De la servitude volontaire : ce que prétend Montaigne

Toute l’interprétation bourgeoise du Discours de la servitude volontaire s’appuie sur ce que prétend Michel de Montaigne dans ses Essais. Or, on va vite comprendre qu’il serait très naïf de le faire.

Il dit au chapitre 25, au détour d’un passage n’ayant rien à voir :

« Ainsi ce mot de lui [c’est-à-dire Plutarque], selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer était « non », et qui a peut-être donné la matière et l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude volontaire ». »

Et, surtout, il dit au chapitre 28, quelque chose qu’on n’est absolument pas obligé de croire :

« Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail.

C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans.

Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible.

Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable.

Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place.

C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà.

Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains.

Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles (…).

Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans [initialement il était inscrit dix-huit ans, avant que Montaigne ne corrige].

Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici.

Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres.

Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci.

En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué. [Suivent Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie]. »

Montaigne prétend ainsi que l’ouvrage diffusé de manière anonyme par les protestants français aurait été écrit par Étienne de La Boétie. Ce dernier est mort il y a bien longtemps, mais il faudrait faire confiance à Montaigne.

D’ailleurs, celui-ci aurait été son meilleur ami, ils auraient été comme deux frères : ce serait là bien la preuve qu’il ne ment pas…

Montaigne aurait même connu une version manuscrite du Discours de la servitude volontaire avant de connaître Étienne de La Boétie : ce serait une autre preuve.

Enfin, Montaigne aurait voulu publier le Discours de la servitude volontaire dans ses Essais, mais il ne le pourrait pas en raison d’une « récupération » scandaleuse par les protestants.

Quant à l’œuvre elle-même, elle ne serait qu’un exercice de références gréco-romaines par un jeune adolescent.

Que tous les commentateurs bourgeois aient pu croire une fable pareille laisse sans voix !

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De la servitude volontaire : la nature de l’oeuvre

Le thème du Discours de la servitude volontaire est simple : le peuple accepte un régime en lequel il ne croit pas ou ne devrait plus croire, par la force de l’habitude.

Nicolas Machiavel en Italie à la même époque avait raisonné au sujet de cette question de l’opinion publique, tout comme Kautilya en Inde au IVe siècle avant Jésus-Christ. Cependant, Machiavel et Kautilya s’adressaient au Roi, tout au moins le prétendaient-il.

Or, le Discours de la servitude volontaire parle du peuple, en espérant faire réagir les couches intellectualisées non liées au « tyran ». C’est précisément la position de Jean Calvin, qui ne dit pas autre chose que le Discours de la servitude volontaire dans ce prêche de novembre 1599 :

« Il n’y a roi au monde qui ne soit sujet à tous ceux qui discernent entre le bien et le mal, pour être condamné de ses vices.

Si un roi est dissolu et efféminé, on dira qu’il n’est pas digne d’un tel lieu.

S’il est un ivrogne ou un gourmand, il sera condamné aussi bien.

S’il est cruel et qu’il tourmente son pauvre peuple par tributs, par tailles, on l’accusera de tyrannie.

Mais cependant le jugement des hommes s’évanouit tantôt, en sorte que cette majesté éblouit les yeux, et c’est comme si on donnait un coup de marteau sur la tête de chacun, qu’on n’ose pas juger ceux qui sont élevés si haut. »

Ces dernières lignes expriment parfaitement les concepts de « servitude volontaire » (c’est-à-dire d’opinion publique) et de « tyran » , qui répond aux besoins protestants de dénoncer le Roi, sans être capable d’en appeler au peuple, de proposer une révolution.

Pour cette raison, la littérature « monarchomaque » tourne précisément autour de ces concepts. On trouve ainsi une telle démarche dans les œuvres principales que sont la Francogallia (1573) de François Hotman, de Du droit des magistrats sur leurs sujets (1574) de Théodore de Bèze, de Vindiciae contra Tyrannos (1579) écrit sans doute par Philippe Duplessis-Mornay, de Résolution claire et facile d’Odet de La Noue, du Réveille-Matin des François et de leurs voisins ainsi que d’une multitude de pamphlets.

François Hotman

Parmi ceux-ci, on a justement le Discours de la servitude volontaire est un document historique d’une très grande valeur ; on y trouve une dénonciation de la passivité de la population devant une tyrannie. Sans cette servitude intégrée psychologiquement, le régime tyrannique ne pourrait se maintenir, la force militaire ne suffisant pas face à des millions de personnes.

On fait alors face à un problème de taille : le genre monarchomaque fut développé à partir de 1572, à la suite de la Saint-Barthélémy, le fameux massacre anti-protestants. Or, le Discours de la servitude volontaire date d’avant 1572, tout au moins en théorie. Car en réalité, on n’en sait strictement rien et même le nom de son auteur doit être mis en doute.

La raison de cela est que les seules informations au sujet de la Discours de la servitude volontaire nous sont fournies, formulées de manière très étrange, par Michel de Montaigne dans ses fameux Essais.

Portrait présumé de Montaigne
par François Quesnel, vers 1588.

Comprenons ici ce qui s’est déroulé historiquement. Au départ, on a un large extrait du Discours de la servitude volontaire qui fut publié en latin, en 1574 (donc après1572), dans des Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopoliti, puis dans la foulée dans une version française intitulée Le Réveille-matin des Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe, cosmopolite, en forme de Dialogues.

Cette décision de publier le Discours vient de la plus haute direction politique protestante et relève donc résolument de l’idéologie monarchomaque.

Puis, on retrouve le Discours de la servitude volontairedans un ouvrage compilant plusieurs documents et intitulé Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, contenant les choses plus notables, faites et publiées tant par les catholiques que par ceux de la religion depuis le troisième édit de pacification fait au mois d’août 1570 jusqu’au règne de Henri troisiesme(dans le tome 3).

La date est on ne peut plus clair : l’ouvrage fut publié en 1576, en 1577 et une nouvelle fois en 1578 ; c’est cette dernière édition, rassemblant des écrits allant dans le sens de la révolte protestante, qui a été brûlé en place publique à Bordeaux, sur ordre du Parlement, en mai 1579.

Une version intégrale, la même que dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, mais donc cette fois de manière autonome, fut ensuite publiée en 1577, avec comme auteur Odet de La Noue, sous le titre de Vive description de la Tyranie et des Tyrans, avec les moyens de se garantire de leur joug.

Jusque-là, aucun doute ne peut subsister sur le caractère du Discours de la servitude volontaire, qui est un pamphlet particulièrement réussi, présentant certaines caractéristiques particulières par rapport à la littérature monarchomaque, notamment le fait de puiser non pas tant dans l’histoire du droit français que dans l’antiquité gréco-romaine.

Puis, lorsque Michel de Montaigne publie ses Essais, il place en 1580 un long chapitre intitulé De l’amitié. Il y parle d’une amitié extrêmement profonde avec Etienne de la Boétie, né le 1er novembre 1530 et est décédé jeune, le 18 août 1563.

Il y fait l’éloge de celui qu’il présente comme son ami, parti trop tôt ; de manière lyrique, il écrit notamment ces lignes très connues :

« Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent.

En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.

Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms.

Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection.

Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.

Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. 

Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »

Ce n’est pas tout, Michel de Montaigne ajoute des précisions de grande importance, révélant alors que c’est Étienne de la Boétie qui aurait, selon lui, écrit Le Discours de la servitude volontaire.

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La notion de tyran au XVIe siècle

Nous sommes au XVIe siècle et en août 1572, le massacre de la Saint-Barthélemy propage une violente onde de choc anti-protestante. La terreur catholique s’instaure, sanglante.

Le Massacre de la Saint-Barthélemy,
par François Dubois (1529-1584).

Voici comment l’un des plus grands juristes de l’époque,François Hotman, témoigne de son émotion dans une lettre du 30 octobre 1572, alors qu’il se réfugie à Genève :

« Hier soir, je suis arrivé ici, sauvé par la Providence, la clémence et la miséricorde de Dieu, échappé au massacre, œuvre de Pharaon…

Je ne puis dans ma tristesse écrire davantage. Tout ce que je puis dire c’est que 50,000 personnes viennent d’être égorgées en France, dans l’espace de huit ou dix jours.

Ce qui reste de chrétiens erre la nuit dans les bois : les bêtes sauvages seront plus clémentes pour eux, je l’espère, que le monstre à forme humaine… Les larmes m’empêchent d’écrire davantage. »

Dans une autre lettre, datée du 10 janvier 1573, François Hotman écrit aussi :

« Le tyran devient de jour en jour plus furieux depuis qu’il a goûté le sang chrétien, il est devenu plus cruel qu’auparavant.

Il faut renier Dieu ou mourir… Tels sont les édits de ce Phalaris ! [Phalaris fut un tyran sicilien du 6e siècle avant notre ère, connu pour avoir mis en place un taureau de bronze à l’intérieur duquel cuisait ses victimes, les cris sortant du nez du taureau]

Comme s’il pouvait y avoir une majesté dans un pareil monstre… »

Le tyran, ennemi du peuple : voici le grand thème de la littérature protestante à la suite de la Saint-Barthélemy. Le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie en est une composante importante, une tentative de donner corps à ce qui sera appelé le courant « monarchomaque ».

Le terme vient du grec, monarchos le monarque et makhomai combattre, et a été forgé en Angleterre par les partisans du Roi pour dénoncer les opposants.

Cependant, et c’est l’erreur à ne surtout pas commettre en interprétant de manière erronée le Discours de la servitude volontaire, les monarchomaques ne sont pas du tout anti-royalistes : ils s’opposent uniquement à la tyrannie.

Il s’agit ici de ne pas interpréter le XVIe siècle avec le regard du XXIe siècle, ni même celui du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, on n’envisage pas la possibilité de former un nouveau régime politique, le concept de révolution n’existe pas.

Pareillement, la notion d’individu égal à un autre n’existe pas en tant que tel : le protestantisme assume cette idée, mais encore faut-il pour la réaliser, le développement réel du capitalisme, avec ses bourgeois et ses prolétaires, c’est-à-dire ses travailleurs libres.

Les grandes masses sont paysannes, ce sont à l’époque des serfs. Même libérées du servage, ces masses sont incapables de réelle organisation – les révoltes hussites témoignent d’une tendance contraire –, mais le principe semble absurde aux dirigeants protestants issus de la noblesse et de la bourgeoisie.

C’est également exactement ce que dit le Discours de la servitude volontaire.

C’est également exactement ce que dit Jean Calvin, qui veut faire triompher le protestantisme, mais ne sait pas comment. Il était de ce fait sceptique devant la conjuration d’Amboise de 1560, visant à enlever François II à son entourage catholique.

Jean Calvin à l’âge de 53 ans
dans une gravure de René Boyvin (1525-1598?)

De fait, à l’époque, personne n’a de théorie de l’État. Nicolas Machiavel, avec Le Prince publié en 1532, marque le simple début des sciences politiques. Toutefois, une juste compréhension de l’État n’apparaît pas et même la bourgeoisie ne sait pas ce qu’est un État, elle ne l’a jamais su : seul le prolétariat aura une vision complète, et encore uniquement avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise.

La bourgeoisie, faut-il le rappeler, n’a pas détruit l’État en Angleterre, partageant le pouvoir avec l’aristocratie ; la révolution française est le fruit d’une situation historique particulière, alors que les auteurs des Lumières qui ont pavé sa voie visaient principalement une monarchie parlementaire sur le modèle anglais.

On comprend la difficulté pour les protestants, au XVIesiècle, de savoir quoi faire. Il y a alors toute une réflexion à ce sujet et ce qui fait la force du Discours de la servitude volontaire, c’est qu’il s’agit précisément d’une tentative d’aller dans le sens d’une compréhension de ce qu’est l’État, son rapport au peuple, ainsi que, comme chez Nicolas Machiavel, la notion d’opinion publique.

Jean Calvin ne déroge donc pas à la règle et il n’envisage pas l’État autrement que de la manière qu’il existe. Il reconnaît qu’il peut y avoir une monarchie, une oligarchie, une république des grandes familles, mais il ne pense pas qu’on puisse choisir : ce sont les faits qui décident, ou plus exactement Dieu.

La Providence décide et de fait, historiquement, la royauté est considérée en France comme relevant de Dieu. Cela ne signifie nullement, comme on peut le penser, que la monarchie de droit divin fait du roi un représentant de Dieu sur Terre : au contraire, cela encadre de manière complète ce que le roi peut ou ne peut pas faire.

Voici comment le poète Pierre de Ronsard, partisan résolu du Roi et du catholicisme, dénonce lui-même la tyrannie, avertissant du danger le futur Roi dans son Institution pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom.

Des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.

« SIRE, ce n’est pas tout que d’être Roi de France,
Il faut que la vertu honore votre enfance :

Un Roi sans la vertu porte le sceptre en vain,
Qui ne lui est sinon un fardeau dans la main (…).

Si un Pilote faute tant soit peu sur la mer
Il fera dessous l’eau le navire abîmer.

Si un Monarque faute tant soit peu, la province
Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.

Aussi pour être Roi vous ne devez penser
Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.

De même notre corps votre corps est de boue.
Des petits et des grands la Fortune se joue :

Tous les règnes mondains se font et se défont,
Et au gré de Fortune ils viennent et s’en vont,

Et ne durent non-plus qu’une flamme allumée,
Qui soudain est éprise [enflammée], et soudain consumée.

Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné
Le sceptre, et vous a fait un grand Roi couronné,

Faites miséricorde à celui qui supplie,
Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie »

Les règnes ne durent pas, seul Dieu est éternel et donc le roi n’est que transitoire dans une forme monarchique qui, elle, doit se prolonger. Hors de question de menacer l’édifice en devenant un tyran : il faut respecter les coutumes, les traditions, les rapports de force avec l’aristocratie, etc.

Jean Calvin est tout à fait d’accord avec cela ; il ne conçoit pas de « révolution », car il ne le peut pas pour des raisons historiques.

Il est toujours nécessaire de s’assujettir à ceux qui sont supérieurs, car c’est la Providence qui l’a voulu ainsi. C’est une thèse stoïcienne classique, qui forme le coeur même du noyau idéologique royal au XVIe siècle.

Toutefois, Jean Calvin veut faire triompher le protestantisme et il doit bien trouver une voie. Aussi explique-t-il que, comme justement la monarchie est de droit divin, le monarque doit se comporter de manière adéquate au sujet de la religion.

S’il ne le fait pas, alors la justification de la monarchie tombe. Jean Calvin dit ainsi que :

« Vrai est qu’il nous faut avoir ici une distinction, c’est que si nous sommes molestés en nos corps, que nous devons porter patiemment cela.

Mais ce n’est pas à dire qu’il nous faille cependant déroger au souverain empire de Dieu pour complaire à ceux qui ont prééminence dessus nous.

Comme si les rois veulent contraindre leurs sujets à suivre leurs superstitions et idolâtries : O là ils ne sont plus rois, car Dieu n’a pas résigné ni quitté son droit, quand il a établi les principautés et seigneuries en ce monde.

Et quand il a fait cet honneur à des créatures mortelles qu’ils soient pères, qu’ils aient le droit de paternité sur leurs enfants, ce n’est pas qu’il ne demeure toujours père unique en son entier et des corps et des âmes.

Mais encore quand il adviendra que les rois voudront pervertir la vraie religion, que les pères aussi voudront traîner leurs enfants ça et là, et les ôter de la subjection de Dieu, que les enfants distinguent ici ; pareillement les serviteurs et chambrières, et puis tous les sujets des princes et magistrats, en général que tous s’humilient en telle sorte qu’ils portent patiemment toutes injures qu’on leur fera.

Mais ce pendant qu’ils avisent qu’il leur vaudrait mieux mourir cent fois que de décliner du vrai service de Dieu.

Qu’ils rendent donc à Dieu ce qui lui appartient, et qu’ils méprisent tous les édits et toutes les menaces, et tous les commandements et toutes les traditions, qu’ils tiennent cela comme fiente et ordure, quand des vers de terre se viendront ainsi adresser à l’encontre de celui auquel seul appartient obéissance. »

Le Roi devient un tyran lorsqu’il abandonne Dieu et comme le protestantisme est la vraie adoration de Dieu, dans le cas où le Roi interdit le protestantisme par la violence, il devient un tyran.

C’est ce tyran là que dénonce le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques contre la France-Turquie

Influencé par le Discours merveilleux, La France-Turquie, c’est à dire, conseils et moyens tenus par les ennemis de la Couronne de France, pour réduire le Royaume en tel état que la tyrannie turquesque fut publié en 1575, en trois parties distinctes tout d’abord.

La première, Conseil du Chevalier Poncet, donné en presence de la Royne mere & du Conte de Retz, pour reduire la France en mesme estat que la Turque, consiste en la présentation des conseils donnés par un chevalier Poncet à Catherine de Médicis après avoir visité l’empire ottoman.

Il s’agit sans doute d’une allusion à Maurice Poncet, auteur en 1572 d’un ouvrage appelant à la soumission de l’aristocratie : Remontrance à la noblesse de France de l’utilité et repos que le Roy apporte à son peuple: et de l’instruction qu’il doit avoir pour le bien gouverner.

Le chevalier Poncet donne comme conseil de supprimer physiquement les aristocrates pour les remplacer par des gens qui seront redevables de tout, de supprimer la propriété afin que tout soit centralisé sur une seule personne devenant incontournable.

La seconde partie consiste en la mauvaise défense de ce prétendu chevalier, niant dans L’Antipharmaque du chevalier Poncet avoir jamais donné de tels conseils.

Enfin, la troisième partie explique en conclusion l’arrière-plan général de la Saint-Barthélémy, sous le titre de Lunettes de Cristal de Roche, par lesquelles on voit clairement le chemin tenu pour subjuguer la France, à même obéissance que la Turquie: adressées à tous Princes, Seigneurs, Gentils-hommes, et autres d’une et d’autre Religion bons et légitimes Français. Pour servir de contre-poison à l’Antipharmaque, du Chevalier Poncet.

Voici un extrait de cette partie, qui là encore cible la tyrannie :

« Je parle seulement contre ceux qui nous ôtent par force, par subtilités indues, et par exactions, comme font journellement lesdits Italiens au vue, su, appui, et commandement de ladite Royne mere, du Maréchal de Rets, de Monsieur de Nevers, du Chancelier et autres de leur conseil & adherans, ainsi qu’à mon grand regret je le vois tous les jours et à toute heure, par faute que personne ne se présente pour si opposer de si bonne forte, que nous ne soyons plus sujets à leurs tyrannies sous l’autorité de notre Roy, lequel ne voit rien de ces affaires sinon ce qu’il leur plaît et par tel miroir qu’ils veulent (…).

Et nous permettons et souffrons que les étrangers non seulement mangent nos morceaux, nous sucent jusques aux os, tiennent les principaux estats et les meilleurs plus belles et fructueuses charges, mais encore qu’ils nous commandent à baguette, et nous empoisonnent quant il leur plaît outre les poisons dont ils ont contaminé notre nation et font perdre les âmes par tout genre de vice, comme d’usure, de tromperie, de trahison et dissimulation de sodomie et toute espèce de paillardise (…).

Voulons nous attendre qu’ils nous coupent la gorge, ou sinon qu’ils nous matent et mettent si bas par leurs subsides et inventions exactives, et par leur force (qui s’agrandit et augmente tous les jours) que nous ne puissions jamais relever, et qu’ils nous réduisent sous la diabolique servitude dont leurs desseins détestables, et l’étroite observation des préceptes et documents de Poncet […], qui est si clair et suffisant pour montrer véritablement qu’ils nous mènent au grand chemin de la tyrannie Turquesque qu’il n’en faut nullement douter ? »

Le roi Charles IX y est présenté comme ayant été empoisonné par sa mère, car désireux de condamner la Saint-Barthélemy. C’est là qu’on reconnaît le caractère idéaliste de l’entreprise monarchomaque.

L’aristocratie catholique sut profiter de cette faille, avec les malcontents, éléments catholiques particulièrement insatisfaits du chaos dans lequel se trouvait le pays et ne comptant nullement accepter que des courtisans italiens remplacent l’aristocratie française.

Ces malcontents étaient proches de trois dirigeants : tout d’abord, on retrouve Henri Ier de Bourbon-Condé, figure de proue de l’aristocratie protestante et de ce fait, peu en mesure d’unir réellement les aristocrates catholiques malcontents autour de lui.

On a ensuite le frère du roi Henri III, François de France, qui effectivement parvient à unir autour de lui les malcontents, en prônant une ligne de tolérance. Il est aidé en cela par son beau-frère Henri de Navarre, le futur Henri IV, qui justement prendra sa place après sa mort de la tuberculose en 1584.

Dans tous les cas, les malcontents représentaient une ligne visant à faire cesser les guerres de religion, en assumant une ligne d’ouverture religieuse. Étienne Pasquier, un proche de Henri IV ayant mené un profond travail d’historien alors, résume ainsi ce moment d’émergence des malcontents :

« Nous commençâmes à être divisez en deux, par une étrange malédiction, et de deux noms misérables, de fraction, partialité et division, les uns appelez Papistes, et les autres Huguenots, combien que nous n’ayons autre qualité que celle de Chrétiens, qui nous est empreinte par le Saint Sacrement, et caractère de Baptême.

En ce malheur nous avons vécu plusieurs ans. Depuis, il en venu un tiers de mal contents, qui mêlent en leur querelle, l’État. »

Le grand représentant intellectuel du courant des malcontents fut le protestant Innocent Gentillet (1535-1588), auteur notamment en 1576 d’une Brieve remonstrance a la noblesse de France sur le faict de la Declaration de Monseigneur le Duc d’Alençon, mais surtout d’un Discours sur les moyens de bien gouverner & maintenir en paix un Royaume, ou autre Principauté divisez en trois parties: asavoir, du Conseil, de la Religion et de la Police que doit tenir un Prince:Contre Nicolas Machiauel Florentin, A Tres-haut et Tres-Illustre Prince François Duc d’Alençon, fils et frere de Roy, Troisiesme edition nouvellement reveue par l’Autheur.

Cette dernière œuvre, qui passa à la postérité sous le titre d’Anti-Machiavel, est dédié au frère du Roi, formant ainsi un appel à le soutenir. On lit dans l’épître lui étant dédié au début de l’œuvre qu’il faut agir en Français et bannir le style de Nicolas Machiavel :

« Vous y pourrez voir, Monseigneur, plusieurs beaux exemples des Rois de France vos ancêtres, & de plusieurs grands Empereurs, qui ont prospéré en leurs États, & qui ont heureusement gouverné leurs Royaumes & Empires, pour avoir eu gens de bien & sages en leur Conseil.

Comme par le contraire, ceux qui se sont servis de mauvais conseillers & gouvernez par flatteurs, ambitieux, avares, & surtout par étrangers, se sont toujours précipitez en quelque grand malheur, & ont mis leur État en branle ou en ruine entière, & leurs sujets en confusion & misère.

Qui est une faute où les Princes se laissent bien souvent & facilement tomber, de laquelle néanmoins ils se dussent plus garder : veu qu’il est certain qu’en toutes choses le mauvais conseil est cause de maux infinis, & principalement és affaires d’un Prince & d’une République.

C’est la principale & plus griefve maladie dont la pauvre France est aujourd’hui affligée, qui la mine & la ruine le plus : tellement qu’elle a bien besoin que vostre Excellence s’emploie à appliquer les remèdes nécessaires pour la guérir.

Vous pourrez aussi voir icy, Monseigneur, comme le devoir d’un bon Prince est d’embrasser & soutenir la Religion Chrétienne, & de chercher & s’enquérir de la pure vérité d’icelle, & non pas approuver ni maintenir la fausseté en la Religion, comme Machiavel enseigne.

Et quant à la Police, vostre Excellence y pourra voir aussi plusieurs notables exemples de vos progéniteurs Roys de France, & des plus grands & anciens Empereurs Romains, par lesquels quels appert que les Princes qui se sont gouvernez par douceur & clemence conjointe à justice, & qui ont usé de modération & debonnaireté envers leurs sujets, ont toujours grandement prospéré, & longuement régné.

Mais au contraire, les Princes cruels, iniques, perfides, & oppresseurs de leurs sujets, sont incontinent tombez eux & leur état en péril, ou en totale ruine, & n’ont guère long temps régné, & le plus souvent ont fini leurs jours par mort sanglante et violente.

Et d’autant que les exemples de bon gouvernement sont la plupart princes de la noble maison de France, dont votre Excellence est issue, je m’assure, Monseigneur, qu’ils vous esmouveront toujours de plus fort à ressusciter & faire reluire en vous les vertus héroïques de vos aïeuls : & à chasser hors de France les vices infâmes qui s’y enracinent, asavoir cruauté, injustice, perfidie, & oppression, ensemble les étrangers qui les y ont apportez, & les François degenereux & abâtardis leurs adhérents, qui favorisent à leurs tyrannies & oppressions, lesquelles traînent après elles la subversion de l’État du Royaume.

Cela même poussera votre Excellence à remettre sus la manière de gouverner vrayement Françoise, usitée par vos devanciers, & à bannir & renvoyer celle de Machiavel en Italie, dont elle est venue, à notre très grand malheur et dommage.

Dequoy tout le Royaume, nobles, ecclésiastiques, marchands et roturiers, voire les Princes & grands Seigneurs, vous seront à jamais grandement tenus & obligez : comme est le pauvre malade languissant, qui est en péril évident de mort, au prudent médecin qui le fuerit.

Et d’abondant, la postérité n’oubliera jamais un si grand bienfait, mais célébrera vos héroïques & magnanimes vertus par histoires & louanges immortelles. Et semble bien que Dieu voulant avoir pitié de la pauvre France, & la voulant délivrer de la sanglante & barbare tyrannie des étrangers, vous a suscité comme le fatal libérateur d’icelle, vous (dis-je) Monseigneur, qui estes Prince François, de la maison de France, François de nation, François de nom, & François de cœur & d’effet.

Car, à qui pourrait mieux appartenir l’entreprise de délivrer la France de tyrannie, & le los & honneurs d’un si haut & héroïque exploit, qu’à votre Excellence, qui n’a rien qui ne soit François ?

A qui peut la pauvre France mieux avoir son recours en son extrême péril & nécessite, qu’à celui qui est un vrai tige issu du bon Roy Louys XII, père du peuple, & du grand Roy François, Prince fort amateur de ses sujets, & du débonnaire Roy Henry second ? »

On l’a compris, l’ennemi, ce sont les courtisans italiens :

« Car ces Italiens ou italianisez, qui ont en main le gouvernail de la France, tiennent bien pour vraye la maxime de Machiavel, Qu’on ne se doit fier aux estrangers, comme aussi elle est veritable.

Est c’est pourquoy ils ne veulent avancer que gens de leur nation, ou quelques François bastards et degenereux, qui sont façonnez à leur humeur et à leur mode, et qui leur servent comme d’esclaves et vils ministres de leurs perfidies, cruautez, rapines, et autres vices.

Car quant aux bons et naturels François, ils ne les veulent avancer, parce qu’ils leur sont estrangers, et par consequent suspects de ne leur estre assez fideles, suyvant ladite maxime. »

Leur style, c’est celui qui aurait été enseigné par Nicolas Machiavel :

« Cest atheiste Machiavel enseigne au prince d’estre un contempteur de Dieu et de religion, et de faire seulement la mine, et beau semblant exterieurement devant le monde, pour estre estimé religieux et devot, bien qu’il ne le soit pas. Car de punition divine d’une telle hypocrisie et dissimulation, Machiavel n’en craint point, parce qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu. 

Conclusion, l’Italie, Rome, le pape et son siège sont vrayement la source et la fontaine de tout mespris de Religion, et l’escole de toute impieté. Et comme ils l’estoyent desja du temps de Machiavel (ainsi qu’il confesse) ils le sont encores plus aujourd’hui (…).

De sorte qu’en lieu de meurtriers et assassins ou massacreurs ils n’ont point de honte de se dire abbreviateurs de justice. Et pourquoy en auroyaient-ils honte ? veu que la justice d’aujourdhuy est exercee d’une sorte, qu’on la fait servir de palliation et couverture d’assassinemens, meurtres et vengeances. L’on void bien à l’œil qu’en plusieurs endroits la justice ne sert qu’à prester son nom, à ceux qui veulent estre veus bien faire en faisant mal contre leurs propres consciences, suyvans en cela la doctrine de Machiavel. »

Le vrai sens de la Saint-Barthélemy, ce n’est donc pas qu’un massacre de l’élite protestante, mais le début d’un massacre de l’ensemble de l’élite française pour la remplacer. Voilà comment la chose est présentée :

« A l’imitation desquelles ceste mesme race complotta, et fit executer, non pas en Sicile, mais en la France mesme, et parmi toutes meilleures villes du royaume, ce cruel et horrible massacre general de l’an M.D.LXXII. qui saigne tousjours, et duquel ils ont encores les mains et leurs espees ensanglantees. Duquel exploit ils se sont vantez et bravez incessamment depuis (…).

Mais je diray cecy en passant, que nos machiavelistes de France, qui furent autheurs et entrepreneurs des massacres de la journee de S. Barthelemy, n’avoyent pas bien leu ce passage de Machiavel que nous venons d’alleguer (…).

Ils devoyent considerer ces venerables entrepreneurs, ce que dit icy leur docteur Machiavel (et qu’ils ont veu depuis par experience) qu’un peuple ne peut manquer de chefs, qui luy renaissent tousjours à foison, en la place de ceux qu’on tue. S’ils eussent si bien noté ce passage de Machiavel, comme ils font les autres, tant de sang ne fust pas respandu, et leurs tyrannie eust (peut estre) plus duré qu’elle ne fera. »

En fait, ne pouvant vaincre le catholicisme, l’aristocratie protestante a fait de Catherine de Médicis l’ennemi suprême, afin de contrebalancer sa position de faiblesse, de faire en sorte que l’aristocratie catholique cesse son offensive en raison d’un ennemi commun : la faction italienne qui chercherait à tirer les marrons du feu. 

Cependant, le problème est qu’à partir du moment où les malcontents rentrent en jeu, la question protestante passait en second lieu.

La première étape fut l’Édit de Beaulieu de 1576, réhabilitant les victimes de la Saint-Barthélemy et accordant une vaste liberté de culte aux protestants (sauf à Paris et à la Cour). Toutefois, la clause exigeant que le culte catholique puisse être repris dans les zones protestantes ne put être appliquée et amena la formation d’une Ligue catholique provoquant une nouvelle guerre de religions.

On passa alors des malcontents aux Politiques, qui se chargèrent de remettre la monarchie au centre du jeu, aux dépens de la position de force du catholicisme et surtout du protestantisme progressivement liquidé. Les grandes figures de ce courant furent La Boétie et Michel de Montaigne.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques et le sens de l’échec du colloque de Poissy

Aux côtés de François Hotman comme grande figure monarchomaque, on trouve Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623), grand érudit protestant maîtrisant parfaitement le latin, mais également le grec, l’hébreu, l’allemand, ayant des connaissances larges en néerlandais, en anglais, ainsi qu’en italien.

Il sera ainsi un proche conseiller de Henri de Navarre, avant que celui-ci ne devienne Henri IV, cherchant à propulser celui-ci comme roi protestant maintenant une tolérance vaste pour les deux religions chrétiennes. La trahison de Henri IV l’amènera à gérer la situation inverse avec la négociation de l’Édit de Nantes, lui-même étant mis de côté par la suite, alors que s’intensifiait la vague monarchique anti-protestante.

Philippe Duplessis-Mornay, en 1613.

Sa position de gouverneur de Saumur et son grand prestige auprès des protestants n’aboutiront, de ce fait, à rien de concret et on comprend avec cet arrière-plan la dimension « raisonnable » de ses Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate.

Il s’agit, non pas d’un appel à la révolte, mais davantage la mise en avant d’un esprit de résistance : là où François Hotman pose le cadre de manière véhémente, avec une question historique en arrière-plan (celle de la Gaule franque), Philippe Duplessis-Mornay pose le problème comme une question de style. Son Vindiciae contra tyrannos dresse un large panorama de la notion de royauté dans ce qui est l’ancien testament pour les chrétiens, soulignant la nécessité pour le roi de suivre l’approche des rois du passé qui se sont bien comportés.

Toute sa considération à ce sujet peut être résumée par cette citation :

« Le prince n’est que ministre et exécuteur de la loi et ne peut dégainer l’épée sinon contre ceux que la loi condamne à être frappés. 

S’il fait autrement, il n’est plus Roi, mais tyran, il n’est plus juge, ains brigand. »

Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate

Le caractère vain des espoirs protestants est difficile à comprendre, de nos jours. Mais il leur semblait à l’époque qu’il existait un moyen de parvenir à une sorte de compromis.

Même Catherine de Médicis avait espéré, par l’intermédiaire du colloque de Poissy, qui s’est tenu à la fin de l’année 1561, unifier catholiques et protestants autour d’un dénominateur commun suffisamment fort pour donner naissance à une Église gallicane.

C’est Michel de L’Hospital (1506-1573) qui fut chargé de théoriser ce processus de « sortie par en haut » des guerres de religion : il fallait utiliser les protestants pour prendre de l’indépendance par rapport au Vatican, tout en profitant de l’Église catholique pour renforcer le cadre royal.

Michel de L’Hospital (1506-1573),
peinture du 16e siècle.

Catherine de Médicis avait espéré organisé un luthérianisme à la française, sauf que le calvinisme était bien plus poussé historiquement que le luthérianisme ; aux congrès, les 40 représentants catholiques ne purent, pour leur quasi totalité, nullement s’entendre avec des protestants guidés par Théodore de Bèze et rejetant catégoriquement le culte des images, les initiatives superstitieuses comme les processions ou celle attribuant une présence réelle du Christ dans le vin et le pain.

Il est intéressant de voir que la tentative de trouver un compromis se focalisa notamment sur la double communion, qui avait été l’objectif du hussitisme, mais tout cela arrivait bien après que le protestantisme ait quitté sa base hussite et se soit profondément développé.

Ainsi, après l’échec du colloque il y eut l’édit de janvier 1562 permettant aux protestants de se rassembler hors des villes, mais dès le 1er mars 1562 il y eut le terrible massacre de Wassy. Il était clair que, puisque Catherine de Médicis n’avait pas pu utiliser les protestants comme elle l’entendait, alors leur extermination était programmée.

Ce fut très clairement l’avis des protestants alors : dès 1562 la révolte contre la tyrannie s’exprime, prenant un tour d’une grand agressivité après la Saint-Barthélemy de 1572. C’est là le sens profond de la littérature monarchomaque, accusant Catherine de Médicis et le pouvoir royal de prendre un tournant autoritaire et arbitraire digne de l’Empire Ottoman.

Il est donc important de saisir que la Saint-Barthélemy est tout à fait imputable à Catherine de Médicis. Non seulement ce sont ses conseillers italiens qui ont organisé ce massacre de l’élite protestante à Paris, mais c’est dans la droite ligne de l’échec du colloque de Poissy.

Ce qui explique donc l’émergence de la littérature monarchomaque, c’est la dimension subite de la Saint-Barthélémy, semblant être en contradiction avec l’esprit ayant prévalu jusque-là dans l’État.

Voici des textes qui furent publiés dans la foulée de la Gaule franque, témoignant de la richesse de la littérature monarchomaque :

– la France-Turquie, c’est-à-dire conseils et moyens tenus par les ennemis de la couronne de France, pour réduire le royaume en tel état que la tyrannie turquesque ;

– Traité du droit des magistrats sur leurs sujets, publié par ceux de Magdebourg, l’an MDL, et maintenant revu et augmenté de plusieurs raisons et exemples ;

– les Apophtegmes et discours notables recueillis de divers authurs contre la tyrannie et les tyrans ;

– le Discours des jugements de Dieu contre les tyrans recueilli des histoires sacrées et profanes et nouvellement mis en lumière ;

– le Politique, dialogue traitant de la puissance, autorité et du devoir des princes, des divers gouvernements, jusques où l’on doit supporter la tyrannie, si, en une oppression extrême, il est loisible aux sujets de prendre les armes pour de fendre leur vie et liberté ; quand,comment, par qui, et par quel moyen cela se doit et peut faire ;

– le Discours politique des diverses puissances établies de Dieu au monde, du gouvernement légitime d’icelles et du devoir de ceux qui y sont assujettis ;

– Le Reveille-Matin des François et de leurs voisins composé par Eusèbe Philadelphe cosmopolite ;

– la Réponse à la question à savoir s’il est loisible au peuple et à la noblesse de résister par armes à la félonie et cruauté d’un seigneur souverain ;

– le Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.

Ce dernier ouvrage, par exemple, retraçant la biographie de Catherine de Médicis de 1572 à 1574, fut publié en 1575, réédité deux autres fois la même année, avec ensuite des traductions en latin, en anglais et en allemand. L’année suivante connut même une Seconde edition plus correcte, mieux disposée que la première, et augmentée de quelques particularitez.

Catherine de Médicis a alors sa légende noire : simple roturière mariée au frère du futur Roi, elle empoisonne ce dernier comme elle a empoisonné la reine de Navarre, dirigeante protestante, tout cela afin de s’approprier le pouvoir de manière machiavélique, au nom de ses enfants.

Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.

Dans le Discours merveilleux, on lit ainsi qu’elle a comme objectif de procéder à la liquidation de la noblesse historique, pour placer ses gens à elle. Elle a besoin de la guerre civile pour mettre en place un régime totalement nouveau.

Il est ainsi dit :

« Ceste-cy [c’est-à-dire Catherine de Médicis] pour gouverner avec son Gondi, craignant que les grands de ce Royaume n’opposassent à cest excessif avancement, qui n’est fondé que sur la passion démesurée d’une femme, allume une guerre civile en ce Royaume, met les frères et voisins les uns contre les autres, et tant fait, qu’en peu de temps, elle se défait du Roy de Navarre premier Prince du sang, majeur d’ans, d’Anne de Mommorenci Connestable, du duc de Guise grand maître, tous Pairs de France, du Marechal de S. André et infinis autres seigneurs, qui par poison, et qui par guerre, tant que ce petit belistre demeure tout seul au près d’elle à faire tout ce qui lui plaît (…).

Pénétrons le pernicieux conseil de ceste femme, et voyons si elle tend à l’extermination des Huguenots seulement, ou de tous les grans de ce Royaume sans égard de religion. »

De manière intéressante, le Discours merveilleux défend même les Guise, arguant que son rôle a été mis en scène justement par Catherine de Médicis dans un plan machiavélique. La notion de tyrannie, à ce moment-là, vise directement la tentative de former un régime au-delà de son cours historique.

Le Discours merveilleux aborde un aspect allant bien plus loin que la question de la guerre des religions et d’ailleurs cet ouvrage fait également partie des Mémoires de l’estat de France sous Charles neufiesme, terminant le troisième et dernier tome, avant un appel à la paix.

Il est aussi souvent attribué à une grande figure humaniste, le protestant Henri Estienne (1528-1598), qui était le principal ennemi de la reprise de mots et d’expression venant de l’italien dans la langue française, publiant notamment en 1578 l’œuvre intitulée Deux dialogues du nouveau français italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps. De plusieurs nouveautez qui ont accompagné ceste nouveauté de langage. De quelques courtisianismes modernes et de quelques singularitez courtisianesques.

A ce titre, le roi Henri III l’enjoignit à écrire une Précellence du langange françois.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques et la tentative stratégique protestante

Avec l’opposition entre protestantisme et catholicisme, la situation était explosive ; avec l’existence de la faction italienne au sein de la royauté, le besoin d’une rupture devenait complet pour les protestants.

La Francogallia eut donc un impact retentissant ; en pleine guerre civile, l’appel de François Hotman possédait un sens dépassant le simple cadre protestant. C’est toute l’option ultra du catholicisme et de la faction italienne de la royauté qui apparaissait comme précipitant le pays dans le chaos.

François Hotman pouvait ainsi dire :

« Comme son cœur de patriote regrette les temps heureux où la France, sa patrie bien-aimée était le rendez-vous de toutes les âmes d’élite de l’Europe. Comme il regrette le temps où de toutes part on accourait en foule dans les Universités françaises.

Maintenant hélas le pays est miné, et travaillé par les guerres civiles. Et, horreur ! certains se plaisent même à attiser le feu.

Que faire ? Va-t-il laisser les ennemis du sol natal, les Médicis et leurs affiliés papistes poursuivre leur œuvre de haine et de destruction ? Le peuple n’a-t-il autre chose à faire qu’à gémir sous les coups des tyrans qui le dominent ?

Il veut chercher un remède à ce mal dont tout bon Français a horreur. »

C’est de là que naît l’idée républicaine, c’est-à-dire le principe selon lequel la res publica, la république en tant que chose publique, soit dirigée par la personne considérée comme la plus apte.

François Hotman n’hésite pas à affirmer que :

« La multitude des hommes devrait être régie et gouvernée non point par quelqu’un d’entre eux qui le plus souvent n’aura pas telle suffisance et expérience aux affaires comme beaucoup d’autres, mais par ceux qui seraient approuvés et choisis par le consentement général de tout un peuple comme les plus vertueux et les plus suffisants de tous pour en faire un corps entier de conseil, ou plusieurs entendements et plusieurs bons cerveaux étant amassés et recueillis ensemble fussent comme l’âme qui gouvernât et remuât tout le reste du corps de la chose publique. »

La tendance démocratique au sein du protestantisme, idéologie bourgeoise, était profonde ; l’attaque contre le catholicisme portait en lui une charge anti-féodale particulièrement violente. 

Blaise de Monluc, un important et très cruel chef de guerre catholique, fut également mémorialiste et il constatait alors :

« Les ministres prêchaient partout que ceux qui se mettraient de leur religion ne payeraient aucun devoir aux gentilshommes, ni au roi aucunes tailles que ce qui leur serait ordonné par eux ; que les rois n’avaient aucune puissance que celle qui plairait au peuple ; que la noblesse était de même pâte qu’eux.

De sorte que quand les procureurs des gentilshommes leur demandaient leurs rentes, ils leur répondaient qu’ils leur montrassent cela en la Bible, et que si leurs prédécesseurs avaient été sots et bêtes, ils ne le voulaient pas être (…).

Quel roi ? disaient-ils, nous sommes les rois. Celui-là dont vous parlez est un petit royat de rien. Nous lui baillerons les verges et lui donnerons métier pour apprendre à gagner sa vie comme les autres (…).

Si la reine eût encore plus tardé à m’envoyer seulement trois mois, tout le peuple était contraint de se mettre de cette religion-là, ou ils étaient morts; car chacun était tant intimidé de la justice qui se faisait contre les catholiques, qu’ils n’avaient d’autre remède que d’abandonner leurs maisons, ou mourir, ou se mettre de leur parti (…).

Quelques uns de la noblesse commençaient à se laisser aller de telle sorte qu’ils entraient en composition avec eux, les priant de les laisser vivre en sûreté en leurs maisons avec leurs labourages, et quant aux rentes et fiefs ils ne leur en demandaient rien. »

Blaise de Monluc,

Il s’agit toutefois de bien distinguer les différents niveaux sociaux de la révolte protestante et de ce que représente les appels monarchomaques. Le protestantisme représente la bourgeoisie, qui ne conçoit encore nullement l’idée de révolution.

Elle n’a pas de théorie de l’État, elle n’envisage que de travailler les institutions de l’intérieur, tout comme par ailleurs au XVIIIe siècle, où elle n’envisagera sur le plan théorique qu’une monarchie constitutionnelle.

Ce qu’elle envisage, c’est une remise à plat, sans trop savoir comment. Sa démarche est celle d’un réformisme armé.

Dans un document publié à l’époque, le mode d’organisation des protestants était présenté comme le suivant, conformément à l’esprit de ce que prônait Jean Calvin à Genève : l’organisation se faisait au niveau de la ville, un maire se voyait confier le pouvoir exécutif, cent membres élus annuellement formant un grand conseil disposait du pouvoir législatif, à quoi s’ajoutait un conseil privé de 25 membres appartenant également au grand conseil épaulé d’un jury de douze membres. Les maires se fédéraient, élisant un chef général et cinq lieutenants.

C’était là une tendance propre au patriciat, à la bourgeoisie la plus puissante des villes, qui osait se confronter à la féodalité, mais sans se poser la question de son renversement, d’où la place prépondérante de l’aristocratie protestante à la tête du mouvement, comme chefs de guerre.

Les monarchomaques fournissaient une base idéologique et culturelle justifiant le processus.

Le pasteur François de Morel, une très importante figure protestante d’alors, expliquait par exemple la chose suivante à Jean Calvin dans une lettre du 15 août 1559 – alors que la question se posait de comment chasser la famille des Guise (ainsi que Catherine de Médicis) qui avait pris le contrôle total du jeune roi François II :

« La loi veut en France, si le Roi laisse à sa mort des enfants mineurs, que les ordres du royaume soient tout d’abord assemblés, que ce soit eux qui décident des tuteurs et gouverneurs à donner auxdits mineurs, et que d’autres soient proposés aux affaires du royaume selon qu’ils seront plus ou moins proches du roi par le sang, qui aient la direction de tout jusqu’à la majorité desdits enfants.

De par le droit, il est donc licite de convoquer les états du royaume. »

On est là dans une forme de légalisme très claire. La Francogallia elle-même ne parle que de rétablir ce qui a été.

En fait, les protestants, pour neutraliser la répression, ont besoin de neutraliser la royauté, de bloquer les marges de manœuvre de celle-ci.

Il y a donc deux options : soit souligner le fait que le Roi ne l’est que par un contrat avec le peuple, ou bien en faire une sorte de pacte, d’alliance, possédant alors une dimension fédérative bien plus importante.

C’est cette dernière dimension qui fournissait la dimension démocratique au protestantisme français. Bien entendu, cela restait bien moins qu’avec le hussitisme en Bohême ou la guerre des paysans en Allemagne ; la dimension anti-féodale restait puissante, sans être dominante, et cela condamnait le protestantisme à se couper des masses.

Louis Régnier de la Planche fournit ici un point de vue éminemment intéressant. En tant qu’une des principales figures du protestantisme, il fut par exemple convié à une discussion privée avec Catherine de Médicis pour exprimer son point de vue, ce qui l’amena d’ailleurs en prison pour quelques jours, car le cardinal de Lorraine écoutait ses propos à son insu.

Louis Régnier de la Planche,
Histoire de l’État de France, tant de la république

Dans son Histoire de l’État de France, tant de la république [= la chose publique NDLR] que de la religion, sous le règne de François II, de 1576, Louis Régnier de la Planche donne un panorama précis et relativement pessimiste de la situation :

« Ces façons de faire, ouvertement tyranniques, disent-ils, les menaces desquelles à cette occasion on usait envers les plus grands du royaume, le reculement des princes et grands seigneurs, le mépris des Estats du royaume, la corruption des principaux de la justice rangée à la dévotion des nouveaux gouverneurs, les finances du royaume départies par leur commandement et à qui bon leur semblait, comme aussi tous les offices et bénéfices, bref leur gouvernement violent et de soi-même illégitime esmeut de merveilleuses haines contre eux et fit que plusieurs seigneurs se réveillèrent comme d’un profond sommeil…

Chacun donc fut contraint de penser à son particulier, et commencèrent plusieurs à se rallier ensemble pour regarder à quelque juste défense pour remettre sus l’ancien et légitime gouvernement du royaume.

Cela étant proposé aux jurisconsultes et gens de renom de France et d’Allemagne, comme aussi aux plus doctes théologiens, il se trouva qu’on se pouvait légitimement opposer au gouvernement usurpé par ceux de Guise et prendre les armes à un besoin pour repousser leur violence, pourvu que les princes du sang, qui sont nés en tel cas légitimes magistrats, ou l’un d’eux, le voulut entreprendre, surtout à la requête des États de France ou de la plus saine part d’iceux…

Ceci arrêté d’un commun consentement, il se trouva trois sortes de gens à manier cette affaire : les uns mus d’un droit zèle de servir à Dieu, à leur prince et patrie ; autres mus d’ambition et convoiteux de changement ; et autres encore aiguillonnés d’appétit de vengeance pour les outrages reçus de ceux de Guise, tant en leurs personnes que de leurs parents et alliés.

De sorte qu’il ne se faut point émerveiller s’il y eut de la confusion et si l’issue en fut tragique. »  

L’aristocratie protestante comptait surtout se renforcer, alors que la bourgeoisie savait qu’elle était encore trop faible. Les monarchomaques répondaient alors à un besoin politique contradictoire – c’est précisément dans cette brèche que s’engouffrera Henri IV.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques, Catherine de Médicis et la faction italienne

Le problème historique de la France est qu’elle a été influencée tant par l’humanisme et le protestantisme d’un côté, que par la Renaissance italienne et le baroque de l’autre. Or, cela est résolument contradictoire, de par les bases historiques de chaque mouvement, le premier étant progressiste, le second ancré dans le catholicisme, l’aristocratie, la réaction.

Pire encore, la nation française étant née à travers l’unification de ces deux pôles antagoniques, leur antagonisme est pour cette raison profondément masqué, inconnu, alors qu’il est justement à la source de profonds déséquilibres et fournit la base à maints événements historiques de notre pays.

De ce fait, il est en tout cas impossible de saisir la question de la prise de position politique des protestants au XVIe siècle sans voir qu’en plus de l’affrontement entre le protestantisme et le catholicisme, le camp catholique est lui-même divisé entre une tendance espagnole (qui sera représenté par la Ligue) et une tendance italienne, dont la figure centrale en fut bien sûr Catherine de Médicis (1519-1589), héritière de la fortune des Médicis.

Portrait de Catherine de Médicis
par Corneille de Lyon, vers 1536.

Le père de celle-ci était le florentin Laurent II de Médicis, à qui Machiavel dédia son fameux Prince ; son mariage avec le second fils de François Ier était entièrement arrangé, organisé dans le cadre d’un rapprochement diplomatique entre la France et le Pape. L’histoire voulut que son mari devint Roi, en tant que Henri II et ainsi Catherine de Médicis fut la mère de plusieurs rois de France morts jeunes : François II (1544-1560), Charles IX (1550-1574), Henri III (1551-1589).

Elle fut également la mère d’Elisabeth reine d’Espagne et de Marguerite, dite la reine Margot, épouse du futur Henri IV ; au cœur du pouvoir, elle mena de telles actions au point de récolter ce qui fut appelé une « légende noire », lui étant attribués manigances, crimes divers dont l’empoisonnement, superstitions allant jusqu’à une croyance complète en l’astrologie et les prédictions de l’italien Côme Ruggieri, etc.

C’est elle qui fit en sorte que son fils devenu Roi en tant que François II s’allie étroitement à la famille des Guise, venant de la Lorraine tout récemment ajoutée à la France et cherchant à conquérir l’hégémonie dans le royaume, au point de voir ses deux dirigeants assassinés par le roi Henri III.

Entre-temps, de par le jeune âge de Charles IX, Catherine de Médicis fut officiellement Régente du Royaume de France de décembre 1560 à août 1563, mais par la suite elle contrôlait également encore les choix de son fils.

C’est ainsi elle qui, tout en s’alliant aux Guise, chercha d’abord à temporiser par rapport au protestantisme, puis devant l’impossibilité de maîtriser cela, fut au cœur de la tentative de son écrasement avec la Saint-Barthélemy.

Catherine de Médicis, dans un détail de la fameuse représentation de la Saint-Barthélemy par François Dubois (1529-1584).

Par la suite, Henri III gouverna de lui-même et amena à une rupture avec les Guise, Henri IV venant sceller une sorte de compromis historique visant, en fait, à étouffer le protestantisme.

La figure de Catherine de Médicis fut donc particulièrement honni par les protestants, qui voyaient en elle la représentation de la faction italienne tentant de prendre le contrôle du royaume, parallèlement à la famille des Guise.

De fait, le tiers des évêques étaient italiens ; quasiment la moitié des personnes naturalisées françaises étaient d’origine italienne et 12 000 Italiens vivaient à Paris ; environ 10% des postes à la Cour étaient occupés par des Italiens, qui avaient pratiquement le monopole sur les postes de médecins et de maréchaux-ferrants.

Le nombre d’Italiens présents à la Cour passa lui-même de 90 à environ 180 entre 1560 et 1589 et il faut nommer ici trois figures principales, qui furent au cœur de la décision de mener la Saint-Barthélemy.

On a le cardinal italien René de Birague, issu par ses parents de riches familles milanaises, qui, surintendant des finances en 1568, garde des sceaux en 1570, chancelier de France en 1573, étant bien entendu un très proche conseiller de Catherine de Médicis.

Portrait de René de Birague, XVIe siècle.

On retrouve également l’italien Albert de Gondi, d’une famille patricienne et banquière de Florence, qui devint maréchal de France, premier gentilhomme de la chambre de Charles IX, et Louis IV de Gonzague-Nevers, dont la famille régnait à Mantoue, qui devint duc de Nevers et fut le principal conseiller du roi Henri III avec le maréchal Gaspard de Tavannes, qui joua aussi un rôle très important dans l’organisation de la Saint-Barthélemy.

On a ainsi toute une véritable faction. Mentionnons également le surintendant général des finances françaises de 1551 à 1556 ainsi que munitionnaire des armées du royaume, le banquier florentin Albisse Del Bene, marié à Lucrèce Cavalcanti appartenant à la suite de Catherine de Médicis.

Est également florentin Horatio Rucellai, par l’intermédiaire de qui Catherine de Médicis organisera la dot de sa petite-fille Christine de Lorraine, atteignant 200 000 écus d’or (pratiquement le double de son propre mariage déjà faramineux), pour son mariage avec le grand-duc de Toscane. 

Soulignons, de fait, l’importance de la question financière : si les aristocrates ne pouvaient normalement être des financiers, la faction néo-aristocratique italienne était en mesure de cumuler les deux aspects par ses relations. Albert de Gondi était ainsi très proche de son cousin banquier Jean-Baptiste de Gondi, ainsi que du financier Sébastien Zamet.


Peinture d’Albert de Gondi, 16e siècle.

Il s’agit en fait de Sebastiano Zametti, fils de cordonnier venu faire le valet à Paris avant de devenir « seigneur de 1 700 000 écus », jouant les financiers ppur les rois Henri III et Henri IV. De la même ville italienne de Lucques (en Toscane) viennent l’important banquier Bathélemy Cenami, mais aussi Scipion Sardini, membre d’une famille de financiers italiens qui devient le banquier du roi et du clergé français.

Les financiers italiens s’appropriaient des impôts comme gages : Scipion Sardini reçut la perception de taxes sur les importations d’alun et les auberges et cabarets, Ludovic Dadiacetto les péages de Lyon et de Picardie, Gondi et Sardini les taxes sur les soieries et les toiles à Paris.

Une phrase parisienne d’alors, faisant allusion au nom de Scipion Sardini et à ses armoiries (avec trois sardines d’argent) disait :

« Naguère sardine, aujourd’hui grosse baleine ; c’est ainsi que la France engraisse les petits poissons italiens. »

« d’azur à trois sardines d’argent »

La position italienne était démesurée : Scipion Sardini, en 1587, publia même un faux édit royal augmentant les impôts, l’amenant à être arrêté pour cela par le président de la cour des aides et un procureur royal, avant que le roi Henri III n’intervienne de manière extrêmement brutale contre eux.

Les financiers italiens étaient intouchables, alors qu’en même temps il n’y avait aucune possibilité pour des Français d’avoir des perceptions en location ou même un poste de fonctionnaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en Ecosse, en Flandres, en Allemagne.

Avec un tel arrière-plan, le massacre de la Saint-Barthélemy apparaissait comme une opération « machiavélique », soit prémédité, soit réalisé sur le coup en saisissant l’occasion, mais dans tous les cas conformes aux intérêts du pape et dans l’esprit de la méthode « italienne ».

L’opération, ciblée et visant les dirigeants protestants tous présents à Paris, eut un écho qui fut, rappelons le, dévastateur, les pogroms anti-protestants se déroulant pendant toute une saison, commençant le 24 août 1572 à Paris, pour continuer dès le lendemain à Meaux, le surlendemain à Bourges et Orléans, à partir du 28 août à Angers et Saumur, à partir du 31 à Lyon, puis à Troyes, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Gaillac, Albi, etc.

On comprend la haine farouche des protestants pour Catherine de Médicis. Un document fameux, publié en 1575 et en 1576, la présentait sous le jour le plus noir : Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Medicis royne mere : auquel sont recitez les moyens qu’elle a tenu pour usurper le gouvernement du royaume de France, et ruiner l’estat d’iceluy.

A la fin, on y trouve ces vers, qui furent également publiés dans le Réveille-Matin : Catherine de Médicis y est comparée à Jezabel, une princesse phénicienne mariée au roi d’Israël Achab et particulièrement opposée au judaïsme, avant de mourir violemment.

« S’on demande la convenance

De Catherine et Jezabel.

L’une ruine d’Israel,

L’autre ruine de la France :

Jeazabel maintenoit l’idole

Contraire à la saincte parole :

L’autre maintient la Papauté

Par trahison et cruauté :

L’une estoit de malice extreme,

Et l’autre est la malice mesme.

Par l’une furent massacrez

Les Prophetes à Dieu sacrez :

L’autre en a fait mourir cent mille

De ceux qui suyvent l’Evangile. »

À l’affrontement entre le catholicisme et le protestantisme, il faut donc ajouter le jeu de la faction italienne, autour de Catherine de Médicis, jouant un rôle particulièrement trouble, cherchant à renforcer non pas tant la religion catholique, que la royauté, sur un mode de parasitisme complet.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques et l’esprit de la Gaule franque

Au XVIe siècle, tout un courant de pensée se développe sur la base du protestantisme (mais la dépassant largement) développant une conception politique qui sera, par la suite, qualifiée de monarchomaque, c’est-à-dire d’opposant à la monarchie.

Cette irruption d’une démarche politique était inévitable, pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait l’affrontement entre le pouvoir royal et l’aristocratie, avec en arrière-plan la tendance à la formation de la monarchie absolue, pour centraliser et moderniser le pays.

Ensuite, il y a la situation particulière des protestants, minoritaires en France et confrontés à un catholicisme ultra tentant de maintenir un contrôle complet sur l’administration royale et sa gestion du pays.

En bleu, la zone luthérienne. En violet, la zone calviniste, où la noblesse soutenait le mouvement. En mauve, la zone de conflits ouverts entre noblesses calviniste et catholique.

Le problème est que ce cas de figure n’a jamais été théorisé de leur part : en Bohême, les guerres hussites avaient montré que la naissance de deux camps était inévitable, qu’il fallait donc tenter de triompher militairement. L’Allemagne formait dans ce cadre un bon exemple, avec Martin Luther, puisque un chemin a été trouvé, même au prix de la liquidation d’une certaine radicalité religieuse.

En France, la victoire militaire était toutefois impossible, les protestants ne représentant qu’environ 10% de la population. Jean Calvin, le grand dirigeant du protestantisme français, décida alors de temporiser. Il fallait accepter l’hégémonie catholique, en attendant que la situation se débloque.

Jean Calvin

Il s’agissait d’être légitimiste, dans la mesure toutefois où le protestantisme pouvait se maintenir comme courant religieux, avec l’idée d’être hégémonique soi-même par la suite.

Un synode de toutes les Églises réformées, tenu à Paris dans les derniers jours du mois de mai 1559, dressa ainsi par exemple une confession de foi en quarante articles, dont les deux derniers sont ainsi conçus :

« Article. 39. Nous croyons que Dieu veut que le monde soit gouverné par lois et polices, afin qu’il y ait quelques brides pour réprimer les appétits désordonnés du monde : et ainsi, qu’il a établi les royaumes, républiques et toutes autres sortes de principautés, soient héréditaires ou autrement, et tout ce qui appartient à l’état de justice, et en veut être reconnu auteur.

A cette cause, a mis le glaive en la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première.

Il faut donc à cause de lui que non seulement on endure que les supérieurs dominent, mais aussi qu’on les honore et prise en toute révérence, les tenant pour ses lieutenants et officiers qu’il a commis pour exercer une charge légitime et sainte.

Article 40. Nous tenons donc qu’il faut obéir à leurs lois et statuts, payer tributs, impôts et autres devoirs, et porter le joug de subjection d’une bonne et franche volonté , encore qu’ils fussent infidèles, moyennant que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier.

Par ainsi, nous détestons ceux qui voudraient rejeter les supériorités, mettre communauté et confusion de biens et renverser l’ordre de justice. »

Tout cela était fort logique, mais un événement précipita les choses et donna naissance au courant monarchomaque. La Saint-Barthélemy consista en une opération de liquidation de toutes les élites protestantes, afin de décapiter le protestantisme et de procéder à son démantèlement.

Le roi Charles IX assumait ses responsabilités dans l’opération, Catherine de Médicis étant à la source de celle-ci avec sa propre faction qu’on peut qualifier d’italienne, ainsi qu’au moins une partie significative de la faction royale, elle-même étroitement liée à la faction catholique. 

Dans un tel cadre, la passivité légitimiste n’était plus possible : il fallait trouver une option politico-militaire et la littérature monarchomaque consiste en cela.

L’un des principaux auteurs de ce courant fut François Hotman (1524-1590), grande figure du droit au XVIe siècle.

François Hotman

François Hotman avait été appelé par le roi de Navarre, le futur Henri IV, pour mener les discussions avec les princes allemands, au nom du roi Charles IX, en apparence du moins, car le réel plan était de connaître les possibles soutiens allemands aux huguenots, les protestants français, en cas de guerre civile.

Celle-ci commença peu après et quelques mois après, à la mi-1562, François Hotman rejoignit Orléans, ville occupée par le prince de Condé, pour ensuite occuper différents postes de professeur de droit, notamment à Valence et surtout à Bourges, dans une France à la paix précaire.

Il dut ainsi fuir Bourges en raison d’une émeute contre lui, pour aller à Paris se rapprocher de la cour, avant de revenir à Orléans, bastion protestant, puis Sancerre, également un bastion protestant.

François Hotman partit alors à Genève et Bâle, pour une longue période où le roi de Navarre lui confia encore une mission, celle d’être le représentant des huguenots pour les négociations avec les cantons suisses.

On a donc ici un personnage clef, qui justement en 1573, quelques mois après la Saint-Barthélemy à laquelle il échappa, traumatisé, publia à Genève la Francogallia, qui rassemblait en quelque sorte l’ensemble des thèses politiques protestantes.

La Francogallia de François Hotman.

Le titre exact était Franco Gallia seu Tractatus isogogicus de regimine regum Gallie et de jure successionis, puis dans une version corrigée et publiée en 1574 à Cologne Franco Gallia Libellus statum veteris reipublicae Galliae deinde a Francis Occupatae describens.

Pour comprendre l’approche de l’auteur, citons quelques uns de ses propos :

« Il fut un temps aussi où, vers notre Gaule franque, les jeunes gens studieux accouraient de toutes les contrées de la terre et s’empressaient vers nos Académies, comme vers le centre bien approvisionné de tous les arts libéraux : maintenant ils se détournent d’elle avec horreur, comme d’une mer infestée par les pirates, comme d’une contrée où règne une monstrueuse barbarie.

Ce souvenir me brise le cœur. Depuis douze ans, l’incendie de la guerre civile désole et ravage notre patrie infortunée ; mais ma douleur est d’autant plus amère quand je vois que beaucoup de mes concitoyens sont spectateurs oisifs devant cet incendie, comme autrefois Néron devant Rome en flammes ; qu’il en est d’autres qui, par leurs paroles et par leurs livres, attisent les flammes, et que, pour les éteindre, presque personne n’accourt.

Je n’ignore pas combien ma condition est modeste, humble même. Mais personne, que je sache, ne répudie le zèle de celui qui, dans un incendie, apporte son petit seau d’eau.

J’espère aussi que personne, parmi les vrais amis de la patrie, ne méprisera mon humble secours dans cette recherche des remèdes à nos communs malheurs. »

Ce qu’explique ici François Hotman, c’est qu’il y a un besoin de perspective et lui pense l’avoir trouvé : la monarchie serait d’origine franque et c’est dans les traditions des Francs qu’il faut puiser pour reconstituer l’esprit correct de la monarchie, afin de la rétablir sur sa base correcte et d’ainsi dépasser tous les problèmes.

Voici comment la chose est formulée, dans une lettre écrite par François Hotman à l’électeur palatin en septembre 1573 :

« En ces derniers temps, ne pouvant écarter de mon esprit le souvenir de tant d’horreurs, j’ai lu les anciens historiens de notre France et j’ai décrit d’après leur témoignage la constitution qui a gouverné notre Etat plus de mille ans.

On ne saurait dire combien la sagesse de nos pères éclate dans cette constitution, et il n’est pas douteux, pour moi, que là doit se trouver le plus sûr remède de tant de maux (…).

Et de même que, pour guérir les lésions du corps humain, il faut d’abord rétablir chaque membre en son lien et place , de même les blessures de la république ne pourront être guéries que quand elle sera rétablie, avec l’aide de Dieu, dans son ancien état. »

L’ouvrage fait moins de 200 pages, avec 150 pages environ de citations d’historiens et de chroniqueurs, François Hotman se considérant comme un « simple compilateur » de l’histoire de la Gaule franque, c’est-à-dire des débuts de la royauté en France.

On y retrouve en vingt chapitres : les quatre premiers traitent des origines du royaume de France, puis sont ensuite abordés des points essentiels, comme les règles de la transmission et la loi salique, faisant que seuls des hommes peuvent diriger (ce qui visait directement Catherine de Médicis dont le rôle était central dans les affaires royales alors).

Ensuite, on trouve notamment le rôle du Concilium Publicum qui est le conseil général des « estats » de la France, regroupant les trois ordres.

En clair, François Hotman souligne que le Roi était initialement élu par ses pairs, avec le soutien de l’ensemble du peuple ; l’hérédité royale ne s’est construite que progressivement, avec l’accord tacite de respecter le cadre général où le Roi n’est jamais qu’un primus inter pares, le premier parmi les pairs, c’est-à-dire l’aristocrate dominant mais au même rang que les autres aristocrates.

François Hotman souligne également que Pépin le Bref a donc été élu par l’aristocratie et pas par le Pape, et lorsqu’il parle ensuite des Capétiens, des pairs de France, il tente de maintenir la valeur de cette orientation historique : la fonction de roi et sa transmission relève de l’usage, pas de la loi en tant que tel.

C’est-à-dire que, pour François Hotman, le Roi est un paterfamilias, l’équivalent du tuteur pour le pupille, le curateur pour l’incapable, le général pour l’armée, le pilote pour le navire. Si l’on peut changer l’un, l’autre reste toujours le point de départ et pour cette raison le peuple est souverain, il nomme le Roi en créant son poste, par le jus creandi, tout comme il peut le déposer, par le jus abdicandi.

François Hotman formule cela ainsi :

« L’autorité de la nation n’était pas seulement grande pour établir et retenir les rois ainsi aussi pour les déposer (…).

Cela, aux temps présents, cela semble être un avertissement pour l’avenir que ceux qui étaient appelés à la couronne de France étaient élus sous certaines lois et conditions qui leur étaient limitées, et non poins comme tyrans avec une puissance absolue excessive et infinie.

Le peuple donc, en l’assemblée des Etats, avait toute puissance en l’élection qu’en la déposition des rois. »

Ce qui est très intéressant, c’est que de manière relativement idéaliste, François Hotman raconte que les Gaulois ont effectivement été soumis par les Romains, mais que les Francs sont intervenus et que, finalement, leurs traditions sont largement présentes en France. 

C’est une manière, bien sûr, d’appeler à se détourner de Rome et du Pape, de la Renaissance, pour se tourner vers l’humanisme et le protestantisme se développant alors dans les pays allemands et tchèques. C’est une tentative de modifier le choix stratégique fait par François Ier de se tourner vers l’Italie.

L’idéalisation des Francs est une manière de rejeter l’Italie de son époque. On lit ainsi dans la Francogallia :

« Acceptons cet augure, ceux-là sont véritablement les Francs [le terme étant lié au terme « liberté » historiquement], qui, après avoir renversé la tyrannie, ont su conserver leur liberté, même sous l’autorité royale ; ceux-là seuls sont dignes du vil nom d’esclaves, qui se soumettent à la violence des tyrans, aux brigands et aux bourreaux, comme des troupeaux aux bouchers.

Aussi les Francs ont toujours eu des rois, même lorsqu’ils déclaraient prendre en main la cause de la liberté, et en établissant des rois, ils ne se donnaient ni des tyrans, ni des bourreaux, mais des chefs, des gardiens et des défenseurs. »

La monarchie française, issue des Francs, aurait donc la même base et François Hotman peut affirmer en ce sens que :

« Le pouvoir suprême n’était pas attribué à tel ou tel homme, à Pépin, à Charles ou à Louis, mais à la majesté royale, dont le véritable et unique siège était l’Assemblée générale de la nation. »

De ce fait, la guerre civile devient alors tout à fait justifiée dand certains cas :

« Toutes séditions sont fâcheuses ; cependant, il en est de justes et presque nécessaires, par exemple lorsque le peuple, opprimé par un tyran féroce, cherche son salut dans l’assemblée nationale régulièrement convoquée. »

Le courant monarchomaque oppose à la toute-puissance royale une assemblée nationale à laquelle le Roi serait obligé de se subordonner, cherchant à modifier l’option italienne choisie par François Ier et qui s’est notamment concrétisée par une importante influence italienne en France.

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La sacralisation révisionniste d’Eugen Varga

Eugen Varga fut porté aux nues par le révisionnisme, et cela dès qu’il y eut la marge de manœuvre pour le faire. Il reçut l’ordre de Lénine dès 1954, à l’occasion de ses 75 ans. Il reçut également ce qui s’appelait encore le prix Staline, ce qui est très ironique dans la mesure où célébrer Eugen Varga un an après la mort de Staline, c’était ouvertement attaquer ce dernier.

Lors du 20e congrès du PCUS, celui de la « déstalinisation », Mikoyan – qui s’était opposé à Molotov au sujet du plan Marshall – se plaignit du manque d’études du capitalisme contemporain, dénonçant que l’Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales d’Eugen Varga ait été fermé en 1947. Deux mois après, le gouvernement mit en place l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales auprès de l’Académie des sciences de l’URSS.

La place d’économiste d’Eugen Varga ne devint pas pour autant centrale, le régime khrouchtchévien ne marchant aucunement selon des exigences idéologiques, mais au moyen d’équipes aux principes généraux diffus ayant juste comme orientation de maintenir le cadre général institutionnel et ses besoins.

Eugen Varga participa ainsi notamment à la rédaction des Fondements du léninisme, paru en 1960, sorte de manuel anti-Staline, et à la fin août et début septembre 1962 à Moscou à un colloque international organisé par l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales et la revue marxiste mondiale de Prague.

Sa longue intervention au sujet des « problèmes théoriques » du marché commun à l’ouest fut publiée dans la revue de l’institut, mais ne devint pas pour autant une base d’orientation (Eugen Varga considérait que la formation d’une union européenne économique serait insignifiante, qu’elle ne permettrait de toutes façons de relancer le capitalisme pour toute une période).

Pour autant, Eugen Varga était un outil formidable, par ses ouvrages, son positionnement, son rôle historique. L’académie des sciences de Hongrie lui remit un diplôme honoris causa en 1955 ; l’université Humboldt de RDA, à l’occasion de son 150e anniversaire en 1960, fit de même en raison de ses « mérites exceptionnels » comme théoricien du capitalisme monopoliste d’État.

Il reçut en 1963 le plus grand ordre de l’URSS, le prix Lénine, en reconnaissance de ce que la Pravda définit comme son « activité scientifique et révolutionnaire pendant cinquante années », dans le cadre d’une grande festivité mise en place par l’Académie des sciences de l’URSS, dont le point culminant la valorisation de l’ouvrage Le capitalisme au vingtième siècle.

À sa mort en 1964, la Pravda salua, dans un texte signé notamment par Nikita Khrouchtchev et Anastas Mikoyan, celui qui avait été :

« un remarquable représentant de la science économique marxiste-léniniste (…). Les travaux d’E.S. Varga sont remplis d’esprit partidaire, et d’un caractère irréconciliable avec toute manifestation de dogmatisme ou de révisionnisme, de réduction au vulgaire ou de doctrinarisme qui s’intitulait soi-même science dans les années du culte de la personnalité. »

Une plaque commémorative fut installée à Moscou là où il habitait et une semaine après, l’académie des sciences d’URSS organisa un meeting de commémoration dans ses bâtiments à Moscou. Dans la salle, on trouvait le secrétaire du Comité Central du PCUS Ponomarev, un délégué du parti hongrois et l’ambassadeur de Hongrie

Le New York Times annonça de la manière suivante le décès d’Eugen Varga, avec un résumé très lourd de sens pour qui connaît son parcours :

« Moscou, le 8 octobre – Est mort aujourd’hui Eugene S. Varga, l’économiste soviétique d’origine hongroise, dont l’analyse en 1948 concernant le futur du capitalisme allait à contre-sens de la doctrine communiste, mais fut finalement accepté par le gouvernement soviétique. Son âge était de 84 ans. »

Ses œuvres choisies en trois volumes furent publiées en 1979 en Union Soviétique, en Hongrie et en Allemagne de l’Est (avec une réédition en 1982 pour ce pays).

L’anniversaire de ses 90 ans fut commémoré de manière importante à Moscou, avec un éloge de la part de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, mais aussi par des cérémonies à l’université Karl Marx de Leipzig. Pour ses cent ans, l’Institut pour la politique et l’économie internationales à Berlin-Est organisa toute une cérémonie, ainsi que l’Académie hongroise des sciences.

De manière tout à fait anecdotique, en 1968 commença à circuler un « testament » d’Eugen Varga, intitulé « La voie russe de transition au socialisme et ses résultats » et paru dans la revue clandestine moscovite Le phénix. La nouvelle d’un tel document a été largement repris dans les pays occidentaux, de par sa teneur, consistant en une dénonciation d’une caste bureaucratique ayant pris le pouvoir dans les années 1930.

Dans les années 1990, un professeur moscovite, Pospelov, a avoué être le véritable auteur d’un document en décalage total de toutes façons avec l’approche d’Eugen Varga, qui en pratique était déjà rentré en rupture, dès les années 1950 et ne se situait pas dans la problématique « bureaucratique » qui était celle notamment de Charles Bettelheim dans les années 1960-1970, principalement avec son ouvrage Les luttes de classes en URSS (1917-1941).

Dans Le Monde diplomatique, l’article saluant la parution du pseudo-testament en français, à l’initiative des éditions Grasset avec une préface de Roger Garaudy, est à ce titre incohérent :

« On est frappé par le décalage entre l’extrême réserve de l’auteur dans ses publications officielles et ce texte où, laissant de côté les précautions habituelles, il remet en cause, avec une audace singulière, tous les tabous et fait, à la veille de mourir, le bilan critique du régime qu’il a servi fidèlement durant quarante-quatre ans. »

Cela n’a aucun sens quand on sait comment Eugen Varga avait en pratique déjà rué dans les brancards de manière ouverte et retentissante après 1945, et fourni les principaux éléments du révisionnisme de Khrouchtchev.

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L’économiste Eugen Varga et la thèse du néo-colonialisme

Eugen Varga formule également dans les Essais sur l’économie politique du capitalisme une thèse absolument essentielle au révisionnisme de Khrouchtchev. Il remet ouvertement en cause la thèse selon laquelle les luttes de libération nationale auraient besoin d’être dirigées par la classe ouvrière guidée par son Parti Communiste. Cette thèse serait « contraire aux faits ».

Eugen Varga reconnaît que les pays ayant gagné leur indépendance n’ont pas réalisé de réforme agraire, qu’ils ne parviennent pas à se confronter réellement au féodalisme.

Cependant, ils sont réellement indépendants. La Turquie, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’Égypte, etc., seraient, on l’a compris, à considérer comme des États nationaux et non des semi-colonies.

Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev

Il dit, remettant en cause les 2e et 6e congrès de l’Internationale Communiste, que :

« Les événements suivant la [Seconde] guerre [mondiale] ont montré que dans les conditions historiques contemporaines caractérisés par l’affaiblissement général des positions impérialistes et la formation d’un système socialiste mondial, qui progresse plus rapidement que le capitalisme, la bourgeoisie dans les colonies et les pays dépendants est souvent à la fois en faveur et capable de conduire le mouvement de libération nationale à la victoire.

Naturellement, lorsque la victoire est faite dans la lutte de libération sous direction bourgeoise, le résultat initial est l’établissement de la souveraineté politique, et pas plus. Une indépendance économique authentique de l’impérialisme ne peut être obtenue que par la voie non-capitaliste de développement.

Les formes prises par le mouvement de libération depuis la secondaire guerre mondiale ont été tellement multiples et ont tellement changé même dans un seul pays, qu’il est impossible de donner une formule précise qui les englobe toutes. »

On est là très exactement aux antipodes de la conception de révolution démocratique et même de démocratie populaire.

La thèse communiste était que, de par les conditions de développement inégal, une bourgeoisie nationale ne peut qu’être placée sous la domination de l’impérialisme. Elle n’est pas en mesure de s’y arracher seule, et une partie d’entre elle peut éventuellement soutenir la révolution démocratique de type anti-féodale et anti-impérialiste.

Mais elle ne peut pas la générer ni la diriger, d’où la thèse maoïste de la bourgeoisie bureaucratique émergeant comme classe dominante après la pseudo indépendance, qui ne pouvait pas réussir sans écrasement de la féodalité comme base pour rompre avec l’impérialisme.

Eugen Varga prend l’option contraire : la bourgeoisie nationale (qu’il appelle « coloniale ») perdrait sa nature faible et réactionnaire grâce à l’existence de l’URSS. Elle jouerait désormais un rôle positif :

« Les événements des années d’après-guerre montrent que dans les nouvelles conditions – la présence du système socialiste mondial, un front anti-impérialiste puissant et un affaiblissement général de la position impérialiste – la bourgeoisie nationale est capable et souhaite de prendre la tête de la lutte de libération nationale et de combattre pour l’indépendance politique (…).

La lutte pour savoir quelle route de développement prendre – la socialiste ou la capitaliste – devient décisive dans la vie des pays nouvellement libres. Cette lutte est souvent inter-reliée à l’orientation politique extérieure de ces pays par rapport au monde capitaliste ou socialiste. »

Il va de soi que cette formulation correspond très exactement aux besoins de l’URSS se posant comme force hégémonique capable de prendre sous son aile d’autres pays en développement ; c’est là une formulation entièrement au service du social-impérialisme soviétique s’affirmant.

Reconnaître la pseudo-indépendance d’une telle bourgeoisie en la présentant comme nationale, c’est en réalité en faire soi-même une bourgeoisie bureaucratique et transformer le pays en semi-colonie.

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L’économiste Eugen Varga : arracher l’Etat aux monopoles

Dans les Essais sur l’économie politique du capitalisme, Eugen Varga affirme de manière ouverte son soutien au parlementarisme. C’est là tout à fait conforme, dans sa substance même, à la démarche de Nikita Khrouchtchev, mais c’est surtout la conclusion logique du capitalisme monopoliste d’État.

Si l’État est neutre dans sa nature, alors il est possible de s’opposer aux monopoles sur ce terrain même. Les institutions bourgeoises, ayant perdu leur caractère de classe, deviennent elles-mêmes un lieu d’affrontement politique, social.

Ce qui est frappant, c’est que cette thèse n’est pas nouvelle, puisqu’elle est ni plus ni moins la même que celle de la social-démocratie des années 1920-1930. Dans l’opposition aux communistes, la social-démocratie valorisait le terrain présenté comme neutre des institutions, avec les élections, l’appareil d’Etat, les instances administratives, etc.

Il y a donc sans cesse des petits ajouts, des sortes de nuances, pour prétendre que la thèse formulée serait nouvelle et radicalement différente de la social-démocratie. Le principal argument employé est la mobilisation de masse parallèle à la conquête des institutions. Le mouvement de masse serait un levier pour permettre la démocratisation réelle de l’Etat. 

Il s’agirait donc de provoquer un mouvement de la base pour forcer les institutions à se plier à la démocratie. Les monopoles seraient par ailleurs tout à fait conscients de cette possibilité, car – il faut le souligner – on a bien la conception d’un capitalisme organisé, d’une bourgeoisie qui serait consciente, maître de ses activités.

Voici comment Eugen Varga présente cette affirmation révisionniste :

« Les rapports entre le capital monopoliste et l’État sont compliqués en raison de la forme parlementaire du gouvernement dans les pays capitalistes monopolistes (sous une dictature bourgeoise du type fasciste, cette complication est ôtée).

L’appareil d’État, dans le sens étroit du terme, c’est-à-dire l’agrégation de fonctionnaires civiles, la machine de coercition, etc., est un corps permanent, alors que la couche dirigeante de l’appareil d’État, le gouvernement et les corps législatifs, changent de manière périodique en conformité avec les résultats des élections parlementaires.

Un changement dans la majorité parlementaire et un changement de gouvernement n’amènent pas nécessairement un changement essentiel dans les rapports entre le capital monopoliste et l’État, même quand le gouvernement est formé par le parti du Labour [britannique] ou, comme en Suède, par les sociaux-démocrates.

Mais cela ne veut pas dire que le système parlementaire, les campagnes des différents partis pour gagner les élections, n’auraient pas de sens. Si les monopoles avaient les choses comme ils l’entendaient, il y aurait toujours un gouvernement conservateur en Grande-Bretagne.

Mais les monopoles ne peuvent pas toujours faire comme ils veulent.

Quelle est la raison de cela ? La raison est que dans les pays capitalistes monopolistes d’État, la majorité de la population, et donc des électeurs, est formée des ouvriers d’usines et de bureaux, et de fonctionnaires civils.

Les partis bourgeois et le gouvernement doit prendre cela en compte, c’est pourquoi ils camouflent et nient la domination capitaliste monopoliste. »

Eugen Varga profite de la complexité de la compréhension des rapports de force entre fractions bourgeoises au sein de l’État pour donner une définition de ce dernier correspondant à une sorte de « terrain neutre ».

Au lieu de dire que les partis représentent, dans le parlementarisme bourgeois, différentes fractions de la bourgeoisie (ou d’autres couches sociales, guidées relativement par telle ou telle fraction de la bourgeoisie), il prétend que le capitalisme est forcément « de droite » et que l’existence de la gauche correspondrait à un « espace » possible dans l’État lui-même.

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L’économiste Eugen Varga : un capitalisme organisé et un Etat neutre

Dans les Essais sur l’économie politique du capitalisme, Eugen Varga rétablit bien entendu également ouvertement par ailleurs sa théorie comme quoi l’État en pleine guerre est capable de « planifier », même s’il précise que ce n’est pas dans un sens soviétique. Il la généralise en affirmant que l’Inde a également un plan désormais où l’État est capable d’avoir un réel effet sur l’économie :

« Dans une certaine mesure, l’État réussit à guider le développement de la production et des forces productives comme un tout, par la régulation planifiée des investissements directs de capitaux dans le secteur d’État, et en faisant que la politique de taxation influence les nouveaux investissements dans le secteur privé, ce qui n’est pas le cas dans l’anarchie complète de la production.

Nous soulignons encore une fois que dans le capitalisme, il ne peut pas y avoir de planification authentique. Mais, en même temps, il ne peut pas être nié que six pays du marché commun [européen] ont « planifié » leur politique économique pour une période de vingt ans à l’avance, et sont dans une certaine mesure en train de réaliser ce plan.

La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier agit également suivant un plan.

Cela montre que l’assertion dogmatique comme quoi il n’y a que deux alternatives – l’anarchie complète de la production ou une économie complètement planifiée – est impraticable, non conforme à la vérité et donc anti-marxiste. »

Cette reconnaissance d’une tendance historique à la planification pour ainsi dire, va de pair avec la collusion avec l’impérialisme, entre partenaires présentés comme rationnels. Eugen Varga salue donc le fait que le 20e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique ait remis en cause la thèse de l’inéluctabilité de la guerre inter-impérialiste :

« Le 20e congrès du PCUS a mis en terme à cette conception erronée sur l’inéluctabilité des guerres. On lit dans la résolution du congrès : « Le précepte léniniste selon lequel tant que l’impérialisme existe, la base économique donnant naissance aux guerres est également préservée, reste valable. C’est pourquoi il est nécessaire de disposer de la plus grande vigilance… Mais la guerre n’est pas fatale, de manière inévitable. »

Le problème pourrait être considéré comme résolu. Et pourtant il y a ceux qui pensent que cette négation de l’inéluctabilité des guerres se réfère uniquement aux guerres entre les camps impérialiste et socialiste, et que cela ne s’applique pas aux guerres inter-impérialistes, même dans les conditions modernes.

Certains dogmatiques, pour cette raison, continuent à réitérer les arguments erronés avancés par Staline. Pour cette raison, nous considérons qu’il est nécessaire de porter un regard attentif sur le raisonnement de Staline. »

Eugen Varga dit alors : Staline s’appuie sur le fait que des pays impérialistes ont été obligés de s’allier à l’URSS pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, dit Eugen Varga, à l’époque les capitalistes pensaient que le socialisme en URSS ne durerait pas, que c’était juste transitoire avant un retour du capitalisme. Or, aujourd’hui, affirme-t-il, il existe une puissante URSS, dont tout le monde voit la stabilité.

Eugen Varga avait pourtant affirmé le contraire dans les années 1930, constatant bien que personne dans la bourgeoisie ne niait que le socialisme était solidement installé en URSS, que personne ne s’attendait à son écroulement à court terme.

À cela s’ajoute que, selon Eugen Varga, l’État aurait appris des événements :

« Nous pensons pour cette raison que même s’il y a des raisons économiques pour des guerres inter-impérialistes, et même si la lutte pour les sources de matière première et les marchés, et pour l’export du capital, n’est pas moins aiguë entre les impérialistes qu’elle l’était avant la seconde guerre mondiale, les hommes d’État bourgeois ont tiré une leçon des Première et Seconde Guerre mondiale, qui ont arraché au capitalisme son pouvoir sur un tiers de la population mondiale, et qu’ils voient par conséquent les dangers planant sur leur classe s’ils permettent à une nouvelle guerre de survenir (…).

La possibilité d’une nouvelle guerre inter-impérialiste n’est pas exclue. Mais tant que la décision de paix ou de guerre n’est pas laissé à la discrétion d’un fou comme Hitler, mais aux hommes d’État bourgeois conscients de ce quelle menace implique la guerre pour le système capitaliste, cela ne se produira pas. »

On retrouve ici deux thèses : celle de la primauté de l’État sur les monopoles, mais également celle du « capitalisme organisé », qui serait en mesure de raisonner, de voir ce qui est le mieux pour lui.

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L’économiste Eugen Varga et l’offensive anti-Staline

Les Essais sur l’économie politique du capitalisme forment un ouvrage important, car il s’agissait d’une puissante contribution à l’idéologie révisionniste ayant alors triomphé en URSS. Eugen Varga agit ici comme l’un des passeurs, comme l’une des figures historiques contribuant à accorder la légitimité satisfaisante à la nouvelle idéologie.

Il n’hésita donc pas à se remettre en cause, à reformuler des points qu’il a considérés comme désormais insuffisants, etc., c’est-à-dire qu’il prétendait que tout continue bien que, concrètement, sur le plan idéologique, tout a changé.

Le premier chapitre de l’ouvrage est une expression de cette démarche très particulière, qui est très à part dans la mesure où elle aborde directement le passé. Eugen Varga, dans le chapitre « Le marxisme et le problème de la loi économique fondamentale du capitalisme », consacre en effet sa critique de manière directe à Staline, alors que le régime s’évertue à ne plus en parler du tout.

Eugene Varga vise évidemment le dernier grand ouvrage de Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, datant de 1952, mais pas seulement. Il dénonce ainsi par exemple également comme « vague » la manière dont la « méthode dialectique » est présentée dans le grand classique de Staline, Sur le matérialisme dialectique et historique, qui fait partie de l’ouvrage majeur de l’URSS, Le court précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik).

Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, 1952

Staline aurait été un subjectiviste, qui aurait perdu de vu la réalité matérielle ; c’est bien sûr là une manière de dénoncer sa nature communiste.

Plus spécifiquement, dans le premier chapitre qui a une prétention philosophico-scientifique, Eugen Varga accuse Staline d’avoir affirmé qu’il existait une « loi économique de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives ». Pour Eugen Varga, c’est là poser une nécessité là où il n’y a seulement qu’une possibilité.

Il critique Staline par conséquent, en disant :

« Quand Staline déclare que la loi économique fondamentale « exige » certaines choses, il a commis une erreur étrange pour un marxiste. Une loi objective est un reflet de phénomènes comprenant l’essence des choses : un reflet ne peut pas « exiger ».

Des lois objectives existent, opèrent, et sont valables indépendamment de la volonté du peuple, et par leur propre nature elles n’ont pas besoin de demander. »

Ici, Eugen Varga montre qu’il ne maîtrise pas le matérialisme dialectique ; il n’a nullement compris l’explication de Staline, qui par l’exigence de la loi résume l’obligation historique, de par le rapport dialectique existant, qu’il se déroule quelque chose de bien déterminé.

Et, on l’a compris, il vise par là le principe du déterminisme, et dans son introduction à l’ouvrage il affirme même qu’il faut étudier pour savoir dans quelle mesure si la détermination de la conscience par l’existence sociale concerne les classes ou les individus.

Eugen Varga explique également que le matériau historique change tout le temps, contrairement à la nature qui aurait des lois simples, fonctionnant à l’identique. Même Le capital de Karl Marx énumérerait tellement de lois, qu’il serait impossible de les cerner pour les généraliser.

Le reste des Essais sur l’économie politique du capitalisme est à l’avenant. Eugen Varga reprend la question de l’État et réaffirme sa thèse de 1947 selon laquelle l’État en guerre peut intervenir contre un monopole, en agissant dans l’intérêt général (et il précise : des monopoles également). Lors d’une guerre, l’État est le facteur décisif, et non plus les classes.

Reprenant la ligne mise en avant par Khrouchtchev, il entend bien qu’on se dissocie entièrement de celle de Staline :

« Nos collègues qui considèrent les monopoles comme omnipotents dans le sens de la formule de Staline sur la « subordination complète et finale » de l’État bourgeois moderne par les monopoles, nient ce faisant qu’une création d’un front populaire anti-monopoliste (comme souligné dans le nouveau Programme du PCUS) est possible, et que refréner ou éliminer les monopoles peut être réalisé par l’action politique des masses avant que le système capitaliste soit renversé. »

On a affaire ici très précisément à la thèse révisionniste rejetant la conception léniniste de l’État.

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Eugen Varga et le capitalisme monopoliste d’État comme suite de l’impérialisme

En 1963, Eugen Varga publia les Essais sur l’économie politique du capitalisme. Il y développe certaines questions du capitalisme monopoliste d’État, et notamment le fait que selon lui celui-ci soit un prolongement de l’impérialisme.

Il y aurait le capitalisme, l’impérialisme, puis le capitalisme monopoliste d’État :

« La transition finale au capitalisme monopoliste d’État commença seulement durant la Première Guerre mondiale (…).

Il s’est affaibli à la fin de la Première Guerre mondiale, est devenu plus fort durant la crise économique de 1929-1933, s’est intensifié durant la seconde guerre mondiale, s’est légèrement affaibli après elle, et maintenant connaît une relance nouvelle qualitativement, s’exprimant par la mise en place d’organisations monopolistes d’État supra-nationales et dans les tentatives de créer un capitalisme monopoliste d’État supra-national. »

Il cite Kuusinen, une figure de l’Internationale Communiste, passé comme Thorez et Togliatti dans le camp du révisionnisme :

« Dans mon opinion, la meilleure définition du développement du capitalisme monopoliste d’État a été donné par O.V. Kuusinen, qui a dit :

« Initialement, il a été considéré comme une sorte de « mesure d’urgence », ressorti seulement durant l’époque de la guerre ou durant une grave crise économique ou politique, et abandonné au moment où « l’urgence » était passée.

À présent, la bourgeoisie impérialiste ne peut plus maintenir sa domination sans le capitalisme monopoliste d’État, même pour des périodes relativement normales. Cela est dû par l’aggravation de la crise générale du système capitaliste, à la désintégration grandissante du capitalisme et à l’affaiblissement de ses forces internes – économiques, politiques et idéologiques. » (revue marxiste mondiale n°4, Prague, 1960)

La bourgeoisie monopoliste (l’oligarchie financière) a pris cette route historiquement inévitable. »

On est là dans la mise en valeur d’une nouvelle conception du capitalisme, véritablement post-léniniste.

Eugen Varga

Eugen Varga dresse également dans l’ouvrage un panorama économique assez précis de la nature du capitalisme monopoliste d’État. Celui-ci amènerait à la naissance d’un cycle unique dans l’ensemble du monde capitaliste, qui ramène à la thèse social-démocrate du super-impérialisme.

Eugen Varga prend bien soin que dans ce processus, le taux de profit ne serait pas pour autant au maximum, Staline ayant selon lui tort d’affirmer que lorsque les monopoles ont le dessus c’est ce taux qui primerait.

Il profite également de l’ouvrage pour attaquer Staline sur la question de la paupérisation absolue. Staline parlait du tout début des années 1950 et, effectivement, a remis en 1952 en cause sa propre conception de la stabilité relative des marchés malgré la crise. C’était une erreur, mais Eugen Varga profite surtout de dix années de données économiques pour critiquer le point de vue Staline portant sur une autre période.

Il dit ainsi :

« Le problème de la paupérisation absolue est bien plus compliqué que celui de la paupérisation relative.

Tous les marxistes sont d’accord pour dire que dans le capitalisme, la paupérisation relative est un phénomène constant. Mais ils ont des points de vue différents sur les méthodes à utiliser pour le prouver et également quant au rythme de la paupérisation.

En général, il y a une large divergence de vues quant au problème de la paupérisation absolue.

Les apologistes du capitalisme, les sociaux-démocrates de droite et quelques renégats comme [l’américain, ex-communiste] Browder, déclarent qu’il n’y a pas de paupérisation absolue (…).

Entre 1947 et 1953, les travailleurs dirigeants de l’Institut d’économie de l’Académie des sciences d’URSS (après sa fusion avec l’Institut pour l’économie mondiale [fondée et dirigée par Eugen Varga, alors mis de côté]), ont adopté de manière officielle la considération selon laquelle la paupérisation absolue de la classe ouvrière était constante à travers le monde capitaliste.

Certains parlèrent même d’un paupérisation progressive continue, c’est-à-dire d’un recul progressif dans les salaires réels. »

Le piège est bien entendu qu’Eugen Varga utilise des données des années 1950 et du début des années 1960 pour critiquer la thèse soviétique de la période d’après-guerre. Le contexte dont parle Eugen Vargan’était plus du tout le même, rien qu’avec l’URSS passé dans le camp de la prétendue coexistence pacifique.

Mais c’était en fait la nature de l’ouvrage que de rejeter le passé, cela consistait en une vraie entreprise de démolition des thèses de Staline ; c’était un vrai manuel pour les cadres révisionnistes.

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L’économiste Eugen Varga et sa nouvelle définition du capitalisme monopoliste d’État

Le concept du capitalisme monopoliste d’État formulé en Union Soviétique est une définition qui ne se veut pas moins qu’une nouvelle définition du capitalisme. Il y a le capitalisme, l’impérialisme, et il est censé y avoir un nouveau stade, caractérisé par une fusion entre les monopoles et l’État.

Il y a là une double remise en cause de l’idéologie communiste : dans l’affirmation de l’indépendance de l’État par rapport aux classes d’un côté, dans l’affirmation de la fusion entre cette entité « indépendante » et une classe de l’autre.

Eugen Varga en a été le principal concepteur, toute sa démarche de l’après-guerre aboutissant d’ailleurs immanquablement à cela. En affirmant le premier l’indépendance de l’État dans le mode de production capitaliste au cours de la Seconde Guerre mondiale, il avait ouvert la boîte de Pandore d’une réaffirmation de la vieille thèse social-démocrate de l’indépendance de l’État dans le capitalisme « moderne ».

Il formalisa de la manière la plus tranchée ce concept de capitalisme monopoliste d’État dans l’ouvrage de 1961 intitulé Le Capitalisme du XXe siècle. Celui-ci fut publié juste après le 22e congrès du PCUS et sa diffusion mondiale assumée par l’URSS.

Eugen Varga, Le Capitalisme du XXe siècle, 1961.

Saluant les études très récentes à ce sujet (Pevzner, Khmelnitskaya, Daline), ainsi que le fait que le PCUS assume désormais le concept, Eugen Varga y précise de manière approfondie ses traits principaux, qu’il décrit de la manière suivante :

« Le capitalisme monopoliste d’État qui a émergé durant la première guerre mondiale s’est pleinement développé.

L’émergence et le développement du capitalisme monopoliste d’État sont enracinés dans la position dominante des pays capitalistes dans les conditions au moment de la crise générale du capitalisme, quand le système capitaliste est à sa dernière étape d’existence et fait l’expérience de l’effondrement de son système social en entier.

Le capitalisme monopoliste d’État est l’alliance des forces des monopoles et de l’État bourgeois, afin de réaliser deux objectifs :

1. la préservation du système capitaliste dans la lutte contre le mouvement révolutionnaire dans le pays et dans la lutte contre le système socialiste mondiale, et

2. la redistribution par l’État du revenu national en faveur du capital monopoliste.

Il y a de grandes difficultés dans la manière de réaliser ces objectifs et ils impliquent beaucoup de contradictions.

En préservant le système capitaliste, les monopoles obtiennent le soutien de la bourgeoisie non monopoliste, des rentiers, des propriétaires terriens, et des capitalistes ruraux, etc., c’est-à-dire des classes propriétaires.

Mais en altérant la distribution du revenu national par les moyens du système du capitalisme monopoliste d’État à l’avantage des monopoles et au détriment de toutes les autres sections de la société, les monopoles élargissent le gouffre entre eux-mêmes et les autres sections propriétaires de la société, et augmentent leur isolement.

L’alliance des monopoles et de l’État est effectué principalement sous la forme de la fusion des monopoles et de la machine d’État. Les monopoles envoient leurs représentants à des postes dirigeants dans le gouvernement, comme ministres, sénateurs ou membres du parlement. La réciproque est également vrai – des généraux, des diplomates et des ministres quittent fréquemment le service du gouvernement pour des postes hautement payés dans les monopoles.

L’alliance prend aussi la forme de décisions communes au sujet de questions économiques importantes (…). Le capitalisme monopoliste d’État pleinement développé se manifeste principalement par la régulation étatique de l’économie, des entreprises possédées par l’État et l’appropriation et la redistribution d’une plus part du revenu national par l’État (…).

Le fonctionnement entier de l’État des pays impérialistes est directement ou indirectement au service du capital monopoliste. La police étatique et les forces armées protègent le système capitaliste.

Le capitalisme monopoliste d’État est extrêmement réactionnaire parce qu’il existe afin de défendre un système capitaliste condamné à fatalement s’effondrer.

En ce sens, il diffère grandement du capitalisme d’État qui, à une étape antérieure du développement capitaliste et dans pays sous-développés aujourd’hui, joue un rôle progressiste dans le développement des forces productives. »

Il n’est guère étonnant que cette thèse ait pu tromper des communistes sincères manquant de formation. En apparence, on a la dénonciation du fait que l’État soit au service des monopoles, ce qui correspond à la thèse classique. Tout est dans la subtilité de faire de l’État non pas un serviteur, mais un médiateur indépendant connaissant une fusion avec les monopoles.

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