Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • L’URSS socialiste, le recensement et le contrôle

    La révolution russe ayant triomphé du tsarisme et de la bourgeoisie en 1917, c’est la question du socialisme qui se pose et qui est formulée par Lénine, une nouvelle fois. Celui-ci n’a donc pas été que le dirigeant de la révolution russe et du parti des bolchéviks : il est également celui qui organise le socialisme dans la période suivant la révolution.

    Affiche de 1920 :
    [le dirigeant blanc] Wrangel est encore vivant,
    il faut en finir avec lui.

    Or, le problème est évidemment que les masses qui ont fait la révolution n’ont nullement l’habitude de gouverner, c’est-à-dire d’organiser et de gérer. Il y a là une contradiction fondamentale, que Lénine formule de la manière suivante en décembre 1917 :

    « Le grandiose remplacement du travail forcé par le travail pour soi, par le travail organisé méthodiquement à l’échelle gigantesque de l’État (et aussi, dans une certaine mesure, à l’échelle internationale, mondiale) exige également – outre les mesures «militaires» pour réprimer la résistance des exploiteurs – d’immenses efforts d’organisation, de la part du prolétariat et de la paysannerie pauvre.

    Cette tâche est inséparable de l’écrasement militaire, implacable, des esclavagistes d’hier (les capitalistes) et de la meute de leurs laquais, ces messieurs les intellectuels bourgeois (…).

    « On ne pourra pas se passer de nous »  : ainsi se consolent les intellectuels accoutumés à servir les capitalistes et l’État capitaliste. Leur calcul cynique est voué à l’échec : dès à présent, des gens instruits se détachent d’eux, passent aux côtés du peuple, aux côtés des travailleurs qu’ils aident à briser la résistance des laquais du capital.

    Quant aux organisateurs de talent, ils sont nombreux dans la paysannerie et dans la classe ouvrière ; ils commencent tout juste à prendre conscience d’eux-mêmes, à s’éveiller, à se tourner vers un grand travail vivant et créateur, à entreprendre de leur propre initiative l’édification de la société socialiste.

    Une des tâches les plus importantes de notre temps, sinon la plus importante, consiste à stimuler aussi largement que possible cette initiative spontanée des ouvriers, de tous les travailleurs et exploités en général, dans leur labeur fécond d’organisation. Il faut détruire à tout prix ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules les prétendues «classes supérieures», seuls les riches ou ceux qui sont passés par l’école des classes riches, peuvent administrer l’État, organiser l’édification de la société socialiste.

    C’est là un préjugé. Il est entretenu par une routine pourrie, par l’encroûtement, par l’habitude de l’esclave, et plus encore par la cupidité sordide des capitalistes, qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant.

    Non, les ouvriers n’oublieront pas un seul instant qu’ils ont besoin de la force du savoir. Le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’instruire, surtout aujourd’hui, atteste qu’à cet égard il n’y a pas, il ne peut y avoir d’erreur au sein du prolétariat.

    Mais pour ce qui est du travail d’organisation, il est à la portée du commun des ouvriers et des paysans, pourvu qu’ils sachent lire et écrire, qu’ils connaissent les homme et soient munis d’une expérience pratique.

    Parmi la «plèbe», dont les intellectuels bourgeois parlent avec hauteur et mépris, ces hommes sont légion. Au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie, ces talents constituent une source intarissable et encore intacte.

    Les ouvriers et les paysans sont encore «timides». Ils ne se sont pas encore faits à l’idée qu’aujourd’hui ce sont eux la classe dominante ; ils ne sont pas encore assez résolus.

    La révolution ne pouvait pas susciter d’emblée ces qualités chez des millions et des millions d’hommes que la faim et la misère avaient contraints toute leur vie durant à travailler sous la trique.

    Mais la force, la vitalité, l’invincibilité de la Révolution d’Octobre 1917 tiennent précisément au fait qu’elle éveille ces qualités, renverse toutes les vieilles barrières, rompt les liens vétustes, et engage les travailleurs dans la voie où ils créent eux-mêmes la vie nouvelle.

    Le recensement et le contrôle, telle est la tâche économique essentielle de tout Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, de toute société de consommation, de toute association ou comité de ravitaillement, de tout comité d’usine ou de tout organe de contrôle ouvrier en général. »

    Comment organiser l’émulation ?
    Lénine

    Lénine considère cependant que ce changement de mentalité doit également s’exprimer au sein des révolutionnaires eux-mêmes. Il constate ainsi, de manière précise :

    « Le mot d’ordre de l’esprit pratique et du sens des affaires n’a jamais joui d’une grande popularité parmi les révolutionnaires. On peut même dire qu’il n’y a jamais eu, à leurs yeux, de mot d’ordre moins populaire.

    On conçoit parfaitement qu’à l’époque où la tâche des révolutionnaires était de détruire la vieille société capitaliste, ils devaient adopter à l’égard de ce mot d’ordre une attitude négative et ironique.

    Car, dans la pratique, ce mot d’ordre dissimulait alors, sous telle ou telle autre forme, le désir de s’accommoder du capitalisme ou de freiner la poussée du prolétariat contre les assises du capitalisme, d’atténuer la lutte révolutionnaire contre le capitalisme.

    On comprend fort bien que les choses devaient se transformer radicalement après la conquête du pouvoir, après l’affermissement de ce pouvoir, après que l’on eut abordé la création sur une vaste échelle des bases de la société nouvelle, c’est-à-dire socialiste. »

    Première ébauche de « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets »

    Le souci de l’organisation signifiait nécessairement l’acceptation de compromis temporaires. L’un de ceux-ci fut l’intégration d’experts bourgeois, pour contribuer à l’élan du prolétariat sur le plan de la gestion de l’État socialiste.

    Comme le constate Lénine alors, en mars-avril 1918 :

    « Si notre prolétariat, une fois maître du pouvoir, avait rapidement tranché la question du recensement, du contrôle et de l’organisation à l’échelle du pays (ce qui était impossible par suite de la guerre et de l’état arriéré de la Russie), nous aurions pu, après avoir brisé le sabotage, nous soumettre entièrement les spécialistes bourgeois grâce à la généralisation du recensement et du contrôle. »

    Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

    Cela signifie que le nouveau régime doit accepter le compromis de payer des experts bourgeois avec des salaires élevés, ce qui est bien sûr, comme le dit Lénine, un « pas en arrière ».

    Lénine

    Ce n’est cependant pas tout. De par sa situation historique, la Russie était particulièrement arriérée sur le plan des méthodes de travail. Le socialisme doit donc assumer de remodeler celui-ci, afin d’élever les forces productives.

    Une formule très connue de Lénine fut ainsi :

    « Si la Russie n’adopte pas une nouvelle technique supérieure à l’ancienne, il ne saurait être question ni du relèvement de l’économie nationale, ni du communisme. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, car sans électrification il est impossible de relever l’industrie ».

    Notre situation intérieure et extérieure, 1920

    Cela signifie que Lénine a compris le caractère inéluctable de la modernisation des méthodes de travail.

    Le communisme, c’est
    le pouvoir des Soviets + l’électrification

    Lénine explique ainsi :

    « Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal. Et il ne pouvait en être autrement sous le régime tsariste où les vestiges du servage étaient si vivaces.

    Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur.

    Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l’analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l’élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l’introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc.

    La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine.

    Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme.

    Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques.

    Il faut aussi, en visant à augmenter la productivité du travail, tenir compte des particularités de la période de transition du capitalisme au socialisme, qui exigent, d’une part, que soient jetées les bases de l’organisation socialiste de l’émulation et, d’autre part, que l’on use des moyens de contrainte, de façon que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne soit pas discrédité par l’état de déliquescence du pouvoir prolétarien dans la vie pratique. »

    Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

    Bien entendu, une telle perspective s’oppose de manière complète à l’anarchisme. Les exigences historiques ne peuvent pas être niées, aux yeux de Lénine, qui récuse par conséquent complètement les idéologies bourgeoises, qui placent par définition l’individu au cœur des questions sociales et idéologiques.

    Lénine peut donc dire de manière très claire :

    « Toutes les habitudes et les traditions de la bourgeoisie en général, et de la petite bourgeoisie en particulier, s’opposent, elles aussi, au contrôle de l’État et s’affirment pour l’inviolabilité de la « sacro-sainte propriété privée », de la « sacro-sainte » entreprise privée.

    Nous constatons maintenant de toute évidence à quel point est juste la thèse marxiste selon laquelle l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme sont des tendances bourgeoises ; combien celles-ci sont en contradiction irréductible avec le socialisme, la dictature du prolétariat, le communisme.

    La lutte pour inculquer aux masses l’idée de l’enregistrement et du contrôle d’État soviétiques — , la lutte pour l’application de cette idée, pour la rupture avec le passé maudit qui avait habitué les gens à considérer l’effort pour se procurer le pain et les vêtements comme une affaire « privée », la vente et l’achat, comme une transaction qui « ne regarde que moi », c’est là une lutte d’une immense envergure, d’une portée historique universelle, de la conscience socialiste contre la spontanéité bourgeoise et anarchique. »
    (Les tâches immédiates du pouvoir des soviets)

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  • Jean-Sébastien Bach et l’Allemagne démocratique

    A l’occasion de l’anniversaire de Jean-Sébastien Bach, le Parti Socialiste Unifié (SED) publia, dans la partie démocratique de l’Allemagne, à l’Est, un document le 19 mars 1950 affirmant que celui-ci était une référence nationale.

    « Dans la grande lutte du Front national de l’Allemagne démocratique pour l’unité de notre patrie, pour la paix et contre le danger d’une nouvelle guerre impérialiste, la bataille pour le renouvellement démocratique de la vie culturelle de notre nation joue un grand rôle.

    Le renouvellement ne peut se faire que sur la base du grand héritage culturel allemand, qui expriment dans son entier caractère la tradition culturelle libre et progressiste.

    Ce n’est que dans un combat aigu contre toutes les influences de la barbarie culturelle américaine en décomposition que peut et sera entièrement réalisé le renouvellement démocratique de notre vie culturellement.

    L’étendue dans son ensemble de cette décisive confrontation entre les promoteurs du cosmopolitisme, cette idéologie réactionnaire, impérialiste dans l’Ouest de l’Allemagne, qui entreprend d’enterrer toute indépendance nationale de notre peuple, et les porteurs progressistes d’une nouvelle culture allemande, se voit bien avec les prises de position au sujet de l’année de Bach, en 1950, à l’occasion du 200e anniversaire de la mort de grand compositeur allemand.

    Dans l’Ouest de l’Allemagne, on cherche avec des prétextes ridicules à refuser la diffusion des œuvres de Bach organisée par la radio de Leipzig.

    Les forces réactionnaires cherchent à également utiliser la célébration du souvenir du grand compositeur allemand pour leurs objectifs diviseurs, anti-nationaux.

    Les forces progressistes de notre peuple, la classe ouvrière allemande, doivent d’autant plus assumer la responsabilité de présenter Bach comme référence nationale.

    Bach a été un grand acteur de l’avancée de la musiques. Faire références à ses œuvres, c’est faire référence à la tradition libre et progressiste de notre peuple.

    L’activité de Bach se situe au moment de dégradation la plus profonde et de la paralysie nationale du peuple allemand, qui souffrait encore des conséquences des terribles destructions de la guerre de trente ans.

    A l’opposé de la Russie, de l’Angleterre et de la France, parvenus à l’unité nationale, la conscience nationale ne pouvait se développer que difficilement das une Allemagne entièrement morcelée.

    L’absence de dignité nationale des petits despotes, qui vendaient leurs sujets à des puissances étrangères contre « un prix du sang », la mentalité d’épicier des bourgeois des corporations, dont la vue ne dépassait pas les murs entourant la ville, le maintien brutal par les chefs féodaux des paysans à leur statut, dans la misère et l’obscurité, voilà à quoi ressemblait l’Allemagne où vivait Bach et où il réalisa ses grandes œuvres.

    Et il y avait tout de même dans cette nuit profonde des gens, qui avant tout par la liaison avec les esprits progressistes à l’étranger, se soulevaient contre cette misère et pavaient la voie à un nouveau développement par leur travail.

    A ces personnes peu nombreuses, il faut compter Leibniz, Wolff et d’autres, dont Jean-Sébastien Bach.

    La grande signification nationale de Bach repose en ce qu’il a retravaillé les traditions d’alors de la musique allemande, dans une forme nouvelle et indépendante, et qu’il a les fusionné avec les acquisitions de la musique des autres peuples à cette époque, pour un langage musical totalement nouveau.

    La grande signification de Bach repose en ce qu’il a fait sauté les entraves posées par l’Église à la musique, et au lieu de formules mortes, a posé le vécu et le sentiment humains, où s’exprima l’opposition humaniste bourgeoise à la société féodale s’effondrant.

    La grande signification de Bach repose en ce que, lié de manière étroite au peuple, il a utilisé la chanson populaire et la danse populaire dans son trésor mélodique, et par le travail sur les chansons populaires et d’autres mélodies profanes, les a « déprofanisés » en en faisant des chœurs et de la musique pour l’Église.

    La grande signification de Bach repose en sa maîtrise complète de tous les instruments et sa liaison avec le travail productif artisanal, qui le mettait en capacité d’inventer de nouveaux instruments.

    La grande signification de Bach repose enfin en ce qu’il a travaillé ses connaissances dans le domaine musical jusqu’à les amener à une forme nouvelle, plus élevée, de la production musicale et par là préparait tout le futur développement de la musique allemande.

    En cela, il a enrichi le trésor musical de tous les peuples.

    Pour parvenir à réaliser une telle œuvre véritablement nationale et en même temps servant toute l’humanité à une époque de morcellement la plus grande, il faut un grand être humain, qui avait la conscience de soi bourgeoise et était traversé de la grandeur de sa tâche.

    Bach disposait de ces deux choses, même s’il ne fut pas en mesure de se libérer totalement de l’atmosphère nivelant par le bas de l’existence petits États allemands, ce qui s’exprime dans certaines œuvres faisant les louanges de la « fuite du monde ».

    [Par exemple le chant religieux Komm, süßer Tod BWV 478 : « Viens, douce mort, viens, conduis-moi dans la paix parce que je suis las du monde, ah ! viens, je t’attends, viens vite et conduis-moi, ferme-moi les yeux. Viens, bienheureux repos ! »]

    Mais son étroite liaison avec le peuple, sa détermination en rapport avec les avancées des autres peuples progressistes et sa capacité technique magistrale lui ont permis de réaliser une telle oeuvre.

    A l’exception de peu de compositeurs, parmi eux Beethoven et Mendelssohn-Bartholdy [Wolfgang Amadeus Mozart est ici sciemment non cité, qui l’attribue à l’Autriche], la bourgeoisie allemande n’a jamais compris la grande signification de Bach.

    Ce n’est que 70-80 années après sa mort que ses œuvres ont été de nouveau joués. La bourgeoisie libérale voyait en Bach seulement le musicien d’église, toute relation au peuple fut ou bien fut subrepticement ou bien masquée.

    Dans la période de l’impérialisme, la bourgeoisie a faussé Bach pour en faire un formaliste [allusion aux interprétations « mathématiques de son œuvre] ou un représentant d’un faste froid et sans contenu.

    L’incapacité de la bourgeoisie allemande à conserver le grand héritage national de notre peuple et de le maintenir en vie se voit de manière drastique à l’exemple de Jean-Sébastien Bach.

    C’est seulement la défaite des impérialistes allemands amenée par l’écrasement du fascisme allemand par les armées de l’Union Soviétique socialiste qui a libéré la voie à une évaluation objective correcte et une valorisation de Bach.

    La classe ouvrière, comme porteuse de la lutte pour l’unité de notre peuple et ainsi aussi pour l’unité de notre culture, voit en Bach un des plus grands représentants de la culture allemande, dont l’œuvre d’une force représentative magistrale la plus haute est également l’expression d’une conscience culturelle de l’ensemble de l’Allemagne, formant par conséquent une contribution importante du peuple allemand à la culture mondiale.

    Bach a porté la gloire des meilleures réalisations allemandes bien au-delà des frontières de l’Allemagne.

    Le grand soin qu’accorde en particulier le peuple soviétique à la musique de Bach est une preuve de la reconnaissance de sa signification mondiales et de l’effectivité de ce grand poète des sonorités par le pays le plus libre et le plus progressiste du monde, le pays du socialisme réalisé.

    La direction du Parti de l’Unité Socialiste salue par conséquent la mise en place de l’année de Bach 1950 comme une importante contribution à l’éducation démocratique de notre peuple, comme un événement de grande signification dans notre lutte pour le fait de prendre soin de la culture allemande et de son renouvellement démocratique, comme un moyen du renforcement des liens culturels avec tous les peuples aimant la liberté et la paix.

    Les œuvres musicales de Bach, qui ont fait avancer dans le domaine de la musique, trouvent leur valorisation historique auprès des forces progressistes de notre époque, avant tout la classe ouvrière.

    La direction du Parti exige de chaque membre le soutien aux initiatives dans l’année Bach, car la préservation et l’appropriation critique de l’héritage culturel national appartient aux tâches fondamentales du Parti du marxisme-léninisme.

    Lors de l’année Bach 1950, nous défendons notre culture national contre toutes les tentatives de décomposition et de division de l’impérialisme américain.

    Par une lutte opiniâtre et infatigable contre toutes les tentatives de fausser Bach et d’en faire dans le sens de la propagande cosmopolite un musicien d’église « supranational » ou bien un formaliste, nous montrons à tout le peuple allemand la signification nationale de Bach.

    La réalisation de l’année Bach et ainsi une tâche du Front national de l’Allemagne démocratique et en même temps une contribution importante à la réalisation victorieuse de notre lutte pour la paix et une Allemagne démocratique unie. »

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  • Jean-Sébastien Bach: la limite historique et l’avenir de la musique

    Chez Jean-Sébastien Bach, la mélodie devient telle une cellule qui se reproduit en d’autres voix et qui interagit avec les autres cellules. Une célèbre anecdote est celle où le souverain Frédéric II, lors d’une visite de Jean-Sébastien Bach, lui remet le thème d’une fugue, c’est-à-dire une mélodie qui connaît une « réponse ».

    Cette « réponse » consiste en la mélodie d’origine, mais modifiée, comme lors d’un dialogue de deux personnes autour d’un même thème ; elle est également accompagnée de la première voix, l’appuyant par un contre-sujet, et le processus peut se multiplier par d’autres voix.

    Frédéric II le met au défi de composer au sujet du thème donné et Jean-Sébastien Bach joue directement la fugue à trois, quatre, puis cinq voix, envoyant ensuite l’ensemble, un peu plus tard avec une version à six voix, comme « offrande  musicale » au souverain.

    On a ici une véritable vue de la force et de la faiblesse de Jean-Sébastien Bach, au-delà du caractère formidable de sa musique. Ses œuvres les plus marquantes sont en effet, en plus de l’offrande musicale (qui date de 1747), ce qu’on appelle L’art de la fugue (de 1742 à 1750) et les Variations Goldberg.

    Toutes ont en commun de placer l’harmonie dans le cadre du contrepoint, et dans ce cadre seulement. Avec L’art de la fugue par exemple, Jean-Sébastien Bach témoigne de la richesse du contrepoints en douze fugues et deux canons (respectivement quatorze et deux dans la seconde version, apparemment inachevée ou se terminant symboliquement) : il prend quelques notes formant une mélodie et la conserve pour montrer comment on peut la combiner dans des contrepoints, en accélérant le rythme ou en le libérant, en renversant la mélodie, etc.

    Le principe est tellement fort dans sa méthode qu’on ne sait toujours pas si Jean-Sébastien Bach l’a composé pour un instrument en particulier, et même si c’est nécessairement un instrument avec un clavier.

    Cependant, cela pose également sa limite. Jean-Sébastien Bach, dans sa démarche, reste toujours lié à la mélodie d’origine comme aspect principal ; il tourne autour pour ainsi dire, de manière polyphonique. Ce faisant, il brime la mélodie en l’enserrant en elle-même.

    La mélodie n’a plus comme horizon qu’elle-même.

    Extrait des Variations Goldberg

    C’est pour cela que, directement après Jean-Sébastien Bach, émerge la musique dite classique, c’est-à-dire la musique s’appuyant sur l’harmonie comme aspect principal et mettant de côté de manière significative la question du contrepoint.

    Cela gagnera en lyrisme, ce dont la bourgeoisie avait besoin : c’est notamment l’émergence de l’opéra, seul style musical évité par Jean-Sébastien Bach. Cependant, cela implique une vraie perte de densité et une ouverture très grande au risque de subjectivisme. La décadence de la musique « moderne » vient de là.

    Ce que Jean-Sébastien Bach dépasse, c’est historiquement la composition simple avec une mélodie appuyée par d’autres éléments, telle la basse. La mélodie, dans ce cas, est le seul vrai élément, le reste n’étant qu’embellissement, renforcement, soulignement, accompagnement, etc.

    Le sceau de Jean-Sébastien Bach, au centre. Sur les côtés, les éléments le composant :
    JSB ainsi que son reflet, les deux étant associés.

    Le contrepoint utilisé adéquatement renverse dialectiquement ce principe. Il ne l’inverse pas, en plaçant la mélodie au service des accompagnements, ce qui serait un signe de décadence et caractérise par ailleurs justement le chaos dans le domaine de la musique, comme on peut en avoir un exemple avec la sorte de techno dance commercial du début du 21e siècle.

    On comprend ici pourquoi la musique appréciée par la bourgeoisie sombrant dans la décadence a toujours plus tendu à l’harmonie apparente au moyen d’accords bien placés appuyant les mélodies, au lieu d’assumer le contrepoint.

    Il faut noter ici que tout le développement des musiques dissonantes, dans tous les registres musicaux (classique, rock, blues, metal, musique électronique, musique industrielle, etc), est à la fois le reflet de l’incapacité bourgeoise au dépassement de la logique de la seule harmonie et de sa « simplicité », et d’une tentative des musiciens authentiques de retrouver la base du contrepoint comme solution révolutionnaire au besoin de saut qualitatif dans le domaine de la musique.

    Ce dernier cas explique la grande appréciation et qualité des projets de musique totale de certains groupes musicaux, combinant les mélodies avec un haut niveau de synthèse, sur la base d’un très haut niveau technique de plusieurs musiciens (on peut citer The Beatles, The Velvet Underground, The Stooges, Joy Division et New Order, The Smiths, Gun’s Roses, etc. etc.).

    Le contrepoint est la rencontre dialectique de l’harmonie avec la complexité de mélodies associées.

    On comprend pourquoi la bourgeoisie, une fois élancée, abandonna le contrepoint ; pour cette raison, Jean-Sébastien Bach tomba relativement dans l’oubli, jusqu’à ce que, en 1829, Felix Mendelssohn Bartholdy rejoue la Passion selon Matthieu, ramenant le compositeur en pleine lumière, le monde le reconnaissant comme un géant, le fondateur d’une époque.

    Mais cette époque était considérée comme « terminée » et Jean-Sébastien Bach est toujours ramené à une prétendue musique « baroque » – le terme est par nature absurde de par la réelle nature du baroque pour qui est matérialiste historique – qui n’aurait fait que paver la voie à la musique classique toujours plus orientée vers l’harmonie comme principe, avec ensuite le romantisme, la modernité, etc., c’est-à-dire le subjectivisme.

    Déjà à sa propre époque, Jean-Sébastien Bach n’était pas du tout le plus célèbre des musiciens alors ; sa musique était trop complexe et trop développée pour une époque dont le luthéranisme était une des avant-gardes idéologiques.

    C’est ainsi Vivaldi qui était le plus connu alors : bien que basé à Venise, son activité irradiait toute l’Europe, jusqu’à la Norvège, alors que plus plus de 40 sonates et de 90 concertos de lui furent alors édités, contre vraiment très peu d’œuvres du côté de Jean-Sébastien Bach.

    Vivaldi disparut ensuite de toute valorisation, alors que Jean-Sébastien Bach fut reconnu comme un titan, mais sans pour autant que la bourgeoisie toujours plus décadente sache quoi en faire.

    On a ainsi le paradoxe que Jean-Sébastien Bach est admiré de tous les théoriciens de la musique, car il parvient à combiner et recombiner, sans jamais que cela donne une impression de simple superposition, de plaquage… Mais qu’en même temps, le contrepoint est considéré comme une forme relevant d’un passé révolu.

    Il apparaît comme évident que ce n’est pas le cas dans la pratique, puisque toute polyphonie présuppose le contrepoint, mais également qu’ici le matérialisme dialectique peut, de par l’éclaircissement des lois du mouvement, fournir la base d’une compréhension avancée du contrepoint comme pendant dialectique de l’harmonie.

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  • Jean-Sébastien Bach et la rencontre de l’harmonie et du contrepoint

    Jean-Sébastien Bach arrive à un moment historique où son activité peut être le produit de deux pôles contradictoires. Il y a, d’un côté, une véritable base luthérienne sur le plan musical.

    Des milliers de chants chorals ont été écrits, la religion n’a pas triomphé à l’échelle du pays mais elle profite de solides bastions, de solides formations théologiques et culturelles. Jean-Sébastien Bach en profite directement, de par son éducation, de par son environnement, de par les découvertes musicales qu’il a pu faire, de par sa sensibilité et son exigence.

    Il va de soi que cela n’allait pas sans un très haut niveau technique, Jean-Sébastien Bach étant un virtuose au clavecin, à l’orgue, au violon et à l’alto.

    De l’autre côté, Jean-Sébastien Bach disposait des moyens d’exprimer par un saut qualitatif sur le plan de la composition. De par sa situation, il était capable de résoudre de manière progressiste la tension dialectique entre le contrepoint et l’harmonie.

    Le contrepoint n’a pas été un principe musical amené par Jean-Sébastien Bach, cependant la pratique qu’il en avait, ainsi que de la mélodie accessible sur le plan populaire de par les exigences luthériennes, est ce qui a amené un saut qualitatif dans la musique, dans la mesure où sa pratique lui avait bien souligné l’importance centrale du mouvement musical pour emporter l’auditoire et qu’il y ajoutait la densité par le contrepoint.

    La pratique des centaines de chants chorals du luthéranisme lui avait ouvert le champ populaire de la mélodie ; le contrepoint lui permettait d’élever la mélodie à l’universel, en la rendant plus remplie, plus dense.

    Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553),
    Le Dernier Repas, 1530, avec Luther parmi les apôtres

    En ne perdant jamais de vue cette exigence d’accessibilité – d’où l’intérêt qu’il soit lui-même luthérien, pour le maintenir de manière résolue dans cette mise en perspective populaire – il a su puiser dans la technique du contrepoint pour faire en sorte qu’elle appuie cette mélodie de la manière la plus naturelle possible.

    Chez Jean-Sébastien Bach, il y a plusieurs mélodies qui sont en rapport dialectique, tout en ayant une complexité propre permettant de développer davantage de formes, de rythme, ces formes combinées de plusieurs mélodies donnant naissance à une nouvelle manière d’exprimer la musique.

    Chez Jean-Sébastien Bach, rien n’est donc gratuit, chaque élément musical exprime à la fois une complexité visant à une harmonie autonome et également un rapport productif avec les autres éléments.

    Il ne s’agit pas d’une simple superposition. Il ne s’agit pas non plus d’un alignement ou d’une organisation, de type abstrait. Cela serait là perdre le principe de l’harmonie.

    D’où la question de la sensibilité, clef pour parvenir une œuvre d’art authentique. Avec le protestantisme (dans sa version luthérienne), Jean-Sébastien Bach trouva l’accès à une vie intellectuelle, réfléchie, d’une immense densité ; il mit fin à la simplicité musicale et ouvrit la porte à une nouvelle époque.

    Le Jésus de la Passion, auparavant Pantokrator, triomphant, céda la place au Jésus personnel, souffrant, seul, mis à l’écart, faisant face à la notion de mal, de doute, d’abandon. Il faut lire Georges Bernanos, auteur dont l’œuvre est traversée de part en part de luthéranisme, pour trouver en France un tel questionnement intime, pétri dans le doute, cherchant la simplicité de l’innocence et la complexité d’une vie intime.

    Une œuvre incontournable est en ce sens celle connue en France comme « Passion selon saint Matthieu », ce qui est erroné, puisque cette œuvre luthérienne s’intitule en réalité la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ selon l’Évangéliste Matthieu, Matthieu étant ici présenté comme évangéliste et non pas comme un « saint ». Dans la démarche luthérienne, il n’y a pas de saints qui soient un intermédiaire avec Dieu.

    S’il faut résumer ce qu’a apporté Jean-Sébastien Bach, on peut dire qu’il a montré la forme du rapport dialectique interne d’une composition musicale. Cela en fait un titan, considéré dans le domaine musical comme une figure non seulement incontournable, mais pratiquement indépassable.

    C’est la découverte du contrepoint chez Jean-Sébastien Bach qui amènera Wolfgang Amadeus Mozart à être en mesure de faire un saut qualitatif dans sa musique ; il est également significatif que son père Leopold Mozart s’appuyait sur deux œuvres pour le faire progresser lorsqu’il était tout jeune :

    – le Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux, l’oeuvre classique sur le contrepoint, qu’il s’était procuré en 1746 ;

    – le Versuch über die wahre Art das Klavier zu spielen (Tentative sur le véritable art de jouer du clavier) de Carl Philipp Emanuel Bach, fils de Jean-Sébastien Bach.

    Le Gradus fut également utilisé par Josef Haydn, y compris dans les cours qu’il donna à Ludwig von Beethoven, qui connut également dès le départ certaines œuvres de Jean-Sébastien Bach, et qui tirera pareillement du contrepoint les ressources pour obtenir ses œuvres les plus denses.

    Il est assez parlant par ailleurs de trouver un chant choral de Martin Luther dans la Flûte enchantée, ce manifeste des Lumières dans leur guerre à l’obscurantisme.

    A Jean-Sébastien Bach, le protestant méthodique ouvrant l’espace du contrepoint comme expression de la richesse intérieure de l’être humain à l’époque de la bourgeoisie affirmant son hégémonie, succédera le virtuose et libertin Wolfgang Amadeus Mozart, avec ses opéras antiféodaux dans la forme et le contenu, empruntant aux mélodies populaires et à leur vitalité.

    Ludwig von Beethoven clôt alors ce premier cycle d’affirmation du contrepoint, en affirmant de son côté la sensibilité.

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  • Jean-Sébastien Bach: un produit historique

    La dimension nationale de l’entreprise de Martin Luther est donc évidente. En reprenant les mélodies populaires, il veut faire vivre ses valeurs dans le peuple, mais il considère en même temps donc que ce que porte le peuple va forcément dans le bon sens, une fois qu’on s’est séparé des tendances erronées, que lui voit comme « diabolique ».

    Et cela a une conséquence d’une importance capitale : cela veut dire que de par sa forme et son contenu, on est ici dans une profonde avancée sur le plan de la culture. Le niveau culturel est élevé, les masses sont mises en branle, il y a un progrès général des consciences.

    Le calvinisme n’est justement pas parvenu à cette dimension, et c’est frappant de voir comment Calvin se méfiait du chant et de la musique, alors que Martin Luther en faisait une valeur populaire et une clef pour adoucir les mœurs.

    La route était ouverte, avec toute une série de compositeurs s’engouffrant dans la brèche. Au tout début de la Passion de Matthieu, on trouve « Herzliebter Jesus » (Jésus aimé par le cœur) composé par le compositeur religieux berlinois Johann Crüger (1598-1662).

    Jean-Sébastien Bach reprendra également la mélodie de plusieurs œuvres de Johann Crüger (« Jesus meine Freude » soit « Jésus ma joie », « Schmücke dich, o liebe Seele » soit « Pare-toi, ô belle âme », « nun danket alle Gott » soit « Maintenant remerciez tous Dieu »).

    Église de Thomas à Leipzig en 1749,
    où Jean-Sébastien Bach a été maître de chapelle

    Il faut également mentionner l’importante figure que fut Dietrich Buxtehude (1637-1707), apprécié par Jean-Sébastien Bach, mais surtout Heinrich Schütz (1585-1672).

    Formé pendant plusieurs années en Italie, Heinrich Schütz fut ensuite organiste puis maître de chapelle à Dresde toute sa vie, jusqu’à l’âge de 87 ans, à part quelques interruptions.

    Musicien œuvrant pour l’église luthérienne et composant aussi pour la cour de l’électeur de Saxe, allant même au Danemark invité deux fois par le roi pour la musique de mariages, il se situe très exactement dans la perspective légitimiste de luthéranisme.

    Cependant, cette mise en perspective à la fois institutionnelle et religieuse fut mis à mal par la dévastatrice guerre de Trente ans qui commença en 1618.

    La situation totalement calamiteuse de l’Allemagne morcelée qui plus est alors en une multitude de royaumes empêcha Heinrich Schütz d’obtenir un écho à sa mesure, même si dès son époque il fut considéré comme le plus grand compositeur allemand de son époque et disposait aussi d’une importante aura dans toute l’Europe.

    Jean-Sébastien Bach intervient alors historiquement dans ce cadre pour finir le processus enclenché. C’est cela qui fait que sa productivité de fut immense. L’édition la plus récente de ses œuvres se divise comme suit, et encore a-t-on perdu une partie de son travail :

    I. Cantates (46 volumes)

    II. Messes, Passions, Oratorios (9 volumes)

    III. Motets, Chorals, Lieder (4 volumes)

    IV. Œuvres pour orgue (11 volumes)

    V. Œuvres pour le clavier et le luth (14 volumes)

    VI. Musique de chambre (5 volumes)

    VII. Œuvres pour orchestre (7 volumes)

    VIII. Canons, L’Offrande musicale, L’Art de la fugue (2 volumes)

    IX. Addenda (approximativement 7 volumes)

    Supplément, Documents Bach (9 volumes)

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  • Jean-Sébastien Bach et la mélodie populaire

    Lorsqu’il écrit la Deutsche Messe pareillement dans les années 1520, formulant les principes de la messe allemande, Martin Luther peut donc intégrer des chants auxquels toutes les personnes présentes doivent participer : cela est rendu possible par l’accessibilité de la mélodie et bien sûr le fait que désormais tout soit en allemand, avec d’ailleurs une accentuation sur les syllabes (et non plus sur les voyelles comme en latin, l’allemand ayant une sonorité gutturale marquée).

    C’en est fini de la position passive d’un public confronté à un chanteur religieux dont les paroles en latin sont incompréhensibles.

    Deutsche Messe, 1526

    Ce qui est frappant et tout à fait conforme avec la démarche populaire-rupturiste de luthéranisme, c’est que ces chants s’appuient sur notamment sur une libre inspiration des psaumes de l’ancien testament, ou bien sur des mélodies populaires dont le texte est modifié dans le sens d’un commentaire spirituel.

    On est là dans une exigence de production, tournée vers le peuple qui plus est.

    Il y a bien entendu des sources venant directement des hymnes des offices en latin, des plain-chants grégoriens, comme « All Ehr’ und Lob soll Gottes sein » soit « Tout honneur et louange devrait aller à Dieu » qui vient du chant liturgique grégorien « Gloria tempore paschali ».

    Mais puiser dans cette source historique, même si elle confie bien entendu une légitimité au luthéranisme se voulant un prolongement ou plutôt un retour aux sources de l’Église historique des premiers siècles, est un aspect secondaire par rapport à la liaison avec la réalité allemande. Puiser dans les mélodies populaires possédait en soi une dynamique inébranlable.

    La mélodie de « Von Gott will ich nicht lassen » (Je ne veux pas me détourner de Dieu), par ailleurs reprise par Jean-Sébastien Bach, vient de la chanson populaire « Einmal tat ich spazieren » (Une fois je me suis promené). « Durch Adams Fall is ganz verderbt » (Par la chute d’Adam tout est corrompu), également reprise par Jean-Sébastien Bach, provient d’une chanson de soldats à la bataille de Pavie.

    Nun freut euch, lieben Christen g’mein (Eh bien réjouissez-vous, chers chrétiens ensemble),
    dans le premier livret de chants de Martin Luther, 1524

    Furent également reprises par Jean-Sébastien Bach « Ich hab mein Sach Gott heimgestellt » (J’ai laissé ma cause dans la demeure de Dieu) qui tire sa source de la chanson d’amour « Es gibt auf Erd kein schwerer Leid » (Il n’y a pas sur Terre de souffrance plus grande), « O Welt ich muss dich lassen » (Ô monde je dois te quitter) vient de « Inspruck, ich muss dich lassen » (Innsbruck [c’est-à-dire la ville de la bien-aimée dans la chanson], je dois te quitter).

    Parfois, cela posait problème. Ainsi, Martin Luther fit un hymne de noël intitulé « Vom Himmel hoch da komm ich her » (Du haut du ciel c’est là d’où je viens) à partir d’une chanson populaire, « Ich komme aus fremden Land her » (Je viens d’un pays étranger). Cependant cette dernière chanson restant éminemment populaire dans les tavernes et lors des danses séculières, il préféra abandonner la mélodie.

    Cette tendance à l’intégration des meilleures mélodies populaires était générale et pouvait parfois profiter de sources italiennes ou même françaises : c’est le cas de « Was mein Gott will, das g’scheh allzeit » (Ce que mon Dieu veut arrive tout le temps) qui vient de la chanson de Pierre Attaignant « Il me suffit de tous mes maux », tiré des Trente et quatre chansons musicales (dont les paroles sont par exemple « J’ai enduré peine et travaux, tant de douleur et de déconfort. Que faut-il que je fasse pour être en votre grâce ? De douleur mon cœur est si mort s’il ne voit votre face. »).

    La mélodie arrivera par cette voie dans la Passion de Matthieu de Jean-Sébastien Bach.

    A noter que Jean-Sébastien Bach puisa également dans les psaumes des huguenots français, comme « Wenn wir in höchsten not sind » (Lorsque nous sommes dans la plus grande détresse).

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  • Jean-Sébastien Bach et le chant dans la cérémonie religieuse luthérienne

    Martin Luther avait lui-même eu dans sa jeunesse une éducation dans les domaines du chant et de la danse ; il s’intéressera toujours à la musique, ayant comme amis les musiciens Johann Walter, qui officiait alors à la cour de Saxe, et Ludwig Senfl, qui lui était présent à la cour de Bavière.

    A Rome, il rencontra également le compositeur Josquin des Prez, une importante figure du contrepoint. Martin Luther dira à son sujet que :

    « Les autres maîtres des chansons sont forcés de faire comme les notes l’exigent, mais Josquin est le maître des notes et elles doivent faire comme lui l’exige ».

    En 1523, Martin Luther produisit un texte aux conséquences très importantes : De l’ordre du service divin dans la communauté. Il y accordait une importance essentielle à la voix et à la musique.

    L’office luthérien s’appuie de manière très importante sur la prédication d’un côté, le chant choral de l’autre. Ce chant est relié de manière souple aux textes bibliques (contrairement aux calvinistes qui se limitent au texte tel quel) et peut être appuyé par un orgue ou un groupe de quelques instruments.

    Ce que Martin Luther écrit à Spalatin, secrétaire de l’électeur Frédéric le Sage, reflète bien son projet d’une meilleure socialisation, d’un niveau de conscience culturelle plus élevé, par le peuple et à travers le peuple, à travers le chant :

    « J’ai l’intention, à l’exemple des prophètes et des anciens pères de l’Église, de créer des psaumes en allemand pour le peuple, c’est-à-dire des cantiques spirituels, afin que la parole de Dieu demeure parmi eux grâce au chant. »

    Martin Luther divisait les œuvres relevant de la vraie musique – celle tournée vers Dieu, à l’opposé de celle qui s’est dénaturée, est tournée vers le diable, avec des sonorités dissonantes – en trois types. Il s’appuyait pour cela sur ce qu’exprime l’apôtre Paul, dans l’Épître aux Colossiens (3, 13) :

    « Que la parole du Christ habite parmi vous dans toutes sa richesse : instruisez vous les uns les autres avec pleine sagesse : chantez à Dieu dans vos cœurs votre reconnaissance par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit. »

    Martin Luther en déduira que les chants mentionnés ici par Paul sont des œuvres que l’on peut composer soi-même, en s’appuyant sur le Saint Esprit. Jean-Sébastien Bach en composera 230.

    Quant aux deux autres formes, il pense qu’il s’agit des choses suivante :

    « Je pense que la différence entre les trois termes psaumes, hymnes et chants est celle-ci : par psaumes, il (l’apôtre) entend en fait les psaumes de David et les autres œuvres du psautier ; par hymnes, il entend les autres chants que l’on trouve ça et là dans l’Écriture, composés par des prophètes tels Moïse, Déborah, Salomon, Isaïe, Daniel, Habacuc, ainsi que le Magnificat, le Benedictus (chant de Zacharie en Luc 1,68-79) etc … qu’on appelle des cantiques. »

    On devine que l’existence d’un tel appareil musical dans la cérémonie luthérienne implique une professionnalisation. La tendance aboutit pour le chant choral à environ 16 chanteurs et 18 musiciens intervenant pendant une trentaine de minutes, juste après la lecture de l’Évangile ; à certains moments, l’ensemble des personnes présentes doivent chanter.

    Les paroisses devaient donc assumer des cours de chant, tout comme les écoles ; le chantre, le « cantor », se vit reconnaître une place très importante, de par son rôle dans l’office. Et bien entendu, pour cela il devait avoir des œuvres à sa disposition.

    C’est pour répondre à cette nécessité que Martin Luther publia en 1524 le recueil de chants appelé Geistliches Gesangbuchlein (Petit livre de chant spirituel), réalisé par Johann Walter et Conrad Rupff supervisés par Martin Luther lui-même, auteur par ailleurs de 35 chants (soit ce qu’on considère aujourd’hui comme 5 chants chorals et 30 cantiques).

    Il est intéressant ici de voir qu’une revue musicale australienne parle de « tubes » de l’époque de Martin Luther au sujet de Eine feste Burg ist unser Gott, de Nun komm, der Heiden Heiland et de Aus Tiefer not schrei ich zu dir.

    Voici un exemple de leur approche quant à leur substance.

      Aus tiefer Not
    schrei ich zu dir,
    Du fond de ma détresse
    je crie vers toi,
      Herr Gott, erhör mein Rufen ; Seigneur Dieu, écoute mon appel,
      Dein gnädig Ohr neig
    her zu mir
    tends vers moi
    ton oreille bienveillante
      Und meiner Bitt sie öffne ! et ouvre-la à ma prière !
      Denn so du willt das sehen an, Alors, si le veux daigne voir,
      Was Sünd und Unrecht
    ist getan,
    quel péché et quel tort
    est commis,
      Wer kann, Herr,
    vor dir bleiben ?
    qui peut, Seigneur,
    faire face à toi ?

    Les voici, dans les versions de Jean-Sébastien Bach.

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  • Jean-Sébastien Bach et l’exigence luthérienne de la musique

    Pour qu’il y ait de la musique, il faut une vie intérieure active et reconnue. Sans cela, il n’y a pas l’énergie psychique pour un effort prolongé dans la combinaison de multiples voix ; on en resterait simplement à une mélodie basique, expression de sentiments basiques ou plus précisément d’impressions.

    Exprimer davantage que des impressions est la preuve d’un art qui s’est développé au-delà de l’expérience immédiate comprise de manière subjective ou subjectiviste ; l’objectif est d’aller à la synthèse de ce moment, de passer du particulier à l’universel.

    Né à Eisenach (comme plus tard Jean-Sébastien Bach), Martin Luther (1483-1548) joua un rôle historique dans la valorisation de la musique ; il va affirmer la thèse humaniste sur la musique, alors que l’Islam récuse celle-ci, que le catholicisme la réduit à une forme sans expression d’une vie personnelle, que la musique d’une Italie, pays ayant connu des avancées bourgeoises limitées avec la Renaissance, va se cantonner dans le plaisir harmonique.

    Eisenach vers 1647, par Matthäus Merian

    Martin Luther avait valorisé la musique au point de la placer aux côtés de la théologie, comme le rapporte notamment la partie 69 de ses Tischreden (Conversations à table). Pour lui, il fallait qu’il y ait un esprit volontaire dans le chant et la musique, exactement de la même manière qu’il devait y avoir un esprit volontaire dans l’application de l’Évangile.

    Chaque personne existe en soi, avec sa complexité ; elle peut saisir elle-même et d’elle-même les valeurs universelles, qui chez Martin Luther sont exprimées dans l’Évangile. Cet engagement rationnel ne peut qu’être exprimé dans une forme volontaire.

    Sans cet esprit volontaire, on prendrait les choses formellement et tout comme un chanteur ne saurait pas moduler sa voix en fonction de la composition du chant, le chrétien ne saurait pas s’adapter aux lois posées par Dieu.

    Dans une lettre envoyée au compositeur Ludwig Senfl le 4 octobre 1530, Martin Luther résuma cela de la manière suivante :

    « De fait, je juge entièrement et je n’hésite pas à affirmer qu’exceptée la théologie, il n’est pas d’art qui puisse être mis sur le même plan que la musique, étant donné qu’exceptée la théologie, seule la musique peut produire ce que produit sinon seulement la théologie, à savoir une disposition calme et joyeuse. »

    Tableau allemand du 17e siècle montrant les grandes figures de la Réforme :
    Heinrich Bullinger, Girolamo Zanchi, John Knox, Huldrych Zwingli,
    Pietro Martir Vermigli, Martin Bucer, Hieronymus von Prag, William Perkins,
    Jan Hus, Philipp Melanchthon, Martin Luther, Jean Calvin,
    Theodore de Bèze et John Wycliff.
    On a au premier plan un cardinal, un diable, un pape et un moine qui soufflent
    pour essayer d’éteindre la lumière de la vérité.

    Pour cette raison, les théologiens et pasteurs du luthéranisme accordèrent une place immense à la musique. Lorsque le théologien Johann Schmid étudia la candidature de Conrad Küffer pour être musicien de la paroisse de Zwickau, il en salua le niveau musical, mais le rejeta en raison de son manque de culture religieuse ; il valida par contre la candidature de Jean-Sébastien Bach à Leipzig, celui-ci ayant de solides connaissances en ce domaine en plus de son niveau de maîtrise de la musique.

    Cette validation fut mise en action quelques jours plus tard, après une entrevue de Jean-Sébastien Bach avec le pasteur surintendant Salomon Deyling, où le compositeur signa la formule luthérienne de la Concorde, reconnaissant de ce fait le luthéranisme comme seule religion valable. Il put alors devenir le musicien des principales églises de la ville.

    La famille de Jean Bach avait d’ailleurs dans ses rangs des musiciens depuis l’époque de Martin Luther ; au total on en dénombre 80, dont la moitié joueront de l’orgue. Jean-Sébastien Bach était considéré d’ailleurs comme un des meilleurs spécialistes de cet instrument et on le faisait souvent venir inspecter un orgue nouvellement acquis, étant l’un des rares à pouvoirs l’étudier dans tout son potentiel.

    Son père était violoniste ainsi que trompettiste à la cour, de même que musicien à l’église Saint-Georges et directeur de la musique municipale. Le luthéranisme avait provoqué une véritable vague musicale et Jean-Sébastien Bach se retrouvait en son cœur.

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  • Jean-Sébastien Bach et l’harmonie

    On peut se douter que l’écriture en contrepoint est extrêmement complexe, puisqu’il faut conjuguer plusieurs voix de telle manière qu’il en ressorte quelque chose de cohérent.

    Pour cette raison, il va y avoir une division du travail entre les voix, pour gagner en clarté dans l’orientation de l’écriture musicale (il y a le ténor encore connu sous ce terme, le déchant qui devient le cantus qui lui-même donnera le soprano, l’altus qui donnera l’alto, la basse ou bassus qui donnera la basse).

    Il y aura également, – voire principalement en raison de l’appréciation humaine de ce qui reflète, de ce qui est reflétée -, le phénomène que les voix secondaires se sont largement appuyées sur le principe de l’imitation.

    C’est-à-dire qu’il y a eu la tendance à ce que les voix secondaires reprennent la mélodie de la voix principale. Cette imitation peut être conforme, inversée, modifiée par l’augmentation ou le ralentissement de la vitesse, etc. Tout a été essayé en ce domaine, jusqu’aux combinaisons les plus compliquées, fournissant par ailleurs un plaisir plus intellectuel à l’auditeur (forcément lui-même musicien) que musical comme sensation au sens strict.

    Jean-Sébastien Bach,
    Sonate no 1 en sol mineur

    Ce n’est pas tout. A partir du moment où il y a plus une grande expérience musicale, un plus grand matériau, un approfondissement du goût, alors inévitablement il va y avoir une amélioration de la saisie de la nature des sons nouveaux produits par les accords entre les notes.

    Cette connaissance des sons dans leur multiplicité par leur rencontre et des choix à faire pour que cela « sonne » bien s’appelle l’harmonie.

    L’harmonie n’apparaît donc pas comme un présupposé, comme une théorie d’origine divine se présentant comme un idéal (c’est le cas chez le mathématicien Pythagore qui élabora une théorie « chiffrée » des sonorités musicales « harmonieuses »).

    Dans l’introduction de son Traité complet de contrepoint, Ernest Friedrich Richter donne la définition suivante du contrepoint :

    « Marche mélodique, indépendante, d’une partie, en relation avec une ou plusieurs parties également indépendantes et mélodiques, et cela d’après les lois de la progression harmonique ou enchaînements des accords ».

    Voici ce qu’il précise également :

    « A l’époque où se firent les premiers essais d’écriture musicale on se servit de points pour représenter les sons, de sorte qu’une série de sons formait une suite de points contre points (puncti contra punctum).

    Le mort Contrepoint est donc une abréviation, une contraction, puisque les deux mots dont il est formé font naturellement supposer l’existence d’un autre point (…).

    Ce mot Contrepoint doit tout d’abord éveiller en nous l’idée d’une simultanéité de sons produite par une série de notes formant une mélodie opposée à la série de notes d’une autre mélodie placée plus haut ou plus bas. »

    Seulement donc, à l’époque où le contrepoint exprimé de cette manière émerge, nous sommes au moyen-âge et il ne s’agit alors que d’une simple rencontre de deux mélodies. A l’arrière-plan s’exprime encore la méconnaissance de l’accord c’est-à-dire du développement qualitatif de la mélodie, d’une voix seule.

    C’est-à-dire qu’à l’origine, le contrepoint cherchait dans la rencontre de sons dans le temps, au moyen des intervalles, une certaine harmonie quantitative qui devait provenir en réalité de leur rencontre qualitative dans l’espace : on cherchait les bons emplacements pour que les voix s’accrochent les unes aux autres, mais ce faisant on en restait à une addition, on ne faisait qu’appuyer la mélodie, on ne la transformait pas.

    Il s’agissait donc d’une recherche au moyen d’une addition, d’une perspective quantitative, au lieu d’un travail sur la qualité des sons produits ensemble. C’est là où intervient le luthéranisme et Jean-Sébastien Bach.

    Voici comment le même auteur présente alors le sens de l’intervention historique de Jean-Sébastien Bach.

    « Avec le 18e siècle, le mouvement musical se concentre tout à fait en Allemagne où vivait le plus grand des maîtres contrapointiques : Jean-Sébastien Bach.

    Ce que tous ses devanciers n’avaient pu, malgré leurs efforts, réussir à créer fut possible pour lui et par lui, à savoir un style homogène, l’indépendance mélodique des voix la plus complète, la plus absolue, ayant pour base naturelle la progression harmonique la plus riche. »

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  • Jean-Sébastien Bach et le contrepoint

    Prenons une mélodie, écoutons là. Faisons de même, avec une seconde. Puis, de même avec une troisième, et même une quatrième. Si l’on regarde formellement, on aura alors quatre mélodies, ce qui aboutirait, en bonne logique, à plusieurs chansons, plusieurs compositions.

    Or, en réalité, il peut exister un assemblage de ces plusieurs mélodies, qui en forment alors dialectiquement à la fois une seule, et plusieurs, l’aspect principal étant qu’elles n’en forment qu’une seule.

    C’est là évidemment une démarche extrêmement difficile, exigeant une capacité à combiner non seulement la rencontre des mélodies à chaque moment, mais également les orientations d’ensemble de chaque mélodie, le tout devant disposer de sa propre cohérence.

    Le principe musical d’assembler plusieurs mélodies, de les superposer, telle une forme générale avec des rapports dialectiques entre ses éléments, pour gagner en profondeur, en amplitude, en sensibilité, s’appelle le contrepoint.

    La recherche de leur force mélodique forme une partie de ce qu’on appelle l’harmonie (à moins qu’on ne l’oppose, comme le feront justement les décadents, au contrepoint lui-même).

    Le contrepoint et l’harmonie forment les deux pôles dialectiques du mouvement historique de la musique. La musique s’est développée à travers le développement tant de chacun des deux pôles que dans leur interaction.

    Manuscrit de la Fugue de L’Offrande musicale,
    de Jean-Sébastien Bach, 1747

    Il faut ici saisir l’émergence de leur contradiction.

    La base de la musique était ce qu’on appelle le plain-chant, c’est-à-dire le chant effectué de manière seule, avec comme seule base sa propre respiration pour parvenir à exprimer le texte de la manière la plus représentative possible.

    La mélodie est ici définie par la réalité physique de la respiration. Cela accorde d’un côté une grande force de conviction, ce qui va d’ailleurs avec des formes lyriques comme les psaumes du judaïsme ou le chant grégorien.

    De l’autre côté, les limites de l’expression mélodique, des capacités à rendre les choses plus complexes, plus denses, sont évidentes. Or, avec le développement des forces productives, l’approfondissement de la culture, le souci de complexité s’est révélé toujours plus grand.

    Ce que les musiciens cherchant à avancer ont alors fait est relativement simple : ils ont ajouté une voix à une voix préexistante, c’est-à-dire qu’ils ont cherché un moyen quantitatif pour avancer. On n’a donc pas un saut qualitatif dans la voix de base, mais un ajout relevant de la quantité pour y parvenir.

    Cela semble contourner le problème. Toutefois, ce faisant, les musiciens ont permis l’affirmation d’un mouvement et cela impliquait en soi un moment qualitatif, de par un développement toujours plus complexe dans le cadre d’une société faisant de la musique une valeur culturelle essentielle au développement des facultés humaines.

    C’est là où le luthéranisme va jouer un rôle historique.

    Sceau de Martin Luther

    Le fait d’utiliser plusieurs voix s’appelle la polyphonie. On considère du point de vue des recherches historiques que c’est au tour du IXe siècle de notre ère que la démarche polyphonique commence à véritablement émerger.

    Deux formes s’affirment alors comme voix secondaires :

    – ce qu’on appelle le bourdon, c’est-à-dire une voix se focalisant sur une seule note basse, telle une sorte d’arrière-plan appuyant le chant principal ;

    – ce qu’on appelle la voix organale, appuyant la voix principale en des points précis (pour les musiciens : à la quarte, la quinte ou l’octave seulement).

    Puis, vers le XIe siècle la voix organale prit son autonomie, sous le nom de « déchant ».

    Le déchant est toujours subordonné à la voix principale, mais il y a de plus en plus d’expérimentations dans sa manière d’appuyer celle-ci. Forcément le mouvement entraîne un effet d’entrain et une seconde voix d’appui se forme, puis une autre encore, etc.

    Il faut également noter tout cela, ce qui apporte un saut dans la conscience de la théorie musicale.

    Qui plus est, il y a un saut qualitatif de par l’existence de plusieurs lignes de chant. Au lieu de s’orienter exclusivement sur la respiration, car seul le chant principal comptait, il faut désormais avoir un rythme neutre pour mesurer les différents chants et les cadrer ensemble.

    Avec le fait de battre la mesure apparaît le contrepoint comme principe théorique de l’écriture de la musique, c’est-à-dire le fait de mettre un point symbolisant une note contre un autre point symbolisant une note.

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  • Jean-Sébastien Bach: la musique comme grâce

    L’évolution musicale est-elle le fruit de génie intervenant de l’extérieur sur le domaine musical, ou bien est-elle inhérente à la musique, dans sa nature même s’exprimant comme expression culturelle propre à différentes sociétés ?

    Toute l’interprétation du sens et de la signification des œuvres et des compositeurs dépend de cette mise en perspective ; dans un cas, on aurait une création, dans l’autre une production.

    C’est évidemment cette seconde vision des choses qui est juste. La musique se développe dans le cadre de la vie des êtres humains, dans le cadre de la reproduction de cette vie. Elle a ses particularités de développement, sa cohérence interne, et existe dans un cadre historique bien déterminé.

    L’évolution de la musique vient ainsi de sa propre substance, mais les modalités de son expression, en tant que phénomène, ne peuvent pas être compris sans la saisie du mouvement interne le caractérisant dans un cadre matériel bien précisé.

    Elias Gottlob Haussmann (1702-1766), J. S. Bach en 1746,

    De la même manière qu’on ne peut pas saisir Wolfgang Amadeus Mozart sans le relier aux Lumières s’affirment dans l’Autriche féodale tentant le passage à une monarchie absolue de type éclairé (le « joséphinisme »), il n’est pas possible de comprendre la portée de Jean-Sébastien Bach sans le relier au protestantisme et plus précisément à l’activité de Martin Luther.

    En affirmant la raison personnelle et en insistant sur l’importance de la musique comme vecteur de paix intérieure, le protestantisme dans sa version exposée par Martin Luther, le luthéranisme, a révolutionné le domaine musical et cela aboutit directement à Jean-Sébastien Bach, comme fruit synthétique de ce mouvement historique.

    Lucas Cranach l’Ancien, Martin Luther, 1528

    Que ce soit sur le plan de la forme ou du contenu, l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ne fait pas que s’appuyer sur le luthéranisme, qui serait alors une « structure » ; elle en est l’expression la plus aboutie.

    Il suffit de voir ce que dit Martin Luther sur la musique pour immédiatement en saisir la portée si l’on a déjà entendu des compositions de Jean-Sébastien Bach :

    « La musique est le plus grand présent de Dieu. C’est le plus grand, oui véritablement un divin cadeau et pour cette raison entièrement refoulant Satan.

    Par elle on parvient à chasser des tentations nombreuses et grandes. La musique est la meilleure consolation pour un être troublé, même s’il ne sait que peu chanter.

    Elle est une maîtresse pleine d’enseignement, qui rend les gens plus modéré, plus empreint de douceur, plus raisonnable… »

    Une note de Jean-Sébastien Bach écrite en marge de la Bible – traduite en allemand par Martin Luther – exprime bien cette mise en perspective thérapeutique – rationaliste.

    Le passage concerné dit la chose suivante ; il se situe dans le cadre de la consécration du Temple, à Jérusalem, dans le second livre des Chroniques :

    « [Alors Salomon assembla à Jérusalem les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus, les responsables de famille des Israélites, pour faire monter l’arche de l’alliance de l’Eternel depuis la cité de David qui est Sion.

    Tous les hommes d’Israël s’assemblèrent auprès du roi pour la fête, celle du septième mois (…).

    Il n’y avait rien dans l’arche que les deux tables que Moïse y plaça en Horeb, lorsque l’Éternel conclut une alliance avec les Israélites, à leur sortie d’Égypte.

    Au moment où les sacrificateurs sortirent du lieu-saint, – car tous les sacrificateurs présents s’étaient sanctifiés sans observer l’ordre des classes, et tous les Lévites qui étaient chantres, Asaph, Hémân, Yédoutoun, leurs fils et leurs frères, revêtus de byssus, se tenaient à l’est de l’autel avec des cymbales, des luths et des harpes, et avaient auprès d’eux cent-vingt sacrificateurs sonnant des trompettes,]

    et lorsque ceux-ci sonnaient des trompettes et ceux qui chantaient, s’unissant d’un même accord pour louer et célébrer l’Éternel, firent retentir les trompettes, les cymbales et les autres instruments, et louèrent l’Éternel par ces paroles : « Car il est bon, car sa bienveillance dure toujours ! », en ce moment, la maison, la maison de l’Éternel fut remplie d’une nuée. »

    A ce niveau, Bach, qui inscrivit souvent sur ses partitions S.D.G (pour Soli Deo Gloria, à Dieu seul est la gloire), a écrit dans la marge :

    «Dieu et sa grâce sont toujours présents quand la musique est recueillie.»

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  • Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc – 3e partie: le suprématisme

    Qu’est-ce que le suprématisme sur le plan pictural ? C’est là le cœur de la question, car il ne s’agit pas seulement d’une négation de ce qui est figuratif, il y a également la prétention d’ouvrir un nouvel horizon artistique.

    Cette esthétique ne peut, selon Kasimir Malevitch, être que pure, c’est-à-dire d’un côté tendre à la couleur blanche, de l’autre consister en des surfaces, qui représentent une construction mentale.

    Kasimir Malevitch, Cercle noir, 1915

    Voici une explication concrète faite par Kasimir Malevitch à ce sujet, dans une introduction à l’album lithographique Suprématisme – 34 dessins, en 1920.

    « Le suprématisme se divise en trois stades correspondant au nombre des carrés noir, rouge et blanc : période noire, période de couleur et période blanche.

    A cette dernière époque, les formes blanches étaient peintes sur du blanc. Ces trois périodes vont de 1913 à 1918. Elles ont été bâties sur l’évolution pure des surfaces-plans.

    Ce principe économique a constitué la base de leur construction : traduire uniquement par la surface-plan la force du statisme ou du repos dynamique apparent.

    Si jusqu’à présent, toutes les formes n’expriment pas autrement ces sensations tactiles que par la multitude de toutes les relations réciproques possibles des formes liées constituant l’organisme, dans le suprématisme, l’action dans une seule surface-plan, ou dans un seul volume, a été obtenue par le moyen de la géométrisation économique. »

    C’est tout à fait obscur, mais d’une relative clarté si on fait le parallèle avec l’approche de René Descartes : du moment où Kasimir Malevitch s’appuie sur la pensée pure, alors les formes géométriques sont les seules qui peuvent correspondre à une construction mentale pure.

    Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918

    Au départ, il s’agit de trouver une dynamique entre les formes géométriques – selon le poids, la vitesse, le mouvement – puis de jouer sur les couleurs, et enfin d’essayer de faire émerger une forme entièrement pure, en s’appuyant entièrement sur le blanc, la surface s’effaçant elle-même.

    Kasimir Malevitch, de manière logique, tentera de réaliser la nature même de ce projet par des constructions architecturales fantasmagoriques, censées représenter une sorte d’utopie pure, entièrement formées « mentalement ».

    Ces « architectones » occupent un volume, leur disposition répond au rapport poids – vitesse – mouvement, leur objectif est de former un espace pur. On se doute que la notion de temps, c’est-à-dire de transformation, n’existe pas chez Kasimir Malevitch.

    Kasimir Malevitch. Architectone zeta, 1923-1927

    Le but du suprématisme est de former un système, qu’on pourrait en quelque sorte retrouver n’importe où ailleurs. C’est un modèle de système pour un monde composé de systèmes, tous façonnés mentalement, dans un univers entièrement construit par l’organisation de la pensée et la pensée de l’organisation.

    Le suprématisme vise ainsi une sorte de super-architecture : on a ici exactement les mêmes thèses que celles du Proletkult, avec une division tripartite parti – syndicat – artistes, où chacun s’occupe d’un secteur bien déterminé.

    On est ici dans une perspective de rupture complète propre au futurisme ; là où le réalisme socialistedéfend le principe de l’héritage, le futurisme fait l’éloge de la révolution permanente.

    Dans Du musée, Kasimir Malevitch explique donc fort logiquement :

    « Ais-je besoin des lumignons graisseux du passé, alors que je porte sur ma tête des ampoules électriques et des télescopes ? L’époque contemporaine n’a besoin que de ce qui lui appartient ; seul lui appartient ce qui pousse sur ses épaules (…).

    Suffit de ramper dans les couloirs du temps périmé, suffit de gaspiller son teps à dresser l’inventaire de ses biens, suffit d’organiser les monts-de-piété de cimetières de la Toussaint, suffit de célébrer des offices funèbres, tout ceci ne ressuscitera plus.

    La vie sait ce qu’elle fait et si elle aspire à la destruction, il ne faut pas l’en empêcher, car en lui faisant obstacle, nous barrons le chemin de la nouvelle conception de la vie qu’elle a engendrée (…).

    Nous pouvons faire une seule concession aux conservateurs : laisser bruler toutes les époques, comme un corps mort, et monter une pharmacie unique.

    Le but sera identique, même si l’on examine la poudre de Rubens et de tout son art ; une foule d’idées naîtra dans le cerveau de l’homme, plus vivantes sans doute que la véritable représentation.

    L’époque contemporaine doit aussi avoir son mot d’ordre : « Tout ce que nous avons fait a été fait pour le crématoire ».

    L’organisation du Musée contemporain, c’est le rassemblement des projets de l’époque contemporaine, et seuls ceux qui pourront être appliqués à l’ossature de la vie, ou ceux dont naîtra l’ossature de ses nouvelles formes, pourront être provisoirement conservés. »

    C’est la philosophie de Friedrich Nietzsche appliquée aux arts, une fausse dialectique de l’ancien et du nouveau (car sans synthèse), c’est le principe de la révolution permanente dans les arts, à l’opposé même de la défense de l’héritage promu par le réalisme socialiste.

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  • Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc: une variante du futurisme

    La première exposition d’œuvres suprématistes eut lieu en décembre 1915, lors de la Dernière exposition futuriste 0.10, organisé par Ivan Pouni, connu ensuite en France sous le nom de Jean Pougny.

    À cette occasion, Kasimir Malevitch présenta 39 œuvres, dont un Quadrilatère, qui fut désormais connu sous le nom de Carré noir. C’était le premier pas vers le carré blanc.

    Dernière exposition futuriste 0.10

    Il serait erroné, en effet, de penser que le suprématisme est un spiritualisme s’appuyant sur l’intuition et le subjectivisme. Cette direction est bien celle de l’expressionnisme, du surréalisme, du dadaïsme, de la logique de Marcel Duchamp.

    Chez Kasimir Malevitch, avec le suprématisme, on a une démarche différente, car s’appuyant sur une vision analytique des formes, dans le prolongement du cubo-futurisme, c’est-à-dire de la fusion du cubisme et du futurisme fait en Russie.

    Kasimir Malevitch, Quadrilatère (Carré noir), 1915

    On n’a, pour cette raison, aucune profusion de formes et de couleurs, mais bien au contraire leur réduction maximale, au profit d’une conceptualisation maximale.

    L’œuvre d’art devient ici une théorie et non plus une pratique ; elle porte une « charge » spirituelle, mais sa représentation ne l’est pas comme elle devrait l’être selon Vassili Kandinsky, comme il le formule dans son œuvre fameuse Du spirituel dans l’art.

    Il n’y a pas de déplacement de l’énergie spirituelle, pour reprendre l’expression de Henri Bergson, vers la vie réelle, comme le firent les lettristes et les surréalistes cherchant à « changer la vie » (Arthur Rimbaud), à rendre poétique le réel.

    Il y a la tentative, bien plus propre à la culture russe ou slave, à aller dans une perspective cosmique, au sens où l’esprit s’affirme dans une toute-puissance conforme à sa nature immédiatement universelle.

    Kasimir Malevitch formule cela ainsi :

    « S’ils veulent être les peintres purs, les artistes doivent abandonner le sujet et les objets. »

    Kasimir Malevitch, Composition suprématiste, 1915

    Il en ressort, bien entendu, un discours prométhéen extrêmement revendicatif, qui forme la base de l’ensemble des textes théoriques de Kasimir Malevitch.

    Cette grandiloquence est censé correspondre avec une lecture de l’art qui confine au divin.Il ne s’agit pas de faire un art qui soit spirituel, mais une spiritualité ayant une représentation artistique, d’où les formes géométriques minimalistes qui sont autant d’inspirations quasi magiques, à prétention mystiques.

    D’où également le carré blanc sur fond blanc comme apothéose de la fusion de l’art et de la religion, dans une pureté absolue toujours plus renforcée.

    Kasimir Malevitch,
    Composition suprématiste
    (avec trapèze noir et carré rouge), 1915

    Pour cette raison, Kasimir Malevitch considère de ce fait le cubisme et le futurisme comme « le classicisme des années 10 », ayant pavé la voie au suprématisme.

    Dans Des nouveaux systèmes dans l’art, datant de 1920, il explique cela ainsi :

    « Le cubisme n’est pas la décomposition bourgeoise comme l’entendent les socialistes.

    Le cubisme est l’instrument qui dissocie les sommes existantes des déductions et des asservissements antérieurs de l’aspect créateur des mouvements picturaux ; il libère le peintre de l’imitation servile de la chose et l’oriente vers l’invention directe dans la création.

    Le cubisme a affranchi les rameaux picturaux et la peinture s’est mise à pousser au gré de l’artiste. De même que la nature décompose le cadavre en éléments, le cubisme dissocie les anciennes déductions picturales et en construit de nouvelles en fonction de son propre système (…).

    Si, dans la construction de son corps, le cubisme subit la sujétion texturale et picturale, le futurisme en revanche échappe à cette sujétion, et sa texture n’est plus picturale mais dynamique. »

    C’est la thèse traditionnelle de l’avant-garde se renouvellant de manière permanente, dans la négation de l’héritage et de la synthèse. Une des mesures exigées par Kasimir Malevitch dans une résolution sur l’art en novembre 1919 dit ainsi :

    « Reconnaître le travail comme une survivance du vieux monde de l’oppression, car l’actualité du monde repose sur la création. »

    A la logique de la production, de transformation et de synthèse, Kasimir Malevitch oppose le principe de création.

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  • Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc: l’art non-figuratif

    Kasimir Malevitch (1878-1935) est un artiste russe d’origine polonaise qui a joué un rôle considérable dans l’effondrement des arts et des lettres provoqué par le passage du capitalisme à son stade impérialiste.

    Le carré blanc sur fond blanc, son œuvre la plus connue, n’est nullement une expérimentation artistique de type simpliste ; c’est au contraire l’aboutissement de tout un très long raisonnement dont le fondement est la séparation du corps et de l’esprit.

    Kasimir Malevitch à Leningrad, en 1924,
    devant ses oeuvres

    Reprenant la conception de Hegel sur l’affirmation de l’esprit à travers les époques, Kasimir Malevitch considère que c’est désormais l’esprit pur qui s’affirme ; par conséquent, il n’y a plus de raison de représenter un objet existant en-dehors de l’esprit.

    L’art devient esprit pur, coupant tout rapport avec ce qui est matériel. C’est le principe d’un art non-figuratif, dont sont chassées toutes les figures.

    Il ne s’agit nullement d’abstraction, mais d’art non-figuratif, rejetant le principe même de matière. Il ne s’agit pas seulement de nier la possibilité de la représentation, mais bien d’une prétention à former un art qui serait pur esprit.

    L’objet disparaît, il s’évapore, il n’est plus à représenté.

    Kasimir Malevitch,
    Peinture suprématiste : huit rectangles rouges, 1915

    Il ne s’agit donc pas, comme dans l’impressionnisme ou le surréalisme, de représenter la réalité telle qu’elle est perçue par l’esprit, mais l’esprit lui-même, dans sa pureté individuelle. Kasimir Malevitch ne défend pas simplement le subjectivisme, mais la subjectivité comme ultime horizon.

    C’est là bien entendu une vaine prétention.

    En ce sens, Kasimir Malevitch inaugure, en prétendant aller plus loin, l’art abstrait et l’art contemporain, qui s’appuient sur l’esprit et ses représentations, comme s’il s’agissait d’un processus entièrement indépendant, personnel, subjectif, coupé de la réalité objective.

    A partir de la fin des années 1910, l’art a sombré dans le capitalisme, étant subjectivisme s’imaginant subjectivité, étant en réalité pur irrationalisme s’imaginant présenter une subjectivité individuelle réelle.

    C’est là conforme aux prétentions de l’individu façonné par le mode de production capitaliste, s’imaginant indépendant, autonome, disposant du libre-arbitre.

    Kasimir Malevitch, Composition suprématiste, 1915

    Kasimir Malevitch a joué de de fait un rôle d’une très grande importance historique : il a levé le drapeau de la subjectivité, masque du subjectivisme, au moyen de son « suprématisme ».

    Il a longuement élaboré son point de vue et était tout à fait conscient de la rupture qu’il affirmait. Il fermait une époque ouverte par l’impressionnisme, dans la mesure où il cessait d’accorder une valeur à la réalité objective, même saisie de manière subjectiviste.

    C’est le sens du terme qu’il a choisi pour sa conception, le « suprématisme », qu’il n’a jamais défini, mais où on saisit le principe de suprématie, de domination du réel par l’esprit.

    Kasimir Malevitch, dans Suprématisme, synthétise son point de vue en expliquant que :

    « J’ai percé l’abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j’ai débouché dans le blanc ; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l’abîme, car j’ai érigé les sémaphores [moyen de communication optique où une structure mobile bouge pour indiquer des lettres visibles de loin] du suprématisme.

    J’ai vaincu la doublure bleue du ciel, je l’ai arrachée, j’ai placé la couleur à l’intérieur de la poche ainsi formée et j’ai fait un nœud. Voguez ! Devant nous s’étend l’abîme blanc et libre. »

    Kasimir Malevitch, La croix noire, 1920

    Dans sa Déclaration, en juin 1918, Kasimir Malevitch annonce ainsi de manière triomphale :

    « tout l’azur du ciel voilà l’horizon et la perspective des fausses représentations

    au-delà de ses limites nous posons la nouvelle face de notre existence.

    le crâne a été ouvert par la force intuitive et la conscience plonge son regard dans l’abîme de l’espace (…).

    éloignez-vous des aspirations étroitement professionnelles ralliez-vous au mouvement universel et multiforme ce qui accroîtra la sagesse de la connaissance totale des systèmes basés sur de nouveaux fondements.

    aujourd’hui le surhomme est arrivé sans crier gare afin d’extraire de l’homme ce qui prendra la suite et de placer la nouvelle sagesse dans le nouveau crâne de l’homme de notre siècle (…).

    le cataclysme du monde ancien est inévitable. L’époque du suprématisme en tant que monde non-objectif a fait crouler les pas de la matière et a embrouillé l’ordre de marche de la vieille raison (…).

    nous les suprématistes brandissons les étendards des couleurs comme le feu de l’époque franchissons les limites des nouveaux contours de l’incolore.

    portez les visages déployés des couleurs sur les étendards en attendant d’atteindre le nouveau monde des systèmes. »

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  • Jules Guesde – Les deux méthodes (1900)

    Discours de Jules Guesde dans le cadre de la polémique avec Jean Jaurès sur l’affaire Dreyfus

    « Les deux méthodes », Lille, 26 novembre 1900

    Citoyennes, citoyens, camarades, Laissez-moi, tout d’abord, remercier Jaurès d’avoir aussi bien posé la question, la seule question pour la solution de laquelle vous êtes réunis ce soir.

    Jaurès a dit la vérité au point de vue historique de nos divergences lorsque, allant au-delà de la participation d’un socialiste à un gouvernement bourgeois, il est remonté jusqu’à ce qu’on a appelé l’affaire Dreyfus. Oui, là est le principe, le commencement, la racine d’une divergence qui n’a fait depuis que s’aggraver et s’étendre.

    La lutte de classe.

    Jaurès a eu raison également, lorsqu’il a commencé par vous fournir l’élément indispensable de tout jugement, lorsqu’il vous a rappelé la société actuelle divisée en classes nécessairement antagonistes et en lutte ; il a eu raison de vous dire que c’était en vous plaçant sur ce terrain socialiste que vous pouviez vous prononcer entre lui et nous.

    Seulement, à mon avis, il a été imprudent en invoquant ce qu’il appelle un principe, et ce que j’appelle, moi, un fait : la lutte de classe.

    Oh ! il vous l’a très bien définie, il vous l’a montrée sévissant dans tous les ateliers, sur le terrain économique ; il vous l’a montrée comme moyen indispensable, le jour où elle est transportée et systématisée sur le terrain politique, pour en finir avec les classes, pour affranchir le travail et pour affranchir la société ; mais ensuite, il vous a dit : « Cette lutte de classe que nous venons de reconnaître positivement et de proclamer théoriquement ; cette lutte de classe, nous allons commencer par la laisser de côté comme ne pouvant pas déterminer notre conduite, notre politique, notre tactique de tous les jours. »

    De telle façon qu’il assimilait la lutte de classe au paradis des chrétiens et des catholiques, que l’on met si loin, si en dehors de tout qu’il n’influe pas sur la vie quotidienne, ne dirigeant ni les volontés ni les actes des chrétiens et des catholiques d’aujourd’hui, réduit qu’il est à un simple acte de foi dans le vide.

    La lutte de classe, telle que l’a très bien définie Jaurès, si elle ne devait pas déterminer votre conduite de tous les jours, la politique de la classe ouvrière, la tactique nécessaire du prolétariat organisé en parti de classe, serait un mensonge et une duperie : elle est pour nous, elle doit être au contraire la règle de nos agissements de tous les jours, de toutes les minutes. (Bravos vifs et répétés)

    Nous ne reconnaissons pas la lutte de classe, nous, pour l’abandonner une fois reconnue, une fois proclamée ; c’est le terrain exclusif sur lequel nous nous plaçons, sur lequel le Parti ouvrier [1] s’est organisé, et sur lequel il nous faut nous maintenir pour envisager tous les événements et pour les classer.

    Première déviation.

    On nous a dit : La lutte de classe existe ; mais elle ne défendait pas, elle commandait au contraire au prolétariat, le jour où une condamnation inique était venue atteindre un membre de la classe dirigeante, elle faisait un devoir, une loi aux travailleurs d’oublier les iniquités dont ils sont tous les jours victimes, d’oublier les monstruosités qui se perpètrent tous les jours contre leurs familles, contre leurs femmes et contre leurs enfants.

    Ils devaient oublier tout cela ; c’étaient des injures anonymes, des iniquités anonymes, ne pesant que sur la classe ouvrière – qui ne compte pas.

    Mais le jour où un capitaine d’état-major, le jour où un dirigeant de la bourgeoisie se trouvait frappé par la propre justice de sa classe, ce jour-là, le prolétariat devait tout abandonner, il devait se précipiter comme réparateur de l’injustice commise.

    Je dis que la lutte de classe ainsi entendue – je reprends mon mot de tout à l’heure – serait une véritable duperie.

    Ah ! Jaurès a fait appel a des souvenirs personnels, il vous a raconté ce qui s’était passé dans le groupe socialiste de la Chambre des députés à la fin de la législature de 1893-1898 ; à ce moment-là, c’était à l’origine de l’affaire, elle était, on peut le dire, encore dans l’oeuf, Jaurès vous a dit qu’il y avait les modérés -dont il n’était pas – et qu’il y avait l’extrême gauche, les avancés, dont il était, et qu’à ce moment Guesde lui-même poussait à une intervention du groupe socialiste dans une affaire qui n’avait pas revêtu le caractère individuel ou personnel.

    C’est alors, comme vous l’a dit Jaurès, que j’ai protesté contre l’attitude des modérés : mais savez-vous quel était leur langage ?

    Jaurès aurait dû l’apporter à cette tribune. Les modérés ne voulaient pas qu’on se mêlât à l’affaire parce que, disaient-ils, nous sommes à la veille des élections générales et que l’on pourrait ainsi compromettre notre réélection.

    Et ils ajoutaient : « Ah ! si nous avions encore devant nous une ou deux années avant que le suffrage universel ait la parole, nous pourrions alors examiner la question en elle-même et décider si l’intérêt, si le devoir du parti est d’intervenir. »

    C’est contre cette lâcheté électorale, contre ces hommes qui ne pensaient qu’à leur siège de député que j’ai protesté (vifs applaudissements), et que j’ai dit autre chose encore, car j’ai été plus loin : j’ai dit que si le suffrage universel, utilisé par le prolétariat, devait aboutir à une simple question de réélection, de fauteuils à conserver, j’ai dit qu’il vaudrait mieux rompre avec la méthode parlementaire et nous cantonner dans l’action exclusivement révolutionnaire.

    Est-ce vrai, Jaurès ? N’est-ce, pas le langage que j’ai tenu ?

    (Bravos répétés, mouvements divers)

    Permettez, camarades, que j’entre dans le détail. Jaurès était avec moi alors…

    Jaurès : C’est très bien, c’est très juste.

    Notre attitude.

    Guesde : Mais à ce moment-là, camarades, de quoi s’agissait-il ? S’agissait-il de diviser le prolétariat en dreyfusards et en antidreyfusards ? de poser devant la classe ouvrière ce rébus de l’innocence ou de la culpabilité d’un homme ?

    Car dans ces termes, c’était, et c’est resté, un véritable rébus, les uns jurant sur la parole d’untel, les autres sur la parole d’un autre, sans que jamais vous ayez pu pénétrer dans cet amas de contradictions et d’obscurités pour vous faire, par vous-même, une opinion.

    Il ne s’agissait pas d’affirmer, de jurer que Dreyfus était innocent ; il ne s’agissait pas surtout d’imposer au prolétariat le salut d’un homme à opérer, lorsque le prolétariat a sa classe à sauver, a l’humanité entière à sauver ! (Longs applaudissements)

    C’était à propos du procès Zola, lorsque nous avons assisté à ce scandale d’un chef d’état-major général, de galonnés supérieurs, venant devant la justice de leur pays et jetant dans la balance leur épée ou leur démission en disant : « Nous ne resterons pas une minute de plus à notre poste, nous abandonnerons, nous livrerons la Défense nationale, dont nous avons la charge, si les jurés se refusent au verdict que nous leur réclamons. »

    Dans ces circonstances, j’ai dit à Jaurès que si une République, même bourgeoise, s’inclinait devant un pareil ultimatum du haut militarisme, c’en était fait de la République ; et j’ai ajouté : « Il nous faut monter à la tribune ; il nous faut demander l’arrestation immédiate, non pas pour leur rôle dans l’affaire Dreyfus, mais pour leur insurrection devant le jury de la Seine, du Boisdeffre et de ses suivants. »

    Est-ce vrai, encore, citoyen Jaurès ? (Vifs applaudissements)

    Voilà comment j’ai été dreyfusard, c’est-à-dire dans la limite de la lutte contre le militarisme débordé, allant jusqu’à menacer, sous le couvert d’un gouvernement complice, d’un véritable coup d’État. Et nous avons été ainsi jusqu’aux élections ; et aux élections – s’il y a ici des camarades de Roubaix, ils pourront en témoigner -, sur les murs, j’ai été dénoncé comme acquis, comme vendu à Dreyfus. Est-ce que je me suis défendu contre pareille accusation ? (Non ! Non !)

     Est-ce que j’ai pensé un instant qu’il y avait là un certain nombre de voix à perdre et qui allaient assurer le succès de mon adversaire ? Non, camarades, pas plus alors que jamais je ne me suis préoccupé des conséquences personnelles que pouvaient avoir mes actes qui ont toujours été dirigés, déterminés, commandés par l’intérêt de la classe ouvrière que je représentais – et que j’entendais représenter seule, car sur les murailles de Roubaix il y avait, personne ne peut l’oublier :

    « Qu’aucun patron ne vote pour moi, qu’aucun capitaliste ne vote pour moi ;je ne veux ni ne puis représenter les deux classes en lutte, je ne veux et ne puis être que l’homme de l’une contre l’autre. »

    Voilà le mandat que je vous demandais, que vous m’aviez donné, et que j’ai rempli. (Vifs applaudissements et bravos)

    Dreyfus et le parti socialiste.

    Mais le lendemain des élections tout avait changé ; il ne s’agissait plus, cette fois, de brider le militarisme, il ne s’agissait plus de prendre au collet les généraux ou les colonels insurgés ; il s’agissait d’engager à fond le prolétariat dans une lutte de personnes.

    Il y a, disait-on – et on l’a dit et écrit, non pas une fois, mais cent, non pas cent fois, mais mille -, il y a une victime particulière qui a droit à une campagne spéciale et à une délivrance isolée ; cette victime-là, c’est un des membres de la classe dirigeante, c’est un capitaine d’état-major – c’est l’homme qui, en pleine jeunesse, fort d’une richesse produit du vol opéré sur les ouvriers exploités par sa famille et libre de devenir un homme utile, libre de faire servir la science qu’il doit à ses millions au bénéfice de l’humanité, a choisi ce qu’il appelle la carrière militaire. Il s’est dit : « Le développement intellectuel que j’ai reçu, les connaissances multiples que j ai incarnées, je vais les employer à l’égorgement de mes semblables. » Elle était bien intéressante, cette victime-là. (Vifs applaudissements)

    Ah ! je comprends bien que vous, les ouvriers, vous, les paysans, que l’on arrache à l’atelier, que l’on arrache à la charrue pour leur mettre un uniforme sur le dos, pour leur mettre un fusil entre les mains, sous prétexte de patrie à défendre, vous ayez le droit et le devoir de crier vers nous, vers le prolétariat organisé, lorsque vous êtes frappés par cette épouvantable justice militaire, parce que vous n’êtes pas à la caserne de par votre volonté – parce que vous n’avez jamais accepté ni les règlements, ni l’organisation, ni la prétendue justice militaire que vous subissez ; mais lui, il savait ce qu’il avait devant lui lorsqu’il a choisi le métier des armes ; c’est de propos délibéré qu’il s’est engagé dans cette voie, partisan des conseils de guerre tant qu’il a cru qu’ils ne frappaient que les prolétaires et que c’était lui, dirigeant, officier, qui mettrait contre eux en mouvement cette justice aveugle et à huis clos. Telle était la victime pour laquelle on avait osé la prétention de mobiliser tout l’effort prolétarien et socialiste…

    Ah ! camarades, on a fait appel à des souvenirs… (Applaudissements)Oh ! n’applaudissez pas,je vous prie, laissez-moi aller jusqu’au bout sans ajouter, par vos bravos, à ma fatigue. On a fait appel à des souvenirs personnels, je demande à les compléter.

    Jaurès vous a parlé non pas d’un manifeste, mais d’une déclaration du Conseil national du Parti ouvrier français.

    Ce qu’il ne vous a pas dit, c’est qu’auparavant il y avait eu une espèce de conseil du socialisme ; il y avait eu, organisée par Millerand et Viviani, une rencontre entre Jaurès, qui voulait non seulement entrer dans cette affaire Dreyfus, mais y engager tout le parti, et nous, qui étions d’un avis contraire.

    C’est aux environs de Paris, dans une maison de campagne de Viviani, que nous nous sommes réunis tous un soir ; et, comme Vaillant n’avait pu être au rendez-vous, il avait écrit à Jaurès, l’avisant – je fais encore ici appel à la mémoire de Jaurès…

    Jaurès : Mais je ne conteste pas la lettre de Vaillant, je constate qu’elle ne m’était pas adressée.

    Guesde : Soit. Laissant de côté l’intervention de Vaillant sous la forme d’une lettre à Jaurès, je dis qu’il y a eu, cette nuit-là, bien avant la déclaration du Conseil national, une réunion dans laquelle Millerand et Viviani, qui, pas plus que Vaillant et moi, ne voulaient alors que l’on entraînât le Parti socialiste derrière Dreyfus, se sont joints à moi pour vous dire : « Citoyen Jaurès, vous ne pouvez pas engager le parti, vous n’avez pas le droit d’engager le Parti » – et vous nous avez donné votre parole de ne faire qu’une campagne personnelle. (Bravos)

    Jaurès :Je l’ai toujours dit.

    Guesde : Jaurès reconnaît que ce que je rapporte est l’exacte vérité ; si j’ai évoqué ces faits, ce n’est d’ailleurs que pour établir les responsabilités.

    Quand il vous parlait tout à l’heure de la déclaration du Conseil national du Parti ouvrier comme ayant retiré pour ainsi dire nos troupes engagées – ce qui constitue un acte de défection et de trahison sur tous les champs de bataille -,Jaurès oubliait de vous dire que la totalité des socialistes et des organisations consultés lui avait intimé l’ordre de ne pas engager le Parti socialiste derrière lui.

    Lorsque notre déclaration a paru, elle ne faisait donc que maintenir une décision qui avait toujours été la nôtre et qui exprimait la volonté concordante des différentes fractions socialistes.

    Oh ! je pourrais aller plus loin dans ces détails personnels ; mais je m’arrête, estimant que ce que j’ai rappelé est suffisant, et je reviens à notre terrain de classe.

    Je dis que nous ne pouvons reconnaître à la bourgeoisie, lorsqu’une injustice frappe un des siens, le droit de s’adresser au prolétariat, de lui demander de cesser d’être lui-même, de combattre son propre combat pour se mettre à la remorque des dirigeants les plus compromettants et les plus compromis ; car il est impossible de ne pas se souvenir que le principal meneur de cette campagne contre une iniquité individuelle avait déposé un projet de loi qui était la pire des iniquités contre une classe ; révolté par un jugement de conseil de guerre qui aurait frappé un innocent, il n’avait pas craint de frapper sans jugement tous les ouvriers et employés des chemins de fer, en voulant qu’avec le droit de grève on leur enlevât le moyen de défendre leur pain : c’était là l’homme de la vérité, c’était là l’homme de la justice ! et il aurait fallu que même les serfs des voies ferrées oubliassent le crime projeté contre leur classe pour faire cause commune avec M.Trarieux, avec M.Yves Guyot, avec la fine fleur des bourgeois exploiteurs (Rires et applaudissements) ou ayant théorisé l’exploitation des travailleurs ; il aurait fallu, et on aurait pu – tout en maintenant la lutte de classe – coudre le prolétariat à cette queue de la bourgeoisie emprisonneuse qui avait derrière elle la bourgeoisie fusilleuse de 1871.

    Ah ! non, camarades. À ce moment-là,le Parti ouvrier a crié : Halte-là ! À ce moment, il a rappelé les travailleurs à leur devoir de classe ; mais il ne leur prêchait pas le désintéressement ou l’abstention. La déclaration portait en toutes lettres : « Préparez-vous à retourner, contre la classe et la société capitaliste, les scandales d’un Panama militaire s’ajoutant aux scandales d’un Panama financier. »

    Ce que nous voyions en effet, dans l’affaire Dreyfus, c’étaient les hontes étalées qui atteignaient et ruinaient le régime lui-même. Il y avait là une arme nouvelle et puissante, dont on pouvait et dont on devait frapper toute la bourgeoisie, au lieu de mobiliser et d’immobiliser le prolétariat derrière une fraction bourgeoise contre l’autre…

    Vous évoquiez tout à l’heure l’admirable révolutionnaire qu’était Liebknecht.

    Or, il a pris la parole dans cette affaire Dreyfus, et ça été, comme notre Parti ouvrier, pour désapprouver votre campagne : « Je ne l’approuve pas – vous écrivait-il -,je ne peux pas l’approuver, parce que vous avez porté de l’eau au moulin du militarisme, du nationalisme et de l’antisémitisme. »

    C’est la vérité, camarades ; au bout de l’affaire Dreyfus, il n’y a pas eu de suppression des conseils de guerre, il n’y a pas eu la moindre modification à la justice militaire, il n’y a rien eu de ce qu’on vous promettait ; il y a eu un homme qui a été arraché à son rocher de l’île du Diable ; campagne personnelle, elle n’a eu qu’un résultat personnel. (Mouvements divers)

    L’embourgeoisement.

    Oh ! je me trompe, il y a eu quelque chose, et ce quelque chose, c’est Jaurès lui-même qui a eu le courage de le confesser. Il vous a dit : « De l’affaire Dreyfus, de la campagne que j’ai menée avec un certain nombre de socialistes pour Dreyfus, il est sorti la collaboration d’un socialiste à un gouvernement bourgeois. »

    Cela est vrai, citoyen Jaurès, et cela suffirait, en espèce de coopération socialiste, en dehors du reste, pour condamner toute (…) dont vous vous vantez.

    Oui, il a fallu cette première déformation, il a fallu l’abandon de son terrain de classe par une partie du prolétariat pour qu’à un moment donné on ait pu présenter comme une victoire la pénétration dans un ministère d’un socialiste qui ne pouvait pas y faire la loi, d’un socialiste qui devait y être prisonnier, d’un socialiste qui n’était qu’un otage, d’un socialiste que M.Waldeck-Rousseau, très bon tacticien, a été prendre dans les rangs de l’opposition pour s’en faire une couverture, un bouclier, de façon à désarmer l’opposition socialiste (Bravos), de façon à empêcher les travailleurs de tirer, non seulement sur Waldeck-Rous-seau, mais sur Galliffet, parce que entre eux et Galliffet, il y avait la personne de Millerand. (Nouveaux applaudissements)

    Ah ! vous dites et vous concluez que vous aviez raison dans la campagne Dreyfus parce qu’elle a conduit Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau/Galliffet.

    Je dis, moi, que là est la condamnation définitive de cette campagne. Il a suffi qu’une première fois le Parti socialiste quittât, fragmentairement, son terrain de classe ; il a suffi qu’un jour il nouât une première alliance avec une fraction de la bourgeoisie pour que, sur cette pente glissante, il menace de rouler jusqu’au bout. Pour une ?uvre de justice et de réparation individuelle, il s’est mêlé à la classe ennemie, et le voilà maintenant entraîné à faire gouvernement commun avec cette classe.

    Et la lutte de classe aboutissant ainsi à la collaboration des classes, cette nouvelle forme de coopérative réunissant dans le même gouvernement un homme qui, s’il est socialiste, doit poursuivre le renversement de la société capitaliste, et d’autres hommes, en majorité, dont le seul but est la conservation de la même société, on nous la donne comme un triomphe du prolétariat, comme indiquant la force acquise par le socialisme. Dans une certaine mesure, oui, comme le disait Lafargue.

    C’est parce que le socialisme est devenu une force et un danger pour la bourgeoisie, à laquelle il fait peur, que celle-ci a songé à s’introduire dans le prolétariat organisé pour le diviser et l’annihiler ; mais ce n ?est pas la conquête des pouvoirs publics par le socialisme, c’est la conquête d’un socialiste et de ses suivants par les pouvoirs publics de la bourgeoisie.

    Et alors, nous avons vu, camarades, ce que j’espérais pour mon compte ne jamais voir, nous avons vu la classe ouvrière, qui a sa République à faire, comme elle a sa Révolution à faire, appelée à monter la garde autour de la République de ses maîtres, condamnée à défendre ce qu’on a appelé la civilisation capitaliste. Je croyais, moi, que quand il y avait une civilisation supérieure sous l’horizon, que lorsque cette civilisation dépendait d’un prolétariat responsable de son affranchissement et de l’affranchissement général, c’était sur cette civilisation supérieure qu’on devait avoir les yeux obstinément tournés ;je croyais qu’il fallait être prêt à piétiner le prétendu ordre d’aujourd’hui pour faire ainsi place à l’autre.

    Il paraît que non ; il paraît que les grands bourgeois de 1789 auraient dû se préoccuper de défendre l’Ancien Régime, sous prétexte des réformes réalisées au cours du XVIIIe siècle ;je croyais, moi, qu’ils avaient marché contre ce régime, qu’ils avaient tout balayé, le mauvais et le bon, le bon avec le mauvais, et je croyais que le prolétariat ne serait pas moins révolutionnaire, que, classe providentielle à son tour, appelé à réaliser, à créer une société nouvelle, émancipatrice, non plus de quelques-uns mais de tous, il devait n’avoir d’autre mobile que son égoïsme de classe, parce que ses intérêts se confondent avec les intérêts généraux et définitifs de l’espèce humaine tout entière !

    La nouvelle politique que l’on préconise au nom de la lutte de classe consisterait donc à organiser à part, sur son propre terrain, le prolétariat, et à l’apporter ensuite, comme une armée toute faite à un quelconque des états-majors bourgeois.

    Alors que, abandonnée par les salariés, qui sortaient de ses rangs politiques au fur et à mesure de leur conscience de classe éveillée, la bourgeoisie se sentait perdue, on nous fait aujourd’hui un devoir pour demain, comme pour hier, de nous porter à son secours chaque fois que se produira une injustice, chaque fois qu’une tache viendra obscurcir son soleil.

    Ah ! camarades, s’il vous fallait faire disparaître l’une après l’autre toutes ces taches, non seulement vos journées mais vos nuits n’y suffiraient pas et vous n’aboutiriez pas à nettoyer ce qui n’est pas nettoyable ; mais à ce travail de Pénélope, vous auriez prolongé la domination qui vous écrase, vous auriez éternisé l’ordre de choses d’aujourd’hui qui pèse sur vos épaules, après dix-huit mois de collaboration socialiste au pouvoir bourgeois, aussi lourdement qu’à l’époque des Méline, des Dupuy et des Périer.

    Collectivisme et Révolution.

    Il n’y a rien de changé et il ne peut rien y avoir de changé dans la société actuelle tant que la propriété capitaliste n’aura pas été supprimée et n’aura pas fait place à la propriété sociale, c’est-à-dire à votre propriété à vous.

    Cette idée-là que, depuis vingt et quelques années, nous avons introduite dans les cerveaux ouvriers de France, doit rester l’unique directrice des cerveaux conquis et doit être étendue aux cerveaux d’à côté où la lumière socialiste ne s’est pas encore faite.

    C’est là notre tâche exclusive ; il s’agit de recruter, d’augmenter la colonne d’assaut qui aura, avec l’État emporté de haute lutte, à prendre la Bastille féodale ; et malheur à nous si nous nous laissons arrêter le long de la route, attendant comme une aumône les prétendues réformes que l’intérêt même de la bourgeoisie est quelquefois de jeter à l’appétit de la foule, et qui ne sont et ne peuvent être que des trompe-la-faim.

    Nous sommes et ne pouvons être qu’un parti de révolution, parce que notre émancipation et l’émancipation de l’humanité ne peuvent s’opérer que révolutionnairement.

    Nous détourner de cette lutte, camarades, c’est trahir, c’est déserter, c’est faire le jeu des bourgeois d’aujourd’hui qui savent bien, comme le disait Millerand à Lens, que le salariat n’est pas éternel, qui savent bien, comme l’a répété comme un écho Deschanel à Bordeaux, que le prolétariat est un phénomène provisoire… mais qui renvoient la disparition de cette dernière forme de I’esclavage à je ne sais quelle date plus éloignée que le paradis même des religions, qui au moins doit suivre immédiatement votre mort.

    Vous ne vous paierez pas de cette monnaie de promesses, vous êtes actuellement trop conscients et trop forts.

    Pas de confusion.

    Mais Jaurès a été plus loin ; il a essayé d’assimiler l’action électorale du socialisme emmanchant le suffrage universel comme un moyen de combat, à l’action ministérielle par la bourgeoisie gouvernementale. Il a été encore au-delà, il a prétendu qu’en installant avec vos propres forces Carette à l’hôtel de ville de Roubaix et Delory à l’hôtel de ville de Lille, vous aviez autorisé Millerand à accepter un morceau de pouvoir de la classe contre laquelle vous êtes obligés de lutter jusqu’à la victoire finale.

    Il vous a cité, d’autre part, certaines paroles de Liebknecht, qui aurait condamné en 1869 l’entrée des socialistes dans les parlements bourgeois, alors que la même année il se laissait porter avec Bebel dans le Reichstag de la confédération de l’Allemagne du Nord ; il vous a rappelé que Liebknecht a pénétré également dans le Landtag de Saxe alors qu’il y avait un serment à prêter et que Liebknecht disait : « Si nous n’étions pas capables de passer par-dessus cet obstacle de papier, nous ne serions pas des révolutionnaires. »

    Quel rapport est-il possible d’établir entre les deux situations ?

    Pour entrer dans le Reichstag de la confédération de l’Allemagne du Nord, il fallait y être porté par les camarades ouvriers organisés ; il fallait y entrer par la brèche ouverte de la démocratie socialiste ; on était le fondé de pouvoir de sa classe.

    Il fallait, pour le Landtag de Saxe, prêter un serment dérisoire, comme celui que Gambetta devait prêter à l’Empire, qui n’empêchait pas que ce fût en ennemi qu’on s’introduisait dans l’Assemblée élective, comme un boulet envoyé par le canon populaire…

    Et vous osez soutenir que les conditions seraient les mêmes de Millerand acceptant un portefeuille de Waldeck-Rousseau ? C’est le prolétariat, paraît-il, qui l’année dernière a donné un tel coup d’épaule électoral que la brèche a été faite par laquelle Millerand a passé ? Une pareille thèse n’est pas soutenable.

    Il est arrivé au gouvernement appelé par la bourgeoisie gouvernementale. (Applaudissements et bravos) Il y est arrivé dans l’intérêt de la bourgeoisie gouvernementale qui, autrement, n’aurait pas fait appel à son concours.

    On pouvait constituer un ministère, même de plus de défense républicaine que celui dont nous jouissons depuis dix-huit mois, sans qu’un socialiste en fît partie. Vous avez parlé du cabinet Bourgeois ; il n’y avait pas de socialiste dans ce cabinet et il a fait, on peut l’affirmer, une ?uvre plus républicaine que le cabinet d’aujourd’hui.

    Une preuve, entre autres, c’est que la loi sur les successions, votée alors, n’a pas trouvé grâce devant le gouvernement de défense républicaine de l’heure présente, qui compte un socialiste et qui a lâché une partie de la réforme d’alors.(Bravos)

    Camarades, le jour où le Parti socialiste, le jour où le prolétariat organisé comprendrait et pratiquerait la lutte de classe sous la forme du partage du pouvoir politique avec la classe capitaliste, ce jour-là il n’y aurait plus de socialisme ; ce jour-là il n’y aurait plus de prolétariat capable d’affranchissement ; ce jour-là les travailleurs seraient redevenus ce qu’ils étaient il y a vingt-deux ans, lorsqu’ils répondaient soit à l’appel de la bourgeoisie opportuniste contre la bourgeoisie monarchiste, soit à l’appel de la bourgeoisie radicale contre la bourgeoisie opportuniste ; ils ne seraient plus qu’une classe, qu’un parti à la suite, domestiqué, sans raison d’être et surtout sans avenir.

    En combattant.

    Je me souviens d’un Parti républicain dont j’ai été, le vieux Parti républicain, qui se refusait au genre de compromission que l’on voudrait imposer aujourd’hui à notre Parti socialiste. L’Empire ayant fait appel, réellement appel à un des Cinq, à Émile Ollivier, quoiqu’il s’agît alors de transformer, ce qui était possible, l’Empire dictatorial en Empire libéral, quoiqu’il y eût au bout de cette collaboration d’un républicain au gouvernement de Bonaparte la liberté de réunion et de presse et le droit de coalition ouvrière, malgré tout, à l’unanimité, la bourgeoisie républicaine, plus intransigeante, possédant sur ses élus une maîtrise plus complète, n’hésita pas à exécuter comme traître M. Émile Ollivier.

    N’aurions-nous donc ni l’énergie ni la conscience des républicains bourgeois de la fin de l’Empire ? Ce n’est d’ailleurs là que la partie incidente de mon rappel au passé. Ce que je voulais mettre en lumière, c’est que le Parti républicain sous l’Empire, comme le Parti socialiste aujourd’hui, disait : « Il faut faire la République, mais il faut marcher en combattant. »

    Cela n’a pas duré longtemps. Un homme est venu, c’était Gambetta, et je me rappelle en 1876, à Belle-ville, il prononçait les paroles suivantes : « Je ne connais que deux manières d’arriver à mon but, en négociant ou en combattant ;je ne suis pas pour la bataille. »

    C’était là l’arrêt de mort du vieux Parti républicain ; l’opportunisme était né, et l’opportunisme républicain, c’était la stérilité républicaine, c’était l’avortement républicain, incapable en trente années d’aboutir même aux réformes politiques qui sont un fait accompli par-delà nos frontières, aux États-Unis d’Amérique ou dans la République helvétique ; c’était,je le répète, la mort du Parti républicain bourgeois !

    Eh bien, aujourd’hui, nous nous trouvons, nous, parti de classe, nous, Parti socialiste, avec des responsabilités plus grandes, avec des nécessités qui s’imposent plus impérieusement, devant les deux mêmes politiques : les uns préconisant la prise du pouvoir politique en combattant, les autres poursuivant cette prise du pouvoir partiellement, fragmentairement, homme par homme, portefeuille par portefeuille, en négociant.

    Nous ne sommes pas pour le négoce : la lutte de classe interdit le commerce de classe ; nous ne voulons pas de ce commerce-là ; et si vous en vouliez, camarades de l’usine, camarades de l’atelier, prolétaires qui avez une mission à remplir, la plus haute mission qui se soit jamais imposée à une classe, le jour où vous accepteriez la méthode nouvelle, ce jour-là non seulement vous auriez fait un marché de dupes mais vous auriez soufflé sur la grande espérance de rénovation qui aujourd’hui met debout le monde du travail…

    Classe contre classe.

    Aujourd’hui ce qui fait la force, l’irrésistibilité du mouvement socialiste, c’est la communion de tous les travailleurs organisés poursuivant, à travers les formes gouvernementales les plus divergentes, le même but par le même moyen : l’expropriation économique de la classe capitaliste par son expropriation politique.

    Cette unité socialiste, jaillie des mêmes conditions économiques, serait brisée à tout jamais le jour où, au lieu de ne compter que sur vous-mêmes, vous subordonneriez votre action à un morceau de la classe ennemie, qui ne saurait se joindre à nous que pour nous arracher à notre véritable et nécessaire champ de bataille.

    La Révolution qui vous incombe n’est possible que dans la mesure où vous resterez vous-mêmes, classe contre classe, ne connaissant pas et ne voulant pas connaître les divisions qui peuvent exister dans le monde capitaliste. C’est la concurrence économique qui est la loi de sa production et c’est la concurrence politique ou les divisions politiques qui, soigneusement entretenues, lui permettent de prolonger sa misérable existence.

    Si la classe capitaliste ne formait qu’un seul parti politique, elle aurait été définitivement écrasée à la première défaite dans ses conflits avec la classe prolétarienne.

    Mais on s’est divisé en bourgeoisie monarchiste et en bourgeoisie républicaine, en bourgeoisie cléricale et en bourgeoisie libre-penseuse, de façon à ce qu’une fraction vaincue pût toujours être remplacée au pouvoir par une autre fraction de la même classe également ennemie.

    C’est le navire à cloisons étanches qui peut faire eau d’un côté et qui n’en continue pas moins à flotter, insubmersible.

    Et ce navire-là, ce sont les galères du prolétariat, sur lesquelles c’est vous qui ramez et qui peinez et qui peinerez et qui ramerez toujours, tant que n’aura pas été coulé, sans distinction de pilote, le vaisseau qui porte la classe capitaliste et sa fortune, c’est-à-dire les profits réalisés sur votre misère et sur votre servitude. (Applaudissements et bravos répétés).

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