Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Menchéviks et bolchéviks pendant la guerre russo-japonaise et la première révolution russe (1904-1907)

    Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

    1. Guerre russo-japonaise. L’essor du mouvement révolutionnaire se poursuit en Russie. grèves de Pétersbourg. Manifestation des ouvriers devant le Palais d’Hiver, le 9 janvier 1905. Fusillade de la manifestation. Début de la révolution.

    Dès la fin du XIXe siècle, les États impérialistes avaient engagé une lutte intense pour la domination de l’océan Pacifique et le partage de la Chine. La Russie tsariste, elle aussi, participait à cette lutte.

    En 1900, les troupes du tsar, en commun avec les troupes japonaises, allemandes, anglaises et françaises, avaient écrasé avec une férocité inouïe l’insurrection populaire de Chine, dont la pointe était dirigée contre les impérialistes étrangers.

    Précédemment, le gouvernement tsariste avait contraint la Chine à céder à la Russie la presqu’île de Liao-Toung avec la forteresse de Port-Arthur.

    La Russie s’était réservé le droit de construire des chemins de fer en territoire chinois. Une ligne dite Chemin de fer de l’Est chinois fut construite en Mandchourie du Nord, et des troupes russes amenées pour en assurer la garde.

    La Russie tsariste occupa militairement la Mandchourie du Nord. Le tsarisme allongeait le bras vers la Corée. La bourgeoisie russe projetait de créer une « Russie jaune » en Mandchourie.

    Mais, au cour de ses conquêtes d’Extrême-Orient, le tsarisme se heurta à un autre rapace, le Japon, qui s’était rapidement transformé en pays impérialiste et visait, lui aussi, à conquérir des territoires sur le continent asiatique, en premier lieu aux dépends de la Chine.

    Tout comme la Russie tsariste, le Japon voulait accaparer la Corée et la Mandchourie.

    Dès ce moment, il rêvait de mettre la main sur l’île de Sakhaline et l’Extrême-Orient.

    L’Angleterre, qui redoutait de voir la Russie tsariste renforcer sa domination en Extrême-Orient, soutenait secrètement le Japon.

    La guerre russo-japonaise était imminente.

    Le gouvernement tsariste était poussé à cette guerre par la grosse bourgeoisie en quête de nouveaux débouchés, ainsi que par la partie la plus réactionnaire des propriétaires fonciers.

    Sans attendre une déclaration de guerre de la part du gouvernement tsariste, le Japon engagea le premier les hostilités. Il disposait d’un bon service d’espionnage en Russie, et il avait calculé que, dans cette lutte, il aurait affaire à un adversaire impréparé.

    Sans déclarer la guerre, le Japon attaqua donc subitement, en janvier 1904, la forteresse russe de Port-Arthur et infligea de lourdes pertes à la flotte russe qui s’y trouvait.

    C’est ainsi que commença la guerre russo-japonaise.

    Le gouvernement tsariste comptait que la guerre l’aiderait à consolider sa situation politique et à arrêter la révolution.

    Mais il se trompait dans ses calculs. La guerre ébranla encore davantage le tsarisme.

    Mal armée et mal instruite, dirigée par des généraux vendus et incapables, l’armée russe essuya défaite sur défaite.

    La guerre enrichissait capitalistes, hauts fonctionnaires et généraux. Partout fleurissait le vol.

    Les troupes étaient mal ravitaillées. Alors qu’on manquait de munitions, l’armée recevait, comme par dérision, des wagons d’icônes [Objets du culte, images de dieux ou de saints. (N. des Trad.)].

    Le soldats disaient avec amertume : « Les japonais nous régalent avec des obus ; nous autres, on les régale avec des icônes. »

    Au lieu d’évacuer les blessés, des trains spéciaux emportaient le butin volé par les généraux tsaristes.

    Les Japonais investirent, puis enlevèrent la forteresse de Port-Arthur. Après avoir infligé une série de défaites à l’armée tsariste, ils la mirent en déroute sous Moukden.

    L’armée tsariste, qui comptait trois cent milles hommes, perdit dans cette bataille près de cent vingt mille tués, blessés et prisonniers.

    Et ce fut la débâcle ; dans le détroit de Tsou-Shima fut anéantie la flotte tsariste dépêchée de la Baltique à la rescousse de Port-Arthur investi.

    La défaite de Tsou-Shima s’affirma une catastrophe totale : sur vingt bâtiments de guerre envoyés par le tsar, treize furent coulés ou détruits, et quatre capturés. La Russie tsariste avait définitivement perdu la guerre.

    Le gouvernement du tsar se vit contraint de signer une paix honteuse.

    Le Japon s’emparait de la Corée, enlevait à la Russie Port-Arthur et une moitié de l’île de Sakhaline.

    Les masses populaires n’avaient pas voulu cette guerre ; elles se rendaient compte du préjudice qu’elle causerait à la Russie.

    Le peuple payait cher l’état arriéré de la Russie tsariste !

    L’attitude des bolchéviks et des menchéviks n’était pas la même devant la guerre.

    Les menchéviks, Trotski y compris, avaient glissé sur des positions jusqu’auboutistes, c’est-à-dire vers la défense de la « patrie » du tsar, des propriétaires fonciers et des capitalistes.

    Lénine et les bolchéviks, au contraire, estimaient que la défaite du gouvernement tsariste dans cette guerre de rapine serait utile, car elle aboutirait à affaiblir le tsarisme et à renforcer la révolution.

    Les défaites de l’armée tsariste révélèrent aux grandes masses du peuple la pourriture du tsarisme.

    La haine que les masses populaires portaient au tsarisme s’aviva de jour en jour.

    La chute de Port-Arthur marqua le début de la chute de l’autocratie, écrivait Lénine.

    Le tsar avait voulu étouffer la révolution par la guerre. C’est le contraire qui se produisit. La guerre russo-japonaise hâta la révolution.

    Dans la Russie des tsars, l’oppression capitaliste se trouvait aggravée du joug du tsarisme.

    Les ouvriers souffraient non seulement de l’exploitation capitaliste et du labeur écrasant, mais aussi de l’arbitraire qui pesait sur le peuple entier.

    C’est pourquoi les ouvriers conscients voulaient se mettre à la tête du mouvement révolutionnaire de tous les éléments démocratiques de la ville et de la campagne contre le tsarisme. Le manque de terre, les nombreux vestiges du servage étouffaient la paysannerie ; propriétaires fonciers et koulaks la réduisaient en servitude.

    Les différents peuples de la Russie tsariste gémissaient sous le double joug des propriétaires fonciers et des capitalistes indigènes et russes.

    La crise économique de 1900-1903 avait augmenté les souffrances des masses laborieuses ; la guerre les avait encore aggravées.

    Les défaites militaires exaspéraient la haine des masses contre le tsarisme. La patience populaire s’épuisait.

    Comme on le voit, les causes de la révolution étaient plus que suffisantes.

    En décembre 1904, sous la direction du Comité bolchévik de Bakou, les ouvriers de cette ville déclenchèrent une grève imposante, bien organisée.

    Le mouvement aboutit à la victoire des grévistes, à la signature d’un convention collective, — la première dans l’histoire du mouvement ouvrier de Russie, — entre les ouvriers et les industriels du pétrole.

    La grève de Bakou marqua le début de l’essor révolutionnaire en Transcaucasie et dans plusieurs régions de la Russie.

    « La grève de Bakou donna le signal des glorieux mouvements de janvier et de février, qui se déroulèrent par toute la Russie » (Staline).

    Cette grève fut comme un éclair avant l’orage, à la veille de la grande tempête révolutionnaire.

    Puis, les évènements du 9 (22) janvier 1905, à Pétersbourg, marquèrent le début de la tempête.

    Le 3 janvier 1905, une grève éclatait dans la grande usine Poutilov (aujourd’hui usine Kirov), à Pétersbourg.

    Elle avait été déterminée par le renvoi de quatre ouvriers et fut bientôt soutenue par d’autres usines et fabriques de la ville.

    La grève devint générale. Le mouvement grandissait, menaçant. Le gouvernement tsariste avait résolu de le réprimer dès le début.

    Dès 1904, avant la grève de l’usine Poutilov, la police avait crée, à l’aide d’un agent provocateur, le pope Gapone, son organisation à elle parmi les ouvriers : la « Réunion des ouvriers d’usine russes ».

    Cette organisation avait des filiales dans tous les quartiers de Pétersbourg. Lorsque éclata la grève, le pope Gapone proposa aux réunions de sa société un plan provocateur : le 9 janvier, tous les ouvriers formeraient un cortège pacifique, avec bannières d’église et effigies du tsar, et se présenteraient devant le Palais d’Hiver pour remettre au tsar une pétition où seraient exposés leurs besoins.

    Le tsar, disait-il, se montrerait au peuple, entendrait ses revendications et accorderait satisfaction. Gapone entendait par là aider l’Okhrana tsariste à provoquer le massacre et noyer le mouvement ouvrier dans le sang.

    Mais ce plan policier se tourna contre le gouvernement tsariste.

    La pétition fut discutée dans les réunions ouvrières ; on y apporta amendements et modifications.

    Et dans ces réunions, les bolchéviks eux aussi prirent la parole, sans décliner ouvertement leur qualité de bolchéviks.

    Sous leur influence, on introduisit dans la pétition les revendications suivantes : liberté de la presse, de la parole, des associations ouvrières, convocation d’une Assemblée constituante appelée à modifier le régime politique de la Russie, égalité de tous devant la loi, séparation de l’Eglise et de l’État, cessation de la guerre, application de la journée de huit heures, remise de la terre aux paysans.

    En intervenant dans ces réunions, les bolchéviks expliquaient aux ouvriers que l’on n’obtient pas la liberté par des requêtes adressées au tsar, mais qu’on la conquiert, les armes à la main.

    Les bolchéviks mettaient en garde les ouvriers, leur disant qu’on allait tirer sur eux. Mais ils ne purent empêcher que le cortège ne se dirigeât vers le Palais d’Hiver. Une notable partie des ouvriers croyaient encore que le tsar leur viendrait en aide. Le mouvement emportait les masses, avec une force irrésistible.

    La pétition disait :

    « Nous, ouvriers de la ville de Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents débiles, venons à toi, notre tsar, pour chercher justice et protection. Nous sommes réduits à la misère, on nous opprime, on nous accable d’un labeur au-dessus de nos forces, on nous inflige des vexations, on ne nous reconnaît pas pour des êtres humains…

    Nous avons souffert en silence, mais on nous pousse de plus en plus dans le gouffre de la misère, de la servitude et de l’ignorance ; le despotisme et l’arbitraire nous étouffent… Notre patience est à bout. Le moment terrible est venu pour nous, où il vaut mieux mourir que de continuer à souffrir ces tourments intolérables… »

    Le 9 janvier 1905, de grand matin, les ouvriers prirent le chemin du Palais d’Hiver où était alors le tsar.

    Ils allaient trouver le tsar par familles entières, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs vieux parents ; ils portaient des effigies du tsar et des bannières d’église, ils chantaient des prières, ils avançaient sans armes.

    Plus de 140 000 personnes étaient descendues dans la rue.

    Nicolas II leur fit mauvais accueil. Il ordonna de tirer sur les ouvriers désarmés.

    Ce jour-là, les troupes tsaristes en tuèrent plus de mille et en blessèrent plus de deux mille. Le sang ouvrier inondait les rues de Pétersbourg.

    Les bolchéviks marchaient avec les ouvriers. Beaucoup d’entre eux furent tués ou arrêtés.

    Sur place, dans les rues où coulait le sang ouvrier, les bolchéviks expliquaient aux ouvriers quel était le responsable de cet horrible forfait et comment il fallait lutter contre lui.

    On donna désormais au 9 janvier, le nom de « Dimanche sanglant ».

    Le 9 janvier les ouvriers avaient reçu une sanglante leçon. Ce que l’on avait fusillé ce jour-là, c’était la foi des ouvriers dans le tsar.

    Dès lors ils avaient compris qu’ils ne pouvaient conquérir leurs droits que par la lutte.

    Dans la soirée même du 9 janvier, des barricades s’élevèrent dans les quartiers ouvriers.

    Les ouvriers disaient : « Le tsar a cogné sur nous, à nous de cogner sur le tsar ! »

    La nouvelle terrible du sanglant forfait du tsar se répandit partout. La colère et l’indignation étreignirent la classe ouvrière, le pays entier.

    Point de ville où les ouvriers ne fissent grève en signe de protestation contre le crime du tsar et ne formulassent des revendications politiques.

    Les ouvriers descendaient maintenant dans la rue sous le mot d’ordre : « À bas l’autocratie ! » en janvier, le nombre des grévistes atteignit un chiffre formidable : 440 000.

    Il y eut en un mois plus d’ouvriers en grève que dans les dix années précédentes. Le mouvement ouvrier était monté très haut.

    La révolution avait commencé en Russie.

    2. Grèves politiques et manifestations ouvrières. Poussée du mouvement révolutionnaire des paysans. Révolte du cuirassé Potemkine.

    Après le 9 janvier la lutte révolutionnaire des ouvriers avait pris un caractère plus aigu, un caractère politique.

    Des grèves économiques et des grèves de solidarité, les ouvriers passaient aux grèves politiques, aux manifestations ; par endroits, ils opposaient une résistance armée aux troupes tsaristes.

    Particulièrement bien organisées et opiniâtres furent les grèves déclenchées dans les grandes villes, où des masses considérables d’ouvriers étaient agglomérées : Pétersbourg, Moscou, Varsovie, Riga, Bakou.

    Aux premiers rangs du prolétariat en lutte marchaient les métallurgistes.

    Par leurs grèves, les détachements ouvriers d’avant-garde mettaient en branle les couches moins conscientes, dressaient pour la lutte l’ensemble de la classe ouvrière.

    L’influence de la social-démocratie grandissait rapidement.

    Les manifestations du Premier Mai, en maints endroits, furent suivies de collisions avec la police et la troupe.

    À Varsovie, on tira sur une manifestation ; il y eut plusieurs centaines de tués et de blessés.

    À ce massacre de Varsovie, les ouvriers, alertés par la social-démocratie polonaise, ripostèrent par une grève générale de protestation.

    Durant tout le mois de mai, grèves et manifestations se déroulèrent sans interruption.

    Plus de 200.000 ouvriers participèrent aux grèves du Premier Mai en Russie.

    Les ouvriers de Bakou, de Lodz, d’Ivanovo-Voznessensk furent entraînés dans la grève générale.

    De plus en plus souvent, les grévistes et les manifestants entraient en collision avec la troupe du tsar. Ce fut le cas dans toute une série de villes : Odessa, Varsovie, Riga, Lodz, etc.

    La lutte prit un caractère particulièrement aigu à Lodz, grand centre industriel de Pologne.

    Les ouvriers de cette ville dressèrent dans les rues des dizaines de barricades ; trois jours durant (22-24 juin 1905), ils livrèrent des batailles de rues aux troupes du tsar.

    L’action armée, ici, s’était confondue avec la grève générale. Lénine considérait ces batailles comme la première action armée des ouvriers de Russie.

    Parmi les grèves de cet été-là, il convient de noter particulièrement la grève des ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk.

    Elle dura de la fin du mois de mai au début du mois d’août 1905, soit presque deux mois et demi.

    À la grève participèrent près de 70.000 ouvriers, dont beaucoup de femmes. Le mouvement était dirigé par le Comité bolchévik du Nord. Des milliers d’ouvriers se rassemblaient presque chaque jour, hors de la ville, sur les bords de la rivière Talka.

    Là, ils discutaient de leurs besoins. Les bolchéviks prenaient la parole dans ces réunions.

    Pour écraser la grève, les autorités tsaristes avaient donné l’ordre aux troupes de disperser les ouvriers par la force et de tirer sur eux. Il y eut plusieurs dizaines d’ouvriers tués et plusieurs centaines de blessés.

    L’état de siège fut proclamé dans la ville. Mais les ouvriers tenaient bon.

    Avec leurs familles, ils souffraient de la faim, mais, ne se rendaient pas.

    Seul l’extrême épuisement les contraignit à reprendre le travail. La grève avait aguerri les ouvriers. La classe ouvrière avait fait preuve de beaucoup de courage, de fermeté, de cran et de solidarité.

    La grève fut, pour les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk, une véritable école d’éducation politique.

    Durant cette grève, les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk avaient créé un Soviet de délégués qui fui en réalité, un des premiers Soviets de députés ouvriers de Russie.

    Les grèves politiques des ouvriers avaient galvanisé tout le pays. Après la ville, la campagne se levait.

    Au printemps, les troubles paysans commencèrent. Par foules énormes, les paysans marchaient contre les propriétaires fonciers, saccageaient leurs domaines, les raffineries de sucre et d’alcool, incendiaient les châteaux et les propriétés.

    En maints endroits, ils s’étaient emparés de la terre seigneuriale ; ils se livraient à des coupes de bois massives, ils exigeaient que la terre des propriétaires fonciers fût remise au peuple.

    Les paysans s’emparaient du blé et des autres denrées des grands propriétaires et les partageaient entre les affamés Terrifiés, les propriétaires fonciers s’enfuyaient à la ville.

    Le gouvernement tsariste dépêchait soldats et cosaques pour réprimer les insurrections paysannes. La troupe fusillait les paysans, arrêtait les « meneurs », les fouettait, les torturait.

    Mais les paysans continuaient la lutte.

    Le mouvement s’étendait, toujours plus vaste, dans le centre de la Russie, dans le bassin de la Volga, en Transcaucasie, en Géorgie surtout.

    Les social-démocrates pénétraient de plus en plus profondément dans les campagnes.

    Le Comité central du Parti avait lancé une proclamation aux paysans : « Paysans, c’est à vous que nous faisons appel. »

    Les comités social-démocrates des provinces de Tver, Saratov, Poltava, Tchernigov, Iékatérinoslav, Tiflis et de nombreuses autres provinces, lançaient des appels aux paysans.

    Dans les campagnes, les social-démocrates organisaient des réunions, créaient des cercles d’études pour les paysans, formaient des comités paysans.

    En été 1905, des grèves d’ouvriers agricoles organisées par les social-démocrates eurent lieu dans une série de localités.

    Mais ce n’était encore là que le début de la lutte paysanne. Le mouvement n’avait gagné que 85 districts, soit à peu près un septième de tous les districts de la Russie d’Europe.

    Le mouvement ouvrier et paysan ainsi que les défaites des troupes russes dans la guerre russo-japonaise exercèrent leur influence sur l’armée. Ce bastion du tsarisme fut ébranlé.

    En juin 1905, une révolte éclata dans la flotte de la mer Noire, à bord du cuirassé Potemkine. 

    Celui-ci mouillait non loin d’Odessa, où une grève générale des ouvriers se déroulait.

    Les matelots en révolte réglèrent leur compte aux officiers les plus exécrés, et amenèrent le cuirassé dans le port d’Odessa. Le Potemkine se rallia à la révolution.

    Lénine attachait à cette insurrection une importance exceptionnelle.

    Il considérait que les bolchéviks devaient assumer la direction de ce mouvement et le relier à celui des ouvriers, des paysans et des garnisons locales.

    Le tsar dépêcha contre le Potemkine des vaisseaux de guerre, mais les équipages refusèrent de tirer sur leurs camarades insurgés.

    Pendant plusieurs jours, on vit flotter sur le cuirassé Potemkine le drapeau rouge de la révolution.

    Mais à l’époque, en 1905, le Parti bolchévik n’était pas le seul parti qui dirigeât le mouvement comme ce fut le cas plus tard, en 1917.

    Il y avait bon nombre de menchéviks, de socialistes-révolutionnaires et d’anarchistes à bord du Polemkine. 

    Aussi, malgré la participation de plusieurs social-démocrates à l’insurrection, celle-ci manqua-t-elle d’une bonne direction, d’une direction suffisamment expérimentée.

    Dans les moments décisifs, une partie des matelots se mit à hésiter. Les autres bâtiments de la flotte de la mer Noire ne se joignirent pas au cuirassé en révolte.

    Manquant de charbon et de vivres, le cuirassé révolutionnaire dut appareiller vers les côtes de Roumanie et se livrer aux autorités roumaines.

    L’insurrection du Potemkine se termina par une défaite.

    Les matelots qui, par la suite, tombèrent aux mains du gouvernement tsariste, furent déférés en justice. Une partie fut exécutée, l’autre envoyée au bagne.

    Mais l’insurrection par elle-même joua un rôle exceptionnel.

    C’était le premier mouvement révolutionnaire de niasse dans l’armée et la flotte, c’était la première fois qu’une unité importante des troupes tsaristes passait du côté de la révolution.

    Aux masses d’ouvriers, de paysans et surtout aux masses mêmes de soldats et de matelots, l’insurrection du Potemkine avait rendu plus compréhensible et plus familière l’idée de l’adhésion de l’armée et de la flotte à la classe ouvrière, au peuple.

    Le passage des ouvriers aux grèves et aux manifestations politiques de masse, l’accentuation du mouvement paysan, les collisions armées du peuple avec la police et la troupe, enfin l’insurrection dans la flotte de la mer Noire, autant de faits attestant que les conditions d’une insurrection armée du peuple étaient en train de mûrir.

    Cette circonstance obligea la bourgeoisie libérale à se remuer sérieusement.

    Effrayée par la révolution, mais désireuse en même temps d’intimider le tsar par la menace de la révolution, elle recherchait un arrangement avec le tsar contre la révolution et réclamait de petites réformes « pour le peuple », pour « apaiser » le peuple, pour diviser les forces révolutionnaires et prévenir de la sorte les « horreurs de la révolution ».

    « II faut tailler de la terre aux paysans, sinon ce sont eux qui nous tailleront », disaient les propriétaires libéraux.

    La bourgeoisie libérale s’apprêtait à partager le pouvoir avec le tsar.

    « Le prolétariat lutte, la bourgeoisie se faufile vers le pouvoir », écrivait alors Lénine, à propos de la tactique de la classe ouvrière et de la tactique de la bourgeoisie libérale.

    Le gouvernement tsariste continuait de soumettre les ouvriers et les paysans à une répression sauvage.

    Mais il ne pouvait pas ne pas voir qu’il était impossible de venir à bout de la révolution par la seule répression.

    Aussi, en plus des représailles, recourut-il à une politique de manœuvres.

    D’un côté, à l’aide de ses provocateurs, il excitait les peuples de Russie les uns contre les autres, organisait des pogroms contre les Juifs et des massacres tataro-arméniens.

    D’un autre côté, il promettait de convoquer un « organe représentatif » sous les espèces d’un Zemski Sobor [Assemblée des représentants des castes en Russie. Convoquée aux XVIe et XVIIe siècles pour conférer avec le gouvernement. (Ndes Trad.)] ou d’une Douma d’État ; il avait chargé le ministre Boulyguîne d’élaborer le projet de cette Douma, laquelle ne devait cependant pas avoir de pouvoirs législatifs.

    Toutes ces mesures n’étaient prises que pour diviser les forces de la révolution et en détacher les couches modérées du peuple.

    Les bolchéviks appelèrent au boycottage de la Douma de Boulyguine, en se fixant le but de faire tomber cette caricature de représentation populaire.

    Les menchéviks, au contraire, avaient décidé de ne pas faire échec à la Douma ; ils avaient estimé nécessaire d’y entrer.

    3. Les divergences de tactique entre bolchéviks et menchéviks. Le IIIe congrès du Parti

    . L’ouvrage de Lénine Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. Les principes tactiques du parti marxiste.

    La révolution avait mis en mouvement toutes les classes de la société.

    Le tournant suscité par la révolution dans la vie politique du pays les avait délogées de leurs vieilles positions traditionnelles et les avait amenées à se regrouper en fonction du nouvel état de choses.

    Chaque classe, chaque parti s’efforçait de fixer sa tactique, sa ligne de conduite, son attitude envers les autres classes et envers le gouvernement.

    Le gouvernement tsariste lui-même se vit obligé d’adopter une tactique nouvelle et bien éloignée de ses habitudes, promettre la réunion d’un « organe représentatif » : la Douma de Boulyguine.

    Le Parti social-démocrate devait également élaborer sa tactique.

    Ainsi le voulait l’essor de plus en plus vigoureux de la révolution.

    Ainsi le voulaient les questions pratiques qui se posaient de toute urgence devant le prolétariat : organisation de l’insurrection armée ; renversement du gouvernement tsariste ; formation d’un gouvernement révolutionnaire provisoire ; participation de la social-démocratie à ce gouvernement ; attitude à adopter envers la paysannerie, envers la bourgeoisie libérale, etc.

    II fallait élaborer une tactique social-démocrate marxiste, une et mûrement réfléchie.

    Mais l’opportunisme et l’action scissionniste des menchéviks avaient fait en sorte que la social-démocratie de Russie se trouvait, à l’époque, scindée en deux fractions.

    Sans doute, on ne pouvait pas encore considérer la scission comme totale ; officiellement, les deux fractions n’étaient pas encore deux partis distincts, mais en réalité, elles rappelaient beaucoup deux partis différents avec leurs propres centres et journaux.

    Ce qui contribuait à aggraver la scission, c’est que les menchéviks avaient ajouté à leurs anciennes divergences avec la majorité du Parti sur les problèmes d’organisation, des divergences nouvelles portant sur les questions de tactique.

    L’absence d’un parti uni entraînait l’absence d’une tactique unique dans le Parti.

    Mais on pouvait trouver la solution de cet état de choses, à condition de convoquer sans retard le IIIe congrès du Parti, d’adopter au congrès une tactique unique et de faire un devoir à la minorité d’appliquer honnêtement les décisions du congrès, de se soumettre aux décisions de la majorité de ce congrès.

    C’est justement cette solution que les bolchéviks offrirent aux menchéviks. Mais ceux-ci ne voulurent pas entendre parler de la convocation du IIIecongrès.

    Aussi, jugeant qu’il eût été criminel de laisser plus longtemps le Parti dépourvu d’une, tactique approuvée par lui et obligatoire pour tous ses membres, les bolchéviks décidèrent de prendre l’initiative de la convocation du IIIe congrès.

    Toutes les organisations du Parti, tant bolchéviques que menchéviques, avaient été invitées au congrès.

    Mais les menchéviks refusèrent d’y prendre part et résolurent de convoquer leur propre congrès. Vu le petit nombre de délégués, ils donnèrent a leurs assises le nom de conférence ; mais c’était bien un congrès, un congrès du parti menchévik, dont les décisions étaient obligatoires pour tous les menchéviks.

    En avril 1905 se réunit à Londres le IIIe congrès du Parti social-démocrate de Russie. Il comprenait 24 délégués de 20 comités bolchéviks.

    Toutes les grosses organisations du Parti y étaient représentées. Le congrès condamna les menchéviks comme « portion dissidente du Parti », et passa à l’examen des questions inscrites à l’ordre du jour en vue de fixer la tactique du Parti.

    En même temps que le congrès de Londres, se tenait à Genève la conférence des menchéviks. « Deux congrès, deux partis », c’est ainsi que Lénine avait défini la situation.

    Congrès et conférence traitèrent en réalité les mêmes questions de tactique, mais les décisions adoptées étaient directement opposées.

    Les deux séries de résolutions adoptées au congrès et à la conférence révélaient toute la profondeur dos divergences tactiques entre le IIIe congrès du Parti et la conférence des menchéviks, entre bolchéviks et menchéviks.

    Voici quels étaient les points essentiels de divergence.

    Ligne tactique du ///e congrès du Parti. — Le congrès estimait que, malgré le caractère démocratique bourgeois de la révolution en cours et bien qu’elle ne pût à ce moment sortir du cadre des choses possibles sous le capitalisme, sa victoire totale intéressait avant tout le prolétariat ; car la victoire de cette révolution devait permettre au prolétariat de s’organiser, de s’élever politiquement, d’acquérir l’expérience et la pratique de la direction politique à exercer sur les masses travailleuses, et de passer de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste.

    La tactique du prolétariat, visant à la victoire totale de la révolution démocratique bourgeoise, ne saurait être soutenue que par la paysannerie, celle-ci étant incapable de venir à bout des propriétaires fonciers et d’obtenir les terres seigneuriales sans la victoire complète de la révolution.

    La paysannerie est, par conséquent, l’alliée naturelle du prolétariat.

    Quant à la bourgeoisie libérale, elle n’est pas intéressée à la victoire complète de cette révolution, puisqu’elle a besoin du pouvoir tsariste pour s’en servir comme d’un fouet contre les ouvriers et les paysans qu’elle craint par-dessus tout ; elle s’efforcera donc de maintenir le pouvoir tsariste, en rognant quelque peu sur ses prérogatives.

    Aussi la bourgeoisie libérale s’efforcera-t-elle de régler la question par un arrangement avec le tsar, sur la base d’une monarchie constitutionnelle.

    La révolution ne vaincra que si le prolétariat se met à sa tête ; si en qualité de chef de la révolution, il sait assurer l’alliance avec la paysannerie ; si la bourgeoisie libérale est isolée ; si la social-démocratie prend une part active à l’organisation de l’insurrection populaire contre le tsarisme ; si l’insurrection victorieuse aboutit à la création d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, capable d’extirper la contre-révolution et de réunir l’Assemblée constituante du peuple entier ; si la social-démocratie, les conditions étant favorables, ne refuse pas de prendre part au gouvernement révolutionnaire provisoire, pour mener la révolution jusqu’au bout.

    Ligne tactique de la conférence menchévique. — La révolution étant bourgeoise, seule la bourgeoisie libérale peut en être le chef. Ce n’est pas de la paysannerie que doit se rapprocher le prolétariat, mais de la bourgeoisie libérale.

    L’essentiel, ici, est de ne pas effrayer la bourgeoisie libérale avec l’esprit révolutionnaire et de ne pas lui fournir un prétexte pour se détourner de la révolution, car si elle s’en détourne, la révolution faiblira.

    Il est possible que l’insurrection triomphe, mais la social-démocratie, après la victoire de l’insurrection, doit se tenir à l’écart pour ne pas effrayer la bourgeoisie libérale.

    Il est possible qu’à la suite de l’insurrection un gouvernement révolutionnaire provisoire soit constitué ; mais la social-démocratie ne doit en aucun cas y participer, parce que ce gouvernement ne sera pas socialiste par sa nature et que surtout, du fait de sa participation et de son esprit révolutionnaire, la social-démocratie pourrait effrayer la bourgeoisie libérale et ainsi compromettre la révolution.

    Du point de vue des perspectives de la révolution, il vaudrait mieux que soit convoqué quelque organe représentatif, — comme un Zemski Sobor ou une Douma d’État, — sur lequel puisse s’exercer du dehors la pression de la classe ouvrière, pour en faire une Assemblée constituante ou le pousser à convoquer cette Assemblée.

    Le prolétariat a ses intérêts propres, purement ouvriers ; et il devrait se préoccuper de ces intérêts précis, au lieu d’aspirer à devenir le chef de la révolution bourgeoise, qui est une révolution politique générale et qui concerne, par conséquent, toutes les classes, et non pas uniquement le prolétariat.

    Telles étaient, en bref, les deux tactiques des deux fractions du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    Lénine fit une critique brillante de la tactique des menchéviks et donna une géniale justification de celle des bolchéviks, dans son livre magistral Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

    Cet ouvrage fut publié en juillet 1905, c’est-à-dire deux mois après le IIIe congrès du Parti.

    À en juger par le titre, on pourrait croire que Lénine n’y traite que les questions de tactique se rapportant à la période de la révolution démocratique bourgeoise, et ne vise que les menchéviks russes.

    Mais la vérité est qu’en critiquant la tactique des menchéviks, il dénonce en même temps la tactique de l’opportunisme international.

    D’autre part, en justifiant la tactique des marxistes en période de révolution bourgeoise et en établissant la distinction de la révolution bourgeoise et de la révolution socialiste, il formule en même temps les principes de la tactique marxiste dans la période de transition de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste.

    Voici les principes tactiques essentiels qui furent développés par Lénine dans son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique :

    1° Le principe tactique essentiel qui imprègne l’ouvrage de Lénine est cette idée que le prolétariat peut et doit être le chef de la révolution démocratique bourgeoise, le dirigeant de la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

    Lénine reconnaissait le caractère bourgeois de cette révolution qui, comme il l’indiquait, « n’était pas capable de sortir directement du cadre d’une révolution simplement démocratique ».

    Cependant il estimait qu’elle n’était pas une révolution des couches supérieures, mais une révolution populaire qui mettait en mouvement le peuple entier, toute la classe ouvrière, toute la paysannerie.

    Aussi Lénine considérait-il comme une trahison des intérêts du prolétariat les tentatives des menchéviks de diminuer l’importance de la révolution bourgeoise pour le prolétariat, d’abaisser le rôle du prolétariat dans cette révolution, de l’en écarter.

    « Le marxisme, écrivait Lénine, apprend au prolétaire, non pas à s’écarter de la révolution bourgeoise, à se montrer indifférent à son égard, à en abandonner la direction à la bourgeoisie, mais au contraire à y participer de la façon la plus énergique, à mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien conséquent, pour l’achèvement de la révolution. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 450.)

    « Nous ne devons pas oublier, ajoutait-il plus loin, que pour rendre le socialisme plus proche, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir aujourd’hui d’autre moyen qu’une entière liberté politique, qu’une république démocratique. » (Ibidem, p. 500.)

    Lénine prévoyait deux issues possibles à la révolution :

    a) ou bien les choses se termineraient par une victoire décisive sur le tsarisme, par le renversement du tsarisme et l’instauration de la république démocratique ;

    b) ou bien, si les forces venaient à manquer, les choses pourraient se terminer par un arrangement entre le tsar et la bourgeoisie aux dépens du peuple, par une constitution tronquée, ou plutôt par une caricature de constitution.

    Le prolétariat est intéressé à l’issue la meilleure, c’est-à-dire à la victoire décisive sur le tsarisme.

    Mais une telle issue n’est possible que si le prolétariat sait devenir le chef, le dirigeant de la révolution.

    « L’issue de la révolution, écrivait Lénine, dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? » (Ibidem, p. 419.)

    Lénine considérait que le prolétariat avait toutes les possibilités de se soustraire au sort d’auxiliaire de la bourgeoisie et de devenir le dirigeant de la révolution démocratique bourgeoise.

    Ces possibilités, selon Lénine, étaient les suivantes :

    Premièrement, « le prolétariat étant, de par sa situation, la classe révolutionnaire la plus avancée et la seule conséquente, est par là même appelé à jouer un rôle dirigeant dans Je mouvement révolutionnaire démocratique général de Russie ». (Ibidem, p. 470).

    Deuxièmement, le prolétariat possède son propre parti politique, indépendant de la bourgeoisie, parti qui lui permet de se grouper « en une force politique, une et indépendante ». (Ibidem, p. 470.)

    Troisièmement, le prolétariat est plus intéressé à la victoire décisive de la révolution que la bourgeoisie, ce qui fait que « la révolution bourgeoise est, dans un certain sens, plus avantageuse au prolétariat qu’à la bourgeoisie ». (Ibidem, p. 448.)

    « Il est avantageux pour la bourgeoisie, écrivait Lénine, de s’appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l’armée permanente, etc. Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé, qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. ..

    Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution… ; que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est-à-dire de la paysannerie et surtout des ouvriers.

    Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d’épaule », comme disent les Français, c’est-à-dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

    Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national.

    Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et le plus de cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l’égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s’est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère. » (Ibidem, pp. 448-449.)

    « C’est pourquoi, poursuit Lénine, le prolétariat est au premier rang dans la lutte pour la République, repoussant avec mépris le conseil stupide, indigne de lui, de compter avec la défection possible de la bourgeoisie. » (Ibidem, p. 494.)

    Pour que les possibilités d’une direction prolétarienne de la révolution se transforment en réalité, pour que le prolétariat devienne réellement le chef, le dirigeant de la révolution bourgeoise, il faut, selon Lénine, au moins deux conditions.

    Pour cela il est nécessaire, premièrement, que Je prolétariat ait un allié intéressé à la victoire décisive sur le tsarisme et susceptible d’accepter la direction du prolétariat.

    C’est ce qu’impliquait l’idée même de direction ; car le dirigeant cesse d’être un dirigeant s’il n’a personne à diriger ; le chef cesse d’être un chef, s’il n’a personne à guider. Cet allié, selon Lénine, était la paysannerie.

    Pour cela il est nécessaire, deuxièmement, que la classe qui lutte contre le prolétariat pour la direction de la révolution et qui veut en devenir le dirigeant unique, soit écartée de la direction et isolée.

    C’est ce qu’impliquait aussi l’idée même de direction, qui exclut la possibilité d’admettre deux dirigeants dans la révolution.

    Cette classe, selon Lénine, était la bourgeoisie libérale.

    « Seul le prolétariat, écrivait Lénine, peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire du prolétariat. » (Ibidem,p. 458.)

    Et plus loin :

    « La paysannerie renferme une masse d’éléments semi-prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini.

    Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l’instabilité de la bourgeoisie, car, à l’heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu’à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété.

    Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d’être petite-bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique.

    Elle le deviendra inévitablement si seulement le cours des événements révolutionnaires qui font son éducation, n’est pas interrompu trop tôt par la trahison de la bourgeoisie et la défaite du prolétariat.

    A cette condition, la paysannerie deviendra inévitablement le rempart de la révolution et de la République, car seule une révolution entièrement victorieuse pourra tout lui donner dans le domaine des réformes agraires, tout ce que la paysannerie désire, ce à quoi elle rêve, ce qui lui est vraiment nécessaire. » (Ibidem, p. 494.)

    En analysant les objections des menchéviks qui prétendaient que cette tactique des bolchéviks « obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution dont elle amoindrirait ainsi l’envergure », et en les caractérisant comme « une tactique de trahison de la révolution », comme « une tactique de transformation du prolétariat en un misérable appendice des classes bourgeoises », Lénine écrivait encore :

    « Qui comprend véritablement le rôle de la paysannerie dans la révolution russe victorieuse, ne dira jamais que l’envergure de la révolution diminuera quand la bourgeoisie s’en sera détournée. Car le véritable essor de la révolution russe ne commencera vraiment, la révolution n’atteindra vraiment la plus grande envergure possible à l’époque de la révolution démocratique bourgeoise que lorsque la bourgeoisie s’en sera détournée et que la masse paysanne, marchant de conserve avec le prolétariat, assumera un rôle révolutionnaire actif.

    Pour être menée jusqu’au bout d’une façon conséquente, notre révolution démocratique doit s’appuyer sur des forces capables de paralyser l’inconséquence inévitable de la bourgeoisie, c’est-à-dire capables justement de « l’obliger à se détourner ». (Ibidem, p. 496.)

    Tel est le principe tactique essentiel touchant le prolétariat, comme chef de la révolution bourgeoise, le principe tactique essentiel touchant l’hégémonie (le rôle dirigeant) du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’après l’exposé qu’en a fait Lénine dans son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

    On voit la nouvelle attitude du Parti marxiste quant aux questions de tactique dans la révolution démocratique bourgeoise, attitude foncièrement distincte des conceptions tactiques qui avaient existé précédemment dans l’arsenal marxiste.

    Jusqu’alors les choses se présentaient comme suit : dans les révolutions bourgeoises, par exemple en Occident, la bourgeoisie gardait le rôle dirigeant, le prolétariat jouait bon gré mal gré le rôle de son auxiliaire, tandis que la paysannerie formait la réserve de la bourgeoisie.

    Les marxistes considéraient une telle combinaison comme plus ou moins inévitable, avec cette réserve toutefois que le prolétariat devait défendre autant que possible ses revendications de classe immédiates et avoir son propre parti politique.

    Mais maintenant, dans la nouvelle situation historique, les choses se présentaient, suivant la conception de Lénine, de telle sorte que le prolétariat devenait la force dirigeante de la révolution bourgeoise ; la bourgeoisie était écartée de la direction de la révolution, tandis que la paysannerie se transformait en réserve du prolétariat.

    L’affirmation que Plékhanov « était lui aussi » pour l’hégémonie du prolétariat, est basée sur un malentendu. Plékhanov flirtait avec l’idée de l’hégémonie du prolétariat et ne se faisait pas faute de la reconnaître en paroles.

    Cela est vrai » Mais en fait il était contre la substance de cette idée.

    L’hégémonie du prolétariat, c’est son rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise, le prolétariat pratiquant une politique d’alliance avec la paysannerie et une politique d’isolement de la bourgeoisie libérale.

    Or Plékhanov était, comme on sait, contre la politique d’isolement de la bourgeoisie libérale, pour la politique d’entente avec elle, contre la politique d’alliance du prolétariat avec la paysannerie.

    En réalité, la position tactique de Plékhanov était une position menchévique de négation de l’hégémonie du prolétariat.

    2° Le moyen essentiel de renverser le tsarisme et d’arriver à la République démocratique, Lénine le voyait dans la victoire de l’insurrection armée du peuple.

    À l’encontre des menchéviks, Lénine estimait que « le mouvement révolutionnaire démocratique général a déjà conduit à la nécessité d’une insurrection armée » ; que « l’organisation du prolétariat en vue de l’insurrection » est d’ores et déjà mise à l’ordre du jour comme une des tâches principales, essentielles et nécessaires pour le Parti » ; qu’il est nécessaire de « prendre les mesures les plus énergiques afin d’armer le prolétariat et d’assurer la direction immédiate de l’insurrection ». (Ibidem, pp. 470, 471.)

    Pour amener les masses à l’insurrection et faire en sorte que l’insurrection devienne celle du peuple entier, Lénine estimait nécessaire de formuler des mots d’ordre, des appels à la masse, susceptibles de donner libre cours à l’initiative révolutionnaire des masses, de les organiser en vue de l’insurrection et de désorganiser l’appareil du pouvoir tsariste.

    Ces mots d’ordre étaient pour Lénine les décisions tactiques du IIIe congrès du Parti, à la défense desquelles était consacré son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

    Selon Lénine, il s’agissait des mots d’ordre suivants :

    a) pratiquer « des grèves politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et au cours même de l’insurrection » (Ibidem, p. 470) ;

    b) procéder à « l’application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière » (Ibidem, p. 435) ;

    c) procéder à « l’organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l’application » par la voie révolutionnaire « de toutes les transformations démocratiques », jusques et y compris la confiscation des terres seigneuriales (Ibidem, p. 486) ;

    d) armer les ouvriers.

    Ici, deux éléments sont surtout intéressants :

    Tout d’abord, la tactique de l’application révolutionnaire de la journée de huit heures à la ville et des transformations démocratiques à la campagne, c’est-à-dire l’emploi d’une forme qui ne tient pas compte des autorités, qui ne tient pas compte de la loi, qui ignore et les pouvoirs constitués et la légalité, brise la législation en vigueur et établit un nouvel ordre de choses de son propre chef, de sa propre autorité.

    Procédé tactique nouveau dont l’application paralysa l’appareil du pouvoir tsariste et donna libre cours à l’activité et à l’initiative créatrice des masses.

    C’est sur la base de cette tactique qu’ont surgi les comités de grève révolutionnaires dans les villes et les comités paysans révolutionnaires à la campagne, dont les premiers deviendront par la suite les Soviets des députés ouvriers, les seconds, les Soviets des députés paysans.

    En second lieu, l’application des grèves politiques de masse, des grèves politiques générales, qui joueront plus tard, au cours de la révolution, un rôle de premier ordre pour la mobilisation révolutionnaire des masses.

    Arme nouvelle, capitale dans les mains du prolétariat, inconnue jusque-là dans la pratique des partis marxistes et qui recevra plus tard droit de cité.

    Lénine estimait qu’à la suite de la victoire de l’insurrection populaire, le gouvernement tsariste devait être remplacé par un gouvernement révolutionnaire provisoire.

    Ce dernier avait pour tâche de consolider les conquêtes de la révolution, d’écraser la résistance de la contre-révolution et d’appliquer le programme minimum du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    Lénine estimait que sans l’accomplissement de ces tâches, il était impossible de remporter une victoire décisive sur le tsarisme.

    Or, pour accomplir ces tâches et remporter une victoire décisive sur le tsarisme, le gouvernement révolutionnaire provisoire ne devait pas être un gouvernement ordinaire, mais le gouvernement de la dictature des classes victorieuses, des ouvriers et des paysans ; il devait être la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

    Invoquant la thèse bien connue de Marx, selon laquelle, « après la révolution, toute organisation provisoire de l’État exige la dictature, et une dictature énergique », Lénine en arrivait à conclure que le gouvernement révolutionnaire provisoire, s’il veut assurer la victoire définitive sur le tsarisme ne peut être rien d’autre que la dictature du prolétariat et de la paysannerie.

    « La victoire décisive de la révolution sur le tsarisme, écrivait Lénine, c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie

    Et cette victoire sera précisément une dictature, c’est-à-dire qu’elle devra de toute nécessité s’appuyer sur la force armée, sur l’armement des masses, sur l’insurrection, et non sur telles ou telles institutions constituées « légalement », par la « voie pacifique ».

    Ce ne peut être qu’une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme, une résistance désespérée.

    Sans une dictature, il serait impossible de briser cette résistance, de repousser les attaques de la contre-révolution. Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique.

    Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme.

    Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie ; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusques et y compris la proclamation de la République ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, chose qui vient en dernier lieu, mais pas au dernier rang d’importance, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe.

    Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois ; mais cette victoire n’en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier.

    Rien n’élèvera davantage l’énergie révolutionnaire du prolétariat mondial, rien n’abrégera autant son chemin vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution commencée en Russie. » (Ibidem, pp. 454-455.)

    En ce qui concerne l’attitude de la social-démocratie envers le gouvernement révolutionnaire provisoire et la possibilité pour la social-démocratie d’y participer, Lénine défendait en tous points la résolution du IIIe congrès du Parti, sur cette question, qui porte :

    « Suivant le rapport des forces et autres facteurs impossibles à déterminer d’avance avec précision, on pourrait admettre la participation des mandataires de notre Parti à un gouvernement révolutionnaire provisoire, en vue de lutter sans merci contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires et de défendre les intérêts propres de la classe ouvrière ; les conditions indispensables de cette participation sont : le contrôle rigoureux du Parti sur ses mandataires et la sauvegarde constante de l’indépendance de la social-démocratie qui, aspirant à une révolution socialiste totale, est de ce fait même irréductiblement hostile à tous les partis bourgeois ; indépendamment de la possibilité d’une participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire, il importe de diffuser dans les plus larges milieux prolétariens l’idée de la nécessité d’une pression constante du prolétariat armé et dirigé par la social-démocratie sur le gouvernement provisoire dans le but de protéger, de consolider et d’élargir les conquêtes de la révolution. » (Ibidem, pp. 423-424.)

    Les objections des menchéviks disant que le gouvernement provisoire serait quand même un gouvernement bourgeois ; qu’on ne saurait admettre la participation des social-démocrates à un tel gouvernement, si l’on ne veut pas recommencer la faute du socialiste français Millerand, qui avait fait partie d’un gouvernement bourgeois en France, — Lénine les écartait en montrant que les menchéviks confondaient ici deux choses différentes et révélaient leur incapacité d’aborder la question en marxistes : en France il s’agissait de la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois réactionnaire, alors qu’il n’y avait pas de situation révolutionnaire dans le pays, ce qui faisait un devoir aux socialistes de ne pas participer à ce gouvernement ; en Russie, il s’agit de la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois révolutionnaire, en lutte pour la victoire de la révolution, au moment où la révolution bat son plein, circonstance qui rend admissible et, les conditions étant favorables, obligatoire la participation des social-démocrates à ce gouvernement, pour battre la contre-révolution non seulement « d’en bas », du dehors, mais aussi « d’en haut », du sein du gouvernement.

    3° Tout en luttant pour la victoire de la révolution bourgeoise et la conquête de la République démocratique, Lénine ne pensait pas le moins du monde s’en tenir à l’étape démocratique et limiter l’élan du mouvement révolutionnaire à l’accomplissement de tâches démocratiques bourgeoises.

    Au contraire : Lénine estimait qu’une fois les objectifs démocratiques atteints, la lutte du prolétariat et des autres masses exploitées devait commencer cette fois pour la révolution socialiste. 

    Lénine savait cela, et considérait qu’il était du devoir de la social-démocratie de prendre toutes mesures utiles pour que la révolution démocratique bourgeoise se transformât en révolution socialiste.

    Selon Lénine, la dictature du prolétariat et de la paysannerie était nécessaire non point pour terminer la révolution par la victoire sur le tsarisme, mais pour prolonger le plus possible l’état de révolution, pour réduire en poussière les débris de la contre-révolution, étendre la flamme de la révolution à l’Europe et après avoir, pendant ce temps, ménagé au prolétariat la possibilité de s’instruire politiquement et de s’organiser en une grande armée, — passer directement à la révolution socialiste.

    À propos de l’envergure de la révolution bourgeoise et du ca­ractère que le Parti marxiste doit donner à cette envergure, Lénine écrivait :

    « Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution dé­mocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie.

    Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie.

    Telles sont les tâches du prolétariat, tâches que les gens de la nouvelle Iskra [c’est-à-dire les menchéviks. — N. de la Réd.] présentent d’une façon si étriquée dans tous leurs raisonnements et toutes leurs résolutions sur l’envergure de la révolution. » (Ibidem, p. 496.)

    Ou encore :

    « À la tête du peuple entier, et surtout de la paysannerie, pour la liberté totale, pour une révolution démocratique conséquente, pour la République ! À la tête de tous les travailleurs et de tous les exploités, pour le socialisme !

    Telle doit être pratiquement la politique du prolétariat révolutionnaire, tel est Je mot d’ordre de classe qui doit dominer, déterminer la solution de tous les problèmes tactiques, toutes les actions pratiques du parti ouvrier pendant la révolution. » (Ibidem, p. 508.)

    Pour qu’il ne restât rien d’obscur, Lénine, deux mois après la parution de son livre Deux tactiques, donna encore les explications suivantes dans son article sur « L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan » :

    « La révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, — et dans la mesure précise de nos forces, dans la mesure des forces du prolétariat conscient et organisé, — la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à moitié chemin. » (Ibidem, p. 540.)

    Il y avait là une nouvelle conception du rapport entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, une nouvelle théorie du regroupement des forces autour du prolétariat, vers la fin de la révolution bourgeoise, pour passer directement à la révolution socialiste : la théorie de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste.

    En établissant cette nouvelle conception, Lénine s’est appuyé d’abord sur la thèse célèbre de Marx à propos de la révolution ininterrompue, thèse formulée à la fin des années 40 du siècle dernier dans l’ « Adresse à la Ligue des communistes », et en second lieu, sur l’idée connue de Marx, au sujet de la nécessité de combiner le mouvement révolutionnaire paysan avec la révolution prolétarienne, idée qu’il formula dans une lettre adressée à Engels en 1856 et où il disait : « En Allemagne, tout dépendra de la possibilité d’appuyer la révolution prolétarienne par une réédition quelconque de la Guerre des paysans. »

    Mais ces géniales pensées de Marx n’avaient pas été développées ultérieurement dans les ouvrages de Marx et d’Engels, et les théoriciens de la IIe Internationale avaient pris toutes mesures utiles pour les enterrer et les vouer à l’oubli.

    Il était réservé à Lénine de tirer au grand jour les thèses oubliées de Marx et de les rétablir intégralement.

    Mais en les rétablissant, Lénine ne s’est pas borné — d’ailleurs il n’aurait pu se borner — à les répéter simplement ; il les a développées plus avant, il les a transformées en une théorie harmonieuse de la révolution socialiste, en y introduisant un nouveau facteur, comme facteur obligatoire de la révolution socialiste : l’alliance du prolétariat et des éléments semi-prolétariens de la ville et de la campagne, comme une condition de la victoire de la révolution prolétarienne.

    Cette conception réduisait en poussière les positions tactiques de la social-démocratie de l’Europe occidentale qui partait du point de vue qu’après la révolution bourgeoise les masses paysannes, y compris les masses de paysans pauvres, devaient nécessairement s’écarter de la révolution, ce qui fait qu’après la révolution bourgeoise devait intervenir une longue période de trêve, une longue période d’ « accalmie », de 50 à 100 ans si ce n’est plus, durant laquelle le prolétariat serait « pacifiquement » exploité, tandis que la bourgeoisie s’enrichirait « légitimement » jusqu’à ce que sonne l’heure d’une nouvelle révolution, de la révolution socialiste.

    Lénine donnait une nouvelle théorie de la révolution socialiste, réalisée non par le prolétariat isolé contre toutela bourgeoisie, mais par le prolétariat exerçant l’hégémonie et disposant d’alliés en la personne des éléments semi-prolétariens de la population, en la personne des innombrables « masses de travailleurs et d’exploités ».

    D’après cette théorie, l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise, — le prolétariat étant allié à la paysannerie, — devait se transformer en hégémonie du prolétariat dans la révolution socialiste, le prolétariat étant allié aux autres masses de travailleurs et d’exploités ; et la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie devait préparer le terrain pour la dictature socialiste du prolétariat.

    Cette théorie renversait la théorie accréditée auprès des social-démocrates d’Europe occidentale, qui niaient les possibilités révolutionnaires des masses semi-prolétariennes de la ville et de la campagne, et qui partaient du point de vue qu’ « en dehors de la bourgeoisie et du prolétariat, nous ne voyons pas d’autres forces sociales sur lesquelles puissent s’appuyer, chez nous, les combinaisons d’opposition ou révolutionnaires » (déclaration de Plékhanov, typique pour les social-démocrates d’Europe occidentale) .

    Les social-démocrates d’Europe occidentale estimaient que dans la révolution socialiste, le prolétariat serait seul contre toute la bourgeoisie, sans alliés, contre toutes les classes et couches non prolétariennes.

    Ils ne voulaient pas tenir compte du fait que le capital exploite non seulement les prolétaires, mais aussi les masses innombrables des couches semi-prolétariennes de la ville et de la campagne, opprimées par le capitalisme et capables d’être les alliés du prolétariat dans la lutte qu’il soutient pour affranchir la société du joug capitaliste.

    C’est pourquoi les social-démocrates d’Europe occidentale estimaient que pour une révolution socialiste, les conditions n’étaient pas encore mûres en Europe, qu’on ne pourrait les considérer comme telles que lorsque le prolétariat serait devenu la majorité de la nation, la majorité de la société, en conséquence du développement économique à venir de la société.

    La théorie de la révolution socialiste formulée par Lénine renversait résolument cette conception viciée et antiprolétarienne des social-démocrates d’Europe occidentale.

    La théorie de Lénine ne concluait pas encore directement à la possibilité, pour le socialisme, de vaincre dans un seul pays pris à part.

    Mais elle renfermait tous les éléments, ou presque tous les éléments essentiels qui étaient nécessaires pour tirer tôt ou tard cette conclusion.

    On sait que Lénine y arriva en 1915, c’est-à-dire dix ans plus tard.

    Tels sont les principes tactiques essentiels développés par Lénine dans son ouvrage magistral Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

    L’importance historique de cet ouvrage de Lénine, c’est tout d’abord qu’il a battu idéologiquement la conception tactique petite-bourgeoise des menchéviks ; il a armé la classe ouvrière de Russie pour le développement ultérieur de la révolution démocratique bourgeoise, pour un nouvel assaut contre le tsarisme ; il a donné aux social-démocrates russes des vues claires sur la nécessité de transformer la révolution bourgeoise en révolution socialiste.

    Mais là ne se borne pas l’importance de l’ouvrage de Lénine.

    Ce qui fait sa valeur inestimable, c’est qu’il a enrichi le marxisme d’une nouvelle théorie de la révolution, qu’il a jeté les bases de la tactique révolutionnaire du Parti bolchévik à l’aide de laquelle, en 1917, le prolétariat de notre pays a remporté la victoire sur le capitalisme.

    4. L’essor révolutionnaire se poursuit. Grève politique générale d’octobre 1905. Le tsarisme bat en retraite. Le manifeste du tsar. Formation des Soviets de députés ouvriers.

    À l’automne 1905, le mouvement révolutionnaire avait gagné le pays entier. Il montait avec une force irrésistible.

    Le 19 septembre éclatait à Moscou la grève des typographes.

    Elle gagna Pétersbourg et nombre d’autres villes. À Moscou même, la grève des typographes, soutenue par les ouvriers des autres industries, se transforma en grève politique générale.

    Au début d’octobre, la grève éclatait sur le chemin de fer Moscou-Kazan.

    Un jour après, tout le réseau des chemins de fer de Moscou débrayait. Le mouvement s’étendit bientôt à tous les chemins de fer du pays.

    La poste et le télégraphe avaient cessé le travail. Des milliers d’ouvriers se réunissaient en meetings dans les différentes villes de Russie et décidaient d’arrêter le travail.

    La grève gagnait de fabrique en fabrique, d’usine en usine, de ville en ville, de région en région. Les ouvriers en grève étaient rejoints par les petits employés, les étudiants, les intellectuels, avocats, ingénieurs, médecins.

    La grève politique d’octobre devint générale, embrassant presque tout le pays jusqu’aux régions les plus lointaines, entraînant presque tous les ouvriers jusqu’aux couches les plus arriérées ; elle englobait près d’un million d’ouvriers industriels, sans compter les cheminots, les employés des P.T.T. et autres, qui enregistraient également un grand nombre de grévistes.

    Toute la vie du pays était arrêtée. Les forces du gouvernement étaient paralysées. C’est la classe ouvrière qui prenait la direction de la lutte des masses populaires contre l’autocratie.

    Le mot d’ordre des bolchéviks sur la grève politique de masse portait ses fruits.

    La grève générale d’octobre, qui montrait la force, la puissance du mouvement prolétarien, obligea le tsar, saisi d’une frayeur mortelle, à lancer le manifeste du 17 octobre 1905.

    Il y promettait au peuple « les bases immuables de la liberté civile : inviolabilité véritable de la personne, liberté de conscience, de parole, droit de réunion et d’association ».

    Promesse était faite de réunir une Douma législative, en faisant participer aux élections toutes les classes de la population.

    C’est ainsi que la Douma purement consultative de Boulyguine était balayée par la poussée de la révolution.

    La tactique bolchévique de boycottage de cette Douma s’était avérée juste.

    Et cependant le manifeste du 17 octobre était une mystification des masses populaires, une ruse du tsar, une sorte de trêve dont le tsar avait besoin pour endormir les naïfs, gagner du temps, rassembler ses forces, afin de pouvoir s’abattre ensuite sur la révolution.

    Le gouvernement tsariste, en paroles, avait promis la liberté ; en fait, il ne donna rien de substantiel. Les ouvriers et les paysans ne reçurent rien du gouvernement, que des promesses.

    Au lieu de la large amnistie politique attendue, on n’amnistia le 21 octobre qu’une partie insignifiante des détenus politiques.

    Simultanément, afin de diviser les forces du peuple, le gouvernement organisait une série de sanglants pogroms contre les Juifs au cours desquels des milliers et des milliers d’hommes trouvèrent la mort ; en outre, pour réprimer la révolution, il créait des organisations policières d’hommes de main : l’ « Union du peuple russe », l’ « Union de l’Archange Saint-Michel ».

    Ce sont ces organisations, dans lesquelles les propriétaires fonciers réactionnaires, les gros marchands, les popes avec les éléments déclassés — individus sans aveu — jouaient un rôle important, que le peuple baptisa du nom de « Cent-Noirs ».

    Les Cent-Noirs matraquaient et assassinaient ouvertement, avec la complicité de la police, les ouvriers d’avant-garde, les intellectuels révolutionnaires, les étudiants ; ils incendiaient et mitraillaient les meetings et les réunions de citoyens.

    Voilà tout ce qu’avait donné le manifeste du tsar !

    Il y avait alors un couplet en vogue dans le peuple :

    « Le tsar terrifié lance un manifeste : Aux morts, la liberté, aux vivants la prison  ! »

    Les bolchéviks expliquaient aux masses que le manifeste du 17 octobre était un piège.

    La conduite du gouvernement, après le manifeste, était stigmatisée par eux comme une provocation.

    Les bolchéviks appelaient les ouvriers à prendre les armes, à préparer l’insurrection armée.

    Les ouvriers s’attelèrent encore plus énergiquement à la formation de détachements de combat.

    Ils avaient compris que la première victoire du 17 octobre, arrachée par la grève politique générale, leur imposait de nouveaux efforts, une nouvelle lutte pour le renversement du tsarisme.

    Lénine considérait que le manifeste du 17 octobre marquait un certain équilibre des forces alors que le prolétariat et la paysannerie ont arraché le manifeste au tsar, mais ne sont pas encore en mesure de jeter bas le tsarisme, cependant que le tsarisme ne peut plus gouverner uniquement à l’aide des vieux moyens et qu’il est obligé de promettre en paroles les « libertés civiles » et une Douma « législative ».

    Lors des journées orageuses de la grève politique d’octobre, dans le feu de la lutte contre le tsarisme, le génie créateur des masses révolutionnaires avait forgé une nouvelle arme puissante : les Soviets des députés ouvriers.

    Les Soviets des députés ouvriers, qui réunissaient les délégués de toutes les fabriques et usines, étaient une organisation politique de masse de la classe ouvrière, encore sans exemple dans le monde.

    Les Soviets apparus pour la première fois en 1905 ont été la préfiguration du pouvoir des Soviets, que devait créer le prolétariat en 1917, sous la direction du Parti bolchévik.

    Les Soviets ont été une nouvelle forme révolutionnaire du génie créateur du peuple.

    Ils ont été uniquement l’œuvre des couches révolutionnaires de la population ; ils renversaient toutes les lois et toutes les normes du tsarisme.

    Ils représentaient une des manifestations de l’initiative du peuple qui se dressait pour la lutte contre le tsarisme.

    Les bolchéviks considéraient les Soviets comme les embryons du pouvoir révolutionnaire.

    Ils estimaient que la force et l’importance des Soviets dépendaient entièrement de la force et du succès de l’insurrection.

    Les menchéviks ne considéraient les Soviets ni comme des organes embryonnaires du pouvoir révolutionnaire, ni comme des organes d’insurrection.

    C’étaient pour eux les organismes d’une administration locale, autonome, quelque chose comme des municipalités démocratisées.

    C’est le 13 (26) octobre 1905 que, dans toutes les fabriques et usines de Pétersbourg, on procéda à l’élection du Soviet des députés ouvriers.

    La même nuit, le Soviet tint sa première séance.

    À l’exemple de Pétersbourg, un Soviet des députés ouvriers se constitua à Moscou.

    Le Soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, en sa qualité de Soviet du plus grand centre industriel et révolutionnaire de Russie, de la capitale de l’empire des tsars, aurait dû jouer un rôle décisif dans la révolution de 1905.

    Mais il ne put s’acquitter de ses tâches par suite d’une direction mauvaise, menchévique.

    On sait qu’à ce moment Lénine ne se trouvait pas à Pétersbourg ; il était encore à l’étranger.

    Les menchéviks profitèrent de son absence pour se faufiler au Soviet de Pétersbourg et s’y emparer de la direction.

    Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les menchéviks Khroustalev, Trotski, Parvus et les autres aient réussi à tourner le Soviet de Pétersbourg contre la politique d’insurrection.

    Au lieu de rapprocher du Soviet les soldats et de les unir dans une lutte commune, ils demandaient le retrait des soldats de Pétersbourg.

    Au lieu d’armer les ouvriers et de les préparer à l’insurrection, le Soviet piétinait sur place, en s’affirmant contre les préparatifs d’insurrection.

    Tout autre fut le rôle que joua dans la révolution le Soviet des députés ouvriers de Moscou.

    Dès les premiers jours de son existence, il pratiqua une politique révolutionnaire jusqu’au bout.

    La direction dans ce Soviet appartenait aux bolchéviks. Grâce à eux, on vit se former à Moscou, à côté du Soviet des députés ouvriers, le Soviet des députés soldats.

    Le Soviet de Moscou devint l’organe de l’insurrection armée.

    D’octobre à décembre 1905, des Soviets de députés ouvriers furent créés dans plusieurs villes importantes et dans presque tous les centres ouvriers.

    Des tentatives furent faites pour organiser des Soviets de députés soldats et matelots, et pour les unir avec les Soviets des députés ouvriers.

    Çà et là, il se constitua des Soviets de députés ouvriers et paysans.

    L’influence des Soviets était considérable.

    Bien que leur apparition fût souvent spontanée, qu’ils ne fussent pas régularisés et que leur composition fût assez vague, ils agissaient en tant que pouvoir.

    D’autorité, les Soviets réalisaient la liberté de la presse, appliquaient la journée de huit heures, appelaient le peuple à ne pas payer les impôts au gouvernement tsariste.

    Dans certains cas, ils confisquaient l’argent du gouvernement tsariste et l’affectaient aux besoins de la révolution.

    5. Insurrection armée de décembre. Défaite de l’insurrection. La révolution recule. La première Douma d’État. Le IVe congrès (congrès d’unification) du Parti.

    En octobre et novembre 1905, la lutte révolutionnaire des masses continua à se développer avec une force irrésistible.

    Les grèves ouvrières se poursuivaient. La lutte des paysans contre les propriétaires fonciers prit, en automne 1905, de vastes proportions.

    Le mouvement se généralisa à plus d’un tiers des districts du pays.

    De véritables soulèvements paysans déferlaient sur les provinces de Saratov, Tambov, Tchernigov, Titlis, Koutaïs, d’autres encore.

    Et cependant la poussée des masses paysannes restait insuffisante.

    Le mouvement manquait d’organisation et de direction.

    Les troubles se multiplièrent aussi parmi les soldats dans plusieurs villes : Tiflis, Vladivostok, Tachkent, Samarkand, Koursk, Soukhoumi, Varsovie, Kiev, Riga.

    Une révolte éclata à Cronstadt, ainsi que parmi les matelots de la flotte de la mer Noire, à Sébastopol (en novembre 1905). Mais, faute d’être liés entre eux, ces soulèvements furent écrasés par le tsarisme.

    Les soulèvements dans les unités de l’armée et de la flotte avaient souvent pour motifs la brutalité des officiers, la mauvaise nourriture (« révoltes des fayots »), etc.

    La masse des matelots et des soldats insurgés n’avait pas encore une claire conscience de la nécessité de renverser le gouvernement tsariste, de la nécessité de poursuivre énergiquement la lutte armée.

    Les matelots et soldats en révolte étaient encore d’humeur trop pacifique, trop placide ; souvent ils faisaient la faute de remettre en liberté les officiers arrêtés au début de la révolte et se laissaient endormir par les promesses et les exhortations des chefs.

    La révolution touchait de près à l’insurrection armée.

    Les bolchéviks appelaient les masses à l’insurrection armée contre le tsar et les propriétaires fonciers ; ils leur expliquaient qu’elle était inévitable.

    Sans se lasser, ils la préparaient.

    Ils menaient l’action révolutionnaire auprès des soldats et des matelots ; des organisations militaires du Parti furent créées dans l’armée.

    Dans plusieurs villes, on forma des détachements ouvriers de combat, auxquels on apprenait le maniement des armes. On organisa l’achat d’armes à l’étranger et leur expédition clandestine en Russie.

    Des militants en vue du Parti prenaient part à l’organisation des transports d’armes.

    En novembre 1905, Lénine rentrait en Russie. Se cachant des gendarmes et des espions du tsar, Lénine prit, en ces jours, une part directe à la préparation de l’insurrection armée. Ses articles du journal bolchévik Novaïa Jizn [la Vie nouvelle] servaient de directives au travail quotidien du Parti.

    Pendant ce temps, le camarade Staline accomplissait un immense travail révolutionnaire en Transcaucasie.

    Il démasquait et confondait les menchéviks, comme adversaires de la révolution et de l’insurrection armée.

    Il préparait avec fermeté les ouvriers au combat décisif contre l’autocratie.

    Dans un meeting, à Tiflis, le jour de la proclamation du manifeste du tsar, le camarade Staline dit aux ouvriers :

    « Que nous faut-il pour vaincre effectivement ? Trois choses : premièrement, nous armer ; deuxièmement, nous armer ; troisièmement, encore et encore une fois nous armer. »

    En décembre 1905, une conférence bolchévique se réunit à Tammerfors, en Finlande.

    Bien que les bolchéviks et les menchéviks fussent officiellement dans un seul et même parti social-démocrate, ils n’en formaient pas moins deux partis distincts, avec leur centre respectif.

    C’est à cette conférence que Lénine et Staline se virent pour la première fois : jusque-là, ils avaient été en relations par correspondance ou par le truchement de camarades.

    Deux des décisions de la conférence de Tammerfors méritent d’être signalées : l’une sur le rétablissement de l’unité dans le Parti, pratiquement scindé en deux partis ; l’autre, sur le boycottage de la première Douma, dite Douma de Witte.

    Etant donné qu’à ce moment-là, l’insurrection armée avait déjà commencé à Moscou, la conférence, sur le conseil de Lénine, termina rapidement ses travaux, et les délégués rentrèrent chez eux pour prendre part à l’insurrection.

    Cependant le gouvernement tsariste ne dormait pas non plus.

    Lui aussi, il se préparait à la lutte décisive. Après avoir signé la paix avec le Japon et allégé par là sa situation difficile, il passa à l’offensive contre les ouvriers et les paysans.

    Il proclama la loi martiale dans plusieurs provinces touchées par les soulèvements paysans, et donna cette consigne féroce : « Pas de prisonniers », « Ne pas ménager les cartouches » ; il lança l’ordre d’arrêter les dirigeants du mouvement révolutionnaire et de disperser les Soviets des députés ouvriers.

    Les bolchéviks de Moscou et le Soviet des députés ouvriers de la ville, dont ils assumaient la direction et qui était lié aux grandes masses ouvrières, décidèrent alors de procéder à la préparation immédiate de l’insurrection armée.

    Le 5 (18) décembre, le Comité de Moscou adopta la décision suivante : proposer au Soviet de déclarer la grève politique générale, pour la transformer, en cours de lutte, en insurrection.

    Cette décision fut appuyée dans les réunions ouvrières de masse. Le Soviet de Moscou, se conformant à la volonté de la classe ouvrière, résolut à l’unanimité de déclencher la grève politique générale.

    Le prolétariat de Moscou, en commençant l’insurrection, avait sa propre organisation de combat : près de mille hommes, dont plus de la moitié étaient des bolchéviks.

    Des détachements de combat existaient aussi dans plusieurs fabriques de Moscou. Au total, les insurgés comptaient dans leurs détachements de combat près de deux mille hommes.

    Les ouvriers pensaient pouvoir neutraliser la garnison, en détacher une partie et l’entraîner derrière eux.

    C’est le 7 (20) décembre que la grève politique éclata à Moscou.

    On ne put cependant la généraliser à l’ensemble du pays : la grève ayant été insuffisamment soutenue à Pétersbourg, ce fait avait, dès le début, diminué les chances de succès de l’insurrection.

    Le chemin de fer Nicolas, aujourd’hui chemin de fer d’Octobre, était resté aux mains du gouvernement tsariste.

    La circulation n’avait pas été arrêtée sur cette ligne, et le gouvernement put dépêcher de Pétersbourg à Moscou les régiments de la garde pour écraser l’insurrection.

    À Moscou même, la garnison hésitait.

    Si les ouvriers avaient déclenché l’insurrection, c’était, en partie, parce qu’ils avaient compté sur le soutien de la garnison.

    Mais les révolutionnaires laissèrent échapper le moment propice, et le gouvernement tsariste put faire cesser les troubles dans la garnison.

    Le 9 (22) décembre, les premières barricades s’élevaient à Moscou.

    Bientôt les rues de la ville en furent couvertes. Le gouvernement tsariste fit donner l’artillerie.

    Il avait massé des troupes de beaucoup supérieures aux forces insurgées.

    Pendant neuf jours, plusieurs milliers d’ouvriers armés luttèrent héroïquement.

    C’est seulement après avoir fait venir des régiments de Pétersbourg, de Tver et du territoire de l’Ouest, que le tsarisme put écraser l’insurrection.

    Les organes dirigeants de l’insurrection avaient été en partie arrêtés à la veille du combat, en partie isolés.

    On arrêta le comité bolchévik de Moscou. L’action armée se morcela en insurrections de divers quartiers coupés les uns des autres.

    Privés de leur centre de direction, dépourvus d’un plan de lutte pour l’ensemble de la ville, les quartiers s’en tinrent principalement à la défensive.

    Telle fut, comme l’a signalé plus tard Lénine, la raison essentielle de la faiblesse de l’insurrection de Moscou et l’une des causes de sa défaite.

    C’est au quartier de Moscou nommé Krasnaïa-Presnia que l’insurrection fut particulièrement opiniâtre et acharnée.

    Krasnaïa-Presnia fut la principale citadelle, le centre de l’insurrection.

    Là étaient réunis les meilleurs détachements de combat dirigés par les bolchéviks.

    Mais Krasnaïa-Presnia fut écrasée par le fer et par le feu, et noyée dans le sang ; elle flambait dans les incendies allumés par l’artillerie.

    L’insurrection de Moscou était abattue.

    Cependant, l’insurrection n’avait pas été déclenchée uniquement à Moscou.

    Des soulèvements révolutionnaires déferlèrent également dans une série d’autres villes et d’autres régions.

    Il y eut des insurrections armées à Krasnoïarsk, Motovilikha (Perm), Novorossiisk, Sormovo, Sébastopol, Cronstadt.

    Les nationalités opprimées de Russie prirent à leur tour les armes.

    Presque toute la Géorgie fut touchée par l’insurrection. Une insurrection importante éclata en Ukraine, dans le bassin du Donetz : Gorlovka, Alexandrovsk, Lougansk (actuellement Vorochilovgrad).

    La lutte prit un caractère acharné en Lettonie. En Finlande, les ouvriers créèrent leur Garde rouge et déclenchèrent le soulèvement.

    Mais toutes ces insurrections, comme celle de Moscou, furent écrasées par le tsarisme avec une férocité inhumaine.

    Menchéviks et bolchéviks appréciaient différemment l’insurrection armée de décembre.

    Le menchévik Plékhanov, après l’insurrection armée, lança ce reproche au Parti : « II ne fallait pas prendre les armes ! »

    Les menchéviks cherchèrent à démontrer que l’insurrection était chose inutile et nuisible ; que l’on pouvait s’en passer dans la révolution ; que l’on pouvait aboutir au succès, non par l’insurrection armée, mais par des moyens de lutte pacifiques.

    Quant aux bolchéviks, ils stigmatisèrent cette appréciation comme une trahison.

    Ils estimaient que l’expérience de l’insurrection armée de Moscou n’avait fait que confirmer la possibilité, pour la classe ouvrière, de mener avec succès la lutte armée.

    Au reproche de Plékhanov « II ne fallait pas prendre les armes », Lénine répondit :

    « Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et dans un esprit plus offensif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 545)

    L’insurrection de décembre 1905 marqua le point culminant de la révolution.

    En décembre, l’autocratie tsariste triomphe de l’insurrection.

    À la suite de la défaite, un tournant s’opère : la révolution commence peu à peu à se replier.

    Après avoir monté, la révolution décline progressivement.

    Le gouvernement tsariste se hâta d’exploiter cette défaite pour donner le coup de grâce à la révolution.

    Bourreaux et geôliers tsaristes déployaient une activité sanglante.

    En Pologne, en Lettonie, en Estonie, en Transcaucasie, en Sibérie, les expéditions punitives sévissaient à plein.

    Cependant la révolution n’était pas encore écrasée. Les ouvriers et les paysans révolutionnaires se repliaient lentement, en livrant combat.

    De nouvelles couches ouvrières furent entraînées à la lutte. En 1906, les grèves englobèrent plus d’un million d’ouvriers.

    En 1907, 740.000. Dans le premier semestre de 1906, le mouvement paysan toucha près de la moitié des districts de la Russie tsariste ; dans le second semestre, un cinquième de tous les districts.

    Les troubles continuèrent dans l’armée et dans la flotte.

    Le gouvernement tsariste, dans sa lutte contre la révolution, ne se borna pas aux seules mesures répressives.

    Après avoir obtenu un premier succès par la répression, il décida de porter un autre coup à la révolution en convoquant une nouvelle Douma, une Douma « législative ».

    Ce qu’il espérait par là, c’était détacher les paysans de la révolution pour la terrasser. En décembre 1905, il promulgua donc une loi sur la convocation d’une nouvelle Douma dite « législative » à la différence de la vieille Douma, de la Douma « consultative » de Boulyguine, qui avait été balayée par le boycottage bolchévik. La loi électorale du tsar était, bien entendu, antidémocratique. Les élections ne se faisaient pas au suffrage universel.

    Plus de la moitié de la population était purement et simplement privée du droit de vote, par exemple les femmes et plus de deux millions d’ouvriers.

    Les élections n’étaient pas égales ; les électeurs avaient été partagés en 4 curies, comme on disait alors : la curie de la propriété terrienne (propriétaires fonciers), la curie des villes (bourgeoisie), la curie paysanne et la curie ouvrière.

    Les élections n’étaient pas directes, mais à plusieurs degrés. Le scrutin, en réalité, n’était pas secret.

    Dans la Douma, la loi électorale assurait à une poignée de propriétaires fonciers et de capitalistes une prédominance considérable sur des millions d’ouvriers et de paysans.

    Par la Douma, le tsar voulait détourner les masses de la révolution.

    Une partie considérable de la paysannerie croyait encore, en ce temps-la, à la possibilité de recevoir la terre par la Douma.

    Cadets, menchéviks et socialistes-révolutionnaires trompaient les ouvriers et les paysans, en disant qu’on pouvait réaliser le régime voulu par le peuple sans insurrection ni révolution.

    C’est dans la lutte contre cette mystification du peuple que les bolchéviks proclamèrent et réalisèrent la tactique de boycottage de la Ire Douma d’État, conformément à la décision prise par la conférence de Tammerfors.

    En luttant contre le tsarisme, les ouvriers exigeaient que fût réalisée l’unité des forces du Parti, que le parti du prolétariat fût unifié.

    Forts de la décision déjà citée de la conférence de Tammerfors sur l’unité, les bolchéviks appuyèrent cette revendication des ouvriers et proposèrent aux menchéviks de convoquer un congrès d’unification du Parti.

    Et sous la poussée des masses ouvrières, les menchéviks durent accepter l’unification.

    Lénine était pour l’unification, mais pour une unification qui n’escamote pas les divergences dans les problèmes de la révolution.

    Les conciliateurs (Bogdanov, Krassine et autres), qui s’efforçaient de démontrer qu’il n’y avait pas de divergences sérieuses entre bolchéviks et menchéviks, avaient causé un grand préjudice au Parti.

    Dans sa lutte contre eux, Lénine exigea des bolchéviks qu’ils se présentent au congrès avec leur propre plate-forme, afin que les ouvriers voient clairement sur quelles positions se plaçaient les bolchéviks et sur quelle base se faisait l’unification.

    Cette plate-forme, les bolchéviks l’élaborèrent et la soumirent à la discussion des membres du Parti.

    C’est ainsi qu’en avril 1906 se réunit à Stockholm le IVe congrès du P.O.S.D.R., dit Congrès d’unité. Y participaient 111 délégués avec voix délibérative, qui représentaient 57 organisations locales du Parti.

    Au congrès assistaient en outre les représentants des partis social-démocrates nationaux : 3 du Bund, 3 du Parti social-démocrate polonais et 3 de l’organisation social-démocrate de Lettonie.

    Les organisations bolchéviques ayant été durement éprouvées pendant et après l’insurrection de décembre, toutes n’avaient pas pu envoyer des délégués.

    D’autre part, pendant les « jours de liberté » de 1905, les menchéviks avaient accepté dans leurs rangs une masse d’intellectuels petits-bourgeois, qui n’avaient rien de commun avec le marxisme révolutionnaire.

    Il suffit de dire que les menchéviks de Tiflis (il n’y avait pas beaucoup d’ouvriers industriels dans cette ville) avaient envoyé au congrès autant de délégués que la plus grande organisation prolétarienne, celle de pétersbourg.

    Aussi une majorité du congrès, insignifiante il est vrai, se trouva-t-elle du côté des menchéviks.

    Cette composition du congrès détermina le caractère menchévik des décisions dans tout un ensemble de questions. L’unité réalisée à ce congrès fut purement formelle. 

    En réalité, bolchéviks et menchéviks maintinrent leurs conceptions respectives et leurs organisations propres.

    Les principales questions examinées au IVe congrès furent les suivantes : question agraire, situation actuelle et objectifs de classe du prolétariat, attitude à prendre envers la Douma d’État, questions d’organisation.

    Bien que les menchéviks fussent en majorité au congrès, ils durent, pour ne pas écarter les ouvriers, adopter la formule préconisée par Lénine pour l’article premier des statuts, sur la qualité de membre du parti.

    Dans la question agraire, Lénine défendit la nationalisation du sol.

    Il estimait que cette nationalisation n’était possible qu’avec la victoire de la révolution, qu’après le renversement du tsarisme.

    En ce cas, la nationalisation de la terre faciliterait au prolétariat, allié aux paysans pauvres, le passage à la révolution socialiste.

    La nationalisation de la terre impliquait la confiscation, sans indemnité, de toutes les terres seigneuriales au profit des paysans.

    Le programme agraire bolchévik appelait les paysans à la révolution contre le tsar et les propriétaires fonciers.

    Tout autres étaient les positions des menchéviks.

    Ils défendaient un programme de municipalisation. 

    D’après ce programme, les terres seigneuriales n’étaient pas remises aux communautés paysannes, ni en libre disposition, ni même en jouissance, mais elles étaient mises à la disposition des municipalités (c’est-à-dire des administrations locales autonomes ou zemstvos), et les paysans devaient prendre à bail cette terre, chacun dans la mesure de ses moyens.

    Le programme menchévik de municipalisation était un programme de conciliation et, par conséquent, un programme nuisible à la révolution.

    Il ne pouvait mobiliser les paysans pour la lutte révolutionnaire ; il ne visait pas à la suppression complète de la propriété seigneuriale de la terre.

    Le programme menchévik envisageait une issue bâtarde de la révolution. Les menchéviks ne voulaient pas dresser les paysans pour la révolution.

    Pourtant le congrès adopta à la majorité des voix le programme menchévik.

    C’est surtout à propos de la résolution sur la situation actuelle et sur la Douma d’État que les menchéviks dévoilèrent leur fond antiprolétarien et opportuniste.

    Le menchévik Martynov s’éleva ouvertement contre l’hégémonie du prolétariat dans la révolution et pour répondre aux menchéviks, le camarade Staline posa la question de front :

    « Ou l’hégémonie du prolétariat, ou l’hégémonie de la bourgeoisie démocratique, voilà comment se pose la question dans le Parti, voilà sur quoi portent nos divergences. »

    Quant à la Douma d’État, les menchéviks la glorifiaient dans leur résolution comme le meilleur moyen de résoudre les problèmes de la révolution, d’affranchir le peuple du tsarisme.

    Les bolchéviks, au contraire, regardaient la Douma comme un appendice impuissant du tsarisme, comme un paravent qui était destiné à masquer les plaies du tsarisme et que celui-ci rejetterait aussitôt qu’il serait devenu incommode.

    Le Comité central élu au IVe congrès comprit 3 bolchéviks et 6 menchéviks.

    Les menchéviks entrèrent seuls à la rédaction de l’organe central. Il était évident que la lutte allait continuer à l’intérieur du Parti.

    Et en effet la lutte entre bolchéviks et menchéviks redoubla de force après le IVe congrès.

    Dans les organisations locales officiellement unifiées on voyait très souvent deux rapporteurs faire chacun son compte rendu du congrès : l’un, de la part des bolchéviks, l’autre de la part des menchéviks.

    Après discussion des deux lignes, la majorité des membres de l’organisation se ralliaient le plus souvent aux bolchéviks.

    La vie prouvait de mieux en mieux que les bolchéviks avaient raison.

    Le Comité central menchévik élu au IVecongrès révéla de plus en plus son opportunisme, son incapacité totale à diriger la lutte révolutionnaire des masses.

    En été et en automne 1906, la lutte révolutionnaire des masses reprit de l’intensité.

    A Cronstadt et à Sveaborg, les matelots se soulevèrent. La lutte des paysans contre les propriétaires fonciers se déchaîna.

    Et le Comité central menchévik formulait des mots d’ordre opportunistes que les masses ne suivaient pas !

    6. Dissolution de la Ire douma d’État. Convocation de la IIe Douma d’État. Le Ve congrès du Parti. Dissolution de la IIe douma d’État. Causes de la défaite de la première révolution russe.

    La Ire Douma d’État s’étant montrée insuffisamment docile, le gouvernement tsariste en prononça la dissolution en été 1906.

    Il renforça encore la répression contre le peuple, fit sévir à travers le pays les expéditions punitives, et proclama sa décision de convoquer à bref délai la IIe Douma d’État.

    L’arrogance du gouvernement devenait manifeste. Il ne craignait plus la révolution qu’il voyait décroître.

    Les bolchéviks eurent à résoudre la question, de savoir s’ils allaient participer à la IIe Douma ou la boycotter.

    Par boycottage, les bolchéviks entendaient d’ordinaire le boycottage actif, et non une simple abstention) passive aux élections.

    Ils considéraient le boycottage actif comme un moyen révolutionnaire de mettre le peuple en garde contre la tentative du tsar de faire passer le peuple du chemin de la révolution dans celui de la « constitution » tsariste ; comme un moyen de faire échec à cette tentative et d’organiser un nouvel assaut du peuple contre le tsarisme.

    L’expérience du boycottage de la Douma de Boulyguine avait montré que « le boycottage était la seule tactique juste, entièrement confirmée par les événements ». (Ibidem, p. 552).

    Ce boycottage avait réussi parce qu’il avait non seulement préservé le peuple du danger de suivre la voie de la constitution tsariste mais qu’il avait fait échec à la Douma avant même qu’elle fût née.

    Il avait réussi parce qu’appliqué en période d’essor grandissant de la révolution et soutenu par cet essor, et non en période de déclin de la révolution, — car on ne pouvait faire échec à la Douma qu’en période d’essor de la révolution.

    Le boycottage de la Douma de Witte, c’est-à-dire de la Ire Douma, fut réalisé après la défaite de l’insurrection de décembre, dont le tsar était sorti vainqueur, c’est-à-dire dans un moment où l’on pouvait penser que la révolution déclinait.

    « Mais, écrivait Lénine, il va de soi que cette victoire [du tsar. — N. de la Réd.], il n’y avait pas encore lieu de la considérer comme une victoire décisive.

    L’insurrection de décembre 1905 avait eu comme prolongement toute la série des soulèvements militaires et des grèves, dissociés et partiels, de l’été 1906.

    Le mot d’ordre de boycottage de la Douma de Witte avait été celui de la lutte pour la concentration et la généralisation de ces soulèvements. » (Lénine, t. XII, p. 20, éd. russe.)

    Ce boycottage n’avait pu faire échec à la Douma, encore qu’il compromît notablement son autorité et affaiblît la foi qu’avait en elle une partie de la population ; il n’avait pu faire échec à la Douma, parce que réalisé, comme cela était apparu clairement par la suite, dans les conditions du déclin, de la décadence de la révolution.

    Voilà pourquoi le boycottage de la Ire Douma, en 1906, ne réussit pas.

    Sur ce sujet, Lénine a écrit dans sa célèbre brochure La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :

    « Le boycottage bolchévik du « parlement » en 1905 enrichit le prolétariat révolutionnaire d’une expérience politique extrêmement précieuse, en lui montrant qu’il est parfois utile et même obligatoire, — lorsqu’on use simultanément des formes de lutte légales et illégales, parlementaires et extra-parlementaires, — de savoir renoncer aux formes parlementaires…

    Ce fut déjà une erreur, quoique peu grave et facile à réparer, que le boycottage de la « Douma » par les bolchéviks en 1906…

    Ce qui vaut pour les individus peut être appliqué, toutes choses égales d’ailleurs, à la politique et aux partis.

    L’homme intelligent n’est pas celui qui ne fait pas de fautes. Ces gens-là n’existent pas et ne peuvent pas exister.

    Celui-là est intelligent qui fait des fautes, pas très graves, et qui sait les corriger facilement et vite. » (Lénine, Œuvres choisies, t. II, p. 704, 1948)

    En ce qui concerne lu IIe Douma d’État, Lénine estimait que, devant le changement de situation et le déclin de la révolution, les bolchéviks « devaient remettre en question le boycottage de la Douma d’État ». (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 551.)

    « L’histoire a montré, écrivait Lénine, que lorsque se réunit la Douma, la possibilité se présente de faire une agitation utile à l’intérieur et autour de cette Douma ; que la tactique de rapprochement avec la paysannerie révolutionnaire contre les cadets est possible au sein de la Douma. » (Ibidem, p. 554.)

    Il s’ensuivait qu’il faut savoir non seulement marcher à l’attaque avec décision, marcher à l’attaque aux premiers rangs, quand, la révolution marque un essor, mais aussi se replier dans les règles, se replier les derniers, quand l’essor a pris fin, en changeant de tactique d’après la situation changée ; ne pas se replier en désordre mais d’une façon organisée, avec calme, sans panique, en exploitant les moindres possibilités de soustraire les cadres aux coups de l’ennemi ; se reformer, accumuler des forces et se préparer à une nouvelle offensive.

    Les bolchéviks décidèrent de participer aux élections pour la IIe Douma.

    Mais ils allaient à la Douma, non pour y faire un travail « législatif » organique, en bloquant avec les cadets, comme le faisaient les menchéviks, mais pour se servir de la Douma comme d’une tribune dans l’intérêt de la révolution.

    Le Comité central menchévik, au contraire, appelait à conclure des ententes électorales avec les cadets, à soutenir les cadets dans la Douma, qu’il considérait comme un organe législatif capable de mater le gouvernement tsariste.

    La plupart des organisations du Parti se dressèrent contre la politique du Comité central menchévik.

    Les bolchéviks exigèrent que fût convoqué un nouveau congrès.

    En mai 1907 se réunit à Londres le Ve congrès du Parti. Le P.O.S.D.R. comptait à cette date (avec les organisations social-démocrates nationales) jusqu’à 150.000 membres.

    Au total, 336 délégués assistèrent au congrès. Les bolchéviks étaient au nombre de 105 ; les menchéviks, de 97.

    Les autres délégués représentaient les organisations social-démocrates nationales, celles des social-démocrates polonais et lettons et le Bund, qui avaient été admis dans le P.O.S.D.R. au congrès précédent.

    Trotski essaya de constituer au congrès son petit groupe à lui, un groupe centriste, c’est-à-dire semi-menchévik, mais personne ne voulut le suivre.

    Les bolchéviks qui avaient derrière eux les Polonais et les Lettons réunirent une majorité stable au congrès.

    Une des principales questions débattues fut l’attitude à observer envers les partis bourgeois.

    Cette question avait déjà fait l’objet d’une lutte entre bolchéviks et menchéviks au IIe congrès.

    Le Ve congrès donna une appréciation bolchévique de tous les partis non prolétariens, — Cent-Noirs, octobristes, cadets, socialistes-révolutionnaires, — et adopta une tactique bolchévique à l’égard de ces partis.

    Le congrès approuva la politique bolchévique et décida de mener une lutte implacable aussi bien contre les partis cent-noirs (« Union du peuple russe », monarchistes, Conseil de la noblesse unifiée) que contre l’ « Union du 17 octobre » (octobristes), le parti industriel et commercial et le parti de la « Rénovation pacifique ».

    Tous ces partis étaient manifestement contre-révolutionnaires.

    En ce qui concerne la bourgeoisie libérale, le parti cadet, le congrès proposa d’engager contre lui une campagne de dénonciation implacable.

    Le congrès appelait à dénoncer le « démocratisme » hypocrite et mensonger du parti cadet, à lutter contre les tentatives de la bourgeoisie libérale de se mettre à la tête du mouvement paysan.

    Quant aux partis dits populistes ou du travail (socialistes populaires, groupe du travail, socialistes-révolutionnaires), le congrès recommandait de dénoncer leurs tentatives de se camoufler en socialistes.

    Cependant il admettait certaines ententes avec ces partis en vue d’organiser un assaut commun et simultané contre le tsarisme et contre la bourgeoisie cadette, pour autant que ces partis étaient à l’époque des partis démocratiques et traduisaient les intérêts de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes.

    Dès avant le congrès, les menchéviks avaient proposé de convoquer ce qu’ils appelaient un « congrès ouvrier », auquel auraient participé social-démocrates, socialistes-révolutionnaires et anarchistes.

    Ce congrès « ouvrier » devait créer quelque chose dans le genre d’un « parti sans-parti », ou encore d’un « large » parti ouvrier petit-bourgeois sans programme.

    Lénine dénonça cette tentative archi nuisible des menchéviks, de liquider le parti ouvrier social-démocrate et de dissoudre le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière dans la masse petite-bourgeoise.

    Le congrès condamna sévèrement le mot d’ordre menchévik de « congrès ouvrier ».

    La question des syndicats prit une place à part dans les travaux du congrès.

    Les menchéviks défendaient la « neutralité » des syndicats, c’est-à-dire qu’ils s’affirmaient contre le rôle dirigeant du Parti dans les syndicats.

    Le congrès repoussa la proposition menchévique et adopta la résolution bolchévique sur les syndicats : elle indiquait que le Parti devait conquérir la direction idéologique et politique dans les syndicats.

    Le Ve congrès signifia que les bolchéviks avaient remporté une grande victoire dans le mouvement ouvrier.

    Mais les bolchéviks n’en tirèrent pas vanité, ils ne s’endormirent pas sur leurs lauriers.

    Ce n’était pas ce que leur avait enseigné Lénine. Les bolchéviks savaient qu’ils auraient encore à lutter contre les menchéviks.

    Dans son article « Notes d’un délégué », paru en 1907, le camarade Staline donne, des résultats du congrès, l’appréciation suivante :

    « Le rassemblement effectif des ouvriers avancés de toute la Russie en un parti unique, sous le drapeau de la social-démocratie révolutionnaire, telle est la signification du congrès de Londres, tel en est le caractère général. »

    Le camarade Staline cite des données relatives à la composition du congrès.

    Il établit que les délégués bolchéviks avaient été envoyés au congrès principalement par les grandes régions industrielles (Pétersbourg, Moscou, Oural, Ivanovo-Voznessensk, etc.).

    Quant aux menchéviks, ils avaient été délégués au congrès par les régions de petite production, où prédominaient les artisans, les semi-prolétaires, ainsi que par une série de régions essentiellement paysannes.

    « II est clair, indiquait le camarade Staline en dressant le bilan du congrès, que la tactique des bolchéviks est celle des prolétaires de la grande industrie, celle des régions où les contradictions de classe sont particulièrement évidentes et la lutte de classe particulièrement violente. Le bolchévisme est la tactique des véritables prolétaires.

    D’autre part, il n’est pas moins clair que la tactique des menchéviks est surtout celle des artisans et des semi-prolétaires paysans, celle des régions où les contradictions de classe ne sont pas tout à fait évidentes, où la lutte de classe est voilée. Le menchévisme est la tactique des éléments semi-bourgeois du prolétariat. C’est ce qu’attestent les chiffres. » (Procès verbaux du Ve congrès du P.O.S.D.R., pp. XI et XII, 1935, éd. russe.)

    Avec la dissolution de la I » Douma, le tsar comptait en avoir une IIe, plus docile.

    Mais la IIe Douma ne justifia pas, elle non plus, son attente.

    Alors le tsar décida de la dissoudre à son tour et d’en convoquer une IIIe, sous le régime d’une loi électorale encore plus défavorable, avec l’espoir que cette Douma serait enfin plus docile.

    C’est bientôt après le Ve congrès que le gouvernement tsariste opéra ce qu’on est convenu d’appeler le coup d’État du 3 juin : le 3 juin 1907, le tsar prononça la dissolution de la IIe Douma d’État.

    La fraction social-démocrate de la Douma, qui comptait 65 députés-, fut arrêtée et déportée en Sibérie.

    On promulgua une nouvelle loi électorale. Les droits des ouvriers et des paysans y étaient mutilés davantage encore.

    Le gouvernement tsariste poursuivait son offensive.

    Le ministre tsariste Stolypine déchaîna une répression sanglante contre les ouvriers et les paysans.

    Des milliers d’ouvriers et de paysans révolutionnaires furent fusillés par les expéditions punitives, ou pendus.

    Dans les geôles du tsar on martyrisait et on torturait les révolutionnaires. Les persécutions furent particulièrement féroces contre les organisations ouvrières et, en premier lieu, contre les bolchéviks.

    Les limiers tsaristes cherchaient Lénine, qui vivait secrètement en Finlande. Ils voulaient se défaire du chef de la révolution.

    Mais bravant mille dangers, Lénine réussit en décembre 1907 à repasser la frontière : il regagna l’émigration.

    Et ce furent les sombres années de la réaction stolypinienne.

    La première révolution russe s’était terminée par une défaite. Quelles raisons y avaient contribué ?

    1° II n’y avait pas encore, dans la révolution, d’alliance solide entre les ouvriers et les paysans contre le tsarisme.

    Les paysans s’étaient dressés pour la lutte contre les propriétaires fonciers, et ils acceptaient l’alliance avec les ouvriers contre les propriétaires ; mais ils ne comprenaient pas encore qu’il était impossible de renverser les propriétaires fonciers sans renverser le tsar ; ils ne comprenaient pas que le tsar faisait cause commune avec les propriétaires fonciers ; une partie considérable des paysans avait encore foi dans le tsar et fondait ses espérances sur la Douma tsariste.

    Aussi beaucoup de paysans ne voulaient pas d’une alliance avec les ouvriers en vue de renverser le tsarisme.

    Les paysans ajoutaient foi plus volontiers au parti conciliateur des socialistes-révolutionnaires qu’aux véritables révolutionnaires, les bolchéviks.

    Résultat : la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers n’était pas suffisamment organisée. Lénine l’a indiqué :

    « … les paysans agissaient de façon trop dispersée, inorganisée, leur offensive n’était pas suffisamment poussée ; et ce fut là une des causes essentielles de la défaite de la révolution. » (Lénine, t. XIX, p. 354, éd. russe.)

    2° Le refus d’une partie importante des paysans de marcher avec les ouvriers pour renverser le tsarisme, apparaissait aussi dans l’attitude de l’armée, dont la majeure partie était composée de fils de paysans en capote de soldat.

    Il y avait eu des troubles et des soulèvements dans certaines unités de l’armée tsariste, mais la plupart des soldats aidaient encore le tsar à réprimer les grèves et les soulèvements ouvriers.

    3° Les ouvriers, eux non plus, n’agissaient pas avec assez de cohésion.

    Les détachements avancés de la classe ouvrière ont déployé en 1905 une lutte révolutionnaire héroïque.

    Les couches les plus arriérées, — ouvriers des provinces les moins industrielles, habitant le village, — ont été plus lentes à se mettre en branle.

    Leur participation à la lutte révolutionnaire s’est développée surtout en 1906 ; mais à cette date, l’avant-garde de la classe ouvrière était déjà sensiblement affaiblie.

    4° La classe ouvrière était la force d’avant-garde, la force essentielle de la révolution, mais l’unité et la cohésion nécessaires faisaient défaut dans les rangs du P.O.S.D.R., parti de la classe ouvrière.

    Celui-ci était divisé en deux groupes : bolchéviks et menchéviks.

    Les premiers suivaient une ligne révolutionnaire conséquente et appelaient les ouvriers à renverser le tsarisme.

    Les menchéviks, par leur tactique de conciliation, freinaient la révolution, semaient la confusion dans l’esprit de beaucoup d’ouvriers, divisaient la classe ouvrière.

    C’est pourquoi l’action des ouvriers ne fut pas toujours cohérente dans la révolution, et la classe ouvrière, qui manquait encore d’unité dans ses propres rangs, ne put devenir le vrai chef de la révolution.

    5° Les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé l’autocratie tsariste à réprimer la révolution de 1905.

    Les capitalistes étrangers craignaient pour les capitaux qu’ils avaient placés en Russie, et pour leurs immenses profits.

    En outre, ils redoutaient qu’en cas de victoire de la révolution russe, les ouvriers des autres pays ne se lèvent’aussi pour la révolution.

    C’est pourquoi les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé le tsar-bourreau.

    Les banquiers français lui consentirent un emprunt important, destiné à écraser la révolution.

    Le kaiser allemand tint sur pied une armée forte de milliers d’hommes, prête à intervenir pour aider le tsar.

    6° La paix signée avec le Japon en septembre 1905 fut d’un grand secours pour le tsar.

    C’étaient la défaite militaire et la montée formidable de la révolution qui l’avaient poussé à signer la paix au plus vite.

    La défaite avait débilité le tsarisme ; la signature de la paix raffermit la situation du tsar.

    =>Retour au Précis d’histoire du
    Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

  • Formation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Apparition des fractions bolchévique et menchévique à l’intérieur du parti (1901-1904)

    Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

    1. Essor du mouvement révolutionnaire en Russie, 1901-1904.

    À la fin du XIXe siècle avait éclaté en Europe une crise industrielle, qui s’étendit bientôt à la Russie.

    Dans les années de crise de 1900 à 1903, près de 3.000 entreprises grandes et petites fermèrent leurs portes.

    On jeta à la rue plus de 100.000 ouvriers. Les salaires des ouvriers restés dans les entreprises étaient en forte baisse.

    Les capitalistes retiraient aux ouvriers les quelques concessions que ceux-ci leur avaient arrachées dans des grèves économiques opiniâtres.

    La crise industrielle, le chômage n’avaient ni arrêté, ni affaibli le mouvement ouvrier.

    Au contraire, la lutte des ouvriers prit un caractère de plus en plus révolutionnaire. Des grèves économiques, ils passent aux grèves politiques.

    Enfin, ils déclenchent des manifestations, formulent des revendications politiques pour des libertés démocratiques ; ils lancent le mot d’ordre : « À bas l’autocratie tsariste ! »

    En 1901, la grève du Premier Mai à l’usine de guerre Oboukhov, à Pétersbourg, se transforme en une collision sanglante entre les ouvriers et la troupe.

    Contre les troupes tsaristes armées, les ouvriers ne peuvent se défendre qu’à coups de pierres et de morceaux de fer.

    Et leur résistance opiniâtre est brisée. Puis, c’est une répression féroce : environ 800 ouvriers arrêtés, un grand nombre jetés en prison et envoyés au bagne.

    Mais l’héroïque « Défense d’Oboukhov » exerça une influence considérable sur les ouvriers de Russie, provoquant parmi eux une vague de sympathie.

    En mars 1902 se déroulent à Batoum de grandes grèves et une manifestation ouvrière organisées par le Comité social-démocrate de la ville.

    Cette manifestation met en mouvement les ouvriers et les masses paysannes de Transcaucasie.

    Dans la même année 1902, une grève importante éclate à Rostov-sur-Don.

    Les premiers grévistes furent les cheminots ; ils furent bientôt rejoints par les ouvriers de nombreuses usines.

    La grève mettait en mouvement tous les ouvriers ; aux meetings qui, durant plusieurs jours, se tinrent hors de la ville, se réunissaient jusqu’à 30 000 ouvriers.

    Là, on lisait à voix haute les proclamations social-démocrates, des orateurs prenaient la parole.

    La police et les cosaques ne suffisaient pas à disperser ces réunions de milliers d’ouvriers.

    Plusieurs ouvriers ayant été tués par la police, une immense manifestation ouvrière se déroula le lendemain, pour les obsèques.

    Ce n’est qu’après avoir mandé la troupe des villes voisines que le gouvernement tsariste put écraser la grève.

    La lutte des ouvriers de Rostov avait été dirigée par le Comité du P.O.S.D.R. de la région du Don.

    Plus vastes encore sont les grèves qui se déroulent en 1903.

    Cette année-là, des grèves politiques de masse éclatent dans le midi, gagnant la Transcaucasie (Bakou, Tiflis, Batoum) et les plus grandes villes d’Ukraine (Odessa, Kiev, Iékatérinoslav).

    Les grèves deviennent de plus en plus acharnées, de mieux en mieux organisées.

    À la différence de ce qui se passait lors des actions précédentes de la classe ouvrière, ce sont tes comités social-démocrates qui presque partout, dirigent la lutte politique des ouvriers.

    La classe ouvrière de Russie se dresse pour la lutte révolutionnaire contre le pouvoir tsariste.

    Le mouvement ouvrier exerçait son influence sur la paysannerie.

    Au printemps et dans l’été de 1902, en Ukraine (provinces de Poltava et de Kharkov), ainsi que dans le bassin de la Volga, les paysans déclenchèrent un vaste mouvement, incendiant les domaines des propriétaires fonciers, s’emparant de leurs terres, tuant les zemskié natchalniki [Nobles exerçant le droit de police et investis de fonctions judiciaires et administratives, (N. de » Trad.)] et les propriétaires exécrés.

    On dépêchait la troupe contre les paysans soulevés, on les fusillait, on les arrêtait par centaines ; les dirigeants et les organisateurs étaient jetés en prison, mais le mouvement révolutionnaire paysan continuait de croître.

    L’action révolutionnaire des ouvriers et des paysans montrait que la révolution mûrissait, était imminente en Russie.

    Sous l’influence de la lutte révolutionnaire des ouvriers, le mouvement d’opposition s’accentue aussi parmi les étudiants Aux manifestations et grèves estudiantines, le gouvernement riposte en fermant les Universités ; il jette en prison des centaines d’étudiants ; il imagine enfin d’envoyer à l’armée les étudiants insoumis.

    En réponse, les élèves de tous les établissements d’enseignement supérieur organisent dans l’hiver de 1901-1902 une grève générale qui englobe jusqu’à 30.000 étudiants.

    Le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et, surtout, la répression exercée contre les étudiants, émurent jusqu’aux bourgeois libéraux et aux propriétaires fonciers libéraux installés dans ce qu’on appelait les zemstvos ; ils élevèrent une « protestation » contre les « extrémités » du gouvernement tsariste, qui frappait leurs rejetons, les étudiants.

    C’étaient les zemskié oupravy qui servaient de points d’appui aux libéraux des zemstvos.

    On appelait zemskié oupravy les organes d’administration locale qui réglaient les affaires d’ordre purement local, touchant la population des campagnes (aménagement de routes, construction d’hôpitaux et d’écoles).

    Les propriétaires fonciers libéraux jouaient un rôle assez marquant dans les zemskié oupravy.

    Ils étaient étroitement liés aux bourgeois libéraux, avec lesquels lis se confondaient presque, puisque eux-mêmes, dans leurs propriétés, abandonnaient peu à peu l’économie à demi féodale pour passer à l’économie capitaliste, celle-ci étant plus avantageuse.

    Ces deux groupes de libéraux défen­daient, certes, le gouvernement tsariste, mais ils étaient contre les « extrémités » du tsarisme, par crainte que justement ces « extrémités » ne renforcent le mouvement révolutionnaire.

    Ils redoutaient les « extrémités » du tsarisme, mais bien plus encore la révolution. En protestant contre les « extrémités » du tsarisme, les libéraux poursuivaient deux buts : premièrement, « faire entendre raison » au tsar et, en second lieu, se poser en hommes « fort mécontents » du tsarisme, gagner la confiance populaire, détacher de la révolution le peuple ou une partie du peuple, et par cela même affaiblir la révolution.

    Il est évident que le mouvement libéral des zemstvos ne me­naçait en rien l’existence du tsarisme ; mais il attestait que tout n’était pas parfait pour ce qui était des fondements « séculaires » du tsarisme.

    En 1902, le mouvement libéral des zemstvos avait conduit à l’organisation du groupe bourgeois « Osvobojdénié » [Émancipation], noyau du principal parti bourgeois de l’avenir en Russie, le parti cadet [constitutionnel-démocrate].

    Voyant que le mouvement ouvrier et paysan déferle à travers le pays en un flot toujours plus menaçant, le tsarisme ne recule devant aucune mesure pour arrêter le mouvement révolutionnaire.

    De plus en plus souvent, on fait usage de la force armée contre les grèves et les manifestations ouvrières ; les balles et le fouet sont la réponse habituelle du gouvernement tsariste aux mouvements ouvriers et paysans ; les prisons et les lieux de déportation regorgent de monde.

    À côté des mesures répressives de plus en plus violentes, le gouvernement tsariste essaye d’en employer d’autres, plus « souples » et ne portant pas un caractère répressif, afin de détourner les ouvriers du mouvement révolutionnaire.

    Des tentatives sont faites pour créer de prétendues organisations ouvrières placées sous la tutelle des gendarmes et de la police.

    On les appelait alors organisations du « socialisme policier » ou organisations Zoubatov (du nom du colonel de gendarmerie qui avait créé ces organisations).

    L’Okhrana tsariste, par la voix de ses agents, s’efforçait de persuader les ouvriers que le gouvernement tsariste était soi-disant prêt lui-même à aider les ouvriers à faire aboutir leurs revendications économiques.

    « À quoi bon vous occuper de politique, à quoi bon organiser la révolution, si le tsar lui-même est du côté des ouvriers », disaient aux ouvriers les agents de Zoubatov, qui avaient créé leurs organisations dans plusieurs villes.

    Sur le modèle des organisations de Zoubatov et dans le même but fut créée en 1904, par le pope Gapone, l’organisation dite « Réunion des ouvriers d’usine russes de Pétersbourg ».

    Mais la tentative faite par l’Okhrana tsariste pour s’assujettir le mouvement ouvrier, avorta. Le gouvernement s’avéra incapable par ces procédés de venir à bout du mouvement ouvrier en marche.

    Le mouvement révolutionnaire grandissant de la classe ouvrière finit par balayer de son chemin ces organisations de la police.

    2. Le plan de Lénine pour construire un parti marxiste. l’opportunisme des « économistes ». Lutte de l’Iskrapour le plan de Lénine. L’ouvrage de Lénine Que faire ? Fondements idéologiques du parti marxiste.

    Bien qu’en 1898 se fût tenu le Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie qui avait proclamé la fondation du Parti, celui-ci n’avait cependant pas été créé.

    Il n’y avait ni programme, ni statuts du Parti. Le Comité central élu au Ier congrès avait été arrêté et n’avait plus été rétabli, puisqu’il n’y avait personne pour s’en charger. Bien plus : après le Ier congrès, le désarroi idéologique et la dispersion organique du Parti s’étaient encore accentués.

    Tandis que les années 1884-1894 avaient été marquées par la victoire sur le populisme et par la préparation idéologique de la social-démocratie, et qu’au cours des années 1894-1898 on avait tenté, infructueusement il est vrai, de créer un parti social-démocrate avec les organisations marxistes isolées, la période qui suivit 1898 fut une période d’accentuation, dans le parti, de la confusion idéologique et organique.

    La victoire du marxisme sur le populisme de même que les actions révolutionnaires de la classe ouvrière, qui avaient montré combien les marxistes avaient raison, avaient renforcé les sympathies de la jeunesse révolutionnaire pour le marxisme.

    Le marxisme fut à la mode. Résultat : dans les organisations marxistes affluèrent de grandes masses de jeunes intellectuels révolutionnaires, peu initiés à la théorie, sans expérience dans le domaine politique et d’organisation, et n’ayant du marxisme qu’une idée vague, — le plus souvent fausse, — qu’ils avaient puisée dans les écrits opportunistes dont les « marxistes légaux » remplissaient la presse.

    Cette circonstance avait fait baisser le niveau théorique et politique des organisations marxistes ; y avait introduit la mentalité opportuniste des « marxistes légaux », accentué le désarroi idéologique, les flottements politiques et la confusion en matière d’organisation.

    L’essor de plus en plus vigoureux du mouvement ouvrier et l’imminence manifeste de la révolution imposaient la création d’un parti unique de la classe ouvrière, d’un parti centralisé, capable de diriger le mouvement révolutionnaire.

    Mais les organismes locaux du Parti, les comités, groupes et cercles locaux étaient dans un état si lamentable, leur désunion dans le domaine de l’organisation et leur discordance idéologique étaient si grandes que la création d’un tel parti présentait des difficultés inouïes.

    La difficulté n’était pas seulement de construire le Parti sous le feu des persécutions féroces du tsarisme qui, à tout moment, arrachait des rangs des organisations les meilleurs militants pour les jeter en prison, les déporter, les envoyer au bagne.

    La difficulté était encore qu’une notable partie des comités locaux et de leurs militants ne voulaient rien savoir de ce qui ne touchait pas leur étroite activité pratique dans le cadre local ; ils ne se rendaient pas compte du préjudice que causait l’absence d’unité du point de vue de l’idéologie et de l’organisation ; ils s’étaient accoutumés à l’émiettement du Parti, au désarroi idéologique et considéraient que l’on pouvait se passer d’un parti unique centralisé.

    Pour créer un parti centralisé, il fallait vaincre ce retard, cette routine et ce praticisme étroit des organismes locaux.

    Mais ce n’était pas tout. Il y avait dans le Parti un groupe assez nombreux qui possédait ses organes de presse, Rabotchaia Mysl [la Pensée ouvrière] en Russie et Rabotchéïé Diélo [la Cause ouvrière] à l’étranger, et qui justifiait théoriquement l’émiettement organique et le désarroi idéologique du Parti, souvent même les exaltait, en considérant que la création d’un parti politique unique, centralisé, de la classe ouvrière, était une tâche inutile et factice.

    C’étaient les « économistes » et leurs adeptes. Pour créer un parti politique unique du prolétariat, il fallait d’abord battre les « économistes ».

    S’acquitter de ces tâches et fonder le parti de la classe ouvrière, voilà ce qu’entreprit Lénine.

    Les avis différaient sur la question de savoir par où commencer la fondation d’un parti unique de la classe ouvrière.

    Certains pensaient que pour créer le Parti, il fallait commencer par réunir le IIe congrès, qui grouperait tes organisations locales et fonderait le Parti. Lénine était contre cette façon de voir.

    Il estimait qu’avant de réunir un congrès, il fallait établir clairement les buts et les tâches du Parti ; il fallait savoir quel parti nous voulions créer ; il fallait se délimiter idéologiquement des « économistes » ; il fallait dire au Parti honnêtement et en toute franchise qu’il y avait deux opinions différentes sur les buts et les tâches du Parti : l’opinion des « économistes » et celle des social-démocrates révolutionnaires ; il fallait entamer une vaste propagande de presse en faveur des conceptions de la social-démocratie révolutionnaire, comme le faisaient les « économistes » dans leurs organes de presse, pour défendre les leurs ; il fallait permettre aux organisations locales de faire un choix réfléchi entre ces deux courants ; et c’est seulement quand cet indispensable travail préparatoire serait accompli qu’on pourrait convoquer le congrès du Parti. Lénine disait expressément :

    « Avant de nous unir et pour nous unir, il faut d’abord nous délimiter résolument et délibérément. » (Lénine,Œuvres choisies en deux volumes, t. I, p. 190, Moscou 1948.)

    Ceci étant, Lénine estimait que pour créer un parti politique de la classe ouvrière, il fallait commencer par fonder pour toute la Russie un journal politique de combat, qui ferait la propagande et l’agitation en faveur des conceptions de la social-démocratie révolutionnaire : l’organisation de ce journal devait être le premier pas à faire en vue de créer le Parti.

    Dans son article bien connu « Par où commencer ? » Lénine a tracé le plan précis de la construction du Parti, plan qu’il développera plus tard dans son ouvrage célèbre Que faire ?

    « À notre avis, disait Lénine dans cet article, le point de départ de notre activité, le premier pas pratique vers la création de l’organisation désirée, [Il s’agit de la création du Parti. (N. de la Réd.)] enfin le fil essentiel dont nous puissions nous saisir pour développer, approfondir et étendre sans cesse cette organisation, doit être la fondation d’un journal politique pour toute la Russie… Sans ce journal, toute propagande, toute agitation systématique, variée et fidèle aux principes, est impossible.

    Et c’est pourtant là la tâche principale et constante de la social-démocratie en général, et surtout une tâche d’actualité en ce moment où l’intérêt pour la politique, pour les questions du socialisme s’est éveillé dans les plus larges couches de la population. » (Lénine, t. IV, p. 110, éd. russe.)

    Lénine considérait qu’un tel journal servirait non seulement à rassembler le Parti sur le terrain idéologique, mais aussi à réunir les organisations locales dans le Parti.

    Le réseau des agents et des correspondants de ce journal, représentants des organisations locales, serait l’ossature autour de laquelle s’organiserait, se rassemblerait le Parti. Car, disait Lénine, « le journal n’est pas seulement un propagandiste, un agitateur collectif, mais aussi un organisateur collectif ».

    « Ce réseau d’agents, disait Lénine dans le même article, sera l’ossature de l’organisation dont nous avons justement besoin : suffisamment grande pour embrasser le pays entier ; suffisamment large et variée pour réaliser une division du travail stricte et détaillée ; suffisamment ferme pour savoir, en toutes circonstances, quels que soient les « tournants » et les surprises, faire sans défaillance son travail ; suffisamment souple pour savoir, d’un côté, éviter le combat en terrain découvert contre un ennemi supérieur en nombre, qui a rassemblé toutes ses forces sur un seul point, et, d’un autre côté, pour savoir mettre à profit le défaut de souplesse de cet ennemi et l’attaquer à l’endroit et au moment où il s’y attend le moins. » (Ibidem, p. 112.)

    C’est l’Iskra qui devait être ce journal. Et, en effet, l’Iskra devint le journal politique, destiné à toute la Russie, qui prépara le rassemblement du Parti sur le terrain idéologique et organique.

    Quant à la structure et à la composition du Parti lui-même, Lénine estimait qu’il devait être formé de deux éléments constitutifs : 

    a) d’un cadre restreint de militants fixes, composé principalement de révolutionnaires de profession, c’est-à-dire de militants libres de toutes occupations autres que leur travail dans le Parti, possédant le minimum nécessaire de connaissances théoriques, d’expérience politique, d’habitudes d’organisation, avec l’art de lutter contre la police tsariste, l’art d’échapper à ses poursuites, et 

    b) d’un vaste réseau d’organisations périphériques du Parti, comprenant une grande masse d’adhérents et entourées de la sympathie et du soutien de centaines de milliers de travailleurs.

    « J’affirme, écrivait Lénine,
    1° qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants, stable et qui assure la continuité du travail ;
    2° que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte. .. plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide…
    3° qu’une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire ;
    4° que, dans un pays autocratique, plus nous restreindronsl’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires de profession ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de « se saisir » d’une telle organisation et
    5° d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer d’une façon active. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 276.)

    En ce qui concerne le caractère du parti à créer et son rôle à l’égard de la classe ouvrière, ainsi que ses buts et ses tâches, Lénine estimait que le Parti devait être l’avant-garde de la classe ouvrière, qu’il devait être la force dirigeante du mouvement ouvrier, force unifiant et orientant la lutte de classe du prolétariat.

    But final du Parti : le renversement du capitalisme et l’instauration du socialisme.

    Objectif immédiat : le renversement du tsarisme et l’instauration de l’ordre démocratique.

    Et comme il est impossible de renverser le capitalisme sans avoir, au préalable, renversé le tsarisme, la tâche essentielle du Parti à cette heure est de dresser la classe ouvrière, de dresser le peuple entier pour la lutte contre le tsarisme, de déployer le mouvement révolutionnaire du peuple contre le tsarisme, et de jeter bas le tsarisme en tant que premier et sérieux obstacle dans la voie du socialisme.

    « L’histoire nous assigne maintenant, disait Lénine, une tâche immédiate, la plus révolutionnaire de toutes les tâches immédiates du prolétariat de n’importe quel autre pays.

    L’accomplissement de cette tâche, la destruction du rempart le plus puissant, non seulement de la réaction européenne, mais aussi (nous pouvons maintenant le dire) de la réaction asiatique, ferait du prolétariat russe l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international. » (Ibidem, p. 195.)

    Et plus loin :

    « Nous ne devons pas oublier que la lutte contre le gouvernement pour des revendications partielles, la bataille pour arracher des concessions partielles, ne sont que de petits engagements avec l’ennemi, de petites escarmouches d’avant-postes, et que la bataille décisive est encore à venir.

    Devant nous se dresse dans toute sa force la citadelle ennemie, d’où l’on fait pleuvoir sur nous des nuées de boulets et de balles qui emportent nos meilleurs combattants.

    Nous devons prendre cette citadelle, et nous la prendrons, si nous unissons toutes les forces du prolétariat qui s’éveille avec toutes les forces des révolutionnaires russes, en un seul parti qui ralliera tout ce qu’il y a de vivant et d’honnête en Russie.

    C’est alors seulement que s’accomplira la grande prophétie du révolutionnaire ouvrier russe, Piotr Alexéev : « Le bras musclé des millions de travailleurs se lèvera, et le joug du despotisme, protégé par les baïonnettes des soldats, sera réduit en poussière ! » (Lénine,t. IV, p. 69, éd. russe.)

    Tel était le plan de Lénine pour créer un parti de la classe ouvrière dans les conditions de la Russie tsariste autocratique.

    Les « économistes » ne tardèrent pas à ouvrir le feu contre le plan de Lénine.

    Les « économistes » prétendaient que la lutte politique générale contre le tsarisme était l’affaire de toutes les classes, et avant tout, celle de la bourgeoisie ; qu’elle n’offrait pas, par conséquent, un intérêt sérieux pour la classe ouvrière, le principal intérêt des ouvriers devant être la lutte économique contre le patronat pour l’augmentation des salaires, pour l’amélioration des conditions de travail, etc.

    Aussi les social-démocrates devaient-ils s’assigner pour principale tâche immédiate, non la lutte politique contre le tsarisme, ni son renversement, mais l’organisation de la « lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement » ; par lutte économique contre le gouvernement, ils entendaient la lutte à mener pour améliorer la législation ouvrière.

    Les « économistes » assuraient que par ce moyen on pouvait « conférer à la lutte économique elle-même un caractère politique ».

    Les « économistes » n’osaient plus s’élever ouvertement contre la nécessité d’un parti politique pour la classe ouvrière.

    Mais ils considéraient que le Parti ne devait pas être la force dirigeante du mouvement ouvrier, qu’il ne devait pas s’immiscer dans le mouvement spontané de la classe ouvrière, et à plus forte raison le diriger ; mais qu’il devait le suivre, l’étudier et en tirer des enseignements.

    Les « économistes » prétendaient ensuite que le rôle d’élément conscient dans le mouvement ouvrier, le rôle organisateur et dirigeant de la conscience socialiste, de la théorie socialiste, était insignifiant, ou presque ; que la social-démocratie ne devait pas élever les ouvriers au niveau de la conscience socialiste ; qu’au contraire, elle devait elle-même s’adapter et s’abaisser au niveau des couches moyennement développées ou même plus arriérées de la classe ouvrière ; que la social-démocratie ne devait pas apporter dans la classe ouvrière la conscience socialiste, mais devait attendre que le mouvement spontané de la classe ouvrière ait lui-même formé la conscience socialiste, par ses propres forces.

    Quant au plan d’organisation de Lénine touchant la construction du Parti, ils considéraient que c’était violenter en quelque sorte le mouvement spontané.

    Dans les colonnes de l’Iskra et, surtout, dans son célèbre ouvrage Que faire ? Lénine s’attaqua à cette philosophie opportuniste des « économistes », et n’en laissa pas pierre sur pierre.

    1° Lénine a montré que détourner la classe ouvrière de la lutte politique générale contre le tsarisme et limiter ses tâches à la lutte économique contre les patrons et le gouvernement, en laissant indemnes et le patronat et le gouvernement, signifiait condamner les ouvriers à l’esclavage à perpétuité.

    La lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement est une lutte trade-unioniste pour de meilleures conditions de vente de la force de travail aux capitalistes ; or les ouvriers veulent lutter non seulement pour obtenir de meilleures conditions de vente de leur force de travail, mais aussi pour la suppression du système capitaliste lui-même, qui les réduit à la nécessité de vendre leur force de travail aux capitalistes et de subir l’exploitation.

    Mais les ouvriers ne peuvent déployer la lutte contre le capitalisme, pour le socialisme, tant que sur le chemin du mouvement ouvrier se dresse le tsarisme, chien de garde du capitalisme.

    Aussi la tâche immédiate du Parti et de la classe ouvrière est-elle de balayer de la route le tsarisme et de frayer ainsi la voie au socialisme.

    2° Lénine a montré qu’exalter le processus spontané du mouvement ouvrier et nier le rôle dirigeant du Parti, en le réduisant au rôle d’enregistreur des événements, c’est prêcher le « suivisme », prêcher la transformation du Parti en un appendice du processus spontané, en une force passive du mouvement, uniquement capable de contempler le processus spontané ; c’est s’en remettre à la spontanéité.

    Faire cette propagande, c’est orienter les choses vers la destruction du Parti, c’est-à-dire laisser la classe ouvrière sans parti, c’est-à-dire laisser la classe ouvrière désarmée.

    Or, laisser la classe ouvrière désarmée alors que devant elle se dressent des ennemis tels que le tsarisme armé de tous les moyens de lutte, et la bourgeoisie organisée à la moderne et possédant un parti à elle, un parti qui dirige sa lutte contre la classe ouvrière, — c’est trahir la classe ouvrière.

    3° Lénine a montré que s’incliner devant le mouvement ouvrier spontané et abaisser le rôle de l’élément conscient, diminuer le rôle de la conscience socialiste, de la théorie socialiste, c’est, d’abord, se moquer des ouvriers qui aspirent à acquérir la conscience comme on aspire à la lumière ; en second lieu, déprécier aux yeux du Parti la théorie, c’est déprécier l’arme qui lui permet de connaître le présent et de prévoir l’avenir ; c’est, en troisième lieu, rouler entièrement et définitivement dans le marais de l’opportunisme.

    « Sans théorie révolutionnaire, disait Lénine, pas de mouvement révolutionnaire… Seul un parti guidé par une théo­rie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, pp. 192-193.)

    4° Lénine a montré que les « économistes » trompaient la classe ouvrière en prétendant que l’idéologie socialiste pouvait naître du mouvement spontané de la classe ouvrière ; car, en réalité, l’idéologie socialiste ne naît point du mouvement spontané, mais de la science. Les « économistes », en niant la nécessité d’apporter dans la classe ouvrière la conscience socialiste, frayaient par là même le chemin à l’idéologie bourgeoise ; ils on facilitaient l’introduction, la pénétration dans la classe ouvrière ; par conséquent, ils enterraient l’idée de la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme, ils faisaient le jeu de la bourgeoisie.

    « Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, disait Lénine, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers. » (Ibidem, p. 204.)

    Et plus loin :

    « Le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu… C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de celte dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. » (Ibidem, p. 206.)

    5° En dressant le bilan de toutes ces erreurs des « économistes » Lénine en arrive à conclure qu’ils veulent avoir, non pas un parti de révolution sociale pour libérer la classe ouvrière du capitalisme, mais un parti de « réformes sociales » impliquant le maintien de la domination du capitalisme ; et que les « économistes » sont, par conséquent, des réformistes qui trahissent les intérêts vitaux du prolétariat.

    6° Lénine a montré enfin que l’ « économisme » n’est pas un phénomène accidentel en Russie ; que les « économistes » servaient de véhicule à l’influence bourgeoise sur la classe ouvrière ; qu’ils avaient des alliés dans les partis social-démocrates de l’Europe occidentale, en la personne des révisionnistes, partisans de l’opportuniste Bernstein.

    Dans la social-démocratie d’Occident, un courant opportuniste s’affirmait de plus en plus ; il se manifestait sous le drapeau de la « liberté de critique » par rapport à Marx, et exigeait la « révision » de la doctrine de Marx (d’où le nom de « révisionnisme ») ; il exigeait que l’on renonçât à la révolution, au socialisme, à la dictature du prolétariat.

    Lénine a montré que les « économistes » russes suivaient cette même ligne de renonciation à la lutte révolutionnaire, au socialisme, à la dictature du prolétariat.

    Tels sont les principes théoriques essentiels développés par Lénine dans son ouvrage Que faire ?

    La diffusion de Que faire ? eut pour résultat qu’un an après sa parution (le livre avait été édité en mars 1902), vers le IIe congrès du parti social-démocrate de Russie, il ne restait plus des positions idéologiques de l’ « économisme » qu’un souvenir désagréable, et l’épithète d’ « économiste » fut considérée dès lors par la plupart des militants du Parti comme une injure.

    Ce fut là une défaite idéologique totale de l’ « économisme », la défaite de l’idéologie de l’opportunisme, du suivisme, du spontané.

    Mais à cela ne se borne pas l’importance du livre de Lénine Que faire ? La portée historique de Que faire ?vient de ce que, dans cet ouvrage célèbre :

    1° Lénine a, le premier dans l’histoire de la pensée marxiste, mis à nu jusqu’aux racines les origines idéologiques de l’opportunisme, en montrant qu’elles revenaient avant tout à s’incliner devant la spontanéité du mouvement ouvrier et à diminuer l’importance de la conscience socialiste dans ce mouvement ;

    2° il a porté très haut l’importance de la théorie, de l’élément conscient, du Parti en tant que force qui dirige le mouvement ouvrier spontané et l’imprègne de l’esprit révolutionnaire ;

    3° il a brillamment justifié ce principe marxiste fondamental, d’après lequel le Parti marxiste, c’est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme ;

    4° il a fait une analyse géniale des fondements idéologiques du Parti marxiste.

    Ce sont les principes théoriques développés dans Que faire ? qui ont constitué plus tard la base de l’idéologie du Parti bolchévik.

    Forte de cette richesse théorique, l’Iskra pouvait déployer et a déployé effectivement une vaste campagne pour le plan de construction du Parti préconisé par Lénine, pour le rassemblement de ses forces, pour le II0 congrès du Parti, pour une social-démocratie révolutionnaire, contre les « économistes », contre les opportunistes de tout genre et de tout ordre, contre les révisionnistes.

    La tâche essentielle de l’Iskra était d’élaborer un projet de programme du Parti.

    Le programme du Parti ouvrier est, comme on sait, un bref exposé scientifique des buts et des tâches que se propose la lutte de la classe ouvrière.

    Le programme définit le but final du mouvement révolutionnaire du prolétariat, comme aussi les revendications pour lesquelles combat le Parti en marche vers ce but.

    Aussi l’élaboration du projet de programme ne pouvait-elle manquer d’avoir une importance de premier ordre.

    Lors de l’élaboration du projet de programme, de sérieuses divergences avaient surgi au sein de la rédaction de l’Iskra, entre Lénine et Plékhanov et les autres membres de la rédaction.

    Ces divergences et discussions faillirent provoquer la rupture complète entre Lénine et Plékhanov.

    Cependant elle ne se produisit pas à ce moment-là. Lénine avait obtenu que dans le projet de programme fût inscrit un article essentiel sur la dictature du prolétariat, et que le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution fût nettement spécifié.

    C’est à Lénine qu’appartient encore, dans ce programme, toute la partie agraire.

    Dès cette époque Lénine était pour la nationalisation de la terre, mais à cette première étape de la lutte, il croyait devoir formuler la revendication de la restitution aux paysans des « otrezki », c’est-à-dire des terres que les propriétaires fonciers avaient découpées sur les terres paysannes lors de l’ « affranchissement ».

    Plékhanov était contre la nationalisation de la terre.

    Les discussions de Lénine et de Plékhanov sur le programme du Parti déterminèrent pour une part les divergences ultérieures entre bolchéviks et menchéviks.

    3. Le IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. adoption du programme et des statuts. Création d’un parti unique. Les divergences au congrès et l’apparition de deux courants, — bolchévik et menchévik — dans le parti.

    Ainsi le triomphe des principes léninistes et la lutte victorieuse de l’Iskra pour le plan d’organisation de Lénine avaient préparé les principales conditions nécessaires pour créer un parti ou, comme on disait alors, pour créer un véritable parti.

    L’orientation de l’Iskra avait triomphé dans les organisations social-démocrates de Russie. On pouvait dès lors convoquer le IIe congrès du Parti.

    C’est le 17 (30) juillet 1903 que s’ouvrit le IIe congrès du P.O.S.D.R. Il se tint à l’étranger, secrètement.

    Au début il avait siégé à Bruxelles, mais la police belge ayant invité les délégués à quitter la Belgique, le congrès se transporta à Londres.

    S’étaient présentés, au total, 43 délégués de 26 organisations.

    Chaque comité avait le droit d’envoyer au congrès 2 délégués, mais certains comités n’en avaient envoyé qu’un seul.

    Ainsi donc, 43 délégués disposaient de 51 voix délibératives.

    La tâche essentielle du congrès consistait à « créer un parti véritable sur les principes et les bases d’organisation qui avaient été formulés et élaborés par l’Iskra ». (Ibidem, p. 328.)

    La composition du congrès était hétérogène.

    On n’y voyait pas représentés les « économistes » avérés, à cause de la défaite qu’ils avaient subie.

    Mais durant cette période, ils avaient si adroitement fait peau neuve qu’ils réussirent à glisser quelques-uns de leurs délégués.

    D’autre part, les délégués du Bund ne se distinguaient qu’en paroles des « économistes » : ils étaient en fait pour les « économistes ».

    Le congrès réunissait ainsi, non seulement les partisans de l’Iskra, mais aussi ses adversaires. Les partisans del’Iskra étaient au nombre de 33, c’est-à-dire la majorité.

    Mais tous ceux qui se disaient iskristes n’étaient pas de véritables iskristes-léninistes. Les délégués s’étaient partagés en plusieurs groupes.

    Les partisans de Lénine, ou les iskristes fermes, avaient 24 voix ; 9 iskristes suivaient Martov : c’étaient les iskristes instables.

    Une partie des délégués oscillaient entre l’Iskra et ses adversaires : ils disposaient de 10 voix au congrès, formant le centre.

    Les adversaires déclarés de l’Iskra avaient 8 voix (3 « économistes » et 5 bundistes). Que les iskristes se divisent, et les ennemis de l’Iskra pouvaient prendre le dessus.

    On voit d’ici à quel point la situation était compliquée au congrès. Lénine dut fournir un gros effort pour assurer la victoire de l’Iskra au congrès.

    La grosse affaire du congrès était l’adoption du programme du Parti.

    La question essentielle, celle qui souleva les objections de la partie opportuniste du congrès lors de la discussion du programme, fut la question de la dictature du prolétariat.

    Les opportunistes n’étaient pas d’accord non plus avec la partie révolutionnaire du congrès sur une série d’autres questions de programme.

    Mais ils avaient décidé de livrer bataille principalement sur la question de la dictature du prolétariat, en invoquant le fait que nombre de partis social-démocrates de l’étranger n’avaient pas, dans leur programme, d’article sur la dictature du prolétariat, et en disant que l’on pouvait, par conséquent, ne pas l’inclure dans le programme de la social-démocratie de Russie.

    Les opportunistes s’élevaient aussi contre l’introduction dans le programme du Parti des revendications touchant la question paysanne.

    Ces hommes ne voulaient pas de la révolution ; et c’est pourquoi ils écartaient l’alliée de la classe ouvrière, la paysannerie, pour laquelle ils n’éprouvaient que de l’inimitié.

    Les délégués du Bund et les social-démocrates polonais s’élevaient contre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

    Lénine avait toujours enseigné que la classe ouvrière avait le devoir de lutter contre l’oppression nationale.

    S’élever contre cette revendication dans le programme, c’était répudier l’internationalisme prolétarien, se faire l’auxiliaire de l’oppression nationale.

    À toutes ces objections, Lénine porta un coup décisif.

    Le congrès adopta le programme présenté par l’Iskra.

    Ce programme comportait deux parties : un programme maximum et un programme minimum.

    Le programme maximum proclamait comme tâche essentielle du Parti de la classe ouvrière, la révolution socialiste, le renversement du pouvoir des capitalistes, l’instauration de la dictature du prolétariat.

    Le programme minimum définissait les tâches immédiates du Parti, celles que l’on devait accomplir avant le renversement de l’ordre capitaliste, avant l’instauration de la dictature du prolétariat : renverser l’autocratie tsariste, instaurer la république démocratique, appliquer la journée de huit heures pour les ouvriers, supprimer tous les vestiges du servage à la campagne, restituer aux paysans les terres (« otrezki ») dont ils avaient été dépouillés par les propriétaires fonciers.

    Plus tard, les bolchéviks remplacèrent la revendication de la restitution des « otrezki » par celle de la confiscation de toutes les terres seigneuriales.

    Le programme adopté au IIe congrès était bien le programme révolutionnaire du Parti de la classe ouvrière.

    Il subsista jusqu’au VIIIe congrès, époque à laquelle notre Parti, la révolution prolétarienne ayant triomphé, adopta un programme nouveau.

    Après l’adoption du programme, le IIe congrès aborda la discussion du projet de statuts du Parti.

    Dès l’instant qu’il avait adopté le programme et créé les bases nécessaires au rassemblement idéologique du Parti, le congrès devait adopter aussi les statuts du Parti, afin de mettre un terme à la façon artisanale de travailler et à la méthode des cercles, à l’émiettement organique et à l’absence d’une discipline ferme au sein du Parti.

    Tandis que l’adoption du programme s’était passée relativement sans encombre, la question des statuts du Parti provoqua au congrès des débats acharnés.

    Les plus violentes divergences éclatèrent autour de la rédaction de l’article premier des statuts : sur l’adhésion au Parti.

    Qui pouvait être membre du Parti, quelle devait être la composition du Parti, qu’est-ce que le Parti devait être en matière d’organisation : un tout organisé ou quelque chose d’informe ?

    Telles étaient les questions que soulevait l’article premier des statuts.

    Deux formules s’affrontaient : la formule de Lénine qu’appuyaient Plékhanov et les iskristes fermes, et la formule de Martov qu’appuyaient Axelrod, Zassoulitch, les iskristes instables, Trotski et tous les éléments ouvertement opportunistes du congrès.

    La formule de Lénine disait : Peuvent être membres du Parti tous ceux qui en reconnaissent le programme, soutiennent matériellement le Parti et adhèrent à l’une de ses organisations.

    La formule de Martov, tout en considérant la reconnaissance du programme et le soutien matériel du Parti comme des conditions indispensables de l’affiliation au Parti, ne tenait cependant pas la participation à l’une de ses organisations pour une condition de l’adhésion ; elle estimait qu’un membre du Parti pouvait ne pas être membre d’une de ses organisations.

    Lénine regardait le Parti comme un détachement organisé, dont les adhérents ne s’attribuent pas eux-mêmes la qualité de membres, mais sont admis dans le Parti par une de ses organisations et se soumettent par conséquent à la discipline du Parti.

    Tandis que Martov regardait le Parti comme quelque chose d’informe au point de vue organisation, dont les adhérents s’attribuent eux-mêmes la qualité de membres et ne sont, par conséquent, pas tenus de se soumettre à la discipline du Parti, puisqu’ils n’entrent pas dans une de ses organisations. 

    De cette façon, la formule de Martov, à la différence de celle de Lénine, ouvrait largement les portes du Parti aux éléments instables, non prolétariens.

    À la veille de la révolution démocratique bourgeoise, il y avait parmi les intellectuels bourgeois des gens qui se montraient momentanément sympathiques à la révolution. Ils pouvaient même, de temps à autre, rendre quelque service au Parti.

    Mais ces gens n’auraient pas adhéré à une organisation, ni obéi à la discipline du Parti, ni accompli des tâches assignées par ce dernier ; ils ne se seraient pas exposés aux dangers que l’accomplissement de ces tâches impliquait.

    Et ce sont ces gens-là que Martov et les autres menchéviks proposaient de regarder comme membres du Parti ; c’est à eux qu’ils proposaient de donner le droit et la possibilité d’influer sur les affaires du Parti.

    Ils entendaient même donner à chaque gréviste le droit de « s’attribuer » la qualité de membre du Parti, encore que des non-socialistes, des anarchistes et des socialistes-révolutionnaires prissent également part aux grèves.

    Il en résultait donc qu’au lieu du Parti monolithe, combatif et doté de formes d’organisation précises pour lequel Lénine et les léninistes luttaient au congrès, les partisans de Martov voulaient un parti mêlé, aux contours vagues, un parti informe, qui ne pouvait être un parti combatif, ne fût-ce que parce qu’il aurait été mêlé et n’aurait pu avoir une ferme discipline.

    L’abandon des iskristes fermes par les iskristes instables, l’alliance de ces derniers avec le centre et l’adhésion des opportunistes déclarés à cette alliance, donnèrent l’avantage à Martov dans cette question.

    À la majorité de 28 voix contre 22 et une abstention, le congrès adopta l’article premier des statuts tel que l’avait formulé Martov.

    Après la division des iskristes sur l’article premier des statuts, la lutte s’envenima encore davantage. Les travaux touchaient à leur fin ; on allait procéder à l’élection des organismes dirigeants du Parti, de la rédaction de l’organe central du Parti (Iskra) et du Comité central.

    Mais avant que le congrès n’eût passé aux élections, des événements se produisirent qui modifièrent le rapport des forces en présence.

    En relation avec les statuts du Parti, le congrès dut s’occuper du Bund. Celui-ci revendiquait une situation spéciale dans le Parti.

    Il voulait être reconnu pour seul représentant des ouvriers juifs de Russie.

    Accepter cette revendication du Bund eût abouti à diviser les ouvriers dans les organisations du Parti suivant un principe national, à renoncer aux organisations de classe uniques de la classe ouvrière sur la base territoriale.

    Le congrès repoussa le nationalisme du Bund en matière d’organisation. Là-dessus les bundistes quittèrent le congrès. Deux « économistes » se retirèrent aussi quand le congrès eut refusé de reconnaître leur Union de l’étranger comme représentant le Parti à l’étranger.

    Ce départ de sept opportunistes modifia le rapport des forces en faveur des léninistes.

    Dès le début, l’attention de Lénine s’était concentrée sur le problème de la composition des organismes centraux du Parti.

    Lénine considérait qu’il fallait faire élire au Comité central des révolutionnaires fermes et conséquents. Les partisans de Martov entendaient donner dans le Comité central la prédominance aux éléments instables, opportunistes.

    La majorité du congrès suivit Lénine sur ce point. Les partisans de Lénine furent élus au Comité central.

    Sur la proposition de Lénine, on élut à la rédaction de l’Iskra Lénine, Plékhanov et Martov.

    Ce dernier avait insisté auprès du congrès pour que les six anciens rédacteurs du journal, dont la plupart étaient des partisans do Martov, fissent partie de la rédaction de l’Iskra. 

    Le congrès repoussa à la majorité cette proposition ; il élut les trois candidats proposés par Lénine. Martov déclara alors qu’il ne ferait pas partie de la rédaction de l’organe central.

    C’est ainsi que, par son vote sur la question des organismes centraux du Parti, le congrès consacra la défaite des partisans de Martov et la victoire des partisans de Lénine.

    Dès ce moment, on appela bolchéviks [du mot « bolchinstvo », majorité], les partisans de Lénine, qui avaient recueilli la majorité lors des élections au congrès ; les adversaires de Lénine, restés en minorité, furent appelés menchéviks [du mot « menchinstvo », minorité].

    Lorsqu’on dresse le bilan des travaux du IIe congrès, les conclusions suivantes s’imposent :

    1° Le congrès a consacré la victoire du marxisme sur l’ « économisme », sur l’opportunisme déclaré ;

    2° le congrès a adopté le programme et les statuts ; il a créé un parti social-démocrate et établi de la sorte le cadre d’un parti unique ;

    3° le congrès a révélé dans le domaine de l’organisation de graves divergences, qui divisèrent le Parti en bolchéviks et menchéviks : les premiers défendaient les principes d’organisation de la social-démocratie révolutionnaire, tandis que les seconds roulaient dans la déliquescence organique, dans le marais de l’opportunisme ;

    4° le congrès a fait voir que les vieux opportunistes déjà battus par le Parti, les « économistes », étaient peu à peu remplacés dans le Parti par des opportunistes nouveaux, les menchéviks ;

    5° le congrès ne s’est pas montré à la hauteur de la situation en ce qui concerne les problèmes d’organisation ; il a hésité, donnant même par moments l’avantage aux menchéviks ; et bien qu’il se fût ressaisi à la fin, il n’a pas su, non seulement démasquer l’opportunisme des menchéviks dans les problèmes d’organisation et les isoler dans le Parti, mais même poser devant le Parti une semblable tâche.

    C’était là une des principales raisons qui firent que la lutte entre bolchéviks et menchéviks, loin de s’apaiser après le congrès, s’envenima encore.

    4. Les actes scissionnistes des leaders menchéviks et l’aggravation de la lutte au sein du Parti après le IIecongrès. L’opportunisme des menchéviks. L’ouvrage de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière. Les principes du Parti marxiste en matière d’organisation.

    À la suite du IIe congrès, la lutte s’était encore aggravée au sein du Parti.

    Les menchéviks cherchaient par tous les moyens à saboter les décisions du IIe congrès et à s’emparer des centres du Parti. Ils exigeaient que leurs représentants fussent compris dans la rédaction de l’Iskra et au Comité central, dans une proportion qui devait leur donner la majorité à la rédaction et l’égalité avec les bolchéviks au sein du Comité central.

    Comme ces prétentions allaient à l’encontre des décisions expresses du IIe congrès, les bolchéviks repoussèrent les exigences des menchéviks.

    Ceux-ci constituèrent alors, à l’insu du Parti, leur organisation fractionnelle hostile au Parti, à la tête de laquelle se trouvèrent Martov, Trotski et Axelrod.

    Ils « déclenchèrent, ainsi que l’écrivait Martov, un soulèvement contre le léninisme ».

    Le procédé de lutte qu’ils avaient adopté pour combattre le Parti était : « désorganiser tout le travail du Parti, lui faire du tord, freiner toutes choses, en tout » (expression de Lénine).

    Ils s’étaient embusqués dans la « Ligue à l’étranger » des social-démocrates russes, dont les neuf dixièmes étaient formés d’intellectuels émigrés, détachés du travail en Russie ; et de là, ils avaient ouvert le feu sur le Parti, sur Lénine, sur les léninistes.

    Plékhanov aidait puissamment les menchéviks. Au IIe congrès, il s’était placé aux côtés de Lénine.

    Mais après le IIe congrès, les menchéviks avaient su l’intimider par des menaces de scission. Plékhanov avait donc décidé de « se réconcilier » coûte que coûte avec eux.

    Ce qui faisait pencher Plékhanov du côté des menchéviks, c’était le poids de ses anciennes erreurs opportunistes.

    De conciliateur à l’égard des menchéviks opportunistes, Plékhanov devint bientôt lui-même un menchévik.

    Il insista pour que fussent compris dans la rédaction de l’Iskra tous les anciens rédacteurs menchéviks repoussés par le congrès.

    Lénine ne pouvait évidemment pas accepter cette condition ; il se retira de la rédaction de l’Iskra, afin de fortifier ses positions au sein du Comité central du Parti et de là, battre les opportunistes.

    Plékhanov, au mépris de la volonté du congrès, coopta de son propre chef à la rédaction de l’Iskra les anciens rédacteurs menchéviks.

    Dès lors, à partir du n° 52 de l’Iskra, les menchéviks firent de ce journal leur organe et s’en servirent pour prêcher leurs conceptions opportunistes.

    Désormais on parla dans le Parti de la vielle Iskra, de l’Iskra léniniste, bolchévique, et de la nouvelle Iskra, de l’Iskra menchévique, opportuniste.

    Une fois aux mains des menchéviks, l’Iskra devint un organe de lutte contre Lénine, contre les bolchéviks, un organe de propagande de l’opportunisme menchévik, surtout dans le domaine de l’organisation. Alliés aux « économistes » et aux bundistes, les menchéviks de l’Iskra partirent en guerre contre le Léninisme, comme ils disaient ; Plékhanov ne put se maintenir sur ses positions de conciliation ; au bout de quelques temps il se rallia, lui aussi, à cette campagne.

    Et c’est bien ce qui devait arriver d’après la logique des choses : quiconque insiste pour la conciliation avec les opportunistes, doit glisser à l’opportunisme.

    De la nouvelle Iskra pleuvaient, comme d’une corne d’abondance, articles et déclarations disant que le Parti ne devait pas être un tout organisé ; qu’il fallait admettre au sein du Parti, l’existence de groupes et individus libres, qui ne seraient pas tenus de se soumettre aux décisions des organes du Parti ; qu’il fallait laisser à chaque intellectuel sympathisant avec le Parti, de même qu’à « chaque gréviste » et à « chaque manifestant », toute latitude pour se proclamer membre du Parti ; qu’exiger la soumission à toutes les décisions du Parti, c’était faire preuve de « formalisme bureaucratique » ; qu’exiger la soumission de la minorité à la majorité, c’était « refouler mécaniquement » la volonté des membres du Parti ; qu’exiger de tous les membres, leaders ou simples adhérents, une égale soumission à la discipline du Parti, — c’était instaurer le « servage » dans le Parti ; que ce qu’il « nous » faut, dans le Parti, ce n’est pas le centralisme, mais l’ « autonomisme » anarchique, qui donne le droit aux adhérents et aux organisations du Parti de ne pas exécuter ses décisions.

    C’était là une propagande effrénée du relâchement en matière d’organisation ; c’était ruiner l’esprit du parti et la discipline du parti, exalter l’individualisme de l’intellectuel, justifier l’esprit d’indiscipline anarchique.

    Par rapport au IIe congrès les menchéviks tiraient manifestement le Parti en arrière, vers l’émiettement organique, vers l’esprit du petit cercle, vers les méthodes artisanales de travail.

    Il importait d’infliger aux menchéviks une riposte décisive.

    C’est ce que fit Lénine dans sons livre célèbre Un pas en avant, deux pas en arrière, paru en mai 1904.

    Voici les principes d’organisation essentiels qui furent développés dans cet ouvrage, et qui allaient devenir les principes d’organisation du Parti bolchévik.

    1° Le Parti marxiste est partie intégrante de la classe ouvrière, il en est un détachement.

    Mais les détachements sont nombreux dans la classe ouvrière : par conséquent, tout détachement de la classe ouvrière ne saurait être appelé parti de la classe ouvrière.

    Le Parti se distingue des autres détachements de la classe ouvrière, d’abord parce qu’il n’est pas un détachement ordinaire, mais le détachement d’avant-garde, le détachement conscient, le détachementmarxiste de la classe ouvrière, armé de la connaissance de la vie sociale, de la connaissance des lois du développement social, de la connaissance des lois de la lutte de classes, et capable pour cette raison de guider la classe ouvrière, de diriger sa lutte.

    Aussi ne doit-on pas confondre le Parti avec la classe ouvrière, pas plus qu’on ne doit confondre la partie avec le tout ; on ne saurait demander que chaque gréviste puisse se proclamer membre du Parti, car celui qui confond le Parti avec la classe, rabaisse le niveau de conscience du Parti au niveau de « chaque gréviste », détruit le Parti comme avant-garde consciente de la classe ouvrière.

    La tâche du Parti n’est pas de rabaisser son niveau à celui de « chaque gréviste », mais de hausser les masses d’ouvriers, de hausser « chaque gréviste » au niveau du Parti.

    « Nous sommes le Parti de la classe, écrivait Lénine, et c’est pourquoi presque toute la classe (et en temps de guerre, à l’époque de la guerre civile, absolument toute la classe) doit agir sous la direction de notre Parti, doit se serrer le plus possible autour de lui.

    Mais ce serait du manilovisme [Placidité, inertie, fantaisie oiseuse. Manilov, personnage des Ames mortes de Gogol. (N. des Trad.)] et du « suivisme » que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe entière sera un jour en état de s’élever au point d’acquérir le degré de conscience et d’activité de son détachement d’avant-garde, de son parti social-démocrate. Sous le capitalisme, même l’organisation syndicale (plus primitive, plus accessible à la conscience des couches non développées) n’est pas en mesure d’englober presque toute, ou toute la classe ouvrière.

    Et nul social-démocrate de bon sens n’en a jamais douté. Mais ce ne serait que se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l’immensité de nos tâches, restreindre ces tâches, que d’oublier la différence entre le détachement d’avant-garde et toutes les masses qui gravitent autour de lui ; que d’oublier l’obligation constante pour le détachement d’avant-garde de hausser des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé. » (Lénine, Œuvres choisies, pp. 354-355.)

    2° Le Parti est non seulement l’avant-garde, le détachement conscient de la classe ouvrière, mais aussi le détachement organisé de la classe ouvrière, avec sa propre discipline obligatoire pour ses membres.

    C’est pourquoi les membres du Parti doivent obligatoirement adhérer à une de ses organisations. Si le Parti n’était pas un détachement organisé de la classe, ni un système d’organisation, mais une simple somme d’individus qui se proclament eux-mêmes membres du Parti sans adhérer à aucune de ses organisations, c’est-à-dire ne sont pas organisés et, par conséquent, ne sont pas tenus de se soumettre aux décisions du Parti, — le Parti n’aurait jamais une volonté unique, il ne pourrait jamais réaliser l’unité d’action de ses adhérents ; il lui serait donc impossible de diriger la lutte de la classe ouvrière.

    Le Parti ne peut diriger pratiquement la lutte de la classe ouvrière et l’orienter vers un but unique que si tous ses membres sont organisés dans un seul détachement commun, cimenté par l’unité de volonté, par l’unité d’action, par l’unité de discipline.

    L’objection des menchéviks disant qu’en ce cas, de nombreux intellectuels, par exemple, des professeurs, des étudiants, des lycéens, etc., resteraient en dehors du Parti, puisqu’ils ne veulent pas adhérer à telle ou telle de ses organisations, soit que la discipline du Parti leur pèse, soit que, comme le disait Plékhanov au IIe congrès, ils considèrent « comme une humiliation pour eux d’adhérer à telle ou telle organisation locale », cette objection des menchéviks se retourne contre eux, car le Parti n’a que faire des membres que gêne la discipline du Parti et qui craignent d’adhérer à une de ses organisations.

    Les ouvriers ne craignent pas la discipline, ni l’organisation ; ils adhèrent volontiers aux organisations dès l’instant où ils sont décidés de devenir membres du Parti.

    Seuls les intellectuels d’esprit individualiste craignent la discipline et l’organisation ; ils resteront effectivement en dehors du parti.

    Tant mieux, puisque le Parti se débarrassera de l’afflux d’éléments instables, qui s’est particulièrement accentué aujourd’hui que la révolution bourgeoise commence à monter.

    « Si je dis, écrivait Lénine, que le Parti doit être une somme (non une simple somme arithmétique, mais un complexe) d’organisations…, j’exprime par là, d’une façon absolument claire et précise que je désire, j’exige du Parti, comme avant-garde de la classe, soit une chose le plus possible organisée, que le Parti ne reçoive que des éléments susceptibles d’un minimum d’organisation… » (Ibidem, p. 352.)

    Et plus loin :

    « En paroles, la formule de Martov défend les intérêts des larges couches du prolétariat ; en fait, cette formule servira les intérêts des intellectuels bourgeois, qui craignent la discipline et l’organisation prolétariennes. Nul n’osera nier que ce qui caractérise, d’une façon générale, les intellectuels en tant que couche particulière dans les sociétés capitalistes contemporaines, c’est justement l’individualisme et l’inaptitude à la discipline et à l’organisation. » (Ibidem, p. 360.)

    Et encore :

    « Le prolétariat ne craint pas l’organisation, ni la discipline… Le prolétariat n’aura cure que ces messieurs les professeurs et lycéens, qui ne désirent pas adhérer à une organisation, soient reconnus membres du Parti parce qu’ils travaillent sous le contrôle d’une organisation… Ce n’est pas le prolétariat, mais certains intellectuels de notre Parti qui manquent de self-éducation quant à l’organisation et à la discipline. » (Ibidem, p. 390.)

    3° Parmi toutes les autres organisations de la classe ouvrière, le Parti n’est pas simplement un détachement organisé, il est la « forme suprême d’organisation », appelée à diriger toutes les autres.

    Le Parti, en tant que forme suprême d’organisation qui groupe l’élite de la classe, armée d’une théorie avancée, de la connaissance des lois de la lutte des classes et de l’expérience du mouvement révolutionnaire, a toutes les possibilités de diriger, – il a le devoir de diriger, – toutes les autres organisations de la classe ouvrière.

    La tendance des menchéviks à diminuer, a ravaler le rôle dirigeant du Parti conduit à affaiblir toutes les autres organisations du prolétariat dirigées par le Parti, et, par conséquent, à affaiblir et à désarmer le prolétariat ; car « le prolétariat n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation ». (Ibidem, p. 414.)

    4° Le Parti incarne la liaison de l’avant-garde de la classe ouvrière avec les masses innombrables de cette classe. Le Parti serait le meilleur détachement avancé et le plus parfaitement organisé, qu’il ne pourrait pas vivre et se développer sans être lié aux masses de sans-parti, sans que ces liaisons se multiplient, sans qu’elles soient consolidées.

    Un parti replié sur lui-même, isolé des masses et qui aurait perdu ou simplement relâché les liens avec sa classe, perdrait la confiance et l’appui des masses ; par conséquent, il devrait inévitablement périr.

    Pour vivre à pleine vie et se développer, le Parti doit multiplier ses liaisons avec les masses, gagner la confiance des masses innombrables de sa classe.

    « Pour être un parti social-démocrate, disait Lénine, il faut obtenir justement le soutien de la classe. » (Lénine, t. VI, p. 208, éd. russe.)

    5° Le Parti, pour pouvoir bien fonctionner et guider méthodiquement les masses, doit être organisé conformément aux principes du centralisme, avoir un statut unique, une discipline unique, un organisme dirigeant unique représenté par le congrès du Parti, et dans l’intervalle des congrès, par le Comité central du Parti ; il faut que la minorité se soumette à la majorité et les différentes organisation, au centre, les organisations inférieures, aux organisations supérieures.

    Sans ces conditions, le Parti de la classe ouvrière ne saurait être un parti véritable ; il ne saurait s’acquitter de sa tâche, qui est de guider la classe.

    Naturellement, comme le Parti était illégal sous l’autocratie tsariste, les organisations du Parti ne pouvaient, à l’époque, reposer sur le principe de l’élection à la base ; aussi le Parti devait-il être rigoureusement clandestin.

    Mais Lénine estimait que cet état de choses, momentané dans la vie de notre Parti, disparaîtrait dès que le tsarisme aurait été supprimé, lorsque le Parti serait un Parti déclaré, légal, et que ses organisations reposeraient sur le principe d’élections démocratiques, sur le principe du centralisme démocratique.

    « Auparavant, écrivait Lénine, notre Parti n’était pas un tout formellement organisé, mais seulement une somme de groupes particuliers, ce qui fait qu’entre ces groupes il ne pouvait y avoir d’autres rapports que l’action idéologique. 

    Maintenant nous sommes devenus un parti organisé, et cela signifie la création d’une autorité, la transformation du prestige des idées en prestige de l’autorité, la subordination des instances inférieures aux instances supérieures du Parti. » (Ibidem, p. 291.)

    Attaquant les menchéviks pour leur nihilisme en matière d’organisation et leur anarchisme de grand seigneur, qui n’admet pas l’idée d’une soumission à l’autorité du Parti et à sa discipline, Lénine écrivait :

    « Cet anarchisme de grand seigneur est particulièrement propre au nihiliste russe. L’organisation du Parti lui semble une monstrueuse « fabrique » ; la soumission de la minorité à la majorité lui apparaît comme un « asservissement »… la division du travail sous la direction d’un centre lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages et ressorts » (et il voit une forme particulièrement intolérable de cette transformation dans la transformation des rédacteurs en collaborateurs), le seul rappel des statuts d’organisation du Parti provoque chez lui une grimace de mépris et la remarque dédaigneuse (à l’adresse des « formalistes ») que l’on pourrait se passer entièrement de statuts. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 393.)

    6° Le Parti dans son activité pratique, s’il tient à sauvegarder l’unité de ses rangs, doit appliquer une discipline prolétarienne unique, également obligatoire pour tous les membres du Parti, pour les leaders comme pour les simples membres.

    C’est pourquoi il ne doit pas y avoir dans le Parti de division en « membres de l’élite », pour qui la discipline n’est pas obligatoire, et « non-membres de l’élite », qui sont tenus de se soumettre à la discipline.

    Sans cette condition, ni l’intégrité du Parti, ni l’unité de ses rangs ne sauraient être sauvegardées.

    « L’absence totale chez Martov et consorts, écrivait Lénine, d’arguments raisonnables contre la rédaction nommée par le congrès, est illustrée au mieux par ce mot qui leur appartient : « Nous ne sommes pas des serfs ! »… La psychologie de l’intellectuel bourgeois qui s’imagine appartenir aux « âmes d’élite », placées au-dessus de l’organisation de masse et de la discipline de masse, apparaît ici de façon saisissante…

    Pour l’individualisme de l’intellectuel… toute organisation et toute discipline prolétariennes s’identifient avec le servage. » (Lénine, t. VI, p. 282, éd. russe.)

    Et plus loin :

    « À mesure que se forme chez nous un véritable parti, l’ouvrier conscient doit apprendre à distinguer entre la psychologie du combattant de l’armée prolétarienne et la psychologie de l’intellectuel bourgeois, qui fait parade de la phrase anarchiste ; il doit apprendre à exiger l’accomplissement des obligations incombant aux membres du Parti, — non seulement des simples adhérents, mais aussi des « gens d’en haut ». » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 396.)

    En résumant l’analyse des divergences et en définissant la position des menchéviks comme de « l’opportunisme dans les questions d’organisation », Lénine considérait que l’un des pêchés essentiels du menchévisme était de sous-estimer l’importance essentielle de l’organisation du Parti, en tant qu’arme du prolétariat dans sa lutte pour son affranchissement.

    Les menchéviks étaient d’avis que le Parti, organisation du prolétariat, n’avait pas une importance sérieuse pour la victoire de la révolution. Contrairement aux menchéviks, Lénine pensait que l’union idéologique du prolétariat à elle seule ne suffit pas pour assurer la victoire ; que pour vaincre, il est indispensable de « cimenter » l’unité idéologique par l’unité matérielle de l’organisation du prolétariat. Lénine estimait qu’à cette condition seule, le prolétariat peut devenir une force invincible.

    « Le prolétariat, écrivait Lénine, n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation.

    Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique basée sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière.

    À cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l’autocratie russe, ni le pouvoir en décrépitude du capital international. » (Ibidem, p. 414.)

    C’est par ces mots prophétiques que Lénine termine son livre.

    Tels sont les principes d’organisation essentiels développés par Lénine dans son célèbre ouvrage Un pas en avant, deux pas en arrière.

    Ce qui fait l’importance de ce livre, c’est avant tout qu’il a sauvegardé l’esprit du parti contre l’esprit de cercle étroit, et le Parti contre les désorganisateurs ; il a battu à plate couture l’opportunisme menchévik dans les problèmes d’organisation, et jeté les bases d’organisation du Parti bolchévik.

    Mais son importance ne s’arrête pas là.

    Son rôle historique, c’est que Lénine y a le premier, dans l’histoire du marxisme, élaboré la doctrine du Parti en tant qu’organisation dirigeante du prolétariat, en tant qu’arme essentielle entre les mains du prolétariat, sans laquelle il est impossible de vaincre dans la lutte pour la dictature prolétarienne.

    La diffusion de l’ouvrage de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière parmi les militants du Parti fit que la plupart des organisations locales se groupèrent autour de Lénine.

    Mais plus les organisations se groupaient étroitement autour des bolchéviks, plus haineuse devint l’attitude des leaders menchéviks.

    En été 1904, ave l’aide de Plékhanov et par suite de la trahison de deux bolchéviks dégénérés, Krassine et Noskov, les menchéviks s’emparèrent de la majorité dans le Comité central. Il était évident que les menchéviks s’orientaient vers la scission.

    La perte de l’Iskra et du Comité central plaça les bolchéviks dans une situation difficile. Il était indispensable de mettre sur pied un journal bolchévik à soi. Il fallait organiser un nouveau congrès, le IIIe congrès du Parti, pour former un nouveau Comité central du Parti et régler leur compte aux menchéviks.

    C’est ce qu’entreprit Lénine, c’est ce qu’entreprirent les bolchéviks.

    Les bolchéviks engagèrent la lutte pour la convocation du IIIe congrès du Parti. En août 1904 se tint en Suisse, sous la direction de Lénine, une conférence de 22 bolchéviks.

    Elle adopta un message « Au Parti », qui devint pour les bolchéviks un programme de lutte pour la convocation du IIIe congrès.

    Au cours de trois conférences régionales des bolchéviks (conférences du Sud, du Caucase et du Nord), un Bureau des comités de la majorité fut élu, qui procéda à la préparation pratique du IIIe congrès du Parti.

    Le 4 janvier 1905 paraissait le premier numéro du journal bolchévik Vpériod [En avant].

    C’est ainsi que se formèrent au sein du Parti deux fractions distinctes – bolchévique et menchévique – avec leurs centres et leurs organes de presse respectifs.

    =>Retour au Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

  • La lutte pour la création du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (1883-1901)

    Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), 1938

    1. Abolition du servage et développement du capitalisme industriel en Russie. Formation du prolétariat industriel moderne. les premiers pas du mouvement ouvrier.

    La Russie tsariste était entrée plus tard que les autres pays dans la voie du développement capitaliste. Jusqu’aux années 60 du siècle dernier, il n’y avait en Russie que très peu de fabriques et d’usines.

    C’est l’économie féodale de la noblesse terrienne qui prédominait. Sous le régime du servage l’industrie ne pouvait prendre un véritable essor. Et dans l’agriculture, le travail non libre, serf, était d’une faible productivité.

    Le cours du développement économique poussait à la suppression du servage. En 1861 le gouvernement tsariste, affaibli par la défaite militaire pendant la campagne de Crimée et terrifié par les « révoltes » des paysans contre les propriétaires fonciers, se vit obligé d’abolir le servage.

    Mais, même après l’abolition du servage, les propriétaires fonciers continuèrent à opprimer les paysans. Lors de l’ « affranchissement » ils les avaient dépouillés en les privant, en les amputant d’une partie considérable de la terre dont ils jouissaient auparavant.

    C’est cette partie de la terre que les paysans appelèrent « otrezki », les coupes [du mot « otrézat », couper]. Pour leur « affranchissement », on contraignit les paysans à payer aux propriétaires fonciers un droit de rachat, environ deux milliards de roubles.

    Après l’abolition du servage, les paysans se virent obligés de louer aux plus dures conditions la terre du propriétaire foncier.

    En plus du fermage en argent, le propriétaire astreignait souvent les paysans à travailler gratuitement, avec leurs outils et leurs chevaux à eux, une portion de la terre seigneuriale. C’est ce qu’on appelait « prestation de travail », « corvée ». Le plus souvent, le paysan était obligé de payer au propriétaire foncier la location de la terre en nature, soit la moitié de la récolte. On appelait cela le travail « ispolou » [le travail « à moitié »].

    La situation restait donc à peu près la même que sous le servage, avec cette seule différence que maintenant le paysan était libre de sa personne. On ne pouvait ni le vendre, ni l’acheter comme une chose.

    Les propriétaires fonciers saignaient à blanc les exploitations paysannes arriérées par tous les moyens de spoliation (fermage, amendes). Et le joug que les propriétaires fonciers faisaient peser sur la grande masse des paysans empêchait ces derniers d’améliorer leur exploitation. D’où le retard extrême de l’agriculture dans la Russie d’avant la Révolution, retard qui entraînait souvent de mauvaises récoltes et des disettes.

    Les vestiges de l’économie féodale, les impôts écrasants, les indemnités de rachat payées aux propriétaires fonciers et qui, souvent, excédaient le revenu des exploitations paysannes, provoquaient la ruine, la paupérisation des masses paysannes, forçaient les paysans à quitter leur village pour aller chercher ailleurs un gagne-pain. Ils allaient se faire embaucher dans les fabriques et les usines. Et les fabricants avaient une main-d’œuvre à bon marché.

    Les ouvriers et les paysans avaient sur le dos toute une armée d’ispravniks, d’ouriadniks, de gendarmes, de policiers, de gardes qui protégeaient le tsar, les capitalistes, les propriétaires fonciers contre les travailleurs, contre les exploités.

    Les châtiments corporels restèrent en vigueur jusqu’en 1903. Bien que le servage fût aboli, on fouettait de verges les paysans pour la moindre faute, pour le non-paiement des impôts.

    La police et les cosaques matraquaient les ouvriers, surtout pendant les grèves, lorsque ces derniers cessaient le travail, n’en pouvant plus de l’oppression des fabricants. Les ouvriers et les paysans n’avaient aucun droit politique dans la Russie tsariste. L’autocratie du tsar était le pire ennemi du peuple.

    Une prison des peuples, voilà ce qu’était la Russie tsariste. Privées de tout droit, les nombreuses nationalités non russes subissaient constamment toutes sortes d’humiliations et d’outrages. Le gouvernement tsariste habituait la population russe à regarder les populations autochtones des régions nationales comme des races inférieures  ; il les appelait officiellement « allogènes », inculquait le mépris et la haine à leur égard.

    Le gouvernement tsariste attisait consciemment les haines nationales, dressait un peuple contre l’autre, organisait des pogroms contre les Juifs, des massacres tataro-arméniens en Transcaucasie.

    Dans les régions nationales, toutes ou presque toutes les charges d’État étaient occupées par des fonctionnaires russes. Toutes les affaires dans les administrations, devant les tribunaux, se traitaient en langue russe.

    Défense était faite d’éditer des journaux et des livres dans les langues nationales ; l’usage de la langue maternelle pour l’enseignement était interdit dans les écoles.

    Le gouvernement tsariste cherchait à étouffer toutes les manifestations de la culture nationale ; il poursuivait une politique de « russification » forcée des nationalités non russes. Le tsarisme était le bourreau, le tortionnaire des peuples non russes.

    Après l’abolition du servage, le développement du capitalisme industriel fut assez rapide en Russie, malgré les vestiges du servage qui freinaient encore sa marche. En vingt-cinq ans, de 1865 à 1890, le nombre des ouvriers, rien que dans les grandes fabriques, les usines et les chemins de fer, était passé de 706.000 à 1.433.000, c’est-à-dire qu’il avait plus que doublé. La grande industrie capitaliste prit un développement encore plus rapide dans les années 90.

    À la fin de cette décade, rien que pour les 50 provinces de la Russie d’Europe, le nombre des ouvriers occupés dans les grandes fabriques et usines, dans l’industrie minière et les chemins de fer, atteignait 2.207.000, et pour l’ensemble de la Russie, 2.792.000.

    C’était un prolétariat industriel moderne, foncièrement distinct des ouvriers des fabriques de l’époque du servage, ainsi que des ouvriers de la petite industrie, artisanale ou autre, tant par sa concentration dans les grandes entreprises capitalistes que par sa combativité révolutionnaire.

    L’essor industriel des années 90 était dû, au premier chef, à l’intense développement des chemins de fer. Au cours de la décade 1890-1900, il fut construit plus de 21.000 verstes de voies ferrées. Les chemins de fer avaient besoin d’une quantité énorme de métal (pour les rails, les locomotives, les wagons) ; ils consommaient une quantité de plus en plus grande de combustible, de houille et de pétrole.

    D’où le développement de la métallurgie et de l’industrie des combustibles.

    Dans la Russie d’avant la Révolution, comme dans tous les pays capitalistes, les années d’essor industriel étaient suivies d’années de crise industrielle et de marasme, qui frappaient durement la classe ouvrière et vouaient des centaines de milliers d’ouvriers au chômage et à la misère.

    Bien que depuis l’abolition du servage le développement du capitalisme fût assez rapide en Russie, l’évolution économique de ce pays retardait sensiblement sur celle des autres pays capitalistes. L’immense majorité de la population s’adonnait encore à l’agriculture.

    Dans son célèbre ouvrage Le développement du capitalisme en Russie, Lénine a cité des chiffres significatifs tirés du recensement général de 1897. Il en résulte que les cinq sixièmes environ de la population étaient occupés dans l’agriculture, tandis qu’à peu près un sixième seulement était occupé dans la grande et la petite industrie, le commerce, les chemins de fer et les transports par eau, les chantiers de construction, les exploitations forestières, etc.

    D’où il suit que la Russie, bien que le capitalisme y fût en développement, était un pays agraire, économiquement arriéré, un pays petit-bourgeois, c’est-à-dire un pays où prédominait encore la petite propriété, la petite exploitation paysanne individuelle à faible rendement.

    Le capitalisme progressait non seulement dans les villes, mais aussi à la campagne. La paysannerie, la classe la plus nombreuse de la Russie d’avant la Révolution, se désagrégeait, se différenciait.

    Du sein de la paysannerie la plus aisée se dégageait une couche supérieure, la couche des koulaks, la bourgeoisie rurale ; d’un autre côté, beaucoup de paysans se ruinaient ; on voyait augmenter dans les campagnes le nombre des paysans pauvres, des prolétaires et semi-prolétaires. Quant aux paysans moyens, leur nombre diminuait chaque année.

    En 1903, la Russie comptait environ 10 millions de feux. Dans sa brochure À la paysannerie pauvre, Lénine a calculé que, sur ce nombre, trois millions et demi au moins n’avaient pas de cheval.

    D’ordinaire, les paysans pauvres ensemençaient un lopin de terre insignifiant, louaient le reste aux koulaks, et s’en allaient eux-mêmes chercher ailleurs un gagne-pain. Par leur situation, les paysans pauvres se rapprochaient plus que quiconque du prolétariat. Lénine les appelait prolétaires ruraux ou semi-prolétaires.

    D’autre part, un million et demi de familles de paysans riches, de koulaks (sur un total de 10 millions de foyers paysans) avaient accaparé la moitié de toutes les terres labourables des paysans. Cette bourgeoisie paysanne s’enrichissait en opprimant les paysans pauvres et moyens, en exploitant le travail des salariés agricoles et des journaliers ; elle se transformait en capitalistes agraires.

    Dès les années 70 et, surtout, les années 80 du siècle dernier, la classe ouvrière de Russie s’éveille et engage la lutte contre les capitalistes. La situation des ouvriers dans la Russie tsariste, était extrêmement pénible. De 1880 à 1890, la journée de travail dans les fabriques et les usines était d’au moins 12 heures et demie ; elle atteignait 14 à 15 heures dans l’industrie textile.

    On exploitait largement la main-d’œuvre féminine et enfantine. Les enfants fournissaient un nombre d’heures égal à celui des adultes ; mais, comme les femmes, ils touchaient un salaire sensiblement inférieur. Les salaires étaient extrêmement bas. La majeure partie des ouvriers gagnaient de 7 à 8 roubles par mois. Les ouvriers les mieux payés des usines métallurgiques et des fonderies ne gagnaient pas plus de 35 roubles par mois.

    Aucune protection du travail : d’où un grand nombre de mutilations, d’accidents mortels. Point d’assurances pour les ouvriers ; l’assistance médicale était payante. Les conditions de logement étaient extrêmement pénibles.

    Dans les « bouges » des baraquements s’entassaient de 10 à 12 ouvriers. Souvent les fabricants trompaient les ouvriers sur les salaires, les obligeaient à acheter aux comptoirs patronaux des produits qu’ils leur faisaient payer trois fois trop cher ; ils les dépouillaient en les accablant d’amendes.

    Les ouvriers commencèrent à se concerter entre eux ; ils présentaient en commun des revendications au patron pour que leur situation intenable fût améliorée. Ils abandonnaient le travail, proclamaient la grève ; les premières grèves des années 70 et 80 avaient généralement pour motifs les amendes démesurées, le vol, la fraude dont les ouvriers étaient victimes au moment de la paye, ainsi que les réductions de tarifs.

    Lors des premières grèves, les ouvriers poussés à bout brisaient parfois les machines, cassaient les vitres des bâtiments de la fabrique, saccageaient les comptoirs patronaux et les bureaux.

    Mais les ouvriers avancés commençaient à se rendre compte que pour lutter efficacement contre les capitalistes, il fallait s’organiser. Des associations ouvrières firent leur apparition. En 1875 fut fondée, à Odessa, l’ « Union des ouvriers de la Russie méridionale ». Cette première organisation ouvrière fonctionna pendant huit ou neuf mois ; après quoi, elle fut détruite par le gouvernement tsariste.

    En 1878 fut fondée, à Pétersbourg, l’ « Union des ouvriers russes du Nord » ; elle avait à sa tête le menuisier Khaltourine et l’ajusteur Obnorski. Il était dit dans le programme de cette Union que, par ses objectifs, elle se rattachait aux partis ouvriers social-démocrates d’Occident. L’Union s’assignait pour but final la révolution socialiste, le « renversement du régime politique et économique de l’État, régime injuste à l’extrême ».

    Un des organisateurs de l’Union, Obnorski, avait vécu un certain temps à l’étranger ; il s’y était familiarisé avec l’activité des partis social-démocrates marxistes et de la Ière Internationale, dirigée par Marx. Et cette circonstance avait laissé son empreinte sur le programme de l’ « Union des ouvriers russes du Nord ».

    Comme tâche immédiate, l’Union s’assignait la conquête de la liberté et des droits politiques pour le peuple (liberté de parole, de presse, de réunion, etc.). Parmi les revendications immédiates figurait également la limitation de la journée de travail.

    L’Union comptait 200 membres et autant de sympathisants. Elle avait commencé à prendre part aux grèves ouvrières, à les diriger. Le gouvernement tsariste la détruisit aussi.

    Mais le mouvement ouvrier continuait de grandir, gagnant de plus en plus de régions nouvelles. Les années 80 furent marquées par un grand nombre de grèves. En cinq ans (1881-1886), il y eut plus de 48 grèves avec 80.000 grévistes.

    La puissante grève qui éclata en 1885 à la fabrique Morozov d’Orékhovo-Zouévo, eut une importance toute particulière pour l’histoire du mouvement révolutionnaire.

    Cette entreprise occupait environ 8.000 ouvriers. Les conditions de travail y empiraient de jour en jour : de 1882 à 1884, les salaires avaient subi cinq diminutions  ; en 1884, les tarifs avaient été, d’un seul coup, réduits de 25°/o. Au surplus, le fabricant Morozov accablait d’amendes les ouvriers. Pendant le procès qui suivit la grève, il fut établi que sur chaque rouble de gain, on décomptait à l’ouvrier, au profit du fabricant, de 30 à 50 copecks sous forme d’amendes.

    N’en pouvant plus de ce vol, les ouvriers se mirent en grève en janvier 1885. La grève avait été préparée à l’avance. Elle était dirigée par un ouvrier éclairé Piotr Moïsséenko, ancien membre de l’ « Union des ouvriers russes du Nord », et qui déjà était riche d’expérience révolutionnaire.

    La veille de la grève, Moïsséenko avait élaboré, en commun avec d’autres tisseurs, les plus conscients, un cahier de revendications, qui fut approuvé à une conférence secrète des ouvriers. Ceux-ci exigeaient en premier lieu qu’on cessât de les dépouiller à coups d’amendes.

    La grève fut réprimée par la force armée. Plus de 600 ouvriers furent arrêtés, dont plusieurs dizaines déférés en justice.

    Des grèves analogues se déroulèrent en 1885, dans les fabriques d’Ivanovo-Voznessensk.

    L’année d’après, le gouvernement tsariste, que la progression du mouvement ouvrier effrayait, se vit contraint de promulguer une loi sur les amendes. Cette loi portait que les sommes provenant des amendes ne devaient pas être empochées par le fabricant, mais servir aux besoins des ouvriers eux-mêmes.

    L’expérience de la grève Morozov et des autres grèves fit comprendre aux ouvriers qu’ils pouvaient beaucoup obtenir par une lutte organisée. Des dirigeants et des organisateurs de talent étaient apparus au sein du mouvement ouvrier, et ils défendaient avec fermeté les intérêts de la classe ouvrière.

    Dans le même temps, à la faveur de la montée du mouvement ouvrier de Russie et sous l’influence de celui de l’Europe occidentale, on voit se créer dans le pays les premières organisations marxistes.

    2. Le populisme et le marxisme en Russie. Plékhanov et son groupe « libération du travail ». Lutte de Plékhanov contre le populisme. Diffusion du marxisme en Russie.

    Avant que les groupes marxistes ne fussent apparus, le travail révolutionnaire était fait en Russie par les populistes, adversaires du marxisme.

    Le premier groupe marxiste russe prit naissance en 1883. C’était le groupe « Libération du Travail », organisé par G. Plékhanov à l’étranger, à Genève, où il avait dû se réfugier pour échapper aux persécutions du gouvernement tsariste, persécutions que lui avait values son activité révolutionnaire.

    Auparavant, Plékhanov avait été lui-même populiste. Lorsque dans l’émigration il eut pris connaissance du marxisme, il rompit avec le populisme, pour devenir un propagandiste éminent du marxisme.

    Le groupe « Libération du Travail » fournit un effort considérable pour diffuser le marxisme en Russie. Il traduisit en langue russe plusieurs ouvrages de Marx et d’Engels : le Manifeste du Parti communisteTravail salarié et capitalSocialisme utopique et socialisme scientifique, etc., et il les fit imprimer à l’étranger, pour les diffuser secrètement en Russie. G. Plékhanov, Zassoulitch, Axelrod et les autres membres du groupe ont également écrit une série d’ouvrages où ils exposaient la doctrine de Marx et d’Engels, les idées du socialisme scientifique.

    Marx et Engels, les grands éducateurs du prolétariat, ont été les premiers à expliquer, à l’opposé des socialistes utopistes, que le socialisme n’était pas une invention de rêveurs (d’utopistes), mais le résultat inévitable du développement de la société capitaliste moderne. Ils ont montré que le régime capitaliste s’effondrerait de même que s’était effondré le régime du servage ; que le capitalisme créait lui-même son fossoyeur en la personne du prolétariat.

    Ils ont montré que seule la lutte de classe du prolétariat, seule la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie affranchirait l’humanité du capitalisme, de l’exploitation.

    Marx et Engels enseignaient au prolétariat à prendre conscience de ses forces, de ses intérêts de classe et à s’unir pour une lutte décisive contre la bourgeoisie.

    Marx et Engels ont découvert les lois du développement de la société capitaliste et ont démontré scientifiquement que le développement de la société capitaliste et la lutte de classes au sein de cette société devaient inévitablement entraîner la chute du capitalisme, la victoire du prolétariat, la dictature du prolétariat.

    Marx et Engels enseignaient qu’il est impossible de s’affranchir du pouvoir du capital et de transformer la propriété capitaliste en propriété sociale par la voie pacifique ; que la classe ouvrière ne peut y parvenir qu’en usant de la violence révolutionnaire contre la bourgeoisie, par la révolution prolétarienne, en établissant sa domination politique, la dictature du prolétariat, qui doit écraser la résistance des exploiteurs et créer une société nouvelle, la société communiste sans classes.

    Marx et Engels enseignaient que le prolétariat industriel est la classe la plus révolutionnaire et, par conséquent, la classe la plus avancée de la société capitaliste ; que seule une classe comme le prolétariat peut rallier autour d’elle toutes les forces : qui sont mécontentes du capitalisme, et les mener à l’assaut du capitalisme. Mais pour vaincre le vieux monde et créer une société nouvelle, sans classes, le prolétariat doit avoir son propre parti ouvrier, que Marx et Engels appelaient parti communiste.

    Diffuser les idées de Marx et d’Engels, c’est ce qu’entreprit le premier groupe marxiste russe, le groupe de Plékhanov « Libération du Travail ».

    Quand le groupe « Libération du Travail » engagea la lutte pour le marxisme dans la presse russe de l’étranger, le mouvement social-démocrate n’existait pas encore en Russie. Ce qui était nécessaire avant tout, c’était de frayer la voie à ce mouvement dans le domaine théorique, dans le domaine idéologique. Et le principal obstacle idéologique à la propagation du marxisme et du mouvement social-démocrate était représenté, à l’époque, par les conceptions populistes, qui prédominaient parmi les ouvriers avancés et les intellectuels d’esprit révolutionnaire.

    Avec le développement du capitalisme en Russie, la classe ouvrière devenait une force d’avant-garde imposante, capable d’une lutte révolutionnaire organisée.

    Or les populistes ne comprenaient pas le rôle d’avant-garde de la classe ouvrière. Les populistes russes considéraient à tort que la principale force révolutionnaire était non pas la classe ouvrière, mais la paysannerie ; que l’on pouvait renverser le pouvoir du tsar et des propriétaires fonciers par les seules « révoltes » paysannes.

    Les populistes ne connaissaient pas la classe ouvrière ; ils ne comprenaient pas que sans être alliés à la classe ouvrière et sans être dirigés par elle, les paysans ne pourraient pas à eux seuls vaincre le tsarisme et les propriétaires fonciers. Les populistes ne comprenaient pas que la classe ouvrière était la classe la plus révolutionnaire et la plus avancée de la société.

    Ils avaient d’abord essayé d’entraîner les paysans à la lutte contre le gouvernement tsariste. Dans ce but, la jeunesse intellectuelle révolutionnaire, revêtue de l’habit paysan, s’en était allée dans les campagnes, « au peuple » comme on disait alors. D’où le nom de « populistes ».

    Mais ils ne furent pas suivis par les paysans, que du reste ils ne connaissaient ni ne comprenaient comme il faut. La plupart des populistes furent arrêtés par la police. Les populistes résolurent alors de poursuivre la lutte contre l’autocratie tsariste par leurs seules forces, sans le peuple » ce qui aboutit à des fautes encore plus graves.

    La société secrète populiste « Narodnaia Volia » [Volonté du peuple] prépara la mise à mort du tsar. Le Ier mars 1881, les narodovoltsy tuèrent d’une bombe le tsar Alexandre II. Mais cet acte ne fut d’aucune utilité pour le peuple. On ne pouvait, par l’exécution de personnes isolées, renverser l’autocratie tsariste, ni anéantir la classe des propriétaires fonciers. La place du tsar fut prise par un autre, Alexandre III, sous lequel la vie des ouvriers et des paysans devint encore plus dure.

    La voie choisie par les populistes pour lutter contre le tsarisme, celle des attentats isolés, de la terreur individuelle, était fausse et nuisible à la révolution. La politique de terreur individuelle s’inspirait de la fausse théorie populiste des «  héros » actifs et de la « foule » passive, qui attend les exploits de ces « héros ».

    Cette fausse théorie prétendait que seules les individualités d’élite font l’histoire, tandis que la masse, le peuple, la classe, « la foule », comme s’exprimaient dédaigneusement les écrivains populistes, est incapable d’actions conscientes, organisées ; qu’elle ne peut que suivre aveuglément les « héros ».

    C’est pourquoi les populistes avaient renoncé à l’action révolutionnaire de masse au sein de la paysannerie et de la classe ouvrière et étaient passés à la terreur individuelle. Les populistes amenèrent un des plus grands révolutionnaires de l’époque, Stépan Khaltourine, à abandonner le travail d’organisation d’une Union ouvrière révolutionnaire pour se consacrer entièrement au terrorisme.

    Les populistes détournaient l’attention des travailleurs de lu lutte contre la classe des oppresseurs), en exécutant — sans profit pour la révolution — des représentants isolés de cette classe. Ils entravaient le développement de l’initiative révolutionnaire et de l’activité de la classe ouvrière et de la paysannerie.

    Les populistes empêchaient la classe ouvrière de comprendre le rôle dirigeant qu’elle devait jouer dans la révolution et freinaient la création d’un parti indépendant pour la classe ouvrière. Bien que l’organisation secrète des populistes eût été détruite par le gouvernement tsariste, les conceptions populistes se maintinrent longtemps encore parmi les » intellectuels d’esprit révolutionnaire.

    Ce qui restait de populistes résistaient opiniâtrement à la diffusion du marxisme en Russie, empêchaient la classe ouvrière de s’organiser.

    Aussi le marxisme ne put-il croître et se fortifier en Russie qu’en luttant contre le populisme. C’est le groupe « Libération du Travail » qui engagea la lutte contre les conceptions erronées des populistes ; il montra tout le tort que leur doctrine et leurs procédés de lutte causaient au mouvement ouvrier.

    Dans ses écrits contre les populistes, Plékhanov a montré que leurs conceptions n’avaient rien de commun avec le socialisme scientifique, malgré le titre de socialistes qu’ils se donnaient.

    Plékhanov fut le premier à faire la critique marxiste des idées erronées des populistes. Portant à leurs conceptions des coups qui frappaient juste, Plékhanov développa en même temps une brillante défense des conceptions marxistes.

    Quelles étaient ces erreurs principales des populistes, auxquelles Plékhanov porta un rude coup ?

    Tout d’abord, les populistes affirmaient que le capitalisme était en Russie un phénomène « accidentel », qu’il ne se développerait pas et que, partant, le prolétariat lui non plus ne grandirait ni ne se développerait dans ce pays.

    En second lieu, les populistes ne regardaient pas la classe ouvrière comme la classe d’avant-garde dans la révolution. Ils rêvaient d’atteindre au socialisme sans le prolétariat. Pour eux, la principale force révolutionnaire était la paysannerie dirigée par les intellectuels, et la communauté paysanne qu’ils regardaient comme l’embryon et la base du socialisme.

    Troisièmement, les populistes soutenaient un point de vue erroné et nuisible sur la marche de l’histoire humaine. Ils ne con­naissaient pas, ne comprenaient pas les lois du développement économique et politique de la société. C’étaient sous ce rapport des hommes tout à fait arriérés.

    D’après eux, ce n’étaient pas les classes ni la lutte des classes qui faisaient l’histoire, mais uniquement des individualités d’élite, des «  héros », que suivent aveuglément la niasse, la « foule », le peuple, les classes.

    En luttant contre les populistes et en les démasquant, Plékhanov a écrit une série d’ouvrages marxistes, qui ont servi à l’instruction et à l’éducation des marxistes de Russie, Des ouvrages de Plékhanov comme Le Socialisme et la lutte politique, Nos divergences, Étude sur le développement de la conception monistique de l’histoire, ont déblayé le terrain pour le triomphe du marxisme en Russie.

    Plékhanov a donné là l’exposé des questions fondamentales du marxisme. Son Étude sur le développement de la conception monist‎ique de l’histoire, éditée en 1895, joua un rôle particulièrement important. Lénine a dit de cet ouvrage qu’il « a fait l’éducation de toute une génération de marxistes russes », (Lénine, t. XIV, p. 347, éd. russe.)

    Dans ses écrits dirigés contre les populistes, Plékhanov a démontré qu’il était absurde de poser la question comme ils le faisaient : le capitalisme doit-il ou ne doit-il pas se développer en Russie ? La vérité est, disait Plékhanov en citant des faits à l’appui, que la Russie est déjà entrée dans la voie du développement capitaliste et qu’il n’est point de force qui puisse l’en faire dévier.

    La tâche des révolutionnaires n’était pas de freiner le déve­loppement du capitalisme en Russie, — au reste ils n’auraient quand même pas pu le faire !

    La tâche des révolutionnaires consistait à s’appuyer sur l’imposante force révolutionnaire qu’engendre le capitalisme en développement, sur la classe ouvrière ; à développer en elle la conscience de classe, à l’organiser, à l’aider dans la création de son propre parti ouvrier.

    Plékhanov réfuta la seconde conception essentielle, non moins erronée, des populistes : la négation du rôle d’avant-garde du prolétariat dans la lutte révolutionnaire. Les populistes considéraient l’apparition du prolétariat en Russie comme un « malheur historique » en son genre ; ils parlaient dans leurs écrits de la «  plaie du prolétarisme ».

    Plékhanov, défendant la doctrine marxiste et sa parfaite convenance à la Russie, démontrait que malgré la supériorité numérique de la paysannerie et bien que le prolétariat fût relativement peu nombreux, c’était justement sur le prolétariat, sur son accroissement que les révolutionnaires devaient fonder leur principal espoir.

    Pourquoi précisément sur le prolétariat ?

    Parce que le prolétariat, malgré sa faiblesse numérique actuelle, est la classe laborieuse liée à la forme la plus avancée de l’économie, à la grande production, et parce qu’il a, de ce fait, un grand avenir.

    Parce que le prolétariat, en tant que classe, grandit d’année en année, se développe politiquement, se prête facilement à l’organisation par suite des conditions de travail dans la grande production, et qu’il est éminemment révolutionnaire en raison même de sa condition prolétarienne, puisque dans la révolution il n’a rien à perdre, que ses chaînes.

    Il en va autrement de la paysannerie.

    Cette paysannerie (formée comme elle était alors de paysans individuels. — N. de la Réd.), malgré sa force numérique, est la classe laborieuse liée à la forme la plus arriérée de l’économie, à la petite production, et de ce fait, elle n’a ni ne peut avoir un grand avenir.

    La paysannerie non seulement ne grandit pas en tant que classe, mais au contraire, elle se décompose d’année en année en bourgeoisie (koulaks) et en paysannerie pauvre (prolétaires, semi-prolétaires). De plus, les paysans se prêtent plus difficilement à l’organisation par suite de leur dispersion et, en raison de leur situation de petits propriétaires, ils rejoignent moins volontiers que le prolétariat le mouvement révolutionnaire.

    Les populistes prétendaient que le socialisme viendrait en Russie non par la dictature du prolétariat, mais par la communauté paysanne : c’était elle qu’ils considéraient comme l’embryon et la base du socialisme.

    Mais cette communauté n’était et ne pouvait être ni la base, ni l’embryon du socialisme, puisque dans la communauté dominaient les koulaks, vrais vampires exploitant les paysans pauvres, les ouvriers agricoles et les petits paysans. La possession communale de la terre qui existait officiellement, et la redistribution de la terre à laquelle on procédait de temps à autre suivant le nombre de bouches, ne changeaient rien à la situation. Jouissaient de la terre ceux des membres de la communauté qui possédaient des bêtes de travail, du matériel agricole, des semences, c’est-à-dire les paysans aisés et les koulaks.

    Les paysans sans cheval, les pauvres et, d’une façon générale, les petits paysans se voyaient obligés de livrer leur terre aux koulaks et d’aller se louer, de se faire journaliers.

    La communauté paysanne était, en réalité, une forme commode pour masquer l’emprise des koulaks et, dans les mains du tsarisme, un moyen peu coûteux de contraindre les paysans à payer les impôts d’après la règle de la caution solidaire. C’est bien pourquoi le tsarisme ne touchait pas à la communauté paysanne. Aussi eût-il été ridicule de considérer cette communauté comme l’embryon ou la base du socialisme.

    Plékhanov réfuta la troisième conception essentielle, non moins erronée, des populistes sur le rôle primordial, dans le développement social, des « héros », des individualités d’élite, de leurs idées, et sur le rôle infime de la masse, de la « foule », du peuple, des classes. Plékhanov accusait les populistes d’idéalisme, en montrant que la vérité n’était pas du côté de l’idéalisme, mais du côté du matérialisme de Marx et d’Engels.

    Plékhanov développa et justifia le point de vue du matérialisme marxiste. En s’inspirant de cette doctrine, il démontra que le développement de la société n’est pas en fin de compte déterminé par les souhaits ou les idées des individualités d’élite, mais par le développement des conditions matérielles d’existence de la société, par le changement dans le mode de production des biens matériels nécessaires à l’existence de la société, par le changement des rapports entre les classes dans le domaine de la production des biens matériels, par la lutte des classes pour le rôle et la place à tenir dans le domaine de la production et de la répartition des biens matériels.

    Ce ne sont pas les idées qui déterminent la situation économique et sociale des hommes, c’est la situation économique et sociale des hommes qui détermine leurs idées.

    Des individualités d’élite peuvent être réduites à rien, si leurs idées et leurs souhaits vont à l’encontre du développement économique de la société, à l’encontre des nécessités de la classe d’avant-garde ; au contraire, des hommes d’élite peuvent véritablement devenir des personnalités marquantes, si leurs idées et leurs souhaits traduisent exactement les nécessités du développement économique de la société, les nécessités de la classe avancée.

    Aux populistes affirmant que la masse est une foule, que seuls les héros font l’histoire et transforment la foule en peuple, les marxistes répondaient : Ce ne sont pas les héros qui font l’histoire, c’est l’histoire qui fait les héros ; par conséquent, ce ne sont pas les héros qui créent le peuple, c’est le peuple qui crée les héros et fait progresser l’histoire.

    Les héros, les individualités d’élite, ne peuvent jouer un rôle sérieux dans la vie de la société que dans la mesure où ils savent comprendre correctement les conditions de développement de la société, comprendre comment il faut les améliorer.

    Les héros, les individualités d’élite, peuvent se trouver dans la situation d’hommes ratés, ridicules et inutiles, s’ils ne savent pas comprendre correctement les conditions de développement de la société et se ruent contre les nécessités historiques de la société, en s’imaginant qu’ils sont les « faiseurs » de l’histoire. C’est précisément à celte catégorie de ratés de l’héroïsme qu’appartenaient les populistes.

    Les écrits de Plékhanov, sa lutte contre les populistes compromirent sérieusement l’influence des populistes parmi les intellectuels révolutionnaires. Mais la déroute idéologique du populisme était loin d’être achevée.

    Cette tâche — achever le populisme en tant qu ennemi du marxisme — était réservée à Lénine. La majorité des populistes, peu après l’écrasement du parti « Narodnaia Volia » renonça à la lutte révolutionnaire contre le gouvernement tsariste, et se mit à prêcher la réconciliation, l’entente avec ce gouvernement. Les populistes des années 80 et 90 devinrent les porte-parole des intérêts des koulaks.

    Le groupe « Libération du Travail » rédigea deux projets de programme pour les social-démocrates russes (le premier en 1884 et le second en 1887). C’était là un pas très important dans le sens de la création d’un parti social-démocrate marxiste en Russie.

    Mais le groupe « Libération du Travail » avait également commis des erreurs graves. Son premier projet de programme renfermait encore des vestiges de conceptions populistes, il admettait la tactique de la terreur individuelle.

    En outre, Plékhanov ne se rendait pas compte que, dans le cours de la révolution, le prolétariat pouvait et devait entraîner derrière lui la paysannerie, que c’était seulement en s’alliant à la paysannerie que le prolétariat pourrait remporter la victoire sur le tsarisme.

    Ensuite, Plékhanov considérait la bourgeoisie libérale comme une force capable de prêter un appui, fût-il précaire, à la révolution ; quant à la paysannerie, il n’en faisait pas état dans certains de ses écrits ; il déclarait par exemple :

    « En dehors de la bourgeoisie et du prolétariat, nous ne voyons pas d’autres forces sociales sur lesquelles puissent s’appuyer, chez nous, les combinaisons d’opposition ou révolutionnaires. »

    (Plékhanov, t. III, p. 119, éd. russe.)

    Ces vues erronées de Plékhanov renfermaient le germe de ses futures conceptions menchéviques.

    Ni le groupe « Libération du Travail », ni les cercles marxistes de ce temps n’étaient encore pratiquement liés au mouvement ouvrier. On en était encore à la période où ne faisaient qu’apparaître et s’affirmer en Russie la théorie marxiste, les idées marxistes, les principes du programme de la social-démocratie.

    Durant la décade 1884-1894, la social-démocratie n’existait que sous la forme de petits groupes et cercles, qui n’étaient pas liés, ou l’étaient très peu, avec le mouvement ouvrier de masse. Tel l’enfant qui n’est pas encore né, mais qui déjà se développe dans le sein maternel, la social-démocratie traversait, comme l’écrivait Lénine, « un processus de développement utérin ».

    Le groupe « Libération du Travail », indiquait Lénine, « n’avait fondé que théoriquement la social-démocratie et n’avait fait que le premier pas au-devant du mouvement ouvrier ».

    C’est Lénine qui dut résoudre le problème de la fusion du marxisme avec le mouvement ouvrier en Russie, ainsi que le problème du redressement des erreurs commises par le groupe « Libération du Travail ».

    3. Débuts de l’activité révolutionnaire de Lénine. L’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » à Pétersbourg.

    Vladimir Ilitch Lénine [Oulianov], fondateur du bolchévisme, naquit à Simbirsk (aujourd’hui Oulianovsk) en 1870. En 1887, Lénine entre à l’Université de Kazan, mais est bientôt arrêté et exclu de l’Université pour avoir participé au mouvement révolutionnaire des étudiants.

    À Kazan, Lénine avait adhéré à un cercle marxiste, organisé par Fédosséev. Installé à Samara, Lénine eut tôt fait de grouper autour de lui le premier cercle marxiste de cette ville. Dès cette époque, il étonnait tout le monde par sa connaissance du marxisme.

    Fin 1893, Lénine va se fixer à Pétersbourg. Dès ses premières interventions, il produit une forte impression sur les membres des cercles marxistes de Pétersbourg. Une connaissance approfondie de Marx, l’aptitude à appliquer le marxisme à la situation économique et politique de la Russie contemporaine, une foi ardente, indestructible en la victoire de la cause ouvrière, des talents d’organisation remarquables : tout cela fit de Lénine le dirigeant reconnu des marxistes de Pétersbourg.

    Lénine était très aimé des ouvriers d’avant-garde, qui fréquentaient les cercles où il enseignait :

    « Nos leçons, a dit l’ouvrier Babouchkine, à propos des conférences de Lénine dans les cercles ouvriers, portaient un caractère de vif intérêt. Nous étions tous très satisfaits de ces conférences, et nous admirions constamment l’intelligence de notre conférencier. »

    En 1895, Lénine groupa tous les cercles ouvriers marxistes de Pétersbourg (il y en avait déjà près de vingt) en une seule « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière ». C’est ainsi qu’il préparait la création d’un parti ouvrier révolutionnaire marxiste.

    Lénine assignait à l’ « Union de lutte » la tâche de se lier plus étroitement avec le mouvement ouvrier de masse et d’en assumer la direction politique.

    De la propagande du marxisme auprès d’un petit nombre d’ouvriers avancés, groupés dans des cercles de propagande, Lénine propose de passer à l’agitation politique d’actualité parmi les grandes masses de la classe ouvrière. Ce tournant dans le sens de l’agitation de masse fut de la plus haute importance pour le développement du mouvement ouvrier en Russie.

    Après 1890, l’industrie connut une période d’essor. Le nombre des ouvriers augmenta. Le mouvement ouvrier se développa. De 1895 à 1899, d’après des données incomplètes, 221.000 ouvriers au moins firent grève. Le mouvement ouvrier devenait une force sérieuse dans la vie politique du pays. La vie elle-même ve­nait confirmer les idées que défendaient les marxistes dans leur lutte contre les populistes, quant au rôle d’avant-garde de la classe ouvrière dans le mouvement révolutionnaire.

    Dirigée par Lénine, l’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » rattachait la lutte des ouvriers pour les revendications économiques, — amélioration des conditions de travail, réduction de la journée de travail, augmentation des salaires, — à la lutte politique contre le tsarisme. L’ « Union de lutte » faisait l’éducation politique des ouvriers.

    Sous la direction de Lénine, l’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » de Pétersbourg fut la première à réaliser en Russie la fusion du socialisme avec le mouvement ouvrier. Lorsque dans une fabrique une grève éclatait, l’ « Union de lutte », qui connaissait parfaitement la situation dans les entreprises par les membres de ses cercles, réagissait immédiatement en publiant des tracts, des proclamations socialistes.

    Ces tracts dénonçaient l’oppression dont les ouvriers étaient victimes de la part des fabricants ; ils expliquaient comment les ouvriers devaient lutter pour la défense de leurs intérêts et ils exposaient les revendications ouvrières.

    Les tracts proclamaient toute la vérité sur les plaies du capitalisme, sur la vie misérable des ouvriers, sur leur accablante journée de 12 à l4 heures, sur leur situation de parias. On y trouvait également les revendications politiques appropriées. Fin 1894, Lénine écrivit, avec le concours de l’ouvrier Babouchkine, le premier de ces tracts d’agitation avec un appel aux ouvriers grévistes de l’usine Sémiannikov, à Pétersbourg.

    À l’automne 1895, Lénine adressa un tract aux ouvriers et ouvrières en grève de la fabrique Thornton. Celle-ci appartenait à des patrons anglais, dont les bénéfices se chiffraient par millions. La journée de travail comportait plus de 14 heures, et les tisseurs gagnaient environ 7 roubles par mois.

    La grève se termina par la victoire des ouvriers. En peu de temps, l’ « Union de lutte » avait édité des dizaines de ces appels adressés aux ouvriers des diverses fabriques. Chacun de ces tracts élevait puissamment le moral des ouvriers. Ils se rendaient compte qu’ils étaient aidés, défendus par les socialistes.

    En été 1896, une grève de 30.000 ouvriers textiles se déroula à Pétersbourg, sous la direction de l’ « Union de lutte ». La revendication principale était la réduction de la journée de travail.

    C’est sous la poussée de cette grève que le gouvernement tsariste se trouva obligé de promulguer la loi du 2 juin 1897, qui limitait la journée de travail à 11 heures et demie. Avant cette loi, il n’y avait point, d’une façon générale, de limites à la journée de travail.

    En décembre 1895, Lénine est arrêté par le gouvernement tsariste. Même en prison, il continue le combat révolutionnaire. Il aide l’ « Union de lutte » de ses conseils et de ses indications, il envoie de la prison brochures et tracts.

    C’est alors qu’il écrit la brochure À propos des grèves et le tract Au gouvernement tsariste, dans lequel il dénonce le féroce arbitraire de ce gouvernement. C’est en prison que Lénine rédige encore le projet de programme du Parti (il l’écrivit avec du lait, entre les lignes d’un livre de médecine).

    L’ « Union de lutte » de Pétersbourg a puissamment aidé à rassembler les cercles ouvriers en des unions analogues dans les autres villes et régions de Russie. Vers le milieu des années 90, des organisations marxistes apparaissent en Transcaucasie. En 1894 se constitue l’ « Union ouvrière » de Moscou. À la fin des années 90 est organisée l’ « Union social-démocrate » de Sibérie.

    Dans les années 90 apparaissent à Ivanovo-Voznessensk, Iaroslavl, Kostroma, des groupes marxistes qui, plus tard, formeront l’ « Union du nord du Parti social-démocrate ». À partir de 1895, des groupes et unions social-démocrates sont organisés à Rostov-sur-Don, Iékatérinoslav, Kiev, Nikolaev, Toula, Samara, Kazan, Orékhovo-Zouévo et autres villes.

    L’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » de Pétersbourg avait ceci d’important qu’elle représentait, selon le mot de Lénine, le premier sérieux embryon d’un parti révolutionnaire s’appuyant sur le mouvement ouvrier.

    C’est de l’expérience révolutionnaire de l’ « Union de lutte » de Pétersbourg que Lénine s’inspira en travaillant plus tard à la création du parti social-démocrate marxiste de Russie.

    Après l’arrestation de Lénine et de ses proches compagnons d’armes, il y eut un notable changement dans la direction de l’ « Union de lutte » de Pétersbourg.

    Des hommes nouveaux étaient apparus, qui se donnaient le nom de « jeunes », alors qu’ils qualifiaient de « vieux » Lénine et ses compagnons d’armes. Les « jeunes » se mirent à suivre une ligne politique erronée. Ils disaient qu’il ne fallait appeler les ouvriers qu’à la lutte économique contre les patrons ; quant à la lutte politique, c’était l’affaire de la bourgeoisie libérale ; à elle d’en assumer la direction.

    On donna à ces hommes le nom d’ « économistes ».

    C’était, dans les rangs des organisations marxistes de Russie, le premier groupe de conciliateurs, d’opportunistes.

    4. Lutte de Lénine contre le populisme et le « marxisme légal ». L’idée de Lénine sur l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie. Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    Bien que Plékhanov eût porté, dès 1880-1890, un rude coup au système des conceptions populistes, celles-ci ralliaient encore, après 1890, les sympathies d’une partie de la jeunesse révolutionnaire.

    Il y en avait, parmi les jeunes, qui continuaient à penser que la Russie pouvait éviter la voie du développement capitaliste, que le rôle principal dans la révolution appartiendrait à la paysannerie, et non la classe ouvrière.

    Ce qui restait de populistes s’efforçaient par tous les moyens d’empêcher la diffusion du marxisme en Russie ; ils engagèrent la lutte contre les marxistes, qu’ils cherchèrent à noircir de toutes les manières. Il importait donc de démolir à fond le populisme, sur le terrain idéologique, pour assurer la diffusion continue du marxisme te la possibilité de créer un parti social-démocrate.

    Cette tâche, ce fut Lénine qui s’en acquitta.

    Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates(1894), Lénine a arraché le masque des populistes, ces faux « amis du peuple » qui, en fait, marchaient contre le peuple.

    Les populistes de 1890-1900 avaient, à la vérité, abandonné depuis longtemps toute lutte révolutionnaire contre le gouvernement tsariste. Les populistes libéraux prêchaient la réconciliation avec le gouvernement tsariste. « Ils pensent tout simplement, écrivait Lénine en parlant des populistes de ce temps, que ce gouvernement, si on le lui demande bien et assez gentiment, pourra tout arranger pour le mieux. » (Lénine, t. I, p. 161, éd. Russe.)

    Les populistes de 1890-1900 fermaient les yeux sur la situation des paysans pauvres, sur la lutte de classe au village, où les paysans pauvres étaient pressurés par les koulaks ; ils exaltaient les progrès des exploitations koulaks. En réalité, ils s’affirmaient comme les porte-parole des intérêts des koulaks.

    En même temps, dans leurs revues, ils faisaient campagne contre les marxistes. En déformant et en altérant à dessein les conceptions des marxistes russes, ils prétendaient que les marxistes voulaient ruiner la campagne, qu’ils voulaient « faire passer chaque moujik par la fournaise de l’usine ».

    Lénine, dénonçant cette tendancieuse critique populiste, montra qu’il ne s’agissait point des « désirs » des marxistes, mais de la marche réelle du développement du capitalisme en Russie, qui faisait que le prolétariat, inévitablement, croissait en nombre. Or le prolétariat serait le fossoyeur de l’ordre capitaliste.

    Lénine montra que les vrais amis du peuple, ceux qui désirent supprimer l’oppression des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, supprimer le tsarisme, n’étaient pas les populistes, mais les marxistes.

    Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple », il formula pour la première fois l’idée de l’alliance révolutionnaire des ouvriers et des paysans, principal moyen de renverser le tsarisme, les propriétaires fonciers, la bourgeoisie.

    Dans plusieurs ouvrages de cette période, Lénine a aussi critiqué les moyens de lutte politique qui étaient ceux du principal groupe populiste – des narodovoltsy [membres de la « Narodnala Volia »], – et plus tard, des continuateurs des populistes, les socialistes-révolutionnaires ; il critiqua surtout la tactique de la terreur individuelle.

    Lénine considérait cette tactique comme nuisible au mouvement révolutionnaire, puisqu’elle substituait à la lutte des masses la lutte de héros isolés. Elle révélait le manque de foi dans le mouvement révolutionnaire populaire.

    Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple », Lénine traçait les objectifs fondamentaux des marxistes russes. Selon Lénine, les marxistes russes devaient, en premier lieu, organiser un parti ouvrier socialiste unique avec les cercles marxistes dispersés.

    Lénine indiquait ensuite que c’était la classe ouvrière de Russie qui, en alliance avec la paysannerie, renverserait l’autocratie tsariste ; après quoi, le prolétariat russe, allié aux masses laborieuses et exploitées, prendrait aux côtés du prolétariat des autres pays la voie directe de la lutte politique ouverte, vers la victoire de la révolution communiste.

    Voilà comment il y a plus de quarante ans, Lénine a montré de façon juste le chemin que devait suivre la lutte de la classe ouvrière, défini son rôle de force révolutionnaire d’avant-garde dans la société et défini le rôle de la paysannerie en tant qu’alliée de la classe ouvrière.

    Dès 1890-1900, la lutte de Lénine et de ses partisans contre le populisme aboutit à la déroute idéologique, définitive, de ce dernier.

    Une haute importance s’attache également à la lutte de Lénine contre le « marxisme légal ». Comme il arrive toujours dans l’histoire, des « compagnons de route » s’accrochent pour un temps aux grands mouvements sociaux.

    Parmi ces « compagnons de route », il y eut aussi ceux qu’on appela les « marxistes légaux ». Quand le marxisme eut pris un large développement en Russie, les intellectuels bourgeois commencèrent à s’affubler de l’habit marxiste. Ils faisaient imprimer leurs articles dans les revues et journaux légaux, c’est-à-dire autorisés par le gouvernement tsariste. D’où le nom de « marxistes légaux ».

    Ils luttaient à leur manière contre le populisme. Mais cette lutte, ainsi que le drapeau du marxisme, ils cherchaient à les utiliser pour subordonner et adapter le mouvement ouvrier aux intérêts de la société bourgeoise, aux intérêts de la bourgeoisie.

    De la doctrine de Marx, ils rejetaient l’essentiel : la doctrine de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat. Piotr Strouvé, le plus en vue des marxistes légaux, exaltait la bourgeoisie et, au lieu d’exhorter à la lutte révolutionnaire contre le capitalisme, il appelait « à avouer notre manque de culture et à nous mettre à l’école du capitalisme ».

    Dans la lutte contre les populistes, Lénine admettait des ententes provisoires avec les « marxistes légaux », afin de les utiliser contre les populistes, par exemple, pour la publication en commun d’un recueil dirigé contre eux. Mais en même temps Lénine faisait une critique sévère des « marxistes légaux », dont il dénonçait le fond de libéralisme bourgeois.

    Beaucoup de ces « compagnons de route » deviendront par la suite des cadets (principal parti de la bourgeoisie russe) et, pendant la guerre civile, de parfaits gardes blancs.

    Parallèlement aux « Unions de lutte » de Pétersbourg, Moscou, Kiev, etc., des organisations social-démocrates se forment aussi dans les régions périphériques nationales dans l’ouest de la Russie.

    Après 1890, les éléments marxistes se retirent du parlement nationaliste polonais pour former la « Social-démocratie de Pologne et de Lituanie ».

    Vers 1900 se constituent les organisations de la social-démocratie lettone. En octobre 1897, dans les provinces occidentales de Russie, se crée le Bund, Union générale social-démocrate juive.

    En 1898, plusieurs « Unions de lutte », – celles de Pétersbourg ; Moscou, Kiev, Iékatérinoslav, – ainsi que le Bund, font une première tentative pour se grouper en un parti social-démocrate. À cet effet ils réunissent à Minsk, en mars 1898, le Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR).

    Le Ier congrès du POSDR ne rassembla que 9 délégués. Lénine n’avait pu y assister, étant à l’époque déporté en Sibérie. Le Comité central du Parti, élu au congrès, fut bientôt arrêté.

    Le Manifeste lancé au nom du congrès laissait encore à désirer sur bien des points. Il restait muet sur la nécessité, pour le prolétariat, de conquérir le pouvoir politique ; il ne disait rien de l’hégémonie du prolétariat, il restait également mué sur les alliés du prolétariat dans sa lutte contre le tsarisme te la bourgeoisie.

    Dans ses décisions et dans son Manifeste, le congrès proclamait la création du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    C’est dans cet acte formel, destiné à jouer un grand rôle au point de vue de la propagande révolutionnaire, que réside l’importance du Ier congrès du POSDR.

    Toutefois, malgré la réunion de ce Ier congrès, le Parti social-démocrate marxiste n’était pas encore effectivement crée en Russie. Le congrès n’avait pu grouper les cercles et organisations marxistes, ni les rattacher par des liens d’organisation. Il n’y avait pas encore de ligne unique dans le travail des organisations locales, ni programme, ni statuts du parti ; il n’y avait pas de direction émanant d’un centre unique.

    Pour ces raisons et bien d’autres encore, le désarroi idéologique s’était accru dans les organisations locales ; et c’est ce qui créa des conditions favorables au renforcement d’un courant opportuniste, l’ « économisme », au sein du mouvement ouvrier.

    Il fallut plusieurs années de travail intense de Lénine et du journal Iskra [l’Étincelle] fondée par lui, pour surmonter le désarroi, vaincre les flottements opportunistes et préparer la formation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    5. Lutte de Lénine contre l’ « économisme ». Lénine fonde le journal Iskra.

     Lénine n’avait pu assister au Ier congrès du POSDR. Il se trouvait alors en Sibérie, déporté dans le village de Chouchenskoïé, où le gouvernement tsariste l’avait relégué après l’avoir longtemps gardé en prison à Pétersbourg pour l’affaire de l’ « Union de lutte ».

    Mais, même en exil, Lénine continuait son activité révolutionnaire. C’est là qu’il termina son grand ouvrage scientifique Le développement du capitalisme en Russie, livre qui acheva la déroute idéologique du populisme.

    C’est là aussi qu’il écrivit sa brochure fameuse Les tâches des social-démocrates russes.

    Bien qu’isolé de l’action révolutionnaire pratique et directe, Lénine avait su conserver certaines relations avec les militants ; du lieu de déportation où il se trouvait, il entretenait une correspondance avec eux, leur demandait des renseignements, leur prodiguait des conseils.

    Ce qui préoccupait surtout Lénine à cette époque, c’était la question des « économistes ». Il comprenait mieux que tout autre que l’ « économisme » était le noyau central de la politique de conciliation, de l’opportunisme ; que la victoire de l’ « économisme » dans le mouvement ouvrier signifierait la ruine du mouvement révolutionnaire du prolétariat, la défaite du marxisme.

    Et Lénine attaqua les « économistes » dès leur apparition.

    Les « économistes » prétendaient que les ouvriers devaient mener uniquement la lutte économique ; quant à la lutte politique, il fallait en laisser le soin à la bourgeoisie libérale, que les ouvriers devaient soutenir. Lénine considérait cette propagande des « économistes » comme un reniement du marxisme, une négation de la nécessité, pour la classe ouvrière, d’avoir un parti politique indépendant, une tentative de transformer la classe ouvrière en un appendice politique de la bourgeoisie.

    En 1899, un groupe d’ « économistes » (Prokopovitch, Kouskova et autres, passés plus tard aux cadets) lancèrent un manifeste dans lequel ils affirmaient contre le marxisme révolutionnaire et exigeaient que l’on renonçât à la création d’un parti politique prolétarien indépendant, que l’on renonçât aux revendications politiques indépendantes formulées par la classe ouvrière.

    Les « économistes » estimaient que la lutte politique était l’affaire de la bourgeoisie libérale, pour ce qui est des ouvriers, c’était bien assez qu’ils mènent a lute économique contre les patrons.

    Quand il eut pris connaissance de ce document opportuniste, Lénine convoqua une conférence des déportés marxistes qui se trouvaient dans le voisinage ; et 17 camarades, Lénine en tête, formulèrent une protestation – réquisitoire contre le point de vue de « économistes ».

    Cette protestation, rédigée par Lénine, fut diffusée dans les organisations marxistes, par toute la Russie ; elle eut une importance énorme pour le développement de la pensée marxiste et du parti marxiste en ce pays.

    Les « économistes » russes prêchaient les mêmes idées que les adversaires du marxisme dans les partis social-démocrates de l’étranger, ceux que l’on appelait les bernsteiniens, c’est-à-dire les partisans de l’opportuniste Bernstein.

    Ainsi la lutte de Lénine contre les « économistes » était-elle en même temps une lutte contre l’opportunisme international.

    Ce fut principalement le journal illégal Iskra, fondé par Lénine, qui mena la lutte contre l’ « économisme », pour la création d’un parti politique prolétarien indépendant.

    Au début de 1900, Lénine et les autres membres de l’ « Union de lutte » rentraient en Russie, retour de leur déportation en Sibérie. Lénine avait conçu le projet de fonder un grand journal marxiste illégal pour toute la Russie. Les nombreux petits cercles et organisations marxistes qui existaient déjà en Russie, n’étaient pas encore liés entre eux.

    Au moment où, selon l’expression du camarade Staline, « le travail à la mode artisanale et par cercles isolés rongeait le Parti du haut en bas ; où le désarroi idéologique était le trait caractéristique de la vie intérieure du Parti », la création d’un journal illégal pour toute la Russie apparaissait aux marxistes révolutionnaires russes comme une tâche essentielle.

    Seul ce journal pouvait lier entre elles les organisations marxistes disséminées, et préparer la création d’un parti véritable.

    Mais il était impossible d’organiser un pareil journal dans la Russie tsariste, à cause des persécutions policières.

    Au bout d’un ou deux mois, le journal aurait été repéré par les limiers du tsar et mis à sac.

    Aussi Lénine avait-il décidé de l’éditer à l’étranger. Imprimé sur un papier très fin et très solide, le journal était secrètement introduit en Russie. Tels numéros de l’Iskra étaient réimprimés dans des typographies clandestines à Bakou, à Kichinev, en Sibérie.

    À l’automne 1900, Vladimir Ilitch Lénine se rendit à l’étranger pour s’y entendre avec les camarades du groupe « Libération du Travail » au sujet de l’édition d’un journal politique pour toute la Russie.

    Cette idée, Lénine l’avait mûrie dans tous ses détails, en exil. Alors qu’il rentrait de Sibérie, il avait organisé une série de conférences à Oufa, Pskov, Moscou, Pétersbourg.

    Il s’était entendu partout avec les camarades au sujet d’un code chiffré pour la correspondance secrète, au sujet des adresses pour l’envoi de la littérature du parti, etc., et partout il avait discuté le plan de la lutte à venir.

    Le gouvernement tsariste se rendait compte qu’il avait en Lénine un ennemi extrêmement dangereux.

    Le gendarme Zoubatov, agent de l’Okhrana tsariste [Police politique secrète en Russie tsariste.

    Crée pour lutter contre le mouvement révolutionnaire. (N. des Trad.)], a écrit dans sa correspondance secrète : « Aujourd’hui, il n’y a pas plus grand qu’Oulianov [Lénine] dans la révolution. » Aussi estimait-il opportun d’organiser l’assassinat de Lénine.

    Une fois à l’étranger, Lénine s’entendit avec le groupe « Libération du Travail », c’est-à-dire avec Plékhanov, Axelrod et V. Zassoulitch, sur la publication en commun de l’Iskra. Le plan d’édition fut établi d’un bout à l’autre par Lénine.

    En décembre 1900, paraissait à l’étranger le premier numéro du journal Iskra [l’Étincelle].

    Sous le titre du journal, on lisait cette épigraphe : « De l’étincelle jaillira la flamme », – emprunt à la réponse des décembristes [Révolutionnaires issus de la noblesse qui, en décembre 1825, se dressèrent contre l’autocratie et le servage. (N. des Trad.)] au poète Pouchkine, qui leur avait adressé un message de salutations en Sibérie où ils étaient déportés.

    Plus tard, en effet, de l’Iskra allumée par Lénine, a jailli la flamme du grand incendie révolutionnaire qui a réduit en cendres la monarchie tsariste des nobles et des grands propriétaires fonciers, ainsi que le pouvoir de la bourgeoisie.

    =>Retour au Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

  • Introduction du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

    Le Parti communiste (bolchévik) de l’URSS a parcouru une longue et glorieuse carrière, depuis les cercles et groupes marxistes du début, apparus en Russie dans les années 80 du siècle dernier, jusqu’au grand Parti bolchévik, qui dirige de nos jours le premier État socialiste du monde, l’État des ouvriers et des paysans.

    Le Parti communiste de l’URSS est né – sur la base du mouvement-ouvrier de la Russie d’avant la Révolution – des cercles et groupes marxistes qui s’étaient liés avec le mouvement ouvrier auquel ils apportaient une conscience socialistes.

    Le Parti communiste de l’URSS s’est inspiré et s’inspire de la doctrine révolutionnaire marxiste-léniniste. Ses chefs ont développé plus avant, dans les conditions propres à l’époque de l’impérialisme, des guerres impérialistes et des révolutions prolétariennes, la doctrine de Marx et d’Engels ; ils l’ont portée à un degré supérieur.

    Le Parti communiste de l’URSS a grandi et s’est fortifié dans une lutte de principe contre les partis petits-bourgeois au sein du mouvement ouvrier : contre les socialistes-révolutionnaires (et antérieurement, contre leurs prédécesseurs, les populistes), les menchéviks, les anarchistes, les nationalistes bourgeois de toutes nuances et, à l’intérieur du Parti, contre les courants menchéviks opportunistes : les trotskistes, les boukhariniens, les fauteurs de déviations nationalistes et autres groupes antiléninistes.

    Le Parti communiste de l’URSS s’est fortifié et aguerri dans la lutte révolutionnaire contre tous les ennemis de la classe ouvrière, contre tous les ennemis des travailleurs, les grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les koulaks, les saboteurs, les espions, contre tous les mercenaires des États capitalistes qui encerclent l’Union soviétique.

    L’histoire du Parti communiste de l’URSS est l’histoire de trois révolutions : révolution démocratique bourgeoise de 1905, révolution démocratique bourgeoise de février 1917 et révolution socialiste d’octobre 1917.

    L’histoire du Parti communiste de l’URSS est l’histoire du renversement du tsarisme, celle du renversement du pouvoir des propriétaires fonciers et des capitalistes, celle de l’écrasement de l’intervention armée de l’étranger pendant la guerre civile, celle de la construction de l’État soviétique et de la société socialiste dans notre pays.

    L’étude de l’histoire du Parti communiste de l’URSS nous enrichit de toute l’expérience de la lutte soutenue par les ouvriers et les paysans de notre pays pour le socialisme.

    L’étude de l’histoire du Parti communiste de l’URSS, l’étude de l’histoire de la lutte de notre Parti contre tous les ennemis du marxisme-léninisme, contre tous les ennemis des travailleurs, nous aide à assimiler le bolchévisme ; elle élève notre vigilance politique.

    L’étude de l’histoire héroïque du Parti bolchévik nous donne pour arme la connaissance des lois du développement social et de la lutte politique, la connaissance des forces motrices de la révolution. L’étude de l’histoire du Parti communiste de l’URSS affermit en nous la certitude de la victoire définitive de la grande cause qui est celle du Parti de Lénine et de Staline, la certitude de la victoire du communisme dans le monde entier.

    Ce livre expose sommairement l’histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’URSS.

    =>Retour au Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

  • Résumés des chapitres du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

    Chaque chapitre se conclut à l’origine par un résumé. Les voici.

    Résumé du chapitre 1.

    Le Parti ouvrier social-démocrate marxiste de Russie s’est formé dans la lutte d’abord contre le populisme, contre ses conceptions erronées et nuisibles à la cause de la révolution.

    C’est seulement quand les populistes eurent été battus dans le domaine idéologique, qu’il fut possible de déblayer le terrain pour la création d’un parti ouvrier marxiste de Russie. En 1880-1890, Plékhanov et son groupe « Libération du Travail » avaient porté un coup décisif au populisme.

    En 1890-1900, Lénine achève la mise en déroute idéologique du populisme ; il lui donne le coup de grâce.

    Le groupe « Libération du Travail », fondé en 1883, réalisa un travail important pour diffuser le marxisme en Russie ; il donna une base théorique à la social-démocratie et fit le premier pas au-devant du mouvement ouvrier.

    Avec le développement du capitalisme en Russie, les effectifs du prolétariat industriel sont en progression rapide. Vers 1885, la classe ouvrière s’engage dans la voie d’une lutte organisée, dans la voie d’une action de masse sous forme de grèves organisées.

    Mais les cercles et groupes marxistes ne s’occupaient que de propagande ; ils ne comprenaient pas la nécessité de passer à l’agitation de masse dans la classe ouvrière. C’est ce qui fait qu’ils n’étaient pas encore pratiquement liés au mouvement ouvrier, qu’ils ne dirigeaient pas.

    La fondation par Lénine de l’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » à Pétersbourg (1895), Union qui déploya une agitation de masse parmi les ouvriers et dirigea les grèves de masse, marqua une nouvelle étape, le passage à l’agitation de masse parmi les ouvriers et la fusion du marxisme avec le mouvement ouvrier.

    L’ « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière » à Pétersbourg fut le premier embryon du parti prolétarien révolutionnaire de Russie. À la suite de l’ « Union de lutte » de Pétersbourg, des organisations marxistes furent crées dans tous les principaux centres industriels, de même qu’à la périphérie du pays.

    En 1898, le Ier congrès du POSDR se réunit, première tentative, du reste infructueuse, pour grouper les organisations social-démocrates marxistes au sein d’un parti. Mais ce congrès ne fonda pas encore le parti : il n’y avait ni programme, ni statuts du parti, ni direction émanant d’un centre unique ; il n’y avait presque aucune liaison entre les différents cercles et groupes marxistes.

    C’est pour grouper et lier entre elles, au sein d’un seul parti, les organisations marxistes disséminées, que Lénine établit et réalisa le plan de fondation du premier journal des marxistes révolutionnaires pour toute la Russie, l’Iskra.

    Dans cette période, les « économistes » étaient les principaux adversaires de la création d’un parti politique ouvrier unique. Ils niaient la nécessité d’un tel parti. Ils entretenaient la dispersion des différents groupes et leurs habitudes de travailler à la mode artisanale. C’est contre les « économistes » que Lénine et l’Iskra fondée par lui dirigèrent leurs coups.

    La publication des premiers numéros de l’Iskra (1900-1901) marqua la transition à une période nouvelle, à la période de formation effective avec les groupes et cercles dispersés, du Parti ouvrier social-démocrate unique de Russie.

    Résumé du chapitre 2.

    Pendant la période de 1901 à 1904, à la faveur de l’essor du mouvement ouvrier révolutionnaire, on voit grandir et se renforcer les organisations social-démocrates marxistes de Russie. Dans une opiniâtre lutte de principe contre les « économistes », la ligne révolutionnaire de l’Iskra de Lénine triomphe ; la confusion idéologique et le « travail à la mode artisanale » sont vaincus.

    L’Iskra relie entre eux les cercles et groupes social-démocrates dispersés et prépare le IIe congrès du Parti. À ce congrès, en 1903, se forme le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ; on en adopte le programme et les statuts, on forme les organismes centraux dirigeants du Parti.

    Dans la lutte qui se déroule au IIe congrès pour la victoire définitive de l’orientations iskriste à l’intérieur du POSDR, deux groupes font leur apparition : celui des bolchéviks et celui des menchéviks.

    Les divergences essentielles entre bolchéviks et menchéviks à la suite du IIe congrès s’enveniment autour des questions d’organisation.

    Les menchéviks se rapprochent des « économistes » et prennent la place de ceux-ci dans le Parti. L’opportunisme des menchéviks se manifeste, pour l’instant, dans les questions d’organisation. Les menchéviks sont contre le Parti révolutionnaire de combat du type léniniste. Ils sont pour un Parti aux contours vagues, pour un parti inorganisé, suiviste. Ils appliquent une ligne de scission dans le Parti. Secondés par Plékhanov, ils s’emparent de l’Iskra et du Comité central ; ils utilisent ces centres à des fins de scission.

    Devant la menace de scission émanant des menchéviks, les bolchéviks prennent des mesures pour mettre au pas les scissionnistes ; ils mobilisent les organisations locales pour la convocation du IIIe congrès, et éditent leur journal V périod.

    C’est ainsi qu’à la veille de la première révolution russe, à un moment où a déjà commencé la guerre russo-japonaise, les bolchéviks et les menchéviks s’affirment comme des groupes politiques distincts.

    Résumé du chapitre 3.

    La première révolution russe marque toute une période historique dans le développement de notre pays.

    Cette période historique comporte deux phases : la première, quand la révolution s’élève de la grève politique générale d’octobre à l’insurrection armée de décembre, en mettant à profit la faiblesse du tsar qui essuyait des défaites sur les champs de bataille de Mandchourie, en balayant la Douma de Boulyguine et en arrachant au tsar concession sur concession ; la seconde phase, quand le tsar, ayant rétabli sa situation après la signature de la paix avec le Japon, exploite la peur de la bourgeoisie libérale devant la révolution, exploite les hésitations de la paysannerie, leur jette comme une aumône la Douma de Witle et passe à l’offensive contre la classe ouvrière, contre la révolution.

    En quelque trois années de révolution (1905-1907), la classe ouvrière et la paysannerie acquièrent une riche éducation politique que n’auraient pu leur donner trente années de développement pacifique ordinaire. Quelques années de révolution avaient rendu évidentes des choses que n’auraient pas suffi à rendre évidentes des dizaines d’années de développement pacifique.

    La révolution montra que le tsarisme était l’ennemi juré du peuple, qu’il était ce renard dont on dit qu’il mourra dans sa peau. La révolution montra que la bourgeoisie libérale recherchait une alliance non pas avec le peuple, mais avec le tsar ; qu’elle était une force contre-révolutionnaire et qu’une entente avec elle équivalait à trahir le peuple.

    La révolution montra que seule la classe ouvrière peut être le chef de la révolution démocratique bourgeoise ; qu’elle seule est capable de refouler la bourgeoisie cadette libérale, de soustraire à son influence la paysannerie, d’anéantir les propriétaires fonciers, de mener la révolution jusqu’au bout et de déblayer le chemin pour le socialisme. La révolution, montra enfin que la paysannerie travailleuse, en dépit de ses hésitations, n’en est pas moins l’unique force sérieuse qui soit capable d’accepter une alliance avec la classe ouvrière.

    Deux lignes se sont affrontées dans le P.O.S.D.R. pendant la révolution : la ligne bolchévique et la ligne menchévique.

    Les bolchéviks visaient à développer la révolution, à renverser le tsarisme par l’insurrection armée, à réaliser l’hégémonie de la classe ouvrière, à isoler la bourgeoisie cadette, à établir l’alliance avec la paysannerie, à créer un gouvernement révolutionnaire provisoire composé des représentants des ouvriers et des paysans, à mener la révolution jusqu’à la victoire finale. Les menchéviks, au contraire, visaient à contenir la révolution.

    Au lieu du renversement du tsarisme par l’insurrection, ils en proposaient la réforme et l’ « amélioration » ; au lieu de l’hégémonie du prolétariat, l’hégémonie de la bourgeoisie libérale ; au Heu d’une alliance avec la paysannerie, l’alliance avec la bourgeoisie cadette ; au lieu d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, la Douma d’État comme centre des « forces révolutionnaires » du pays.

    C’est ainsi que les menchéviks ont roulé dans le marais de la conciliation et sont devenus les porte-parole de l’influence bourgeoise dans la classe ouvrière ; ils sont devenus, en fait, les agents de la bourgeoisie dans la classe ouvrière. Les bolchéviks se trouvèrent constituer l’unique force marxiste révolutionnaire dans le Parti et dans le pays.

    On conçoit qu’après d’aussi graves divergences, le P.O.S.D.R. se soit trouvé pratiquement scindé en deux partis : le Parti bolchévik et le parti menchévik. Le IVe congrès du Parti ne changea rien à la situation de fait qui régnait à l’intérieur du Parti. Il ne put que maintenir et consolider un peu l’unité formelle du Parti. Le Ve congrès fit un pas en avant vers l’unification effective du Parti, et cette unification se réalisa sous le drapeau du bolchévisme.

    En dressant le bilan du mouvement révolutionnaire, le Ve congrès du Parti condamna la ligne menchévique comme une ligne de conciliation, et approuva la ligne bolchévique comme la ligne marxiste révolutionnaire. Ce faisant, il confirmait une fois de plus ce qui avait été déjà confirmé dans le cours de la première révolution russe.

    La révolution a montré que les bolchéviks savent prendre l’offensive quand la situation le commande ; qu’ils ont appris à marcher aux premiers rangs et à conduire derrière eux le peuple à l’assaut. Mais la révolution a montré, en outre, que les bolchéviks savent aussi se replier en bon ordre, quand la situation devient défavorable, quand la révolution décroît ; que les bolchéviks ont appris à reculer dans les règles, sans panique ni précipitation, afin de conserver les cadres, de rassembler leurs forces et, après avoir reformé leurs rangs en tenant compte de la nouvelle situation, de reprendre l’offensive.

    On ne peut vaincre l’ennemi sans savoir bien conduire l’offensive. On ne peut éviter la débâcle en cas de défaite, si l’on ne sait se replier dans les règles, se replier sans panique et en bon ordre.

    Résumé du chapitre 4.

    Les années 1908-1912 furent une période très difficile pour l’action révolutionnaire.

    Après la défaite de la révolution, au moment où le mouvement révolutionnaire déclinait et où les masses étaient en proie à la lassitude, les bolchéviks changèrent de tactique en passant de la lutte directe contre le tsarisme, aux, voies détournées. C’est ainsi que dans les conditions pénibles de la réaction stolypinienne, ils exploitèrent les moindres possibilités légales pour maintenir la liaison avec les masses (depuis les caisses d’assurance et les syndicats jusqu’à la tribune de la Douma).

    Inlassablement, les bolchéviks travaillaient à rassembler les forces en vue d’un nouvel essor du mouvement révolutionnaire.

    Dans les dures conditions créées par la défaite de la révolution, la désagrégation des courants d’opposition, la déception à l’égard de la révolution et le renforcement des attaques révisionnistes des intellectuels détachés du Parti (Bogdanov, Bazarov et autres) contre les fondements théoriques du Parti, les bolchéviks furent l’unique force, les seuls à ne pas baisser le drapeau du Parti, à rester fidèles au programme et à repousser les attaques des « critiques » de la théorie marxiste (ouvrage de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme). 

    La trempe idéologique marxiste-léniniste, la compréhension des perspectives de la révolution, aidèrent le noyau fondamental des bolchéviks groupés autour de Lénine à sauvegarder le Parti et ses principes révolutionnaires. « Ce n’est pas sans raison qu’on a dit de nous : fermes comme le roc  », disait Lénine en parlant des bolchéviks.

    Les menchéviks, à cette époque, abandonnent de plus en plus la révolution. Ils deviennent des liquidateurs ; ils exigent que le Parti révolutionnaire illégal du prolétariat soit liquidé, supprimé ; ils répudient de plus en plus ouvertement le programme du Parti, ses objectifs et ses mots d’ordre révolutionnaires. Ils tentent d’organiser un parti à eux, un parti réformiste, que les ouvriers baptisent du nom de « parti ouvrier de Stolypine ». Trotski soutient les liquidateurs, en se retranchant pharisaïquement derrière le mot d’ordre d’ « unité du parti », qui signifie en réalité unité avec les liquidateurs.

    D’autre part, certains bolchéviks, qui n’ont pas compris la nécessité d’emprunter de nouvelles voies, des voies détournées, pour lutter contre le tsarisme, demandent que l’on renonce à utiliser les possibilités légales, que l’on rappelle les députes ouvriers de la Douma d’État. Les otzovistes poussent le Parti à se détacher des masses ; ils gênent le rassemblement des forces en vue d’un nouvel essor révolutionnaire. Sous le couvert d’une phraséologie gauchiste, les otzovistes, de même que les liquidateurs, renoncent en fait à la lutte révolutionnaire.

    Les liquidateurs et les otzovistes constituent contre Lénine un bloc, dit bloc d’Août, organisé par Trotski. Dans la lutte contre les liquidateurs et les otzovistes, dans la lutte contre le bloc d’Août, les bolchéviks prennent le dessus et sauvent le Parti prolétarien illégal.

    L’événement capital de cette période est la conférence du P.O.S.D.R. tenue à Prague en janvier 1912. Cette conférence chasse les menchéviks du Parti ; on en finit pour toujours avec l’unité officielle des bolchéviks et des menchéviks dans un seul et même parti. De groupe politique qu’ils étaient, les bolchéviks se constituent en un parti indépendant, le Parti ouvrier social-démocrate (bolchévik) de Russie. La conférence de Prague marque la naissance d’un parti d’un type nouveau, le parti du léninisme, le Parti bolchévik.

    L’épuration du Parti prolétarien des éléments opportunistes, des menchéviks, réalisée par la conférence de Prague, a joué un rôle important, un rôle décisif pour le développement ultérieur du Parti et de la révolution. Si les bolchéviks n’avaient pas chassé du Parti les menchéviks-conciliateurs, traîtres à la cause ouvrière, le parti prolétarien n’aurait pas pu, en 1917, soulever les masses pour la conquête de la dictature du prolétariat.

    Résumé du chapitre 5.

    Dans les années du nouvel essor révolutionnaire (1912 à 1911), le Parti bolchévik s’est mis à la tête du mouvement ouvrier et l’a conduit sous les mots d’ordre bolchéviks vers une nouvelle révolution Le Parti a su allier le travail illégal à l’action légale. Brisant la résistance des liquidateurs et de leurs amis, les trotskistes et les otzovistes, il a pris possession de toutes les formes du mouvement légal, et fait des organisations légales les points d’ap­pui de son activité révolutionnaire.

    Dans sa lutte contre les ennemis de la classe ouvrière et leurs agents au sein du mouvement ouvrier, le Parti a consolidé ses rangs et élargi ses liaisons avec la classe ouvrière. En utilisant à fond la tribune de la Douma pour faire l’agitation révolutionnaire et en créant un remarquable journal ouvrier de masse, la Pravda, le Parti a formé une nouvelle génération d’ouvriers révolutionnaires : les « pravdistes ».

    Dans les années de guerre impérialiste, ce contingent d’ouvriers resta fidèle au drapeau de l’internationalisme et de la révolution prolétarienne. C’est lui encore qui forma le noyau du Parti bolchévik aux jours de la Révolution d’Octobre, en 1917.

    À la veille de la guerre impérialiste, c’était le Parti qui dirigeait l’action révolutionnaire de la classe ouvrière. Ces combats d’avant-garde interrompus par la guerre, devaient reprendre trois ans plus tard, pour renverser le tsarisme. Le Parti bolchévik entra dans la dure période de la guerre impérialiste en tenant bien haut le drapeau de l’internationalisme prolétarien.

    Résumé du chapitre 6.

    La guerre impérialiste éclata par suite de l’inégalité du développement des pays capitalistes, par suite de la rupture de l’équilibre entre les principales puissances, la nécessité s’étant affirmée pour les impérialistes de procéder par la guerre à un nouveau partage du monde et d’établir un nouvel équilibre des forces.

    La guerre n’aurait pas eu la même force de destruction, peut-être même ne se serait-elle pas déployée avec la même violence, si les partis de la IIe Internationale n’avaient pas trahi la cause de la classe ouvrière, s’ils n’avaient pas violé les décisions des congrès de la IIe Internationale contre la guerre, s’ils s’étaient décidés à réagir énergiquement et à dresser la classe ouvrière contre les gouvernements impérialistes, contre les fauteurs de guerre.

    Le Parti bolchévik fut le seul parti prolétarien qui resta fidèle à la cause du socialisme et de l’internationalisme et qui déclencha la guerre civile contre son gouvernement impérialiste. Tous les autres partis de la IIe Internationale, liés comme ils l’étaient avec la bourgeoisie par leurs groupes dirigeants, se trouvèrent sous l’emprise de l’impérialisme et rallièrent le camp impérialiste.

    La guerre, qui était un effet de la crise générale du capitalisme, aggrava cette crise et affaiblit le capitalisme mondial. Les ouvriers de Russie et le Parti bolchévik furent les premiers dans le monde qui surent exploiter la faiblesse du capitalisme, enfoncer le front de l’impérialisme, renverser le tsar et créer des Soviets de députés ouvriers et soldats.

    Grisées par les premiers succès de la révolution et rassurées par les promesses des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, qui prétendaient que désormais tout irait bien, les grandes masses de petits bourgeois, de soldats et aussi d’ouvriers se pénétrèrent de confiance dans le Gouvernement provisoire et lui donnèrent leur appui.

    Une tâche s’imposait au Parti bolchévik : expliquer aux masses d’ouvriers et de soldats grisés par les premiers succès qu’on était encore loin de la victoire totale de la révolution ; qu’aussi longtemps que le pouvoir serait détenu par le Gouvernement provisoire bourgeois et que les conciliateurs menchéviks et socialistes-révolutionnaires régneraient dans les Soviets, le peuple n’aurait ni paix, ni terre, ni pain ; que pour vaincre définitivement, il était indispensable de faire encore un pas en avant, de remettre le pouvoir aux Soviets.

    Résumé du chapitre 7.

    En huit mois, de février à octobre 1917, le Parti bolchévik s’acquitte d’une tâche des plus difficiles : il conquiert la majorité dans la classe ouvrière, dans les Soviets ; il fait passer du côté de la révolution socialiste des millions de paysans. Il arrache ces masses à l’influence des partis petits-bourgeois (socialistes-révolutionnaires, menchéviks, anarchistes) ; il démasque pas à pas la politique de ces partis dirigée contre les intérêts des travailleurs.

    Le Parti bolchévik déploie une activité politique intense sur le front et à l’arrière, préparant les masses à la Révolution socialiste d’Octobre.

    Facteurs décisifs dans l’histoire du Parti pendant cette période : retour de Lénine de l’émigration, thèses d’Avril de Lénine, conférence d’Avril et VIe congrès du Parti.

    La classe ouvrière puise dans les décisions du Parti la force et la certitude de la victoire ; elle y trouve une réponse aux plus graves problèmes de la révolution. La conférence d’Avril oriente le Parti vers la lutte pour le passage de la révolution démocratique bourgeoise à la révolution socialiste.

    Le VIe congrès aiguille le Parti sur l’insurrection armée contre la bourgeoisie et son Gouvernement provisoire.

    Les partis conciliateurs, socialiste-révolutionnaire et menchévik, les anarchistes et les autres partis non communistes achèvent leur évolution : dès avant la Révolution d’Octobre, ils deviennent tous des partis bourgeois ; ils défendent l’intégrité du régime capitaliste.

    Le Parti bolchévik dirige à lui seul la lutte des masses pour le renversement de la bourgeoisie et l’instauration du pouvoir des Soviets. En même temps, les bolchéviks brisent les tentatives des capitulards à l’intérieur du Parti, — Zinoviev, Kaménev, Rykov, Boukharine, Trotski, Piatakov, — pour faire dévier le Parti de la route de la révolution socialiste.

    Sous la direction du Parti bolchévik, la classe ouvrière, alliée aux paysans pauvres et soutenue par les soldats et les matelots, renverse le pouvoir de la bourgeoisie, instaure le pouvoir des Soviets, institue un nouveau type d’État, l’État soviétique socialiste ; elle abolit la propriété seigneuriale sur la terre, remet la terre en jouissance à la paysannerie, nationalise toutes les terres du pays, exproprie les capitalistes, réussit à sortir de la guerre, à signer la paix, obtient la trêve nécessaire et crée ainsi les conditions requises pour une ample construction socialiste.

    La Révolution socialiste d’Octobre a battu le capitalisme ; elle a enlevé à la bourgeoisie les moyens de production et fait des fabriques, des usines, de la terre, des chemins de fer, des banques une propriété du peuple entier, une propriété sociale.

    Elle a instauré la dictature du prolétariat et remis la direction d’un immense État à la classe ouvrière, dont elle a fait la classe dominante. La Révolution socialiste d’Octobre a inauguré ainsi une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité, l’ère des révolutions prolétariennes.

    Résumé du chapitre 8.

    Battus par la Révolution d’Octobre, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, de concert avec les généraux blancs, s’abouchent, au préjudice de leur patrie, avec les gouvernements des pays de l’Entente, pour déclencher en commun une agression militaire contre le pays des Soviets et en renverser le pouvoir. C’est sur cette base que s’organise l’intervention militaire de l’Entente et les rébellions de gardes blancs à la périphérie de la Russie, ce qui fait que la Russie se trouve coupée de ses bases de ravitaillement en subsistances et en matières premières.

    La défaite militaire de l’Allemagne et la cessation de la guerre des deux coalitions impérialistes en Europe aboutissent au renforcement de l’Entente, au renforcement de l’intervention, et suscitent de nouvelles difficultés pour le pays des Soviets. La révolution en Allemagne et le mouvement révolutionnaire dans les pays d’Europe — au contraire — créent une situation internationale favorable au pouvoir soviétique et allègent la situation du pays des Soviets.

    Le Parti bolchévik alerte les ouvriers et les paysans pour la guerre de salut de la patrie contre les envahisseurs étrangers et la contre-révolution de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers. La République soviétique et son Armée rouge battent, l’une après l’autre, les créatures de l’Entente : Koltchak, Ioudénitch, Dénikine, Krasnov, Wrangel ; elles chassent d’Ukraine et de Biélorussie Pilsudski, autre créature de l’Entente, et repoussent l’intervention militaire étrangère, dont elles rejettent les troupes au delà des frontières du pays des Soviets.

    C’est ainsi que la première agression militaire du capital international contre le pays du socialisme se termine par un échec complet. Battus par la révolution, les partis socialiste-révolutionnaire, menchévik, anarchiste, nationalistes soutiennent, dans la période de l’intervention, les généraux blancs et les envahisseurs ; ils ourdissent des complots contre la République des Soviets, organisent la terreur contre les militants soviétiques.

    Ces partis qui, avant la Révolution d’Octobre, avaient eu quelque influence sur la classe ouvrière, pendant la guerre civile se démasquent complètement aux yeux des masses populaires comme partis de contre-révolution.

    La période de la guerre civile et de l’intervention marque l’effondrement politique de ces partis et le triomphe définitif du Parti communiste dans le pays des Soviets.

    Résumé du chapitre 9.

    Les années de transition à l’œuvre pacifique de rétablissement de l’économie nationale constituent une des périodes les plus décisives de l’histoire du Parti bolchévik. Dans une atmosphère tendue, le Parti a su opérer le difficile tournant de la politique du communisme de guerre à la nouvelle politique économique. Le Parti a cimenté l’alliance des ouvriers et des paysans sur une nouvelle base économique. L’Union des Républiques socialistes soviétiques a été créée.

    Par les méthodes de la nouvelle politique économique, des succès décisifs ont été obtenus dans le rétablissement de l’économie nationale. Le pays des Soviets a traversé avec succès la période de rétablissement dans le développement de l’économie nationale et il a abordé une nouvelle période, celle de l’industrialisation du pays.

    Le passage de la guerre civile à l’œuvre pacifique de construction socialiste a comporté, dans les premiers temps surtout, de grandes difficultés. Les ennemis du bolchévisme, les éléments hostiles dans les rangs du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S. ont mené, durant toute cette période, une lutte acharnée contre le Parti de Lénine. À la tête de ces éléments hostiles au Parti se trouait Trotski.

    Ses sous-ordres, dans cette lutte, furent Kaménev, Zinoviev, Boukharine. L’opposition comptait, après la mort de Lénine, décomposer les rangs du Parti bolchévik, disloquer le Parti, lui inoculer le scepticisme à l’égard de la victoire du socialisme en U.R.S.S. Au fond, les trotskistes tentaient de créer en U.R.S.S. une organisation politique de la nouvelle bourgeoisie, un autre parti, le parti de la restauration du capitalisme.

    Le Parti serra les rangs sous le drapeau de Lénine, autour de son Comité central léniniste, autour du camarade Staline, et il mit en déroute les trotskistes de même que leurs nouveaux amis de Leningrad, la nouvelle opposition Zinoviev-Kaménev. Le Parti bolchévik, après avoir accumulé forces et ressources, conduisit le pays à une nouvelle étape historique, à l’étape de l’industrialisation socialiste.

    Résumé du chapitre 10.

    Dans la lutte pour l’industrialisation socialiste du pays, le Parti vainquit, de 1926 à 1929, d’immenses difficultés intérieures et internationales. Les efforts du Parti et de la classe ouvrière firent triompher la politique d’industrialisation socialiste du pays.

    On résolut dans l’essentiel l’un des problèmes les plus difficiles de l’industrialisation, à savoir : le problème de l’accumulation des ressources pour édifier l’industrie lourde. On jeta les fondements d’une industrie lourde capable de rééquiper l’ensemble de l’économie nationale. On adopta le premier plan quinquennal de construction socialiste. On entreprit en grand l’organisation d’usines neuves, de sovkhoz et de kolkhoz.

    La marche au socialisme s’accompagnait d’une aggravation de la lutte de classes dans le pays et d’une aggravation de la lutte au sein du Parti. Cette lutte eut pour principaux résultats : l’écrasement de la résistance des koulaks ; la dénonciation du bloc capitulard trotskiste-zinoviéviste en tant que bloc antisoviétique ; la dénonciation des capitulards de droite en tant qu’agents des koulaks ; l’expulsion des trotskistes hors du Parti ; la reconnaissance de l’incompatibilité des vues professées par les trotskistes et les opportunistes de droite, avec l’appartenance au Parti communiste de l’U.R.S.S.

    Battus par le Parti bolchévik sur le terrain de l’idéologie et privés de toute base dans la classe ouvrière, les trotskistes cessèrent d’être un courant politique pour devenir une clique sans principes d’arrivistes et d’escrocs politiques, une bande de politiciens à double face.

    Après avoir jeté les bases de l’industrie lourde, le Parti mobilise la classe ouvrière et la paysannerie pour exécuter le premier plan quinquennal de réorganisation socialiste de l’U.R.S.S. À travers le pays, des millions de travailleurs développent l’émulation socialiste ; on voit naître un puissant élan de travail, une nouvelle discipline du travail s’élabore.

    Cette période s’achève par l’année du grand tournant, qui marque les immenses succès du socialisme dans l’industrie, les premiers succès importants dans l’agriculture, le tournant opéré par le paysan moyen vers les kolkhoz, le début du mouvement kolkhozien de masse.

    Résumé du chapitre 11.

    En 1930-1934, le Parti bolchévik s’est acquitté de la tâche historique la plus difficile de la révolution prolétarienne après la conquête du pouvoir : celle qui consiste à faire passer lès millions de petits propriétaires paysans sur la voie des kolkhoz, sur la voie du socialisme.

    La liquidation des koulaks, classe d’exploiteurs la plus nombreuse, et le passage des masses essentielles de la paysannerie sur la voie des kolkhoz ont abouti à extirper les dernières racines du capitalisme dans le pays, à achever la victoire du socialisme dans l’agriculture, à consolider définitivement le pouvoir des Soviets à la campagne.

    Après avoir surmonté une série de difficultés d’organisation, les kolkhoz se sont définitivement consolidés et engagés sur le chemin d’une vie aisée.

    L’exécution du premier plan quinquennal a eu pour résultat la construction, dans notre pays, d’inébranlables fondations de l’économie socialiste : industrie lourde socialiste de premier ordre et agriculture collective mécanisée ; le chômage a été supprimé ; supprimée l’exploitation de l’homme par l’homme ; les conditions requises ont été créées pour une amélioration continue de la situation matérielle et culturelle des travailleurs de notre pays.

    Ces succès grandioses ont été remportés par la classe ouvrière, les kolkhoziens et tous les travailleurs de notre pays, grâce à la politique courageuse, révolutionnaire et lucide du Parti et du gouvernement.

    Les États capitalistes qui nous encerclent, cherchent à affaiblir et à miner la puissance de l’U.R.S.S. ; c’est pourquoi ils accentuent leur « travail » en vue d’organiser à l’intérieur du pays des bandes d’assassins, de saboteurs, d’espions.

    L’hostilité de ces États capitalistes à l’égard de l’U.R.S.S. s’intensifie particulièrement avec l’arrivée des fascistes au pouvoir en Allemagne et au Japon.

    En la personne des trotskistes, des zinoviévistes, le fascisme a acquis des serviteurs fidèles ; ils se chargent d’espionner, de pratiquer le sabotage, d’exercer la terreur et de commettre des actes de diversion ; ils veulent la défaite de l’U.R.S.S. pour pouvoir restaurer le capitalisme. Le pouvoir des Soviets châtie d’une main ferme ces rebuts du genre humain ; il les frappe d’une répression impitoyable, comme ennemis du peuple et traîtres à la patrie.

    Résumé du chapitre 12.

    Pas de résumé, mais il est suivi d’une conclusion qui évalue l’ensemble et la situation alors.

    =>Retour au Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

  • Présentation historique du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

    Le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) est le document le plus important produit par l’Union Soviétique de la période socialiste. Publié en 1938, il fut réalisé sous supervision d’une Commission du Comité Central du Parti, avec comme but de devenir l’ouvrage principal de référence idéologique.

    Racontant les luttes internes au sein du Parti bolchévik, avec une présentation de l’idéologie officielle de l’État – le matérialisme dialectique, dans un chapitre directement rédigé par Staline -, il parut tout d’abord en différentes parties dans dix numéros différents successifs de la Pravda à partir du 9 septembre 1938, étant présenté de la première publication comme « une arme idéologique puissante ».

    Il parut ensuite dans l’organe pour les cadres Bolchevik, et fut officialisé comme documents de base pour la connaissance par une résolution du Comité Central, le 14 novembre 1938, soulignant l’importance d’éviter des interprétations arbitraires, avant d’être publié comme ouvrage indépendant.

    Il devint également jusqu’en 1953 le manuel de formation des cadres pour les communistes, notamment des pays de l’Est de l’Europe.

    Au sujet précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), Mao Zedong dit dans Réformer notre étude, un rapport lors d’une réunion de cadres à Yenan en mai 1941 :

    « Conformément aux vues énoncées ci-dessus, je fais les propositions suivantes :

    1) Poser comme tâche, devant tout le Parti, l’étude systématique et complète de la réalité environnante (…).

    2) Réunir des personnes compétentes pour faire des études sur l’histoire de la Chine des cent dernières années (…).

    3) Établir pour l’éducation des cadres en fonction comme pour l’enseignement dans les écoles de cadres, le principe selon lequel les études doivent être centrées sur les questions pratiques de la révolution chinoise et guidées par les principes fondamentaux du marxisme-léninisme ; abandonner la méthode consistant à étudier le marxisme-léninisme d’un point de vue statique et en-dehors de la réalité.

    Adopter, comme principal matériel d’étude du marxisme-léninisme, l’Histoire du Parti Communiste (bolchévik) de l’URSS.

    Cet ouvrage est la meilleure synthèse et le meilleur bilan du mouvement communiste mondial des cent dernières années, c’est le modèle de l’union de la théorie et de la pratique, l’unique modèle achevé qu’on trouve actuellement dans le monde.

    En voyant comment Lénine et Staline ont uni la vérité universelle du marxisme à la pratique concrète de la révolution en Union soviétique et ont, sur cette base, développé le marxisme, nous comprendrons comment nous devons travailler chez nous en Chine. »

    A ce titre, s’il fut publié à l’origine à un million d’exemplaires à la fin de 1938, le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) connut jusqu’en 1956 301 éditions, pour 42 816 000 exemplaires, en 67 langues.

    En République Démocratique Allemande par exemple, un million d’exemplaires de cet ouvrage avaient été publié, en Hongrie 530 000 exemplaires, en Tchécoslovaquie 652 000 exemplaires, mais leur utilisation disparu du jour au lendemain à la suite du 20e congrès du PCUS (le terme bolchévik ayant enlevé du nom du Parti au XIXe congrès, en 1952).

    En URSS même, un précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique fut publié en 1962, afin de définitivement nier le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), afin d’accompagner le coup d’État révisionniste.

    Le précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) formait, en effet, la base idéologique du pouvoir d’État de l’URSS de Staline ; le réfuter, le nier, était inévitable pour les révisionnistes ayant modifié la base sociale du pays en renversant la classe ouvrière.

    L’objectif du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) avait justement été, inversement, de renforcer le pouvoir de la classer ouvrière. Le développement du socialisme avait permis l’avènement d’une couche sociale éduquée, composée d’environ dix millions de personnes ; il s’agissait d’encadrer de manière adéquate cette émergence.

    Une anecdote est rapportée au sujet de cette importance, Staline constatant :

    « Aucune classe ne peut conserver le pouvoir et guider l’État si elle ne parvient pas à former sa propre intelligentsia, c’est-à-dire des gens ayant abandonné le travail physique et vivant du travail intellectuel.

    Le camarade Khrouchtchev pense qu’il est encore un ouvrier, et entre-temps, c’est un intellectuel [agitation amusée dans la salle]. »

    Staline abordait la question de la manière suivante dans son rapport présenté au XVIIIe congrès du PCUS(b), le 10 mars 1939 :

    « Un léniniste ne peut être uniquement un spécialiste de la science qu’il a choisie; il doit être en même temps un homme politique, un homme public qui s’intéresse vivement aux destinées de son pays, qui connaît les lois du développement social, qui sait s’inspirer de ces lois et entend prendre une part active à la direction politique du pays. 

    Ce sera là, évidemment, un supplément de travail pour les spécialistes bolcheviks.

    Mais ce travail donnera des résultats qui compenseront largement l’effort fourni. La propagande du Parti, l’éducation marxiste-léniniste des cadres, a pour tâche d’aider nos cadres dans toutes les branches d’activité à assimiler la science marxiste-léniniste des lois du développement de la société.

    Les mesures à prendre pour améliorer la propagande et l’éducation marxisteléniniste des cadres ont été maintes fois envisagées au Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S., avec la participation des propagandistes des différentes organisations régionales du Parti.

    On a fait état de la parution du Précis d’histoire du P.C. (b) de l’U.R.S.S. en septembre 1938. On a constaté que la parution du Précis d’histoire du P.C. (b) de l’U.R.S.S. donne une nouvelle ampleur à la propagande marxiste-léniniste dans notre pays. Les résultats du travail du Comité central ont été publiés dans sa décision que l’on connaît sur réorganisation de la propagande du Parti à la suite de la publication du Précis d’histoire du P.C. (b) de l’U.R.S.S.».

    Partant de cette décision et compte tenu des décisions prises par l’Assemblée plénière du Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S., en mars 1937, sur «Les défauts du travail du Parti», le Comité central du Parti communiste, afin de remédier aux insuffisances dans le domaine de la propagande du Parti et pour améliorer l’éducation marxiste-léniniste des membres et des cadres du Parti, a élaboré les principales mesures que voici :

    1. Concentrer en un seul point le travail de propagande et d’agitation du Parti et fusionner les sections de propagande et d’agitation avec les sections de la presse en un seul service de propagande et d’agitation près le Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. ; créer une section de propagande et d’agitation dans chaque organisation du Parti — de République, de territoire et de région.

    2. Considérant comme une erreur notre engouement pour le système de la propagande par les cercles, et estimant plus rationnelle la méthode de l’étude individuelle des principes du marxisme-­léninisme par les membres du Parti, le Parti doit concentrer son attention sur la propagande dans la presse et sur l’organisation du système de propagande au moyen de conférences.

    3. Organiser dans chaque centre régional des cours annuels de perfectionnement pour nos cadres de base.

    4. Organiser dans une série de centres de notre pays des écoles léninistes de deux ans, pour nos cadres moyens.

    5. Organiser une école supérieure de marxisme-léninisme près le Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. pour la formation de cadres théoriques hautement qualifiés du Parti. Durée des études, trois ans.

    6. Créer dans une série de centres de notre pays, des cours annuels de perfectionnement pour propagandistes et journalistes.

    7. Créer près l’école supérieure de marxisme-léninisme, des cours de six mois pour le perfectionnement des professeurs de marxisme-léninisme dans les écoles supérieures. Il est hors de doute que l’application de ces mesures qui sont déjà mises en œuvre, mais ne le sont pas encore à un degré suffisant, ne tardera pas à donner de bons résultats. »

    Les constatations de ces faiblesses témoignent de l’analyse minutieuse qu’avait la direction du PCUS(b) du niveau de ses cadres. Malheureusement, il est évident que l’irruption de la seconde guerre mondiale a contribué à amoindrir l’implantation réellement profonde des leçons du précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), sans parler de la mort de nombreux cadres.

    A cela s’ajoute une certaine faiblesse sur le plan idéologique et culturel, que Mao Zedong corrigera, notamment avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

    =>Retour au Précis d’histoire du
    Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

  • L’URSS social-impérialiste: l’effondrement

    Leonid Brejnev dirigea l’URSS de 1964 à 1982. A sa mort, c’est Iouri Andropov qui prit sa place, à 70 ans, après avoir été dirigeant du KGB de 1967 à 1982. A sa mort en 1984, il fut suivi de Konstantin Tchernenko, âgé de 73 ans, pourtant gravement malade. A sa mort en 1985, ce fut inversement une figure plus jeune qui prit la succession : Mikhaïl Gorbatchev, âgé de 54 ans.

    Néanmoins, Mikhaïl Gorbatchev n’apporta rien de nouveau et ne fit qu’appliquer la ligne d’Andropov. Celui-ci avait compris que l’Union Soviétique allait s’effondrer. L’URSS donnait l’image d’une superpuissance, qu’elle était militairement, mais à moins d’une offensive militaire tout azimut à la fois contre l’Europe de l’Ouest et contre la Chine populaire, il était pratiquement impossible de s’en sortir.

    Il fallait par conséquent cesser les dépenses militaires massives – qui s’auto-alimentaient de part les frais d’entretien, de modernisation, etc. – et restructurer le pays.

    Mikhaïl Gorbatchev et Leonid Brejnev

    La première étape fut donc de littéralement capituler devant l’impérialisme. Une étape connue fut l’affaire Samantha Smith, du nom d’une jeune américaine élève de CM2 qui écrivit la lettre suivante à Iouri Andropov lors de son élection.

    « Cher M. Andropov,

    Je m’appelle Samantha Smith. J’ai dix ans. Félicitations pour votre nouvelle fonction. Je me suis inquiétée à propos d’une guerre nucléaire entre la Russie et les États-Unis. Est-ce que vous allez voter pour avoir une guerre ou pas ? Si vous ne le voulez pas, dites-moi s’il vous plaît comment vous allez faire pour qu’il n’y ait pas de guerre. Une autre question à laquelle vous n’êtes pas obligé de répondre, c’est que j’aimerais savoir pourquoi vous voulez conquérir le monde ou au moins notre pays. Dieu a fait le monde pour que nous y vivions ensemble dans la paix, pas pour nous combattre.

    Bien à vous,

    Samantha Smith »

    La lettre fut publiée dans la Pravda, et Iouri Andropov lui répondit, formulant la nouvelle ligne stratégique de l’URSS.

    « Chère Samantha,

    J’ai bien reçu ta lettre, qui ressemble à tant d’autres m’étant parvenues de ton pays et d’autres pays à travers le monde.

    Il me semble – à en juger par ta lettre – que tu es une fille courageuse et honnête, semblable à Becky, l’amie de Tom Sawyer dans le célèbre livre de ton compatriote Mark Twain. Ce livre est connu et apprécié aussi dans notre pays par tous les petits garçons et toutes les petites filles.

    Tu écris que tu es inquiète de l’éventualité d’une guerre nucléaire entre nos deux pays. Et tu demandes si nous allons faire quelque chose pour que la guerre n’éclate pas.

    Ta question est la plus importante parmi celles que tout homme sensé peut poser. Je vais te répondre avec sérieux et honnêteté.

    Oui, Samantha, nous en Union soviétique tâchons de tout faire pour qu’il n’y ait pas de guerre sur Terre. C’est ce que veut tout Soviétique. C’est ce que le grand fondateur de notre État, Vladimir Lénine, nous a enseigné.

    Les Soviétiques savent à quel point la guerre est une chose terrible. Il y a quarante-deux ans, l’Allemagne nazie, qui visait à la suprématie mondiale, a attaqué notre pays, brûlé et détruit plusieurs milliers de nos villes et villages, tué des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

    Dans cette guerre, qui se termina par notre victoire, nous étions alliés avec les États-Unis : ensemble nous avons lutté pour la libération de nombreux peuples face aux envahisseurs nazis. J’espère que tu sais tout cela grâce à tes cours d’histoire à l’école. Et aujourd’hui nous voulons ardemment vivre en paix, commercer et coopérer avec tous nos voisins sur cette planète, qu’ils soient proches ou éloignés. Y compris bien entendu avec un aussi grand pays que les États-Unis d’Amérique.

    En Amérique et dans notre pays il y a des armes nucléaires – de terribles armes pouvant tuer des millions de gens en un instant. Mais nous ne voulons jamais avoir à les utiliser. C’est précisément la raison pour laquelle l’Union soviétique a solennellement déclaré à travers le monde entier que jamais – jamais – elle n’utiliserait ses armes nucléaires en premier contre aucun pays. De manière générale nous proposons de mettre un terme à leur production et de procéder à la suppression de tous les stocks existants.

    Il me semble que cela suffit à répondre à ta deuxième question : « Pourquoi voulez-vous faire la guerre au monde entier ou au moins aux États-Unis ? » Nous ne voulons rien de ce genre. Personne dans ce pays – ni les ouvriers et les paysans, ni les écrivains et les médecins, ni les adultes et les enfants, ni les membres du gouvernement – ne veut d’une guerre, grande ou petite.

    Nous voulons la paix – et nous avons d’autres occupations : faire pousser du blé, construire et inventer, écrire des livres et s’envoler dans l’espace. Nous voulons la paix pour nous-mêmes et pour tous les peuples de cette planète. Pour nos enfants et pour toi, Samantha.

    Je t’invite, si tes parents sont d’accord, à venir dans notre pays, l’été étant la meilleure saison. Tu découvriras notre pays, tu rencontreras des jeunes gens de ton âge en visitant un camp international pour enfants – Artek – au bord de la mer. Et tu le constateras par toi-même : en Union soviétique, chacun est pour la paix et l’amitié entre les peuples.

    Merci pour ta lettre. Je te souhaite le meilleur dans la vie.

    I. Andropov »

    Samantha Smith, invitée en URSS, fut accueillie avec enthousiasme en 1983, devenant par la suite une activiste pour la paix très connue dans son pays, avant de mourir dans un « accident » d’un petit avion de six places en 1985.

    On peut penser, en effet, qu’elle a été liquidée, sa position correspondant parfaitement à la ligne de l’Union Soviétique. Il s’agissait pour l’URSS de se poser comme pays tourné vers le développement, sans prétention agressive, et victime du militarisme unilatéral du bloc impérialiste dominé par les Américains.

    Mikhaïl Gorbatchev, en 1986

    La République Démocratique Allemande fut ici un pont très important vers la République Fédérale d’Allemagne, qui connaissait ainsi de vastes mouvements pour la paix et contre le nucléaire très proches de la position soviétique, position en pratique ouvertement assumé par la Fraction Armée Rouge et les multiples petits groupes armés dans son sillage.

    En France et en Angleterre, cette position passa davantage par le soutien à Nelson Mandela, dont le parti ANC était ouvertement lié à l’URSS, ainsi qu’à la question palestinienne, où là encore la gauche palestinienne était directement connectée à l’URSS.

    En Amérique du Sud, par l’intermédiaire de Cuba, l’URSS soutint toute une série de guérilla réformiste et nationaliste, du type FMLN au Salvador, FSLN au Nicaragua, FPMR au Chili, etc., alors que toute une série de groupes était plus ou moins proches, tels les Tupamaros en Uruguay, l’URNG au Guatemala, le FLN algérien par ailleurs au pouvoir, etc.

    Cuba était ici la plaque tournante d’un guévarisme « réaliste », affirmant que l’URSS était un soutien obligé pour un succès possible, et qu’il fallait toujours tendre ainsi aux négociations pour des réformes « solides » – reflet en réalité de la nécessité de l’URSS de « peser » au sein des rapports impérialistes.

    Les multiples guérillas étaient simplement ses jouets et Cuba son outil attitré – l’armée cubaine fut même directement impliquée dans la guerre civile en Afrique, en Angola.

    A côté du discours anti-guerre à destination d’en-dehors de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev avait deux mots d’ordre en URSS même : « Glasnost » signifiant transparence, et « Perestroïka » signifiant restructuration.

    Cependant, ce qu’on attribue comme réformes à Mikhaïl Gorbatchev correspond à ce qu’avaient été les réformes de 1965. Ce qu’a réellement tenté de faire Mikhaïl Gorbatchev en réalité, c’est de réimpulser le capitalisme par en bas.

    L’URSS était en retard dans de nombreux domaines, notamment l’informatique et l’électronique. Ses installations étaient dépassées, au point que la Russie est encore en 2015 parsemée d’une multitude de bâtiments abandonnés, de centres de recherche et militaires laissés tels quels depuis 30 ans, permettant un nombre incalculable de photographies pittoresques et inquiétantes.

    A cela s’ajoute bien entendu l’accident nucléaire de Tchernobyl de 1986, reflet des terribles failles au sein de la technologie soviétique, avec ici un coup humain, économique et environnemental impressionnant.

    L’objectif de Mikhaïl Gorbatchev était donc de lancer des mouvements de masse dans l’économie, pour relancer l’économie s’effondrant sous le poids des groupes monopolistes parasitaires, notamment avec le complexe militaro-industriel.

    Il autorisa ainsi à partir de 1988 les coopératives dans l’industrie et les services, et dans les campagnes, il organisa des prêts de terre à 50 ans, alors que dans les entreprises il tenta de renforcer le pouvoir des travailleurs. C’était ni plus ni moins que de prôner la cogestion et l’autogestion, dans l’esprit de la Yougoslavie titiste des années 1950.

    L’expérience devait se rééditer dans l’Etat et le Parti Communiste d’Union Soviétique, avec la possibilité de candidatures multiples. Tout devait être réimpulsé.

    En réalité, évidemment, Mikhaïl Gorbatchev ne fit qu’accompagner l’effondrement général de l’État soviétique, en officialisant ce que les faits imposaient d’eux-mêmes. Le système était exsangue et le capitalisme avait gangrené toute la société, jusqu’à simplement s’officialiser.

    L’esprit individualiste, expliqué par la bureaucratie comme le fit Nikita Khrouchtchev, correspondait en réalité au capitalisme triomphant toujours davantage. C’est cela qui explique que l’effondrement du bloc de l’est en 1989, puis de l’Union Soviétique en 1991, se déroula aussi facilement.

    A part une poignée de responsables bureaucratiques tentant un coup de force militaire sans aucun poids, la porte était ouverte à un capitalisme franc et ouvert, même si bien sûr n’existant que sous l’hégémonie de groupes monopolistes se maintenant dans la transition et formant, par la suite, une oligarchie sans gêne, totalement décadente.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste: un régime terroriste et militairement agressif

    La situation compliquée au début des années 1960 obligeait la nouvelle bourgeoisie « soviétique » à effectuer un choix. En 1957, le maréchal Joukov avait été démis de ses fonctions de ministre de la défense ; il avait sauvé l’installation de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, mais il représentait l’armée qui était mise de côté par rapport aux bureaucrates ayant gravi les échelons en tant que techniciens, cadres, etc.

    Nikita Khrouchtchev avait alors porté tous ses efforts sur le nucléaire, les missiles intercontinentaux et la course à l’espace, avec les succès du Spoutnik et du voyage spatial de Youri Gagarine. Il pensait parvenir à développer rapidement l’URSS de cette manière, d’où ses célèbres phrases grandiloquentes comme quoi l’URSS dépasserait très vite les Etats-Unis et entrerait même dans le communisme à court terme.

    Cela, avec la mission américaine sur la lune, la crise de 1962, le recul de la production de céréales, la hausse des prix et le mécontentement des masses, provoqua la mise à pied de Nikita Khrouchtchev, provoqué par l’activité de Mikhaïl Souslov.

    Ce dernier, qui resta toujours à l’arrière-plan, mis en place un tandem composé de Léonid Brejnev et d’Alexis Kossyguine, associé à Nikolai Podgorny.

    Si Alexis Kossyguine représentait l’aile des industriels prônant la libéralisation des entreprises, qui fut effectivement réalisée, Leonid Brejnev était le principal dirigeant et représentait le complexe militaro-industriel.

    Ce dernier prit une importance toujours plus grande, au point de produire 60 % du PIB de l’URSS, avec environ 20-25 % allant directement à la production militaire. En 1982, l’URSS prédomine ainsi militairement dans le monde.

    Défilé militaire de l’armée soviétique avec la révolution d’Octobre comme prétexte

    Le nombre de fusées intercontinentales est alors de 1646 pour l’OTAN et de 2348 pour le pacte de Varsovie, celui des chars d’assaut de 25000 pour l’OTAN et de 60000 pour le pacte de Varsovie, avec un mégatonnage nucléaire de 4100 pour les Etats-Unis et de 8200 pour l’URSS. En 1985, l’URSS et les Etats-Unis disposent respectivement de 1371 et 1020 missiles intercontinentaux, de 28700 et 9470 ogives nucléaires tactiques, de 10497 et 14040 ogives nucléaires tactiques.

    En 1967 l’URSS disposait de 3,5 millions de soldats, en 1985, le chiffre était de 5,3 millions de soldats. 1,2 million de soldats étaient massés à la frontière chinoise, dont 300 000 en Mongolie, pays d’un peu plus d’un million d’habitants : la tentative de renverser le régime chinois était une grande priorité de l’URSS, comme en témoigne notamment l’affaire Lin Piao. Des incidents frontaliers furent également nombreux.

    Nombre de têtes nucléaires

    Il faut aussi prendre en compte le projet clandestin « biopreparat », plus de 30 000 personnes travaillant à la guerre bactériologique, notamment la série de gaz innervant Novichok censés être les plus dangereux au monde. On a en arrière-plan l’une des multiples villes interdites entièrement sous contrôle militaire, ayant des centres de recherches en leur coeur.

    C’en était fini du projet socialiste ; les masses devaient obéir et seulement obéir aux programmes imposés par en haut. L’oligarchie vivait de manière pratiquement séparée du reste de la société ; formant l’élite du PCUS, elle disposait de privilèges, de salaires élevés, de facilités à tous les niveaux. 

    La société soviétique sombrait quant à elle de plus en plus dans l’irrationnel, dans la science-fiction de pacotille mêlée de mysticisme (comme le reflètent les films du brillant réalisateur russe Andreï Tarkovsky, notamment avec « Stalker » et « Solaris »).

    La consommation de vodka avait chuté de moitié entre 1910 et 1950 ; désormais, la consommation de vodka, de bière et de vin en URSS doublait entre 1950 et 1960, pour de nouveau augmenter de 50 % en 1966.

    L’armée s’appuyait sur le KGB (Comité pour la Sécurité de l’État), un de ses organismes nés après la mort de Staline et constituant de plus en plus un véritable État dans l’État, omnipotent et terroriste. Toute velléité de protestation était écrasée ; toute activité démocratique empêchée.

    On a ainsi un paradoxe : d’un côté l’État devient plus puissant : entre 1964 et 1970, l’administration d’État croit ainsi de 38,3 %, soit 516 000 personnes de plus. Mais en pratique, cet État fort appuie les groupes monopolistes de plus en plus puissants ; Leonid Brejnev appelait ainsi, au XXIVe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique :

    « La directive sur l’établissement de sociétés et entreprises conjointes doit être appliquée avec encore plus de diligence — à l’avenir, elles devront constituer l’unité de compte économique de base de la production sociale. »

    C’est pour cette raison que Mao Zedong a considéré dans les années 1960 que :

    « En URSS aujourd’hui, c’est la dictature de la bourgeoisie, la dictature de la grande bourgeoisie, c’est une dictature de type fasciste allemand, une dictature hitlérienne. »

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste et son néo-colonialisme

    Dès l’accession de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, celui-ci s’attacha à développer des liens commerciaux nouveaux dans les pays du « tiers-monde », pratiquant l’ouverture diplomatique générale, envoyant conseillers, professeurs, techniciens, dans de multiples pays, notamment africains.

    Il fit notamment une tournée en 1955 en Afghanistan, en Birmanie, en Inde, en Indonésie. Voici comment, en décembre 1958, le rapport de la délégation soviétique à la conférence du Caire (menée par Arzumanân) « résume » les propositions soviétiques aux pays du « tiers-monde » :

    « Nous pouvons construire pour vous une entreprise industrielle ou de transport, un institut scientifique ou d’enseignement, un hôpital, un centre culturel, tout ce dont vous avez besoin. Nous pouvons vous envoyer nos spécialistes ou accueillir les vôtres.

    Nous pouvons vous envoyer nos professeurs ou accueillir vos étudiants dans nos établissements ; agissez comme vous voulez. Dites-nous ce dont vous avez besoin et nous vous aiderons… Nous ne cherchons aucun avantage, profit, privilège, concession etc.

    Nous ne vous demandons ni d’entrer dans un bloc de pays, ni de changer de gouvernement ou de politique intérieure ou extérieure. Nous pouvons vous accorder le soutien comme on le ferait à son frère, car nous savons nous mêmes comme il est difficile de se délivrer de l’indigence. Notre seule condition est qu’il n’y ait pas de condition. »

    En pratique, tout était bien différent, comme le montre l’exemple de l’Inde, pays où l’influence de l’URSS fut extrêmement importante. Entre 1955 et 1956, l’URSS a prêté 1,2 milliard de dollars à l’Inde, au taux de 2,5 %. En réalité, derrière, les biens achetés à l’URSS étaient d’un prix entre 20 et 30 % plus chers que sur le marché international, voire le double pour le nickel ; le remboursement se faisait par l’exportation de biens en URSS, achetés par celle-ci 20 à 30 % moins cher que sur le marché international.

    En 1971, l’URSS contrôlait en Inde 30 % de la production d’acier, 20 % de celle de l’électricité, 35 % du raffinage de pétrole, 60 % de la production d’équipements électriques, 75 % de la production de moteurs électriques, 25 % de la production d’aluminium. Le remboursement de la dette indienne à l’URSS formait pas moins que 28 % des revenus indiens à l’exportation.

    L’Inde intervint également contre le Pakistan en appuyant la formation du Bangladesh (alors une colonie du Pakistan), mais de telle manière que les forces démocratiques soient écrasées et que le pays devienne une semi-colonie de l’URSS et de l’Inde.

    Nikita Khrouchtchev s’appuya également sur tous les Partis Communistes dans le monde pour appuyer sa ligne, au moyen évidemment de purges massives, alors que dans le tiers-monde des propositions ouvertes étaient faites à certaines petites-bourgeoisies ou à des secteurs de la bourgeoisie nationale pour mener une « révolution » ou une « libération nationale ».

    L’URSS signa des accords, entre 1954 et 1972, avec pas moins de 40 pays du « tiers-monde », dans le cadre d’une « coopération économique et technique ». A chaque fois, on retrouve le même principe qu’avec l’Inde : les prêts permettent d’acheter des marchandises plus chères que sur le marché mondial, et sont remboursés par la vente de biens à des prix moins chers que sur le marché mondial.

    L’Algérie achetait l’acier soviétique 10 % plus cher que sur le marché mondial, les excavateurs au double de leur prix, tout en vendant du vin au sixième de son prix. Lors de la guerre d’octobre 1973, l’URSS vendit des armes à l’Irak en échange de pétrole pour un bas prix de 13,8 millions de dollars, pétrole que l’URSS vendit dans la foulée à l’Allemagne de l’Ouest pour 41,5 millions de dollars. Le gaz iranien était revendu deux fois son prix à l’Europe de l’Ouest.

    Un exemple d’importance est ici celui de Fidel Castro, qui fonda un Parti Communiste à Cuba bien après que le gouvernement pro-américain ait été chassé. Le nationalisme bourgeois est masqué derrière un verbiage socialiste pour cacher sa soumission à un impérialisme concurrent de celui qui opprime son pays.

    C’est cela, le véritable sens de l’exportation du fusil d’assaut AK-47. L’URSS appuya d’innombrables structures en ce sens : le FMLN au Salvador, le FSLN au Nicaragua, les FPLP et FDLP en Palestine, et dans certains cas des pays entiers, comme l’Egypte de Nasser, le Vietnam, la Syrie, l’Irak, ou bien sûr l’Afghanistan suite au coup d’État du « Parti démocratique populaire ».

    Ce dernier sera prétexte à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, provoquant une guerre civile, interethnique notamment, qui 40 ans après n’est toujours pas terminé.

    Troupes russes en Afghanistan, 1986

    L’invasion de l’URSS a provoqué le déplacement de 7 millions de personnes devenues réfugiées (dont 5 à l’étranger), la mort d’au moins un million de personnes, alors qu’en même temps trois millions de personnes ont été blessées, notamment par les centaines de milliers de mines anti-personnelles étaient larguées dans le pays (les explosifs étaient liquides et le détonateur enclenché à retardement, permettant des largages depuis avions ou hélicoptères).

    Cette ligne était valable en URSS même. Dès 1956, 500 000 colons russes et ukrainiens sont envoyés pour coloniser le Kazakhstan, réduisant la population autochtone à 30 % de la population totale. Le chauvinisme grand-russe prédominait de plus en plus, toute l’URSS s’y voyant soumis.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste: instabilité du régime

    Nikita Khrouchtchev a eu énormément de mal à gérer l’avènement définitif de la nouvelle bourgeoisie née en URSS. Il fallait aller vite de l’avant, tout en liquidant les forces révolutionnaires et sans provoquer d’instabilités trop fortes. Il fallait d’un côté faire semblant de préserver le cadre soviétique et en même temps aménager les meilleures conditions pour le développement de la bourgeoisie.

    C’était un jeu d’équilibriste, demandant des changements rapides et des répressions, dans une atmosphère idéologique et culturelle incohérente, avec des failles économiques gigantesques.

    Si Nikita Khrouchtchev a réussi ainsi à rétablir le capitalisme dans les campagnes, la dimension monopolistique empêche des avancées concrètes, et les récoltes de céréales sont rapidement catastrophiques, passant de 147 à 107 millions de tonnes entre 1962 et 1963, obligeant à importer 10 millions de tonnes du Canada.

    Le scénario se réédite au début des années 1970, où l’URSS se voit obligée d’importer 4 millions de tonnes de céréales en 1971, 12,9 en 1972, 24,4 en 1973. Les chiffres sont pour le blé de 2,3 millions de tonnes, puis 6,3 et 15,2. Pour le maïs, on 0,9 million de tonne, puis 4,1 et 5,4.

    La situation est alors tellement grave qu’à partir de ce moment-là, l’URSS généralise le principe des importations massives, avec 27,8 millions de tonnes de céréales en 1979, 35 millions de tonnes en 1980, le point culminant étant le milieu des années 1980, où sont importées 55 millions de tonnes de céréales.

    Non seulement 42 % de ces importations proviennent des Etats-Unis (et pour 12 % de France, le reste venant de l’Argentine, du Canada, de l’Australie), mais en plus elles forment 27% du commerce céréalier mondial.

    Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev
    à la 15e session de l’Assemblée générale des Nations Unies

    D’ailleurs, à partir de 1975, les Etats-Unis ont obligé l’URSS, sous menace d’embargo comme en 1974, à annoncer ses achats sur plusieurs années, avec des contrats où l’URSS s’engage à acheter chaque année pendant cinq ans cinq millions de tonnes de céréales américaines, et possibilité de deux de plus si les récoltes sont bonnes aux Etats-Unis.

    Cela signifie que sur le plan alimentaire, la dépendance de l’URSS est complète : le pays est imbriqué dans le système capitaliste mondial.

    L’URSS tentera d’échapper à cela, notamment en faisant passer la part de l’agriculture dans les investissements de 22 à 27 % entre 1965 et 1975, en doublant les subventions entre 1965 et 1980, mais rien n’y fera, en raison de la base viciée de l’économie.

    Le chaos de la production de céréales révèle la précarité de la base : les chiffres sont de 181,2 millions de tonnes en 1971, 168,2 en 1972, 222,5 en 1973, 195,7 en 1974, 140,1 en 1975, et ainsi de suite jusqu’à l’année 1981, où le chiffre fut de 150 millions.

    Or, cette même année, avec 3,9 millions d’agriculteurs (contre environ 30 millions en URSS), les Etats-Unis produisirent pas moins de 310 millions de tonnes. C’est terriblement révélateur de la tendance générale.

    Nikita Khrouchtchev

    Acheter des céréales aux Etats-Unis revient pour l’URSS à moitié moins cher que les produire elle-même, en admettant que ce soit possible ; pour le maïs, le soja, les œufs, la viande, les prix américains sont même quatre fois moins chers. Concrètement, cela signifie que sur le plan de la viande, on a la même évolution : la consommation par personne a chuté de 15 % entre 1965 et 1985.

    Cette instabilité économique reflète l’instabilité du régime dans sa base même. Le chaos témoigne d’une prise d’assaut par la bourgeoisie de toutes les structures sociales.

    Ainsi, si 70 % des membres du Comité Central élus au 19e congrès de 1952 ne faisaient pas partie de celui élu au XXIIe congrès de 1961, on peut voir que 60 % des personnes faisant partie de celui de 1956 n’y appartenait également plus en 1966. Un énorme tri sélectif était fait, avec les risques que cela comporte pour l’administration, les postes-clefs.

    Il est donc particulièrement significatif qu’entre 1963 et 1965, 100 000 personnes furent exclues du Parti Communiste d’Union Soviétique, et pas moins de 62 800 rien qu’en 1966. Inversement, entre 1953 et 1965 le PCUS connut un accroissement de son nombre de membres de 70 %. Les techniciens, ingénieurs, docteurs adhéraient en masse, pour pratiquement 1/3 de leurs couches sociales, et même 99 % pour les directeurs des kolkhozes.

    Nikita Khrouchtchev et John F. Kennedy

    Le problème le plus net de ce « renouvellement » se développa dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, où le succès du 20e congrès provoqua des velléités de lignes similaires, mais nationales, pavant la voie à l’effondrement du régime comme en Hongrie en 1956, où Nikita Khrouchtchev fit intervenir les chars soviétiques pour maintenir l’hégémonie soviétique.

    C’est un exemple où le révisionnisme soviétique refuse le révisionnisme local des pays de l’Est, se posant en force dominante exerçant une hégémonie, avec une clique bureaucratique mettant de côté les équivalents locaux de Nikita Khrouchtchev, allant jusqu’au contrôle direct sur le plan militaire. Les pays d’Europe de l’Est passèrent, en effet, sous la supervision militaire directe de l’URSS, par la formation du « pacte de Varsovie » en 1955.

    Un autre événement connu dans ce cadre fut la construction du mur de Berlin, en 1961, suite à l’échec de Nikita Khrouchtchev d’exercer une pression suffisante pour que les pays capitalistes abandonnent Berlin-Ouest.

    Une autre problématique, qui finit par coûter son poste de dirigeant à Nikita Khrouchtchev, fut le rapport qu’il établit avec les Etats-Unis d’Amérique. Il rentra dans une sorte de jeu de provocations verbales outrancières et de copinage assumé, dont le point culminant fut ses passages aux Etats-Unis.

    Lors de la visite de trois jours aux Etats-Unis en septembre 1959, tout en étant accueilli à la Maison Blanche, Nikita Khrouchtchev aligna les provocations, se plaignant de ne pas avoir pu aller à Disneyland.

    L’année suivante, en pleine session de l’ONU, il se mit à taper sur le pupitre principal avec sa chaussure en 1960, appelant à protester contre la personne ayant parlé avant lui, le représentant philippin Lorenzo Sumulon ayant critiqué la domination soviétique des pays de l’Est européen.

    Enfin, la crise des missiles de 1962, Nikita Khrouchtchev abandonna le projet d’installation de missiles soviétiques à Cuba, ayant provoqué un risque de guerre nucléaire mondiale. C’était le point culminant témoignant de l’incapacité de Nikita Khrouchtchev à gérer de manière adéquate l’affirmation de la nouvelle classe dominante en URSS.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste: les entreprises deviennent autonomes

    Le rétablissement du capitalisme dans les campagnes ne cessa de se renforcer. Ainsi, en 1964, les kolkhoziens pouvaient posséder une vache, un veau plus les veaux nés dans l’année, une truie avec ses petits ou un porc « gras », trois moutons ou chèvres avec leurs petits (cinq au cas où il n’y aurait pas de vache ou de porc), des poulets et des ruches en nombre illimité.

    L’acquisition d’une vache était aidée par un crédit d’État, les particuliers pouvaient directement acheter du fourrage d’État, ainsi que faire paître les vaches sur les terres publiques. Les impôts sur le bétail possédé par les citadins disparurent ; les prix de vente sur le marché privé étaient libérés.

    La possession de lopins de terre à cultiver était de plus en plus autorisé pour tous, et devenait même une obligation pour les instituteurs, les médecins et les techniciens vivant et travaillant dans les campagnes.

    En 1966, 3 % seulement des terres cultivées – dépendant de la petite production capitaliste – produisaient 60 % des pommes de terre, 40 % de la viande et des légumes, 39 % du lait, 68 % des œufs. C’était un triomphe pour le secteur capitaliste, si on pense en plus qu’une importante part du reste dépend des kolkhozes placés en situation d’autogestion.

    Cependant, en plus de cette ligne dans les campagnes, associée au renforcement du complexe militaro-industriel, il y avait la nécessité toutefois une seconde étape, mis en place par Leonid Brejnev lui-même, et connue sous le nom de « réforme Liberman », du nom de l’économiste Evseï Liberman.

    Couverture du Time avec Evseï Liberman :
    «Le flirt communiste avec les profits»

    Il était, en effet, nécessaire de procéder à la libéralisation de l’industrie elle-même. Le plan avait été brisé dans sa dimension centrale ; il fallait désormais rétablir la concurrence.

    Le principe fut en fait le même que pour les kolkhozes, qui devaient désormais acheter les machines et établir leur propre plan. Les entreprises, désormais, étaient indépendantes. Elles disposaient de fonds propres à investir comme elles l’entendaient, devant s’arranger avec d’autres pour se procurer des matières premières, établir des contrats à long terme, déterminer le nombre d’emplois qu’elles créaient, la variété des biens qu’elles décidaient de produire, etc.

    Les entreprises peuvent alors louer ou vendre à d’autres entreprises des parties d’elles-mêmes, que ce soit des structures de production ou bien des bâtiments, la production elle-même, etc. ; le capital obtenu ne peut pas leur être enlevé : chaque entreprise est devenue une unité autonome.

    Et bien entendu, qui dit indépendance financière des entreprises dit capacité de celles qui ont le plus de capital à prêter à crédit. En fait, la moitié du capital des entreprises devint au bout de quelques années dépendant du crédit, avec des intérêts tournant autour de 4-5 %.

    L’économie existe ainsi désormais pratiquement sans le plan ; dès 1970, 78,8% de l’investissement total provenait directement des fonds des entreprises. L’ensemble des 44 300 entreprises industrielles fonctionne selon ce principe (il y en avait 704 en 1966, 7248 faisant 50 % des profits en 1967, 26850 en 1968, 36049 en 1969).

    Pour parfaire également le système, les directeurs de chaque entreprise se voient attribués un rôle d’autorité suprême. Ils décident d’absolument tout, librement : des investissements et des contrats jusqu’aux embauches et aux licenciements.

    A partir de 1971, sur une décision du 24e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, les entreprises sont également encouragées à s’organiser en « associations de production » ; dès 1973, il y en a déjà 5000, exprimant une faramineuse tendance à la concentration : à peine les entreprises en concurrence, qu’on a déjà un capitalisme monopoliste qui se développe à très grande vitesse.

    L’État, de son côté, ne suivait plus que quelques indicateurs principaux : la quantité des biens produits, leur prix, le bilan comptable global, les profits et la profitabilité, le budget national, les investissements dans les nouvelles technologies, les équipements et le volume des matières premières.

    Concrètement, l’État supervisait l’ensemble de l’existence de la production et de la consommation, mais simplement de manière quantitative, et sans gérer aucun paramètre productif.

    Il s’agissait officiellement, bien entendu et comme toujours, de mener un combat « anti-bureaucratique », sans toucher à la base socialiste. Le Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique expliquait ainsi en 1965 dans sa « Décision pour améliorer la direction de l’industrie dans la réforme économique soviétique : Caractéristiques et objectifs principaux » :

    « La production des entreprises est régulée par de nombreux indices qui limitent l’indépendance et l’initiative du personnel des entreprises, diminuent leur sens des responsabilités. Pour améliorer l’organisation de la production il est judicieux de mettre fin à une régulation excessive de l’activité des entreprises, de réduire le nombre d’indices imposés aux entreprises. »

    Les conséquences étaient bien entendu de grande importance pour le renforcement de la couche bureaucratique devenant une véritable bourgeoisie. De manière tout à fait officielle, les quelques pour cents de responsables des entreprises recevaient 43,9% des fonds d’intéressement des entreprises, contre 50,7% aux prolétaires.

    Ceux-ci connaissaient des vagues de migration afin de chercher des conditions de travail meilleures ; dès 1967, 5,5 millions de personnes s’étaient déplacés de ville en ville, 3,1 millions de village en ville, 1,5 million de ville en village, et sans doute plusieurs millions de villages en villages.

    Les pénuries, les destructions écologiques et l’inflation se généralisaient, pour la simple raison que dans la recherche du profit maximum dans le cadre d’une domination monopolistique, les entreprises étaient totalement libres de leurs choix et de leurs prix.

    De la même manière que dans l’impérialisme une petite couche oligarchique a tendance à se former, vivant à part, capable de consommer des biens comme elle le souhaite, le « Parti Communiste » devenait une bourgeoisie formant une véritable caste.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste et la restauration des rapports capitalistes

    Après le triomphe du 20e congrès, Nikita Khrouchtchev formula ouvertement son plan de transformation de l’économie soviétique, tout d’abord dans un rapport au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique le 14 février 1957, puis le 30 mars 1957 dans quatre pages, résumant ce rapport, publiées dans la presse.

    Khrouchtchev prolongeait ainsi la révision, juste après la mort de Staline au début de l’année 1953, du 5e plan quinquennal pourtant adopté en octobre 1952. Il n’en ressort pas en apparence des changements très profonds, mais en réalité la tendance qui s’y masque est particulièrement significative.

    Pour comprendre cela, il faut s’attarder sur la figure de Leonid Brejnev. S’il ne faisait pourtant pas partie du Bureau Politique du Comité Central, il fut nommé par Khrouchtchev chef du Directorat politique de l’armée et de la marine, avec le très haut grade de lieutenant-général.

    Leonid Brejnev

    Brejnev devint par la suite secrétaire général du Parti Communiste de la République soviétique du Kazakhstan, où fut fondé le cosmodrome de Baïkonour. Lié à l’armée, au programme spatial ainsi qu’à l’industrie de la défense, Brejnev en devint le responsable au sein du Bureau Politique, avant de devenir en 1959 le second secrétaire du Comité Central, puis en 1960 président de la présidence du Soviet Suprême.

    Or, si l’on regarde ce qui se passe à partir de 1953, on peut voir que l’industrie de l’armement continue à empiéter sur la production industrielle, en produisant directement des biens de consommation ou encore des tracteurs. C’est une tendance au complexe militaro-industriel qui va aller en s’aggravant.

    Ce n’est pas tout : il y a un point essentiel, dont on ne peut comprendre l’ampleur sans doute qu’aujourd’hui. La révision du plan quinquennal concerne, en effet, surtout la production agricole et l’élevage. La petite propriété agricole et l’utilisation des animaux ont toujours été historiquement un vecteur du capitalisme, et c’est flagrant en Union Soviétique avec Khrouchtchev .

    On peut voir qu’en 1953, le cheptel est moins important qu’en 1928, sauf en ce qui concerne les cochons. Appartient d’ailleurs au secteur privé 29 % du cheptel des cochons, 39 % de celui des bœufs, 59,6 % de celui des vaches, ainsi qu’une importante part de la production de légumes et de pommes de terre. Un tiers de la production agricole relève du secteur privé.

    Or, Khrouchtchev procède à l’augmentation directe du prix fourni par l’État aux producteurs, celui-ci augmentant de 25 à 40 % pour les légumes, de 100 % pour le lait et le beurre, de 150 % pour les pommes de terre, de 1500 % pour la viande.

    Nikita Khrouchtchev

    L’impôt agricole baisse de 45 % en 1953 puis encore de 150 % en 1954. Les arriérés se voient accordés d’importantes remises, alors que des crédits sont facilités pour l’acquisition de vaches. De 1953 à 1954, la collecte de viande de l’État passe de 2,4 millions de tonnes à 4,1 millions de tonnes.

    Le montant total des versements annuels de l’État aux kolkhozes et au secteur agricole privé est de 31,3 milliards de roubles en 1952, puis de 41,4 en 1953, 64 en 1955, 88,5 en 1956, 97,1 en 1957, 144,9 en 1959.

    De plus, Khrouchtchev a liquidé les Stations de Machines et de Tracteurs, obligeant les kolkhozes à acheter le matériel agricole (dont les tracteurs), instaurant le commerce là où auparavant l’État gérait l’approvisionnement, brisant de manière décisive l’influence de l’État soviétique. Au lieu d’une décision centralisée de répartition (payée par l’État) des tracteurs, le plan de production des tracteurs n’est qu’une centrale de commandes obéissant aux demandes d’achats des kolkhozes.

    C’est là indéniablement un rétablissement du commerce capitaliste, que Khrouchtchev tente de faire passer pour une réforme anti-bureaucratique, comme ici dans un discours du 22 janvier 1958 :

    « On mettra fin à la répartition bureaucratique centralisée du matériel agricole qui provoque de nombreux désordres et cause des pertes énormes à l’Etat.

    Les Stations de Machines et de Tracteurs prennent n’importe quelle machine, même si elles n’en ont pas besoin : celles qui ne sèment pas de lin reçoivent quand même des machines pour récolter le lin; celles qui ne cultivent pas les choux reçoivent quand même des machines pour planter les choux. »

    En arrière-plan, il faut voir également que de 1950 à 1952, le nombre de kolkhozes était passé de 250 000 à 94 000, de 1693 hectares en moyenne. Il y a une tendance au renforcement bureaucratique des kolkhozes, qui gagnent en autonomie ; les kolkhozes n’ont plus également de plan détaillé de production, simplement un certain volume de production annuelle à obtenir.

    On comprend que Khrouchtchev ait mis en avant un mot d’ordre qui correspondait parfaitement aux exigences capitalistes d’exploitation, d’intensification de l’exploitation, de profit par l’intermédiaire de l’utilisation des animaux :

    « Rattraper dans les prochaines années les Etats-Unis pour la production de viande, de lait et de beurre par tête d’habitant ».

    Tout cela signifie qu’une véritable classe de capitalistes – cachée dans la bureaucratie des kolkhozes et ouvertement présente dans la petite production – s’affirmait dans les campagnes, bénéficiant d’un vaste transfert des richesses vers elle.

    Elle profitait également de la destruction de l’autorité centrale de la planification, qu’était la Commission économique d’État pour la planification courante, alors qu’en même temps les prérogatives ministérielles passaient dans les mains des pouvoirs locaux des républiques. Khrouchtchev justifiait cela au nom de la prétendue impossibilité de planifier de manière centralisée 200 000 entreprises industrielles et 100 000 chantiers.

    Le résultat fut bien sûr le chaos ; le stock des biens invendus représente 1485 million de roubles au premier janvier 1959, et 4133 millions de roubles au premier janvier 1964.

    Mais, en réalité, toute la désorganisation prétendument anti-bureaucratique servait la structuration d’une nouvelle classe bourgeoise.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste et la «coexistence pacifique»

    Après 1945, les thèses soviétiques étaient que les contradictions inter-capitalistes s’exacerberaient, que la tendance à la guerre deviendrait de plus en plus forte, que l’impérialisme américain était à la tête d’opérations de sabotages, d’infiltrations et d’agression contre l’Union Soviétique.

    Par conséquent, il fallait mobiliser les masses sur des thèmes anti-guerre, ainsi que prôner l’interdiction de l’arme atomique. Ces considérations s’appuient sur la thèse du matérialisme dialectique comme quoi l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme, produisant la guerre et le fascisme.

    Cependant, Nikita Khrouchtchev représentait une clique de bureaucrates et de carriéristes au sein du Parti, de l’industrie et de l’armée, qui n’avaient par conséquent aucunement envie d’assumer un conflit idéologique ouvert, avec les pays capitalistes, ni de s’engager de manière militante dans le soutien à des processus révolutionnaires où les Partis Communistes s’engagent les armes à la main.

    L’un des points essentiels était par conséquent non pas simplement de rejeter l’idéologie comme guide, en utilisant l’argument du « culte de la personnalité » ; il fallait également impérativement abandonner les conséquences pratiques sur le plan des rapports avec les pays capitalistes.

    De là est né le concept de « coexistence pacifique », dont l’expression est trompeuse, car elle sous-tend en réalité une concurrence bien définie entre les Etats-Unis et l’URSS.

    Nikita Khrouchtchev et Fidel Castro

    Auparavant, cette concurrence était idéologique ; elle concernait deux visions du monde antagonistes, les critères étaient ceux de l’idéologie, de la réalisation de révolutions : l’objectif était ouvertement le renversement des régimes capitalistes.

    Le principe de « coexistence pacifique » abolit cet affrontement idéologique et l’évaluation en termes de bouleversement, pour prôner une mise en concurrence URSS – États-Unis au sein de ce qui serait une hégémonie mondiale soviéto-américaine. Selon Nikita Khrouchtchev, les États-Unis et l’URSS sont en quelque sorte en « finale » d’un championnat dont les autres protagonistes doivent rester mis à l’écart, et dont le contrôle dépend du rapport de forces internes entre les deux « grands ».

    Nikita Khrouchtchev justifie cela au nom de l’existence de la bombe atomique ; dans un discours de juillet 1959, il résume cela de la manière suivante :

    « Votre voisin peut vous plaire ou ne pas vous plaire. Vous n’êtes pas obligé de vous lier d’amitié avec lui. Mais vous vivez côte à côte, et que faire si ni vous ni lui ne voulez quittez le lieu auquel vous vous êtes attachés?

    A plus forte raison, il en est ainsi dans les relations entre les États…

    Il n’y a que deux issues : ou bien la guerre –et au siècle des missiles et de la bombe à hydrogène, elle est grosse des conséquences les plus graves pour tous les peuples- , ou bien la coexistence pacifique. »

    Au XXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, il avait déjà affirmé cela, en les termes suivants :

    « L’établissement de relations d’amitié durables entre les deux plus grandes puissances du monde, l’Union soviétique et les États Unis d’Amérique, aurait une importance majeure pour le renforcement dela paix dans le monde entier.

    Si l’on faisait reposer les relations entre l’URSS et les États Unis sur les cinq principes majeurs de la coexistence pacifique: respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, non-agression, non-ingérence dans les affaires intérieures, égalité et avantage réciproque, coexistence pacifique et coopération économique, cela aurait une portée vraiment exceptionnelle pour toute l’humanité (…).

    Les guerres ne sont pas inévitables, ne sont pas fatales. Il y a à présent des forces sociales et politiques puissantes qui disposent de moyens sérieux pour empêcher les impérialistes de déclencher la guerre et, au cas où ces derniers l’oseraient, pour infliger une riposte foudroyante aux agresseurs. »

    Ainsi, puisque l’URSS est une grande puissance, « alliée » à de nombreux pays, et disposant de soutiens nombreux avec les Partis Communistes, alors la guerre est évitable, et même la révolution violente : on pourrait arriver au pouvoir de manière institutionnelle, le rapport de forces « pacifiant » les rapports sociaux.

    Cette conception fut à la base de la polémique ouverte entre le Parti Communiste d’Union Soviétique et le Parti Communiste de Chine, de nombreux regroupements soutenant le second (il est à noter que ce n’est pas le cas en France, où les « marxistes-léninistes » quittèrent le Parti Communiste français dans les années 1960, au nom du refus du soutien à la candidature de François Mitterrand et au nom du soutien au FLN algérien).

    Elle témoigne des changements profonds en URSS à l’époque de Nikita Khrouchtchev.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • L’URSS social-impérialiste et l’exposition Picasso

    L’espagnol Pablo Picasso (1881-1973) est un peintre membre de « l’avant-garde » décadente du début du XXe siècle, principalement du courant cubiste qu’il a contribué à fonder, avant de participer de manière décisive à ce qui deviendra l’art abstrait.

    Menant une vie de bohème à la manière d’un millionnaire, Pablo Picasso était très proche du Parti Communiste français, qui combinait thorézisme et une ligne culturelle justement tournée vers les courants cubistes – futuristes – surréalistes qui avaient été catégoriquement rejetés par le réalisme socialiste en URSS.

    Pablo Picasso participa ainsi à certaines activités du Parti Communiste français, qu’il finit par rejoindre en 1946. Il dessina une colombe de la paix comme emblème du mouvement pacifique et anti-nucléaire lancé par le Mouvement Communiste International.

    A ce titre, il fut arrêté pendant douze heures par les services d’immigration lors de son voyage à Londres en 1950, et il refusera par la suite de retourner en Angleterre. Pareillement fut refusée sa demande de visa pour les États-Unis où il devait remettre au congrès américain un appel à la paix et contre les armes atomiques.

    Pablo Picasso était tout à fait dans la ligne élaborée par Louis Aragon et Paul Eluard au sein du Parti Communiste français : l’artiste mène une vie de Bohème totalement indépendante, mais doit prendre parti à certains moments.

    Pour cette raison, Pablo Picasso peignit notamment en 1951 une fresque appelée La Guerre et la Paix ainsi que le tableau Massacre en Corée, ou de manière plus connue Le charnier en 1944 et Guernica en 1937.

    Pablo Picasso, La Guerre et la Paix 

    Cette démarche, aussi engagée qu’elle puisse avoir été, était en contradiction formelle avec la définition des arts et de la littérature par le réalisme socialiste. Aussi, Nikita Khrouchtchev l’utilisa directement, en organisant une grande exposition Pablo Picasso en Union Soviétique en 1956, dans le prolongement du XXe congrès.

    C’est Ilya Ehrenbourg qui se chargea de la mettre en place, chose qu’il rééditera en 1963. Il avait, dès 1953, publié un article dans le quotidien du Parti Communiste italien, L’Unita, pour faire l’éloge de Pablo Picasso à l’occasion d’une rétrospective à Rome et Milan.

    Cependant, officiellement, c’est le VOKS, organisme chargé des relations culturelles avec les pays étrangers, et plus précisément son « secteur des amis de la science et de la culture français », qui proposa au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique l’exposition pour célébrer les 75 ans de Pablo Picasso, à Leningrad puis à Moscou.

    C’était par conséquent une initiative ouvertement officielle, mais qui contournait le système artistique officiel en URSS, avec également, pour contourner d’autant plus les musées, une organisation extrêmement rapide en quelques semaines, et donc un personnel des musées débordé et incapable de faire face idéologiquement et esthétiquement à 38 œuvres habilement choisies et remises à l’ambassade soviétique à Paris par Pablo Picasso lui-même, qu’on ne saurait par conséquent officiellement sélectionner ou refuser.

    C’était, en pratique, un coup d’État par rapport aux instances artistiques traditionnelles, et un appel d’air pour la réouverture du musée d’art contemporain occidental, fermé depuis 1941, alors qu’en même temps des cercles d’artistes moscovites appelaient à réhabiliter l’impressionnisme.

    Un autre événement fut organisé pour renforcer cette tendance au libéralisme et au progressisme « bourgeois bohème », avec la tenue en URSS du Festival International de la Jeunesse, en 1957.

    34 000 jeunes de 131 pays, appartenant à des structures de jeunesse liées aux Partis Communistes, vinrent à Moscou, dans une ambiance commençant déjà à célébrer le pacifisme dans le sens de la « coexistence pacifique », qui était au cœur même de l’affirmation idéologique du révisionnisme de Nikita Khrouchtchev.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste

  • Le XXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique

    Le XXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) fut un moment clef de l’histoire de l’URSS.

    Normalement, les congrès possédaient une large publicité, témoignant de la vie du Parti dirigeant la société. Les délégués débattent suite au rapport fait par la direction, une ligne est votée pour le futur et des dirigeants élus pour l’appliquer.

    Le XXe congrès dérogea totalement à la règle, puisque le secrétaire du PCUS prononça un « discours secret ». Ce discours ne fut pas sténographié, et il fut même demandé aux 1400 délégués de ne pas en dévoiler le contenu.

    Une version écrite fut remise aux délégations étrangères, mais sans le droit de prendre des notes ni, évidemment, de l’emporter.

    La tribune du XXe congrès du PCUS

    Une semaine après, une version fut imprimée, puis quelques jours après transmise à certaines personnes, également pour être parfois lue lors de réunions à huis-clos, cela procédant d’une décision prise symboliquement par le Comité Central le 5 mars 1956, jour anniversaire de la mort de Staline. A la mi-avril, environ 30 000 personnes par grande ville étaient impliquées dans ces discussions lancées par en haut.

    Le contenu de ce rapport se diffusa ainsi lentement ; dans ce cadre, dans le quotidien du PCUS, la Pravda, parut à la fin du mois un article intitulé Pourquoi le culte de la personnalité est-il étranger à l’esprit du marxisme-léninisme ?

    Puis vint l’étape finale. En juin 1956 en effet, le département d’État américain qui s’était procuré le document commença à le publier massivement en plusieurs langues ; en France, c’est le quotidien Le Monde qui se chargea de cette besogne.

    Nikita Khrouchtchev

    En Union Soviétique, le rapport ne fut par contre jamais rendu public il ne sera publié qu’en 1989 puis en 2002. Avant 1989, le « rapport secret » n’existait officiellement pas ; il n’était pas possible d’y faire référence, ni même de le citer.

    Pourtant, et c’est le paradoxe, officiellement le rapport secret était le fruit des travaux d’une commission d’enquête menée par Piotr Pospelov sur de prétendues actions illégales faites par Staline au sein du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

    Il était prétendu que les résultats de la commission ne seraient arrivés qu’au moment du congrès, et qu’alors la direction du PCUS ne savait pas comment aborder la question, Nikita Khrouchtchev se « sacrifiant » pour expliquer la chose avec « émotion », de manière plus ou moins improvisée.

    Le rapport consiste ainsi en une série d’accusations, Staline étant présenté comme ayant dévoyé le centralisme démocratique, organisé une terreur absurde, commis des erreurs militaires terribles pendant la seconde guerre mondiale impérialiste, pour finir en sombrant dans la paranoïa et des purges délirantes, etc.

    Toutefois, le ton reste paradoxalement mesuré, car l’objectif de Nikita Khrouchtchev est très précis. Représentant des forces nées à l’intérieur du régime, même si contre lui sur le plan des idées et de la pratique, il a besoin d’en préserver le cadre.

    Nikita Khrouchtchev prétend alors que Staline fait l’erreur de continuer la lutte des classes alors que ce n’était plus la peine, et que cela a provoqué une sorte de guerre civile dans le PCUS (bolchevik), Staline perdant prétendument toujours davantage pied avec la réalité dans ce processus paranoïaque et mégalomaniaque.

    Le problème n’est donc pas Staline, mais l’absence de direction collégiale, c’est-à-dire en réalité – mais cela Nikita Khrouchtchev ne le dit pas – de la direction idéologique communiste, qui s’oppose aux intérêts collectifs des couches sociales représentées par Nikita Khrouchtchev.

    Voici ce que dit notamment Nikita Khrouchtchev dans le « rapport secret » :

    « Il faut se souvenir que le XVIIe Congrès est connu historiquement sous le nom de « Congrès des vainqueurs ». Les délégués au Congrès avaient été des artisans actifs de l’édification de notre Etat socialiste ; nombre d’entre eux avaient souffert et combattu pour la cause du Parti pendant les années pré-révolutionnaires dans la conspiration et sur les fronts de la guerre civile ; ils avaient combattu leurs ennemis avec vaillance et avaient souvent regardé la mort en face.

    Comment peut-on alors supposer que ces gens pouvaient être à « double face » et avaient rejoint le camp des ennemis du socialisme à l’époque qui a suivi la liquidation politique des zinoviévistes, des trotskistes et des droitiers, et après les grandes réalisations de l’édification socialiste ?

    C’était la conséquence de l’abus de pouvoir par Staline qui commença à utiliser la terreur de masse contre les cadres du Parti.

    Pour quelle raison les répressions de masse contre les activistes n’ont-elles cessé d’augmenter après le XVIIe Congrès ? C’est parce que, à l’époque, Staline s’était élevé à un tel point au-dessus du Parti et au-dessus de la Nation qu’il avait cessé de prendre en considération le Comité central ou le Parti.

    Alors qu’il avait toujours tenu compte de l’opinion de la collectivité avant le XVIIe Congrès, après la totale liquidation politique des trotskistes, des zinoviévistes et des boukhariniens, au moment où cette lutte et les victoires socialistes avaient conduit à l’unité du Parti, Staline avait cessé, à un point toujours plus grand, de tenir compte des membres du Comité central du Parti et même des membres du Bureau politique.

    Staline pensait que, désormais, il pouvait décider seul de toutes choses et que les figurants étaient les seuls gens dont il ait encore besoin; il traitait tous les autres de telle sorte qu’ils ne pouvaient plus que lui obéir et l’encenser (…).

    Prenez par exemple les Résolutions du Parti et des soviets. Elles étaient préparées d’une façon routinière, souvent sans tenir compte de la situation concrète. On était arrivé au point que les militants, même dans les réunions les moins importantes, lisaient leurs discours. Il en résultait un danger de formalisme dans le travail du Parti et des soviets, et la bureaucratisation de tout l’appareil.

    La répugnance de Staline à considérer les réalités de l’existence et le fait qu’il n’était pas au courant du véritable état de la situation dans les provinces peuvent trouver leur illustration de la façon dont il a dirigé l’agriculture.

    Tous ceux qui ont pris un tant soit peu d’intérêt aux affaires nationales n’ont pas manqué de constater la difficile situation de notre agriculture. Staline, lui, ne le remarquait même pas. Avons-nous attiré l’attention de Staline là-dessus? Oui, nous l’avons fait, mais nous ne fûmes pas appuyés par lui. Pourquoi? Parce que Staline ne s’est jamais déplacé, parce qu’il n’a pas pris contact avec les travailleurs des villes et des kolkhozes. Il ignorait quelle était la situation réelle dans les provinces.

    C’est à travers des films qu’il connaissait la campagne et l’agriculture. Et ces films avaient beaucoup embelli la réalité dans le domaine de l’agriculture (…).

    Camarades ! Afin de ne pas répéter les erreurs du passé, le Comité central s’est déclaré résolument contre le culte de l’individu. Nous considérons que Staline a été encensé à l’excès. Mais, dans le passé, Staline a incontestablement rendu de grands services au Parti, à la classe ouvrière, et au mouvement international ouvrier.

    Cette question se complique du fait que tout ce dont nous venons de discuter s’est produit du vivant de Staline, sous sa direction et avec son concours ; Staline était convaincu que c’était nécessaire pour la défense des intérêts de la classe ouvrière contre les intrigues des ennemis et contre les attaques du camp impérialiste.

    En agissant comme il l’avait fait, Staline était convaincu qu’il agissait dans l’intérêt de la classe laborieuse, dans l’intérêt du peuple, pour la victoire du socialisme et du communisme. Nous ne pouvons pas dire que ses actes étaient ceux d’un despote pris de vertige. Il était convaincu que cela était nécessaire dans l’intérêt du Parti, des masses laborieuses, pour défendre les conquêtes de la révolution. C’est là que réside la tragédie ! »

    Cet extrait résume bien l’approche de Nikita Khrouchtchev. Mais pour bien saisir comment il tente en réalité ici une transition en douceur sur le plan culturel, il faut voir à la fois la réorganisation du PCUS à partir de 1953, mais également la signification de la grande campagne accompagnant l’exposition Picasso à Moscou en 1956.

    =>Retour au dossier sur l’URSS social-impérialiste