare ici-haut comme lui vit en gueux.
L’homme au trésor caché qu’Esope nous propose,
Servira d’exemple à la chose.
Ce malheureux attendait,
Pour jouir de son bien, une seconde vie;
Ne possédait pas l’or, mais l’or le possédait.
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son coeur avec, n’ayant autre déduit
Que d’y ruminer jour et nuit,
Et rendre sa chevance à lui-même sacrée.
Qu’il allât ou qu’il vînt, qu’il bût ou qu’il mangeât,
On l’eût pris de bien court, à moins qu’il ne songeât
A l’endroit où gisait cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu’un fossoyeur le vit,
Se douta du dépôt, l’enleva sans rien dire.
Notre Avare, un beau jour, ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs: il gémit, il soupire,
Il se tourmente, il se déchire.
Un passant lui demande à quel sujet ses cris.
« C’est mon trésor que l’on m’a pris.
– Votre trésor? où pris? – Tout joignant cette pierre.
– Eh! sommes-nous en temps de guerre,
Pour l’apporter si loin? N’eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en votre cabinet,
Que de le changer de demeure?
Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
– A toute heure, bons Dieux! ne tient-il qu’à cela?
L’argent vient-il comme il s’en va?
Je n’y touchais jamais. – Dites-moi donc, de grâce,
Reprit l’autre, pourquoi vous vous affligez tant,
Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent:
Mettez une pierre à la place, Elle vous vaudra tout autant.»

XXI
L’OEIL DU MAÎTRE
[Phèdre]

Un Cerf, s’étant sauvé dans une étable à Boeufs,
Fut d’abord averti par eux
Qu’il cherchât un meilleur asile.
« Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas:
Je vous enseignerai les pâtis les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n’en aurez point regret.»
Les Boeufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l’on faisait tous les jours:
L’on va, l’on vient, les valets font cent tours,
L’intendant même; et pas un, d’aventure,
N’aperçut ni corps, ni ramure,
Ni Cerf, enfin. L’habitant des forêts
Rend déjà grâce aux Boeufs, attend dans cette étable
Que chacun retournant au travail de Cérès,
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Boeufs ruminant lui dit: « Cela va bien;
Mais quoi? l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue;
Jusque-là, pauvre Cerf, ne te vante de rien.»
Là-dessus le Maître entre, et vient faire sa ronde,
« Qu’est-ce-ci? dit-il à son monde.
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers;
Cette litière est vieille: allez vite aux greniers;
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d’ôter toutes ces araignées?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers?»
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnu: chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.
Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjouit d’être.
Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment:
Il n’est, pour voir, que l’oeil du maître.
Quant à moi, j’y mettrais encore l’oeil de l’amant.

XXII
L’ALOUETTE ET SES PETITS, AVEC LE MAÎTRE D’UN CHAMP
[Aulu Gelle + Faerne]

Ne t’attends qu’à toi seul: c’est un commun proverbe.
Voici comme Ésope le mit
En crédit:
Les alouettes font leur nid
Dans les blés, quand ils sont en herbe,
C’est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l’onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d’un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut
D’imiter la nature, et d’être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore,
A la hâte: le tout alla du mieux qu’il put.
Les blés d’alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encore
Pour voler et prendre l’essor,
De mille soins divers l’Alouette agitée
S’en va chercher pâture, avertit ses enfants
D’être toujours au guet et faire sentinelle.
« Si le possesseur de ces champs
Vient avec son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien: selon ce qu’il dira,
Chacun de nous décampera.»
Sitôt que l’Alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avec son fils.
« Ces blés sont mûrs, dit-il: allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.»
Notre Alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L’un commence: « Il a dit que, l’aurore levée,
L’on fît venir demain ses amis pour l’aider.
– S’il n’a dit que cela, repartit l’Alouette,
Rien ne nous presse encore de changer de retraite,
Mais c’est demain qu’il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais; voilà de quoi manger.»
Eux repus, tout s’endort, les petits et la mère.
L’aube du jour arrive, et d’amis point du tout.
L’Alouette à l’essor, le Maître s’en vient faire
Sa ronde ainsi qu’à l’ordinaire.
« Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chercher nos parents
Les prier de la même chose.»
L’épouvante est au nid plus forte que jamais.
« Il a dit ses parents, mère, c’est à cette heure…
– Non, mes enfants: dormez en paix:
Ne bougeons de notre demeure.»
L’Alouette eut raison; car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le Maître se souvint
De visiter ses blés. « Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d’autres gens que nous.
Il n’est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu’il faut faire? Il faut qu’avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille:
C’est là notre plus court; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.»
Dès lors que ce dessein fut su de l’Alouette:
« C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfants.
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.

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Jean de La Fontaine – Les fables, livre 3 (1688 – 1694)

LE MEUNIER, SON FILS ET L’ÂNE
[Malherbe]
A M. DE MAUCROIX

L’invention des arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’apologue à l’ancienne Grèce;
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé:
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d’Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensées et leurs soins),
Racan commence ainsi: « Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaisse? mon bien, mon talent, ma naissance:
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l’armée, ou bien charge à la cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes:
La guerre a ses douceurs, l’hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter;
Mais j’ai les miens, la cour, le peuple à contenter. »
Malherbe là-dessus: « Contenter tout le monde
Écoutez ce récit avant que je réponde.
« J’ai lu dans quelque endroit qu’un Meunier et son Fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Âne, un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit;
Puis cet homme et son Fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre
Le premier qui les vit de rire s’éclata:
« Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
« Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense. »
Le Meunier, à ces mots, connaît son ignorance;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L’Âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure;
II fait monter son Fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put:
« Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
« Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise
« C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
– « Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter. »
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l’une dit: « C’est grande honte
« Qu’il taille voir ainsi clocher ce jeune fils,
« Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
« Fait le veau sur son Âne, et pense être bien sage.
– « Il n’est, dit le Meunier, plus de veaux à mon âge:
« Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez. »
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort, et mit son Fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit: « Ces gens sont fous
« Le Baudet n’en peut plus; il mourra sous leurs coups.
« Hé quoi ? charger ainsi cette pauvre bourrique
« N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
« Sans doute qu’à la foire ils vont vendre sa peau.
– « Parbleu! dit le Meunier, est bien fou du cerveau
« Qui prétend contenter tout le monde et son père.
« Essayons toutefois si par quelque manière
« Nous en viendrons à bout. » Ils descendent tous deux.
L’Âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit: « Est-ce la mode
« Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
« Qui de l’âne ou du maître est fait pour se lasser ?
« Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
« Ils usent leurs souliers, et conservent leur Âne.
« Nicolas, au rebours; car, quand il va voir Jeanne,
« Il monte sur sa bête; et la chanson le dit.
« Beau trio de baudets» Le Meunier repartit:
« Je suis âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue;
« Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
« Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
« J’en veux faire à ma tête. » Il le fit, et fit bien.
« Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince;
Allez, venez, courez; demeurez en province;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement:
Les gens en parleront, n’en doutez nullement. »


II
LES MEMBRES ET L’ESTOMAC
[Tite Live]

Je devais par la royauté
Avoir commencé mon ouvrage:
A la voir d’un certain côté,
Messer Gaster en est l’image;
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour lui les Membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
« Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons comme bêtes de somme;
Et pour qui ? pour lui seul; nous n’en profitons pas;
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chommons c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre. »
Ainsi dit, ainsi fait. Les Mains cessent de prendre,
Les Bras d’agir, les Jambes de marcher:
Tous dirent à Gaster qu’il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur;
Il ne se forma plus de nouveau sang au coeur;
Chaque membre en souffrit; les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
A l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.
Ceci peut s’appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat,
Maintient le laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l’État.
Menenius le sut bien dire.
La commune s’allait séparer du sénat.
Les mécontents disaient qu’il avait tout l’empire,
Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, Les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s’en Allaient chercher une autre terre,
Quand Menenius leur fit voir
Qu’ils étaient aux Membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les fables,
Les ramena dans leur devoir.


III
LE LOUP DEVENU BERGER
[Verdizotti]

Un Loup, qui commençait d’avoir petite part
Aux brebis de son voisinage,
Crut qu’il fallait s’aider de la peau du renard,
Et faire un nouveau personnage.
Il s’habille en berger, endosse un hoqueton,
Fait sa houlette d’un bâton,
Sans oublier la cornemuse.
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau:
« C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa personne étant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l’herbette,
Dormait alors profondément;
Son chien Dormait aussi, comme aussi sa musette
La plupart des brebis dormaient pareillement.
L’hypocrite les laissa faire;
Et pour pouvoir mener vers son fort Les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu’il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire:
Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis, le chien, le garçon.
Le pauvre Loup, dans cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,
Ne put ni fuir ni se défendre.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque est loup agisse en loup:
C’est le plus certain de beaucoup.


IV
LES GRENOUILLES QUI DEMANDENT UN ROI
[Ésope]

Les Grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin Les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un Roi tout pacifique:
Ce Roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or C’était un Soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant;
Une autre la suivit, une autre en fit autant:
Il en vint une fourmilière;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du Roi.
Le bon sire le souffre, et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue:
« Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue.
Le Monarque des Dieux leur envoie une Grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir;
Et Grenouilles de se plaindre,
Et Jupin de leur dire: « Eh quoi ? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement;
Mais ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux:
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »


V
LE RENARD ET LE BOUC
[Ésope]

Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés:
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L’autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits:
Là chacun d’eux se désaltère.
Après qu’abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc: « Que ferons-nous, compère ?
Ce n’est pas tour de boire, il faut sortir d’ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi;
Mets-les contre le mur: le long de ton échine
Je grimperai premièrement;
Puis sur tes cornes m’élevant,
A l’aide de cette machine,
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t’en tirerai.
– Par ma barbe, dit l’autre, il est bon; et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n’aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l’avoue. »
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l’exhorter à patience.
« Si le ciel t’eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or adieu: j’en suis hors;
Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts;
Car pour moi, j’ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d’arrêter en chemin. »
En toute chose, il faut considérer la fin.

VI
L’AIGLE, LA LAIE ET LA CHATTE
[Phédre]

L’Aigle avait ses petits au haut d’un arbre creux,
La Laie au pied, la Chatte entre les deux,
Et sans s’incommoder, moyennant ce partage,
Mères et nourrissons faisaient leur tripotage.
La Chatte détruisit par sa fourbe l’accord;
Elle grimpa chez l’Aigle, et lui dit: « Notre mort
(Au moins de nos enfants, car c’est tout un aux mères)
Ne tardera possible guéres.
Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment
Cette maudite Laie, et creuser une mine ?
C’est pour déraciner le chêne assurément,
Et de nos nourrissons attirer la ruine:
L’arbre tombant, ils seront dévorés;
Qu’ils s’en tiennent pour assurés.
S’il m’en restait un seul, j’adoucirais ma plainte. »
Au partir de ce lieu, qu’elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
A l’endroit
Où la Laie était en gésine.
« Ma bonne amie et ma voisine,
Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis:
L’Aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits.
Obligez-moi de n’en rien dire:
Son courroux tomberait sur moi. »
Dans cette autre famille ayant semé l’effroi,
La Chatte en son trou se retire.
L’Aigle n’ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De ses petits; la Laie encore moins:
Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins,
Ce doit être celui d’éviter la famine.
A demeurer chez soi l’une et l’autre s’obstine,
Pour secourir les siens dedans l’occasion;
L’Oiseau royal, en cas de mine;
La Laie, en cas d’irruption.
La faim détruisit tout; il ne resta personne
De la gent marcassine et de la gent aiglonne
Qui n’allât de vie à trépas:
Grand renfort pour messieurs les Chats.
Que ne sait point ourdir une langue traîtresse
Par sa pernicieuse adresse
Des malheurs qui sont sortis
De la boîte de Pandore,
Celui qu’à meilleur droit tout l’univers abhorre
C’est la fourbe, à mon avis.

VII
L’IVROGNE ET SA FEMME
[Ésope]

Chacun a son défaut, où toujours il revient:
Honte ni peur n’y remédie.
Sur ce propos, d’un conte il me souvient:
Je ne dis rien que je n’appuie
De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altérait sa santé, son esprit, et sa bourse:
Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course
Qu’ils sont au bout de leurs écus.
Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,
avait laissé ses sens au fond d’une bouteille,
Sa femme l’enferma dans un certain tombeau.
Là les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. A son réveil il trouve
L’attirail de la mort à l’entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts.
« Oh! dit-il, qu’est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus, son épouse, en habit d’Alecton,
Masquée, et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L’époux alors ne doute en aucune manière
Qu’il ne soit citoyen d’enfer.
« Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
– La cellerière du royaume
De Satan, reprit-elle: et je porte à manger
A ceux qu’enclôt la tombe noire. »
Le mari repart, sans songer:
« Tu ne leur portes point à boire ? »

VIII
LA GOUTTE ET L’ARAIGNÉE
[Pétrarque]

Quand l’Enfer eut produit la Goutte et l’Araignée,
« Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D’être pour l’humaine lignée
Également à redouter.
Or avisons aux lieux qu’il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases étrétes,
Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés ?
Je me suis proposé d’en faire vos retraites.
Tenez donc, voici deux bûchettes;
Accommodez-vous, ou tirez.
– Il n’est rien, dit l’Aragne, aux cases qui me plaise. »
L’autre, tout au rebours, voyant les palais pleins
De ces gens nommés médecins,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle prend l’autre lot, y plante le piquet,
S’étend à son plaisir sur l’orteil d’un pauvre homme,
Disant: « Je ne crois pas qu’en ce poste je chomme,
Ni que d’en déloger et faire mon paquet
Jamais Hippocrate me somme. »
L’Aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille à demeurer: voilà sa toile ourdie,
Voilà des moucherons de pris.
Une servante vient balayer tout l’ouvrage,
Autre toile tissue, autre coup de balai.
Le pauvre bestion tous les jours déménage.
Enfin, après un vain essai,
Il va trouver la Goutte. Elle était en campagne,
Plus malheureuse mille fois
Que la plus malheureuse aragne.
Son hôte la menait tantôt fendre du bois,
Tantôt fouir, houer: goutte bien tracassée
Est, dit-on, à demi pansée.
« Oh! je ne saurais plus, dit-elle, y résister.
Changeons, ma soeur l’Aragne. » Et l’autre d’écouter:
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane:
Point de coup de balai qui l’oblige à changer.
La Goutte, d’autre part, va tout droit se loger
Chez un prélat, qu’elle condamne
A jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes, Dieu sait! Les gens n’ont point de honte
De faire aller le mal toujours de pis en pis.
L’une et l’autre trouva de la sorte son conte,
Et fit très-sagement de changer de logis.

IX
LE LOUP ET LA CIGOGNE
[Ésope]

Les Loups mangent gloutonnement.
Un Loup donc étant de frairie
Se pressa, dit-on, tellement
Qu’il en pensa perdre la vie:
Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne.
Il lui fait signe; elle accourt.
Voilà l’opératrice aussitôt en besogne.
Elle retira l’os; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup:
Vous riez, ma bonne commère
Quoi ? ce n’est pas encore beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?
Allez, vous êtes une ingrate:
Ne tombez jamais sous ma patte. »

X
LE LION ABATTU PAR L’HOMME
[Ésope]

On exposait une peinture
Où l’artisan avait tracé
Un lion d’immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
« Je vois bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne ici la victoire;
Mais l’ouvrier vous a déçus:
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. »

XI
LE RENARD ET LES RAISINS
[Ésope]

Certain Renard gascon, d’autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas;
Mais comme il n’y pouvait atteindre:
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

XII
LE CYGNE ET LE CUISINIER
[Ésope]

Dans une ménagerie
De volatiles remplie
Vivaient le Cygne et l’Oison:
Celui-là destiné pour les regards du maître;
Celui-ci, pour son goût; l’un qui se piquait d’être
Commensal du jardin; l’autre, de la maison.
Des fossés du château faisant leurs galeries,
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l’onde, et tantôt se plonger,
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le Cuisinier, ayant trop bu d’un coup,
Prit pour oison le Cygne; et le tenant au cou,
Il allait l’égorger, puis le mettre en potage.
L’oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le Cuisinier fut fort surpris,
Et vit bien qu’il s’était mépris.
« Quoi ? je mettrais, dit-il, un tel chanteur en soupe!
Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en sert si bien! »
Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le doux parler ne nuit de rien.

XIII
LES LOUPS ET LES BREBIS
[Ésope]

Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les Loups firent la paix avec les Brebis.
C’était apparemment le bien des deux partis;
Car si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
Les Bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,
Ni d’autre part pour les carnages:
Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens.
La paix se conclut donc: on donne des otages;
Les Loups, leurs Louveteaux; et les Brebis, leurs Chiens.
L’échange en étant fait aux formes ordinaires
Et réglé par des commissaires,
Au bout de quelque temps que messieurs les Louvats
Se virent loups parfaits et friands de tuerie,
Ils vous prennent le temps que dans la bergerie
Messieurs les Bergers n’étaient pas,
Étranglent la moitié des Agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents, dans les bois se retirent.
Ils avaient averti leurs gens secrètement.
Les Chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement,
Furent étranglés en dormant:
Cela fut sitôt fait qu’à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux; un seul n’en échappa.
Nous pouvons conclure de là
Qu’il faut faire aux méchants guerre continuelle.
La paix est fort bonne de soi;
J’en conviens; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?

XIV
LE LION DEVENU VIEUX
[Phèdre]

Le Lion, terreur des forêts,
Chargé d’ans et pleurant son antique prouesse,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets,
Devenus forts par sa faiblesse.
Le Cheval s’approchant lui donne un coup de pied;
Le Loup, un coup de dent; le Boeuf, un coup de corne.
Le malheureux Lion, languissant, triste, et morne,
Peut à peine rugir, par l’âge estropié.
Il attend son destin, sans faire aucunes plaintes;
Quand voyant l’Ane même à son antre accourir:
« Ah! c’est trop, lui dit-il; je voulais bien mourir;
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. »

XV
PHILOMÈLE ET PROGNÉ
[Babrias]

Autrefois Progné l’hirondelle,
De sa demeure s’écarta,
Et loin des villes s’emporta
Dans un bois où chantait la pauvre Philomèle.
« Ma soeur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici tantôt mille ans que l’on ne vous a vue:
Je ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire ?
Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
– Ah! reprit Philoméle, en est-il de plus doux ?
Progné lui repartit: « Eh quoi ? cette musique,
Pour ne chanter qu’aux animaux,
Tout au plus à quelque rustique ?
Le désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles.
Aussi bien, en voyant les bois,
Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois,
Parmi des demeures pareilles,
Exerça sa fureur sur vos divins appas.
– Et c’est le souvenir d’un si cruel outrage
Qui fait, reprit sa soeur, que je ne vous suis pas.
En voyant les hommes, hélas!
Il m’en souvient bien davantage. »

XVI
LA FEMME NOYÉE

Je ne suis pas de ceux qui disent: « Ce n’est rien,
C’est une femme qui se noie. »
Je dis que c’est beaucoup; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie.
Ce que j’avance ici n’est point hors de propos,
Puisqu’il s’agit en cette fable,
D’une femme qui dans les flots
avait fini ses jours par un sort déplorable.
Son époux en cherchait le corps,
Pour lui rendre, en cette aventure,
Les honneurs de la sépulture.
Il arriva que sur les bords
Du fleuve auteur de sa disgrâce
Des gens se promenaient ignorants l’accident.
Ce mari donc leur demandant
S’ils n’avaient de sa femme aperçu nulle trace:
« Nulle, reprit l’un d’eux; mais cherchez-la plus bas;
Suivez le fil de la rivière. »
Un autre repartit: « Non, ne le suivez pas;
Rebroussez plutôt en arrière:
Quelle que soit la pente et l’inclination
Dont l’eau par sa course l’emporte,
L’esprit de contradiction
L’aura fait flotter d’autre sorte. »
Cet homme se raillait assez hors de saison.
Quant à l’humeur contredisante,
Je ne sais s’il avait raison;
Mais que cette humeur soit ou non
Le défaut du sexe et sa pente,
Quiconque avec elle naîtra
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu’au bout contredira,
Et, s’il peut, encore par delà.

XVII
LA BELETTE ENTRÉE DANS UN GRENIER
[Ésope]

Damoiselle Belette, au corps long et flouet,
Entra dans un grenier par un trou fort étroit:
Elle sortait de maladie.
Là, vivant à discrétion,
La galande fit chère lie,
Mangea, rongea: Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion!
La voilà, pour conclusion,
Grasse, mafflue et rebondie.
Au bout de la semaine, ayant dîné son soû,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s’être méprise.
Après avoir fait quelques tours,
« C’est, dit-elle, l’endroit: me voilà bien surprise;
J’ai passé par ici depuis cinq ou six jours. »
Un Rat, qui la voyait en peine,
Lui dit: « Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres;
Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les vôtres. »

XVIII
LE CHAT ET UN VIEUX RAT
[Ésope]

J’ai lu chez un conteur de fables,
Qu’un second Rodilard, l’Alexandre des chats,
L’Attila, le fléau des rats,
Rendait ces derniers misérables;
J’ai lu, dis-je, en certain auteur,
Que ce Chat exterminateur,
Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde:
Il voulait de Souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu’on suspend sur un léger appui,
La mort-aux-rats, les souricières,
N’étaient que jeux au prix de lui.
Comme il voit que dans leurs tanières
Les Souris étaient prisonnières,
Qu’elles n’osaient sortir, qu’il avait beau chercher,
Le galand fait le mort, et du haut d’un plancher
Se pend la tête en bas: la bête scélérate
A de certains cordons se tenait par la patte.
Le peuple des Souris croit que c’est châtiment,
Qu’il a fait un larcin de rôt ou de fromage,
Égratigné quelqu’un, causé quelque dommage;
Enfin qu’on a pendu le mauvais garnement.
Toutes, dis-je, unanimement
Se promettent de rire à son enterrement,
Mettent le nez à l’air, montrent un peu la tête,
Puis rentrent dans leurs nids à rats,
Puis ressortant font quatre pas,
Puis enfin se mettent en quête.
Mais voici bien une autre fête:
Le pendu ressuscite; et sur ses pieds tombant,
Attrape les plus paresseuses.
« Nous en savons plus d’un, dit-il en les gobant:
C’est tour de vieille guerre; et vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas, je vous en avertis:
Vous viendrez toutes au logis. »
Ils prophétisait vrai: notre maître Mitis
Pour la seconde fois les trompe et les affine,
Blanchit sa robe et s’enfarine;
Et de la sorte déguisé,
Se niche et se blottit dans une huche ouverte.
Ce fut à lui bien avisé:
La gent trotte-menu s’en vient chercher sa perte.
Un Rat, sans plus, s’abstient d’aller flairer autour:
C’était un vieux routier, il savait plus d’un tour;
Même il avait perdu sa queue à la bataille.
« Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S’écria-t-il de loin au général des Chats:
Je soupçonne dessous encore quelque machine:
Rien ne te sert d’être farine;
Car, quand tu serais sac, je n’approcherais pas. »
C’était bien dit à lui; j’approuve sa prudence:
Il était expérimenté,
Et savait que la méfiance
Est mère de la sûreté.

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Jean de La Fontaine – Les fables, livre 2 (1688 – 1694)

FABLE I
CONTRE CEUX QUI ONT LE GOUT DIFFICILE

Quand j’aurais en naissant reçu de Calliope
Les dons qu’à ses amants cette Muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d’Esope :
Le Mensonge et les Vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions.
On peut donner du lustre à leurs inventions :
On le peut, je l’essaie ; un plus savant le fasse.
Cependant jusqu’ici d’un langage nouveau
J’ai fait parler le Loup, et répondre l’Agneau.
j’ai passé plus avant ; les Arbres et les Plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes :
Qui ne prendrait ceci pour un enchantement?
« Vraiment, me diront nos Critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d’enfant.
– Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et d’un style plus haut ? En voici. Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avaient lassé les Grecs, qui, par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N’avaient pu mettre à bout cette fière Cité :
Quand un cheval de bois par Minerve inventé
D’un rare et nouvel artifice,
Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
Le vaillant Dioméde, Ajax l’impétueux,
Que ce Colosse monstrueux
Avec leurs Escadrons devait porter dans Troie,
Livrant à leur fureur ses Dieux mêmes en proie :
Stratagème inouï, qui des fabricateurs
Paya la constance et la peine.
– C’est assez, me dira quelqu’un de nos Auteurs,
La période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et puis votre Cheval de bois,
Vos Héros avec leurs Phalanges,
Ce sont des contes plus étranges
Qu’un Renard qui cajole un Corbeau sur sa voix.
De plus, il vous sied mal d’écrire en ce haut style.
– Eh bien, baissons d’un ton. La jalouse Amarylle
Songeait à son Alcippe, et croyait de ses soins
N’avoir que ses Moutons et son Chien pour témoins.
Tircis, qui l’aperçut, se glisse entre des Saules;
Il entend la bergère adressant ces paroles
Au doux Zéphire, et le priant
De les porter à son Amant.
– je vous arrête à cette rime,
Dira mon Censeur à l’instant :
Je ne la tiens pas légitime,
Ni d’une assez grande vertu.
Remettez, pour le mieux, ces deux Vers à la fonte. ».
Maudit Censeur, te tairas-tu ?
Ne saurais-je achever mon conte?
C’est un dessein très dangereux
Que d’entreprendre de te plaire :
Les délicats sont malheureux ;
Rien ne saurait les satisfaire.

FABLE II
CONSEIL TENU PAR LES RATS

Un Chat nommé Rodilardus
Faisait de Rats telle déconfiture
Que l’on n’en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu’il en restait, n’osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son soû ;
Et Rodilard passait, chez la Gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu’au haut et au loin
Le Galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l’abord leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu’il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis ils s’enfuiraient sous terre :
Qu’il n’y savait que ce moyen.
Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen;
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : Je n’y vas point, je ne suis pas si sot ;
L’autre : Je ne saurais. Si bien que sans rien faire
On se quitta. J’ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus :
Chapitres non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire Chapitres de Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.

FABLE III
LE LOUP PLAIDANT CONTRE LE RENARD PAR-DEVANT LE SINGE

Un Loup disait que l’on l’avait volé :
Un Renard, son voisin, d’assez mauvaise vie,
Pour ce prétendu vol par lui fut appelé.
Devant le Singe il fut plaidé,
Non point par Avocats, mais par chaque Partie.
Thémis n’avait point travaillé,
De mémoire de Singe, à fait plus embrouillé.
Le Magistrat suait en son lit de Justice.
Après qu’on eut bien contesté,
Répliqué, crié, tempêté,
Le Juge, instruit de leur malice,
Leur dit : « Je vous connais de longtemps, mes amis ;
Et tous deux vous paierez l’amende :
Car toi, Loup, tu te plains, quoiqu’on ne t’ait rien pris ;
Et toi, Renard, as pris ce que l’on te demande. »
Le Juge prétendait qu’à tort et à travers
On ne saurait manquer condamnant un pervers.

FABLE IV
LES DEUX TAUREAUX ET UNE GRENOUILLE

Deux Taureaux combattaient à qui posséderait
Une Génisse avec l’empire.
Une Grenouille en soupirait.
Qu’avez-vous? se mit à lui dire.
Quelqu’un du peuple croassant.
– Et ne voyez-vous pas, dit-elle,
Que la fin de cette querelle
Sera l’exil de l’un ; que l’autre le chassant
Le fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il ne régnera plus sur l’herbe des prairies,
Viendra dans nos marais régner sur les Roseaux,
Et, nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantôt l’une, et puis l’autre, il faudra qu’on pâtisse
Du combat qu’a causé Madame la Génisse.
Cette crainte était de bon sens ;
L’un des Taureaux en leur demeure
S’alla cacher à leurs dépens :
Il en écrasait vingt par heure,
Hélas ! on voit que de tout temps
Les petits ont pâti des sottises des grands.

FABLE V
LA CHAUVE-SOURIS ET LES DEUX BELETTES

Une Chauve-souris donna tête baissée
Dans un nid de Belette ; et sitôt qu’elle y fut,
L’autre envers les Souris de longtemps courroucée
Pour la dévorer accourut.
Quoi ! vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Après que votre race a tâché de me nuire !
N’êtes-vous pas Souris ? parlez sans fiction.
Oui vous l’êtes, ou bien je ne suis pas Belette.
– Pardonnez-moi, dit la Pauvrette, Ce n’est pas ma profession.
Moi Souris ! des méchants vous ont dit ces nouvelles ;
Grâce à l’Auteur de l’Univers,
Je suis Oiseau : voyez mes ailes ;
Vive la Gent qui fend les airs
Sa raison plut, et sembla bonne.
Elle fait si bien qu’on lui donne
Liberté de se retirer.
Deux jours après, notre étourdie
Aveuglément se va fourrer
Chez une autre Belette aux Oiseaux ennemie.
La voilà derechef en danger de sa vie.
La Dame du logis avec son long museau
S’en allait la croquer en qualité d’Oiseau,
Quand elle protesta qu’on lui frisait outrage :
« Moi, pour telle passer! vous n’y regardez pas :
Qui fait l’Oiseau ? c’est le plumage.
Je suis Souris ; vivent les Rats !
Jupiter confonde les Chats !
Par cette adroite repartie
Elle sauva deux fois sa vie.
Plusieurs se sont trouvés qui d’écharpe changeants
Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue.
Le Sage dit selon les gens :
« Vive le Roi », « vive la Ligue ».

FABLE VI
L’OISEAU BLESSÉ D’UNE FLECHE

Mortellement atteint d’une flèche empennée,
Un Oiseau déplorait sa triste destinée,
Et disait, en souffrant un surcroît de douleur :
Faut-il contribuer à son propre malheur ?
Cruels humains, vous tirez de nos ailes
De quoi faire voler ces machines mortelles.
Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié :
Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre.
Des enfants de Japets toujours une moitié
Fournira des armes à l’autre.

FABLE VII
LA LICE ET SA COMPAGNE

Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque temps sa Compagne revient.
La Lice lui demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine.
Pour faire court, elle l’obtient.
Ce second terme échu, l’autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La Lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors. »
Ses enfants étaient déjà forts.
Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

FABLE VIII
L’AIGLE ET L’ESCARBOT

L’Aigle donnait la chasse à Maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s’enfuyait au plus vite.
Le trou de l’Escarbot se rencontre en chemin :
Je laisse à penser si ce gîte
Était sûr ; mais où mieux ? Jean Lapin s’y blottit.
L’Aigle fondant sur lui nonobstant cet asile,
L’Escarbot intercède et dit :
Princesse des Oiseaux, il vous est fort facile
D’enlever malgré moi ce pauvre malheureux ;
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie.
Et puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui de grâce, ou l’ôtez à tous deux :
C’est mon voisin, c’est mon compère.
L’Oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l’aile l’Escarbot,
L’étourdit, l’oblige à se taire,
Enlève Jean Lapin. L’Escarbot indigné
Vole au nid de l’Oiseau, fracasse en son absence
Ses oeufs, ses tendres oeufs, sa plus douce espérance :
Pas un seul ne fut épargné.
L’Aigle étant de retour et voyant ce ménage,
Remplit le ciel de cris, et, pour comble de rage,
Ne sait sur qui venger le tort qu’elle a souffert.
Elle gémit en vain, sa plainte au vent se perd.
Il fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L’an suivant elle mit son nid en lieu plus haut.
L’Escarbot prend son temps, fait faire aux oeufs le saut :
La mort de Jean Lapin derechef est vengée.
Ce second deuil fut tel que l’Écho de ces Bois
N’en dormit de plus de six mois.
L’oiseau qui porte Ganymède
Du Monarque des Dieux enfin implore l’aide,
Dépose en son giron ses oeufs, et croit qu’en paix
Ils seront dans ce lieu, que pour ses intérêts
Jupiter se verra contraint de les défendre :
Hardi qui les irait là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du Dieu fit tomber une crotte :
Le dieu la secouant jeta les oeufs à bas.
Quand l’Aigle sut l’inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa Cour, d’aller vivre au désert,
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut :
Devant son Tribunal l’Escarbot comparut,
Fit sa plainte, et conta l’affaire :
On fit entendre à l’Aigle enfin qu’elle avait ton ;
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le Monarque des Dieux s’avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l’Aigle fait l’amour
En une autre saison, quand la race escarbote
Est en quartier d’hiver, et comme la Marmotte
Se cache et ne voit point le jour.

FABLE IX
LE LION ET LE MOUCHERON

« Va-t’en, chétif Insecte, excrément de la terre
C’est en ces mots que le Lion Parlait un jour au Moucheron.
L’autre lui déclara la guerre.
Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
Me fasse peur, ni me soucie ?
Un Boeuf est plus puissant que toi,
Je le mène à ma fantaisie.
A peine il achevait ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le Trompette et le Héros.
Dans l’abord il se met au large,
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Lion, qu’il rend presque fou.
Le Quadrupède écume, et son oeil étincelle ;
Il rugit ; on se cache, on tremble à l’environ ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un Moucheron.
Un avorton de Mouche en cent lieux le harcèle
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est grise ni dent en la Bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais, et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat ; le voilà sur les dents.
L’Insede du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une Araignée ; Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

FABLE X
L’ANE CHARGÉ D’ÉPONGES, ET L’ANE CHARGÉ DE SEL

Un Anier, son sceptre à la main,
Menait, en Empereur romain,
Deux Coursiers à longues oreilles.
L’un d’Éponges chargé marchait comme un Courrier ;
Et l’autre se faisant prier
Portait, comme on dit, les bouteilles :
Sa charge était de Sel. Nos gaillards Pèlerins,
Par monts, par vaux, et par chemins,
Au gué d’une Rivière à la fin arrivèrent,
Et fort empêchés se trouvèrent.
L’Anier qui tous les jours traversait ce gué-là.
Sur l’Ane à l’Éponge monta,
Chassant devant lui l’autre Bête,
Qui voulant en faire à sa tête,
Dans un trou se précipita,
Revint sur l’eau, puis échappa :
Car au bout de quelques nagées,
Tout son sel se fondit si bien
Que le Baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées.
camarade Épongier prit exemple sur lui,
Comme un Mouton qui va dessus la foi d’autrui.
Voilà mon Ane à l’eau : jusqu’au col il se plonge,
Lui, le condudeur, et l’Éponge.
Tous trois burent d’autant : l’Anier et le Grisons
Firent à l’Éponge raison .
celle-ci devint si pesante,
Et de tant d’eau s’emplit d’abord,
Que l’Ane succombant ne put gagner le bord.
L’Anier l’embrassait dans l’attente
D’une prompte et certaine mort.
Quelqu’un vint au secours : qui ce fut, il n’importe ;
C’est assez qu’on ait vu par là qu’il ne faut point
Agir chacun de même sorte.
J’en voulais venir à ce point.

FABLE XI
LE LION ET LE RAT

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
De cette vérité deux Fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion,
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie :
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Le Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

FABLE XII
LA COLOMBE ET LA FOURMI

Le long d’un clair ruisseau buvait une Colombe,
Quand sur l’eau se penchant une Fourmis y tombe;
Et dans cet Océan l’on eût vu la Fourmis
S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La Colombe aussitôt usa de charité ;
Un brin d’herbe dans l’eau par elle étant jeté,
Ce fut un promontoire où la Fourmis arrive.
Elle se sauve; et là-dessus
Passe un certain Croquant qui marchait les pieds nus.
Ce Croquant par hasard avait une arbalète ;
Dès qu’il voit l’Oiseau de Vénus,
Il le croit en son pot, et déjà lui fait fête.
Tandis qu’à le tuer mon Villageois s’apprête,
La Fourmis le pique au talon.
Le Vilain retourne la tête.
La Colombe l’entend, part, et tire de long.
Le soupé du Croquant avec elle s’envole :
Point de Pigeon pour une obole.

FABLE XIII
L’ASTROLOGUE
QUI SE LAISSE TOMBER DANS UN PUITS

Un Astrologue un jour se laissa choir
Au fond d’un puits. On lui dit : Pauvre bête,
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? »
Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il en est peu qui fort souvent
Ne se plaisent d’entendre dire
Qu’au Livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce Livre qu’Homère et les siens ont chanté,
Qu’est-ce que le Hasard parmi l’antiquité,
Et parmi nous la Providence ?
Or du hasard il n’est point de science :
S’il en était, on aurait tort
De l’appeler hasard, ni fortune, ni sort,
Toutes choses très incertaines.
Quant aux volontés souveraines
De celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein,
Qui les sait que lui seul ? comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des Étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? pour exercer l’esprit
De ceux qui de la Sphère et du Globe ont écrit?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre dans les biens de plaisirs incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus,
Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ?
C’est erreur, ou plutôt c’est crime de le croire.
Le Firmament se meut ; les Astres font leur cours;
Le Soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d’éclairer,
D’amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l’Univers ?
Charlatans, faiseurs d’Horoscope,
Quittez les Cours des Princes de l’Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d’un temps .
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je m’emporte un peu trop ; revenons à l’histoire
De ce Spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C’est l’image de ceux qui bayent aux chimères
Cependant qu’ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires.

FABLE XIV
LE LIEVRE ET LES GRENOUILLES

Un Lièvre en son gîte songeait
Dans un profond ennui ce Lièvre se plongeait :
Cet animal est triste, et la crainte le ronge.
Les gens de naturel peureux
Sont, disait-il, bien malheureux :
Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite.
Jamais un plaisir pur ; toujours assauts divers :
Voilà comme je vis : cette crainte maudite
M’empêche de dormir, sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.
Et la peur se corrige-t-elle ?
Je crois même qu’en bonne foi
Les hommes ont peur comme moi.
Ainsi raisonnait notre Lièvre,
Et cependant faisait le guet.
Il était douteux, inquiet ;
Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.
Le mélancolique Animal,
En rêvant à cette matière,
Entend un léger bruit : ce lui fut un signal
Pour s’enfuir devers sa tanière.
Il s’en alla passer sur le bord d’un Étang :
Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes;
Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes.
Oh ! dit-il, j’en fais faire autant
Qu’on m’en fait faire ! ma présence
Effraie aussi les gens ! je mets l’alarme au camp !
Et d’où me vient cette vaillance?
Comment ! des Animaux qui tremblent devant moi !
Je suis donc un foudre de guerre?
Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi.

FABLE XV
LE COQ ET LE RENARD

Sur la branche d’un arbre était en sentinelle
Un vieux Coq adroit et matois.
Frère, dit un Renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :
Paix générale cette fois.
Je viens te l’annoncer ; descends que je t’embrasse ;
Ne me retarde point de grâce :
Je dois faire aujourd’hui vingt postes sans manquer.
Les tiens et toi pouvez vaquer
Sans nulle crainte à vos affaires :
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux dès ce soir.
Et cependant viens recevoir
Le baiser d’amour fraternelle.
là – Ami, reprit le Coq, je ne pouvais jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle
De cette paix.
Et ce m’est une double joie
De la tenir de toi. Je vois deux Lévriers,
Qui, je m’assure, sont courriers
Que pour ce sujet on envoie.
Ils vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je descends ; nous pourrons nous entrebaiser tous.
– Adieu, dit le Renard : ma traite est longue à faire.
Nous nous réjouirons du succès de l’affaire
Une autre fois. Le Galant aussitôt
Tire ses grègues, gagne au haut,
Mal content de son stratagème ;
Et notre vieux Coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur ;
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.

FABLE XVI
LE CORBEAU VOULANT IMITER L’AIGLE

L’Oiseau de Jupiter enlevant un Mouton,
Un Corbeau témoin de l’affaire,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l’heure autant faire.
Il tourne à l’entour du troupeau,
Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un vrai Mouton de sacrifice :
On l’avait réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard Corbeau disait, en le couvant des yeux :
Je ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture.
Sur l’Animal bêlant, à ces mots, il s’abat.
La moutonnière créature
Pesait plus qu’un fromage ; outre que sa toison
Était d’une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème.
Elle empêtra si bien les serres du Corbeau
Que le pauvre Animal ne put faire retraite :
Le Berger vient, le prend, l’encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d’amusette.
Il faut se mesurer, la conséquence est nette.
Mal prend aux Volereaux de faire les Voleurs.
L’exemple est un dangereux leurre :
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs :
Où la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.

FABLE XVII
LE PAON SE PLAIGNANT À JUNON

Le Paon se plaignait à Junon :
« Déesse, disait-il, ce n’est pas sans raison
Que je me plains, que je murmure ;
Le chant dont vous m’avez fait don
Déplaît à toute la Nature :
Au lieu qu’un Rossignol, chétive créature,
Forme des sons aussi doux qu’éclatants,
Est lui seul l’honneur du Printemps.
Junon répondit en colère :
Oiseau jaloux, et qui devrais te taire,
Est-ce à toi d’envier la voix du Rossignol ?
Toi que l’on voit porter à l’entour de ton col
Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies;
Qui te panades, qui déploies
Une si riche queue, et qui semble à nos yeux
La Boutique d’un Lapidaire.
Es-il quelque Oiseau sous les Cieux
Plus que toi capable de plaire ?
Tout Animal n’a pas toutes propriétés.
Nous vous avons donné diverses qualités :
Les uns ont la grandeur et la force en partage ;
Le Faucon est léger, l’Aigle plein de courage,
Le Corbeau sert pour le présage,
La Corneille avertit des malheurs à venir :
Tous sont contents de leur ramage.
Cesse donc de te plaindre, ou bien pour te punir
Je t’ôterai ton plumage.

FABLE XVIII
LA CHATTE MÉTAMORPHOSÉE EN FEMME

Un homme chérissait éperdument sa Chatte ;
Il la trouvait mignonne, et belle, et délicate,
Qui miaulait d’un ton fort doux :
Il était plus fou que les fous.
Cet homme donc, par prières, par larmes,
Par sortilèges et par charmes,
Fait tant qu’il obtient du Destin
Que sa Chatte en un beau matin
Devient femme, et le matin même
Maître sot en fait sa moitié.
Le voilà fou d’amour extrême,
De fou qu’il était d’amitié.
Jamais la Dame la plus belle
Ne charma tant son Favori
Que fut cette Épouse nouvelle
Son hypocondre de Mari.
Il l’amadoue, elle le flatte ;
Il n’y trouve plus rien de Chatte,
Et poussant l’erreur jusqu’au bout,
La croit femme en tout et par tout,
Lorsque quelques Souris qui rongeaient de la natte
Troublèrent le plaisir des nouveaux mariés.
Aussitôt la Femme est sur pieds :
Elle manqua son aventure.
Souris de revenir, Femme d’être en posture.
Pour cette fois elle accourut à point ;
Car ayant changé de figure,
Les Souris ne la craignaient point.
Ce lui fut toujours une amorce,
Tant le naturel a de force.
Il se moque de tout, certain âge accompli.
Le vase est imbibé, l’étole a pris son plis.
En vain de son train ordinaire
On le veut désaccoutumer.
Quelque chose qu’on puisse faire,
On ne saurait le réformer.
Coups de fourche ni d’étrivières
Ne lui font changer de manières ;
Et, trissiez-vous embâtonnés,
Jamais vous n’en serez les Maîtres.
Qu’on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres.

FABLE XIX
LE LION ET L’ANE CHASSANT

Le roi des Animaux se mit un jour en tête
De giboyer. Il célébrait sa fête.
Le gibier du Lion, ce ne sont pas Moineaux,
Mais beaux et bons Sangliers,
Daims et Cerfs bons et beaux
Pour réussir dans cette affaire,
Il se servit du ministère
De l’Ane à la voix de Stentor.
L’Ane à Messer Lion fit office de Cor.
Le Lion le posta, le couvrit de ramée,
Lui commanda de braire, assuré qu’à ce son
Les moins intimidés filtraient de leur maison.
Leur troupe n’était pas encore accoutumée
A la tempête de sa voix ;
L’air en retentissait d’un bruit épouvantable :
La frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où les attendait le Lion.
N’ai- je pas bien servi dans cette occasion ?
Dit l’Ane, en se donnant tout l’honneur de la chasse.
– Oui, reprit le Lion, c’est bravement crié :
Si je ne connaissais ta personne et ta race,
J’en serais moi-même effrayé.
L’Ane, s’il eût osé, se fut mis en colère,
Encore qu’on le raillât avec juste raison :
Car qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractère.

FABLE XX
TESTAMENT EXPLIQUÉ PAR ÉSOPE

Si ce qu’on dit d’Esope est vrai,
C’était l’Oracle de la Grèce,
Lui seul avait plus de sagesse
Que tout l’Aréopage. En voici pour essai
Une histoire des plus gentilles,
Et qui pourra plaire au Lecteur.
Un certain homme avait trois Filles,
Toutes trois de contraire humeur :
Une buveuse, une coquette, La troisième avare parfaite.
Cet homme par son testament
Selon les Lois municipales,
Leur laissa tout son bien par portions égides,
En donnant à leur Mère tant,
Payable quand chacune d’elles
Ne posséderait plus sa contingente part.
Le Père mort, les trois Femelles
Courent au tournent sans attendre plus tard.
On le lit ; on tâche d’entendre La volonté du Testateur ;
Mais en vain ; car comment comprendre
Qu’aussitôt que chacune soeur
Ne possédera plus sa part héréditaire,
Il lui faudra payer sa Mère ?
Ce n’est pas un fort bon moyen
Pour payer, que d’être sans bien.
Que voulait donc dire le Père ?
L’affaire est consultée; et tous les Avocats,
Après avoir tourné le cas
En cent et cent mille manières,
Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus,
Et conseillent aux Héritières
De partager le bien sans songer au surplus.
Quant à la somme de la Veuve,
Voici, leur dirent-ils, ce que le Conseil treuve :
Il plut que chaque Soeur se charge par traité
Du tiers, payable à volonté ,
Si mieux n’aime la Mère en créer une rente
Dès le décès du Mort courante.
La chose ainsi réglée, on compose trois Lots :
En l’un, les maisons de bouteille,
Les buffets dressés sous la treille,
La vaisselle d’argent, les cuvettes, les brocs,
Les magasins de Malvoisie,
Les Esclaves de bouche, et, pour dire en deux mots,
L’attirail de la Goinfrerie;
Dans un autre celui de la Coquetterie :
La maison de la Ville et les meubles exquis,
Les Eunuques et les Coiffeuses,
Et les Brodeuses, Les joyaux, les robes de prix.
Dans le troisième Lot, les fermes, le ménage,
Les Troupeaux et le pâturage, Valets et bêtes de labeur.
Ces Lots faits, on jugea que le son pourrait faire
Que peut-être pas une Soeur
N’aurait ce qui lui pourrait plaire.
Ainsi chacune prit son inclination ;
Le tout à l’estimation.
Ce fut dans la ville d’Athènes
Que cette rencontre arriva.
Petits et grands, tout approuva.
Le partage et le choix. Esope seul trouva
Qu’après bien du temps et des peines
Les Gens avaient pris justement
Le contre-pied du testament.
Si le Défunt vivait, disait-il, que l’Attique
Aurait de reproches de lui !
Comment ! ce peuple qui se pique
D’être le plus subtil des peuples d’aujourd’hui
A si mal entendu la volonté suprême
D’un Testateur ! Ayant ainsi parlé
Il fait le partage lui-même,
Et donne à chaque soeur un lot contre son gré.
Bien qui pût être convenable,
Partant rien aux soeurs d’agréable.
A la coquette l’attirail
Qui suit les personnes buveuses.
La Biberonne eut le bétail.
La Ménagère eut les coiffeuses.
Tel fut l’avis du Phrygien,
Alléguant qu’il n’était moyen
Plus sûr pour obliger ces Filles
A se défaire de leur bien,
Qu’elles se marieraient dans les bonnes familles,
Quand on leur verrait de l’argent,
Paieraient leur Mère tout comptant ;
Ne posséderaient plus les effets de leur Père ;
Ce que disait le testament.
Le Peuple s’étonna comme il se pouvait faire
Qu’un homme seul eût plus de sens
Qu’une multitude de Gens.

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Jean de La Fontaine – Les fables, livre 1 (1688 – 1694)

FABLE I
LA CIGALE ET LA FOURMI

La Cigale, ayant chanté
Tout L’Été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la Bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
« Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’Août, foi d’animal,
Intérêt et principal. »
La Fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
« Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
– Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise :
Eh bien! dansez maintenant. »

FABLE II
LE CORBEAU ET LE RENARD

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Et bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces Bois. »
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie :
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui j’écoute.
cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »
Le corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

FABLE III
LA GRENOUILLE QUI SE VEUT FAIRE AUSSI GROSSE QUE LE BOEUF

Une Grenouille vit un Boeuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travaille
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : « Regardez bien, ma soeur,
Est-ce assez ? dites-moi : n’y suis-je point encore ?
– Nenni. – M’y voici donc? – Point du tout. – M’y voilà ?
– Vous n’en approchez point. » La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs,
Tout petit Prince a des Ambassadeurs,
Tout Marquis veut avoir des Pages.

FABLE IV
LES DEUX MULETS

Deux Mulets cheminaient ; l’un d’avoine chargé ;
L’autre ponant l’argent de la Gabelle.
Celui-ci, glorieux d’une charge si belle,
N’eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d’un pas relevé,
Et frisait sonner sa sonnette ;
Quand, l’ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l’argent,
Sur le Mulet du fisc une troupe se jette,
Le saisit au hein, et l’arrête.
Le Mulet se défendant
Se sent percer de coups : il gémit, il soupire.
« Est-ce donc là, dit-il, ce qu’on m’avait promis ?
Ce Mulet qui me suit du danger se retire ;
Et moi j’y tombe, et je péris.
– Ami, lui dit son camarade,
Il n’est pas toujours bon d’avoir un haut emploi :
Si tu n’avais servi qu’un Meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade. »

FABLE V
LE LOUP ET LE CHIEN

Un Loup n’avait que les os et la peau ;
Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu’il admire.
Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
là quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haines, et pauvres diables,
Dont la condition et de mourir de faim.
Car quoi ? Bien d’assuré ; point de hanche lippée
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire?
– Presque rien, dit le Chien ; donner la chasse aux gens
Portant bâtons, et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien pelé :
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi? rien? – Peu
– Mais encore ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup ; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours, mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encore.

FABLE VI
LA GÉNISSE, LA CHEVRE ET LA BREBIS, EN SOCIÉTÉ AVEC LE LION

La Génisse, la Chèvre, et leur soeur la Brebis,
Avec un fier Lion, Seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris;
Vers ses associés aussitôt elle envoie.
Eux venus, le Lion par ses ongles compta,
Et dit : « Nous sommes quatre à partager la proie »;
Puis en autant de parts le Cerf il dépeça ;
Prit pour lui la première en qualité de Sire ;
Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,
C’est que je m’appelle Lion :
A cela l’on n’a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encore :
Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétends la troisième.
Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord. »

FABLE VII
LA BESACE

Jupiter dit un jour : « Que tout ce qui respire
S’en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur.
Si dans son composé quelqu’un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur :
Je mettrai remède à la chose.
Venez, Singe; parlez le premier, et pour cause.
Voyez ces animaux ; faites comparaison
De leurs beautés avec les vôtres :
Etes-vous satisfait ? – Moi ? dit-il, pourquoi non ?
N’ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres?
Mon portrait jusqu’ici ne m’a rien reproché ;
Mais pour mon fière l’Ours, on ne l’a qu’ébauché :
Jamais, s’il me veut croire, il ne se fera peindre. »
L’Ours venant là-dessus, on crut qu’il s’allait plaindre.
Tant s’en faut ; de sa forme il se loua très fort ;
Glosa sur l’Éléphant ; dit qu’on pourrait encore
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles :
Que c’était une masse informe et sans beauté.
L’Éléphant étant écouté,
Tout sage qu’il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu’à son appétit
Dame Baleine était trop grosse.
Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
Jupin les renvoya s’étant censurés tous :
Du reste, content d’eux ; mais, parmi les plus fous,
Notre espèce excella; car tout ce que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et Taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes :
On se voit d’un autre oeil qu’on ne voit son prochain.
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière ;
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui.
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui.

FABLE VIII
L’HIRONDELLE ET LES PETITS OISEAUX

Une Hirondelle en ses voyages
Avait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-ci prévoyait jusqu’aux moindres orages,
Et devant qu’ils fussent éclos,
Les annonçait aux Matelots.
Il arriva qu’au temps que la chanvre se sème,
Elle vit un Manant en couvrir maints sillons.
« Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux Oisillons.
Je vous plains : car pour moi, dans ce péril extrême,
Je saurai m’éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ?
Un jour viendra, qui n’est pas loin,
Que ce qu’elle répand sera votre ruine.
De là naîtront engins à vous envelopper,
Et lacets pour vous attraper ;
Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison
Votre mort ou votre prison ;
C’est la cage ou le chaudron.
C’est pourquoi, leur dit l’Hirondelle,
Mangez ce grain, et croyez-moi. »
Les Oiseaux se moquèrent d’elle,
Ils trouvaient aux champs trop de quoi.
Quand la chènevière fut verte,
L’Hirondelle leur dit : Arrachez brin à brin
Ce qu’a produit ce maudit grain ;
Ou soyez sûrs de votre perte.
– Prophète de malheur, babillarde, dit-on,
Le bel emploi que tu nous donnes !
Il nous faudrait mille personnes
Pour éplucher tout ce canton. »
La chanvre étant tout à fait crue,
L’Hirondelle ajouta : Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tôt venue ;
Mais puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les gens n’étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes et réseaux
Attraperont petits oiseaux,
Ne volez plus de place en place ;
Demeurez au logis, ou changez de climat :
« Imitez le Canard, la Grue et la Bécasse.
Mais vous n’êtes pas en état
De passer comme nous les déserts et les ondes,
Ni d’aller chercher d’autres mondes ;
C’est pourquoi vous n’avez qu’un parti qui soit sûr :
C’est de vous renfermer aux trous de quelque mur. »
Les Oisillons, las de l’entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que frisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement.
Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint Oisillon se vit esclave retenu.
Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nôtres,
Et ne croyons le mal que quand il est venu.

FABLE IX
LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’ortolans.
Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis :
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête,
Bien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête,
Pendant qu’ils étaient en train.
A la porte de la Salle
Ils entendirent du bruit;
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.
– C’est assez, dit le Rustique;
Demain vous viendrez chez moi ;
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi.
Mais rien ne vient m’interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre. »

FABLE X
LE LOUP ET L’AGNEAU

La raison du plus fort est toujours la meilleure ;
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage ;
Tu seras châtié de ta témérité.
ô – Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
A Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encore ma mère.
. – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos Bergers, et vos Chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange
Sans autre forme de procès.

FABLE XI
L’HOMME ET SON IMAGE

Un Homme qui s’aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d’être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le Sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les Conseillers muets dont se servent nos Dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des Galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse ? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer,
N’osant plus des miroirs éprouver l’aventure.
Mais un canal formé par une source pure
Se trouve en ces lieux écartés :
Il s’y voit, il se tache ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une Chimère vaine :
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau.
Mais quoi, le canal est si beau ,
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
On voit bien où je veux venir :
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme c’est cet Homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui ;
Miroirs de nos défauts les Peintres légitimes;
Et quant au Canal, c’est celui que chacun sait,
le Livre des Maximes.

FABLE XII
LE DRAGON À PLUSIEURS TETES, ET LE DRAGON À PLUSIEURS QUEUES

Un Envoyé du Grand Seigneur
Préférait, dit l’Histoire, un jour chez l’Empereur,
Les forces de son Maître à celles de l’Empire.
Un Allemand se mit à dire :
à Notre Prince a des Dépendants
Qui de leur chef sont si puissants
Que chacun d’eux pourrait soudoyer une armée.
Le Chiaoux, homme de sens,
Lui dit : Je sais par renommée
Ce que chaque Électeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir
D’une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J’étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d’un Hydre au travers d’une haie :
Mon sang commence à se glacer,
Et je crois qu’à moins on s’effraie.
Je n’en eus toutefois que la peur sans le mal.
Jamais le corps de l’animal
Ne put venir vers moi, ni trouver d’ouverture.
Je rêvais à cette aventure,
Quand un autre Dragon, qui n’avait qu’un seul chef,
Et bien plus d’une queue, à passer se présente :
Me voilà saisi derechef
D’étonnement et d’épouvante.
Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi ;
Bien ne les empêcha ; l’un fit chemin à l’autre.
Je soutiens qu’il en est ainsi
De votre Empereur et du nôtre.

FABLE XIII
LES VOLEURS ET L’ANE

Pour un Ane enlevé deux Voleurs se battaient :
L’un voulait le garder ; l’autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,
Et que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive un troisième Larron
Qui saisit Maître Aliboron.
L’Ane, c’est quelquefois une pauvre Province.
Les Voleurs sont tel ou tel Prince,
Comme le Transylvain, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux j’en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.
De nul d’eux n’est souvent la Province conquise :
Un quart Voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du Baudet.

FABLE XIV
SIMONIDE PRÉSERVÉ PAR LES DIEUX

On ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les Dieux, sa Maîtresse, et son Roi.
Malherbe le disait; j’y souscris quant à moi :
Ce sont Maximes toujours bonnes.
La louange chatouille, et gagne les esprits :
Les faveurs d’une Belle en sont souvent le prix.
Voyons comme les Dieux l’ont quelquefois payée.
Simonide avait entrepris L’éloge d’un Athlète, et, la chose essayée,
Il trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les parents de l’Athlète étaient gens inconnus,
Son père, un bon Bourgeois, lui sans autre mérite;
Matière infertile et petite.
Le Poète d’abord parla de son Héros :
Après en avoir dit ce qu’il en pouvait dire,
Il se jette à côté ; se met sur le propos
De Castor et Pollux ; ne manque pas d’écrire
Que leur exemple était aux Lutteurs glorieux,
Élève leurs combats, spécifiant les lieux
Où ces frères s’étaient signalés davantage :
Enfin l’éloge de ces Dieux
Faisait les deux tiers de l’Ouvrage.
L’Athlète avait promis d’en payer un talent ;
Mais quand il le vit, le Galant»
N’en donna que le tiers, et dit fort franchement
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
Faites-vous contenter par ce couple céleste ;
Je vous veux traiter cependant :
Venez souper chez moi, nous ferons bonne vie.
Les Conviés sont gens choisis,
Mes parents, mes meilleurs amis ;
Soyez donc de la compagnie.
Simonide promit. Peut-être qu’il eut peur
De perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il vient, l’on festine, l’on mange.
Chacun étant de belle humeur,
Un domestique accourt, l’avertit qu’à la porte
Deux hommes demandaient à le voir promptement.
Il sort de table, et la cohorte
N’en perd pas un seul coup de dent.
Ces deux hommes étaient les Gémeaux de l’Éloge.
Tous deux lui rendent grâce, et pour prix de ses Vers,
Ils l’avertissent qu’il déloge,
Et que cette maison va tomber à l’envers.
La prédiction fut vraie ;
Un pilier manque ; et le plafonds,
Ne trouvant plus rien qui l’étaie,
Tombe sur le festin, brise plats et flacons;
N’en fait pas moins aux Échansons.
Ce ne fut pas le pis ; car, pour rendre complète
La vengeance due au Poète,
Une poutre cassa les jambes à l’Athlète,
Et renvoya les Conviés
Pour la plupart estropiés.
La Renommée eut soin de publier l’affaire.
Chacun cria miracle ; on doubla le salaire
Que méritaient les vers d’un homme aimé des Dieux.
Il n’était fils de bonne mère
Qui, les payant à qui mieux mieux,
Pour ses Ancêtres n’en fit frire.
Je reviens à mon Texte ; et dis premièrement
Qu’on ne saurait manquer de louer largement
Les Dieux et leurs pareils ; de plus, que Melpomène
Souvent sans déroger trafique de sa peine;
Enfin qu’on doit tenir notre Art en quelque prix.
Les Grands se font honneur dès lors qu’ils nous font grâce :
Jadis l’Olympe et le Parnasse
Étaient fières et bons amis.

FABLE XVI
LA MORT ET LE BUCHERON

Un Malheureux appelait tous les jours
La Mort à son secours.
« ô Mon, lui disait-il, que tu me sembles belle
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle. ».
La Mon crut en venant l’obliger en effet.
Elle happe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas ô Mort ; ô mort, retire-toi.
Mécénas fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, à Mort ; on t’en dit tout autant.
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur :
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.

FABLE XVII
L’HOMME ENTRE DEUX AGES, ET SES DEUX MAITRESSES

Un homme de moyen âges,
Et tirant sur le grisons,
Jugea qu’il était saison
De songer au mariage.
Il avait du comptant,
Et partant
De quoi choisir : toutes voulaient lui plaire ;
En quoi notre Amoureux ne se pressait pas tant :
Bien adresser n’est pas petite affaire.
Deux Veuves sur son coeur eurent le plus de part :
L’une encore verte, et l’autre un peu bien mûre,
Mais qui réparait par son art
Ce qu’avait détruit la Nature.
Ces deux Veuves, en badinant, là
En riant, en lui faisant fête,
L’allaient quelquefois testonnant ;
C’est-à-dire ajustant sa tête.
La Vieille à tous moments de sa part emportait
Un peu du poil noir qui restait,
Afin que son Amant en fût plus à sa guise.
La Jeune saccageait les poils blancs à son tour :
Toutes deux firent tant que notre tête grise
Demeura sans cheveux, et se douta du tour.
Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles,
Qui m’avez si bien tondu :
J’ai plus gagné que perdu ;
Car d’Hymen, point de nouvelles.
Celle que je prendrais voudrait qu’à sa leçon
Je vécusse, et non à la mienne.
Il n’est tête chauve qui tienne ;
Je vous suis obligé, Belles, de la leçon. »

FABLE XVIII
LE RENARD ET LA CIGOGNE

Compère le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fut petit, et sans beaucoup d’apprêts :
Le Galant pour toute besogne
Avait un brouet clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La Cigogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le Drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
A quelque temps de là, la cigogne le prie :
Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.
A l’heure dite il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse ;
Loua très fort sa politesse,
Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout ;
Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
On servit pour l’embarrasser
En un vase à long col et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du Sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille.

FABLE XIX
L’ENFANT ET LE MAITRE D’ÉCOLE

Dans ce récit je prétends faire voir
D’un certain sot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l’eau se laissa choir,
En badinant sur les bords de la Seine.
Le ciel permit qu’un saule se trouva
Dont le branchage, après Dieu, le sauva.
S’étant pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par cet endroit passe un Maître d’École ;
L’enfant lui crie : Au secours, je péris.
Le Magister, se tournant à ses cris,
D’un ton fort grave à contretemps s’avise
De le tancer : Ah le petit babouin!
Voyez, dit-il, où l’a mis sa sottise
Et puis prenez de tels fripons le soin.
Que les parents sont malheureux, qu’il faille
Toujours veiller à semblable canaille !
Qu’ils ont de maux ! et que je plains leur sort ! »
Ayant tout dit il mit l’enfant à bord.
Je blâme ici plus de gens qu’on ne pense.
Tout babillard, tout censeur, tout pédant,
Se peut connaître au discours que j’avance :
Chacun des trois fait un peuple fort grand ;
Le Créateur en a béni l’engeance.
En toute affaire ils ne font que songer
Aux moyens d’exercer leur langue.
Hé mon ami, tire-moi de danger;
Tu feras après ta harangue.

FABLE XX
LE COQ ET LA PERLE

Un jour un Coq détourna
Une Perle qu’il donna
Au beau premier Lapidaire :
« Je la crois fine, dit-il ;
Mais le moindre grain de mil
Serait bien mieux mon affaire. »
Un ignorant hérita
D’un manuscrit qu’il porta
Chez son voisin le Libraire.
« Je crois, dit-il, qu’il est bon ;
Mais le moindre ducaton
Serait bien mieux mon affaire. »

FABLE XXI
LES FRELONS ET LES MOUCHES À MIEL

A l’oeuvre on connaît l’Artisan.
Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent :
Des Frelons les réclamèrent.
Des Abeilles s’opposant,
Devant certaine Guêpe on traduisit la cause.
Ii était malaisé de décider la chose.
Les témoins déposaient qu’autour de ces rayons
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De couleur fort tannée et tels que les Abeilles,
Avaient longtemps paru. Mais quoi ! dans les Frelons
Ces enseignes étaient pareilles.
La Guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,
Fit enquête nouvelle, et pour plus de lumière
Entendit une fourmilière ;
Le point n’en put être éclairci,
De grâce, à quoi bon tout ceci?
Dit une Abeille fort prudente,
Depuis tantôt six mois que la cause est pendante,
Nous voici comme aux premiers jours ;
Pendant cela le miel se gâte.
Il est temps désormais que le Juge se hâte :
N’a-t-il point assez léché l’Ours?
Sans tant de contredits et d’interlocutoires,
Et de fatras, et de grimoires,
Travaillons, les Frelons et nous :
On verra qui sait faire avec un suc si doux
Des cellules si bien bâties.
Le refus des Frelons fit voir
Que cet art passait leur savoir :
Et la Guêpe adjugea le miel à leurs parties.
Plût à Dieu qu’on réglât ainsi tous les procès !
Que des Turcs en cela l’on suivît la méthode !
Le simple sens commun nous tiendrait lieu de Code,
Il ne faudrait point tant de frais :
Au lieu qu’on nous mange, on nous gruge,
On nous mine par des longueurs ;
On fait tant à la fin que l’huître est pour le Juge,
Les écailles pour les plaideurs.

FABLE XXII
LE CHENE ET LE ROSEAU

Le Chêne un jour dit au Roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d’aventure.
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du Soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon ; tout me semble Zéphir.
Encore si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage ;
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La Nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. » Comme il disait ces mots
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie :
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

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Jean de La Fontaine, Les Fables : Dédicace à Monseigneur le duc de Bourgogne (1688 – 1694)

À Monseigneur le duc de Bourgogne

Je ne puis employer, pour mes fables, de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre.

Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous faites paraître dans toutes choses au-delà d’un âge où à peine les autres princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d’éclat; tout cela joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m’a obligé de vous présenter un ouvrage dont l’original a été l’admiration de tous les siècles ainsi que celle de tous les sages.

Vous m’avez même ordonné de continuer; et si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable, et vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde.

Nous n’avons plus besoin de consulter ni Apollon ni les Muses, ni aucune des divinités du Parnasse: elles se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la nature, et dans cette science de bien juger des ouvrages de l’esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connaître toutes les règles qui y conviennent. Les fables d’Esope sont une ample matière pour ses talents, elles embrassent toutes sortes d’événements et de caractères.

Ses mensonges sont proprement une manière d’histoire où on ne flatte personne.

Ce ne sont pas choses de peu d’importance que ces sujets: les animaux sont les précepteurs des hommes dans mon ouvrage. Je ne m’étendrai pas davantage là-dessus: vous voyez mieux que moi le profit qu’on en peut tirer.

Si vous vous connaissez maintenant en orateurs et en poètes, vous vous connaitrez encore mieux quelque jour en bons politiques et en bons généraux d’armée; et vous vous tromperez aussi peu au choix des personnes qu’au mérite des actions.

Je ne suis pas d’un âge à espérer d’en être témoin. Il faut que je me contente de travailler sous vos ordres.

L’envie de vous plaire me tiendra lieu d’une imagination que les ans ont affaiblis: quand vous souhaiterez quelque fable, je la trouverai dans ce fonds-là.

Je voudrais bien que vous y puissiez trouver des louanges dignes du monarque qui fait maintenant le destin de tant de peuples et de nations, et qui rend toutes les parties du monde attentives à ses conquètes, à ses victoires, et à la paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les conditions avec toutes les modérations que peuvent souhaiter nos ennemis.

Je me le figure comme un conquérant qui veut mettre des bornes à sa gloire et à sa puissance, et de qui on pourrait dire, à meilleur titre qu’on ne l’a dit d’Alexandre, qu’il va tenir les Etats de l’univers, en obligeant les ministres de tant de princes de s’assembler pour terminer une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs maîtres.

Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles; je les laisse à de meilleures plumes que la mienne et suis avec un profond respect, Monseigneur,

Votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur

De La Fontaine

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Jean de La Fontaine, Les Fables : Avertissement et dédicace à Madame de Montespan (1688 – 1694)

Avertissement 

Voici un second recueil de Fables que je présente au public ; j’ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que j’ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets, que pour remplir de plus de variété mon Ouvrage.

Les traits familiers que j’ai semés avec assez d’abondance dans les deux autres Parties convenaient bien mieux aux inventions d’Ésope qu’à ces dernières, où j’en use plus sobrement pour ne pas tomber en des répétitions : car le nombre de ces traits n’est pas infini.

Il a donc fallu que j’aie cherché d’autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d’ailleurs me semblaient le demander de la sorte.

Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même ; ainsi je ne tiens pas qu’il soit nécessaire d’en étaler ici les raisons : non plus que de dire où j’ai puisé ces derniers sujets. Seulement je dirai par reconnaissance que j’en dois la plus grande partie à Pilpay sage Indien.

Son livre a été traduit en toutes les Langues.

Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman. Quelques autres m’ont fourni des sujets assez, heureux. Enfin j’ai tâché de mettre en ces deux dernières Parties toute la diversité dont j’étais capable.

Il s’est glissé quelques fautes dans l’impression ; j’en ai fait faire un Errata ; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable.

Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet Ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son Exemplaire, ainsi qu’elles sont marquées par chaque Errata, aussi bien pour les deux premières Parties, que pour les dernières.

À Madame de Montespan

L’apologue est un don qui vient des Immortels ;
        Ou, si c’est un présent des hommes,
Quiconque nous l’a fait mérite des autels:
        Nous devons, tous tant que nous sommes,
                Eriger en divinité
Le sage par qui fut ce bel art inventé.
C’est proprement un charme: il rend l’âme attentive,
        Ou plutôt il la tient captive,
        Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les coeurs et les esprits.
O vous qui l’imitez, Olympe, si ma muse
A quelquefois pris place à la table des dieux,
Sur ses dons aujourd’hui, daignez porter les yeux;
Favorisez les jeux où mon esprit s’amuse.
Le temps qui détruit tout, respectant votre appui,
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage:
Tout auteur qui voudra vivre encore après lui
        Doit s’acquérir de votre suffrage.
C’est de vous que mes vers attendent tout leur prix:
        Il n’est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connaissiez jusques aux moindres traces.
Eh! Qui connait que vous les beautés et les grâces?
Paroles et regards, tout est charme dans vous.
        Ma muse, en un sujet si doux,
        Voudrait s’étendre davantage;
Mais il faut réserver à d’autres cet emploi;
        Et d’un plus grand maître que moi
        Votre louange est le partage.
Olympe, c’est assez qu’à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d’abri.
Protégez désormais le livre favori
Par qui j’ose espérer une seconde vie;
        Sous vos seuls auspices ces vers
        Seront jugés, malgré l’envie,
        Dignes des yeux de l’univers.

Je ne mérite pas une faveur si grande.
        La fable en son nom la demande:
Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous.
S’il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je croirai lui devoir un temple pour salaire:
Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous. 

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Jean de La Fontaine, Les Fables : Remerciements à Monseigneur le Dauphin et préface (1688 – 1694)

Ces différents documents furent insérés par Jean de La Fontaine comme préalable à la première parution des Fables.

Epître à Monseigneur le Dauphin

Monseigneur,
 
S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la République des Lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope a débité sa Morale.

Il serait véritablement à souhaiter que d’autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la Poésie ; puisque le plus sage des Anciens a jugé qu’ils n’y étaient pas inutiles.

J’ose, MONSEIGNEUR, vous en présenter quelques Essais.

C’est un Entretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux Princes ; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflexions sérieuses.

Tout cela se rencontre aux Fables que nous devons à Esope.

L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. Je ne doute point, MONSEIGNEUR, que vous ne regardiez favorablement des inventions si utiles, et tout ensemble si agréables : car que peut-on souhaiter davantage que ces deux points ? Ce sont eux qui ont introduit les Sciences parmi les hommes. Esope a trouvé un art singulier de les joindre l’un avec l’autre.

La lecture de son Ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la vertu, et lui apprend à se connaitre, sans qu’elle s’aperçoive de cette étude, et tandis qu’elle croit faire toute autre chose. C’est une adresse dont s’est servi très heureusement celui sur lequel sa Majesté a jeté les yeux pour vous donner des Instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu’il est nécessaire qu’un Prince sache.

Nous espérons beaucoup de cette conduite ; mais à dire la vérité, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage.

Ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible Monarque vous a données avec la Naissance ; c’est l’Exemple que tous les jours il vous donne.

Quand vous le voyez former de si grands Desseins ; quand vous le considérez qui regarde, sans s’étonner, l’agitation de l’Europe, et les machines qu’elle remue pour le détourner de son entreprise ; quand il pénètre dès sa première démarche jusques dans le cœur d’une Province où l’on trouve à chaque pas des barrières insurmontables, et qu’il en subjugue une autre en huit jours, pendant la saison la plus ennemie de la guerre, lorsque le repos et les plaisirs règnent dans les Cours des autres Princes ; quand non content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des Eléments ; et quant au retour de cette expédition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme un Auguste : avouez le vrai, MONSEIGNEUR, vous soupirez pour la gloire aussi-bien que lui, malgré l’impuissance de vos années ; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous déclarer son Rival dans l’amour de cette divine Maîtresse.

Vous ne l’attendez pas, MONSEIGNEUR, vous le prévenez.

Je n’en veux pour témoignage que ces nobles inquiétudes, cette vivacité, cette ardeur, ces marques d’esprit, de courage, et de grandeur d’âme, que vous faites paraitre à tous les moments.

Certainement c’est une joie bien sensible à notre Monarque ; mais c’est un spectacle bien agréable pour l’Univers, que de voir ainsi croître une jeune Plante, qui couvrira un jour de son ombre tant de Peuples et de Nations. Je devrais m’étendre sur ce sujet ; mais comme le dessein que j’ay de vous divertir est plus proportionné à mes forces que celui de vous louer, je me haste de venir aux Fables, et n’ajouterai aux vérités que je vous ay dites que celle-ci : c’est, MONSEIGNEUR, que je suis avec un zèle respectueux,

Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

de la Fontaine

PRÉFACE

L’indulgence que l’on a eue pour quelques-unes de mes fables, me donne lieu d’espérer la même grâce pour ce recueil.

Ce n’est pas qu’un des maîtres de notre éloquence n’ait désapprouvé le dessein de les mettre en vers : il a cru que leur principal ornement est de n’en avoir aucun ; que d’ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, m’embarrasseraient en beaucoup d’endroits et banniraient de la plupart de ces récits la brèveté, qu’on peut fort bien appeler l’âme du conte, puisque sans elle il faut nécessairement qu’il languisse.

Cette opinion ne saurait partir que d’un homme d’excellent goût ; je demanderais seulement qu’il en relâchât quelque peu, et qu’il crût que les grâces lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des muses françaises que l’on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.

Après tout, je n’ai entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire des Anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des Modernes. C’est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profession de poésie, que le Parnasse a jugé ceci de son apanage.

A peine les fables qu’on attribue à Ésope virent le jour, que Socrate trouva à propos de les habiller des livrées des Muses.

Ce que Platon en rapporte est si agréable, que je ne puis m’empêcher d’en faire un des ornements de cette préface. Il dit que, Socrate étant condamné au dernier supplice, l’on remit l’exécution de l’arrêt à cause de certaines fêtes. Cébès l’alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit que les dieux l’avaient averti plusieurs fois, pendant son sommeil, qu’il devait s’appliquer à la musique avant qu’il mourût.

Il n’avait pas entendu d’abord ce que ce songe signifiait ; car, comme la musique ne rend pas l’homme meilleur, à quoi bon s’y attacher ?

Il fallait qu’il y eût du mystère là-dessous : d’autant plus que les dieux ne se lassaient point le lui envoyer la même inspiration. Elle lui était encore venue une de ces fêtes.

Si bien qu’en songeant aux choses que le Ciel pouvait exiger de lui, il s’était avisé que la musique et la poésie ont tant de rapport, que possible était-ce de la dernière qu’il s’agissait.

Il n’y a point de bonne poésie sans harmonie : mais il n’y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un tempérament : c’était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Ésope. Il employa donc à les mettre en vers les derniers moments de sa vie.

Socrate n’est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la poésie et nos fables. Phèdre a témoigné qu’il était de ce sentiment et, par l’excellence de son ouvrage, nous pouvons juger de celui du prince des philosophes. Après Phèdre, Aviénus a traité le même sujet.

Enfin les modernes les ont suivis ; nous en avons des exemples non seulement chez les étrangers, mais chez nous. Il est vrai que, lorsque nos gens y ont travaillé, la langue était si différente de ce qu’elle est, qu’on ne les doit considérer que comme étrangers. Cela ne m’a point détourné de mon entreprise ; au contraire, je me suis flatté de l’espérance que, si je ne courais dans cette carrière avec succès, on me donnerait au moins la gloire de l’avoir ouverte.

Il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin.

Tant s’en faut que cette matière soit épuisée, qu’il reste encore plus de fables à mettre en vers que je n’en ai mis.

J’ai choisi véritablement les meilleures, c’est-à-dire celles qui m’ont semblé telles : mais, outre que je puis m’être trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là même que j’ai choisies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoi qu’il en arrive, on m’aura toujours obligation, soit que ma témérité ait été heureuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu’il fallait tenir, soit que j’aie seulement excité les autres à mieux faire.

Je pense avoir justifié suffisamment mon dessein : quant à l’exécution, le public en sera juge.

On ne trouvera pas ici l’élégance ni l’extrême brèveté qui rendent Phèdre recommandable : ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m’était impossible de l’imiter en cela, j’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage plus qu’il n’a fait. Non que je le blâme d’en être demeuré dans ces termes : la langue latine n’en demandait pas davantage ; et, si l’on y veut prendre garde, on reconnaîtra dans cet auteur le vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes : moi, qui n’ai pas les perfections du langage comme ils les ont eues, je ne la puis élever à un si haut point.

Il a donc fallu se récompenser d’ailleurs : c’est ce que j’ai fait avec d’autant plus de hardiesse, que Quintilien dit qu’on ne saurait trop égayer les narrations.

Il ne s’agit pas ici d’en apporter une raison : c’est assez que Quintilien l’ait dit. J’ai pourtant considéré que, ces fables étant sues de tout le monde, je ne ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C’est ce qu’on demande aujourd’hui : on veut de la nouveauté et de la gaieté.

Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.

Mais ce n’est pas tant par la forme que j’ai donnée à cet ouvrage qu’on en doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matière : car qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit qui ne se rencontre dans l’apologue ? C’est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l’antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate, choisissant, pour leur servir de père, celui des mortels qui avait le plus de communication avec les dieux.

Je ne sais comme ils n’ont point fait descendre du ciel ces mêmes fables, et comme ils ne leur ont point assigné un dieu qui en eût la direction, ainsi qu’à la poésie et à l’éloquence.

Ce que je dis n’est pas tout à fait sans fondement, puisque, s’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la vérité a parlé aux hommes par paraboles : et la parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet qu’il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse, nous fournirait un sujet d’excuses : il n’y en a point quand des abeilles et des fourmis sont capables de cela même qu’on nous demande.

C’est pour ces raisons que Platon ayant banni Homère de sa République y a donné à Ésope une place très honorable.

Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu.

Plutôt que d’être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu’elles sont encore indifférentes au bien ou au mal.

Or, quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comment il s’en sortirait ; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu’il fît pour se retirer.

Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fonds d’un puits pour y éteindre leur soif ; que le Renard en sortit, s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle ; au contraire, le Bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant.

Ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alléguer que les pensées de l’enfance sont d’elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries.

Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car, dans le fond, elles portent un sens très solide.

Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raisonnements et les conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses.

Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d’autres connaissances : les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque bête : de ces pièces si différentes il composa notre espèce ; il fit cet ouvrage qu’on appelle le Petit Monde.

Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu’elle nous représentent confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent.

Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes : on ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut ; il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion, un renard, ainsi du reste, et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d’elles.

J’ai déjà passé la longueur ordinaire des préfaces ; cependant je n’ai pas encore rendu raison de la conduite de mon ouvrage.

L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité.

Aristote n’admet dans la fable que les animaux ; il en exclut les hommes et les plantes.

Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, ni Phèdre, ni aucun des fabulistes ne l’a gardée, tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense.

Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a été que dans les endroits où elle n’a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer.

On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule.

Je n’ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort.

Du temps d’Ésope, la fable était contée simplement ; la moralité séparée et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s’est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement.

Quand il serait nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n’est pas moins important : c’est Horace qui nous le donne.

Cet auteur ne veut pas qu’un écrivain s’opiniâtre contre l’incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut réussir n’en vient jusque-là ; il abandonne les choses dont il voit bien qu’il ne saurait rien faire de bon :

….Et quae
Desperat tractata nitescere posse relinquit.

C’est ce que j’ai fait à l’égard de quelques moralités du succès desquelles je n’ai pas bien espéré.

Il ne reste plus qu’à parler de la vie d’Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude nous a laissée.

On s’imagine que cet auteur a voulu donner à son héros un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables.

Cela m’a paru d’abord spécieux, mais j’ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xanthus et Ésope : on y trouve trop de niaiseries.

Et qui est le sage à qui de pareilles choses n’arrivent point ? Toute la vie de Socrate n’a pas été sérieuse.

Ce qui me confirme en mon sentiment, c’est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des sept Sages, c’est-à-dire d’un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention.

Il est aisé de douter de tout : quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque aurait voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d’être véritable partout ailleurs et de conserver à chacun son caractère. Quand cela serait, je ne saurais que mentir sur la foi d’autrui : me croira-t-on moins que si je m’arrête à la mienne ?

Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j’intitulerai : Vie d’Ésope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s’y assurera pas, et fable pour fable, le lecteur préférera toujours celle de Planude à la mienne. 

La vie d’Esope le Phrygien

Nous n’avons rien d’assuré touchant la naissance d’Homère et d’Esope: à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable.

C’est de quoi il y a lieu de s’étonner, vu que l’histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celle-là.

Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu’aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d’Esope et d’Homère, c’est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants.

Car Homère n’est pas seulement le père des Dieux, c’est aussi celui des bons poètes. Quant à Esope, il me semble qu’on le devait mettre au nombre des sages dont la Grèce s’est tant vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse , et qui l’enseignait avec bien plus d’art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite.

Pour moi, je n’ai pas voulu m’engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Esope ne devait pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savait par tradition ce qu’il a laissé.

Dans cette croyance, je l’ai suivi sans retrancher de ce qu’il a dit d’Esope que ce qui m’a semblé trop puérile, ou qui s’écartait en quelque façon de la bienséance.

Esope était Phrygien, d’un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome.

On ne saurait dire s’il eut sujet de remercier la nature ou bien de se plaindre d’elle car en le douant d’un très bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d’homme, jusqu’à lui refuser presque entièrement l’usage de la parole.

Avec ces défauts, quand il n’aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu’il eut l’envoya aux champs labourer la terre, soit qu’il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s’ôter de devant les yeux un objet si désagréable.

Or i] arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues: il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre a son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain.

Le hasard voulut qu’Esope eut affaire dans le logis.

Aussitôt qu’il y fut entre, Agathopus se servit de l’occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades; puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu’il se put jamais justifier tant il etoit bègue et paroissoit idiot.

Les châtiments dont les anciens usoient envers leurs esclaves etoient fort cruels, et cette faute très-punissable.

Le pauvre Esope se jeta aux pieds de son maître et se faisant entendre du mieux qu’il put, il témoigna qu’il demandoit pour toute grâce qu’on sursit de quelques moments sa punition.

Cette grâce lui ayant été accordée il alla quérir de l’eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s’ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule.

Apres s’être ainsi justifié, il fit signe qu’on obligeât les autres d’en faire autant. Chacun demeura surpris: on n’auroit pas cru qu’une telle invention pût partir d’Esope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés.

Ils burent de l’eau comme le Phrygien avoit fait et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L’eau ne laissa pas d’agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit: ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté.

Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c’étoient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter Hospitalier, qu’il leur enseignât le chemin qui conduisoit à la ville.

Esope les obligea premièrement de se reposer à l’ombre; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu’après qu’il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense.

A peine Esope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s’endormir. Pendant son sommeil, il s’imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui delioit la langue, et par même moyen lui faisoit présent de cet art dont on peut dire qu’il est l’auteur. Réjoui de cette aventure, il s’éveilla en sursaut; et en s’éveillant: «Qu’est ceci ? dit-il; ma voix est devenue libre: je prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux.»

Cette merveille fut cause qu’il changea de maître.

Car, comme un certain Zénas, qui etoit là en qualité d’économe et qui avoit l’oeil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritoit pas, Esope ne put s’empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seroient sus. Zénas, pour le prévenir, et pour se venger de lui, alla dire au maître qu’il etoit arrivé un prodige dans sa maison; que le Phrygien avoit recouvré la parole; mais que le méchant ne s’en servoit qu’à blasphémer, et à médire de leur seigneur.

Le maître le crut, et passa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d’en faire ce qu’il voudroit.

Zénas de retour aux champs, un marchand l’alla trouver, et lui demanda si pour de l’argent il le vouloit accommoder de quelque bête de somme. «Non pas cela, dit Zénas: je n’en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves.» Là-dessus ayant fait venir Esope, le marchand dit: « Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l’achat de ce personnage ?

On le prendroit pour un outre.» Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d’eux partie murmurant, partie riant de ce bel objet.

Esope le rappela, et lui dit: «Achète-moi hardiment; je ne te serai pas inutile Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire: on les menacera de moi comme de la bête.»

Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: «Les Dieux soient loués ! je n’ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n’ai-je pas déboursé grand argent.»

Entre autres denrées, ce marchand trafiquoit d’esclaves: si bien qu’allant à Ephèse pour se défaire de ceux qu’il avoit, ce que chacun d’eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces.

Esope pria que l’on eut égard à sa taille; qu’il étoit nouveau venu, et devoit être traité doucement.

«Tu ne porteras rien, si tu veux», lui répartirent ses camarades.

Esope se piqua d’honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir.

II prit le panier au pain: c’étoit le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu’il l’avoit fait par bêtise; mais dès la dînée, le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d’autant; ainsi le. soir, et de même le lendemain: de façon qu’au bout de deux jours, il marchoit à vide.

Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.
Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d’un grammairien, d’un chantre et d’Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos.

Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu’il put, comme chacun farde sa marchandise: Esope, au contraire, ne fut vêtu que d’un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre.

Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus.

Il demanda au grammairien et au chantre ce qu’ils savoient faire:«Tout», reprirent-ils.

Cela fit rire le Phrygien: on peut s’imaginer de quel air. Planude rapporte qu’il s’en fallut peu qu’on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille; et en cas que l’on achetât l’un des d’eux, il devoit donner Esope par-dessus le marché.

La cherté du grammairien et du chantre dégouta Xantus. Mals pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d’acheter ce petit bout d homme qui avoit ri de si bonne grâce: on en feroit un épouvantail; il divertiroit les gens par sa mine.

Xantus se laissa persuader, et fit prix d’Esope à soixante oboles. Il lui demanda devant que de l’acheter, à quoi il lui seroit propre, comme il l’avoit demandé à ses camarades.

Esope répondit: «A rien» puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pas: si bien que de lui aller presenter sérieusement son nouvel esclave, il n’y avoit pas d’apparence, à moins qu’il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d’en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu’il venoit d’acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait.

Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se pensèrent battre à qui l’auroit pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L’une se mit la main devant les yeux; l’autre s’enfuit; I’autre fit un cri. La maitresse du logis dit que c’étoit pour la chasser qu’on lui amenoit un tel monstre; qu’il y avoit longtemps que le philosophe se lassoit d’elle.

De parole en parole, le differend s’échauffa jusqu’à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses s’accommodèrent.

On ne parla plus de s’en aller; et peut-être que l’accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paroitre la vivacité de son esprit; car quoiqu’on puisse juger par là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la posterité.

Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l’ignorance de son maître.

Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l’esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophie aussi bien que le jardinage: c’est que les herbes qu’il plantoit et qu’il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d’elle-même, sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court.

Esope se mit à rire; et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu’il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parce que la question n’étoit pas digne de lui: il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le satisferoit.

Xantus s’étant allé promener d’un autre côté du jardin, Esope compara la terre à une femme qui, ayant des entants d’un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussl des enfants d’une autre femme; sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l’aversion pour ceux-ci, et leur ôteroit la nourriture, afin que les siens en profitassent.

Il en étolt ainsi de la terre, qui n’adoptoit qu’avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle étoit marâtre des unes, et mère passionnée des autres.

Le jardinier parut si conten de cette raison, qu’il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme.

Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope: « Va porter ceci à ma bonne amie.» Esope l’alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l’avoit trouvé bon.

Sa femme ne comprenoit rien à ce langage; on fit venir Esope pour l’éclaircir.

Xantus, qui ne cherchoit qu’un pretexte pour le faire battre, lui demanda s’il ne lui avoit pas dit expressément «Va-t’en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. »

Esope répondit là-dessus que la bonne amie n’etoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce: c’étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses après qu’on l’avoit battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colère qu’elle se retira d’avec lui. Il n’y eut parent ni ami par qui Xartus ne lui fît parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien.

Esope s’avisa d’un stratagème. Il acheta force gibier comme pour une noce considérable, et fit tant qu’il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d’apprêts. Esope lui dit que son maître ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie.

Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pièces à son maitre, et tous les jours se sauvoit du châtiment par quelque trait de subtilité.

Il n’étoit pas possible au philosophe de le confondre.
Un certain jour de marché, Xantus, qui avoit dessein de régaler quelques- uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur, et rien autre chose.

«Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave.» Il n’acheta que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces: l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les convies louèrent d’abord le choix de ce mets; à la fin ils s’en dégoutèrent.

«Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur ?-Et qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Esope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, I’organe de la verite et de la raison: par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées; on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les Dieux.

-Eh bien ! dit Xantus qui prétendoit l’attraper, achète-moi demain ce qui est de pire:ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifier.»

Le lendemain Esope ne fit servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde.« «C’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et qui pis est, de la calomnie.

Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les Dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance.»

Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui etoit fort nécessaire; car il avoit le mieux du monde exercer la patience d’un philosophe. «De quoi vous mettez-vous en peine?» reprit Esope.«Et trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien. »

Esope alla le lendemain sur la place, et voyant un paysan qui regardoit toutes choses avec la froideur et l’indifférence d’une statue, il amena ce paysan au logis: «Voilà dit-il à Xantus l’homme sans souci que vous demandez.»

Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l’eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu’il sût fort bien qu’il ne méritoit pas cet honneur; mais il disoit en lui- même: « C’est peut-être la coutume d’en user ainsi.»

On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisoit; ce qui étoit doux, il le trouvait trop sale; et ce qui étoit trop sale, il le trouvoit doux. L’homme sans souci le laissoit dire, et mangeoit de toutes ses dents.

Au dessert on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avoit fait; Xantus le trouva mauvais, quoiqu’il fût très-bon: «Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j’aie jamais mangée; il faut brûler l’ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille: qu’on apporte des fagots.-Attendez, dit le paysan; je m’en vais quérir ma femme: on ne fera qu’un bûcher pour toutes les deux.»

Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l’espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or ce n’etoit pas seulement avec son maître qu’Esope trouvoit occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l’avoit envoyé en certain endroit: il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il alloit. Soit qu’Esope fut distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu’il n’en savoit rien.

Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisoient: «Ne voyez-vous pas, dit-il, que j’ai très-bien répondu? Savois-je qu’on me feroit aller ou je vas?» Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d’avoir un esclave si plein d’esprit.

Xantus, de sa part, voyoit par là de quelle importance il lui étoit de ne point affranchir Esope, et combien la possession d’un tel esclave lui faisoit d’honneur.

Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Esope, qui les servoit, vit que les fumées leur échauffoient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu’aux écoliers. «La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés: le premier, de volupté; le second, d’ivrognerie; le troisième, de fureur.»

On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s’en donna jusqu’à perdre la raison, et à se vanter qu’il boiroit la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu’il avoit dit, gagea sa maison qu’il boiroit la mer toute entière; et pour assurance de la gageure, il deposa l’anneau qu’il avoit au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrèmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Esope lui dit qu’il étoit perdu, et que sa maison l’étoit aussi par la gageure qu’il avoit faite. Voila le philosophe bien alarmé: il pria Esope de lui enseigner une défaite. Esope s’avisa de celle-ci.
Quand le jour que l’on avoit pris pour l’exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe.

Celui de ses disciples qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l’assemblee: «Messieurs, j’ai gagé véritablement que je boirols toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans; c’est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. »

Chacun admira l’expédient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d’un si mauvais pas. Le disciple confessa qu’il étoit vaincu, et demanda pardon à son maitre. Xantus fut reconduit jusqu’en son logis avec acclamations.

Pour récompense, Esope lui demanda la liberte. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l’affranchir n’étoit pas encore venu; si toutefois les Dieux l’ordonnoient ainsi, il y consentoit: partant, qu’il prit garde au premier présage qu’il auroit étant sorti du logis; s’il étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui seroit donnée; s’il n’en voyoit qu’une, qu’il ne se lassât point d’être esclave.

Esope sortit aussitôt. Son maître étoit logé à l’écart, et appa- remment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu’il apercut deux corneilles qui s’abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui- même s’il disoit vrai.

Tandis que Xantus venoit, l’une des corneilles s’envola. « Me tromperas-tu toujours? dit-il à Esope: qu’on lui donne les étrivières.»

L’ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Esope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu’il s’y trouveroit.« Hélas ! s’écria Esope, les présages sont bien menteurs. Moi, qui ai vu deux corneilles je suis battu; mon maître, qui n’en a vu qu’une, est prié de noces. » Ce mot plut tellement à Xantus, qu’il commanda qu’on cessât de fouetter Esope; mais quant à la liberté, il ne se pouvoit résoudre à la lui donner, encore qu’il la lui promlt en diverses occasions.

Un jour ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu’on y avoit mises.

Xantus en aperçut une qu’il ne put entendre, quoiqu’il demeurât longtemps à en chercher l’explication. Elle étoit composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passoit son esprit. « Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Esope, quelle recompense aurai-je?» Xantus lui promit la liberté, et la moitié du tresor. «Elles signifient, poursuivit Esope, qu’à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un.», En effet, ils le trouvèrent, après avoir creusé quelque peu dans terre. Le philosophe fut somme de tenir parole; mais il reculoit toujours.

«Les Dieux me gardent de t’affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m’aies donné avant cela l’intelligence de ces lettres ! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé.

-On les a ici gravées, poursuivit Esope, comme étant les premieres lettres de ces mots:« Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor.-Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j’aurois tort de me défaire de toi: n’espère donc pas que je t’affranchisse.

-Et moi, répliqua Esope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c’est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d’autres mots qui le signifient.»

Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu’il prît sa part de l’argent, et qu’il n’en dît mot: de quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu’elles enfermoient un triple sens, et signifioient encore: « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré» Dès qu’ils furent de retour, Xantus commanda que l’on enfermât le Phrygien, et que l’on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu’il n’allât publier cette aventure.

«Hélas ! s’écria Esope, est-ce ainsi que les philosophes s’acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m’affranchissiez malgré vous. »

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens.

Un aigle enleva l’anneau public (c’étolt apparemment quelque sceau que l’on apposoit aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d’un esclave.

Le philosophe fut consulté la-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire: c’étoit Esope Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s’il rencontroit bien, l’honneur en seroit toujours à son maitre, sinon il n’y auroit que l’esclave de blamé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues.

Dès qu’on le vit, chacun s’éc!ata de rire: personne ne s’imagina qu’il pût rien partir de raisonnable d’un homme fait de cette manière.

Esope leur dit qu il ne falloit pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crièrent qu’il dît donc sans crainte ce qu’il jugeoit de ce prodige. Esope s’en excusa sur ce qu’il n’osoit le faire. «La Fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le maitre et l’esclave: si l’esclave disoit mal, il seroit battu; s’il disoit mieux que le maître, il seroit battu encore.»

Aussitôt on pressa Xantus de l’affranchir. Le philosophe résista longtemps. A la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu’il en avoit comme magistrat: de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens étoient menacés de servitude par ce prodige; et que l’aigle enlevant leur sceau ne signifioit autre chose qu’un roi puissant qui vouloit les assujettir.

Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu’ils eussent à se rendre ses tributaires: sinon, qu’il les y forceroit par les armes.

La plupart étoient d’avis qu’on lui obéît. Esope leur dit que la Fortune présentoit deux chemins aux hommes: I’un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable; l’autre, d’esclavage, dont les commencements étoient plus aises, mais la suite laborieuse.

C’étoit conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l’ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L’ambassadeur lui dit que, tant qu’ils auroient Esope avec eux il auroit peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu’ils avoient au bon sens du personnage.

Crésus le leur envoya demander, avec la promesse de leur laisser la liberté s’ils le lui livroient.

Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l’achèteroient aux dépens d’Esope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chien pour otages. Quand elles n’eurent plus de défenseurs, les loup les étranglèrent avec moins de peine qu’ils ne faisoient Cet apologue fit son effet: les Samiens prirent une deliberation toute contraire à celle qu’ils avoient prise.

Esope voulut toute fois aller vers Crésus, et dit qu’il les serviroit plus utilement étant près du Roi, que s’il demeuroit à Samos.

Quand Crésus le vit, il s’étonna qu’une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. « Quoi ? voilà celui qui fait qu’on s’oppose a mes volontés !» s’écria-t-il.

Esope se prosterna à ses pieds. «Un homme prenoit des sauterelles, dit-il; une cigale lui tomba aussi sous la main: il s’en alloit la tuer comme il avoit fait les sauterelles.

Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet homme: je ne ronge point vos blés, je ne vous procure aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment.

Grand Roi, je ressemble à cette cigale: je n’ai que la voix et ne m’en suis point servi pour vous offenser.» Crésus, touché d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.

En ce temps-là, le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernèrent à Esope de grands honneurs.

Il lui prit aussi envie de voyager et d’aller par le monde, s’entretenant de diverses choses avec ceux que l’on appeloit philosophes.

Enfin il se mit en grand crédit près de Lycerus, roi de Babylone. Les rois d’alors s’envoyoient les uns aux autres des problèmes à soudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondroient bien ou mal aux questions proposées: en quoi Lycerus, assisté d’Esope, avoit toujours l’avantage, et se rendoit illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.

Cependant notre Phrygien se maria; et ne pouvant avoir d’enfants, il adopta un jeune homme d’extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d’ingratitude, et fut si méchant que d’oser souiller le lit de son bienfaiteur.

Cela étant venu à la connoissance d’Esope, il le chassa. L’autre, afin de s’en venger, contrefit des lettres par lesquelles il sembloit qu’Esope eut intelligence avec les rois qui étoient émules de Lycérus.

Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers, nommé Hermippus, que sans chercher de plus grandes preuves, il fit mourir promptement le traître Esope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie; et à l’insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre, jusqu’à ce que Nectenabo, roi d’Egypte, sur le bruit de la mort d’Esope, crût à l’avenir rendre Lycérus son tributaire.

Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent bâtir une tour en l’air, et par même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions.

Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son Etat, chacun d’eux demeura court, ce qui fit que le Roi regretta Esope, quand Hermippus lui dit qu’il n’étoit pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut très bien reçu, se justifia, et pardonna à Ennus.

Quant à la lettre du roi d’Egypte, il n’en fit que rire, et manda qu’il envoiroit au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions.

Lycérus remit Esope en possession de tous ses biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu’il voudroit. Esope le reçut comme un enfant; et pour toute punition, lui recommanda d’honorer les Dieux et son prince; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret; parler peu, et chasser de chez soi les babillards; ne se point laisser abattre aux malheurs; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d’être importun à ses amis pendant son vivant; surtout n’être point envieux du bonheur ni de la vertu d’autrui, d’autant que c’est se faire du mal à soi-même. Ennus, touche de ces avertissements et de la bonté d’Esope, comme d’un trait qui lui auroit pénétré le coeur, mourut peu de temps après.

Pour revenir au défi de Nectenabo, Esope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire), il les fit, dis-je, instruire à porter en l’air chacun un panier, dans lequel étoit un jeune enfant. Le printemps venu, il s’en alla en Egypte avec tout cet équipage; non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passoit.

Necténabo, qui sur le bruit de sa mort avoit envoyé l’énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée.

Il ne s’y attendoit pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus, s’il eût cru Esope vivant. Il lui demanda s’il avoit amené les architectes et le répondant. Esope dit que le répondant étoit lui-même et qu’il feroit voir les architectes quand il seroit sur le lieu.

On sortit en pleine campagne, ou les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui crioient qu’on leur donnât du mortier, des pierres, et du bois. «Vous voyez, dit Esope à Nectenabo, Je vous ai trouvé les ouvriers; fournissez- leur des matériaux.»

Nectenabo avoua que Lycérus étoit le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Esope: «J’ai des cavales en Egypte qui conçoivent au hannissement des chevaux qui sont devers Babylone.

Qu’avez-vous à répondre là-dessus ?» Le Phrygien remit sa réponse au lendemain, et retourné qu’il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat, et de le mener fouettant par les rues. Les Egyptiens, qui adorent cet animal se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement que l’on lui faisoit. Ils l’arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au Roi.

On fit venir en sa présence le Phrygien. «Ne savez-vous pas, lui dit le Roi, que cet animal est un de nos dieux? Pouurquoi donc le faites-vous traiter de la sorte ?

-C’est pour l’offense qu il a commise envers Lycérus, reprit Esope car, la nuit dernière, il lui a étranglé un coq extrêmement courageux, et qui chantoit à toutes les heures.-Vous êtes un menteur, repartit le Roi: comment seroit-il possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage ?

-Et comment est-il possible, reprit Esope, que vos juments entendent de si loin nos chevaux hannir, et conçoivent pour les entendre?»

Ensuite de cela, le Roi fit venir d’Héliopolis certains personnages d’esprit subtil, et savants en questions énigmatiques.

Il leur fit un grand régal, ou le Phrygien fut invité Pendant le repas, ils proposèrent à Esope diverses choses, celle-ci entre autres: «I y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes, chacune desquelles a rente arcboutants; et autour de ces arcboutants se promènent, l’une après l’autre, deux femmes, l’une blanche, l’autre noire.-II faut renvoyer, dit Esope, cette question aux petits enfants de notre pays.

Le temple est le monde; la colonne, l’an; les villes, ce sont les mois; et les arcboutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit.»

Le lendemain, Nectenabo assembla tous ses amis. «Souffrirez-vous, leur dit-il, qu’une moitié d’homme, qu’un avorton soit la cause que Lycérus remporte le prix, et que j’aie la confusion pour mon partage ? » Un d’eux s’avisa de demander à Esope qu’ il leur fît des questions de choses dont ils n’eussent jamais entendu parler. Esope écrivit une cédule par laquelle Nectenabo confessoit devoir deux mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Nectenabo toute cachetée.

Avant qu’on l’ouvrît, les amis du Prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit étoit de leur connoissance.

Quand on l’eut ouverte, Nectenabo s’écria: «Voilà la plus grande fausseté du monde; Je vous en prends à témoin tous tant que vous êtes,- Il est vrai, repartirent-ils, que nous n’en avons jamais entendu parler.

-J’ai donc satisfait à votre demande,» reprit Esope. Nectenabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître.

Le séjour qu’il fit en Egypte est peut-être cause que quelques-uns ont écrit qu’il fut esclave avec Rhodope, celle-là qui des libéralités de ses amants, fit élever une des trois pyramides qui subsistent encore, et qu’on voit avec admiration. c’est la plus petite, mais celle qui est bâtie avec le plus d’art.

Esope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance.

Ce roi lui fit ériger une statue. L’envie de voir et d’apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. II quitta la cour de Lycérus, où il avoit tous les avantages qu’on peut souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois.

Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans le faire promettre sur les autels qu’il reviendroit achever ses jours auprès de lui.

Entre les villes où il s’arrêta, Delphes fut une des principales.

Les Delphiens l’écoutèrent fort volontiers; mais ils ne lui rendirent point d’honneurs. Esope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l’onde: on s’imagine de loin que c’est quelque chose de considérable; de près, on trouve que ce n’est rien. La comparaison lui coûta cher.

Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu’ils craignoient d’être décriés par lui), qu’ils résolurent de l’ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincroient Esope de vol et de sacrilège, et qu’ils le condamneroient à la mort.

Comme il fut sorti de Delphes et qu’il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étoient en peine. Ils l’accusèrent d’avoir dérobé leur vase; Esope le nia avec des serments: on chercha dans son équipage, et il fut trouvé.

Tout ce qu’Esope put dire n’empêcha point qu’on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans les cachots, puis condamné à être précipité.

Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues: les Delphiens s’en moquèrent. «La Grenouille, leur dit-il, avoit invité le Rat à la venir voir.

Afin de lui faire traverser l’onde, elle l’attacha à son pied. Dès qu’il fut sur l’eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer et d’en faire ensuite un repas. Le malheureux Rat résista quelque peu de temps. Pendant qu’il se débattoit sur l’eau, un oiseau de proie l’aperçut, fondit sur lui; et l’ayant enlevé avec la Grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l’un et de l’autre.

C’est ainsi, Delphiens abominables, qu’un plus puissant que nous me vengera: je périrai; mais vous périrez aussi.»

Comme on le conduisoit au supplice, il trouva moyen de s’échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon.

Les Delphiens l’en arrachèrent. «Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n’est qu’une petite chapelle, mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu’à l’Aigle, laquelle, nonobstant les prières de l’Escarbot, enleva un lièvre qui s’étoit réfugié chez lui: la génération de l’Aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter.» Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent.

Peu de temps après sa mort, une peste très violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l’oracle par quels moyens ils pourroient apaiser le courroux des Dieux.

L’oracle leur répondit qu’il n’y en avoit point d’autre que d’expier leur forfait, et satisfaire aux mânes d’Esope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les Dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur deplaisoit: les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse. 

A Monseigneur le Dauphin

Je chante les héros dont Esope est le père,
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.
Illustre rejeton d’un prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui faisant fléchir les plus superbes têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d’une plus forte voix
Les faits de tes aïeux et les vertus des rois.
Je vais t’entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures;
Et si de t’agréer je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.      

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Les Fables de Jean de La Fontaine : un double caractère

Les Fables ont un double caractère : d’un côté, elles sont individuellement chacune un portrait, de l’autre elles forment un ensemble posant une certaine réflexion philosophique sur la vie.

Quel est l’aspect principal ? Il y a ici deux approches possibles.

Soit on les prend isolément, en les considérant une par une, ce qui a été la norme jusqu’à présent, en raison de l’esprit étroit propre à la bourgeoisie, qui a cherché à diviser l’oeuvre pour trouver, de manière pragmatique, une utilité particulière à chacune d’elle.

Soit on considère l’œuvre comme un ensemble, formant un portrait général, en partant du principe qu’il y a un rapport dynamique entre chaque fable et l’ensemble, avec une autonomie relative, mais un fond commun dans l’identité relevant d’une construction générale, à visée portraitiste dans le cadre de la contradiction entre villes et campagnes, la question des animaux ressortant alors fort logiquement.

Dans le premier cas, Jean de La Fontaine est un enseignant plus ou moins raté dans son utilisation des Fables : c’est l’accusation faite par exemple par Jean-Jacques Rousseau.

Dans L’Émile, on a ainsi ce passage accusateur :

« On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende.

Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. »

Et Jean-Jacques Rousseau de parler d’une « multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile pour les enfants » et d’expliquer :

« Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? (…)

Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres (…).

Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s’emparer de tout.

Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une autre affaire ; alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied ferme (…).

Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos fables ; car j’espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. »

Cette approche peut être formellement juste, mais elle est fondamentalement réductrice ; les critiques, dont Jean-Jacques Rousseau ou encore Alphonse de Lamartine, n’ont pas saisi la dimension portraitiste ni la problématique du rapport villes-campagnes, qu’eux-mêmes pourtant tentaient d’aborder.

On sait bien en effet que Jean-Jacques Rousseau a posé la question de l’authenticité des comportements, d’un certain rapport à la nature, Alphonse de Lamartine étant quant à lui un romantique.

Leur aveuglement tient sans doute précisément en cela, Jean de La Fontaine constatant le début d’un processus qu’eux voyaient déjà comme bien approfondi.

C’est en cela que Jean de La Fontaine doit être salué, non pas seulement comme fabuliste, c’est-à-dire comme moraliste, mais comme penseur d’une thématique nouvelle, n’hésitant pas à se confronter à René Descartes et sa démarche mécaniste.

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Les Fables de Jean de La Fontaine : contre les animaux-machines

Jean de La Fontaine a tenté de formuler sa conception de la dignité des animaux, dans un texte en vers placé dans les Fables, sous le couvert d’un discours à Madame de la Sablière.

Celle-ci l’a hébergé de 1673 à 1693, et en plus de saluer sa protectrice, il développe toute la philosophie matérialiste concernant les animaux.

Voici l’extrait concerné, relativement ardu de par sa forme ornementale typique du XVIIe siècle et convenant bien plus aux fables qu’à la littératures d’idées.

Il est capital, dans la mesure où il représente un aboutissement des Fables, largement nié par la critique bourgeoise qui voit en les Fables une simple expression statique, finie, chaque faible se suffisant en soi, étant réduite à un élément isolé.

Il témoigne d’une réflexion clef qui, au-delà d’annoncer les Lumières et leur matérialisme, pose le rapport aux animaux, dans le cadre de la contradiction villes-campagnes, ce qui est à mettre en rapport avec le matérialisme dialectique.

Voici les arguments de Jean de La Fontaine :

Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu’en ces fables aussi j’entremêle des traits
De certaine philosophie, Subtile, engageante et hardie.

On l’appelle nouvelle: en avez-vous ou non
Ouï parler? Ils disent donc
Que la bête est une machine;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d’âme; en elle tout est corps.

Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein:
Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde;
La première y meut la seconde;
Une troisième suit: elle sonne à la fin.

Au dire de ces gens, la bête est toute telle:
« L’objet la frappe en un endroit;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L’impression se fait. » Mais comment se fait-elle?

Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n’est point cela: ne vous y trompez pas.

Qu’est-ce donc? Une montre. Et nous? C’est autre chose.

Voici de la façon que Descartes l’expose;
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit; comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme;
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur:

Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J’ai le don de penser; et je sais que je pense.

Or, vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait,
Sur l’objet ni sur sa pensée.

Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement.
Vous n’êtes point embarrassée
De le croire; ni moi.

Cependant, quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,

L’animal chargé d’ans, vieux cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige, par force,
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours!

Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort.
On le déchire après sa mort:
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Quand la perdrix
Voit ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille;

Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille,
Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’homme qui, confus, des yeux en vain la suit.

Non loin du Nord, il est un monde
Où l’on sait que les habitants
Vivent, ainsi qu’aux premiers temps,
Dans une ignorance profonde:

Je parle des humains, car, quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l’une et l’autre rivage.

L’édifice résiste, et dure en son entier:
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit: commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche;
Maint maître d’oeuvre y court, et tient haut le bâton.

La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.

Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.

Que ces castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire:

Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit,
Que je tiens d’un roi plein de gloire.

Le défenseur du Nord vous sera mon garant:
Je vais citer un prince aimé de la Victoire;
Son nom seul est un mur à l’empire ottoman.
C’est le roi polonais. jamais un roi ne ment.

Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps:
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.

Ces animaux, dit-il, sont germains du renard.
Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.

Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D’une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens et l’expérience.

Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah! s’il le rendait,
Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure,
Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci?

Ce que j’ai déjà dit: qu’aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;
Que la mémoire est corporelle;
Et que, pour en venir aux exemples divers,
Que j’ai mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a besoin que d’elle.

L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin
Chercher, par le même chemin,
L’image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement:

La volonté nous détermine,
Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine:
Je sens en moi certain agent,
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.

Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même.
De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême;
Mais comment le corps l’entend-il?
C’est là le point. Je vois l’outil
Obéir à la main: mais la main, qui la guide?
Eh! qui guide les cieux et leur course rapide!

Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts;
L’impression se fait: le moyen, je l’ignore;
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité;
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Descartes l’ignorait encore.

Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux:
Ce que je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet esprit n’agit pas; l’homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l’animal un point,
Que la plante, après tout, n’a point:
Cependant la plante respire.
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?

Jean de La Fontaine a bien saisi la dignité du réel.

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Les Fables de Jean de La Fontaine et les animaux comme dignité du réel

Jean de La Fontaine avait conscience de la limite de sa démarche et il a tout de même tenté d’y faire face, en promouvant la dignité du réel.

Illustration et texte du Pañchatantra, Rajasthan, 18e siècle,
oeuvre ayant inspiré Jean de La Fontaine

Dans ses Fables, les animaux ne sont pas que des masques des hommes ; ils ont leur dignité, un animal peut tout à fait être une « mère éplorée », les sentiments eux-mêmes sont présents, comme dans la fameuse fable des deux pigeons.

Celui qui s’ennuie regrette amèrement d’être parti et d’avoir abandonné son amour par folie des grandeurs ; c’est là une des plus belles si ce n’est la plus belle fable de Jean de La Fontaine, qui dépasse en fait d’ailleurs l’approche propre à une fable (des sauts de ligne sont ajoutés pour faciliter la lecture).

« Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.

L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,

Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.

Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ?

Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète

L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère.

Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;
Vous y croirez être vous-même.

À ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.

Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,

Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie :
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las,
Les menteurs et traîtres appas.

Le las était usé ! si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.

Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.

Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;

Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pié,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna.
Que bien, que mal, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune Bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.

Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants

Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ? »

Jean de La Fontaine avait conscience qu’il devait non pas se contenter de dépeindre, mais atteindre la dignité du réel. Il ne pouvait pas se contenter de se moquer, car cela aurait fait de lui un Molière mais sans le théâtre.

Il fallait donc s’orienter vers la dignité du réel. Son matérialisme est la base de sa quête de présenter le réel en portraitiste.

D’où, parfois, des formules matérialistes disséminées dans les Fables, comme par exemple :

« Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. » (Les poissons et le cormoran)

« L’accoutumance ainsi nous rend tout familier:
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S’apprivoise avec notre vue 
Quand ce vient à la continue. » (Le Chameau et les Bâtons flottants)

« Il se faut entr’aider ; c’est la loi de la nature » (L’âne et le chien)

« D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor. » (Le laboureur et ses enfants)

« En toute chose il faut considérer la fin. » (Le renard et le bouc)

« Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant . » (Le pouvoir des fables)

Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

Dans L’avare qui a perdu son trésor, la première chose que dit par exemple Jean de La Fontaine que « l’usage seulement fait la possession ». C’est là une ligne matérialiste élémentaire, qui s’oppose à la possession abstraite.

La fable se moque d’un avare en pleurs, car on lui a volé le trésor qu’il avait caché et dont, par définition, il ne profitait pas : il ne voit pas la réalité jusqu’à sa substance.

Mais vers quoi se tourner pour y arriver ? Jean de La Fontaine a pressenti que la question n’était pas vers quoi se tourner, mais vers qui.

Reconnaître la dignité des animaux, c’est reconnaître la dignité du réel. C’est d’ailleurs bien cet aspect qui a fait que Jean de La Fontaine est si populaire et qu’il a été surtout fait lire aux enfants, alors qu’ils ne sont nullement en mesure de saisir la complexité et la subtilité du message.

En se posant en défenseur des animaux, Jean de La Fontaine entrevoit la résolution des problèmes posés à l’Humanité dans la contradiction villes-campagnes se développant avec l’irruption du capitalisme dans le cadre de la monarchie absolue.

Il voit la possibilité d’affirmer quelque chose positivement, de valoriser et non plus simplement d’être critique ou passif, d’appeler à être critique ou passif.

Ses Fables sont donc parsemées de remarques diverses, plus ou moins ouvertes, en faveur des animaux, comme ici dans L’Homme et la Couleuvre :

« A ces mots, l’animal pervers
(C’est le serpent que je veux dire
Et non l’homme : on pourrait aisément s’y tromper) »

Dans Les Animaux malades de la Peste, Jean de La Fontaine se moque de la manière suivante de la prétention humaine à dominer les animaux :

«Et quant au berger, l’on peut dire [c’est le Renard qui parle]
Qu’il était digne de tous maux, 
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.» 

Les Fables ne sont donc pas simplement une fin en soi ; elles portent également un cheminement, une réflexion.

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Les Fables de Jean de La Fontaine et le sort, le destin

Quand on regarde une fable de Jean de La Fontaine et qu’on veut en saisir le sens, il faut discerner de laquelle des trois approches possibles elle relève.

Jean de La Fontaine ne parvient pas à choisir entre un néo-stoïcisme austère appelant au repli sur soi, une philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse et enfin une dénonciation pratiquement matérialiste de l’émergence du capitalisme.

D’où provient l’existence de ces trois approches, qui n’en sont en fait que deux comme on va le voir ?

Cela tient à la tentative de Jean de La Fontaine de saisir la réalité, de proposer une philosophie pratique, une philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse.

C’est son objectif et soit il échoue et bascule dans le néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue, soit il bascule dans le matérialisme porté par la bourgeoisie.

Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

Quelle est la source de ce déséquilibre ?

C’est qu’on ne peut assez souligner comment Jean de La Fontaine, dans ses Fables, aborde de manière ouverte la question de l’accumulation du capital et comment il tente de former une critique de celle-ci.

C’est même la clef pour comprendre le caractère décousu des Fables, un souci qu’on retrouve chez tous les moralistes.

Ceux-ci ne pouvaient en effet pas comprendre ce qui se passait. Le développement du mode de production capitaliste à travers la monarchie absolue leur apparaissait comme à la fois inexorable, critiquable, étrange.

Pour cette raison, la critique ne pouvant s’appuyer sur une classe ouvrière qui n’existe pas, il y a un déséquilibre.

Voici par exemple une fable où la tentative de formuler une critique positive de la course à l’accumulation, au nom d’une morale matérialiste pratiquement épicurienne, est évidente.

Le loup et le chasseur

Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons?
L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t il jamais: C’est assez, jouissons?
Hâte-toi, mon ami; tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre.
Jouis. Je le ferai. Mais quand donc? Dès demain.
Eh mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis dès aujourd’hui: redoute un sort semblable
A celui du Chasseur et du Loup de ma fable.

On a une même logique dans Le loup et le chien : le loup préfère la liberté à la sécurité du chien, qui fait de ce dernier un serviteur.

Voici la fin de cette fable :

« Qu’est-ce là  ? lui dit-il.  Rien.  Quoi ? rien ? Peu de chose.
Mais encor ?  Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ?  Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. »

Le problème est que comme Jean de la Fontaine se veut un portraitiste et un moraliste au sens d’un observateur, il peut très bien faire une fable dont la base est entièrement différente, voire opposée.

Dans la Fable suivante, il ne fait rien d’autre que conseiller par exemple la personne cherchant à accumuler du capital.

La poule aux œufs d’or

L’avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la Poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un oeuf d’or.
Il crut que dans son corps elle avait un trésor:
Il la tua, l’ouvrit, et la trouva semblable
A celles dont les oeufs ne lui rapportaient rien,
S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches!
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour vouloir trop tôt être riches!

Jean de La Fontaine est un conseiller ; il ne dit pas qu’on ne peut pas devenir riche, mais qu’il faut le faire de manière rationnelle.

Comment faut-il alors comprendre la fable de la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf ?

Car la morale est explicite : ceux qui veulent en faire trop échouent lamentablement, il ne faut pas vouloir trop faire.

« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »

Ce positionnement est tout à fait opposé tant au conseil de profiter de la vie qu’à celui d’accumuler de manière sage.

Il en va de même lorsque, dans Le loup et l’agneau, Jean de La Fontaine dresse ce constat d’un pessimisme complet :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure : 
Nous l’allons montrer tout à l’heure. »

Philosophiquement, cela se concrétise avec de très nombreuses remarques de Jean de La Fontaine sur le destin, que le stoïcisme reconnaît comme puissance rendant inévitables les choses, à l’opposé de l’épicurisme qui rejette le concept.

Jean de La Fontaine ne choisit pas son camp, à certains moments il penche d’un côté, à d’autres de l’autre côté.

Dans L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits, il dénonce les astrologues :

« Charlatans, faiseurs d’horoscope,
Quittez les Cours des Princes de l’Europe »

Dans L’Horoscope on lit pareillement :

« Je ne crois point que la nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encor,
Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort.
Il dépend d’une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps ;
Non des conjonctions de tous ces charlatans. »

Cependant, le début de cette fable consiste en les lignes suivantes :

« On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter »

C’est-à-dire que Jean de La Fontaine ne croit pas en l’horoscope, mais relativement au destin qui, dans bien des fables, apparaît de manière implacable, comme si l’inspiration antique rendait cela obligatoire.

Voici la fin de La souris métamorphosée en fille :

« Il en faut revenir toujours à son destin,
C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.
Parlez au diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa fin. »

Dans La cour du lion, on lit ainsi :

« Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l’avait fait maître »

Dans L’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit, c’est encore plus marqué, puisque c’est celui qui l’attend dans son lit qui triomphe, en raison du destin. La fortune y est présentée comme « la fille du sort »

Dans L’Ingratitude et l’Injustice des Hommes envers la Fortune, le propos est ambigu, les hommes se comportant mal, accusant le sort, mais celui-ci semble tout de même exister.

Cela exprime parfaitement que les moralistes sont très perturbés par le capitalisme, c’est-à-dire le caractère hasardeux de la victoire dans le cadre de la concurrence. C’est cela même qui a provoqué les grands débats sur la prédestination à l’époque.

L’émergence de la richesse, du succès, tout apparaît incompréhensible.

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Les Fables de Jean de La Fontaine : les rapports marchands et la perception des choses

Ce qui est frappant chez Jean de La Fontaine, c’est ainsi un certain pessimisme, fondé sur un regard critique des mœurs de son époque.

En fait, les rapports marchands sont particulièrement présents dans les Fables, la raison en est simple : tout comme chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, on a la constatation de la prégnance toujours plus forte de la tendance capitaliste.

Hyacinthe Rigaud  (1659–1743),
Portrait de J. Lafontaine

La fable La laitière et le pot au lait décrit de manière absolument claire l’esprit capitaliste propre à la jeune fermière qui espère vendre son pot au lait à un prix lui permettant d’avoir des poulets, puis un cochon, une vache, un troupeau, une étable.

On a ici la présentation d’une démarche d’accumulation s’appuyant sur la vente d’un produit à la ville par le fermier, élément clef du capitalisme. Jean de La Fontaine explique que « chacun songe en veillant », ce qui est une présentation approfondie de l’esprit ambitieux propre à la personne cherchant à accumuler les marchandises et l’argent.

Jean de La Fontaine le fait dire ouvertement à la fermière :

« Le porc à s’engraisser coûtera peu de son;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable;
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon »

Or, dans la fable, la fermière fait tomber le pot au lait et perd sa fortune potentielle :

« Le lait tombe : adieu veau, vache, cochon, couvée »

C’est là précisément qu’on reconnaît la philosophie de Jean de La Fontaine, qui pratique un anticapitalisme romantique, considérant que les modifications font tourner la tête aux gens.

Un certain mode de vie disparaît ; il constate amèrement dans La cigale et la fourmi que « la Fourmi n’est pas prêteuse » et il s’aperçoit, comme tous les moralistes du XVIIe siècle, que les mœurs sont corrompus par des manigances, des formes parasitaires.

C’est le sens de la morale de la fable Le corbeau et le renard :

« Le Renard s’en saisit, et dit :
 »Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui j’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. » »

Tout cela n’est pas clair : la richesse n’est pas automatique dans le travail, certains opportunistes réussissent, les mœurs changent. La malhonnêteté devient une norme bien établie, comme ici résumé dans La chauve-souris, le buisson et le canard :

« Le plus petit Marchand est savant sur ce point;
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte »

Tout cela choque les moralistes du XVIIe siècle, cela les perturbe car ils entrevoient une modification toujours plus forte, aux conséquences non prévisibles et dont il y a tout lieu de se méfier.

Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

La fable Le savetier et le financier est ici tout à fait représentative. Un savetier, pauvre mais heureux, chante du matin au soir, ce qui dérange le sommeil du financier. Ce dernier remet alors une somme d’argent au premier, qui alors perd sa joie de vivre, est inquiet pour son argent au point de sombrer dans la paranoïa :

« Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. »

Cette fable n’a pas de morale séparée, ce qui est frappant : le savetier rend les écus, afin de récupérer ses chansons et son somme. C’est donc ce qui est juste, par opposition à l’attitude du financier qui cherche à généraliser le capitalisme. Jean de La Fontaine s’en moque de la manière suivante :

« C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait,
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire. »

La critique est ici explicite et elle est essentielle pour comprendre le positionnement de Jean de La Fontaine. Les rapports marchands modifient la perception des choses, l’ordre traditionnel et ces deux remises en cause sont utilisées par les moralistes comme critique progressiste d’un côté, comme critique réactionnaire d’un autre.

On sait que cette approche critique est allé jusqu’à Honoré de Balzac, qu’elle a également été à la source de l’idéologie pétainiste, en étroit rapport avec le catholicisme social. Cependant, tout part du XVIIe siècle, de la constatation d’une évolution semblant incompréhensible.

Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

Jean de La Fontaine, dans Le trésor et les deux hommes, raconte comment un homme veut se suicider, mais un pan de mur cède et il découvre un trésor. Le propriétaire arrive, voit son trésor perdu et profite de la corde présente pour se pendre.

C’est le symbole même de l’incompréhension face au « hasard » du capitalisme et de sa concurrence. Qui devient riche ? Qui n’y parvient pas ? Pourquoi ?

Voici la scène de la pendaison décrite, avec sa morale (des lignes sont sautées pour faciliter la lecture) :

« L’Homme au trésor arrive, et trouve son argent
Absent.
Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette somme?
Je ne me pendrai pas? Et vraiment si ferai,
Ou de corde je manquerai.

Le lacs était tout prêt, il n’y manquait qu’un homme:
Celui-ci se l’attache, et se pend bien et beau.
Ce qui le consola peut-être
Fut qu’un autre eût pour lui fait les frais du cordeau.
Aussi bien que l’argent le licou trouva maître.

L’avare rarement finit ses jours sans pleurs:
Il a le moins de part au trésor qu’il enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,
Pour ses parents, ou pour la terre.

Mais que dire du troc que la Fortune fit?
Ce sont là de ses traits; elle s’en divertit. »

Pareillement dans Du thésauriseur et du singe, Jean de La Fontaine dénonce l’accumulation vaine :

« Un homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu’à la fureur.
Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont frivoles. »

Dans Le berger et la mer, il raconte la mésaventure d’un berger ayant perdu tout ce qu’il avait investi dans la mer, c’est-à-dire dans le commerce international ; la morale est la suivante :

« Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience,
Qu’un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance;
Qu’il se faut contenter de sa condition;
Qu’aux conseils de la mer et de l’ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s’en louera, dix mille s’en plaindront.
La mer promet monts et merveilles:
Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront. »

Ne pas se fier aux promesses de monts et merveilles relève de la morale, qui ne fait confiance qu’au sens du réel, pas à un destin au hasard incompréhensible.

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