Eugen Varga, Khrouchtchev, une courte transition

Eugen Varga feignit de saluer l’ouvrage de Staline et ses enseignements, lors d’un discours à l’Institut d’économie. Il n’en était rien en réalité et il s’empressera, dès qu’il le pourra, d’attaquer publiquement les chapitres cinq et six, qu’il prétendait reconnaître encore, donc, en 1952 :

« Nous, travailleurs de l’Institut d’économie, depuis les premières années jusqu’aux académiciens, exprimons un sentiment d’appréciation profonde au camarade Staline pour son nouveau classique, pour l’immense contribution qu’il a faite à l’économie marxiste-léniniste et pour son aide inappréciable à tous les économistes.

Une étude approfondie de l’œuvre brillante du camarade Staline aidera chacun d’entre nous à améliorer son travail. La loi fondamentale de l’économie du capitalisme d’aujourd’hui, que le camarade Staline a révélé, nous donnera une clef pour comprendre et clarifier le statut contemporain de l’impérialisme et une perspective de son développement futur. Cette loi définie toutes les caractéristiques du capitalisme monopoliste (…).

Je reconnais m’être trompé sur cette question [de l’inéluctabilité des guerres]. Le camarade Staline a démontré de bout en bout l’inéluctabilité des guerres entre pays impérialistes même dans la période présente.

Je considère que si au cours de notre travail, nous avons commis une erreur, nous sommes obligés de faire amende honorable et de ne pas la répéter. »

En réalité, Eugen Varga attendait le moment propice. Ainsi, il publia en août 1953 Les problèmes fondamentaux de l’économie et de la politique de l’impérialisme (après la seconde guerre mondiale). L’ouvrage se pliait en apparence aux enseignements de Staline. On y trouve cependant aussi des éléments assez particuliers, comme la considération que le sud et l’ouest de la France seraient des « colonies intérieures » du Nord de la France, tout comme seraient des colonies de certains monopoles les États agricoles et miniers des États-Unis.

Mais surtout, il conclut l’ouvrage en affirmant que le développement militaire des États-Unis s’ajoute à l’effort industriel, au lieu de le concurrencer, c’est-à-dire qu’on aurait un capitalisme articulé à une dimension étatique, militaire, artificielle, permettant de le redynamiser.

Cela devint une ligne significative en URSS, comme expression de la lecture révisionniste du capitalisme. Trakhtenberg résume cela, dans la revue Kommunist en juin 1955, en affirmant que :

« Il serait incorrect d’ignorer la signification des facteurs militaires-inflationnistes, qui peuvent stimuler une renaissance, retarder l’éruption d’une crise, changer le cours de la crise, et changer la forme, la séquence et les perspectives de la crise. »

Le grand paradoxe de cette ligne lancée par Eugen Varga est qu’elle s’accompagnait de la considération que l’économie américaine allait connaître une terrible crise de surproduction de manière imminente. Ce point était un vrai problème pour la clique de Nikita Khrouchtchev, qui n’avait pas besoin d’une analyse précipitant les choses sur le plan des orientations, alors qu’il représentait politiquement ce qu’Eugen Varga représentait intellectuellement.

Cependant Eugen Varga mit rapidement cette dimension de côté, pour se placer au premier rang théorique du régime soviétique dirigé par la clique de Nikita Khrouchtchev, avec le concept de « capitalisme monopoliste d’État ».

Eugen Varga reprend le concept à Lénine, notamment dans son écrit de septembre 1917, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. 

Lénine

Lénine y développe la même analyse que dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : le capitalisme mène aux monopoles, les monopoles socialisent l’économie dans un sens privé, qu’il faut renverser dans un sens universel. Il dit ainsi :

« Tout le monde parle de l’impérialisme. Mais l’impérialisme n’est autre chose que le capitalisme monopoliste.

Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu monopoliste, voilà ce qu’attestent assez le « Prodougol », le « Prodamet », le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre nous fournit un exemple saisissant de la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État.

Or, qu’est‑ce que l’État ? C’est l’organisation de la classe dominante; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux et des capitalistes. Aussi, ce que les Plékhanov allemands (Scheidemann, Lansch et autres) appellent le « socialisme de guerre » n’est‑il en réalité que le capitalisme monopoliste d’État du temps de guerre ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne militaire pour les ouvriers en même temps que la protection militaire des profits capitalistes.

Eh bien, essayez un peu de substituer à l’État des capitalistes et des hobereaux, à l’État des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, l’État démocratique révolutionnaire, c’est‑à‑dire un État qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que dans un État véritablement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme monopoliste d’État signifie inévitablement, infailliblement, un pas, ou des pas en avant vers le socialisme !

Car, si une grande entreprise capitaliste devient monopole, c’est qu’elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue monopole d’État, c’est que l’État (c’est‑à‑dire l’organisation armée de la population et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans, si l’on est en régime démocratique révolutionnaire) dirige toute l’entreprise. Dans l’intérêt de qui ?

Ou bien dans l’intérêt clos grands propriétaires fonciers et des capitalistes; et nous avons alors un État non pas démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire, une république impérialiste.

Ou bien dans l’intérêt de la démocratie révolutionnaire; et alors c’est ni plus ni moins un pas vers le socialisme.

Car le socialisme n’est autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’État. Ou encore : le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste.

Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement est tel qu’on ne saurait avancer, à partir des monopoles (dont la guerre a décuplé le nombre, le rôle et l’importance), sans marcher au socialisme.

Ou bien l’on est réellement démocrate révolutionnaire. Et alors on ne saurait craindre de s’acheminer vers le socialisme.

Ou bien l’on craint de s’acheminer vers le socialisme et l’on condamne tous les pas faits dans cette direction, sous prétexte, comme disent les Plékhanov, les Dan et les Tchernov, que notre révolution est bourgeoise, qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, etc. Dans ce cas, l’on en arrive fatalement à la politique de Kérensky, Millioukov et Kornilov, c’est‑à‑dire à la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations « démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et paysannes.

Il n’y a pas de milieu.

Et c’est là la contradiction fondamentale de notre révolution.

Dans l’histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer, ou reculer. Il est impossible d’avancer dans la Russie du XX° siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans progresser vers le socialisme (progression conditionnée et déterminée par le niveau de la technique et de la culture : il est impossible d’« introduire » en grand le machinisme dans les exploitations paysannes comme il est impossible de le supprimer dans la production du sucre).

Et craindre d’avancer équivaut à reculer. C’est ce que font messieurs les Kérensky, aux applaudissements enthousiastes des Milioukov et des Plékhanov, avec la sotte complicité des Tsérételli et des Tchernov.

La dialectique de l’histoire est précisément telle que la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État, a par là même considérablement rapproché l’humanité du socialisme.

La guerre impérialiste marque la veille de la révolution socialiste. Non seulement parce que ses horreurs engendrent l’insurrection prolétarienne ‑ aucune insurrection ne créera le socialisme s’il n’est pas mûr économiquement ‑ mais encore parce que le capitalisme monopoliste d’État est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre du socialisme, l’étape de l’histoire qu’aucune autre étape intermédiaire ne sépare du socialisme.

Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de vue d’une doctrine qu’ils ont apprise par cœur et mal comprise. Ils présentent le socialisme comme un avenir lointain, inconnu, obscur.

Or, aujourd’hui, le socialisme est au bout de toutes les avenues du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît directement et pratiquement dans chaque disposition importante constituant un pas en avant sur la base de ce capitalisme moderne. »

Eugen Varga va reprendre ce concept, mais en le modifiant. Là où Lénine oppose le capitalisme monopoliste d’État de l’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État de l’État démocratique-révolutionnaire, Eugen Varga va opposer le capitalisme monopoliste d’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État révolutionnaire, l’État n’étant que le lieu de cet affrontement.

>Sommaire du dossier

Staline contre Eugen Varga

Le premier novembre 1951, 400 économistes se réunissent dans le bâtiment du Comité Central du PCUS(b), afin de travailler sur un manuel d’économie politique considéré comme nécessaire à établir, sous la supervision de Konstantin Ostrovitianov. À cette occasion, un rapport fut notamment établi sur la question de la possibilité et du caractère inévitable des guerres inter-impérialistes dans la période actuelle. Le point de vue d’Eugen Varga fut noté. 

C’est ce point de vue et ce qu’il représente que Staline dénonce également dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS. Dans le cinquième chapitre, Staline aborde la question de l’évaluation de la situation du capitalisme ; dans le sixième, il traite la question de la nature du capitalisme.

Dans les deux cas, Staline y expose deux points de vue formellement opposés à ceux d’Eugen Varga, qui n’est par ailleurs quant à lui jamais nommé en tant que tel.

En ce qui concerne la question de la guerre, Staline maintient les fondamentaux, ce qui va donc à l’encontre des thèses d’Eugen Varga :

« Certains camarades affirment qu’étant donné les nouvelles conditions internationales, après la Seconde Guerre mondiale, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus inévitables. Ils estiment que les contradictions entre le camp du socialisme et celui du capitalisme sont plus fortes que les contradictions entre pays capitalistes ; que les États-Unis d’Amérique se sont suffisamment soumis les autres pays capitalistes pour les empêcher de se faire la guerre et de s’affaiblir mutuellement; que les hommes avancés du capitalisme sont assez instruits par l’expérience des deux guerres mondiales, qui ont porté un sérieux préjudice à l’ensemble du monde capitaliste, pour se permettre d’entraîner à nouveau les pays capitalistes dans une guerre entre eux; que, de ce fait, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus inévitables.

Ces camarades se trompent. Ils voient les phénomènes extérieurs affleurant à la surface, mais ils n’aperçoivent pas les forces profondes qui, bien qu’agissant momentanément de façon invisible, n’en détermineront pas moins le cours des événements.

En apparence, la « sérénité » règne partout: les États-Unis d’Amérique ont réduit à la portion congrue l’Europe occidentale, le Japon et autres pays capitalistes; l’Allemagne (de l’Ouest), la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, tombés dans les griffes des États-Unis, exécutent docilement leurs injonctions.

Mais on aurait tort de croire que cette « sérénité » puisse se maintenir « pour l’éternité »; que ces pays supporteront sans fin la domination et le joug des États-Unis ; qu’ils n’essaieront pas de s’arracher de la captivité américaine pour s’engager sur le chemin de l’indépendance (…).

On dit que les contradictions entre capitalisme et socialisme sont plus fortes que celles existant entre les pays capitalistes. Théoriquement, c’est juste, bien sûr. Pas seulement aujourd’hui ; c’était juste aussi à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce que comprenaient plus ou moins les dirigeants des pays capitalistes. Et cependant, la Seconde Guerre mondiale n’a pas commencé par la guerre contre l’URSS., mais par une guerre entre pays capitalistes.

Pourquoi ? Parce que, d’abord, la guerre contre l’URSS, pays du socialisme, est plus dangereuse pour le capitalisme que la guerre entre pays capitalistes. Car si la guerre entre pays capitalistes pose seulement la question de la suprématie de tels pays capitalistes sur tels autres, la guerre contre l’URSS doit nécessairement poser la question de l’existence même du capitalisme.

Parce que, en second lieu, les capitalistes, bien qu’ils proclament, aux fins de « propagande », l’agressivité de l’Union soviétique, n’y croient pas eux-mêmes, puisqu’ils tiennent compte de la politique de paix de l’Union soviétique et savent que cette dernière n’attaquera pas d’elle-même les pays capitalistes. (…).

La lutte des pays capitalistes pour la possession des marchés et le désir de noyer leurs concurrents se sont pratiquement révélés plus forts [dans les années 1930] que les contradictions entre le camp du capitalisme et celui du socialisme (…).

Il s’ensuit donc que l’inéluctabilité des guerres entre pays capitalistes reste entière.

On dit qu’il faut considérer comme périmée la thèse de Lénine selon laquelle l’impérialisme engendre inévitablement les guerres, puisque de puissantes forces populaires ont surgi maintenant, qui défendent la paix contre une nouvelle guerre mondiale.

Cela est faux.

Le mouvement actuel pour la paix se propose d’entraîner les masses populaires dans la lutte pour le maintien de la paix, pour conjurer une nouvelle guerre mondiale. Par conséquent, il ne vise pas à renverser le capitalisme et à établir le socialisme, — il se borne à des buts démocratiques de lutte pour le maintien de la paix.

À cet égard, le mouvement actuel pour le maintien de la paix se distingue du mouvement de l’époque de la Première Guerre mondiale, lequel, visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile, allait plus loin et poursuivait des buts socialistes.

Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.

Le plus probable, c’est que le mouvement actuel pour la paix, c’est-à-dire le mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix. Cela est bien, naturellement. C’est même très bien.

Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer les guerres inévitables en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inéluctabilité des guerres reste également entière. Pour supprimer le caractère inévitable des guerres, il faut détruire l’impérialisme. »

Joseph Staline

Staline défend ici la conception juste. Cependant, cette analyse juste sur le plan théorique nécessite un rapport à la politique. Or, en ce qui concerne la situation du marché mondial, Staline considère que la formation d’un bloc socialiste a arraché une telle partie économique que le capitalisme ne va plus être en mesure de trouver des solutions de développement à moyen terme.

Ce faisant, il remet en cause deux définitions, une de lui-même et une de Lénine, ce qui s’avérera par contre être une double erreur.

Voici ce que dit Staline :

« Le résultat économique le plus important de la Seconde Guerre mondiale, avec ses répercussions sur l’économie, a été la désagrégation du marché mondial unique, universel. Ce qui a déterminé l’aggravation ultérieure de la crise générale du système capitaliste mondial.

La Seconde Guerre mondiale a été elle-même engendrée par cette crise. Chacune des deux coalitions capitalistes engagées dans le conflit espérait pouvoir battre l’adversaire et établir sa domination sur le monde. C’est là qu’elles cherchaient une issue à la crise (…).

La conséquence de l’existence des deux camps opposés [socialiste et capitaliste] pour l’économie fut que le marché unique, universel s’est désagrégé, ce qui fait que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre. (…).

Mais il s’ensuit que la sphère d’exploitation des ressources mondiales par les principaux pays capitalistes (États-Unis, Grande-Bretagne, France) n’ira pas en s’élargissant mais en se rétrécissant, que les conditions de débouché sur le marché mondial s’aggraveront pour ces pays, et que la sous- production des entreprises y augmentera. C’est en cela que consiste précisément l’aggravation de la crise générale du système capitaliste mondial, à la suite de la désagrégation du marché mondial (…).

Peut-on affirmer que la thèse bien connue de Staline sur la stabilité relative des marchés en période de crise générale du capitalisme, thèse formulée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, soit toujours valable ? Peut-on affirmer que la thèse bien connue, formulée par Lénine au printemps 1916, selon laquelle, malgré sa putréfaction, « dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant », soit toujours valable ?

Je pense qu’on ne saurait l’affirmer. Étant donné les nouvelles conditions dues à la Seconde Guerre mondiale, il faut considérer les deux thèses comme n’étant plus valables.  »

Ici, Staline a manqué de dialectique, il a considéré que le capitalisme avait fait en quelque sorte le tour, que l’élan du socialisme en 1945 ne pouvait qu’être unilatéral. C’est là une erreur d’autant plus marquante qu’auparavant, elle n’avait pas été faite.

Sa source vient du fait que l’émergence d’un nouveau cycle capitaliste n’a pas été vu. La fin de l’ancien cycle a été bien compris, mais par manque de dialectique, l’affirmation du nouveau n’a pas été compris.

Staline était ici à l’image du PCUS(b), qui faisait un fétiche de sa propre situation victorieuse. Tout comme le Gosplan fit un fétiche de sa position institutionnelle, le PCUS(b) considérait qu’un certain palier était atteint en rapport avec une certaine situation, et ne prit pas suffisamment garde à l’étude d’une nouvelle situation. 

Joseph Staline

Le capitalisme trouvait de nouveaux moyens d’élargir sa production, connaissant un saut de productivité (au moyen de l’augmentation de la puissance de calcul informatique, de la généralisation de l’utilisation des animaux, de la systématisation de rapports semi-coloniaux semi-féodaux, etc.).

Le PCUS(b) ne le vit pas. Par la suite, le Parti Communiste de Chine le verra pour le tiers-monde, les lignes rouges en Europe et aux États-Unis le voyant pour le capitalisme avancé, lieu du 24 heures sur 24 de la domination capitaliste.

>Sommaire du dossier

Staline contre Voznessensky

Une critique erronée des années 1960-1970 attribue à Staline le principe du développement des forces productives comme étant en soi socialiste. Staline a en réalité combattu ce principe, qui avait été développé par Nikolaï Voznessenski. 

Ce dernier, concrètement, développait une thèse qui reflétait l’existence du Gosplan comme structure organiquement indépendante du Parti. Même si le Parti supervisait le Gosplan, ce dernier avait une activité autonome et cela lui donnait un poids énorme en tant que tel. La tendance au subjectivisme est immanquable à moins d’y faire attention et c’est précisément ce que Staline dénonce en 1952, dès le début de son ouvrage, juste avant le 19e congrès.

Un congrès où, il est important de le souligner, Staline n’interviendra pas sauf en clôture, étant relegué dans une tribune secondaire, alors que le Parti abandone également la parenthèse indiquant bolchevik.

Staline considère que c’est un idéalisme que de croire qu’on peut former des lois, sous prétexte de planification. Les premières lignes disent ainsi :

« Certains camarades nient le caractère objectif des lois de la science, notamment celui des lois de l’économie politique sous le socialisme. Ils nient que les lois de l’économie politique reflètent la régularité des processus qui se produisent indépendamment de la volonté humaine.

Ils estiment que, étant donné le rôle particulier que l’histoire réserve à l’État soviétique, celui-ci, ses dirigeants, peuvent abolir les lois existantes de l’économie politique, peuvent « former », « créer » des lois nouvelles. Ces camarades se trompent gravement. Ils confondent visiblement les lois de la science reflétant les processus objectifs dans la nature ou dans la société, qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine, avec les lois édictées par les gouvernements, créées par la volonté des hommes et n’ayant qu’une force juridique. Mais il n’est point permis de les confondre.

Le marxisme conçoit les lois de la science, — qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique, — comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine. Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir. A plus forte raison ne peut-on former ou créer de nouvelles lois de la science.

Est-ce à dire, par exemple, que les résultats de l’action des lois de la nature, des forces de la nature sont, en général, inéluctables ; que l’action destructive des forces de la nature se produit toujours et partout avec une spontanéité inexorable, qui ne se prête pas à l’action des hommes ? Evidemment non. Si l’on fait abstraction des processus astronomiques, géologiques et quelques autres analogues, où les hommes, même s’ils connaissent les lois de leur développement, sont véritablement impuissants à agir sur eux ; ils sont en maintes occasions loin d’être impuissants quant à la possibilité d’agir sur les processus de la nature.

Dans toutes ces circonstances, les hommes, en apprenant à connaître les lois de la nature, en en tenant compte et en s’appuyant sur elles, en les appliquant avec habileté et en les exploitant, peuvent limiter la sphère de leur action, imprimer aux forces destructives de la nature une autre direction, les faire servir à la société. »

Joseph Staline

Un peu plus loin, il précise donc bien que le plan quinquennal ne suffit pas en soi pour former la substance du socialisme. Le plan quinquennal reste, somme toute, une méthode ; la question de l’orientation du plan, voilà ce qui est la science en tant que telle. Staline place bien le Parti au-dessus du Gosplan : 

« On dit que la nécessité d’un développement harmonieux (proportionnel) de notre économie nationale permet au pouvoir des Soviets d’abolir les lois économiques existantes et d’en créer de nouvelles. Cela est absolument faux. Il ne faut pas confondre nos plans annuels et nos plans quinquennaux avec la loi économique objective du développement harmonieux, proportionnel de l’économie nationale.

La loi du développement harmonieux de l’économie nationale a surgi en contrepoids à la loi de concurrence et d’anarchie de la production sous le capitalisme. Elle a surgi sur la base de la socialisation des moyens de production, après que la loi de concurrence et d’anarchie de la production a perdu sa force. Elle est entrée en vigueur parce que l’économie socialiste d’un pays ne peut être réalisée que sur la base de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale. C’est dire que la loi du développement harmonieux de l’économie nationale offre à nos organismes de planification la possibilité de planifier correctement la production sociale.

Mais on ne doit pas confondre la possibilité avec la réalité. Ce sont deux choses différentes. Pour transformer cette possibilité en réalité, il faut étudier cette loi économique, s’en rendre maître, il faut apprendre à l’appliquer en pleine connaissance de cause ; il faut dresser des plans qui reflètent pleinement les dispositions de cette loi. On ne saurait dire que nos plans annuels et nos plans quinquennaux reflètent pleinement les dispositions de cette loi économique.

On dit que certaines lois économiques, y compris la loi de la valeur, qui fonctionnent chez nous, sous le socialisme, sont des lois « transformées » ou même « foncièrement transformées » sur la base de l’économie planifiée. Cela est également faux. On ne peut « transformer » des lois ; et encore moins « foncièrement ». Si on peut les transformer, on peut aussi les abolir, en y substituant des lois nouvelles.

La thèse de la « transformation » des lois est une survivance de la fausse formule sur l' »abolition » et la « formation » des lois. Bien que la formule de la transformation des lois économiques soit depuis longtemps chose courante chez nous, force nous sera d’y renoncer, pour être plus exact. On peut limiter la sphère d’action de telles ou telles lois économiques, on peut prévenir leur action destructive, si tant est qu’elle s’exerce, mais on ne saurait les « transformer » ou les « abolir ».

Par conséquent, quand on parle de « conquérir » les forces de la nature ou les forces économiques, de les « dominer », etc., on ne veut nullement dire par là qu’on peut « abolir » les lois de la science ou les « former ». Au contraire, on veut seulement dire par là que l’on peut découvrir des lois, les connaître, les assimiler, apprendre à les appliquer en pleine connaissance de cause, à les exploiter dans l’intérêt de la société et les conquérir par ce moyen, les soumettre à sa domination.

Ainsi, les lois de l’économie politique sous le socialisme sont des lois objectives qui reflètent la régularité des processus intervenant dans la vie économique indépendamment de notre volonté. Nier cette thèse, c’est au fond nier la science ; or nier la science, c’est nier la possibilité de toute prévision, — c’est donc nier la possibilité de diriger la vie économique. »

Par conséquent, souligne Staline, il y a une contradiction entre la loi de la valeur et le développement harmonieux ; si le plan devient d’orientation mécaniste et ne cherche que la rentabilité, il se réduit au particulier et perd de vue l’ensemble. C’est le reproche fait à la clique de Leningrad et Nikolaï Voznessenski, avec leur optique d’autonomie des productions.

Joseph Staline

Staline dit ainsi, critiquant ouvertement les responsables de la planification :

« Le malheur n’est pas que la loi de la valeur agisse chez nous sur la production. Le malheur est que les dirigeants de notre industrie et nos spécialistes de la planification, à peu d’exceptions près, connaissent mal l’action de la loi de la valeur, ne l’étudient pas et ne savent pas en tenir compte dans leurs calculs.

C’est ce qui explique la confusion qui règne encore chez nous dans la politique des prix.

Voici un exemple entre tant d’autres.

Il y a quelque temps on avait décidé de régler, dans l’intérêt de la culture cotonnière, le rapport des prix du coton et des céréales, de préciser le prix des céréales vendues aux cultivateurs de coton et de relever les prix du coton livré à l’État.

Dès lors, nos dirigeants de l’industrie et nos spécialistes de la planification apportèrent une proposition qui ne pouvait que surprendre les membres du Comité central, puisque cette proposition fixait le prix d’une tonne de céréales à peu près au même niveau que celui d’une tonne de coton ; au surplus, le prix d’une tonne de céréales était le même que celui d’une tonne de pain cuit.

Les membres du Comité central ayant fait remarquer que le prix d’une tonne de pain cuit devait être supérieur à celui d’une tonne de céréales, en raison des frais supplémentaires nécessités par la mouture et la cuisson ; que le coton en général coûtait bien plus cher que les céréales, témoin les prix mondiaux du coton et des céréales, — les auteurs de la proposition ne purent rien dire d’explicite.

Force fut au Comité central de prendre la chose en mains propres, de diminuer les prix des céréales et de relever ceux du coton. Que serait-il advenu si la proposition de ces camarades avait reçu force légale ? Nous aurions ruiné les cultivateurs et serions restés sans coton.

Est-ce à dire que la loi de la valeur s’exerce chez nous avec la même ampleur que sous le capitalisme ; qu’elle est chez nous régulatrice de la production ? Evidemment non. En réalité, la loi de la valeur, sous notre régime économique, exerce son action dans un cadre strictement limité. On a déjà dit que la production marchande, sous notre régime, exerce son action dans un cadre limité.

On peut en dire autant de l’action exercée par la loi de la valeur. Il est certain que l’absence de propriété privée des moyens de production et leur socialisation à la ville comme à la campagne ne peuvent que limiter la sphère d’action de la loi de la valeur et le degré de sa réaction sur la production.

C’est dans le même sens qu’intervient dans l’économie nationale la loi du développement harmonieux (proportionnel), qui a remplacé la loi de concurrence et d’anarchie de la production.

C’est dans le même sens qu’interviennent nos plans annuels et quinquennaux et, en général, toute notre politique économique qui s’appuie sur les dispositions de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale.

Tous ces faits pris ensemble font que la sphère d’action de la loi de la valeur est strictement limitée chez nous, et que la loi de la valeur ne peut, sous notre régime, jouer un rôle régulateur dans la production. »

En 1952, Staline a tout à fait compris le risque qui menace l’URSS, avec une pseudo planification décentralisée effaçant toute économie politique et direction politique.

>Sommaire du dossier

L’affaire de Leningrad et une pseudo autocritique d’Eugen Varga

Il va de soi que le fait qu’Eugen Varga cherche à maintenir sa position n’alla pas sans réactions. Celui-ci chercha alors à louvouyer autant que possible ; il envoya ainsi une lettre à la Pravda, qui fut publié le 15 mars 1949 et où il présentait son refus de se faire instrumentaliser par les forces occidentales :

« J’aimerais protester de la façon la plus forte contre les sombres manœuvres des fauteurs de guerre quant au fait que je serais un homme « d’orientation occidentale ». Aujourd’hui, dans les circonstances présentes, cela signifierait être un contre-révolutionnaire, un traître anti-soviétique à la classe ouvrière. »

En avril 1949, il feignit même de reconnaître ses erreurs dans un article d’une dizaine de pages, « Contre la tendance réformiste dans les études sur l’impérialisme », dans la nouvelle revue Problème d’économie, concernant la question du rapport entre le capitalisme et l’État, la transition pacifique au socialisme, le rapport entre puissances coloniales et colonies, la nature des pays de l’Est européen.

C’était en apparence une capitulation sur quasiment toute la ligne. Il prétendit avouer s »être entraîné dans une logique « formant une entière chaîne d’erreurs relevant de la tendance réformiste qui naturellement aboutissant à des erreurs de la tendance cosmopolite, car embellissant le capitalisme ».

Voici comment il résume la critique qui lui a été faite, en prétendant la prendre à son compte :

« La raison principale fut, comme mes critiques l’ont correctement établi, la séparation méthodologiquement erronée de l’économie et de la politique (…).

Les erreurs de tendance réformiste procèdent inévitablement d’un abandon de la méthode dialectique marxiste-léniniste, qui exige une étude de plusieurs aspects de tous les phénomènes dans l’analyse, et de leurs rapports mutuels (…).

Quand une tentative est faite (dans mon cas et dans celui d’un certain nombre d’auteur de l’ancien Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales) d’analyser l’économie du capitalisme « en-dehors de la politique », cet abandon conduit inévitablement, non intentionnellement, à des erreurs de tendance réformiste. »

Il reconnaissait en apparence que ses propos pourraient avoir les applaudissements de n’importe quel réformiste ; toutefois, il n’aborda pas la question de l’inéluctabilité des guerres, ce qui montre bien qu’il avait compris que c’était là la essentielle, avec celle de l’évaluation de la nature du socialisme soviétique. En mettant l’accent indirectement sur ce point, le vargisme se focalisait désormais sur un aspect désormais principal sur le plan tactique, dans son combat.

La session de l’Institut d’économie menée à ce moment-là ne fut pas dupe, considérant qu’Eugen Varga et ses partisans ne faisaient qu’une demie autocritique. L’Institut se lança dans une campagne contre ce qui fut défini, notamment au moyen de conférences, comme Le cosmopolitisme bourgeois dans les sciences économiques nationales.

Cependant, le second aspect, portant sur la nature du socialisme soviétique, prit le dessus parallèlement au rejet du vargisme.

Vive le créateur de la constitution de la société socialiste, le dirigeant du peuple soviétique, le grand Staline! Affiche de 1945.

De fait, il y avait le problème de la combinaison du PCUS(b) et de l’institution du Gosplan dans la lutte anti-vargiste. Cette activité se chevauchait, elle était conçue dans un esprit de rectification mais sans saisie du cadre; elle ne pouvait qu’aboutir à un morcellement des analyses, une division de l’unité, une fragilité dans la structure. 

Avec la question de la nature du socialisme à l’arrière-plan, il suffisait d’une tendance erronée à un endroit et tout risquait de prendre une très mauvaise tournure. C’est ce qui arriva avec ce qui fut appelé l’affaire de Leningrad.

Celle-ci commença quelques semaines après le cinquième anniversaire de la victoire soviétique libérant le terrible étau nazi sur Leningrad. Alexeï Kouznetsov, une importante figure du Comité Central et ancien responsable du Parti à Leningrad, fut accusé aux côtés de Piotr Popkov de s’opposer à la direction centrale du PCUS(b) et de monter, y compris avec des moyens douteux, un centre politique à Leningrad, en proposant pas moins qu’une sorte de Parti parallèle au PCUS(b), dans un esprit de morcellement des responsabilités..

Une critique générale fut effectuée de la section du Parti dans la ville, accusée de se focaliser sur soi-même dans sa presse, l’agitation, la propagande, etc. L’histoire de la seconde guerre mondiale proposée était pareillement tournée vers la ville, au lieu d’avoir un point de vue général ; le blocus de la ville était magnifié et le rôle de la section locale du Parti était surestimé. Le musée de la défense de Leningrad avait déjà connu la visite de vingt jours de deux envoyés spéciaux du Comité Central en septembre 1948 ; il fut finalement fermé.

A l’arrière-plan, il y a également une accusation de népotisme et d’escroquerie et les responsables de l’administration de la ville, Iakov Kapoustine et Piotr Lazoutine, furent accusés de faire partie de cette initiative, ainsi que Mikhail Rodionov, ayant alors comme poste l’équivalent de premier ministre de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.

En septembre 1949, une enquête pour la direction du PCUS(b) fournit des accusations de malversation dans la section de Leningrad.

« L’audit a établi de nombreux cas d’utilisation illégale de fonds publics par les anciens dirigeants du comité exécutif de la ville et d’utilisation de leurs fonctions à des fins personnelles.

En violation de la décision du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS du 2 janvier 1945, des banquets pour les anciens dirigeants du comité exécutif de la ville avec leurs familles et pour un cercle restreint de personnes du parti et de militants soviétiques ont été organisés sous la sanction des anciens présidents du comité exécutif de Popkov et de Lazoutine. »

Un véritable système de détournement de fonds a été en fait organisé à Leningrad, dans l’optique d’une vie luxueuse pour chaque responsable, avec plusieurs voitures, plusieurs maisons de campagnes, des campagnes de chasse faramineuses, des banquets, des vacances, des approvisionnements en alcool et et nourriture, etc.

Le style de vie était devenu décadent, notamment avec la promiscuité sexuelle ; les agents financiers soviétiques dressèrent une liste longue et précise de tous les actes de corruption. L’accusation fut par conséquent la suivante :

« Le groupe anti-parti a cultivé le népotisme dans des organisations collectives, la responsabilité collective, a été largement appliqué et a encouragé les dons, les pots de vin et autres méthodes de décomposition des actifs. »

Pas moins de 2000 cadres furent mis à pieds et des hauts responsables exécutés, dont Nikolaï Voznessenski, le responsable du Gosplan. Sa disparition ne fut pas mentionnée avant 1952, lorsqu’une campagne fut lancée pour dénoncer sa ligne développée en 1948.

Le temps qu’il a fallu pour parvenir à cette critique souligne l’extrême faiblesse du Parti dans cette situation. De fait, Nikolaï Voznessenski avait fini en 1948 par appeler à utiliser le critère du profit pour organiser la production économique, en-dehors de toute considération d’ensemble à partir d’une démarche idéologique.

C’était là exiger que le Gosplan libéralise l’économie, créant des centres plus ou moins autonomes où les grandes entités efficaces prédominent, brisant le cadre unitaire du pays, mettant littéralement le PCUS(b) de côté. Le Gosplan se chargerait de gérer l’ensemble du processus, de l’encadrer, de le paramétrer.

On aurait des entreprises littéralement en roue libre, le Gosplan maintenant seulement le cadre global. C’est très précisément la ligne qui triomphera par la suite avec Leonid Brejnev.

On comprend alors que le vargisme représente la ligne de Nikita Khrouchtchev, alors que la thèse de Nikolaï Voznessenski correspondait à celle de Leonid Brejnev.

Les deux contradictions majeures de l’économie politique soviétique – analyse de la situation extérieure (avec Eugen Varga), analyse de la situation intérieure (avec Nikolaï Voznessenski) -, était le grand défi de l’URSS de l’après-guerre.

L’affaire Varga, portant sur la question de la nature du capitalisme et de l’impérialisme, se voyait aller avec l’affaire Nikolaï Voznessenski, portant sur la nature du socialisme soviétique.

Et malgré l’écrasement du vargisme en 1948 et de la clique de Leningrad en 1949, les problèmes restaient posés des années après, parce qu’il ne s’agissait pas de simples déviations, mais d’expressions d’une ligne noire en URSS, d’une lutte entre deux lignes, d’une étape qualitative dans l’histoire de l’URSS.

Staline témoigna, dans cette situation terrible, qu’il était bien l’homme d’acier, l’ultime défenseur du socialisme dans les situations les plus difficiles. Il mit tout son poids dans la balance pour tenter de contrecarrer cette tendance révisionniste, avec Les problèmes économiques du socialisme en URSS, publié tout d’abord les 3 et 4 octobre 1952 dans la Pravda, quelques jours avant l’ouverture du 19e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

Les chapitres un et trois doivent être considérés comme visant Nikolaï Voznessenski. Ils sont intitulés :

– A propos du caractère des lois économiques sous le socialisme ;

– La loi de la valeur sous le socialisme.

Les chapitres cinq et six attaquent les positions correspondant à celles d’Eugen Varga. Il sont intitulés :

– De la désagrégation du marché mondial unique et de l’aggravation de la crise du système capitaliste mondial ;

– De l’inéluctabilité des guerres entre les pays capitalistes.

>Sommaire du dossier

Le vargisme : la complexité d’une tendance de fond

En apparence, le vargisme émerge donc en 1945, s’affirme ouvertement en 1946-1947, étant réfuté en 1947, puis vaincu en 1948. Dans les faits, Eugen Varga ne fut pas en mesure de publier d’ouvrage en 1951 et 1952, et pratiquement aucun article en 1948, 1949, 1950 et 1953, lui qui auparavant réalisait une avalanche d’ouvrages et d’analyses.

Cependant, le cheminement du vargisme continua. Car la critique de celui-ci aurait été juste s’il n’y avait eu qu’un besoin de rectification dans le Parti ; en réalité cependant, c’était une lutte de deux lignes qui se posait historiquement dans le contexte de l’époque.

La polémique avait des racines bien plus profondes, tenant à la formulation d’une économie politique correcte d’un côté et à une évaluation juste des rapports avec l’impérialisme de l’autre. C’était une double tâche difficile, c’était le véritable centre de gravité de tous les problèmes des années 1945-1953 en Union Soviétique.

L’instabilité provoquée par ce positionnement nécessaire était concrètement d’une substance bien plus grande que celle d’éventuelles erreurs ou fautes de l’équipe théorique des intellectuels des institutions, mais cela ne fut alors pas vu ainsi.

Vive le PCUS (b), le parti de Lénine et Staline,
affiche de 1948.

Staline comprit pourtant cela, mais trop tardivement. Il poussa à la rédaction d’un manuel d’économie politique, mais celui-ci provoqua des débats qui ajoutèrent au trouble, la réalisation prit beaucoup trop de temps. Lui-même tenta de mettre tout son poids dans la balance, en publiant, juste avant le 19e congrès du PCUS(b), un document sur le socialisme en URSS, mais cela ne fut pas suffisant.

Ce fut d’autant plus vrai que la critique du vargisme allait de pair avec une montée en puissance de la volonté du Gosplan de se placer au centre des décisions, parallèlement à la section du Parti de Leningrad qui, de par l’importance de la ville, entendait encore plus peser sur le cours des décisions et de la vie de l’URSS.

Il faut ici saisir l’arrière-plan d’un processus général de vacillement des principes, à travers deux nécessités:

a) celle de synthétiser l’expérience soviétique de manière adéquate, alors que le régime est désormais installé et développé ;

b) celle d’analyser de manière juste la situation internationale et la nature de la crise capitaliste, dans un contexte différent et à la suite de l’alliance effectuée durant la seconde guerre mondiale.

Le PCUS(b) ne fut pas en mesure de réaliser ces deux tâches, qu’il avait pourtant bien comprises. C’est là la source de la victoire révisionniste en URSS.

Ce processus de questionnement et de besoin d’analyse, de vacillement et de correction, commença très tôt, sur ce plan le Parti fut à la hauteur. Un article de 1943 de Sous la bannière du marxisme, l’organe philosophique du PCUS(b), intitulé Sur certaines questions de l’enseignement de l’économie politique, demanda que l’accent soit mis sur ce qui valorise l’URSS plutôt que sur une critique du capitalisme, et souligna que la différence devait être faite entre les régimes démocratiques bourgeois et les régimes fascistes.

C’était là en un sens se mettre en conformité avec deux faits : tout d’abord, que l’URSS s’était développé, ensuite que celle-ci se retrouvait alliée avec certains pays impérialistes contre d’autres. On en était plus à la situation de 1920, où il s’agissait simplement de faire contre-poids au capitalisme ; il fallait également bien discerner de manière adéquate les pays fascistes de ceux ne l’étant pas.

Cependant, on se doute qu’il y avait un espace évident pour un esprit de conciliation avec les forces impérialistes non fascistes, dans l’idée d’une coexistence pacifique dans un monde changé. 

La menace était évidente et la tendance exista de manière assez nette pour que Konstantin Ostrovitianov explique, en août 1944, à la troisième réunion des dirigeants des enseignants pour les sciences sociales, devant 250 scientifiques, que :

« Certains professeurs tirent des conclusions erronées du fait que nous travaillons avec les Etats-Unis dans la guerre contre l’impérialisme hitlérien.

Ils évitent d’informer sur le développement du capitalisme monopoliste dans les pays qui nous sont alliés.

Certains professeurs s’abstiennent de parler de crise générale du capitalisme, de contradiction de deux systèmes, du système socialiste, du système capitaliste, etc.

Cela amène une présentation fausse et unilatérale de l’enseignement de Lénine sur l’impérialisme et de la crise générale du capitalisme. »

C’était là une correction juste et le Parti lança une offensive contre l’esprit de capitulation, ce que la bourgeoisie appela la doctrine Jdanov, du nom de sa principale figure, Andreï Jdanov.

Cependant, ce qui était vu comme une rectification, une lutte idéologique, était en réalité une lutte entre deux lignes. Les expressions allant dans le mauvais sens venaient d’un véritable fond diffus, cherchant toujours à s’exprimer.

On peut prendre en exemple le fait que Lan, le spécialiste des Etats-Unis à l’Institut d’Eugen Varga, expliqua dans son article de la fin 1945 sur le commerce extérieur de ce pays, que celui-ci consacrerait désormais davantage de moyens financiers à sa défense. Un terme soulignant la dimension prétendument pacifique ou du moins non agressive de l’impérialisme américain après la guerre.

Rojtburd, dans son article sur la sidérurgie américaine, la même année, ne se consacrait qu’à la dimension technique, dans un esprit de prétendue neutralité, d’objectivité, etc.

Dans les deux cas, c’est Konstantin Ostrovitianov qui intervint pour corriger le tir ; de manière générale, il exposait les reproches suivants à l’équipe d’Eugen Varga : la considération que l’impérialisme américain n’était pas agressif, une grille d’analyse technico-économique, une vision apolitique, la fascination servile pour la technique américaine, la reprise sans critique aucune des statistiques occidentales, l’absence de critique des théories économiques bourgeoises.

De fait, cette tendance avait donc été vue. L’émergence du vargisme ne fut stoppé pour autant et le Parti ne réajusta pas son opération de critique, malgré l’échec relatif de celle-ci, malgré que la tendance vargiste continuait de s’agiter.

L’Académie des sciences de l’URSS connut bien quelques changements à la fin de l’année 1944 : si son organigramme ne fut pas modifié, chaque section fut placée sous la supervision d’un conseil scientifique et d’un secrétariat. L’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale d’Eugen Varga rejoignit la section pour l’économie et le droit, aux côtés de l’Institut de droit et l’Institut d’économie. Eugen Varga en était le secrétaire et il devint en conséquence membre de la présidence de l’Académie.

On allait dans le sens d’une centralisation et d’une responsabilisation, le Parti ayant conscience qu’il manquait d’envergure dans les productions intellectuelles effectuées et qu’il fallait élever l’encadrement, développer les institutions en ce domaine.

Vive le PCUS (b), inspirateur et organisateur de la victoire du peuple soviétique, affiche de 1948.

 Dans Bolchevik, en 1946, un article dénonça dans cet esprit les économistes comme ils étaient « en retard sur la pratique de la construction socialiste », comme quoi ils n’auraient ni analysé les « grands avantages du système socialiste », ni « le stade actuel de l’impérialisme ».

L’article souligna la crise des pays capitalistes, le maintien de la pression de l’État sur les masses pour tenter de contrecarrer les luttes de classes, ainsi que les tendances à la guerre. La compétition entre le système capitaliste et le système socialiste était présentée comme le véritable arrière-plan historique et les économistes devaient assumer un « esprit combatif ».

Le 12 août 1946, la Pravda publia également un article de compte-rendu sur l’autocritique réalisée à la section pour l’économie et le droit de l’Académie des sciences de l’URSS. Une autre session d’autocritique eut lieu dans le même esprit en septembre, mais en octobre un nouvel article de critique fut publié, cette fois dans la revue de la section. Intitulé Le niveau théorique de l’étude des questions de l’économie soviétique doit s’élever, l’article reprocha l’arriération des analyses faites, un éloignement des masses, des erreurs théoriques. Il appelait à une série de réunions, conférences, meetings, impliquant le plus de cadres possibles.

C’est alors que commença l’affaire Varga en tant que telle. Mais on peut voir que les problèmes continuaient y compris après sa mise à l’écart et la liquidation de son Institut. Ce dernier, même réorganisé et supervisé, restait un vrai problème. Malgré les demandes faites – comme celle de la revue La culture et la vie qui, en octobre 1950, constatait que la revue Problèmes d’économie n’avait publié en 1949 qu’une seule analyse, par ailleurs superficielle, sur la crise capitaliste – il n’y avait pas de dynamique de lancée.

Alors qu’on aurait dû après 1945 se retrouver avec un haut niveau d’analyse et de brillantes compétences, ce que le PCUS(b) pensait, d’où la campagne lancée par Andreï Jdanov pour se mettre au niveau, il fallait constamment exiger des productions. En 1951, l’Institut d’économie réorganisé ne fut même pas en mesure de produire d’ouvrages scientifiques sur le capitalisme contemporain en tant que tel.

Il fallait également courrir derrières les erreurs commises. Lorsque Mendelson publia son étude Crises et cycles économiques au 19e siècle, en 1949, préparé avant-guerre à l’Institut d’Eugen Varga mais corrigé par l’Institut en 1948, la Pravda de septembre 1950 s’aperçut d’erreurs profondes, notamment concernant la capacité du capitalisme à surmonter les cycles. L’éditeur de l’ouvrage, Figurov, fut au passage critiqué pour ses erreurs « vargistes » concernant l’État capitaliste dans deux écrits de 1948 et 1949, et il fut par conséquent démis de ses fonctions de responsable à l’Institut des études de l’impérialisme.

Un autre ouvrage critiqué fut par exemple également celui de Pevzner sur Le capital monopoliste du Japon durant la seconde guerre mondiale et après, publié en 1950, considéré comme favorable aux réformes exécutées par en haut par l’impérialisme américain à la suite de la défaite japonaise.

La mise au pas du vargisme n’avait pas suffi face à ce qui représentait une tendance de fond.  Eugen Varga restait lui-même une figure active autant qu’il le pouvait. À l’occasion du 30e anniversaire de la révolution d’Octobre, soit après la fermeture de l’Institut, il écrivit que les bourgeoisies ouest-européennes acceptaient désormais avec fatalité les nationalisations, le contrôle de l’économie par l’État, ainsi que des plans d’État.

Cet article, publié dans le journal maintenu de l’ex-Institut d’Eugen Varga, Économie mondiale et politique mondiale, amena la décision immédiate de la cessation de sa parution par le Parti. Mais il n’y eut pas de répression contre les tenants de la ligne d’Eugen Varga, qui maintenaient leurs positions, tout en ayant perdu l’Institut, leur grande base. Eugen Varga pouvait même, étant encore membre de l’Institut d’économie, intervenir de manière assez volontaire.

L’intervention la plus marquante fut, à l’occasion d’une conférence à l’Institut d’économie en octobre 1948. Eugen Varga remit encore en cause la thèse du caractère inéluctable des guerres inter-impérialistes et appela à réétudier la thèse léniniste de la guerre impérialiste, en raison de la situation présente, où les États-Unis avaient une hégémonie militaire parmi les pays capitalistes, les autres ayant de toutes façons des problèmes sur le plan intérieur, ainsi que dans le rapport avec leurs colonies.

En 1949, Eugen Varga expliqua aussi dans la revue soviétique Économie planifiée que :

« On a souvent dit dans le passé que sous le capitalisme monopoliste, l’État ne sert que les monopoles, cela dans la paix comme dans la guerre. Je prétends que cela n’est pas vrai.

Dans les guerres modernes, qui est d’une importance décisive pour toute la bourgeoisie y compris l’oligarchie financière, l’État en tant qu’organisation de la classe bourgeoise est obligé de prendre des mesures de régulation qui contredisent les intérêts de certains monopoles.

Par le fait de mener la guerre, les États capitalistes mirent en place des impôts de guerre, qui anéantirent les gains des entreprises capitalistes obtenus par la guerre.

En conséquence, les monopoles perdirent des milliards de profit, et les capitalistes aux États-Unis étaient tellement alarmés, qu’ils préfèrent utiliser leurs profits plutôt que de les cumuler. »

C’était là clairement affirmer que le capitalisme ne mène pas directement à la guerre, mais que le militarisme en serait la cause, qu’il y aurait même un antagonisme possible entre les deux.

>Sommaire du dossier

La liquidation du «vargisme» en URSS

L’année 1947 fut celle où les partisans d’Eugen Varga furent contrés ; l’année 1948 fut celle de l’analyse du vargisme, Eugen Varga étant condamné comme relevant de « l’idéologie bourgeoise-réformiste ».

En janvier et en février 1948, Dvorkine dénonça Eventov, le disciple d’Eugen Varga, dans Bolchevik et dans la revue du Gosplan, demandant qu’il soit exclu de l’Institut, ce que Gatovski demanda également, en mars, dans Bolchevik. Dans la revue Bolchevik, en février 1948 fut publiée la critique du livre de Vishnev, L’industrie des pays capitalistes durant la seconde guerre mondiale, publiée en mai 1947.

En mars 1948, c’est l’ouvrage collectif sous la direction de Trakhtenberg, L’économie de guerre des pays capitalistes et la transition à l’économie de paix, qui fut dénoncé, ses auteurs étant considérés comme « prisonniers de la méthodologie bourgeoise » (les auteurs en question étant Trakhtenberg, Vishnev, Bokshitsky, Roitburg, Santalov, Eventov, Lif, Gorfinkel, Bessonov, Rubinstein, Shpirt).

L’Institut d’économie organisa les 29 et 30 mars 1948 des discussions, où les 18 participant se prononcèrent contre le « groupe de Varga ». Les partisans d’Eugen Varga capitulèrent alors : Rubinstein, Saltanov, Trachtenberg, Rojtburd, Mendelson reconnurent s’être trompés.

En mai 1948, c’est l’ouvrage de Lemine, La politique étrangère de la Grande-Bretagne de Versailles à Locarno, publié en avril 1947, qui fut critiqué ; en juin 1948, ce fut au tour de l’ouvrage de Lan, Les États-Unis de la première guerre mondiale à la seconde, publié en mai 1947.

Le même mois, Schneyerson livra un rapport sur le capitalisme à l’Institut d’économie, avec une critique en règle des positions d’Eugen Varga ; il attaqua ensuite, dans la revue Économie planifiée, en juillet et août 1948, deux articles d’Eugen Varga de 1946 qui ramenait la crise générale du capitalisme à avant octobre 1917 et niait les contradictions inter-impérialistes des alliés pendant la seconde guerre mondiale.

Affiche du PCUS (b) appelant à éduquer les prochaines générations,
allant au communisme, 1947.

En octobre 1948, dans la revue Problèmes d’économie, de l’Institut, ce furent Frei et Loukachev qui firent face à la critique pour leurs ouvrages, respectivement Les questions de la politique d’échange international des États étrangers (1946) et La lutte impérialiste pour les matières premières et leurs sources (1947).

En novembre-décembre 1948, dans la revue Économie planifiée, Myznikov résuma les positions d’Eugen Varga dans un article intitulé Les déformations du marxisme-léninisme dans les travaux de l’Académicien E. S. Varga, en expliquant qu’il s’agit d’une nouvelle variante de la théorie de Rudolf Hilferding affirmant que le capitalisme s’organiserait, se planifierait, etc. Sa position sur l’État comme « neutre » était réformiste et celle sur une transition pacifique au socialisme était opportuniste.

La critique formalisée fut menée le 5 octobre 1948 : le conseil scientifique élargi de l’Institut d’économie se réunit et critiqua Eugen Varga, qui n’hésita pas de son côté à rétorquer en remettant en question le principe de l’affrontement inter-impérialiste.

En octobre 1948, Konstantin Ostrovitianov résuma la position de la ligne rouge de la manière suivante :

« Le camarade Varga, qui a conduit cette direction anti-marxiste, et certains de partisans, n’ont jusqu’à présent toujours pas vu leurs erreurs… Un positionnement aussi opposé au Parti concernant la critique amène à de nouvelles erreurs théoriques et politiques. »

Konstantin Ostrovitianov, à la tête du nouvel Institut, avait tenu un discours vigoureux lors de la conférence annuelle mise en place, et dénonça les articles et ouvrages écrits par Eugen Varga, Eventov, Bokshitsky, Vishnev, Shpirt.

L’Institut d’économie fait en 1948 pas moins de cinq sessions au sujet du capitalisme contemporain, les positions d’Eugen Varga y étant systématiquement dénoncées. Pas moins que l’ensemble du personnel s’occupant des statistiques concernant les pays capitalistes fut changé.

La critique du Parti reprochait les points suivants à l’école d’Eugen Varga :

– effacement des contradictions de classe du capitalisme contemporain,

– affirmations anti-marxistes sur la nature de l’État dans les pays capitalistes,

– approche technico-économique étroite de l’étude de l’économie des pays étrangers,

– objectivisme bourgeois,

– attitude apolitique,

– absence de critique vis-à-vis des données statistiques bourgeoises,

– admiration des institutions bourgeoises de science et de technique,

– ignorance de la lutte entre les deux systèmes, socialiste et capitaliste,

– distorsion, rejet de la théorie de Lénine et Staline sur l’impérialisme et la crise générale du capitalisme.

>Sommaire du dossier

L’économiste Eugen Varga face à la contre-offensive de la ligne rouge

La position d’Eugen Varga marquait l’affirmation d’une véritable ligne, portée avec son Institut comme vecteur. En face, il y avait la revue Questions de l’économie, organe de l’institut d’économie de l’Académie soviétique des sciences, ainsi que la revue Économies planifiée, de l’organe planificateur de l’économie. C’était un véritable affrontement entre institutions à l’intérieur de l’URSS, l’expression d’une lutte entre deux lignes.

Le souci était que l’URSS n’avait pas compris le principe de la lutte entre deux lignes au sein d’un pays socialiste ; c’est Mao Zedong qui théorisera cette question. Cela fit que la ligne rouge mit un temps long à se structurer, et ne raisonna pas en termes de lutte de deux lignes non plus. Cela devait amener un positionnement visant à un réglement en quelque sorte administratif de la question : il était considéré qu’il fallait simplement mettre les éléments incorrects de côté, pas révolutionnariser les valeurs pour passer un cap qualitatif.

Mao Zedong

On se doute également que la non-connaissance de cette lutte entre deux lignes fut indubitablement la cause d’une très grande faiblesse pour la bataille anti-révisionniste d’après 1953. La victoire de Nikita Khrouchtchev et le 20e congrès du PCUS ne furent pas compris pour ce qu’ils étaient ; il fallut beaucoup de temps avant que l’on saisisse leur nature révisionniste. Le Parti Communiste de Chine considérait en 1960 que l’URSS est socialiste ; dans les années 1970 il considérera qu’elle ne l’était plus depuis 1953.

L’affirmation des positions de la ligne rouge en URSS à la suite de l’émergence du courant qu’on doit qualifier de vargiste fut par conséquent à la fois lent et montant en puissance au fur et à mesure de sa prise de conscience de l’importance de la question. On peut dire pour cerner le cadre de l’affrontement que la ligne noire était portée par l’Institut d’Eugen Varga, la ligne rouge par le Gosplan et les responsables de la planification, avec l’appui du PCUS(b) par l’intermédiaire de sa revue Bolchevik.

Le problème étant que le Gosplan était le fer de lance de cette offensive, au nom de la défense des valeurs de son institution, ce qui impliquait nécessairement une survalorisation de son propre rôle.

L’année 1947 fut, donc, celle de la double offensive du Gosplan et du PCUS(b), avec l’application d’une pression dans le but d’étouffer le courant vargiste.

En 1946, Eventov, l’un des collègues d’Eugen Varga, avait publié avec l’aide de Trakhtenberg un ouvrage intitulé L’économie de guerre en Angleterre. En juillet 1947, l’organe théorique du Comité Central du Parti, Bolchevik, destiné aux cadres, dénonça cet ouvrage et ses thèses.

Eventov y était critiqué pour avoir notamment prétendu que les nationalisations menées alors en Angleterre allaient dans le bon sens et que le Labour britannique n’avait pas d’autre choix que d’accepter les prêts américains, ainsi qu’une alliance avec les États-Unis.

Il était également affirmé dans cet ouvrage que, désormais, les intérêts coloniaux britanniques avaient disparu à l’avantage des colonies, et que l’ouverture du second front pendant la seconde guerre mondiale n’aurait été retardé que pour des raisons pratiques de production, et non pas par volonté de laisser seule l’URSS face à l’Allemagne nazie et ses alliés.

En filigrane, on y retrouve évidemment la thèse d’Eugen Varga, Eventov affirmant que :

« La guerre, en augmentant le rôle économique de l’État, étend les fonctions de celui-ci, amenant le capitalisme à une étape plus élevée. »

Cela était bien entendu considérer comme revenant à la thèse de Kautsky, Hilfeding, Boukharine, etc. du capitalisme organisé, contre celle de Lénine avec l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme. Au passage, l’économiste Smit, opposé à Eugen Varga, fut critiqué pour ne pas avoir dénoncé cela dans son compte-rendu de l’ouvrage d’Eventov dans la revue Le livre soviétique, quelques mois plus tôt.

Le même été, Eugen Varga publia un article intitulé Rivalité et partenariat anglo-américaines – un regard marxiste, exposant l’Angleterre comme un partenaire « junior » des États-Unis, qui chercherait à s’émanciper. Cela rentrait exactement dans le cadre politique où le Labour cherchait à développer une ligne où l’Angleterre devait servir de pont entre les États-Unis et l’URSS.

En septembre 1947, Gladkov publia un article dans Bolchevik pour attaquer la conception du capitalisme d’après-guerre d’Eugen Varga. A la fin de 1947, Nikolaï Voznessenski, le chef du Gosplan, publia L’économie de guerre de l’URSS pendant la grande guerre patriotique et l’ouvrage fut salué par la revue La culture et la vie, puis dans Bolchevik ; il fut publié en français et en anglais, son auteur recevant le prix Staline le 30 mai 1948.

Le même mois, la revue Bolchevik attaqua la session de discussion de mai 1947 et dénonça le fait que les économistes ne furent pas parvenus à une juste critique des positions d’Eugen Varga et de ses partisans.

Bolchevik, journal théorique et politique du CC du PCUS(b),
numéro d’août 1944.

Une conférence de trois jours, en octobre 1947, établit toutes les erreurs d’Eugen Varga, considéré comme le reflet de l’esprit de capitulation d’une partie des couches intellectuelles devant les influences réactionnaires occidentales.

Et le 7 octobre 1947, la Pravda annonça la fin de l’Institut dirigé par Eugen Varga, en raison de sa fusion avec l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS.

Voici les sections de cet Institut, Eugen Varga n’étant à la tête d’aucun, ni l’un des quatre dirigeants principaux :

– pays américains,

– empire britannique,

– conditions du commerce capitaliste,

– pays orientaux et problèmes nationaux-coloniaux,

– démocraties populaires,

– pays capitalistes européens,

– impérialisme et crise générale du capitalisme,

– histoire de la pensée économique.

À cela s’ajoute un petit groupe d’étude de la situation de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes.

Il faut également ajouter les branches suivantes, l’Institut étant subordonné à la Commission d’État de la planification :

– circulation du capital dans l’économie nationale soviétique,

– distribution des forces productives,

– régions économiques soviétiques,

– statistiques économiques

– économie de l’agriculture soviétique,

– économie de l’industrie et des transports soviétiques,

– histoire de l’économie nationale soviétique,

– économie politique du socialisme.

Le 15 décembre 1947, le Comité Central du PCUS(b) donna naissance à un nouvel organisme, le Comité d’Etat pour l’introduction des techniques nouvelles, ou Gostechnika, renforçant l’affirmation de la technique soviétique, contre l’esprit de capitulation.

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L’économiste Eugen Varga et le débat de mai 1947

L’impact de l’ouvrage d’Eugen Varga fut tel qu’il fut décidé en mars 1947 d’organiser une discussion à ce sujet. Eugen Varga publia le même mois un article sur les « démocraties de nouveau type », affirmant que leurs Etats n’étaient ni capitalistes, ni socialistes, mais une forme radicalement nouvelle.

C’était là une tendance s’exprimant toujours plus fortement et la ligne rouge mit du temps à saisir cela et à mettre en place une contre-offensive. Il est très parlant qu’il n’y ait pas eu de réaction directe du Comité Central, au moyen d’une directive. Il y avait un véritable problème de fond, une réelle vague d’ouvrages relevant de « l’école Varga » depuis le début de l’année 1945 et non seulement on s’en apercevait tardivement, mais la réponse fut lente.

On peut prendre l’exemple suivant : lorsque Bokshitsky écrivit ainsi pour son doctorat une étude sur Les changements technico-économiques dans l’industrie américaine depuis la seconde guerre mondiale, le conseil des enseignants de l’Institut d’économie salua en février 1947 un travail sérieux. Cependant une fois publié, le Parti s’aperçut d’un problème de fond et il fut attaqué pour le fait d’aller dans le sens d’une paix entre les managers et le prolétariat américain.

La revue La culture et la vie le critiqua en décembre 1947. La revue Bolchevik reprit l’accusation et dénonça une attitude d’économiste fasciné par le capitalisme, incapable de voir ni la crise, ni le rôle réactionnaire des monopoles, en restant à un « technicisme vide ». L’Institut organisa une discussion d’autocritique concernant cet ouvrage en janvier 1948.

Dans un même ordre d’idée, lors de la discussion au sujet des thèses d’Eugen Varga, qui eut lieu les 7, 14 et 21 mai 1947, l’ambiance fut très feutrée, menée entre une vingtaine de spécialistes restant cordiaux, pratiquement apolitiques. Eugen Varga était par ailleurs salué de manière unilatérale comme une figure importante, ses thèses faisant débat mais n’étant pas considérées comme des considérations systématiques ayant une portée très importante, voire décisive. 

Eugen Varga

Eugen Varga eut d’ailleurs beaucoup de partisans pour le défendre. Lors de la première session, Eugen Varga eut à ses côtés Scherson, Trachtenberg, Smit, Reichardt, et contre lui Scherson, Kac, Motyliov.

A la seconde, Eugen Varga eut comme partisans Rubinstein, Arshanov, Lif, Maslennikov, Kronrod, et contre lui Gourvitch, Chromov, Dvorkine. A la troisième, Eugen Varga vu une majeure partie des intervenants à ses côtés, avec Mendelson, Stroumiline (une figure importante alors), Eventov, Atlas, relativement Ostrovitianov, tandis que Figurnov lui fit face.

Qui plus est, renforçant la dimension officielle du débat, c’est Konstantin Ostrovitianov, président de l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS, qui la présida, donnant par ailleurs dès le départ et à la fin la parole à Eugen Varga, chargé donc lui-même d’ouvrir et de clore le débat !

Pourtant, il était flagrant qu’Eugen Varga avait abandonné le principe de la crise générale du capitalisme, ainsi que l’orientation opposant le système socialiste au système capitaliste, qu’il considérait que l’État était neutre dans le capitalisme, qu’on pouvait le conquérir, et qu’il existerait une phase neutre entre le capitalisme et le socialisme. Les critiques allèrent bien en ce sens, mais nullement de manière franche, tranchée.

Eugen Varga tint donc ouvertement tête aux critiques et maintint ses positions, à part sur la question de la nature des pays de l’Est européen. Il mit même en avant l’exemple de la Grande-Bretagne pour justifier que des mesures de « planification », même si pas dans le sens soviétique, étaient mises en place dans les pays capitalistes.

Le 7 mai 1947, Eugen Varga formula son point de vue de la manière suivante :

« Permettez-moi maintenant d’en arriver aux questions qui selon mon point de vue sont intéressantes à poser. Tout d’abord sur le rôle de l’État. Je dois dire qu’ici les avis diffèrent. Ainsi certains camarades pensent que je sous-estime le rôle de l’État, que je ne l’ai pas assez souligné ; d’autres par contre sont de l’avis que j’ai surestimé ce rôle.

Je suis d’avis que j’ai raison : dans l’économie de guerre, l’État a une signification décisive, mais après la guerre, l’État a un rôle plus grand en comparaison à l’avant-guerre. Il est possible que mon affirmation selon laquelle le rôle de l’État chute après la fin de la guerre ne soit pas exact.

Si l’on part de l’abrogation de la réglementation étatique de l’économie en Amérique, le rôle de l’État aux États-Unis reste cependant essentiellement plus grand qu’avant la guerre.

Il faut de plus prendre en compte les organisations internationales – la banque mondiale, le fond monétaire, etc., qui sont en réalité des organes étatiques.

L’État joue en Angleterre aussi un rôle présentement beaucoup plus grand qu’auparavant. En Angleterre et en France, une nationalisation est menée, et désormais aussi dans les États de nouvelle démocratie, ce qui signifie de la même manière une augmentation du rôle de l’État.

De par le passé, on avait l’habitude de dire que dans le capitalisme monopolistique, l’État est un État des monopoles, qui ne sert que ceux-ci dans la paix et dans la guerre. Je dis qu’il n’en est plus ainsi.

Dans la guerre moderne, dont l’issue est d’une signification décisive pour la bourgeoisie dans son ensemble, y compris l’oligarchie financière, l’État en tant qu’organisation de l’ensemble de la classe est forcé de mener durant la guerre des mesures de régulation qui ne vont pas rarement à l’encontre des intérêts de certains monopoles (…).

J’en viens à la question de la planification dans le capitalisme.

En ce qui concerne cette question, nous suivions pareillement souvent une vieille thèse : nous avons l’économie planifiée, dans le capitalisme par contre règne partout, toujours et sans différences, l’anarchie dans la production.

Je suis d’avis qu’on ne peut pas poser la question ainsi. Prenez la période de la guerre. Les chefs d’un certain pays capitaliste savent que l’année suivante, disons quatre millions de soldats seront opérationnels. L’état-major pose ses exigences : pour mener la guerre avec une armée de quatre millions de personnes, il faut tant et tant de canons, de tanks, de mitraillettes, etc. L’État doit mettre tout cela à la disposition.

Si tous les matériaux, toutes les forces de travail et les moyens de transport étaient en abondance, alors l’État n’aurait bien entendu pas à prendre des mesures de planification. Il passerait commande aux capitalistes et ceux-ci lui fourniraient.

Mais telle n’était pas la situation dans aucun pays menant la guerre, même pas l’Amérique. Partant de là, l’État a été forcé de planifier (…).

De plus, camarades, on doit constater que présentement, dans certains pays capitalistes, il y a une sorte de plan d’État. En Angleterre, par exemple, on fixe la production de charbon et d’acier de l’année suivante, la dimension des exportations, etc.

Naturellement, camarades, il ne s’agit pas ici d’une planification telle qu’on la connaît en Union Soviétique. Dans des rapports de propriété privée des moyens de production, il ne peut pas y avoir une telle économie planifiée.

Toutefois, prétendre qu’il n’y aurait dans l’économie des pays capitalistes aucune approche vers la planification, cela ne serait aussi pas vrai. La question ne peut pas être posée ainsi et il faut étudier et analyser tous les faits. »

Cette situation provoqua un pat, comme aux échecs lorsque l’impossibilité de bouger aboutit au nul, la ligne rouge n’étant pas en mesure de l’emporter face à un obstacle aussi important. Ce fut alors la revue Économie planifiée qui prit l’initiative, dénonçant directement le refus d’Eugen Varga de reconnaître ses erreurs lors du débat de mai, le présentant comme un opportuniste ayant tourné le dos au marxisme-léninisme, retombant dans les positions de conciliation avec le capitalisme.

Cependant, la critique venait là du Gosplan, l’institution chargée de la planification. Cela pouvait apparaître comme un débat entre économistes de deux institutions, l’un d’analyse, l’autre de gestion. La dimension idéologique ne fut pas vue.

Qui plus est, pour agir de manière aussi agressive sur le plan des idées, Eugen Varga était clairement porté par tout un appareil au sein du Parti, sa position n’apparaissait pas comme simplement liquidable par une mesure de la direction. On avait là en fait un vrai conflit ouvert à l’intérieur du Parti lui-même. Les pays impérialistes portèrent de ce fait une attention très importante à cette situation ; les documents des trois jours de conférence furent même traduits en anglais par un organisme de l’État américain, et étudiés en détail.

C’était d’ailleurs le début d’un grand retentissement dans la presse occidentale en général, ravi de voir un tel conflit. En fait, les débats des 7, 14, et 21 mai 1947 étaient en soi une victoire pour les pays capitalistes, dans la mesure l’existence même de tels débats battait en brèche le caractère monolithique des positions soviétiques.

C’était pas moins de l’intérieur et par des experts en économie, unis autour d’Eugen Varga, une figure historique, que l’analyse soviétique du capitalisme était remise en cause, dans le sens d’une considération que le capitalisme était capable d’évolution et était solidement ancré.

De fait, qu’Eugen Varga explique que la guerre ne serait plus obligatoirement une conséquence du capitalisme, que ce dernier était désormais en mesure d’utiliser une forme de planification, était une attaque ouverte contre toutes les thèses marxistes-léninistes affirmées jusqu’à présent, et formait une provocation de haut niveau.

Cela était d’autant plus vrai qu’il affirmait qu’une sorte de troisième voie était possible entre capitalisme et communisme, par l’affirmation d’une sorte de forme démocratique s’opposant aux monopoles dans les États capitalistes eux-mêmes.

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Eugen Varga et les cinq thèses sur les «changements» de nature du capitalisme

Quelles étaient les thèses formulées dans Les changements dans l’économie du capitalisme comme résultat de la seconde guerre mondiale ?

Eugen Varga publia le premier chapitre de l’ouvrage dans la revue de l’Institut, en juillet 1944. Puis, quatre autres chapitres furent publiés par la suite, jusqu’en septembre 1945.

Il faut déjà en voir le fond, à savoir l’intérêt énorme qu’accorde Eugen Varga à la question de l’économie de guerre. Sa première étude d’envergure fut en 1918 L’argent, sa domination en temps de paix et son effondrement durant la guerre. Son interprétation du capitalisme en crise après 1918 s’appuie sur l’interprétation des modifications causées par la guerre.

Pendant la guerre mondiale, Eugen Varga avait aussi écrit de nombreux articles sur la politique et l’économie des pays protagonistes, et avait particulièrement porté son attention sur les économies de guerres mises en place, notamment en Allemagne.

On est ici dans le prolongement d’une telle démarche « objectiviste », cette fois dans le contexte d’après 1945, alors que l’URSS a été l’alliée de pays impérialistes.

Les changements dans l’économie du capitalisme comme résultat de la seconde guerre mondiale se veut d’ailleurs un ouvrage sans aucune analyse politique, celle-ci étant repoussée à un hypothétique second ouvrage. Ses thèses se veulent pour ainsi dire « pures », « neutres », « objectives ».

Eugen Varga, Les changements dans l’économie du capitalisme (comme résultat de la seconde guerre mondiale

La première grande thèse d’Eugen Varga était qu’en raison des nécessités propres à la guerre, en termes de gestion, de prévision, d’encadrement, l’État était intervenu de manière massive et avait bouleversé le fonctionnement du capitalisme. Il en avait ainsi surtout neutralisé certains aspects, poussant à une rationalisation, en lieu et place du chaos propre au capitalisme.

De plus, en agissant ainsi, l’État se faisait le vecteur des intérêts généraux du capitalisme, non plus simplement des monopoles. Cette tendance l’amenait même à s’ouvrir aux intérêts de la classe ouvrière.

Ce positionnement de l’État durant la guerre allait, selon Eugen Varga, inévitablement se prolonger après la fin de celle-ci, d’une manière ou d’une autre. Cela allait forcément être vrai sur le plan de la régulation et de la prévision dans le domaine de l’économie.

La seconde thèse, déduite de la précédente, est qu’il existerait par conséquent un espace pour la classe ouvrière pour prendre le contrôle de l’État. La lutte des classes allait désormais consister en un affrontement entre la bourgeoisie et le classe ouvrière pour le contrôle de l’État. L’État apparaissait, de fait, comme une entité désormais « neutre ».

La troisième thèse, strictement parallèle aux deux premières, était que le colonialisme était profondément affaibli, la situation étant marquée par une vraie affirmation du capitalisme dans les colonies. Eugen Varga soulignait particulièrement la situation indienne, où il considérait qu’un vrai capitalisme est désormais lancé : il ne serait donc selon lui plus possible de dire que l’Inde serait au sens strict une colonie britannique.

La quatrième thèse, tout à fait similaire dans sa substance, était que les pays de l’Est européen séparés du marché mondial capitaliste étaient sans importance économiquement et que cela ne jouerait pas dans le sens d’une crise des pays capitalistes. Qui plus est, leur situation était ambivalente selon Eugen Varga, qui les considérait comme ne relevant ni du capitalisme, ni du socialisme. Cette interprétation sous-entendait l’existence d’un terrain « neutre » entre le capitalisme et le socialisme, qu’Eugen Varga qualifiait de « capitalisme d’État ».

La cinquième thèse était que les États-Unis n’étaient plus orientés vers la guerre impérialiste, mais vers la relance de leur économie. Eugen Varga considérait que les États-Unis, l’Asie et l’Europe de l’Ouest allaient connaître environ deux ou trois années de croissance, puis une dizaine d’années de stabilisation, avant de revenir à une situation de crise.

Cependant, et c’était là la vraie substance de cette thèse même si ce n’était pas ouvertement dit, les pays capitalistes ne seraient pas tournés vers l’agression, mais uniquement vers leur propre croissance.

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La rébellion révisionniste de l’économiste Eugen Varga

Eugen Varga, au lendemain de la guerre, était un cadre considéré comme ayant de la valeur dans le contexte d’évaluations économiques. Il fut à ce titre du voyage de la centaine de conseillers accompagnant Molotov, en juin 1947 à Paris, pour discuter avec la France et la Grande-Bretagne au sujet de la question des aides.

Or, évidemment, ces deux puissances soulignèrent que les aides dépendaient d’un audit de chaque pays et seraient décidées par une instance centrale européenne. Une telle démarche visait naturellement à arracher les démocraties populaires de l’Est européen à leur socle socialiste. Elles n’auraient des appuis que dans certains domaines, leur économie se faisant façonner selon les besoins des pays capitalistes, avec leur propre base profondément modifiée pour perdre toute nature socialiste.

Le plan Marshall fut par conséquent rejeté. Toutefois il y avait eu un véritable vacillement dans le Parti en URSS. La preuve en était la présence d’Eugen Varga, alors que celui-ci avait lancé une véritable rébellion contre la ligne dominante.

En effet, alors que les démocraties populaires naissaient comme régime dans les pays de l’est européen, il rejetait cette nouvelle forme sociale, disant même ouvertement en avril 1947 qu’elle n’était ni capitaliste, ni socialiste.

Eugen Varga

Lors de sa présence en Hongrie, il discuta même du plan Marshall avec les socialistes, qui formaient alors le principal parti à gauche. Eugen Varga considérait en effet qu’il était possible d’utiliser le plan Marshall, qui obéissait à des nécessités économiques américaines et qui par conséquent ne permettait pas tant de marges de manœuvres que cela dans sa mise en place. L’URSS pouvait arracher des concessions aux États-Unis, qui n’auraient pas le choix.

Cette orientation favorable à une certaine composition avec les pays occidentaux se déroulait alors qu’une critique s’était développée devant le manque d’activité de son institut d’évaluation économique. Le département d’agitation et de propagande auprès du Comité Central avait fait paraître une nouvelle revue, intitulée La culture et la vie, dont le premier numéro en juin 1946 contenait une critique des économistes soviétiques pour ne pas avoir été en mesure de véritables analyses de fond de l’économie des pays capitalistes.

Le 30 octobre 1946, un autre article de La culture et la vie critiquait l’IMChMP, l’Institut dirigé par Eugen Varga, pour son manque de productivité :

« L’institut pour l’économie mondiale n’a pas produit aucun travail conséquent de recherche sur le stade actuel de l’impérialisme, en particulier rien sur les problèmes des cangements de l’après-guerre dans le système de l’impérialisme et sur les tendances monopolistes d’État dans le capitalisme actuel.

Au lieu de recherches théoriques, profondes, l’Institut produit des regards sur les événements économiques en cours, qui n’ont de signification que conjoncturelle. »

Cette critique réapparut dans la revue en octobre, portant sur le caractère théorique arriéré de l’Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales dirigée par Eugen Varga. Ce dernier, le même mois, publia l’ouvrage qui devait être le véritable détonateur de la grande polémique soviétique de l’après-guerre : Les changements dans l’économie du capitalisme comme résultat de la Seconde Guerre mondiale.

Cet ouvrage avait initialement été une commande du Comité Central durant la guerre, mais la portée allait être bien plus importante qu’une simple analyse de fond. D’ailleurs, les éléments mis en avant par Eugen Varga ne faisaient que refléter de multiples conceptions apparues en URSS depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Tout un pan de la société soviétique considérait qu’en raison de l’alliance antifasciste passée, il était possible d’établir un rapport constructif avec les pays impérialistes, maintenant que la guerre était finie. La guerre impérialiste ne semblait plus être un horizon inévitable, les pays capitalistes cessaient d’avoir une identité réactionnaire en soi, contrairement à entre 1917 et 1945. Une césure se serait produite.

L’affirmation des années 1930 selon laquelle on était entré dans la période de la crise générale du capitalisme serait caduque. L’impérialisme aurait pris une forme nouvelle.

Cette conception était si répandue qu’il ne fut pas possible de la balayer d’un revers de la main. Apparue ouvertement avec la publication de l’ouvrage d’Eugen Varga, elle allait provoquer une bataille qui allait durer pendant plusieurs années en URSS, et cela de manière ouverte.

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L’économiste Eugen Varga : la simple participation aux institutions soviétiques

Il est intéressant d’opposer, de manière anecdotique mais symbolique, le tout début et la toute fin de Deux systèmes : économie socialiste et économie capitaliste. La première phrase de l’introduction s’inscrit directement dans le style matérialiste dialectique alors affirmé en URSS :

« La transformation des modes de production s’effectua dans l’histoire de l’humanité, d’une façon tout à fait inégale, sous la forme de révolutions, séparées les unes des autres, dans le temps et l’espace. »

La toute fin de l’introduction est par contre bien dans le style Varga :

« Ils [les travailleurs] voient de plus en plus clairement la supériorité qu’a le socialisme sur le capitalisme.

Cette supériorité qui grandit d’année en année, et que nous nous proposons de prouver dans les domaines les plus variés, par des chiffres, dans les chapitres suivants, constitue, une fois qu’elle est reconnue, un des éléments les plus importants de la lutte pour le renversement de la domination bourgeoise.

Mener cette lutte le plus rapidement possible à une fin victorieuse, délivrer l’humanité de l’esclavage du Capital, telle est la mission de notre génération. »

Les chiffres et le volontarisme : on a tout Eugen Varga qui, à partir de sa mise à l’écart relative dans les années 1930, se pliait malgré tout aux exigences du Parti. Il n’avait de toutes façons pas été en mesure de prévoir l’effondrement du crédit se déroulant en 1929, ce qui n’avait d’autant pas aidé à la valorisation de ses analyses, en plus de ses déviations.

Il resta donc dans le cadre institutionnel soviétique, notamment en tant que directeur de l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Il était également rédacteur en chef des revues Économie mondiale et politique mondialeLes marchés de l’économie mondialeProblèmes de la politique chinoise.

La revue mensuelle de l’Institut, Economie mondiale et politique mondiale, se présentait comme suit en 1932, lorsqu’Eugen Varga en prit la responsabilité :

« La revue fournit l’explication marxiste des questions actuelles de l’économie mondiale et de la politique mondiale, diffuse des travaux théoriques sur les questions de l’économie mondiale, donne des aperçus sur la politique et l’économie des pays les plus importants, publie des documents et des compte-rendus de presse au sujet des questions fondamentales de l’économie mondiale et de la politique mondiale.

La revue est conçu pour les scientifiques, les étudiants, les journalistes, les propagandistes, etc. »

Eugen Varga resta par ailleurs en place à l’Institut en 1936, lorsque l’Académie communiste fusionna avec l’Académie des sciences reprise réellement en main en 1927, pour former l’Académie des sciences de l’URSS.

Initialement, il y avait en effet l’Académie socialiste des sciences sociales, fondées en 1918, devenu l’année suivante l’Académie socialiste ; en avril 1923, elle devint l’Académie communiste (Komakad), existant parallèlement à l’Académie des sciences jusqu’en 1936. A partir de 1922, sous l’impulsion de Staline, elle est également proche du Gosplan, des commissariats au peuple, de l’Istpart chargé de l’histoire du Parti et de la révolution. 

La Komakad consistait en plusieurs sections et instituts, notamment pour la philosophie, l’histoire, l’économie, avec aussi l’Institut agricole, l’Institut Lénine, l’Institut pour la construction soviétique et donc l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Chaque organisme avait sa presse, l’Académie ayant également sa propre revue bimensuelle.

Eugen Varga

L’URSS procéda à la centralisation-fusion des différents organismes et la naissance de l’Académie des sciences de l’URSS marqua un vrai saut qualitatif. En tant que responsable d’un de ses instituts, Eugen Varga fut nommé membre en 1939 de l’Académie des sciences de l’URSS, puis de son présidium.

L’invasion nazie l’obligea à quitter temporairement Moscou, et il se lança dans des études de l’économie de guerre, surtout allemande, considérant que celle-ci était très profondément déséquilibrée et ne saurait tenir à court terme, ce qui fut une erreur importante.

L’Institut réalisa une semaine consacrée entièrement à l’économie de guerre, du 9 au 16 mars 1940. La conférence d’Eugen Varga porta sur Les particularités de la seconde guerre mondiale impérialiste et les problèmes de l’économie de guerre des pays capitalistes ; prirent également la parole des cadres s’alignant sur ses positions : Schpirt, Trachtenberg, Vishnev, Rubinstein.

Début 1941 fut publié Les pays capitalistes à la veille de la guerre impérialiste, année oùl’Institut fut temporairement installé à Kouïbychev, en raison de l’invasion allemande ; il se vit alors confier par le PCUS(b) la tâche d’analyser l’inévitable effondrement du IIIe Reich. Après toute une série d’articles et d’analyses à ce sujet, l’Institut se consacra à la question des réparations. Juste avant la conférence des ministres des affaires étrangères à Moscou en octobre 1943. Eugen Varga formula notamment le principe du démontage des usines en Allemagne après la victoire.

Le 31 août 1943, il tint un discours à Moscou sur le problème des réparations que devrait l’Allemagne défaite, dont l’écho fut important en URSS, ainsi par conséquent qu’à l’extérieur, en raison de l’importance diplomatique que cela signifiait pour l’après-guerre. En 1945, il fut d’ailleurs un des experts de la délégation soviétique aux conférences de Potsdam et Yalta.

Par la suite, depuis Moscou, il conseilla le nouveau régime hongrois, qui connaissait une situation dramatique, l’économie déjà faible ayant été torpillée par la guerre, alors que les communistes découvraient la légalité pour la première fois depuis 1919.

Il fit plusieurs séjours à Budapest en 1945 et dans le cadre de la campagne électorale, tint notamment une conférence à l’Académie Ferenc Liszt, le 6 octobre 1945, au sujet de l’impact de la guerre sur l’économie capitaliste. Il participa à l’élaboration de la nouvelle monnaie, le forint qui remplaça lepengös, et revint encore en 1946, comme conseiller économique. 

On entrait là dans une nouvelle phase où Eugen Varga allait prendre la tête d’une vaste rébellion révisionniste. Le prétexte en fut de prétendues modifications qu’auraient connues le capitalisme.

Eugen Varga tint sa première conférence à ce sujet en juin 1945, Vishnev en faisant une sur « le développement des industries américaine et anglaise durant la guerre ».

En décembre 1945, Eugen Varga présenta les travaux sur l’économie de guerre lors de la réunion de fin d’année de l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Il fit des « modifications » du capitalisme avec cette guerre le thème d’étude pour les mois à venir, avec les points suivants comme orientation :

a) la généralisation théorique des expressions les plus nouvelles et des développements du capitalisme moderne ;

b) l’analyse de l’économie de guerre et les problèmes de la transition à la production du temps de paix des pays capitalistes ;

c) les problèmes de l’économie d’après-guerre ;

d) les problèmes de la politique intérieure et extérieure des pays capitalistes et des rapports internationaux ;

e) le problème agraire ;

f) les problèmes du mouvement ouvrier ;

g) la question nationale et coloniale.

C’était le début de la grande offensive qui allait ébranler l’URSS dans ses fondements idéologiques.

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L’économiste Eugen Varga : la rectification

En 1938, Eugen Varga publia Deux systèmes : économie socialiste et économie capitaliste. Il s’agit d’une étude relativement longue fournissant les traits généraux du capitalisme et ceux de l’URSS. Les explications sont tout à fait dans l’esprit soviétique.

Et à ce titre, on y trouve une sorte de rectification, d’autocritique par rapport aux critiques faites lors du VIe Congrès et au XIe plénum de l’Internationale Communiste.

Voici comment Eugen Varga raconte de manière juste le point de vue soviétique, qui n’était pas le sien auparavant :

« C’est le capital fixe (c’est-à-dire les moyens de production au sens propre du mot : machines, appareils, outils, installations, etc.) qui joue le rôle décisif dans le développement des forces productives matérielles (qu’il faut distinguer de la force de travail humaine comme force productive).

C’est aussi pourquoi, quand nous nous demandons comment les forces matérielles productives du capitalisme se sont développées pendant la période de crise générale qui a duré vingt ans, il nous faudra avant tout analyser le développement du capital fixe.

Certains trotskistes, devenus plus tard traîtres au socialisme et à leur pays, et falsifiant la thèse de Lénine sur les entraves mises au développement des forces productives par les monopoles, avaient opposé à sa doctrine révolutionnaire du capitalisme en putréfaction, leur propre théorie contre-révolutionnaire de la « stagnation », de la « mutilation » du capitalisme.

Dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine dit :

« Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction est incompatible avec une croissance rapide du capitalisme.

Telles branches de l’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque impérialiste avec une force plus ou moins grande l’une ou l’autre de ces tendances.

Dans l’ensemble, le capitalisme croît avec infiniment plus de rapidité que naguère, mais cette croissance devient d’une façon générale non seulement plus inégale, mais cette inégalité se traduit aussi en particulier dans la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre). »

Ce que dit ici Lénine se rattache étroitement à sa doctrine fondamentale selon laquelle l’impérialisme n’est qu’une « superstructure » du capitalisme ; qu’il n’y a pas d’ « impérialisme pur », que la concurrence subsiste, malgré les monopoles.

Il considérait comme anti-marxiste et rejetait aussi bien le « cartel général » de Hilferding que le « capitalisme organisé » de Boukharine.

Or, tant qu’il y aura concurrence, il y aura aussi tendance à baisser les prix de production en introduisant des améliorations d’ordre technique.

Et, en effet, pendant la période d’après-guerre, particulièrement entre la première et la seconde crise économique, l’on put constater un progrès considérable dans la technique et un très grand développement des forces de production.

Voici ce que disent à ce propos les thèses du VIe congrès de l’Internationale Communiste :

« Il est incontestable que l’essor considérable de la technique des pays capitalistes prend dans certains d’entre eux (États-Unis, Allemagne) le caractère d’une révolution technique.

D’une part, l’accroissement gigantesque du nombre des moteurs à combustion interne, l’électrification, le développement des procédés chimiques dans l’industrie, les nouvelles méthodes pour obtenir des combustibles et des matières premières synthétiques (benzine, soie artificielle, etc.), l’emploi des métaux légers, l’extension considérable des transports automobiles ; d’autre part, les nouvelles formes de l’organisation du travail, combinées avec le développement excessivement rapide du travail à la chaîne, ont relevé de nouveau les forces productives du capitalisme. »

Depuis le déclenchement de la crise de 1929, depuis que les préparatifs pour une nouvelle guerre mondiale se précipitent, le progrès technique s’est modifié sous certains rapports.

Le point de vue militaire prime sur tout. »

On a ici une excellente remise en cause de la thèse mise en avant par Eugen Varga auparavant.

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L’économiste Eugen Varga : la critique pour déviationnisme

Le positionnement erroné d’Eugen Varga lui valut de nombreuses critiques. À la conférence de Leningrad du 10 mai 1930, les économistes soviétiques soulignèrent que la conception d’Eugen Varga revenait à la théorie de la sous-consommation de Rosa Luxembourg. Lorsqu’en décembre de la même année, il publia un article sur la crise économique mondiale, une note de la rédaction de la revue concernée précise qu’il est possible de trouver celui-ci « sujet à débat et incorrect ».

Lors de la session du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, en mars-avril 1931, c’est sur la question agraire qu’Eugen Varga fit son rapport, pas sur la situation économique mondiale. Il dut également faire son autocritique dans son Institut.

Le 24 décembre 1931, la Pravda publia un article signé des économistes Boris Boriline, Nicolas Voznesensky et Solomon Partigul, qui dénonçait le luxembourgiste Varga, le trotskyste Preobranjensky et le statisticien de droite Stanislav Stroumiline.

En 1931, Eugene Varga se fit critiquer dans la revue Bolchevik pour sa lecture de la crise de 1929, considéré comme un soubresaut simplement. Cela s’ajouta à d’autres critiques : Motylov lui reproche également d’en revenir à une lecture luxembourgiste, sans aucune considération par ailleurs des situations révolutionnaires et de ce qu’elles impliquent comme changement dans l’économie ; Mendelson, dans une idée similaire, reprocha à Eugen Varga de ne pas prendre en compte les luttes dans les colonies, l’existence de l’URSS, et d’avoir une lecture simplement fondée sur les rapports de force entre les puissances impérialistes.

Eugen Varga tenta de maintenir sa position en organisant une discussion en mars 1931 à l’Institut, cela alors que son disciple Eventov proposait carrément une lecture cyclique de la crise et affirmait que les États-Unis sortiraient de celle-ci de manière imminente. L’organe du Parti Bolchevik répondit par la suite en critiquant Eugen Varga pour avoir formulé des points de vue désarmant de facto les Partis Communistes par la considération que la crise allait être surmontée d’une manière ou d’une autre.

Rentré dans le rang, Eugen Varga se limita à formuler des présentations d’ordre général, comme les Nouvelles expressions de la crise économique mondiale, dont l’autorisation de publication ne fut donén que trois jours avant l’ouverture du 17e congrès du PCUS(b), ou encore le rapport La grande crise et ses conséquences politiques, pour le septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935.

Il conservait cependant un rôle technique important, même dans la période où il le fut plus critiqué. Ainsi, lorsque Boukharine publia deux articles dans la Pravda, les 26 mai et 30 juin 1929, pour affirmer sa thèse du capitalisme organisé, en octobre de la même année, Eugen Varga organisa à l’Institut une conférence de quatre jours avec mille personnes pour en dénoncer le principe. Il fit également le discours d’ouverture des Discussions sur la crise mondiale, du 23 décembre 1931 au 14 janvier 1932.

Lors du 7e congrès de l’Internationale Communiste, Eugen Varga intervint deux fois. La première fois fut le quatrième jour, au sujet du rapport du Comité Exécutif, la seconde lors du débat sur le rapport de Georgi Dimitrov. Les deux interventions sont de taille relativement moyenne. Il commence la première de la manière suivante :

« Camarades, la crise économique qui a traversé tel un ouragan tout le monde capitaliste a d’un coup détruit les illusions bourgeoises, réformistes. C’est sans voix que sont restés les apologistes du capitalisme, une fois de plus, devant l’incompréhensible et « surprenant » effondrement.

La principale conclusion du développement de la dernière période historique, c’est : la bourgeoisie ne peut plus maîtriser les forces de production qu’elle a mises en place. »

Le 7e congrès de l’Internationale Communiste, en 1935.

Suit une présentation de la situation dans les différents pays, en soulignant que le marché capitaliste mondial est particulièrement divisé et que le protectionnisme se renforce. A cela s’ajoute que le rôle de l’État dans la vie économique grandit de manière ininterrompue et qu’il soutient ouvertement les monopoles. Enfin, si la situation s’améliore relativement pour la bourgeoisie, tel n’est pas le cas des conditions de vie du prolétariat.

La conclusion, quant à elle, correspond très nettement à une sorte d’auto-critique quant aux positions passées. On y retrouve les thèses d’Eugen Varga des années précédentes, mais totalement corrigées. Voici ce que cela donne :

« La crise a détruit les illusions de la bourgeoisie quant à la possibilité d’un élargissement du marché capitaliste, pour des débouchés (…). Avec les coûts si bas des salaires, il y a moins d’intérêt à des renouvellements techniques mettant de côté de la force de travail.

C’est pourquoi le capital donne comme tâche à ses ingénieurs, techniciens et contremaîtres de faire baisser les coûts de production sans élever la capacité de production, c’est-à-dire d’abaisser les coûts des salaires par l’utilisation des machines disponibles.

C’est la différence essentielle entre la rationalisation de la période de stabilisation et la rationalisation de crise.

Cela ne signifie naturellement pas que le progrès technique en soit parvenir à une paralysie complète. Le développement vertigineux de la technique militaire exige des progrès techniques également dans le processus de fabrication.

La dialectique interne du capitalisme donne la particularité suivante de progrès technique actuellement : justement comme il y a partout une armée de chômeurs massive, seuls les renouvellements techniques sont mis en place qui rendent superflus beaucoup d’ouvriers (…).

La conséquence de la rationalisation de crise est le fait que le taux d’occupation des masses laborieuses ne connaît pas de croissance correspondant à l’élévation de la production industrielle.

De là le fait que malgré qu’il y ait une production industrielle agrandie, il y ait de manière inchangée une grande armée de chômeurs dans les pays capitalistes.

Le chômage de masse chronique reste le destin du prolétariat, tant que la domination de la bourgeoisie n’est pas renversée. Le processus de décomposition du capitalisme continue très rapidement. La bourgeoisie n’est plus en mesure d’assurer l’existence de ceux qui sont esclaves du salaire même au niveau des esclaves.

Il n’y a pas d’issue pacifique. La contradiction entre les forces de production et les rapports de production ne peut pas être résolue à l’intérieur du système capitaliste. Les racontars sur une économie capitaliste planifiée comme transition pacifique au socialisme est une démagogie sans scrupules, qui vise à détourner les ouvriers de la voie révolutionnaire.

Il n’y a pas d’issue pacifique ; la contradiction entre les forces de production et les rapports de production ne peut être résolue que par le renversement révolutionnaire de la domination de la bourgeoisie. Il n’y a que cette voie pour la libération de l’humanité. »

La seconde intervention reprend le thème de la « planification » de l’économie de l’intérieur du capitalisme, qui est mis en avant alors par la social-démocratie. Eugen Varga explique qu’il s’agit d’une démagogie complète, qui prétend contrôler l’appareil d’État et procéder à des nationalisations pour faire tendre l’économie au socialisme.

Il est souligné par ailleurs le fait que :

« Tous les plans, depuis de Man jusqu’à Lloyd Georges, envisagent une limitation des droits du parlement, la mise en place de nouveaux corps de représentants de « l’économie » et des syndicats réformistes, des pouvoirs spéciaux pour le gouvernement !

La ressemblance de ces plans avec l’État corporatiste de Mussolini est flagrant.

Tout cela montre que la lutte contre la démagogie de l’économie planifiée est une composante importante de la lutte pour gagner les masses. »

Eugen Varga avait, temporairement du moins, abandonné ses conceptions passées.

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La mise de côté d’Eugen Varga dans l’Internationale Communiste

La critique qu’a subi Eugen Varga au sixième congrès de l’Internationale Communiste va se prolonger et va connaître un moment décisif lors de la Xe session du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, du 3 au 19 juillet 1929. Il avait réalisé en amont de cette session un rapport et des conclusions sur la situation économique internationale.

Eugen Varga se fit littéralement tomber dessus. On lui reprocha sa « surestimation des statistiques bourgeoises » ainsi que, en liaison avec cela, des « déviations de droite ».

Molotov l’accusa de remettre sur la table des questions déjà réglées et de jouer un rôle réactionnaire. Son positionnement d’économiste se contentant d’évaluations à la démarche très libre l’amenait à remettre en cause ce qui avait été acquis par l’Internationale Communiste ces dernières années.

En fait, dès qu’on passait dans une évaluation d’économie politique, c’est-à-dire à un autre palier, Eugen Varga se perdait ; il voyait ainsi en la transformation du plan Dawes en plan Young, concernant les réparations allemandes, une certaine capacité à une stabilisation renforcée de la part du capitalisme, que cela allait dans le sens d’un accord entre puissances impérialistes, mettant de côté les contradictions inter-impérialistes. 

Par conséquent, il considérait que le danger de guerre était relativement écarté, ce qui était une évaluation de la situation totalement inacceptable. Aussi, Molotov souligna surtout qu’il existait une accentuation de la tendance à la guerre et critiqua la position d’Eugen Varga comme une lecture gommant les aspects négatifs du capitalisme ; il formula de manière abrupte :

« Si plan Young pouvait résoudre les contradictions inter-impérialistes, même temporairement, alors ce serait les sociaux-démocrates qui auraient raison avec leur appui à l’impérialisme, et non les communistes. »

Kuusinen conclut en disant que le souci d’Eugen Varga était qu’à force de fréquenter intellectuellement le milieu des économistes bourgeois, il perdait de vue le risque de se faire contaminer par eux ; il faisait du bon travail, mais ne parvenait pas à en tirer les conclusions adéquates.

Il fut également critiqué pour avoir rejeté la thèse de l’Internationale Communiste qu’une « révolution technique », c’est-à-dire la rationalisation de la production, et une intensification du travail, était en train d’intensifier la pression sur le prolétariat.

Cela rattachait directement Eugen Varga à la ligne de Boukharine affirmant que les contradictions entre prolétariat et bourgeoisie s’amenuisaient dans chaque pays. Eugen Varga était ni plus ni moins qu’accusé de convergence avec la ligne de Boukharine.

Eugen Varga dénonça que les attaques contre lui étaient si rudes, et se défendit comme quoi il ne voyait pas de paupérisation absolue dans les chiffres qu’il avait, cependant il réétudierait la question. C’était là sa ligne de défense, avec toujours la tentative de se défausser. Lorsque Manouilski lui reprocha ainsi la correspondance de son point de vue avec des conceptions bourgeoises et Eugen Varga maintint en réponse une ligne assez formaliste, se défendant alors face aux critiques en disant que les vrais opportunistes allaient toujours dans le sens du vent, que lui essayait simplement d’être objectif. Il dit notamment :

« Si j’arrive au point de vue qu’il y ait quelque chose de nouveau dans la situation internationale, dans l’économie mondiale, dans le mouvement ouvrier, qui ne rentre éventuellement pas dans le cadre considéré jusque-là comme juste par l’Internationale Communiste, alors je le présenterai toujours à celle-ci, même malgré le risque qu’on dise : Ce Varga raconte encore des conneries opportunistes.

Le plus grand opportunisme est de masquer ses convictions par peur de ne pas être en accord avec la ligne dominante. C’est la forme la plus dangereuse d’opportunisme, indigne d’un communiste. »

A partir de 1929, Eugen Varga n’est plus un cadre de l’Internationale Communiste. Il ne participa donc pas aux 11e (1931), 12e (1932) et 13e (1933) sessions plénières du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.

L’histoire était alors entendue : Eugen Varga, s’il n’était pas un boukhariniste et donc pas un partisan ouvert du concept de capitalisme organisé, n’en était pas moins le tenant d’une ligne luxembourgiste, un partisan d’un objectivisme statisticienne, avec une tendance à la conception boukhariniste du « capitalisme organisé ». Il fallait rectifier le tir.

Eugen Varga était de fait allé bien trop loin dans sa prétention à une connaissance qui serait unifiée et totale rien qu’au moyen des statistiques. Voici par exemple ce qu’il affirma dans sa conclusion des débats quant à la situation économique mondiale lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste. Il dégrade Karl Marx et Friedrich Engels en les présentant comme des compilateurs de statistique.

« Je dois bien dire que ni moi ni d’autres camarades de différents Partis Communistes ne sommes parvenus à résumer en une théorie claire tous les phénomènes du capitalisme actuel.

Il y a certaines tentatives. Je rappelle le principe de « la période de transition » de Boukharine. J’ai moi aussi à plusieurs reprises au moins de travailler à une théorie dans les grandes lignes, mais une théorie vraiment satisfaisante n’a pas encore été formulée.

Nous devons ici penser à quelque chose : Marx et Engels ont observé en toute tranquillité, pendant deux décennies, le capitalisme d’alors, ils ont étudié pendant vingt ans les statistiques et les chiffres, et c’est seulement après qu’est apparu le « capital ».

C’est seulement par la suite d’obtenir une vue globale. Je suis loin de me comparer à Marx, mais là où Marx a eu besoin de vingt ans, alors on doit me fournir au moins quarante ans. »

L’année 1930 est donc un tournant dans la position d’Eugen Varga, qui se fait mettre de côté, tout en conservant un rôle considéré comme utile. La rédaction d’Inprekorr, à partir de 1930, précisa au sujet d’Eugen Varga et de ses articles :

« Ses points de vue sur l’économie mondiale, s’ils suivaient comme cela va de soi la ligne de l’Internationale Communiste comme orientation, ne sont pas à considérer comme des publications officielles ou officieuses d’instances dirigeantes de l’Internationale Communiste. »

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L’économiste Eugen Varga et la question des moyens de production

L’origine du problème d’Eugen Varga est qu’il a une lecture purement spatiale de la production, et qu’il oublie le temps. Il perd donc le principe du saut qualitatif, car l’espace en contradiction avec lui-même produit le temps, comme expression du mouvement.

En clair, pour Eugen Varga, la production et la consommation sont comme équivalentes dans leur processus, se répondant l’une à l’autre de manière symétriques et sont donc comme annulées dans leur totalité à un temps X. Puis un cycle redémarre.

Or ce n’est pas le cas du tout. Il est possible bien sûr de constater des cycles d’ordre général, des vagues correspondant au mouvement de fond du capital. Cependant, cela est rendu difficile par le fait que la production n’arrive pas sur le marché au même moment, la consommation ne se fait pas au même moment. Ce qui ne se vend pas encore pourra l’être plus tard, et plus il y a de choses à vendre, plus c’est vrai.

De plus, il y a le capital centralisé et celui qui ne l’est pas ; croire que parce qu’il existe un capitalisme centralisé, l’autre disparaît, ce n’est pas comprendre le principe de l’accumulation du capital, et rater une dimension particulièrement multiformes, multi-rythmes.

Eugen Varga

L’erreur d’Eugen Varga demande il est vrai qu’on la comprenne comme arrière-plan : il se fonde sur une époque où le prolétariat n’est en mesure que d’acheter très peu de choses, et surtout par définition de choses vitales, comme les vêtements et l’alimentation. Cependant, cela ne modifie pas la substance du problème, qui est la lecture statisticienne de l’économie combinée à une incompréhension des sauts qualitatifs existant dans la production de moyens de production.

Déjà, Eugen Varga fait confiance aux statistiques bourgeoises, ce qui est une erreur de méthode tant sur le fond que la forme. Rien que l’économie clandestine passe par pertes et profits, alors qu’elle joue bien entendu un rôle significatif.

Mais surtout, Eugen Varga oublie la différence qualitative entre les deux productions capitalistes : celle sans intermède pour la consommation directe, celle pour la consommation indirecte, c’est-à-dire pour la production. Lui se contente de se focaliser sur les statistiques de la production pour la consommation directe, pour ensuite seulement comparer avec l’autre et dire qu’il y a un décalage.

D’où sa conclusion : une grande production est possible, mais le capitalisme n’y parvient pas, et ce qu’il produit ne se vend pas assez. Il en déduit donc : il y a sous-consommation. Le capital ne parvient plus à se valoriser. Il est donc terminé. Il n’existe plus que comme accroissement par la pressurisation toujours plus grande des prolétaires qu’il n’a pas encore mis au chômage, car de toutes façons il ne reste plus que le capital monopoliste.

C’est sa conception de la crise.

Il oublie par là de prendre autant en considération la production pour la consommation indirecte, qui est le véritable détonateur de la productivité et qui connaît des sauts qualitatifs. Il y a des sauts qualitatifs qui existent dans l’appareil productif, dont des expressions parlantes sont la machine à vapeur, le courant alternatif, les circuits intégrés, l’informatique, etc. Ce sont uniquement des expressions et non le saut en lui-même, car c’est la production qui est réelle et non pas leur principe.

Mais ces sauts modifient fondamentalement la productivité et le caractère même du processus productif, ainsi que celui de consommation. Eugen Varga nie cela parce que pour lui, c’est la consommation qui détermine s’il y a ou non production de moyens productifs.

Il rate par là que les moyens productifs déterminent la forme de la réalisation. C’est bien d’ailleurs pour cela que la planification soviétique n’a pas tablé sur le petit commerce de type capitaliste pour développer l’économie (à part pour la courte période d’urgence avec la « NEP »), qui serait trop lent et surtout qui façonnerait la distribution-consommation de manière capitaliste, mais sur la mise en place par en haut d’une industrie lourde et moderne, seule capable de permettre la véritable émergence rapide et efficace d’une industrie légère dans un contexte général socialiste.

Pour avoir des prolétaires, il faut une production, pour qu’il y ait production, il faut un appareil productif. Pour qu’il y ait consommation, il faut distribution et les formes de l’une et de l’autre dépend de la nature de la production. Le socialisme soviétique, ce sont l’électrification et les tracteurs comme révolution de l’appareil productif et par là comme détonateurs de la production, et il est par conséquent possible de mener la distribution-consommation de manière socialiste.

Joseph Staline

Staline résume cette question de la manière suivante, dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS :

« Les forces productives sont les forces les plus mobiles et les plus révolutionnaires de la production. Elles devancent, sans conteste, les rapports de production, en régime socialiste également. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que les rapports de production s’adaptent au caractère des forces productives. »

Eugen Varga ne voit pas les choses ainsi, il fait du premier aspect de la production – celle des moyens de production – une simple annexe du second aspect – celle des biens de consommation.

Chez lui, une fois que le premier aspect est réalisé, alors arrive le second, qui produit des marchandises sur le marché, et cela s’arrête là. Ce qui définit un cycle, c’est de savoir dans quelle mesure ces marchandises mises sur le marché vont trouver des acheteurs ou non.

Le capitalisme se réduit alors au second aspect et le premier a disparu. On peut même dire que, finalement, le premier aspect n’est même plus capitaliste chez Eugen Varga, car répondant aux besoins des entreprises, son anarchie est bien moins grande que pour la production pour les consommateurs.

C’est précisément par là qu’Eugen Varga va justement totalement échouer par la suite. À sa thèse d’une sous-consommation comme source de la crise capitaliste dans un contexte qui serait totalement monopoliste, Eugen Varga va tenter d’expliquer le capitalisme parvient à se maintenir tout de même – car il faut bien l’expliquer – au moyen de la rationalité du premier aspect de la production (celle des moyens de production), qui va s’imposer partout grâce à l’État.

>Sommaire du dossier