Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Staline : Discours prononcé à l’occasion de la promotion des élèves des écoles supérieures de l’Armée Rouge

    4 mai 1935

    Camarades, on ne saurait nier que ces derniers temps nous eussions remporté de grands succès aussi bien dans le domaine de l’édification que dans celui de la gestion. A ce propos on parle trop chez nous des mérites des dirigeants, des mérites des chefs.

    On leur attribue toutes, presque toutes nos réalisations. Evidemment, on se trompe, on a tort. Il ne s’agit pas seulement des chefs. Mais ce n’est pas de cela que je voudrais parler aujourd’hui. Je tiens à dire quelques mots au sujet des cadres, de nos cadres en général, et des cadres de notre Armée rouge, en particulier.

    Vous savez que nous avons hérité du vieux temps un pays à technique arriérée, un pays misérable, ruiné. Ruiné par quatre années de guerre impérialiste, ruiné encore par trois années de guerre civile, un pays avec une population à demi illettrée, une technique inférieure, avec quelques îlots d’industrie, noyés au milieu d’un océan d’infimes exploitations paysannes : tel était le pays que nous avions hérité du passé.

    La tâche consistait à faire passer ce pays de la sombre voie médiévale dans la voie de l’industrie moderne et de l’agriculture mécanisée. Tâche sérieuse et difficile, comme vous le voyez. La question se posait ainsi : ou bien nous accomplirons cette tâche dans le plus bref délais et affermirons le socialisme dans notre pays, ou bien nous ne l’accomplirons pas, et alors notre pays, techniquement faible et arriéré au point de vue culturel, perdra son indépendance et deviendra l’enjeu des puissances impérialistes.

    Notre pays traversait alors une période d’atroce pénurie technique. On manquait de machines pour l’industrie. Il n’y avait pas de machines pour l’agriculture. Pas de machines pour les transports. Il n’y avait pas cette base technique élémentaire sans laquelle la transformation industrielle d’un pays ne saurait se concevoir. Seules existaient quelques prémisses pour la création d’une telle base.

    Il fallait créer une grande industrie de premier ordre. Il fallait l’orienter de façon à la rendre apte à réorganiser techniquement non seulement l’industrie, mais aussi l’agriculture, mais aussi nos transports ferroviaires.

    Pour cela, il fallait s’imposer des sacrifices et réaliser en toute chose la plus stricte économie ; il fallait économiser et sur l’alimentation, et sur les écoles, et sur les tissus, pour accumuler les fonds nécessaires à la création de l’industrie. Point d’autre voie pour remédier à la pénurie technique. C’est ce que Lénine nous a enseigné, et dans ce domaine, nous avons suivi les traces de Lénine.

    On comprend que, dans une entreprise aussi grande et difficile, on ne pouvait s’attendre à des succès rapides et continus.

    Les succès, en pareil cas, ne peuvent se révéler qu’au bout de quelques années. Il fallait donc nous armer de nerfs solides, de fermeté bolchevique et d’une patience tenace, pour venir à bout des premiers insuccès et marcher sans dévier vers le grand but, sans tolérer ni hésitations ni incertitude dans nos rangs.

    Vous savez que nous nous sommes acquittés de cette tâche justement ainsi. Mais tous nos camarades n’ont pas eu les nerfs assez solides, ni assez de patience et de fermeté. Parmi nos camarades il s’en est trouvé qui, dès les premières difficultés, nous invitaient à battre en retraite. On dit : « A quoi bon remuer la cendre du passé ». C’est juste, évidemment. Mais l’homme est doué de mémoire et, involontairement, on se remémore le passé, en dressant le bilan de notre travail. (Joyeuse animation dans la salle.) Eh bien, voilà. Il y avait parmi nous des camarades qui, effrayés par les difficultés, ont invité le Parti à battre en retraite.

    Ils disaient : « A quoi servent votre industrialisation et votre collectivisation, les machines, la sidérurgie, les tracteurs, les moissonneuses-batteuses, les automobiles ?

    Vous feriez mieux de donner un peu plus de tissus, d’acheter un peu plus de matières premières pour fabriquer les articles de grande consommation et donner à la population un peu plus de toutes ces petites choses qui embellissent la vie quotidienne des hommes. Etant donnée notre retard, créer une industrie, une industrie de premier ordre par-dessus le marché, est un rêve dangereux. »

    Evidemment, les trois milliards de roubles, en devises étrangères, que nous avons amassés grâce à une économie des plus rigoureuses, et dépensés pour créer notre industrie, nous aurions pu les employer à importer des matières premières et à augmenter la fabrication des articles de grande consommation. C’est aussi un « plan » dans son genre.

    Mais, avec un tel « plan », nous n’aurions ni métallurgie, ni constructions mécaniques, ni tracteurs et automobiles, ni avions et tanks. Nous nous serions trouvés désarmés devant les ennemis du dehors. Nous aurions sapé les fondements du socialisme dans notre pays. Nous nous serions trouvés prisonniers de la bourgeoisie intérieure et extérieure.

    Evidemment, il fallait choisir entre les deux plans, entre le plan de retraite, qui menait et devait forcément aboutir à la défaite du socialisme, et le plan d’offensive, qui menait et, comme vous le savez, a déjà abouti à la victoire du socialisme dans notre pays.

    Nous avons choisi le plan d’offensive et nous sommes allés de l’avant dans la voie léniniste, en refoulant ces camarades qui ne voyaient pas plus loin que leur nez, et qui fermaient les yeux sur le proche avenir de notre pays, sur l’avenir du socialisme chez nous.

    Mais ces camarades ne se sont pas toujours bornés à critiquer et à opposer une résistance passive. Ils nous menaçaient de soulever une insurrection au sein du Parti contre le Comité central. Bien plus : ils menaçaient d’une balle certains d’entre nous. Apparemment ils comptaient nous intimider et nous obliger à dévier de la voie léniniste. Ces gens avaient sans doute oublié que nous, bolchéviks, sommes taillés dans une étoffe à part.

    Ils avaient oublié que les bolchéviks ne se laissent pas intimider par les difficultés, ni par les menaces. Oublié que nous avons été forgés par le grand Lénine, notre chef, notre éducateur, notre père, qui, dans la lutte, ignorait la crainte, ne pouvait la concevoir.

    Oublié que plus les ennemis se déchaînent, plus les adversaires à l’intérieur du Parti tombent dans l’hystérie, et plus les bolchéviks s’enflamment pour la lutte nouvelle, plus impétueuse est leur marche en avant.

    Evidemment nous n’avons même pas songé à dévier de la voie léniniste.

    Bien plus, une fois engagés dans cette voie, nous avons poursuivi notre marche avec encore plus d’élan, en balayant de la route les obstacles de toute sorte. Il est vrai qu’en cours de route il nous a fallu endommager les côtes à certains de ces camarades. Mais on n’y peut rien. Je dois avouer que, pour ma part, j’ai mis aussi la main à la pâte. (Vifs applaudissements, exclamations : « Hourra ! »)

    Oui, camarades, nous avons marché d’un pas sûr et irrésistible dans la voie de l’industrialisation et de la collectivisation de notre pays. Et maintenant, l’on petit considérer ce chemin comme déjà parcouru.

    Aujourd’hui tout le monde reconnaît que nous avons obtenu dans cette voie d’immenses succès. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que nous avons déjà une industrie puissante de premier ordre, une agriculture puissante et mécanisée, des transports qui se développent et suivent une ligne ascendante, une Année rouge organisée et parfaitement équipée.

    C’est donc que nous avons surmonté, dans les grandes lignes, la période de pénurie technique.

    Mais ayant surmonté la période de pénurie technique, nous sommes entrés dans une nouvelle période ; je dirais, la période de pénurie d’hommes, de cadres, de travailleurs sachant maîtriser la technique, la pousser en avant.

    Il est vrai que nous avons des fabriques, des usines, des kolkhozes, des sovkhozes, des moyens de transport, une armée, que nous avons une technique appropriée, mais nous manquons d’hommes pourvus de l’expérience nécessaire pour tirer de la technique le maximum de ce qu’on peut en tirer.

    Auparavant, nous disions que « la technique décide de tout ». Ce mot d’ordre nous a aidés en ce sens que nous avons fait disparaître la pénurie technique et créé la base technique la plus large dans toutes les branches d’activité, pour armer nos hommes d’une technique de premier ordre. C’est très bien. Mais c’est loin, bien loin de suffire.

    Pour mettre la technique en mouvement et l’utiliser à fond, il faut des hommes, maîtres de la technique, il faut des cadres capables d’assimiler et d’utiliser cette technique selon toutes les règles de l’art. La technique sans les hommes qui en aient acquis la maîtrise, est chose morte. La technique avec, en tête, des hommes qui en ont acquis la maîtrise, peut et doit faire des miracles.

    Si dans nos usines et nos fabriques de premier ordre, dans nos sovkhozes et nos kolkhozes, dans nos transports, dans notre Armée rouge, il y avait en nombre suffisant des cadres capables de dominer cette technique, notre pays obtiendrait un rendement trois et quatre fois plus (élevé qu’aujourd’hui.

    Voilà pourquoi le gros de notre effort doit porter maintenant sur les hommes, sur les cadres, sur les travailleurs, maîtres de la technique.

    Voilà pourquoi l’ancien mot d’ordre : « La technique décide de tout », reflet d’une période déjà révolue, où la pénurie sévissait chez nous dans le domaine technique, doit être maintenant remplacé par un mot d’ordre nouveau : « Les cadres décident de tout ». C’est là aujourd’hui l’essentiel.

    Peut-on dire que les hommes de chez nous aient compris la grande portée de ce nouveau mot d’ordre, qu’ils en aient entièrement pris conscience ? Je ne le dirais pas. S’il en était ainsi, nous ne verrions pas cette attitude scandaleuse à l’égard des hommes, des cadres, des travailleurs, attitude que nous observons souvent dans notre pratique.

    Le mot d’ordre : « Les cadres décident de tout » exige de nos dirigeants qu’ils montrent la plus grande sollicitude pour nos travailleurs, « petits » et « grands », quel que soit le domaine où ils travaillent ; qu’ils les élèvent avec soin ; qu’ils les aident lorsqu’ils ont besoin d’un appui ; qu’ils les encouragent lorsqu’ils remportent leurs premiers succès ; qu’ils les fassent avancer, etc.

    Or, en fait, nous enregistrons nombre d’exemples de bureaucratisme sans cœur et une attitude franchement scandaleuse à l’égard des collaborateurs. C’est ce qui explique proprement qu’au lieu d’apprendre à connaître les hommes pour, après seulement, leur confier des postes, bien souvent on les déplace comme de simples pions.

    Nous avons appris à bien apprécier les machines et à faire des rapports sur la technique de nos usines et de nos fabriques. Mais je ne connais pas un seul exemple où l’on ait rapporté avec le même empressement sur le nombre d’hommes que nous avons formés, au cours de telle période, et comment nous les avons aidés à se développer, à se retremper au travail.

    A quoi cela tient-il ? C’est que, chez nous, on n’a pas encore appris à apprécier les hommes, les travailleurs, les cadres.

    Je me souviens d’un fait dont j’ai été témoin en Sibérie, pendant ma déportation. On était au printemps, en pleine crue des eaux.

    Une trentaine d’hommes étaient allés au fleuve pour repêcher le bois emporté par l’immense fleuve déchaîné. Au soir, ils rentrèrent au village, mais un de leurs camarades manquait. A ma question : « Où est le trentième ? » ils répondirent, indifférents, qu’il « était resté là-bas ». « Comment ça, resté ? » Et il me fut répondu avec la même indifférence : « Cette question ! Il s’est noyé, pardi ! » Et aussitôt l’un d’eux se dépêcha de partir, en disant : « Il faut que j’aille faire boire ma jument ».

    Quand je leur reprochai d’avoir plus pitié des bêtes que des hommes, l’un d’eux répondit, approuvé par tous les autres : « Plaindre les hommes, c’est bien la peine. Les hommes, on en fabrique toujours. Tandis qu’une jument… essaie voir d’en faire une ». (Animation générale.)

    Voilà un exemple, peut-être peu important, mais fort caractéristique. Il me semble que l’indifférence de certains de nos dirigeants à l’égard des hommes, des cadres, et leur incapacité à les apprécier sont une survivance de cette étrange attitude de l’homme envers son semblable qui se dégage de l’épisode, que je viens de vous conter, de la lointaine Sibérie.

    Ainsi donc, camarades, si nous voulons remédier à la pénurie d’hommes et obtenir que notre pays dispose de cadres suffisants, capables de faire progresser la technique et de la mettre en action, nous devons savoir avant tout apprécier les hommes, apprécier les cadres, apprécier chaque travailleur pouvant être utile à notre oeuvre commune.

    Il faut comprendre enfin que de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif ce sont les hommes, les cadres. Il faut comprendre que, chez nous, dans les conditions actuelles, « les cadres décident de tout ».

    Si nous avons de bons et nombreux cadres dans l’industrie, dans l’agriculture, dans les transports, dans l’armée, notre pays sera invincible. Si nous n’avons pas de tels cadres, nous boiterons des deux pieds.

    Pour terminer, permettez-moi de porter un toast à la santé et au succès de notre nouvelle promotion des Ecoles supérieures de l’Armée rouge. Je lui souhaite de bien réussir dans l’organisation et la direction de la défense de notre pays !

    Camarades, vous avez fini l’école supérieure et vous y avez reçu la première trempe. Mais l’école, ce n’est qu’un degré préparatoire.

    Leur véritable trempe, les cadres la reçoivent dans le travail vivant, en dehors de l’école, dans la lutte contre les difficultés, pour les surmonter. Souvenez-vous, camarades, que les bons cadres sont ceux qui ne craignent pas les difficultés, qui ne s’y dérobent pas, mais qui au contraire marchent au-devant d’elles pour les surmonter, pour les vaincre.

    Ce n’est que dans la lutte contre les difficultés que se forgent les véritables cadres. Et si notre Armée possède en nombre suffisant de véritables cadres, des cadres aguerris, elle sera invincible.

    A votre santé, camarades ! (Vifs applaudissements de toute la salle. Tous se lèvent. Des hourras enthousiastes saluent le camarade Staline.)

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Le Marxisme et la question nationale

    L’article « Le marxisme et la question nationale », écrit fin 1912-début 1913, à Vienne en Autriche, parut pour la première fois en 1913 sous la signature K. Staline dans les numéros 3-5 de la revue bolchévik Prosvechtchénié, sous le titre : « La question nationale et la social-démocratie ».

    En 1914, il fut publié en brochure sous le titre : la Question nationale et le marxisme, aux éditions Priboï (Pétersbourg). En 1920, l’article fut réédité par le commissariat du peuple aux Minorités nationales dans le Recueil d’articles de Staline sur la question nationale (Editions d’Etat, Toula). Ce recueil était précédé d’une « Note de l’auteur » dont le passage ci-dessous se rapporte au présent article :

    … « L’article reflète la période des discussions de principe sur la question nationale dans les rangs de la social-démocratie russe, à l’époque de la réaction tsariste et des grands propriétaires fonciers, un an et demi avant le début de la guerre impérialiste, époque où montait la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

    Deux théories de la nation s’affrontaient alors et, partant, deux programmes nationaux : le programme autrichien, appuyé par le Bund et les menchéviks, et le programme russe, bolchevik.

    Le lecteur trouvera dans l’article la caractéristique de ces deux courants. Les événements ultérieurs, plus particulièrement la guerre impérialiste et le démembrement de l’Autriche-Hongrie en Etats nationaux distincts, ont montré avec évidence de quel côté est la vérité.

    Maintenant que Springer et Bauer sont restés Gros-Jean comme devant avec leur programme national, il n’est guère possible de douter que l’histoire a condamné l’ « école autrichienne ».

    Le Bund lui-même a dû reconnaître que « la revendication de l’autonomie nationale-culturelle [c’est-à-dire du programme national autrichien], formulée en régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste » (voir la XIIe conférence du Bund, 1920).

    Le Bund ne se doute même pas que, de ce fait, il a reconnu (sans le faire exprès) l’inconsistance doctrinale des fondements théoriques du programme national autrichien, l’inconsistance doctrinale de la théorie autrichienne de la nation. »

    C’est à propos de cet article de Staline que Lénine écrivait à Gorki dans la seconde moitié de février 1913 : « Nous avons ici un merveilleux Géorgien qui, après avoir rassemblé tous les matériaux autrichiens et autres, a entrepris de composer un grand article pour le Prosvechtchénié. »

    Lorsque l’ouvrage parut, Lénine en reconnut hautement le mérite dans son article : « le Programme national du P. O. S. D. R. », que publia la revue Social-démocrate, n° 32, du 28 (15) décembre 1913. Indiquons les raisons qui, au cours de cette période, placèrent à l’un des tout premiers plans la question nationale, il écrit : « Dans la littérature marxiste théorique, cet état de choses, ainsi que les principes du programme national de la social-démocratie ont déjà, ces derniers temps, été mis en lumière (citons ici en premier lieu l’article de Staline). »


    La période de contre-révolution en Russie apporta non seulement « la foudre et l’éclair », mais aussi la déception à l’égard du mouvement, le manque de foi dans les forces communes. On avait cru à un « avenir radieux », et les gens luttaient ensemble indépendamment de leur nationalité : les problèmes communs, avant tout !

    Un doute se glissa dans l’âme, et les gens commencèrent à se séparer pour regagner chacun son chez soi national : que chacun ne compte que sur soi-même ! « Problème national », avant tout !

    En même temps, se produisait dans le pays une sérieuse refonte de la vie économique. L’année 1905 n’avait pas été perdue pour lui : les restes du régime de servage à la campagne avaient reçu un coup de plus. Une série de bonnes récoltes succédant aux disettes et l’essor industriel qui suivit, firent progresser le capitalisme.

    La différenciation à la campagne et la croissance des villes, le développement du commerce et des voies de communication firent un grand pas en avant. Cela est vrai surtout en ce qui concerne la périphérie. Or, cela ne pouvait pas ne pas accélérer le processus de consolidation économique des nationalités composant la Russie. Ces dernières devaient se mettre en mouvement…

    C’est encore dans le sens d’un réveil des nationalités qu’agissait le « régime constitutionnel » qui s’était établi à cette époque. Le développement des journaux et de la littérature en général, une certaine liberté de la presse et des institutions culturelles, le développement des théâtres nationaux, etc., contribuèrent sans nul doute à renforcer les « sentiments nationaux ».

    La Douma avec sa campagne électorale et ses groupes politiques ouvrit de nouvelles possibilités pour ranimer les nations, une nouvelle et vaste arène pour la mobilisation de ces dernières.

    Et la vague de nationalisme belliqueux, partie d’en haut, toute une suite de répressions de la part des « détenteurs du pouvoir », qui se vengeaient sur la périphérie pour son « amour de la liberté », provoquèrent une contre-vague de nationalisme montant d’en bas, qui se transformait parfois en un grossier chauvinisme.

    Le renforcement du sionisme [Sionisme, courant politique nationaliste-réactionnaire, qui avait des partisans dans la petite et la moyenne bourgeoisie juive commerçante et artisanale, parmi les intellectuels, les employés de commerce, les artisans et dans les couches les plus arriérées des ouvriers juifs. Ce courant se donnait pour but d’organiser en Palestine un Etat bourgeois juif propre et cherchait à isoler les masses ouvrières juives de la lutte commune du prolétariat.] parmi les Juifs, le chauvinisme croissant en Pologne, le panislamisme [Panislamisme, idéologie politique des couches supérieures turques, tatars, etc. (khans, moulahs, grands propriétaires fonciers, marchands, etc.), qui tendaient à réunir en un tout unique tous les peuples confessant l’islamisme (religion musulmane).

    Un autre courant proche du panislamisme, c’est le panturquisme ; celui-ci tendait à grouper les populations musulmanes turkies sous le pouvoir des Turcs.] parmi les Tatars, le renforcement du nationalisme parmi les Arméniens, les Géorgiens, les Ukrainiens la tendance générale du philistin à l’antisémitisme, autant de faits connus de tous.

    La vague de nationalisme montait, toujours plus forte, menaçant d’entraîner les masses ouvrières. Et plus le mouvement de libération allait décroissant, plus les fleurs du nationalisme s’épanouissaient luxuriantes.

    Dans ce moment difficile, une haute mission incombait à la social-démocratie : battre en brèche le nationalisme, préserver les masses de la « contagion » générale. Car la social-démocratie, et elle seule, pouvait le faire, en opposant au nationalisme l’arme éprouvée de l’internationalisme, l’unité et l’indivisibilité de la lutte de classes.

    Et plus la vague de nationalisme montait, plus retentissante devait être la voix de la social-démocratie en faveur de la fraternité et de l’unité des prolétaires de toutes les nationalités de Russie. En cette circonstance, les social-démocrates de la périphérie, qui se heurtaient directement au mouvement nationaliste, devaient faire preuve d’une fermeté particulière.

    Or, tous les social-démocrates ne se sont pas montrés à la hauteur de cette tâche, et, avant tout, les social-démocrates de la périphérie.

    Le Bund [Le Bund, Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Fondé en septembre 1897 au congrès de Vilna, il déploya une grande activité principalement parmi les artisans juifs.

    Le Bund adhéra au P.O.S.D.R. au Ier congrès de ce dernier (en 1898), « en tant qu’organisation autonome, indépendante seulement dans les questions concernant spécialement le prolétariat juif ».

    Jusqu’en 1901, au nombre des revendications politiques, le Bund ne formulait à part que celle de l’égalité civique pour les Juifs. Au IIe congrès du P.O.S.D.R., en 1903, le Bund quitta le Parti, après que le congrès eut repoussé la revendication du Bund exigeant qu’on le reconnût comme le représentant unique du prolétariat juif et qu’on acceptât une structure du Parti sur des bases fédératives.

    A son VIe congrès tenu en 1905, le Bund formule la revendication de l’ « autonomie culturelle-nationale », qui s’exprime dans le « retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.), et dans leur transmission à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales, tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel égal, direct et secret ». La seconde union du Bund avec le P.O.S.D.R. eut lieu après le IVe congrès de Stockholm, en 1906. Ce congrès n’examina pas la question du programme national du Bund ; il la laissa ouverte.

    Dans la lutte au sein du Parti, le Bund occupait la plupart du temps une position de droite et soutenait les menchéviks ; à dater de 1912, il entra en rapports étroits d’organisation avec les liquidateurs. Pendant la guerre, le Bund (à l’exception d’un petit nombre d’internationalistes) fut partisan de la défense nationale, et, après la révolution de Février, il soutint le gouvernement de coalition et combattit les bolchéviks.

    Fin 1918, des groupes de gauche s’organisèrent au sein du Bund et, en mai 1919, se tint à Kiev la première conférence du « Bund communiste » dissident d’Ukraine, où il fusionna avec le « Parti communiste juif unifié » pour former l’ « Union communiste juive » (Komfarband), admise au Parti communiste russe au mois d’août 1919. En Russie- Blanche, l’aile gauche du Bund, organisée en « Parti communiste juif », adhéra également au P.C.R., en mars 1919. Enfin, en mars 1921, à la conférence de Minsk, les restes du Bund prirent la décision d’adhérer officiellement au P.C.R., ne laissant en dehors de ce dernier qu’une partie insignifiante du Bund avec Abramovitch à la tête.

    Déjà en 1920, à sa XIIe conférence qui avait reconnu la nécessité de renoncer à la tactique d’opposition à l’égard du pouvoir des Soviets, le Bund avait reconnu officiellement l’inutilité de sa principale revendication nationaliste, l’ « autonomie culturelle-nationale », et il avait déclaré que « la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, formulée dans le cadre du régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste ».] qui, auparavant, soulignait les tâches communes, plaçait maintenant au premier plan ses buts particuliers, purement nationalistes : il est allé jusqu’à proclamer la « fête du samedi » et la « reconnaissance du yiddish » (Cf. Rapport sur la IXe conférence du Bund.) comme revendication de combat dans sa campagne électorale. [La IXe conférence du Bund se tint en juin 1912, à Vienne.

    Elle examina les questions relatives aux élections pour la IVe Douma d’Empire et à la convocation de la conférence d’août (des liquidateurs), à laquelle, comme on le sait, participèrent les bundistes.

    Les résolutions de la Xe conférence du Bund portaient un caractère d’opportunisme et de liquidationisme extrêmes (rejet du mot d’ordre de la République, mise à l’arrière-plan du travail illégal, abandon des tâches révolutionnaires du prolétariat).

    La conférence sanctionna l’union déclarée du Bund avec les menehéviks-liquidateurs et la « gauche » du Parti socialiste polonais.]

    Le Bund a été suivi du Caucase : une partie des social-démocrates caucasiens qui, auparavant, niaient avec les autres social-démocrate caucasiens l’« autonomie culturelle-nationale », en font maintenant une revendication du jour. (Cf. Communication de la conférence d’août.) Nous ne parlons même pas de la conférence des liquidateurs [Il s’agit de la conférence des liquidateurs, dite conférence d’août, qui se tint en août 1912, à Vienne, et qui avait pour but l’organisation d’un bloc anti-bolchévik. Prirent part à la conférence les liquidateurs, le Bund, les Lettons et une partie des social-démocrates caucasiens ; quant au principal organisateur et inspirateur de la conférence, ce fut L. Trotski. Voir la résolution adoptée à cette conférence sur la question nationale et la critique de cette résolution aux pages 58 et suivantes de la présente édition.] qui a sanctionné diplomatiquement les flottements nationalistes. [Cf. Communication de la conférence d’août.]

    Il s’ensuit donc que les conceptions de la social-démocratie russe sur la question nationale ne sont pas encore nettes pour tous les social-démocrates.

    Un examen sérieux de la question nationale sous tous ses aspects est évidemment nécessaire. Il faut que les social-démocrates conséquents fassent un effort coordonné et inlassable pour dissiper le brouillard nationaliste, d’où qu’il vienne.

     I. — La nation

    Qu’est-ce que la nation ?

    La nation, c’est avant tout une communauté, une communauté déterminée d’individus.

    Cette communauté n’est pas de race, ni de tribu. L’actuelle nation italienne a été formée de Romains, de Germains, d’Etrusques, de Grecs, d’Arabes, etc. La nation française s’est constituée de Gaulois, de Romains, de Bretons, de Germains, etc. Il faut en dire autant des Anglais, des Allemands et des autres, constitués en nations avec des hommes appartenant à des races et à des tribus diverses.

    Ainsi, la nation n’est pas une communauté de race ni de tribu, mais une communauté d’hommes historiquement constituée.

    D’autre part, il est hors de doute que les grands Etats de Cyrus ou d’Alexandre ne pouvaient pas être appelés nations, bien que formés historiquement, formés de tribus et de races diverses. Ce n’étaient pas des nations, mais des conglomérats de groupes accidentels et peu liés entre eux, qui se désagrégeaient et s’unissaient, suivant les succès ou les défaites de tel ou tel conquérant.

    Ainsi, une nation n’est pas un conglomérat accidentel ni éphémère, mais une communauté stable d’hommes.

    Mais toute communauté stable ne crée pas la nation. L’Autriche et la Russie sont aussi des communautés stables, pourtant personne ne les dénomme nations. Qu’est-ce qui distingue la communauté nationale de la communauté d’Etat ?

    Entre autres, le fait que la communauté nationale ne saurait se concevoir sans une langue commune, tandis que pour l’Etat la langue commune n’est pas obligatoire. La nation tchèque en Autriche et la polonaise en Russie seraient impossibles sans une langue commune pour chacune d’elles ; cependant que l’existence de toute une série de langues à l’intérieur de la Russie et de l’Autriche n’empêche pas l’unité de ces Etats. Il s’agit évidemment des langues populaires parlées, et non des langues officielles des bureaux.

    Ainsi, communauté de langue, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

    Cela ne veut évidemment pas dire que les diverses nations parlent toujours et partout des langues différentes, ou que tous ceux qui parlent la même langue constituent forcément une seule nation. Une langue commune pour chaque nation, mais pas nécessairement des langues différentes pour les diverses nations !

    Il n’est pas de nation qui parle à la fois plusieurs langues, mais cela ne signifie pas encore qu’il ne puisse y avoir deux nations parlant la même langue ! Les Anglais et les Nord-américains parlent la même langue et cependant ils ne constituent pas une même nation. Il faut en dire autant des Norvégiens et des Danois, des Anglais et des Irlandais.

    Mais pourquoi, par exemple, les Anglais et les Nord-américains ne constituent-ils pas une seule nation, malgré la langue qui leur est commune ?

    Tout d’abord parce qu’ils ne vivent pas côte à côte, mais sur des territoires différents. Une nation ne se constitue que comme le résultat de relations durables et régulières, comme le résultat de la vie commune des hommes, de génération en génération. Or, une longue vie en commun est impossible sans un territoire commun.

    Les Anglais et les Américains peuplaient autrefois un seul territoire, l’Angleterre, et formaient une seule nation. Puis, une partie des Anglais émigra d’Angleterre vers un nouveau territoire, en Amérique, et c’est là, sur ce nouveau territoire, qu’elle a formé avec le temps, une nouvelle nation, la nord-américaine. La diversité des territoires a amené la formation de nations diverses.

    Ainsi, communauté de territoire, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

    Mais ce n’est pas encore tout. La communauté du territoire en elle-même ne fait pas encore une nation. Pour cela, il faut qu’il y ait en outre une liaison économique interne, soudant les diverses parties de la nation en un tout unique.

    Une telle liaison n’existe pas entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord, et c’est pourquoi elles forment deux nations différentes. Mais les Nord-américains eux-mêmes ne mériteraient pas d’être appelés nation, si les différents points de l’Amérique du Nord n’étaient pas liés entre eux en un tout économique, grâce à la division du travail entre eux, au développement des voies de communication, etc.

    Prenons, par exemple, les Géorgiens. Les Géorgiens d’avant la réforme [Il s’agit ici de la réforme de 1863-1867, qui abolit le servage en Géorgie.] vivaient sur un territoire commun et parlaient une seule langue ; et pourtant ils ne formaient pas, à parler strictement, une seule nation, car, divisés en une série de principautés détachées les unes des autres, ils ne pouvaient vivre une vie économique commune, se faisaient la guerre durant des siècles et se ruinaient mutuellement, en excitant les uns contre les autres les Persans et les Turcs.

    La réunion éphémère et accidentelle des principautés, que réussissait parfois à réaliser un tsar chanceux, n’englobait dans le meilleur des cas que la sphère administrative superficielle, pour se briser rapidement aux caprices des princes et à l’indifférence des paysans.

    D’ailleurs, il ne pouvait en être autrement, en présence du morcellement économique de la Géorgie. Celle-ci, en tant que nation, n’apparut que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la fin du servage et le progrès de la vie économique du pays, le développement des voies de communication et la naissance du capitalisme, eurent établi la division du travail entre les régions de la Géorgie, et définitivement ébranlé l’isolement économique des principautés pour les réunir en un tout unique.

    Il faut en dire autant des autres nations qui ont franchi le stade du féodalisme et développé chez elles le capitalisme.

    Ainsi, communauté de la vie économique, cohésion économique, comme l’une des particularités caractéristiques de la nation.

    Mais cela non plus n’est pas tout. Outre ce qui a été dit, il faut encore tenir compte des particularités de la psychologie des hommes réunis en nation. Les nations se distinguent les unes des autres non seulement par les conditions de leur vie, mais aussi par leur mentalité qui s’exprime dans les particularités de la culture nationale. Si l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Irlande qui parlent une seule langue forment néanmoins trois nations différentes, un rôle assez important est joué en l’occurrence par cette formation psychique originale qui s’est élaborée, chez elles, de génération en génération, par suite de conditions d’existence différentes.

    Evidemment, la formation psychique en elle-même, ou, comme on l’appelle autrement, le « caractère national », apparaît pour l’observateur comme quelque chose d’insaisissable ; mais pour autant qu’elle s’exprime dans l’originalité de la culture commune à la nation, elle est saisissable et ne saurait être méconnue.

    Inutile de dire que le « caractère national » n’est pas une chose établie une fois pour toutes, qu’il se modifie en même temps que les conditions de vie ; mais pour autant qu’il existe à chaque moment donné, il laisse son empreinte sur la physionomie de la nation.

    Ainsi, communauté de la formation psychique qui se traduit dans la communauté de la culture, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

    De cette façon, nous avons épuisé tous les indices caractérisant la nation.

    La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture.

    Et il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l’évolution, possède son histoire, un commencement et une fin.

    Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus : l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la nation cesse d’être nation.

    On peut se représenter des hommes ayant un « caractère national » commun, sans que l’on puisse dire toutefois qu’ils forment une seule nation, s’ils sont économiquement dissociés, s’ils vivent sur des territoires différents, s’ils parlent des langues différentes, etc. Tels sont, par exemple, les Juifs russes, galiciens, américains, géorgiens, ceux des montagnes du Caucase qui, à notre avis, ne forment pas une nation unique.

    On peut se représenter des hommes dont la vie économique et le territoire sont communs, et qui cependant ne forment pas une nation, s’ils n’ont pasr la communauté de langue et de « caractère national ». Tels, par exemple, les Allemands et les Lettons dans les pays de la Baltique.

    Enfin les Norvégiens et les Danois parlent une seule langue, sans pour cela former une seule nation, vu l’absence des autres indices.

    Seule, la réunion de tous les indices pris ensemble nous donne la nation.

    Il peut sembler que le « caractère national » ne soit pas un des indices, mais l’unique indice essentiel de la nation, et que tous les autres indices constituent à proprement parler les conditions du développement de la nation, et non ses indices. Ce point de vue est partagé, par exemple, par les théoriciens social-démocrates de la question nationale, connus en Autriche, R. Springer et surtout O. Bauer.

    Examinons leur théorie de la nation.

    D’après Springer,

    « la nation est une association d’hommes pensant et parlant de la même manière… la communauté culturelle d’hommes contemporains, qui ne sont plus liés au « sol » (Voir le Problème national de R. Sphinger, p. 43, édit. Obchtchestvennaïa Polza, 1909.)

    [souligné par nous. J. S.]

    .

    Ainsi, « association » d’hommes pensant et parlant de la même manière, quelque dissociés qu’ils soient entre eux et où qu’ils vivent.

    Bauer va encore plus loin :

    « Qu’est-ce que la nation ? interroge-t-il. Est-ce la communauté de langue qui réunit les hommes en nation ? Mais les Anglais et les Irlandais… parlent une seule langue, sans toutefois former un seul peuple. Les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et forment, néanmoins, une nation. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social- démocratie, p. 1-2, édit. Serp. 1909.)

    Mais alors qu’est-ce qu’une nation ?

    « La nation est une communauté de caractère relative. » (Idem, p. 6.)

    Mais qu’est-ce que le caractère, en l’espèce le caractère national ?

    Le caractère national, c’est :

    « la somme des indices distinguant les hommes d’une nationalité de ceux d’une autre, un complexe de qualités physiques et morales qui distingue une nation de l’autre. » (Idem, p. 2.)

    Certes, Bauer sait que le caractère national ne tombe pas du ciel, aussi ajoute-t-il :

    « Le caractère des hommes n’est déterminé par rien d’autre que leur sort », … « la nation n’est autre chose qu’une communauté du sort », déterminée à son tour par les « conditions dans lesquelles les hommes produisent leurs moyens d’existence et répartissent les produits de leur travail. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 24-25, éd. Serp, 1909.)

    Ainsi, nous en arrivons à la définition la plus « complète » de la nation, comme s’exprime Bauer.

    « La nation est tout l’ensemble des hommes réunis dans une communauté de caractère sur le terrain de la communauté du sort. » (Idem, p. 139.)

    Donc, communauté du caractère national sur le terrain de la communauté du sort, prise en dehors du lien obligatoire avec la communauté du territoire, de la langue et de la vie économique.

    Mais que reste-t-il, en ce cas, de la nation ? De quelle communauté nationale peut-il être question chez des hommes dissociés économiquement les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant, de génération en génération, des langues différentes ?

    Bauer parle des Juifs comme d’une nation, bien qu’« ils n’aient pas du tout de langue commune » (Idem, p. 2.) ; mais de quelle « communauté du sort » et de quelle cohésion nationale peut-il être question, par exemple, chez les Juifs géorgiens, daghestanais, russes ou américains, complètement détachés les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant des langues différentes ?

    Les Juifs en question vivent, sans nul doute, une vie économique et politique commune avec les Géorgiens, les Daghestanais, les Russes et les Américains, dans une atmosphère culturelle commune avec chacun de ces peuples ; cela ne peut manquer de laisser une empreinte sur leur caractère national ; et s’il leur est resté quelque chose de commun, c’est la religion, leur origine commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui s’évanouissent, influent sur le « sort » des Juifs mentionnés, avec plus de force que le milieu vivant social, économique et culturel qui les entoure ? Or, ce n’est qu’en partant de cette hypothèse que l’on peut parler des Juifs en général comme d’une nation unique.

    Qu’est-ce qui distingue alors la nation de Bauer, de l’ « esprit national » mystique et se suffisant à lui-même des spiritualistes ?

    Bauer trace une limite infranchissable entre le « trait distinctif » d’une nation (caractère national) et les « conditions » de sa vie, en les dissociant l’un des autres. Mais qu’est-ce que le caractère national, sinon le reflet des conditions de vie, sinon un concentré des impressions reçues du milieu environnant ? Comment peut-on se borner uniquement au caractère national, en l’isolant et le dissociant du terrain qui l’a engendré ?

    Et puis, qu’est-ce qui distinguait, à proprement parler, la nation anglaise de la nord-américaine, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, alors que l’Amérique du Nord se dénommait encore la « Nouvelle-Angleterre » ?

    Ce n’est évidemment pas le caractère national : car les Nord-américains étaient originaires de l’Angleterre ; ils avaient emporté avec eux, en Amérique, outre la langue anglaise, le caractère national anglais, dont ils ne pouvaient évidemment pas se départir si vite, quoique sous l’influence des conditions nouvelles, un caractère particulier se formât vraisemblablement chez eux. Et cependant, malgré la communauté plus ou moins grande du caractère, ils constituaient déjà à cette époque une nation distincte de l’Angleterre ! Il est évident que la « Nouvelle-Angleterre », en tant que nation, se distinguait alors de l’Angleterre, en tant que nation, non par son caractère national particulier, ou moins par le caractère national que par le milieu distinct de l’Angleterre, par les conditions de vie.

    De cette façon, il est clair qu’il n’existe pas en réalité d’indice distinctif unique de la nation. Il existe seulement une somme d’indices parmi lesquels, lorsqu’on compare les nations, se détache avec plus de relief tantôt un indice (caractère national), tantôt un autre (langue), tantôt un troisième (territoire, conditions économiques). La nation est une combinaison de tous les indices pris ensemble.

    Le point de vue de Bauer identifiant la nation avec le caractère national, détache la nation du sol et en fait une sorte de force invisible, se suffisant à elle-même. Dès lors, ce n’est plus une nation, vivante et agissante, mais quelque chose de mystique, d’insaisissable et d’outre-tombe. Car, je le répète, qu’est-ce par exemple que cette nation juive, constituée par des Juifs géorgiens, daghestanais, russes, américains et autres, dont les membres ne se comprennent pas les uns les autres (parlent des langues différentes), vivent dans les différentes parties du globe, ne se verront jamais, n’agiront jamais en commun, ni en temps de paix, ni en temps de guerre ? Non, ce n’est pas pour de telles « nations » n’existant que sur le papier, que la social-démocratie établit son programme national. Elle ne peut tenir compte que des nations réelles, qui agissent, qui se meuvent et qui, pour cette raison, obligent les autres à compter avec elles.

    Bauer confond évidemment la nation, catégorie historique, avec la tribu, catégorie ethnographique.

    Au reste, Bauer lui-même sent apparemment la faiblesse de sa position. Proclamant résolument, au début de son livre, les Juifs comme une nation (Voir p. 2 de son livre : la Question nationale et la social-démocratie.), Bauer se corrige à la fin de son livre, affirmant que la « société capitaliste en général ne leur permet pas (aux Juifs) de se conserver en tant que nation » (Idem., p. 389.) et les assimile aux autres nations. La raison en est, paraît-il, que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation » (Idem., p. 388.), alors qu’une telle région existe, par exemple, chez les Tchèques qui, d’après Bauer, doivent se conserver comme nation. Bref, la cause en est dans l’absence de territoire.

    Raisonnant ainsi, Bauer voulait démontrer que l’autonomie nationale ne peut pas être la revendication des ouvriers juifs (Idem., p. 396.), mais il a, de ce fait, renversé, sans le faire exprès, sa propre théorie, qui nie la communauté du territoire, comme l’un des indices de la nation.

    Mais Bauer va plus loin. Au début de son livre, il déclare résolument que « les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et n’en forment pas moins une nation ». (Idem., p. 2.) Mais à peine arrivé à la page 130, il change de front en déclarant avec non moins de résolution : « Il n’est pas douteux qu’aucune nation n’est possible sans une langue commune » (Cf. la Question nationale et la social-démocratie, p. 130.) (souligné par nous. J.S.).

    Bauer voulait démontrer ici que « la langue est l’instrument le plus important des relations entre les hommes » (Idem., p. 130.), mais, en même temps, il a démontré aussi, sans le faire exprès, ce qu’il ne se proposait pas de démontrer, à savoir : la carence de sa propre théorie de la nation, qui nie l’importance de la communauté de la langue.

    C’est ainsi que se dément elle-même cette théorie cousue de fil idéaliste.

     II. — Le mouvement national

    La nation n’est pas simplement une catégorie historique, mais une catégorie historique d’une époque déterminée, de l’époque du capitalisme ascendant. Le processus de liquidation du féodalisme et de développement du capitalisme est en même temps le processus de constitution des hommes en nations. Il en va ainsi, par exemple, en Europe occidentale. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Italiens, etc., se sont constitués en nations, alors que s’effectuait la marche victorieuse du capitalisme qui triomphait du morcellement féodal.

    Mais la formation des nations y signifiait du même coup leur transformation en Etats nationaux indépendants. Les nations anglaises, françaises et autres sont, en même temps, des Etats anglais, etc. L’Irlande, restée en dehors de ce processus, ne change rien au tableau d’ensemble.

    Il en va un peu autrement dans l’Europe orientale. Alors qu’en Occident les nations se sont développées en Etats, en Orient se sont formés des Etats multinationaux, Etats composés de plusieurs nationalités. Telles l’Autriche-Hongrie, la Russie. En Autriche, les Allemands se sont avéré les plus évolués sous le rapport politique ; aussi se sont-ils chargés, eux, de réunir les nationalités autrichiennes dans un Etat. En Hongrie, les Magyars, noyau de nationalités hongroises, se sont avérés les plus aptes à s’organiser en Etat ; et ce sont encore eux les unificateurs de la Hongrie. En Russie, le rôle d’unificateurs des nationalités a été assumé par les Grands-Russes, qui avaient à leur tête une forte bureaucratie militaire de la noblesse, organisée et historiquement constituée.

    Il en a été ainsi en Europe orientale.

    Ce mode particulier de constitution des Etats ne pouvait avoir lieu que dans les conditions du féodalisme non encore liquidé, dans les conditions d’un capitalisme faiblement développé, lorsque les nationalités refoulées à l’arrière-plan n’avaient pas encore eu le temps de se consolider économiquement, pour se constituer en nations.

    Mais le capitalisme commence à se développer aussi dans les Etats de l’Europe orientale. Le commerce et les voies de communication se développent. De grandes villes surgissent. Les nations se consolident économiquement. Le capitalisme, ayant fait irruption dans la vie calme des nationalités refoulées, les agite et les met en mouvement. Le développement de la presse et du théâtre, l’activité du Reichsrat (en Autriche) et de la Douma (en Russie), contribuent à renforcer les « sentiments nationaux ». L’intelligentzia qui s’est formée, se pénètre de l’« idée nationale », et agit dans la même direction…

    Mais les nations refoulées, éveillées à la vie propre, ne se constituent plus en Etats nationaux indépendants : elles rencontrent sur leur chemin la résistance vigoureuse des couches dirigeantes des nations maîtresses, placées depuis longtemps déjà à la tête de l’Etat. —Trop tard !…

    C’est ainsi que se constituent en nations les Tchèques, les Polonais, etc., en Autriche ; les Croates, etc., en Hongrie ; les Lettons, les Lituaniens, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Arméniens, etc., en Russie. Ce qui était une exception en Europe occidentale (Irlande) est devenu la règle en Orient.

    En Occident, l’Irlande a répondu au régime d’exception par un mouvement national. En Orient, les nations réveillées devaient répondre de même.

    Ainsi, se sont formées les conditions qui poussèrent les jeunes nations de l’Est européen à la lutte.

    La lutte s’engagea et s’enflamma, à proprement parler, non pas entre les nations dans leur ensemble, mais entre les classes dominantes des nations maîtresses et des nations refoulées. La lutte est menée ordinairement ou par la petite bourgeoisie citadine de la nation opprimée contre la grande bourgeoisie de la nation maîtresse (Tchèques et Allemands) ; ou par la bourgeoisie rurale de la nation opprimée contre les grands propriétaires fonciers de la nation dominante (les Ukrainiens en Pologne) ; ou bien par toute la bourgeoisie « nationale » des nations opprimées contre la noblesse régnante de la nation maîtresse (Pologne, Lituanie, Ukraine en Russie).

    La bourgeoisie détient le principal rôle.

    Le marché, voilà la question essentielle pour la jeune bourgeoisie. Ecouler ses marchandises et sortir victorieuse dans la concurrence avec la bourgeoisie d’une autre nationalité, tel est son but. De là, son désir de s’assurer son marché « propre », « national ». Le marché est la première école où la bourgeoisie apprend le nationalisme.

    Mais les choses, ordinairement, ne se bornent pas au marché. A la lutte vient se mêler la bureaucratie semi-féodale, semi-bourgeoise de la nation dominante, avec ses méthodes de la « poigne et de la défense expresse ». La bourgeoisie d’une nation maîtresse, qu’elle soit petite ou grande, il n’importe, acquiert la possibilité de venir à bout de son concurrent « plus vite » et « plus résolument ». Les « forces » s’unissent, et toute une série de mesures restrictives commencent à s’exercer contre la bourgeoisie « allogène », mesures dégénérant en répression. De la sphère économique, la lutte est reportée dans la sphère politique. La restriction de la liberté de déplacement, les entraves à l’usage de la langue, la restriction des droits électoraux, la réduction du nombre des écoles, les entraves à l’exercice de la religion, etc., pleuvent dru sur la tête du « concurrent ». Certes, de telles mesures ne servent pas seulement les intérêts des classes bourgeoises de la nation maîtresse, mais aussi les buts spécifiques, les buts de caste, pour ainsi dire, de la bureaucratie régnante. Mais au point de vue des résultats, cela est absolument indifférent : les classes bourgeoises et la bureaucratie marchent en l’occurrence la main dans la main, qu’il s’agisse de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie, peu importe.

    Pressée de toutes parts, la bourgeoisie de la nation opprimée entre naturellement en mouvement. Elle en appelle à « son peuple » et commence à invoquer à grands cris la « patrie », faisant passer sa propre cause pour celle du peuple entier. Elle recrute pour elle-même une armée parmi ses « compatriotes » dans l’intérêt… de la « patrie ». Et le « peuple » ne reste pas toujours indifférent aux appels, il se rassemble autour de son drapeau : la répression d’en haut l’atteint, lui aussi, et provoque son mécontentement.

    C’est ainsi que commence le mouvement national.

    La force du mouvement national est fonction du degré de participation à ce mouvement des vastes couches de la nation, du prolétariat et de la paysannerie.

    Le prolétariat se rangera-t-il sous le drapeau du nationalisme bourgeois, cela dépend du degré de développement des contradictions de classe, de la conscience et de l’organisation du prolétariat. Le prolétariat conscient possède son propre drapeau éprouvé, et point n’est besoin pour lui de se ranger sous le drapeau de la bourgeoisie.

    En ce qui concerne les paysans, leur participation au mouvement national dépend avant tout du caractère de la répression. Si la répression heurte les intérêts de la « terre », comme ce fut le cas en Irlande, les grandes masses de paysans se rangent aussitôt sous le drapeau du mouvement national.

    D’un autre côté, si, par exemple en Géorgie, il n’y a pas de nationalisme anti-russe tant soit peu sérieux, c’est d’abord parce qu’il n’y a point là-bas de grands propriétaires fonciers russes ou de grosse bourgeoisie russe, qui pourraient alimenter un tel nationalisme dans les masses. Il existe en Géorgie un nationalisme antiarménien, mais c’est parce qu’il y a encore là-bas, une grande bourgeoisie arménienne qui, battant la petite bourgeoisie géorgienne non encore affermie, pousse cette dernière au nationalisme anti-arménien.

    Suivant ces facteurs, le mouvement national ou bien prend un caractère de masse, en gagnant toujours du terrain (Irlande, Galicie), ou bien il se transforme en une suite de petites échauffourées et dégénère en scandale et « lutte » pour les enseignes de boutiques (certaines petites villes de Bohême).

    Le contenu du mouvement national ne peut, évidemment, pas être le même partout : il dépend entièrement des revendications diverses formulées par le mouvement. En Irlande, le mouvement revêt un caractère agraire ; en Bohême, un caractère de « langue » ; ici, on réclame l’égalité civile et la liberté confessionnelle ; là, ses fonctionnaires « à soi » ou une Diète à soi. Les revendications diverses laissent entrevoir souvent des traits divers caractérisant la nation en général (langue, territoire, etc.). Chose à retenir, c’est que nulle part on ne trouve la revendication concernant l’universel « caractère national » bauerien. Et cela se conçoit : le « caractère national », pris en lui-même, est insaisissable, et, comme l’a justement fait remarquer I. Strasser, « on ne saurait s’en servir pour faire de la politique ». (Voir son Der Arbeiter und dit Nation, 1912, p. 33.)

    Tels sont, en somme, les formes et le caractère du mouvement national.

    De ce qui précède, il résulte nettement que la lutte nationale dans les conditions du capitalisme ascendant, est une lutte des classes bourgeoises entre elles. Parfois, la bourgeoisie réussit à entraîner dans le mouvement national le prolétariat, et alors la lutte nationale prend, en apparence, un caractère « populaire général », mais rien qu’en apparence. Dans son essence, elle reste toujours bourgeoise, avantageuse et souhaitable principalement pour la bourgeoisie.

    Mais il ne s’ensuit nullement que le prolétariat ne doit pas lutter contre la politique d’oppression des nationalités.

    Les restrictions à la liberté de déplacement, la privation des droits électoraux, les entraves à l’usage de la langue, la réduction du nombre des écoles et autres mesures répressives atteignent les ouvriers autant que la bourgeoisie, sinon davantage. Une telle situation ne peut que freiner le libre développement des forces spirituelles du prolétariat des nations assujetties. On ne peut parler sérieusement du plein développement des dons spirituels de l’ouvrier tatar ou juif, alors qu’on ne lui permet pas d’user de sa langue maternelle dans les réunions et les conférences, alors qu’on lui ferme ses écoles.

    Mais la politique de répression nationaliste est, d’un autre côté encore, dangereuse pour la cause du prolétariat. Elle détourne l’attention des grandes couches de la population des questions sociales, des questions de lutte de classe, vers les questions nationales, vers les questions « communes » au prolétariat et à la bourgeoisie. Et cela crée un terrain favorable pour prêcher le mensonge de l’« harmonie des intérêts », pour estomper les intérêts de classe du prolétariat, pour asservir moralement les ouvriers. Ainsi, une barrière sérieuse est dressée devant l’œuvre d’unification des ouvriers de toutes les nationalités. Si une partie considérable des ouvriers polonais demeure jusqu’ici moralement asservie par les nationalistes bourgeois ; si elle demeure jusqu’ici à l’écart du mouvement ouvrier international, c’est surtout parce que la politique séculaire anti-polonaise des « détenteurs du pouvoir » prête le terrain à une telle servitude, rend difficile l’affranchissement des ouvriers de cette servitude.

    Mais la politique de répression ne s’en tient pas là. Du « système » d’oppression elle passe souvent au « système » d’excitation des nations l’une contre l’autre, au « système » de massacres et de pogroms. Evidemment, ce dernier n’est pas toujours ni partout possible, mais là où il est possible — en l’absence des libertés élémentaires — il prend souvent des proportions effrayantes, menaçant de noyer dans le sang et les larmes l’œuvre de rassemblement des ouvriers. Le Caucase et la Russie méridionale en fournissent nombre d’exemples. « Diviser pour régner », tel est le but de la politique d’excitation. Et dans la mesure où une telle politique réussit, elle constitue le plus grand mal pour le prolétariat, un obstacle des plus sérieux à l’œuvre de rassemblement des ouvriers de toutes les nationalités composant l’Etat.

    Mais les ouvriers sont intéressés à la fusion complète de tous leurs camarades en une seule armée internationale, à leur prompte et définitive libération de la servitude morale à l’égard de la bourgeoisie, au total et libre développement des forces morales de leurs compagnons, à quelque nation qu’ils appartiennent.

    Aussi, les ouvriers luttent-ils et continueront-ils de lutter contre la politique d’oppression des nations sous toutes ses formes, depuis les plus subtiles jusqu’aux plus brutales, de même que contre la politique d’excitation sous toutes ses formes.

    Aussi, la social-démocratie de tous les pays proclame-t-elle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

    Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire : seule la nation elle-même a le droit de décider de son, sort, nul n’a le droit de s’immiscer par la force dans la vie de la nation, de détruire ses écoles et autres institutions, de briser ses us et coutumes, d’entraver l’usage de sa langue, d’amputer ses droits.

    Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie soutiendra toutes les coutumes et institutions possibles et imaginables de la nation. Luttant contre les violences exercées sur la nation, elle ne défendra que le droit de la nation à décider elle-même de son sort, tout en faisant de l’agitation contre les coutumes et institutions nocives de cette nation, afin de permettre aux couches laborieuses de ladite nation de s’en affranchir.

    Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire que la nation peut s’organiser comme bon lui semble. Elle a le droit d’organiser sa vie suivant les principes de l’autonomie. Elle a le droit de lier, avec les autres nations, des rapports fédératifs. Elle a le droit de se séparer complètement. La nation est souveraine, et toutes les nations sont égales en droits.

    Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie défendra n’importe quelle revendication de la nation. La nation a le droit de retourner même à l’ancien ordre de choses, mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie souscrira à une semblable décision de telle ou telle institution de la nation envisagée. Les devoirs de la social-démocratie qui défend les intérêts du prolétariat, et les droits de la nation constituée par diverses classes sont deux choses différentes.

    Luttant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la social-démocratie s’assigne pour but de mettre un terme à la politique d’oppression de la nation, de la rendre impossible et de saper ainsi la lutte des nations, de l’émousser, de la réduire au minimum.

    C’est ce qui distingue essentiellement la politique du prolétariat conscient de la politique de la bourgeoisie, qui cherche à approfondir et amplifier la lutte nationale, à poursuivre et accentuer le mouvement national.

    C’est pour cela précisément que le prolétariat conscient ne peut se ranger sous le drapeau « national » de la bourgeoisie.

    C’est pour cela précisément que la politique dite d’ « évolution nationale », préconisée par Bauer, ne peut devenir la politique du prolétariat. La tentative de Bauer d’identifier sa politique d’ « évolution nationale » avec la politique de « la classe ouvrière moderne » (Cf. le livre de Bauer, p, 166.) est une tentative visant à adapter la lutte de classe des ouvriers à la lutte des nations.

    Les destinées du mouvement national, bourgeois quant à son fond, sont naturellement liées au sort de la bourgeoisie. La chute définitive du mouvement national n’est possible qu’avec la chute de la bourgeoisie. La paix totale ne peut être instaurée que sous le règne du socialisme. Mais réduire la lutte nationale au minimum, la saper à la racine, la rendre au maximum inoffensive pour le prolétariat — cela est possible aussi dans le cadre du capitalisme. Témoin, ne fût-ce que l’exemple de la Suisse et de l’Amérique. Pour cela, il faut démocratiser le pays et permettre aux nations de se développer librement.

     III. — Position de la question

    La nation a le droit de décider librement de son sort. Elle a le droit de s’établir comme bon lui semble, sans empiéter, bien entendu, sur les droits des autres nations. Cela est indiscutable.

    Mais comment précisément doit-elle s’organiser, quelles formes doit épouser sa future constitution, si l’on tient compte des intérêts de la majorité de la nation et, avant tout, du prolétariat ?

    La nation a le droit d’établir son autonomie, elle a le droit même de se séparer. Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle doive le faire quelles que soient les conditions ; que l’autonomie ou la séparation seront toujours et partout avantageuses à la nation, c’est-à dire à sa majorité, c’est-à-dire aux couches travailleuses. Les Tatars transcaucasiens, en tant que nation, peuvent se réunir, disons, à leur Diète, et, soumis à l’influence de leurs beks et moulahs, rétablir chez eux l’ancien ordre de choses, décider leur séparation d’avec l’Etat. Conformément au paragraphe relatif à la libre disposition, ils en ont pleinement le droit. Mais cela sera-t-il conforme à l’intérêt des couches travailleuses de la nation tatar ? La social-démocratie peut-elle voir avec indifférence les beks et les moulahs mener derrière eux les masses dans la solution de la question nationale ? La social-démocratie ne doit-elle pas se mêler de l’affaire et influer dans un sens précis sur la volonté de la nation ? Ne doit-elle pas formuler, pour résoudre la question, un plan concret, le plus avantageux pour les masses tatars ?

    Mais quelle est la solution la plus compatible avec les intérêts des masses travailleuses ? Est-ce l’autonomie, la fédération ou la séparation ?

    Autant de problèmes dont la solution dépend des conditions historiques concrètes entourant la nation donnée.

    Bien plus. Les conditions comme toutes choses se modifient, et une solution juste pour un moment donné peut s’avérer tout à fait inacceptable pour un autre moment.

    Au milieu du XIXe siècle, Marx fut partisan de la séparation de la Pologne russe, et il avait raison parce qu’alors il s’agissait d’affranchir une culture supérieure d’une culture inférieure qui la détruisait. Et la question se posait à ce moment non pas seulement en théorie, non pas de façon académique, mais dans la pratique, dans la vie même…

    A la fin du XIXe siècle, les marxistes polonais se prononcent déjà contre la séparation de la Pologne, et ils ont raison à leur tour, puisque durant les cinquante dernières années, des changements profonds étaient survenus dans le sens d’un rapprochement économique et culturel de la Russie et de la Pologne. En outre, pendant cette période, le problème de la séparation était devenu d’objet pratique qu’il avait été, un objet de discussions académiques, qui ne passionnaient sans doute que les intellectuels à l’étranger. Cela n’exclut pas, bien entendu, la possibilité de certaines conjonctures intérieures et extérieures, où le problème de la séparation de la Pologne peut à nouveau s’inscrire à l’ordre du jour.

    Il s’ensuit que la solution de la question nationale n’est possible qu’en rapport avec les conditions historiques considérées dans leur développement.

    Les conditions économiques, politiques et culturelles entourant la nation donnée, telle est la clé unique pour résoudre la question de savoir comment, précisément, telle ou telle nation doit s’organiser, quelles formes doit revêtir sa future Constitution. Il est possible qu’une solution particulière de la question s’impose pour chaque nation. Où il est nécessaire de poser dans un sens dialectique le problème, c’est bien ici, dans la question nationale.

    Cela étant, nous devons nous prononcer résolument contre un moyen très répandu, mais aussi très simpliste de « résoudre » la question nationale, moyen dont l’origine remonte au Bund. Nous parlons de la méthode facile consistant à se référer à la social-démocratie autrichienne et à la social-démocratie des Slaves méridionaux [La social-démocratie des Slaves méridionaux milite dans le Sud de l’Autriche.], qui, elles, auraient déjà résolu la question nationale et auxquelles, les social-démocrates russes devraient simplement emprunter la solution. Avec cela, on présume que tout ce qui est, disons, juste pour l’Autriche, l’est aussi pour la Russie. On perd de vue le plus important et le plus décisif en ce cas : les conditions historiques concrètes existant en Russie, en général, et dans la vie de chaque nation prise à part, au sein de la Russie, en particulier.

    Ecoutez, par exemple, le bundiste connu V. Kossovski :

    « Lorsqu’au IVe congrès du Bund on discuta le côté principe de la question [il s’agit de la question nationale. J.S.], la solution du problème proposée par un des délégués dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux obtint l’approbation générale. » (Voir V. Kossovski : les Questions de nationalité, p. 16-17, 1907.)

    [Le IVe congrès du Bund se tint fin avril 1901, à Biélostok. Le congrès proclama que « la notion de « nationalité » est applicable aussi au peuple juif » ; que la Russie doit se transformer en une fédération de nationalités avec une autonomie totale pour chacune d’elles, indépendamment du territoire qu’elles occupent ; il formula, à la place de son ancienne revendication de l’égalité civique, le mot d’ordre de l’égalité nationale et exigea la réorganisation du P.O.S.D.R. sur des bases fédératives. Ces résolutions, aussi bien que la revendication formulée à ce congrès et soutenue ensuite dans la presse du Bund, relative à l’ « autonomie culturelle-nationale », provoquèrent, comme on le sait, une violente polémique contre le Bund de la part de l’ancienne Iskra et, notamment, de la part de Lénine (voir ses articles dans les tomes V et VI de ses Œuvres complètes).]

    Résultat : « le congrès adopta à l’unanimité… » L’autonomie nationale.

    C’est tout ! Ni analyse de la réalité russe, ni examen, des conditions de vie des Juifs en Russie : d’abord on emprunta la solution au Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, puis on « approuva », et puis on « adopta à l’unanimité » ! C’est ainsi que les bundistes posent et « résolvent » la question nationale en Russie…

    Cependant, l’Autriche et la Russie présentent des conditions absolument différentes. C’est ce qui explique que la social-démocratie d’Autriche, qui a adopté un programme national à Brünn (1899) [Le congrès de Brünn de la social-démocratie autrichienne siégea du 24 au 29 septembre 1899. Le point central des débats fut la question nationale. Le congrès rejeta le projet de résolution proposé par la social-démocratie des Slaves méridionaux, qui défendait l’idée de l’autonomie culturelle-nationale exterritoriale. Il adopta la résolution proposée par la commission exécutive unifiée (Comité central), demandant l’union des régions nationalement délimitées ; cette résolution fut, de la sorte, un compromis entre les social-démocrates austro-allemands qui défendaient l’idée d’un Etat centralisé, et les social-démocrates slaves-méridionaux, tchèques et autres, qui s’en tenaient à des positions nationalistes. Pour ce qui est de la question d’organisation, le congrès de Brünn alla encore plus loin que le congrès de Wimberg (voir note p. 43), dans la voie de la séparation des groupes social-démocrates nationaux, en faisant également de la direction centrale du Parti un organisme fédératif, composé des comités exécutifs des organisations social-démocrates nationales (allemande, tchèque, polonaise, ruthène [ukrainienne], italienne et slave-méridionale).] dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux (avec, il est vrai, quelques amendements insignifiants), aborde la question d’une façon, pour ainsi dire, tout à fait non russe et, bien entendu, la résout de même.

    Tout d’abord, la façon de poser la question. Comment les théoriciens autrichiens de l’autonomie nationale, les commentateurs du programme national de Brünn et de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, Springer et Bauer posent-ils la question ?

    « Ici — dit Springer — nous laissons sans réponse la question de savoir si, en général, un Etat de nationalités est possible et si, en particulier, les nationalités autrichiennes sont dans l’obligation de constituer un seul tout politique ; considérons ces questions comme résolues. Pour celui qui n’est pas d’accord avec ladite possibilité et nécessité, notre investigation sera évidemment sans fondement. Notre thème porte : les nations données sont forcées de mener une existence commune ; quelles formes juridiques leur permettront de vivre au mieux ? » (Cf. Sringer : le Problème national, p. 14.) (Souligné par Springer.)

    Ainsi, l’unité de l’Etat autrichien comme point de départ.

    Même opinion de Bauer :

    « Nous partons de cette hypothèse que les nations autrichiennes resteront comme elles le sont actuellement, unies dans l’Etat où elles vivent actuellement, et nous demandons quels seront, dans le cadre de cette union, les rapports des nations entre elles et les rapports de toutes à l’égard de l’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 399.)

    Là encore : l’unité de l’Autriche avant tout.

    La social-démocratie russe peut-elle poser ainsi la question ? Non. Et elle ne peut le faire, parce que, dès le début, elle se place au point de vue du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, point de vue selon lequel la nation a le droit de se séparer. Même le bundiste Goldblatt a reconnu au II’ congrès de la social-démocratie russe que cette dernière ne peut renoncer au point de vue de la libre disposition. Voici ce que disait alors Goldblatt :

    « On ne peut rien objecter au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Au cas où une nation quelconque lutte pour son indépendance, on ne saurait s’y opposer, Si la Pologne ne veut pas convoler en « justes noces » avec la Russie, ce n’est pas à nous de la gêner. »

    Bon. Mais alors il s’ensuit que les points de départ chez les social-démocrates autrichiens et russes, loin d’être identiques, sont, au contraire, diamétralement opposés. Peut-on parler après cela de la possibilité d’emprunter aux Autrichiens leur programme national ?

    Poursuivons. Les Autrichiens pensent réaliser la « liberté des nationalités » au moyen de petites réformes, au pas ralenti. Préconisant l’autonomie nationale comme mesure pratique, ils ne comptent nullement sur un changement radical, sur un mouvement démocratique de libération, qu’ils n’ont pas en perspective. Cependant que les marxistes russes, n’ayant pas de raison de compter sur des réformes, rattachent la question de la « liberté des nationalités » à un changement radical probable, au mouvement démocratique de libération. Et cela change essentiellement les choses en ce qui concerne la destinée probable des nations en Russie.

    « Bien entendu — dit Bauer — il est peu probable que l’autonomie nationale soit le résultat d’une grande décision, d’une action courageuse, résolue. Pas à pas, l’Autriche marchera à l’autonomie nationale, par un processus lent et pénible, à travers une âpre lutte qui vouera la législation et l’administration à un état de paralysie chronique. Non, ce n’est point par le moyen d’un grand acte législatif, mais par une multitude de lois distinctes, rendues pour des régions, des communes distinctes, que sera établi un nouveau régime juridique d’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 422.)

    Springer affirme la même chose :

    « Je sais fort bien — écrit-il — que les institutions de cet ordre

    [les organismes d’autonomie nationale. J.S.]

    se créent non pas en un an, ni en une dizaine d’années. La réorganisation de l’administration prussienne, à elle seule, a nécessité une longue période de temps… Il a fallu une vingtaine d’années à la Prusse pour établir définitivement ses principales institutions administratives. Aussi, qu’on n’aille pas croire que j’ignore combien de temps il faudra à l’Autriche et combien elle rencontrera de difficultés. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 281-282.)

    Tout cela est très précis. Mais les marxistes russes peuvent-ils ne pas lier la question nationale à l’« action courageuse et résolue » ? Peuvent-ils compter sur les réformes partielles, sur une « multitude de lois distinctes », comme moyen de conquérir la « liberté des nationalités » ? Et s’ils ne peuvent ni ne doivent le faire, ne s’ensuit-il pas clairement que les méthodes de lutte et les perspectives chez les Autrichiens et les Russes sont totalement différentes ? Comment peut-on dans cette situation se limiter à l’autonomie nationale unilatérale et bâtarde des Autrichiens ? De deux choses l’une : ou bien les partisans des emprunts aux programmes ne comptent pas sur l’« action courageuse et résolue », ou bien ils comptent sur celle-ci, mais « ne savent ce qu’ils font ».

    Enfin, la Russie et l’Autriche sont placées devant des objectifs immédiats totalement différents, ce qui fait que les méthodes s’imposent, également différentes pour résoudre la question nationale. L’Autriche vit dans les conditions du parlementarisme ; sans Parlement, le développement y est impossible dans les conditions présentes. Mais il n’est pas rare de voir la vie parlementaire et la législation de l’Autriche s’arrêter complètement en raison des conflits violents entre les partis nationaux. C’est ce qui explique la crise politique chronique dont l’Autriche souffre depuis longtemps. Cela étant, la question nationale y constitue le pivot de la vie politique, une question de vie. Aussi n’est-il pas étonnant que les hommes politiques social-démocrates autrichiens s’efforcent de résoudre avant tout, d’une façon ou d’une autre, la question des conflits nationaux, de la résoudre évidemment sur le terrain du parlementarisme déjà existant, par des moyens parlementaires.

    Il en va autrement en Russie. En Russie, d’abord, « grâce à Dieu, il n’y a pas de Parlement ». [Paroles prononcées à la Douma d’Etat, le 24 avril 1908, par V. Kokovtsev, ministre des Finances tsariste (plus tard, premier ministre).] En second lieu — et c’est le principal — le pivot de la vie politique de la Russie, ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire. C’est pourquoi les destinées de la question russe et, partant, celles aussi de la « libération » des nations, sont liées en Russie à la solution du problème agraire, c’est-à-dire à l’abolition des vestiges féodaux, c’est-à-dire à la démocratisation du pays. C’est ce qui explique que la question nationale en Russie apparaît, non comme une question indépendante et décisive, mais comme une partie de la question générale et plus importante de l’émancipation du pays.

    « La stérilité du Parlement autrichien — écrit Springer — n’est due qu’au fait que chaque réforme engendre, au sein des partis nationaux, des contradictions qui en détruisent la cohésion, et c’est pourquoi les chefs des partis évitent soigneusement tout ce qui sent les réformes. Le progrès de l’Autriche n’est concevable, en général, que dans le cas où les nations se verraient attribuer des positions juridiques imprescriptibles ; cela les dispenserait de la nécessité d’entretenir dans le Parlement des détachements de combat permanents et leur permettrait d’entreprendre la solution des problèmes économiques et sociaux. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 36.)

    Même opinion de Bauer :

    « La paix nationale est avant tout nécessaire à l’Etat. L’Etat ne saurait aucunement tolérer que la législation soit suspendue pour cette question éminemment stupide qu’est celle de la langue, pour la moindre dispute de gens excités sur quelque point de la frontière nationale, pour chaque école nouvelle. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 401.)

    Tout cela est compréhensible. Mais il n’est pas moins compréhensible qu’en Russie la question nationale se pose sur un tout autre plan. Ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire qui décide des destinées du progrès en Russie. La question nationale y est une question subordonnée.

    Ainsi, différente est la façon de poser la question, différentes sont les perspectives et les méthodes de lutte, différentes les tâches immédiates. N’est-il pas clair que, devant cet état de choses, seuls des paperassiers qui « résolvent » la question nationale en dehors de l’espace et du temps peuvent prendre exemple sur l’Autriche et se livrer à des emprunts de programmes ?

    Encore une fois : les conditions historiques concrètes comme point de départ, la manière dialectique comme la seule juste manière de poser la question, telle est la clé pour résoudre la question nationale.

     IV. — L’autonomie nationale

    Nous avons parlé plus haut du côté formel du programme national autrichien, des principes méthodologiques qui interdisent aux marxistes russes de prendre simplement exemple sur la social-démocratie autrichienne et de faire leur le programme de celle-ci.

    Parlons maintenant du programme lui-même, quant au fond.

    Ainsi, quel est le programme national des social-démocrates autrichiens ?

    Il se traduit par deux mots : autonomie nationale.

    Cela signifie, en premier lieu, que l’autonomie est octroyée, disons, non à la Bohème ou à la Pologne, peuplées principalement de Tchèques et de Polonais, mais en général aux Tchèques et aux Polonais, indépendamment du territoire, quelle que soit la région de l’Autriche qu’ils occupent.

    Voilà pourquoi cette autonomie est dénommée nationale et non territoriale.

    Cela signifie, en second lieu, que, épars sur les divers points de l’Autriche, les Tchèques, les Polonais, les Allemands, etc., considérés individuellement, comme des personnes distinctes, s’organisent en nations et, comme telles, font partie de l’Etat autrichien. L’Autriche formera, dans ce cas, non pas une union de régions autonomes, mais une union de nationalités autonomes, constituées indépendamment du territoire.

    Cela signifie, en troisième lieu, que les institutions nationales générales, devant être créées à ces fins pour les Polonais, les Tchèques, etc., auront à traiter non pas des questions « politiques », mais uniquement des problèmes de « culture ». Les questions politiques proprement dites seront concentrées dans le Parlement de l’Autriche tout entière (Reichsrat).

    C’est pourquoi cette autonomie est dénommée encore culturelle, culturelle-nationale.

    Et voici le texte du programme adopté par la social-démocratie autrichienne au congrès de Brünn, en 1899. (Voté également par les représentants du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux. Voir les Débats sur la question nationale au congrès du Parti à Brünn, 1906, p. 72.)

    Après avoir mentionné que les « différends nationaux en Autriche mettent obstacle au progrès politique », que « la solution définitive du problème national… est, avant tout, une nécessité culturelle », que « la solution n’est possible que dans une société véritablement démocratique, basée sur le suffrage universel, direct et égal », le programme poursuit :

    « Le maintien et le développement des particularités nationales [Dans la traduction russe de M. Panine (voir le livre de Bauer traduit par Panine), au lieu des « particularités nationales », il est dit « individualités nationales ». Panine a donné une traduction erronée de ce passage ; dans le texte allemand ne figure pas le mot « individualité », mais on y parle de « nationalen Eigenart », c’est-à-dire de particularités, ce qui est loin d’être la même chose.] des peuples d’Autriche ne sont possibles qu’avec la complète égalité de droits et l’absence de toute oppression. Aussi doit-on avant tout rejeter le système du centralisme bureaucratique d’Etat, de même que les privilèges féodaux des différents territoires.

    Dans ces conditions, et seulement dans ces conditions, pourra s’instaurer en Autriche l’ordre national, au lieu des dissensions nationales, et cela sur les bases suivantes :

    1. L’Autriche doit être réorganisée en un Etat représentant l’union démocratique des nationalités.

    2. Au lieu des territoires historiques de la couronne, doivent être constituées des corporations autonomes délimitées nationalement, dans chacune desquelles la législation et l’administration se trouveraient aux mains de Chambres nationales élues au suffrage universel, direct et égal.

    3. Les régions autonomes d’une seule et même nation forment ensemble une union nationale unique, qui règle toutes ses affaires nationales d’une façon parfaitement autonome.

    4. Les droits des minorités nationales sont garantis par une loi spéciale rendue par le Parlement d’Empire.

    Le programme se termine par un appel à la solidarité de toutes les nations d’Autriche. (Cf. Verhandlungen des Gesamtparteitages, à Brünn, 1899.)

    Il n’est pas difficile de remarquer que ce programme a gardé certaines traces de « territorialisme », mais, dans l’ensemble, il formule l’autonomie nationale. Ce n’est pas sans raison que Springer, le premier agitateur en faveur de l’autonomie nationale, l’accueille d’enthousiasme. (Cf. Springer : le Problème national, p. 286.) Bauer, aussi, y souscrit, en le qualifiant de « victoire théorique » (Cf. la Question nationale, p. 549.) de l’autonomie nationale ; seulement, pour plus de clarté, il propose de remplacer le point 4 par une formule plus précise, affirmant la nécessité de « constituer la minorité nationale dans chaque région autonome en une corporation juridique publique », pour gérer les affaires scolaires et autres ayant trait à la culture. (Cf. Idem, p. 555.)

    Tel est le programme national de la social-démocratie autrichienne.

    Examinons ses bases scientifiques.

    Voyons comment la social-démocratie autrichienne défend l’autonomie nationale prêchée par elle.

    Adressons-nous aux théoriciens de cette dernière, à Springer et à Bauer.

    Le point de départ de l’autonomie nationale est la conception de la nation comme union d’individus, indépendante d’un territoire déterminé.

    La nationalité, d’après Springer, ne se trouve en aucune liaison essentielle avec le territoire ; les nations sont des unions de personnes autonomes. (Cf. Springer : le Problème national, p. 19.)

    Bauer parle également de la nation comme d’une « communauté de personnes », qui « ne bénéficie pas d’une domination exceptionnelle dans telle région déterminée ». (Cf. la Question nationale, p. 286.)

    Mais les individus formant la nation ne vivent pas toujours en une seule masse compacte ; ils se divisent souvent en groupes qui, sous cet aspect, s’incrustent dans des organismes nationaux étrangers. C’est le capitalisme qui les pousse dans diverses régions et villes, à la recherche d’un gagne-pain. Mais en pénétrant dans des régions nationales étrangères où ils constituent des minorités, ces groupes ont à souffrir, de la part des majorités nationales locales, des entraves à l’usage de leur langue, aux écoles, etc. D’où les conflits nationaux. D’où le caractère « impropre » de l’autonomie territoriale. La seule issue à cette situation, selon Springer et Bauer, c’est d’organiser les minorités de telle nationalité, éparses sur divers points de l’Etat, en une seule union nationale comprenant toutes les classes. Seule une telle union pourrait défendre, selon eux, les intérêts culturels des minorités nationales ; elle seule est capable de mettre fin aux dissensions nationales.

    « Il est nécessaire — dit Springer — de donner aux nationalités une organisation rationnelle, de les doter de droits et de devoirs… » (Cf. le Problème national, p. 74.) Evidemment, « la loi est facile à créer, mais exerce-t-elle l’action que l’on en attend ? »… « Si l’on veut créer une loi pour les nations, il importe, avant tout, de créer les nations elles-mêmes… » (Cf. Idem, p. 88-89.) « Sans constituer de nationalités, il est impossible de créer le droit national et de faire cesser les dissensions nationales ». (Cf. Idem., p. 89.)

    Bauer se prononce dans le même sens quand il formule comme « revendication de la classe ouvrière » la « constitution des minorités en corporations juridiques publiques sur la base du principe personnel ». (Cf. la Question nationale, p. 552.)

    Mais comment organiser les nations ? Comment déterminer l’appartenance d’un individu à telle ou telle nation ?

    « Cette appartenance — dit Springer — est établie par des matricules nationaux ; chaque individu habitant la région doit déclarer son appartenance à une nation quelconque. » (Cf. le Problème national, p. 226.)

    « Le principe personnel — dit Bauer — suppose que la population se divisera par nationalités… sur la base des déclarations librement faites par les citoyens majeurs », c’est pour cela justement que « doivent être établis des cadastres nationaux. » (Cf. la Question nationale, p. 368.)

    Et plus loin :

    « Tous les Allemands — dit Bauer — dans les régions nationales homogènes, puis tous les Allemands portés sur les cadastres nationaux des régions mixtes, constituent la nation allemande et élisent un conseil national. » (Cf. Idem, p. 375.)

    Il faut en dire autant des Tchèques, des Polonais, etc.

    « Le conseil national — d’après Springer — est un Parlement culturel-national, auquel il appartient d’établir les lois fondamentales et d’approuver les moyens nécessaires pour pourvoir à l’œuvre scolaire nationale, à la littérature nationale, aux arts et aux sciences, pour créer des académies, des musées, des galeries, des théâtres, etc. » (Cf. le Problème national, p. 234.)

    Telles sont l’organisation de la nation et l’institution centrale de cette dernière.

    En créant de telles institutions comprenant toutes les classes, le Parti social-démocrate autrichien cherche, selon Bauer, à

    « faire de la culture nationale… le patrimoine du peuple entier et, par ce seul moyen possible, à souder tous les membres de la nation en une communauté nationale-culturelle. » (Cf. la Question nationale, p. 553.) (souligné par nous. J. S.).

    On pourrait croire que tout cela ne concerne que l’Autriche. Mais Bauer n’est pas d’accord sur ce point. Il affirme résolument que l’autonomie nationale est obligatoire aussi dans les autres Etats composés, comme l’Autriche, de plusieurs nationalités.

    « A la politique nationale des classes possédantes, à la politique de conquête du pouvoir dans l’Etat de nationalités, le prolétariat de toutes ces nations oppose, selon Bauer, sa revendication de l’autonomie nationale. » (Cf. la Question nationale, p. 337.)

    Puis, substituant insensiblement l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes, Bauer poursuit :

    « C’est ainsi que l’autonomie nationale, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, devient inévitablement le programme constitutionnel du prolétariat de toutes les nations habitant l’Etat de nationalités. » (Idem, p. 333.)

    Mais il va encore plus loin. Il croit fermement que les « unions nationales » comprenant toutes les classes, constituées » par lui et par Springer, serviront en quelque sorte de prototype à la future société socialiste. Car il sait que « l’ordre social socialiste… démembrera l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Idem, p. 555.), qu’en régime socialiste se fera le « groupement de l’humanité en des sociétés nationales autonomes » (Idem., p. 556.) ; que, « de cette façon, la société socialiste offrira sans aucun doute un tableau, bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » (Idem., p. 543.) ; que, par conséquent, « le principe socialiste de la nationalité est la synthèse suprême du principe national et de l’autonomie nationale ». (Idem., p. 542.)

    Cela suffit, je pense…

    Tel est le fondement donné à l’autonomie nationale dans les ouvrages de Bauer et de Springer.

    Ce qui saute aux yeux, tout d’abord, c’est la substitution absolument incompréhensible, et que rien ne justifie, de l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. De deux choses l’une : ou bien Bauer n’a pas compris ce qu’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien, l’ayant compris, il le restreint consciemment, on ne sait dans quel but. Car il n’est pas douteux que : a) l’autonomie nationale implique l’unité de l’Etat de nationalités, tandis que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes sort du cadre de cette unité ; b) la libre disposition confère à la nation la plénitude des droits, tandis que l’autonomie nationale ne lui confère que les droits « culturels ». Premier point.

    En second lieu, une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures apparaît parfaitement possible dans l’avenir, où telle ou telle nationalité se décidera à quitter l’Etat de nationalités, l’Autriche, par exemple : les social-démocrates ruthènes n’ont-ils pas déclaré au congrès du Parti, à Brünn, qu’ils sont prêts à unir les « deux parties » de leur peuple en un tout unique ? (Débats sur la question nationale au congrès du Parti de Brünn, p. 48.) Que devient alors l’autonomie nationale, « inévitable pour le prolétariat de toutes les nations » ?

    Qu’est-ce que cette « solution » du problème qui fait tenir mécaniquement les nations sur le lit de Procuste de l’unité de l’Etat ?

    Ensuite. L’autonomie nationale contredit tout le cours du développement des nations. Elle formule le mot d’ordre de l’organisation des nations, mais peut-on les souder artificiellement si la vie, si le développement économique en détache des groupes entiers qu’il disperse dans diverses régions ? Il n’est pas douteux qu’aux premiers stades du capitalisme, les nations tendent à se grouper. Mais il n’est pas douteux non plus qu’aux stades supérieurs du capitalisme commence le processus de dispersion des nations, le processus de séparation d’avec les nations, de toute une série de groupes qui s’en vont à la recherche d’un gagne-pain et qui, ensuite, émigrent définitivement vers d’autres régions de l’Etat ; ce faisant, les émigrants perdent leurs anciennes relations, en acquièrent de nouvelles dans les lieux nouveaux, s’assimilent, de génération en génération, des mœurs et goûts nouveaux, et peut-être aussi une langue nouvelle.

    On se demande : est-il possible de réunir de tels groupes dissociés les uns des autres en une seule union nationale ? Où sont ces anneaux miraculeux à l’aide desquels il serait possible d’unir ce qu’on ne peut unir ? Est-il concevable de « resserrer en une seule nation », par exemple, les Allemands des pays de la Baltique et de la Transcaucasie ? Si tout cela est inconcevable et impossible, qu’est-ce qui distingue, en ce cas, l’autonomie nationale de l’utopie des nationalistes du passé, qui tentaient de faire tourner à rebours la roue de l’histoire ?

    Mais la cohésion et l’unité de la nation ne décroissent pas seulement par suite de la migration. Elles décroissent encore du dedans, par suite de l’aggravation de la lutte de classes. Aux premiers stades du capitalisme, on peut encore parler de la « communauté culturelle » du prolétariat et de la bourgeoisie. Mais avec le développement de la grosse industrie et l’aggravation de la lutte de classes, la « communauté » commence à fondre. On ne saurait parler sérieusement de la « communauté culturelle » d’une nation lorsque les patrons et les ouvriers d’une seule et même nation cessent de se comprendre mutuellement. De quelle « communauté du sort » peut-il être question quand la bourgeoisie a soif de guerre, tandis que le prolétariat déclare la « guerre à la guerre » ? Peut-on avec de tels éléments opposés organiser une seule union nationale de toutes les classes ? Peut-on après cela parler de « rassemblement de tous les membres d’une nation en une communauté nationale culturelle » ? (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 553.) Ne s’ensuit-il pas clairement que l’autonomie nationale contredit tout le cours de la lutte de classes ?

    Mais admettons une minute que le mot d’ordre : « Organisez la nation » soit un mot d’ordre réalisable. On peut encore comprendre les parlementaires nationalistes bourgeois qui s’efforcent d’« organiser » la nation pour recueillir des voix supplémentaires. Mais depuis quand les social-démocrates se préoccupent-ils d’« organiser » la nation, de « constituer » des nations, de « créer » des nations ?

    Qu’est-ce que ces social-démocrates qui, à l’époque d’une aggravation extrême de la lutte de classes, organisent des unions nationales de toutes les classes ? Jusqu’ici, la social-démocratie autrichienne — comme tout autre — avait une seule tâche : organiser le prolétariat. Mais cette tâche a évidemment « vieilli ». Aujourd’hui, Springer et Bauer posent une tâche « nouvelle », plus intéressante : « créer », « organiser » la nation.

    Au reste, la logique oblige : quiconque a accepté l’autonomie nationale doit accepter aussi cette tâche « nouvelle » ; mais accepter cette dernière, c’est abandonner la position de classe, c’est s’engager dans la voie du nationalisme.

    L’autonomie nationale de Springer et de Bauer est une espèce raffinée du nationalisme.

    Et ce n’est nullement par hasard que le programme national des social-démocrates autrichiens fait un devoir de prendre soin du « maintien et du développement des particularités nationales des peuples ». Pensez donc : « maintenir » des « particularités nationales » des Tatars transcaucasiens, telles que l’auto-flagellation pendant les fêtes de « Chakhséi-Vakhséi » ! « Développer » des « particularités nationales » des Géorgiens, telles que le « droit de vengeance » !…

    Un point comme celui-là est tout indiqué dans un programme bourgeois-nationaliste avéré, et s’il s’est trouvé dans le programme des social-démocrates autrichiens, c’est parce que l’autonomie nationale tolère des points comme ceux-là et qu’elle ne les contredit pas.

    Mais ne convenant pas à la société actuelle, l’autonomie nationale convient encore moins à la société socialiste future.

    La prophétie de Bauer sur le « démembrement de l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Voir le début de ce chapitre.) est démentie par tout le cours du développement de l’humanité contemporaine. Les cloisons nationales ne s’affermissent pas, mais se désagrègent et tombent.

    Dès 1840-1850, Marx disait que « déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus… », que « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». (Ces passages sont empruntés au chapitre II (« Prolétaires et communistes ») du Manifeste du Parti communiste de K. Marx et F. Engels, p. 25. Editions Sociales, Paris, 1947.) Le développement ultérieur de l’humanité avec son progrès gigantesque de la production capitaliste, avec son déplacement de nationalités et le rassemblement d’individus sur des territoires toujours plus vastes, confirme nettement l’idée de Marx.

    Le désir de Bauer de présenter la société socialiste sous l’aspect d’« un tableau bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » est une timide tentative de substituer à la conception marxiste du socialisme la conception réformée de Bakounine. L’histoire du socialisme montre que toutes les tentatives de ce genre recèlent des éléments d’une faillite certaine.

    Nous ne parlons même pas de ce « principe socialiste de la nationalité », vanté par Bauer, et qui, à notre avis, substitue au principe socialiste de la lutte de classes le principe bourgeois de la « nationalité ». Si l’autonomie nationale part d’un tel principe douteux, il est nécessaire de reconnaître qu’elle ne peut être que préjudiciable au mouvement ouvrier.

    Ce nationalisme, il est vrai, n’est pas si limpide, car il est habilement masqué sous des phrases socialistes, mais il est d’autant plus nuisible pour le prolétariat. On peut toujours venir à bout du nationalisme ouvertement déclaré ; il n’est pas difficile de le discerner. Bien plus difficile est la lutte contre le nationalisme masqué et méconnaissable sous son masque. Couvert de la cuirasse du socialisme, il est moins vulnérable et plus vivace. Or, vivant parmi les ouvriers, il empoisonne l’atmosphère, en propageant les idées nocives de la méfiance réciproque et de l’isolement des ouvriers des diverses nationalités.

    Mais le préjudice de l’autonomie nationale ne s’arrête pas là. Celle-ci prépare le terrain non seulement pour isoler les nations, mais encore pour morceler le mouvement ouvrier unique. L’idée de l’autonomie nationale crée des prémices psychologiques pour la division du parti ouvrier unique en partis distincts, construits par nationalités. Après le Parti, ce sont les syndicats qui se morcellent, et il en résulte un isolement complet. C’est ainsi que le mouvement de classe unique se brise pour former de petits ruisseaux nationaux distincts.

    L’Autriche, patrie de l’« autonomie nationale », offre les plus tristes exemples de ce phénomène. Le Parti social-démocrate autrichien, autrefois unique, avait commencé à se morceler en partis distincts dès 1897 (congrès du Parti deWimberg). [Le congrès de Vienne (ou de Wimberg, du nom de l’hôtel où il tint ses assises) du Parti social-démocrate autrichien eut lieu du 6 au 12 juin 1897. A ce congrès, le Parti jusque-là uni fut démembré en six groupes social-démocrates nationaux indépendants (allemand, tchèque, polonais, ruthène (ukrainien), italien et slave-méridional), unis simplement par un congrès général et un Comité central commun.]

    Après le congrès du Parti de Brünn (1899), qui adopta l’autonomie nationale, le morcellement s’accentua encore. Enfin, les choses en sont arrivées au point qu’au lieu d’un parti international unique, il en existe maintenant six nationaux, dont le Parti social-démocrate tchèque qui ne veut même pas avoir affaire à la social-démocratie allemande.

    Mais aux Partis sont liés les syndicats. En Autriche, dans les uns comme dans les autres, le principal travail est accompli par les mêmes ouvriers social-démocrates. Aussi pouvait-on craindre que le séparatisme au sein du Parti conduirait au séparatisme dans les syndicats, que ces derniers se scinderaient également. C’est ce qui s’est produit : les syndicats se sont également divisés par nationalités. Maintenant il n’est pas rare de voir les choses en venir au point que les ouvriers tchèques brisent la grève des ouvriers allemands ou participent aux élections municipales avec les bourgeois tchèques contre les ouvriers allemands.

    On voit ainsi que l’autonomie nationale ne résout pas la question nationale. Bien plus : elle l’aggrave et l’embrouille, en créant un terrain favorable à la destruction de l’unité du mouvement ouvrier, à la séparation des ouvriers par nationalités, au renforcement des frictions entre eux.

    Telle est la moisson de l’autonomie nationale.

     V. — Le Bund, son nationalisme, son séparatisme

    Nous avons dit plus haut que Bauer, qui reconnaît que l’autonomie nationale est nécessaire pour les Tchèques, les Polonais, etc., se prononce néanmoins contre une telle autonomie pour les Juifs. A la question : « La classe ouvrière doit-elle réclamer l’autonomie pour le peuple juif ? », Bauer répond que « l’autonomie nationale ne peut être la revendication des ouvriers juifs ». (Cf. la Question nationale, p. 381, 396.) La raison, selon Bauer, c’est que « la société capitaliste ne leur permet pas [aux Juifs. J.S.] de se conserver en tant que nation ». (Cf. Idem, p. 389.)

    Bref : la nation juive cesse d’exister. Par conséquent, pour qui demanderait-on l’autonomie nationale ? Les Juifs s’assimilent.

    Ce point de vue sur la destinée des Juifs, en tant que nation, n’est pas nouveau. Marx l’a émis déjà dans les années 1840-1850 [Cf. sa Contribution à la question juive, 1906. (J.S.) Allusion à l’article de K. Marx : Zur Judenfrage (« Contribution à la question juive »), publié en 1844 dans les Deutsch- Französische Jahrbücher (« Annales franco-allemandes »), où Marx polémisait avec le chef des radicaux libres penseurs allemands, Bruno Bauer, L’article parut à plusieurs reprises, traduit en russe, sous forme de brochure. Voir l’article au tome I des Œuvres de K. Marx et de F. Engels, édition de l’Institut Marx-Engels, 1928. En français, voir : Karl Marx : Oeuvres philosophiques, tome I, p. 163-214, A Costes, Paris, 1927.], songeant principalement aux Juifs allemands. Kautsky l’a repris en 1903 (Cf. son Massacre de Kichinev et la question juive, 1906.), en ce qui concerne les Juifs russes.

    Aujourd’hui, c’est Bauer qui le reprend au sujet des Juifs autrichiens, avec cette différence toutefois qu’il nie non le présent, mais l’avenir de la nation juive.

    L’impossibilité de la conservation des Juifs en tant que nation, Bauer l’explique par le fait que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation ». (Cf. la Question nationale, p. 388.) Cette explication, juste quant au fond, n’exprime cependant pas toute la vérité. La raison en est, avant tout, que parmi les Juifs il n’existe pas de large couche stable, liée à la terre, qui cimenterait naturellement la nation, non seulement comme son ossature, mais encore comme marché « national ».

    Sur 5-6 millions de Juifs russes, 3 ou 4 % seulement sont liés, d’une façon ou d’une autre, à l’agriculture. Les 96 % restants sont occupés dans le commerce, l’industrie, les institutions urbaines et vivent généralement dans les villes ; au surplus, dispersés à travers la Russie, ils ne forment la majorité dans aucune province.

    Ainsi, incrustés en tant que minorités nationales, dans les régions peuplées d’autres nationalités, les Juifs desservent principalement les nations « étrangères », en qualité d’industriels et de commerçants, en qualité de gens exerçant des professions libérales, et ils s’adaptent naturellement aux « nations étrangères » sous le rapport de la langue, etc. Tout cela, avec le déplacement accru des nationalités, propre aux formes évoluées du capitalisme, mène à l’assimilation des Juifs. La suppression des « zones réservées aux Juifs » ne peut qu’accélérer cette assimilation.

    C’est ce qui fait que le problème de l’autonomie nationale pour les Juifs russes prend un caractère un peu singulier : on propose l’autonomie pour une nation dont on nie l’avenir, dont il faut encore démontrer l’existence !

    Et, cependant, le Bund s’est placé sur cette position singulière et chancelante, en adoptant, à son Vie congrès (1905) un « programme national » dans l’esprit de l’autonomie nationale.

    [Le VIe congrès du Bund se tint en octobre 1905 à Zurich (Suisse).

    A ce congrès, le Bund formula définitivement son programme national, en revendiquant la « création d’institutions juridiques publiques » qui « ne peuvent aboutir qu’à l’autonomie ex-territoriale, sous forme d’autonomie culturelle-nationale », « supposant : 1° le retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.) ; 2° la transmission de ces fonctions à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret ».]

    Deux circonstances poussaient le Bund à agir de la sorte.

    La première, c’est l’existence du Bund comme organisation des ouvriers social-démocrates juifs, et seulement juifs. Dès avant 1897, les groupes social-démocrates qui militaient parmi les ouvriers juifs, s’assignaient comme but de créer une « organisation ouvrière spécialement juive ». (Cf. Kastelianski, les Formes du mouvement national, etc., p. 772.)

    C’est en 1897 précisément qu’ils créèrent cette organisation en se groupant dans le Bund. C’était à l’époque où la social-démocratie russe n’existait pas encore de fait comme un tout unique. Depuis, le Bund n’a cessé de croître et de s’étendre, se détachant de plus en plus sur le fond de la grisaille quotidienne de la social-démocratie russe…

    Mais voici qu’arrivent les années 1900-1910. Le mouvement ouvrier de masse commence. La social-démocratie polonaise se développe, entraînant dans la lutte de masse les ouvriers juifs. La social-démocratie russe se développe, gagnant à soi les ouvriers « bundistes ». Le cadre national du Bund, dépourvu de base territoriale, devient étroit.

    Une question se pose devant le Bund : ou bien se laisser résorber dans la vague internationale commune, ou bien défendre son existence indépendante, en tant qu’organisation ex-territoriale. Le Bund opte pour cette dernière solution.

    C’est ainsi que se crée la « théorie » du Bund, comme « représentant unique du prolétariat juif ».

    Mais justifier cette étrange « théorie », d’une façon quelque peu « simple » devient impossible. Il est nécessaire de trouver quelque fondement « de principe », une justification « de principe ». L’autonomie nationale s’est justement trouvée être ce fondement. Le Bund s’en est saisi, en l’empruntant à la social-démocratie autrichienne. N’eût été ce programme chez les Autrichiens, le Bund l’aurait inventé pour justifier « en principe » son existence indépendante.

    Ainsi, après une timide tentative faite en 1901 (IVe congrès), le Bund adopte définitivement le « programme national » en 1905 (VP congrès).

    La seconde circonstance, c’est la situation particulière des Juifs, en tant que minorités nationales distinctes, dans des régions où la majorité massive est constituée par d’autres nationalités.

    Nous avons déjà dit qu’une telle situation sape l’existence des Juifs en tant que nation, les fait entrer dans la voie de l’assimilation. Mais c’est là un processus objectif. Subjectivement, il provoque une réaction dans l’esprit des Juifs et pose la question de la garantie des droits de la minorité nationale, de la garantie contre l’assimilation.

    Prêchant la vitalité de la « nationalité » juive, le Bund ne pouvait manquer de se rallier au point de vue de la « garantie ». Une fois cette position adoptée, il ne pouvait manquer d’accepter l’autonomie nationale. Car s’il est une autonomie à laquelle le Bund ait pu s’accrocher, ce ne pouvait être que l’autonomie nationale, c’est-à-dire culturelle-nationale : pour ce qui est de l’autonomie territoriale politique des Juifs, il ne pouvait même pas en être question vu l’absence, chez ces derniers, d’un territoire déterminé.

    Il est caractéristique que, dès le début, le Bund soulignait le caractère de l’autonomie nationale comme garantie des droits des minorités nationales, comme garantie du « libre développement » des nations. Ce n’est pas par hasard non plus que Goldblatt, le représentant du Bund au IIe congrès de la social-démocratie russe, définissait l’autonomie nationale comme des « institutions leur garantissant [aux nations, J.S.] la pleine liberté du développement culturel ». (Cf. les Procès-verbaux du IIe congrès, p. 176.) La même proposition fut apportée devant la fraction social-démocrate de la IVe Douma par les partisans des idées du Bund…

    C’est ainsi que le Bund se plaça sur la position singulière de l’autonomie nationale des Juifs.

    Nous avons analysé plus haut l’autonomie nationale en général. L’analyse a montré que l’autonomie nationale mène au nationalisme. Nous verrons plus loin que le Bund a abouti au même point. Mais le Bund envisage l’autonomie nationale encore sous un angle spécial, sous l’angle de la garantie des droits des minorités nationales. Examinons la question aussi de ce côté spécial. Cela est d’autant plus nécessaire que la question des minorités nationales — et non seulement les juives, — a, pour la social-démocratie, une sérieuse importance.

    Ainsi, « institutions garantissant » aux nations la « pleine liberté du développement culturel » (souligné par nous, J. S.).

    Mais qu’est-ce que ces « institutions garantissant », etc. ?

    C’est tout d’abord le « conseil national » de Springer-Bauer, quelque chose comme une Diète pour les questions culturelles.

    Mais ces institutions peuvent-elles garantir la « pleine liberté du développement culturel » de la nation ? Des Diètes pour les questions culturelles quelles qu’elles soient, peuvent-elles garantir les nations contre la répression nationaliste ?

    Le Bund croit que oui.

    Or, l’histoire atteste le contraire.

    Dans la Pologne russe, il existait à un moment donné une Diète, une Diète politique, qui s’efforçait évidemment de garantir la liberté du « développement culturel » des Polonais. Non seulement elle n’y réussit pas, mais—au contraire— elle succomba elle-même dans la lutte inégale contre les conditions politiques générales de la Russie.

    En Finlande, il existe depuis longtemps une Diète qui s’efforce également de défendre la nationalité finnoise contre les « attentats », mais réussit-elle à faire beaucoup dans cette direction, cela tout le monde le voit.

    Evidemment, il y a Diète et Diète, et il n’est pas aussi facile de venir à bout de la Diète finlandaise organisée démocratiquement, que de la Diète aristocratique polonaise. Toutefois, le facteur décisif n’est pas la Diète elle-même, mais l’ordre de choses général en Russie ; s’il y avait actuellement en Russie un ordre de choses social et politique aussi brutalement asiatique que dans le passé, aux années de l’abolition de la Diète polonaise, la Diète finlandaise serait dans une situation plus grave. D’autre part, la politique des « attentats » contre la Finlande s’accentue, et on ne saurait dire qu’elle subisse des défaites…

    S’il en est ainsi des vieilles institutions historiquement constituées, des Diètes politiques, à plus forte raison le libre développement des nations ne peut-il être garanti par les Diètes récentes, les institutions récentes et faibles avec cela comme le sont les Diètes « culturelles ».

    Il ne s’agit évidemment pas des « institutions », mais de l’ordre de choses général dans le pays. Pas de démocratisation dans le pays, — pas de garanties non plus pour une « pleine liberté du développement culturel » des nationalités. On peut affirmer avec certitude que plus le pays est démocratique, moins il y a d’« attentats » à la « liberté des nationalités », et plus il y a de garanties contre les « attentats ».

    La Russie est un pays semi-asiatique ; aussi la politique d’« attentats » y revêt-elle souvent les formes les plus brutales, les formes de pogrom ; inutile de dire que les « garanties » sont réduites en Russie à l’extrême minimum.

    L’Allemagne, c’est déjà l’Europe avec une liberté politique plus ou moins grande ; il n’est pas étonnant que la politique d’« attentats » n’y revête jamais les formes d’un pogrom.

    En France, assurément, il y a encore plus de « garanties », parce que la France est plus démocratique que l’Allemagne.

    Nous ne parlons même pas de la Suisse, pays dont le haut démocratisme, bien que bourgeois, permet aux nationalités de vivre librement, qu’elles représentent la minorité ou la majorité, peu importe.

    Ainsi, le Bund fait fausse route en affirmant que les « institutions » peuvent par elles-mêmes garantir le plein développement culturel des nationalités.

    L’on pourra objecter que le Bund considère lui-même la démocratisation en Russie comme la condition préalable à la « création d’institutions » et aux garanties de la liberté. Mais cela est faux. Comme il ressort du Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund [La VIIIe conférence du Bund se tint en septembre 1910 à Lvov (Galicie). La conférence porta principalement son attention sur les questions de la communauté juive et du repos du samedi ; les résolutions adoptées sur ces questions attestaient un nouveau renforcement du nationalisme dans le Bund.], celui-ci pense obtenir la création d’« institutions » sur la base de l’ordre de choses actuel en Russie, en « réformant » la communauté juive.

    « La communauté — a déclaré à cette conférence un des leaders du Bund — peut devenir le noyau de la future autonomie culturelle-nationale. L’autonomie culturelle-nationale est, pour la nation, un moyen de se servir elle-même, un moyen de satisfaire ses besoins nationaux. Sous la forme de la communauté se cache le même contenu. Ce sont les anneaux d’une seule chaîne, les étapes d’une seule évolution. » (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 62.)

    Partant de ce point de vue, la conférence a proclamé la nécessité de lutter « pour la réforme de la communauté juive et sa transformation par voie législative en une institution laïque » (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 83-84.), organisée démocratiquement (souligné par nous, J.S.).

    Il est clair que le Bund considère comme condition et garantie, non pas la démocratisation de la Russie, mais la future « institution laïque » des Juifs, obtenue par la voie de la « réforme de la communauté juive », pour ainsi dire par voie « législative », par la Douma.

    Mais nous avons déjà vu que les « institutions » en elles-mêmes, en l’absence d’un régime démocratique dans l’ensemble de l’Etat, ne peuvent servir de « garanties ».

    Mais encore, qu’en sera-t-il sous le futur régime démocratique ? N’aura-t-on pas besoin, même en régime démocratique, d’institutions spéciales, « institutions culturelles garantissant », etc. ? Où en sont les choses sur ce point, par exemple, dans la Suisse démocratique ?

    Existe-t-il là-bas des institutions culturelles spéciales, dans le genre du « conseil national » de Springer ? Non, elles n’existent pas. Mais les intérêts culturels, par exemple, des Italiens, qui y forment la minorité, n’en souffrent-ils pas ? On ne le dirait guère. D’ailleurs, cela se conçoit : la démocratie, en Suisse, rend superflues toutes « institutions » culturelles spéciales, qui soi-disant « garantissent », etc.

    Ainsi, impuissantes dans le présent, superflues dans l’avenir, telles sont les institutions de l’autonomie culturelle-nationale, telle est l’autonomie nationale.

    Mais elle devient encore plus nuisible quand on l’impose à une « nation » dont l’existence et l’avenir sont sujets à caution. Alors, les partisans de l’autonomie nationale en sont réduits à protéger et à conserver toutes les particularités de la « nation », non seulement utiles, mais aussi nuisibles, à seule fin de « sauver la nation » de l’assimilation, à seule fin de la « sauvegarder ».

    C’est dans cette voie dangereuse que devait inévitablement s’engager le Bund.

    Et il s’y est engagé effectivement. Nous voulons parler des décisions que l’on sait, adoptées aux dernières conférences du Bund sur le « samedi », le « yiddish », etc.

    La social-démocratie cherche à obtenir le droit à la langue maternelle pour toutes tes nations, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait, — il exige que l’on défende « avec une insistance particulière » les « droits de la langue juive » (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 85.) (souligné par nous, J. S.) ; et le Bund lui-même, lors des élections à la IVe Douma, donne la « préférence à celui d’entre eux [c’est-à-dire d’entre les électeurs du deuxième degré], qui s’engage à défendre les droits de la langue juive ». (Voir Compte rendu de la IXe conférence du Bund, 1912, p. 42.)

    Non point le droit général à la langue maternelle, mais le droit spécial à la langue juive, au yiddish ! Que les ouvriers des diverses nationalités luttent avant tout pour leur langue : les Juifs pour la langue juive, les Géorgiens pour la langue géorgienne, etc. La lutte pour le droit général de toutes les nations est chose secondaire. Vous pouvez même ne pas reconnaître le droit à la langue maternelle pour toutes les nationalités opprimées ; mais si vous avez reconnu le droit au yiddish, sachez-le bien : le Bund votera pour vous, le Bund vous « préférera ».

    Mais qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois ?

    La social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait. Il exige que, « par voie législative », soit « assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre jour ». (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 83.)

    Il faut croire que le Bund fera « un pas en avant » et revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives. Et si, pour le malheur du Bund, les ouvriers juifs ont abandonné les vieux préjugés et ne veulent pas fêter le samedi, le Bund, par son agitation pour le « droit au samedi », leur rappellera l’existence du samedi, cultivera chez eux, pour ainsi dire, l’ « esprit du samedi »…

    On comprend, par conséquent, fort bien les « discours ardents » des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des « hôpitaux juifs », cette revendication étant motivée par ceci que « le malade se sent mieux parmi les siens », que « l’ouvrier juif ne se sentira pas à l’aise parmi les ouvriers polonais, qu’il se sentira bien parmi les boutiquiers juifs ». (Idem, p. 68.)

    Garder tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif, fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé le Bund !

    Le camarade Plékhanov avait mille fois raison, en disant que le Bund « adapte le socialisme au nationalisme ». [C’est G. Plékhanov qui employa l’expression : « l’adaptation du socialisme au nationalisme » en parlant des bundistes et des social-démocrates caucasiens dans son article : « Encore une conférence de scission », publié dans le n° 3 du 15 (2) octobre 1912, du journal Pour le Parti (organe des plékhanoviens- « menchéviks-partiitsy », c’est-à-dire fidèle à l’esprit du Parti et des « bolchéviks-partiitsy » — conciliateurs, qui parut de 1912 à 1914). Dans cet article, G. Plékhanov condamnait avec vigueur aussi bien la convocation que les décisions de la conférence des liquidateurs du mois d’août.]

    Evidemment V. Kossovski et les bundistes du même acabit, peuvent traiter Plékhanov de « démagogue » [Allusion à la lettre de V. Kossovski, adressée à la rédaction de la revue des liquidateurs, Nacha Zaria (n° 9-10, 1912) sous le titre de Démagogie impardonnable, où il polémisait contre l’article de G. Plékhanov.

    « Encore une conférence de scission », mentionné dans la note précédente.], — le papier supporte tout — mais quiconque connaît l’activité du Bund comprendra aisément que ces hommes courageux ont simplement peur de dire la vérité sur eux-mêmes et se couvrent de vocables-massues sur la « démagogie »…

    Mais s’en tenant à cette position dans la question nationale, le Bund devait, naturellement, s’engager aussi pour la question d’organisation dans la voie de l’isolement des ouvriers juifs, dans la voie des curies nationales au sein de la social-démocratie. Car telle est la logique de l’autonomie nationale !

    En effet, de la théorie de la « représentation unique » le Bund passe à la théorie de la « délimitation nationale » des ouvriers. Le Bund exige de la social-démocratie russe qu’elle « procède dans sa structure organique à la délimitation par nationalités ». [Voir la Communication sur le VIIe congrès du Bund, p. 7.

    Le VIIIe congrès du Bund se tint à la fin de 1906, à Lvov (Galicie). Le congrès se prononça pour l’adhésion du Bund au P.O.S.D.R., sur la base du statut adopté au IVe congrès (de Stockholm) en faisant cette réserve, toutefois, que « tout en adhérant au P.O.S.D.R. et en acceptant son programme, le Bund garde son programme à lui sur la question nationale ». Après le VIIe congrès, le Bund passa entièrement et définitivement dans la voie menchévik.]

    Et de la « délimitation » il fait « un pas en avant » vers la théorie de l’« isolement ». Ce n’est pas sans raison qu’à la VIIIe conférence du Bund, des propos se sont fait entendre, disant que « l’existence nationale est dans l’isolement ». (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 72.)

    Le fédéralisme en matière d’organisation recèle des éléments de décomposition et de séparatisme. Le Bund marche au séparatisme.

    D’ailleurs, il n’a pas, à proprement parler, d’autre voie à suivre. Son existence même, en tant qu’organisation ex-territoriale, le pousse dans la voie du séparatisme. Le Bund ne possède pas de territoire déterminé ; il œuvre sur les territoires d’ « autrui », cependant que les social-démocraties polonaise, lettone et russe circonvoisines constituent des collectivités territoriales internationales. Mais il en résulte que chaque extension de ces collectivités signifie une « perte » pour le Bund, un rétrécissement de son champ d’action.

    De deux choses l’une : ou bien toute la social-démocratie russe doit être réorganisée sur les bases du fédéralisme national, et alors le Bund acquiert la possibilité de « s’assurer » le prolétariat juif ; ou bien le principe territorial international de ces collectivités reste en vigueur, et alors le Bund se réorganise sur les bases de l’internationalisme, comme cela a lieu dans la social-démocratie polonaise et lettone.

    C’est ce qui explique que le Bund réclame, dès le début, la « réorganisation de la social-démocratie russe sur des bases fédératives ». (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale et de la réorganisation de la social-démocratie russe sur les bases fédératives, 1902, éd. du Bund.)

    En 1906, le Bund cédant à la vague unificatrice venant d’en bas, choisit un moyen terme, en adhérant à la social-démocratie russe. Mais comment y a-t-il adhéré ? Alors que les social-démocraties polonaises et lettones y ont adhéré en vue de travailler paisiblement en commun, le Bund y a adhéré en vue de mener la bataille pour la fédération. C’est ce que disait alors le leader des bundistes Medem :

    « Nous y allons non pour l’idylle, mais pour la lutte. Point d’idylle, et seuls les Manilov [Personnage des Ames mortes de Gogol. Type du rêveur sans conviction, sans caractère.] peuvent l’attendre dans un avenir prochain. Le Bund doit entrer au Parti, armé de pied en cap. » [Voir Naché Slovo, n° 3, p. 24, Vilna, 1906. (J.S.) Naché Slovo (Notre Parole), hebdomadaire bundiste légal, qui paraissait à Vilna en 1906. Il parut au total 9 numéros.]

    Ce serait une erreur d’y voir de la mauvaise volonté de la part de Medem. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais de la position particulière du Bund, en vertu de laquelle il ne peut pas ne pas lutter contre la social-démocratie russe qui est basée sur les principes de l’internationalisme. Or, en la combattant, le Bund compromettait, naturellement, les intérêts de l’unité.

    Finalement, les choses en viennent au point que le Bund rompt officiellement avec la social-démocratie russe, en violant les statuts et en s’unissant, pendant les élections à la IVe Douma, avec les nationalistes polonais contre les social-démocrates polonais. [Allusion à l’élection de la IVe Douma d’Etat du député de Varsovie, Jagello, membre de la « gauche » du Parti socialiste polonais, élu sur la liste du bloc des bundistes et du P.S.P. avec les nationalistes bourgeois juifs contre les voix des électeurs social-démocrates polonais qui formaient la majorité au collège d’électeurs ouvriers.

    La fraction social-démocrate de la IVe Douma d’Etat, grâce à la majorité que les liquidateurs y détenaient alors, accepta dans son sein Jagello qui n’était pas social-démocrate, donnant ainsi son appui à l’acte scissionniste du Bund et approfondissant la scission parmi les ouvriers de Pologne. Voir à ce sujet l’article de Staline : « Jagello, membre ne jouissant pas de tous les droits de la fraction social-démocrate », dans le n° 182 de la Pravda, du 1er décembre 1912.]

    Le Bund a trouvé évidemment que la rupture est le meilleur moyen d’assurer son activité indépendante.

    C’est ainsi que le « principe » de la « délimitation » en matière d’organisation a abouti au séparatisme, à une rupture complète.

    Polémisant sur le fédéralisme avec la vieille Iskra [La vieille Iskra, l’Iskra de la période 1900 à 1903 (jusqu’au n° 51), alors que Lénine prenait une part des plus active à sa rédaction, — s’appelait ainsi pour la distinguer de la nouvelle Iskra, passée aux positions menchéviks. La vieille Iskra menait une lutte des plus acharnée contre le nationalisme du Bund. Une série d’articles de l’Iskra, dont certains de la plume de Lénine, furent consacrés à la critique du Bund et de ses positions dans la question nationale et dans les questions de structure du Parti.], le Bund écrivait jadis :

    « L’Iskra veut nous persuader que les rapports fédératifs du Bund avec la social-démocratie russe doivent affaiblir les liens entre eux. Nous ne pouvons réfuter cette opinion, en nous référant à la pratique russe, pour la simple raison que la social-démocratie russe n’existe pas comme groupement fédératif.

    Mais nous pouvons nous référer à l’expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche, reconstruite sur le principe fédératif en vertu d’une décision du congrès du Parti tenu en 1897. » (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale, etc., 1902, p. 17, édition du Bund.)

    Cela fut écrit en 1902.

    Mais nous sommes maintenant en 1913. Nous avons actuellement la « pratique » russe, et l’ « expérience de la social-démocratie d’Autriche ».

    Que nous disent-elles ?

    Commençons par l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche ».

    Déjà avant 1896, il existe en Autriche un Parti social-démocrate unique. Cette année-là, les Tchèques réclament pour la première fois au congrès international de Londres, une représentation distincte et l’obtiennent. En 1897, au congrès du Parti tenu à Vienne (Wimberg), le Parti unique est officiellement liquidé ; on établit à sa place une union fédérative de six « groupes social-démocrates » nationaux.

    Ensuite ces « groupes » se transforment en Partis indépendants. Les Partis rompent peu à peu la liaison entre eux. A leur suite se disloque la fraction parlementaire, des « clubs » nationaux s’organisent. Viennent ensuite les syndicats, qui se morcellent également par nationalités. On en arrive même jusqu’aux coopératives, au morcellement desquelles les séparatistes tchèques appellent les ouvriers.

    [Voir dans Documente des Separatismus, les termes empruntés à la brochure de Vanek, p. 29. (J.S.) Karl Vanek, social-démocrate tchèque, député au Parlement autrichien (Reichsrat) et au Landtag de Brünn, directeur de la caisse d’assurance-maladie à Brünn, un des chefs des séparatistes tchèques. En 1910, K. Vanek publia dans la revue Rovnost (Egalité) une suite d’articles sous le titre « Voulons-nous être en tutelle ou être libres ? », consacrés à la défense des idées séparatistes et imprégnés de chauvinisme national.

    Ces articles (édités également en brochure), en même temps que d’autres documents furent reproduits dans le recueil Dokumente des Separatismus (« Documents du séparatisme ») » publié par le syndicat autrichien des métallurgistes, qui tentait ainsi d’empêcher le développement de la scission vers laquelle Vanek, Bourian, Toussar et autres chefs des séparatistes tchèques, menaient le mouvement ouvrier tchèque.

    Voici ce que disait le passage, mentionné ici par Staline, de la brochure de K. Vanek : « Comment l’ouvrier tchèque, avant encore que se soit accomplie la renaissance de la société, peut-il espérer sauver de la perte son petit garçon ou sa fillette ou bien leur assurer à l’avenir une existence meilleure que celle qui leur est échue, si les forces consommatrices du peuple tchèque n’estiment pas nécessaire de recourir aux services de leurs propres artisans, marchands et industriels ? »

    « Et comment la masse ouvrière tchèque peut-elle s’attendre à recevoir dans l’Etat futur ce qui lui revient de droit ; à devenir, sous le rapport politique, social et national égale en droits, si elle met â la disposition d’autrui sa base économique, si elle livre aux camarades d’une autre nationalité les possibilités de production, la force résidant dans l’argent ? »]

    Sans compter que l’agitation séparatiste affaiblit chez les ouvriers le sentiment de la solidarité, en les poussant souvent dans la voie des briseurs de grèves.

    Ainsi, l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche » parle contre le Bund, en faveur de la vieille Iskra. Le fédéralisme au sein du Parti autrichien a abouti au séparatisme le plus ignoble, à la désagrégation de l’unité du mouvement ouvrier.

    Nous avons vu plus haut que la « pratique russe » parle dans le même sens. Les séparatistes bundistes, de même que les Tchèques, ont rompu avec l’ensemble de la social-démocratie, de la social-démocratie russe. En ce qui concerne les syndicats, les syndicats bundistes, ils étaient dès le début organisés d’après le principe national, c’est-à-dire qu’ils étaient séparés des ouvriers des autres nationalités.

    L’isolement total, la rupture totale, voilà ce que montre la « pratique russe » du fédéralisme.

    Il n’est pas étonnant que cet état de choses se répercute sur les ouvriers par un affaiblissement du sentiment de solidarité et par la démoralisation, et que cette dernière pénètre aussi au sein du Bund. Nous voulons parler des conflits de plus en plus fréquents entre ouvriers juifs et polonais sur le terrain du chômage. Voici quels propos ont retenti, à ce sujet, à la IXe conférence du Bund :

    « Les ouvriers polonais qui nous évincent, nous les considérons comme des pogromistes, comme des jaunes, nous ne soutenons pas leurs grèves, nous les sabotons. En second lieu, nous répondons à l’évincement par l’évincement : en réponse à la non-admission des ouvriers juifs dans les fabriques, nous ne laissons pas les ouvriers polonais travailler aux établis à bras… Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres. » (Voir le Compte rendu de la IXe conférence du Bund, p. 19.) [Souligné par nous. J. S.].

    C’est ainsi que l’on parle de solidarité à la conférence bundiste.

    On ne peut aller plus loin en matière de « délimitation » et d’ « isolement ». Le Bund est arrivé à ses fins : il délimite les ouvriers des diverses nationalités jusqu’aux rixes, jusqu’aux actes de briseurs de grève. Impossible de faire autrement :

    « Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres… »

    Désorganisation du mouvement ouvrier, démoralisation dans les rangs de la social-démocratie, voilà à quoi mène le fédéralisme bundiste.

    Ainsi, l’idée de l’autonomie nationale, l’atmosphère qu’elle crée, s’est révélée encore plus nuisible en Russie qu’en Autriche.

     VI. — Les Caucasiens, la conférence des liquidateurs

    Nous avons parlé plus haut des flottements d’une partie des social-démocrates caucasiens, qui n’avaient pu résister à la « contagion » nationaliste. Ces flottements se sont exprimés en ce que lesdits social-démocrates ont suivi — si étrange que ce soit — les traces du Bund, en proclamant l’autonomie culturelle-nationale.

    L’autonomie régionale pour l’ensemble du Caucase et l’autonomie culturelle-nationale — pour les nations composant le Caucase— c’est ainsi que ces social-démocrates, qui se rallient, soit dit à propos, aux liquidateurs russes, formulent leur revendication.
    Ecoutons leur leader reconnu, le fameux N. [Pseudonyme de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens, ancien chef du gouvernement menchévik de Géorgie, fut un partisan enragé d’une intervention armée contre l’U.R.S.S.]

    « Tout le monde sait que le Caucase se distingue profondément des provinces centrales, tant par la composition raciale de sa population que par le territoire et l’agriculture. L’exploitation et le développement matériel d’une telle contrée réclament des travailleurs qui soient du pays, connaissant les particularités locales, habitués à la culture et au climat locaux. Il est nécessaire que toutes les lois poursuivant des fins d’exploitation du territoire local soient promulguées sur place et mises en œuvre par les gens du lieu.

    En conséquence, il sera de la compétence de l’organisme central de l’autonomie administrative caucasienne de promulguer les lois sur les questions locales… Ainsi, les fonctions du centre caucasien consistent à promulguer des lois poursuivant des fins d’exploitation économique du territoire local, des fins de prospérité matérielle de la contrée. »

    [Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), 1912, n° 12. (J.S.) Tchvéni Tskhovréba, quotidien des menchéviks géorgiens, parut en 1912 à Koutaïs. Le journal eut dix-neuf numéros. Les passages cités sont empruntés à l’un des articles de N. (Noé Jordania) intitulé : « L’ancien et le nouveau », publié dans les numéros 11-14 de Tchvéni Tskhovréba.]

    Ainsi, autonomie régionale du Caucase.

    Si l’on fait abstraction des motifs quelque peu contradictoires et décousus, invoqués par N., il convient de reconnaître que sa conclusion est juste. L’autonomie régionale du Caucase, jouant dans le cadre de la Constitution de l’Etat tout entier — ce que N. ne nie pas d’ailleurs — est effectivement nécessaire, vu les particularités de la composition et des conditions de vie du pays.

    Cela est aussi reconnu par la social-démocratie russe, qui a proclamé à son IIe congrès « l’autonomie administrative régionale pour les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition de leur population, se distinguent des régions russes proprement dites. »

    Soumettant ce point à l’examen du IIe congrès, Martov l’a motivé, en disant que :

    « les vastes étendues de la Russie et l’expérience de notre administration centralisée, nous donnent lieu de considérer comme nécessaire et utile l’existence d’une autonomie administrative régionale pour des unités aussi importantes que la Finlande, la Pologne, la Lituanie et le Caucase. »

    Mais il s’ensuit que par administration autonome régionale, il faut entendre l’autonomie régionale.

    Mais N. va plus loin. A son avis, l’autonomie régionale du Caucase n’embrasse « qu’un côté de la question ».

    « Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique…

    Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Eglise, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’oeuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé… Il en va autrement des choses culturelles-nationales.

    Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Eglise arménienne.

    A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et Etats. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes.

    Nous proclamons l’autonomie culturelle- nationale des nationalités caucasiennes. » (Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.)

    Bref, la culture n’étant pas le territoire, et le territoire n’étant pas la culture, l’autonomie culturelle-nationale est nécessaire. C’est tout ce que peut dire N. en faveur de cette dernière.

    Nous n’allons pas ici toucher une fois de plus à l’autonomie culturelle-nationale, en général : nous avons déjà parlé plus haut de son caractère négatif. Nous voudrions simplement marquer que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, est encore vide de sens et absurde au point de vue des conditions caucasiennes.

    Et voici pourquoi.

    L’autonomie culturelle-nationale suppose des nationalités plus ou moins développées, à culture, à littérature évoluées. A défaut de ces conditions, cette autonomie perd toute raison d’être, devient une absurdité.

    Or, il existe dans le Caucase toute une série de peuples à culture primitive, parlant une langue particulière, mais dépourvus d’une littérature propre, peuples à l’état de transition par-dessus le marché, qui en partie s’assimilent, en partie continuent à se développer. Comment leur appliquer l’autonomie culturelle-nationale ? Comment agir à l’égard de tels peuples ? Comment les « organiser » en des unions culturelles-nationales distinctes, ce qu’implique sans aucun doute l’autonomie culturelle-nationale ?

    Comment agir envers les Mingréliens, Abkhaz, Adjars, Svanes, Lesghiens, etc., qui parlent des langues différentes, mais qui n’ont pas de littérature propre ? Dans quelles nations les ranger ? Est-il possible de les « organiser » en unions nationales ? Autour de quelles « questions culturelles » les « organiser » ?

    Comment agir envers les Ossètes, dont ceux qui habitent la Transcaucasie sont en voie d’assimilation (mais sont encore loin d’être assimilés) par les Géorgiens, tandis que les Ossètes ciscaucasiens sont en partie assimilés par les Russes, en partie continuent à se développer, créant leur propre littérature ? Comment les « organiser » en une seule union nationale ?

    Dans quelle union nationale ranger les Adjars qui parlent le géorgien, mais vivent de la culture turque et pratiquent l’islamisme ? Ne faut-il pas les « organiser » séparément des Géorgiens sur le terrain de la religion et ensemble avec les Géorgiens sur la base des autres questions culturelles ? Et les Kobouletz ? Et les Ingouches ? Et les Inghiloïts ?

    Qu’est-ce que cette autonomie qui élimine de la liste toute une série de peuples ?

    Non, ce n’est pas une solution de la question nationale, c’est le fruit d’une fantaisie oiseuse.

    Mais admettons l’inadmissible et supposons que l’autonomie culturelle-nationale de notre N., se soit réalisée. A quoi mènera-t-elle, à quels résultats ?

    Considérons, par exemple, les Tatars transcaucasiens, avec leur pourcentage minime d’individus sachant lire et écrire, avec leurs écoles dirigées par les moulahs tout-puissants, avec leur culture pénétrée de l’esprit religieux… Il n’est pas difficile de comprendre que les organiser dans une union culturelle-nationale, c’est mettre à leur tête les moulahs, c’est les jeter en pâture aux moulahs réactionnaires ; c’est créer un nouveau bastion pour l’asservissement spirituel des masses tatars par leur pire ennemi.

    Mais depuis quand les social-démocrates portent-ils l’eau au moulin des réactionnaires ?

    Isoler les Tatars transcaucasiens dans une union culturelle-nationale qui asservit les masses aux pires réactionnaires, est-il possible que les liquidateurs caucasiens n’aient rien pu trouver de mieux à « proclamer » ?…

    Non, ce n’est point là une solution de la question nationale.

    La question nationale, au Caucase, ne peut être résolue que dans ce sens que les nations et les peuples attardés doivent être entraînés dans la voie générale d’une culture supérieure. Seule une telle solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la social-démocratie. L’autonomie régionale du Caucase est acceptable précisément parce qu’elle entraîne les nations attardées dans le développement culturel général, elle les aide à sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle les pousse en avant et leur facilite l’accès des bienfaits de la culture supérieure.

    Cependant que l’autonomie culturelle-nationale agit dans une direction diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs vieilles coquilles, elle les maintient aux degrés inférieurs du développement de la culture et les empêche de monter aux degrés supérieurs de la culture.

    De ce fait l’autonomie nationale paralyse les côtés positifs de l’autonomie régionale, réduit cette dernière à zéro.

    C’est pour cela justement que le type mixte de l’autonomie combinant l’autonomie culturelle-nationale et régionale proposée par N. ne convient pas non plus. Cette combinaison contre nature n’améliore pas les choses, mais les aggrave, car, outre qu’elle freine le développement des nations attardées, elle fait de l’autonomie régionale une arène de collisions entre les nations organisées en unions nationales.

    C’est ainsi que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, se transformerait au Caucase en une absurde entreprise réactionnaire.

    Telle est l’autonomie culturelle-nationale de N. et de ses partisans caucasiens.

    Les liquidateurs caucasiens feront-ils un « pas en avant » et suivront-ils le Bund aussi dans la question d’organisation, c’est ce que l’avenir montrera. L’histoire de la social-démocratie nous apprend que, jusqu’ici, le fédéralisme dans l’organisation a toujours précédé l’autonomie nationale dans le programme.

    Dès 1897, les social-démocrates autrichiens pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation, et ce n’est que deux années plus tard (1899) qu’ils adoptèrent l’autonomie nationale. Les bundistes, pour la première fois, ont parlé nettement de l’autonomie nationale en 1901, cependant qu’ils pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation depuis 1897.

    Les liquidateurs caucasiens ont commencé par la fin, par l’autonomie nationale. S’ils continuent à suivre les traces du Bund, force leur sera de détruire au préalable tout l’actuel édifice d’organisation, bâti déjà dans les dernières années du XIXe siècle, sur les bases de l’internationalisme.

    Mais autant il a été facile d’accepter l’autonomie nationale encore incompréhensible pour les ouvriers, autant il sera difficile de démolir l’édifice bâti durant des années, élevé et choyé par les ouvriers de toutes les nationalités du Caucase. Il suffit d’amorcer cette entreprise d’Erostrate, pour que les ouvriers ouvrent les yeux et comprennent l’essence nationaliste de l’autonomie culturelle-nationale.

    Si les Caucasiens résolvent la question nationale par des procédés ordinaires, au moyen de débats oraux et d’une discussion littéraire, la conférence des liquidateurs de Russie a imaginé, elle, un moyen tout à fait extraordinaire. Moyen facile et simple.

    Ecoutez :

    « Après avoir entendu la communication faite par la délégation caucasienne… sur la nécessité de formuler la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, la conférence, sans se prononcer sur le fond de cette revendication, constate que cette interprétation du point du programme reconnaissant à chaque nationalité le droit de disposer d’elle-même ne va pas à rencontre du sens exact de ce programme. »

    Ainsi, d’abord, « ne pas se prononcer sur le fond de cette » question, et puis, « constater ». Méthode originale…

    Qu’est-ce donc qu’ « a constaté » cette conférence originale ?

    Mais ceci que la « revendication » de l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme reconnaissant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

    Examinons cette thèse.

    Le point relatif à la libre disposition parle des droits des nations.

    [Le point relatif à la libre disposition dans le programme du P.O.S.D.R., adopté au IIe congrès en 1903, portait : « 9. Le droit à la libre disposition pour toutes les nations faisant partie de l’Etat. »]

    D’après ce point, les nations ont droit non seulement à l’autonomie, mais encore à la séparation. Il s’agit de la libre disposition politique.

    Qui les liquidateurs voulaient-ils tromper, en cherchant à interpréter à tort et à travers ce droit, depuis longtemps établi dans toute la social-démocratie internationale, à la libre disposition politique des nations ?

    Ou peut-être les liquidateurs chercheront-ils à biaiser, en s’abritant derrière ce sophisme : c’est que l’autonomie culturelle-nationale, voyez-vous, « ne va pas à l’encontre » des droits des nations ? C’est-à-dire que si toutes les nations d’un Etat donné acceptent de s’organiser sur les bases de l’autonomie culturelle-nationale, elles — la somme donnée de ces nations — en ont pleinement le droit, et nul ne peut leur imposer de force une autre forme de vie politique. C’est nouveau, et c’est bien trouvé.

    Ne convient-il pas d’ajouter que, parlant d’une façon générale, les nations ont le droit d’abolir chez elles la Constitution, de la remplacer par un système d’arbitraire, de revenir à l’ancien ordre de choses, car les nations, et seulement les nations elles-mêmes, ont le droit de décider de leur propre sort. Nous répétons : dans ce sens ni l’autonomie culturelle-nationale, ni l’esprit réactionnaire national quel qu’il soit « ne va à l’encontre » des droits des nations.

    N’est-ce pas ce que voulait dire la respectable conférence ?

    Non, ce n’est pas cela. Elle dit expressément que l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre », non des droits des nations, mais « du sens exact » du programme. Il s’agit ici du programme, et non des droits des nations.

    Cela se conçoit du reste. Si une nation quelconque s’était adressée à la conférence des liquidateurs, celle-ci aurait pu constater tout net que la nation a droit à l’autonomie culturelle-nationale. Or, ce n’est pas une nation qui s’est adressée à la conférence, mais une « délégation » de social-démocrates caucasiens, de social-démocrates pas fameux, il est vrai, mais social-démocrates tout de même. Et ils n’ont pas posé la question des droits des nations, mais la question de savoir si l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas les principes de la social-démocratie, si elle ne va pas à l’ « encontre » « du sens exact » du programme de la social-démocratie.

    Ainsi les droits des nations et le « sens exact » du programme de la social-démocratie, ce n’est pas la même chose.

    Apparemment, il est aussi des revendications qui, sans aller à l’encontre des droits des nations, peuvent aller à l’encontre du « sens exact » du programme.

    Exemple. Le programme des social-démocrates comporte un point relatif à la liberté de confession. D’après ce point, tout groupe d’individus a le droit de confesser toute religion : le catholicisme, l’orthodoxie, etc. La social-démocratie luttera contre toute répression religieuse, contre les persécutions visant les orthodoxes, les catholiques et les protestants. Est-ce à dire que le catholicisme et le protestantisme, etc., « ne vont pas à rencontre du sens exact » du programme ?

    Non. La social-démocratie protestera toujours contre les persécutions visant le catholicisme et le protestantisme ; elle défendra toujours le droit des nations à confesser n’importe quelle religion ; mais en même temps, se basant sur la juste conception des intérêts du prolétariat, elle fera de l’agitation et contre le catholicisme, et contre le protestantisme, et contre l’orthodoxie, afin de faire triompher la conception socialiste.

    Et elle le fera pour cette raison que, sans nul doute, le protestantisme, le catholicisme, l’orthodoxie, etc., « vont à rencontre du sens exact » du programme, c’est-à-dire à rencontre des intérêts bien compris du prolétariat.

    Il faut en dire autant du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Les nations ont le droit de s’établir à leur guise ; elles ont le droit de garder n’importe laquelle de leurs institutions nationales, qu’elle soit nuisible ou utile, personne ne peut (n’en a le droit !) intervenir de force dans la vie des nations.

    Mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie ne luttera pas, ne fera pas de l’agitation contre les institutions nuisibles des nations, contre les revendications irrationnelles des nations. Au contraire, la social-démocratie a le devoir de faire cette agitation et d’influer sur la volonté des nations de telle sorte que ces dernières s’organisent sous la forme la plus appropriée aux intérêts du prolétariat.

    C’est pour cela précisément que, combattant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, elle fera en même temps de l’agitation, par exemple, et contre la séparation des Tatars, et contre l’autonomie culturelle-nationale des nations caucasiennes, car l’une comme l’autre, sans aller à l’encontre des droits de ces nations, vont cependant à l’encontre du « sens exact » du programme, c’est-à-dire des intérêts du prolétariat caucasien.

    Apparemment, les « droits des nations » et le « sens exact » du programme sont deux notions tout à fait différentes. Alors que le « sens exact » du programme exprime les intérêts du prolétariat, formulés scientifiquement dans le programme de ce dernier, les droits des nations peuvent exprimer les intérêts de n’importe quelle classe— bourgeoisie, aristocratie, clergé, etc., suivant la force et l’influence de ces classes.

    Là, les devoirs du marxiste, ici, les droits des nations composées des diverses classes. Les droits des nations et les principes de la social-démocratie peuvent aussi bien aller ou ne pas « aller à rencontre » les uns des autres que, par exemple, la pyramide de Chéops et la fameuse conférence des liquidateurs. Il est tout simplement impossible de les comparer.

    Mais il s’ensuit que la respectable conférence a confondu de la façon la plus impardonnable deux choses absolument différentes. Il en est résulté non pas une solution de la question nationale, mais une chose absurde, suivant laquelle les droits des nations et les principes de la social-démocratie « ne vont pas à l’encontre » les uns des autres ; par conséquent, chaque revendication des nations peut être compatible avec les intérêts du prolétariat ; par conséquent, nulle revendication des nations aspirant à disposer d’elles-mêmes « n’ira à l’encontre du sens exact » du programme !

    Ils n’ont pas ménagé la logique…

    C’est sur la base de cette absurdité qu’a surgi la décision désormais fameuse de la conférence des liquidateurs, suivant laquelle la revendication de l’autonomie nationale-culturelle « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme.

    Mais la conférence des liquidateurs n’enfreint pas seulement les lois de la logique.

    Elle enfreint encore son devoir envers la social-démocratie russe, en sanctionnant l’autonomie culturelle-nationale. Elle enfreint de la façon la plus nette le « sens exact » du programme, car on sait que le IIe congrès qui a adopté le programme a repoussé résolument l’autonomie culturelle-nationale. Voici ce qui a été dit à ce sujet au congrès en question :

    Goldblatt

    [bundiste]

     : J’estime nécessaire la création d’institutions spéciales susceptibles d’assurer la liberté du développement culturel des nationalités, et c’est pourquoi je propose d’ajouter au paragraphe 8 : « et la création d’institutions leur garantissant la pleine liberté du développement culturel ». [C’est là, on le sait, la formule bundiste de l’autonomie culturelle-nalionale. J.S.]

    Martynov indique que les institutions générales doivent être organisées de façon à assurer aussi les intérêts particuliers. Impossible de créer aucune institution spéciale garantissant la liberté du développement culturel de la nationalité.

    Egorov : Dans la question de la nationalité, nous ne pouvons adopter que des propositions négatives, c’est-à-dire que nous sommes contre toutes restrictions de la nationalité. Mais peu nous importe à nous, social-démocrates, de savoir si une nationalité ou une autre se développera comme telle. C’est l’affaire du processus spontané.

    Koltsov : Les délégués du Bund se fâchèrent chaque fois qu’il est question de leur nationalisme. Or, l’amendement apporté par le délégué du Bund revêt un caractère purement nationaliste. On exige de nous des mesures purement offensives pour soutenir même les nationalités qui dépérissent.

    … En conséquence, « l’amendement de Goldblatt est repoussé à la majorité contre trois voix ».

    Ainsi, il est clair que la conférence des liquidateurs est allée « à l’encontre du sens exact » du programme. Elle a dérogé au programme.

    Maintenant, les liquidateurs cherchent à se justifier, en invoquant le congrès de Stockholm qui a prétendument sanctionné l’autonomie culturelle-nationale. Vladimir Kossovski écrit à ce sujet :

    « Comme on le sait, suivant l’accord intervenu au congrès de Stockholm, on avait laissé la liberté au Bund de maintenir son programme national (jusqu’à la solution du problème national au congrès général du Parti). Ce congrès a reconnu que l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas en tout cas le programme général du Parti. » (Voir Nacha Zaria, 1912, n° 9-10, p. 120.)

    Mais les tentatives des liquidateurs sont vaines. Le congrès de Stockholm n’a pas même songé à sanctionner le programme du Bund — il a simplement accepté de laisser provisoirement la question ouverte. L’intrépide Kossovski a manqué de courage pour dire toute la vérité. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Les voici :

    Galine apporte cet amendement : « La question du programme national reste ouverte commise n’ayant pas été examinée par le congrès ». (Pour : 50 voix ; contre : 32.)

    Une voix : « Que signifie, ouverte ? »

    Le président : « Si nous disons que la question nationale reste ouverte, cela signifie que le Bund peut maintenir jusqu’au prochain congrès sa décision dans cette question. » (Voir Naché Slovo (Notre Parole), 1906, n° 8, p. 53.) [Souligné par nous. J. S.]

    Comme vous voyez, le congrès n’a même « pas examiné » la question du programme national du Bund, il l’a simplement laissée « ouverte », en laissant au Bund lui-même le soin de décider du sort de son programme jusqu’au prochain congrès général. En d’autres termes : le congrès de Stockholm a éludé la question, sans donner une appréciation de l’autonomie culturelle-nationale, ni dans l’un ni dans l’autre sens.

    Or, la conférence des liquidateurs s’attelle, de la façon la plus nette, à l’appréciation du problème, reconnaît l’autonomie culturelle-nationale acceptable et la sanctionne au nom du programme du Parti.

    La différence saute aux yeux.

    Ainsi, la conférence des liquidateurs, en dépit des stratagèmes de toute sorte, n’a pas fait avancer d’un seul pas la question nationale.

    Biaiser devant le Bund et les national-liquidateurs caucasiens, c’est tout ce dont elle s’est révélée capable.

     VII. — La question nationale en Russie

    Il nous reste à tracer la solution positive de la question nationale.

    Nous partons du fait que le problème ne peut être résolu qu’en liaison indissoluble avec la situation que traverse la Russie.

    La Russie vit dans une période de transition, où la vie « normale », « constitutionnelle », ne s’est pas encore établie, où la crise politique n’est pas encore résolue. Les journées de tempêtes et de « complications » sont encore à venir. D’où le mouvement, présent et futur, mouvement qui se donne pour but la pleine démocratisation.

    C’est en liaison avec ce mouvement que doit être envisagée la question nationale.

    Ainsi, pleine démocratisation du pays, comme base et condition de la solution du problème national.

    Il convient de tenir compte, lors de la solution du problème, non seulement de la situation intérieure, mais aussi de la situation extérieure. La Russie est située entre l’Europe et l’Asie, entre l’Autriche et la Chine. Le progrès du démocratisme en Asie est inévitable.

    Le progrès de l’impérialisme en Europe n’est pas un effet du hasard. Le capital en Europe commence à se sentir à l’étroit, et il se rue vers d’autres pays, à la recherche de débouchés nouveaux, d’une main-d’œuvre à bon marché, de nouveaux champs d’activité. Mais cela conduit à des complications extérieures et à la guerre.

    Nul ne peut dire que la guerre des Balkans [Allusion à la première guerre des Balkans, commencée en octobre 1912 entre la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, d’une part, et la Turquie, de l’autre. Cette guerre fut le résultat du conflit entre les intérêts des puissances de l’Entente (France, Angleterre, Russie) et ceux des puissances de la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) dans la péninsule balkanique. Cette guerre, aussi bien que la deuxième guerre des Balkans (1913), qui éclata entre les alliés de la veille n’ayant pas su partager le butin, et qui se termina par l’écrasement de la Bulgarie, ne firent que raviver les contradictions impérialistes dans les Balkans ; elles furent le prélude de la guerre impérialiste mondiale.] soit la fin, et non le commencement des complications.

    Il est parfaitement possible qu’une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures intervienne, dans laquelle telle ou telle nationalité de Russie trouvera nécessaire de poser et de résoudre la question de son indépendance. Et, dans ces cas-là, ce n’est évidemment pas aux marxistes à dresser des barrières.

    Il s’ensuit donc que les marxistes russes ne pourront pas se passer du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

    Ainsi, droit de disposer de soi-même comme point indispensable dans la solution du problème national.

    Poursuivons. Comment agir envers les nations qui, pour telles ou telles raisons, préféreront demeurer dans le cadre d’un tout ?

    Nous avons vu que l’autonomie culturelle-nationale n’est pas utilisable.

    En premier lieu, elle est artificielle et non viable, car elle suppose le rassemblement artificiel, dans une seule nation, d’individus que la vie, la vie réelle, sépare et jette aux différents points de l’Etat.

    En second lieu, elle pousse au nationalisme, car elle conduit au point de vue de la « délimitation » des individus par curies nationales, au point de vue de l’ « organisation » des nations, au point de vue de la « conservation » et de la culture des « particularités nationales », chose qui ne sied pas du tout à la social-démocratie.

    Ce n’est pas par hasard que les séparatistes moraves au Reichsrat, s’étant séparés des députés social-démocrates allemands, se sont unis aux députés bourgeois moraves en un seul « kolo » [Cercle, groupe, communauté. S’applique ici à l’union des partis au sein du Parlement.] morave, pour ainsi dire.

    Ce n’est pas par hasard non plus que les séparatistes russes du Bund se sont embourbés dans le nationalisme, en exaltant le « samedi » et le « yiddish ». Il n’y a pas encore de députés bundistes à la Douma, mais dans le rayon d’action du Bund il y a la communauté juive cléricalo-réactionnaire, dans les « institutions dirigeantes » de laquelle le Bund organise, en attendant, l’ « unité » entre ouvriers et bourgeois juifs. (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, fin de la résolution sur la communauté.) Telle est bien la logique de l’autonomie culturelle nationale.

    Ainsi l’autonomie nationale ne résout pas la question.

    Où donc est l’issue ?

    La seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie d’unités déjà cristallisées, telles que la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, le Caucase, etc.

    L’avantage de l’autonomie régionale consiste tout d’abord en ceci : avec elle on a affaire non à une fiction sans territoire, mais à une population déterminée, vivant sur un territoire déterminé.

    Ensuite, elle ne délimite pas les individus par nations, elle ne renforce pas les barrières nationales ; au contraire, elle ne fait que démolir ces barrières et grouper la population pour ouvrir la voie à une délimitation d’un autre genre, à la délimitation par classes.

    Enfin, elle permet d’utiliser de la façon la meilleure les richesses naturelles de la région et de développer les forces productives, sans attendre les décisions du centre commun — fonctions qui ne sont pas inhérentes à l’autonomie culturelle-nationale.

    Ainsi, autonomie régionale comme point indispensable dans la solution de la question nationale.

    Il n’est pas douteux qu’aucune des régions n’offre une homogénéité nationale complète, car dans chacune d’elles sont incrustées des minorités nationales. Tels les Juifs en Pologne, les Lettons en Lituanie, les Russes au Caucase, les Polonais en Ukraine, etc.

    On peut appréhender, par conséquent, que les minorités soient opprimées par les majorités nationales. Mais ces appréhensions ne sont fondées que si le pays garde l’ancien état de choses. Donnez au pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront tout terrain.

    On propose de lier les minorités éparses en une seule union nationale. Mais les minorités ont besoin non pas d’une union artificielle, mais de droits réels chez elles, sur place. Que peut leur donner une telle union sans une démocratisation complète ? Ou bien : quelle est la nécessité d’une union nationale, quand il y a démocratisation complète ?

    Qu’est-ce qui met particulièrement en émoi la minorité nationale ?

    La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence du droit de se servir de sa langue maternelle. Laissez-lui l’usage de sa langue maternelle, et le mécontentement passera tout seul.

    La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union artificielle, mais de l’absence chez elle d’une école en langue maternelle. Donnez-lui cette école, et le mécontentement perdra tout terrain.

    La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence de la liberté de conscience, de déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés, et elle cessera d’être mécontente.

    Ainsi, égalité nationale sous toutes ses formes (langue, écoles, etc.) comme point indispensable dans la solution de la question nationale. Une loi généralisée à tout l’Etat, établie sur la base de la démocratisation complète du pays et interdisant toute espèce de privilèges nationaux sans exception et toutes entraves ou restrictions, quelles qu’elles soient, aux droits des minorités nationales.

    C’est en cela, et cela seulement, que peut résider la garantie réelle et non fictive, des droits de la minorité.

    On peut contester ou ne pas contester l’existence d’un lien logique entre le fédéralisme dans l’organisation et l’autonomie culturelle-nationale. Mais on ne saurait contester que cette dernière crée une atmosphère favorable au fédéralisme sans bornes, qui se transforme en rupture totale, en séparatisme.

    Si les Tchèques en Autriche et les bundistes en Russie, ayant commencé par l’autonomie pour passer ensuite à la fédération, ont fini par le séparatisme, un grand rôle a sans doute été joué ici par l’atmosphère nationaliste que l’autonomie nationale dégage naturellement.

    Ce n’est pas par hasard que l’autonomie nationale et le principe fédératif dans l’organisation marchent de pair. Cela se conçoit. C’est que l’une et l’autre réclament la délimitation des nationalités. L’une et l’autre supposent l’organisation par nationalités. La ressemblance est indéniable. La seule différence est que là on délimite la population en général, ici les ouvriers social-démocrates.

    Nous savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités. Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à l’égard des ouvriers des autres nationalités, démoralisation complète dans les rangs de la social-démocratie, tels sont les résultats du fédéralisme dans l’organisation. L’histoire de la social-démocratie en Autriche et l’activité du Bund en Russie l’attestent avec éloquence.

    L’unique moyen contre un tel état de choses, c’est l’organisation basée sur les principes de l’internationalisme.

    Le groupement, sur place, des ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques et unies, le groupement de ces collectivités en un parti unique, telle est la tâche.

    Il va de soi que cette façon d’édifier le Parti n’exclut pas, mais implique une vaste autonomie des régions au sein d’un tout unique, au sein du Parti.

    L’expérience du Caucase montre toute l’utilité d’un tel type d’organisation. Si les Caucasiens ont réussi à surmonter les conflits nationaux entre ouvriers arméniens et tatars ; s’ils ont réussi à prémunir la population contre les possibilités de massacres et de fusillades ; si à Bakou, dans ce kaléidoscope de groupes nationaux, les conflits nationaux ne sont plus possibles désormais, si l’on y a réussi à entraîner les ouvriers dans la voie unique d’un mouvement puissant, — la structure internationale de la social-démocratie caucasienne n’a pas joué ici le dernier rôle.

    Le type de l’organisation n’influe pas seulement sur le travail pratique. Il met une empreinte indélébile sur toute la vie spirituelle de l’ouvrier. L’ouvrier vit de la vie de son organisation, il s’y développe moralement et y fait son éducation.

    C’est ainsi que, évoluant dans son organisation et y rencontrant chaque fois ses camarades d’autres nationalités, menant avec eux la lutte commune sous la direction de la collectivité commune, il se pénètre profondément de l’idée que les ouvriers sont avant tout les membres d’une seule famille de classe, les membres d’une seule armée du socialisme. Et cela ne peut manquer d’avoir une énorme portée éducative pour les grandes couches de la classe ouvrière.

    C’est pourquoi le type international de l’organisation est l’école des sentiments de camaraderie, l’agitation la plus efficace en faveur de l’internationalisme.

    Il en va autrement de l’organisation par nationalités. En s’organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se renferment dans leurs coquilles nationales, en se séparant les uns des autres par des barrières d’organisation. Ce qui se trouve souligné, ce n’est pas ce qu’il y a de commun entre les ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l’ouvrier est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n’y a rien d’étonnant si le fédéralisme national dans l’organisation cultive chez les ouvriers l’esprit d’isolement national.

    C’est pourquoi le type national de l’organisation est l’école de l’étroitesse et de la routine nationales.

    De cette façon nous avons devant nous deux types d’organisation différents en principe : le type de la cohésion internationale et le type de la « délimitation », dans l’organisation des ouvriers par nationalités.

    Les tentatives de concilier ces deux types n’ont pas eu de succès jusqu’à présent.

    Le statut conciliateur de la social-démocratie autrichienne, élaboré à Wimberg, en 1897, est resté suspendu en l’air. Le Parti autrichien s’est morcelé, entraînant à sa suite les syndicats. La « conciliation » se révélait non seulement utopique, mais nuisible. Strasser a raison d’affirmer que « le séparatisme a remporté son premier triomphe au congrès du Parti, à Wimberg ». (Voir : Der Arbeiter und die Nation, 1912.)

    Il en est de même en Russie. La « conciliation » avec le fédéralisme du Bund qui eut lieu au congrès de Stockholm s’est terminée par un krach complet. Le Bund a fait échec au compromis de Stockholm. Dès le lendemain du congrès de Stockholm, le Bund devint un obstacle dans la voie de la fusion sur place des ouvriers en une organisation unique englobant les ouvriers de toutes les nationalités. Et le Bund poursuivit obstinément sa tactique séparatiste, bien qu’en 1907 et 1908 la social-démocratie russe ait exigé à plusieurs reprises que l’unité à la base entre ouvriers de toutes nationalités fût enfin réalisée.

    [Il est fait allusion ici aux décisions de la IVe conférence du P.O.S.D.R. (dite la « IIIe conférence de Russie »), qui se tint du 18 (5) au 25 (12) novembre 1907, et de la Ve conférence du P.O.S.D.R. (dite de « décembre »), qui eut lieu du 3 au 9 janvier 1909 (du 21 au 27 décembre 1908 ancien style). Voir les résolutions dans Le Parti communiste de l’U.RS.S. dans les résolutions et décisions de ses congrès, conférences et assemblées plénières du Comité central. 1re partie, édition de l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1932.] Le Bund, ayant commencé par l’autonomie nationale dans l’organisation, est passé en fait à la fédération pour finir par une rupture complète, par le séparatisme. Or, en rompant avec la social-démocratie russe, il y a apporté le désarroi et la désorganisation. Il suffit de rappeler l’affaire Jagello.

    Aussi, la voie de la « conciliation » doit-elle être abandonnée comme utopique et nuisible.

    De deux choses l’une : ou bien le fédéralisme du Bund, et alors la social-démocratie russe se reconstruit sur les bases de la « délimitation » des ouvriers par nationalités ; ou bien le type international de l’organisation, et alors le Bund se reconstruit sur les bases de l’autonomie territoriale, à l’exemple de la social-démocratie caucasienne, lettonne et polonaise, en ouvrant la route à l’œuvre d’unification directe des ouvriers juifs avec les ouvriers des autres nationalités de la Russie.

    Pas de milieu : les principes triomphent, mais ne « se concilient pas ».

    Ainsi, principe du rassemblement international des ouvriers comme point indispensable dans la solution de la question nationale.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : N’oubliez pas l’Orient

    La vie des nationalités, 24 novembre 1918

    Au moment où le mouvement révolutionnaire se développe en Europe, tandis que tombent les vieux trônes et les vieilles couronnes, cédant la place aux Soviets révolutionnaires des ouvriers et des soldats, et que les régions occupées chassent de leur territoire les créatures de l’impérialisme, tous les regards se tournent naturellement vers l’Occident.

    C’est d’abord là, en Occident, que doivent être brisées les chaînes de l’impérialisme, qui ont été forgées en Europe et qui étouffent le monde entier. C’est d’abord là, en Occident, que doit surgir comme d’une source la vie nouvelle, la vie socialiste. En un pareil moment, il « va de soi » qu’on laisse échapper du champ visuel, qu’on oublie l’Orient lointain, avec ses centaines de millions d’habitants asservis par l’impérialisme.

    Et pourtant, il ne faut pas oublier l’Orient, même pour une minute, ne serait-ce que pour cette raison qu’il sert de réserve « inépuisable » et d’arrière « sûr » à l’impérialisme mondial.

    Les impérialistes ont toujours considéré l’Orient comme la base de leur prospérité. Ses innombrables richesses naturelles (coton, pétrole, or, charbon, minerai) n’on-t-elles pas été une « pomme de discorde » pour les impérialistes de tous les pays ? C’est ce qui explique, notamment, qu’en combattant en Europe et en palabrant sur l’Occident, les impérialistes n’ont jamais cessé de penser à la Chine, à l’Inde, à la Perse, à l’Egypte, au Maroc : n’est-ce pas de l’Orient qu’il a été tout le temps question ?

    Par-là surtout s’explique l’ardeur avec laquelle ils maintiennent « l’ordre et la légalité » dans les pays d’Orient : impossible, sans cela, d’assurer les arrières de l’impérialisme.

    Mais les impérialistes n’ont pas seulement besoin des richesses de l’Orient. Il leur faut ce « matériel humain » « docile » qui abonde dans les colonies et les semi colonies de l’Orient.

    Il leur faut la « main-d’œuvre » « accommodante » et bon marché des peuples d’Orient. Il leur faut en outre les « garçons » « dociles » des pays d’Orient, parmi lesquels ils recrutent ce qu’ils appellent les troupes « de couleur », qu’ils s’empresseront de lancer contre « leurs propres » ouvriers révolutionnaires. Voilà pourquoi ils appellent les pays d’Orient leur réserve « inépuisable ».

    La tâche du communisme consiste à tirer de leur léthargie séculaire les peuples opprimés d’Orient, à insuffler aux ouvriers et aux paysans de ces pays l’esprit libérateur de la révolution, à les soulever pour la lutte contre l’impérialisme et à priver ainsi l’impérialisme mondial de ses arrières « sûrs » et de sa réserve « inépuisable ».

    Sans cela, il ne saurait être question de triomphe définitif du socialisme, de victoire totale sur l’impérialisme.

    La Révolution de Russie a la première soulevé les peuples asservis d’Orient pour la lutte contre l’impérialisme. Les Soviets des députés de Perse, d’Inde, de Chine fournissent la preuve directe que la léthargie séculaire des ouvriers et des paysans d’Orient recule dans le domaine du passé.

    La révolution d’Occident donnera, sans aucun doute, une nouvelle impulsion au mouvement révolutionnaire de l’Orient, elle lui insufflera la vigueur et la foi en la victoire.

    Les impérialistes eux-mêmes apporteront un appui non négligeable à la cause de la révolution en Orient, puisque leurs nouvelles annexions entraîneront de nouveaux pays dans la lutte contre l’impérialisme et élargiront la base de la révolution mondiale.

    La tâche des communistes est d’intervenir dans le mouvement spontané qui monte en Orient et de le développer plus avant, jusqu’à une lutte consciente contre l’impérialisme.

    De ce point de vue, la résolution de la récente conférence des communistes musulmans, qui préconise le renforcement de la propagande dans les pays d’Orient, en Perse, dans l’Inde, en Chine, a sans aucun doute une profonde signification révolutionnaire.

    Nous voulons espérer que nos camarades musulmans mettront à exécution leur si importante décision. Car il faut une fois pour toutes faire sienne cette vérité : si l’on veut le triomphe du socialisme, impossible d’oublier l’Orient.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Lettre de Koutaïs (Du même camarade)

    Écrit en octobre 1904.
    Traduit du géorgien.

    Il ne faut pas m’en vouloir si j’ai tardé à t’écrire. J’ai été occupé tout le temps. Tout ce que tu as envoyé, je l’ai reçu. (Procès-verbaux de la Ligue ; « Nos malentendus » de Galiorka et Riadovoï ; le Social-démocrate, n°1 ; les derniers numéros de l’Iskra). L’idée de Riadovoï (« Une des conclusions ») m’a plu. L’article contre Rosa Luxembourg est également bon. Tout ce monde là, — Rosa, Kautsky, Plékhanov, Axelrod, Vera Zassoulitch et les autres, — semblent avoir établi certaines traditions familiales, en gens qui se connaissent de longue date.

    Ils ne peuvent « se trahir » l’un l’autre, ils se défendent mutuellement comme jadis, dans les tribus patriarcales, le faisaient les membres du clan, sans tenir compte de la culpabilité ou de l’innocence de leur parent. C’est ce sentiment de famille, « de parenté », qui a empêché Rosa d’envisager objectivement la crise du parti (certes, il y a aussi d’autres raisons : par exemple, une connaissance insuffisante des faits, l’optique de l’étranger, etc…). C’est ainsi, d’ailleurs, que s’expliquent certains procédés indignes de Plékhanov, de Kautsky et des autres.

    Les publications de Bontch plaisent ici à tout le monde en tant qu’expression magistrale de la position des bolchéviks. Galiorka ferait bien d’aborder quant au fond des articles de Plékhanov (n°70-71 de l’Iskra). L’idée maîtresse des articles de Galiorka est qu’autrefois Plékhanov disait une chose et qu’il en dit maintenant une autre, qu’il se contredit. La belle affaire ! Comme si c’était… nouveau !

    Ce n’est pas la première fois qu’il se contredit. Peut-être même en est-il fier, se considérant comme une vivante incarnation du « processus dialectique ». Il va de soi que l’inconséquence est une tache sur la physionomie politique d’un « dirigeant », et elle (cette tache) doit évidemment être signalée.

    Mais chez nous (c’est-à-dire dans les n°70 et 71), ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais d’une importante question théorique (les rapports entre l’être et la conscience) et tactique (les rapports entre dirigés et dirigeants). Galiorka aurait dû, selon moi, montrer que la lutte théorique de Plékhanov contre Lénine est du pur donquichottisme, une guerre contre des moulins à vent, puisque Lénine, dans son livre, s’en tient rigoureusement à la thèse de Karl Marx sur l’origine de la conscience.

    Quant à la guerre de Plékhanov au sujet de la tactique, c’est d’un bout à l’autre le confusionnisme caractéristique d’un « individu » qui passe dans le camp des opportunistes.

    Si Plékhanov avait posé la question clairement, comme ceci par exemple : « Qui formule le programme : les dirigeants ou les dirigés ? », et ensuite : « Qui élève les autres jusqu’à la compréhension du programme : les dirigeants ou les dirigés ? », ou bien : « Peut-être n’est-il pas souhaitable que les dirigeants élèvent les masses jusqu’à la compréhension du programme, de la tactique et des principes d’organisation ? » ; si Plékhanov s’était posé avec autant de clarté ces questions qui, en raison de leur simplicité et de leur caractère tautologique, contiennent en elles-mêmes leur réponse, il se serait peut-être effrayé de ses intentions et ne se serait pas dressé avec tant de fracas contre Lénine.

    Mais comme Plékhanov ne l’a pas fait, c’est-à-dire qu’il a embrouillé la question par des phrases sur « les héros et la foule », il a dévié vers l’opportunisme tactique. Embrouiller les questions est un trait caractéristique des opportunistes.

    Si Galiorka avait posé ces questions et d’autres semblables sur le fond, cela aurait mieux valu, à mon avis. Tu diras que cela regarde Lénine ; mais je ne peux pas être d’accord sur ce point, car les conceptions critiquées de Lénine ne sont pas la priorité de Lénine, et leur altération concerne les autres membres du parti tout autant que Lénine. Certes, Lénine pourrait mieux que quiconque s’acquitter de cette tâche…

    Il y a déjà des résolutions en faveur des publications de Bontch. Il y aura peut être aussi de l’argent. Tu as sans doute lu, dans le n°74 de l’Iskra, les résolutions « en faveur de la paix ». Si les résolutions des comités d’Iméritie-Mingrélie et de Bakou n’ont pas été mentionnées, c’est qu’elles ne contenaient rien sur la « confiance » dans le Comité central. Les résolutions de septembre, ainsi que je l’ai écrit, réclamaient instamment un congrès.

    Nous verrons ce qui adviendra, c’est-à-dire que nous verrons les résultats des séances du Conseil du parti [1]. As-tu ou non reçu six roubles ? Tu recevras encore de l’argent ces jours -ci. N’oublie pas d’envoyer par cette personne la brochure Lettre à un camarade : beaucoup ici ne l’ont pas lue. Envoie aussi le numéro suivant du Social-démocrate.

    Kostrov [2] nous a encore envoyé une lettre où il parle de l’esprit de la matière (il semble qu’il s’agisse ici d’étoffe de coton [3]). Cet âne ne comprend pas qu’il n’a pas devant lui le public du Kvali [4]. Que lui importent les questions d’organisation ?

    Un nouveau numéro (le 7e) de la Prolétariatis Brdzola [5] est sorti. Entre autres, il y a un article de moi contre le fédéralisme en matière de politique et d’organisation [6]. S’il y a moyen, je t’enverrai ce numéro.

    Notes

    [1] Le Conseil du parti était, d’après les statuts adoptés par le IIe congrès du P.O.S.D.R., la plus haute instance du parti. Il se composait de cinq membres : deux étaient désignés par le Comité central, deux par l’organe central, le cinquième étant élu par le congrès. Le Conseil avait essentiellement pour tâche de coordonner et d’unifier les activités du Comité central et de l’organe central.

    Peu après le IIe congrès, les menchéviks s’assurèrent la majorité au Conseil du parti, dont ils firent leur organisme fractionnel. Le IIIe congrès du P.O.S.D.R. supprima la pluralité des centres dans le Parti et créa un centre unique, le Comité central, divisé en deux parties : celle de l’étranger et celle de Russie. D’après les statuts adoptés au IIIe congrès, le rédacteur en chef de l’organe central était désigné par le Comité central et choisi parmi ses membres

    [2] Kostrov et Ane : pseudonymes de N. Jordania.

    [3] Il s’agit d’un jeu de mot intraduisibles : en russe, on emploie le même mot pour dire étoffe et matière.

    [4] Kvali [le Sillon], hebdomadaire en langue géorgienne de tendance nationaliste libérale, ouvrit de 1893 à 1897 ses colonnes aux écrivains débutants du Messamé-Dassi. A la fin de 1897, le journal passa dans les mains de la majorité du Messamé-Dassi. (N. Jordania, etc…) et devint le porte-parole du « marxisme légal ».

    Après l’apparition des fractions bolchévik et menchévik au sein du P.O.S.D.R., le Kvali devint l’organe des menchéviks géorgiens. Il fut interdit par le gouvernement en 1904.

    [5] Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], journal géorgien illégal, organe de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R., parut d’avril-mai 1903 à octobre 1905 ; elle fut interdite après la publication du n°12.

    A son retour de déportation, en 1904, Staline assuma la direction du journal. Faisaient également partie de la rédaction : A. Tsouloukidzé, S. Chaoumian, et d’autres. Les articles leaders étaient de Staline. La Prolétariatis Brdzola succédait à la Brdzola.

    Le 1er congrès de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. décida de fondre la Brdzola et le journal social-démocrate arménien : le Prolétariat en un seul organe paraissant en trois langues : géorgienne (Prolétariatis Brdzola), arménienne (Prolétariati Kriv) et russe (Borba Prolétariata), la teneur du journal restant la même dans les trois langues. Chacune de ces éditions avait son numérotage propre. La Prolétariatis Brdzola était, après le V périod et le Prolétari, le plus important des journaux bolchéviks clandestins ; elle défendait de façon conséquente les principes idéologiques, tactiques et d’organisation du parti marxiste. La rédaction de la Prolétariatis Brdzola se tenait en contact étroit avec Lénine et le centre bolchévik à l’étranger.

    Quand, en décembre 1904, la parution du journal V périod fut annoncée, le Comité de l’Union caucasienne organisa un groupe dit littéraire pour le soutenir. Invité par le Comité de l’Union à collaborer à la Prolétariatis Brdzola, Lénine répondit dans une lettre datée du 20 décembre (nouveau style) 1904 : « Chers camarades, j’ai reçu votre lettre au sujet de la Borba Prolétariata. Je tâcherai d’y écrire et j’en parlerai aux camarades de la rédaction » (voir Lénine : Œuvres, t. XXXIV, p. 240, 4e éd. russe). La Prolétariatis Brdzola reproduisait régulièrement les articles et les documents de l’Iskra léniniste, puis du V périod et du Prolétari, ainsi que des articles de Lénine. Le Prolétari donna à maintes reprises des appréciations et des compte rendus élogieux de la Prolétariatis Brdzola, et lui emprunta des articles et des correspondances.

    Le n°12 du Prolétari signala la parution du n°1 de la Borba Prolétariata en russe. A la fin de l’article, il était dit : « Nous aurons à revenir sur le contenu de cet intéressant journal. Nous applaudissons vivement à l’activité accrue dont fait preuve l’Union caucasienne en matière de publications, et nous lui souhaitons de nouveaux succès dans le rétablissement de l’esprit de parti au Caucase. »

    [6] Il s’agit de l’article : Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale ?

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : De la politique de liquidation des Koulaks comme classe

    Krasnaïa Zvezda, n° 18, 
    21 janvier 1930

    Dans le n° 16 de la Krasnaïa Zvezda, l’article intitulé « La liquidation des koulaks comme classe », et qui, au fond, est très juste, contient deux formules inexactes. Il me paraît nécessaire de corriger ces inexactitudes.

    1. Il est dit dans l’article : « Dans la période de rétablissement, nous avons pratiqué une politique de limitation des éléments capitalistes de la ville et de la campagne. Avec le début de la période de reconstruction, nous avons passé de la politique de limitation à la politique de leur éviction. »

    Cette thèse est fausse. La politique de limitation des éléments capitalistes et la politique de leur éviction ne sont pas deux politiques différentes. C’est une seule et même politique.

    L’éviction des éléments capitalistes de la campagne est le résultat inévitable et une partie intégrante de la politique de limitation des éléments capitalistes, de la politique délimitation des tendances exploiteuses des koulaks.

    On ne saurait identifier l’éviction des éléments capitalistes de la campagne à l’éviction des koulaks comme classe. Évincer les éléments capitalistes de la campagne, c’est évincer et vaincre certains détachements de la classe des koulaks, qui n’ont pu résister à la pression fiscale, qui n’ont pu résister au système de mesures restrictives du pouvoir des Soviets.

    On conçoit que la politique de limitation des tendances exploiteuses de la classe des koulaks, la politique de limitation des éléments capitalistes de la campagne, ne peut manquer d’aboutir à l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks.

    Aussi l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks ne peut-elle être considérée autrement que comme résultat inévitable et partie intégrante de la politique de limitation des éléments capitalistes à la campagne.

    Cette politique fut pratiquée chez nous, non seulement dans la période de rétablissement, mais aussi dans la période de reconstruction, mais aussi dans la période qui suivit le XVe congrès (décembre 1927), mais aussi dans la période de la XVIe conférence de notre Parti (avril 1929), de même qu’après cette conférence jusqu’à l’été de 1929, lorsque s’ouvrit chez nous la période de collectivisation intégrale, lorsque s’opéra le tournant vers la politique de liquidation des koulaks comme classe.

    Si l’on examine les documents les plus importants du Parti, à commencer, par exemple, par le XIVe congrès, décembre 1925 (voir la résolution sur le rapport du Comité central), et en finissant par la XVIe conférence, avril 1929 (voir la résolution « Les voies du relèvement de l’agriculture »), force est de constater que la thèse sur la « limitation des tendances exploiteuses des koulaks » ou sur la « limitation de la croissance du capitalisme à la campagne », va toujours de pair avec la thèse de l’« éviction des éléments capitalistes de la campagne », de la « victoire sur les éléments capitalistes de la campagne ».

    Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le Parti ne sépare pas l’éviction des éléments capitalistes de la campagne d’avec la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks, d’avec la politique de limitation des éléments capitalistes de la campagne.

    Le XVe congrès du Parti ainsi que la XVIe conférence se placent entièrement sur la base de la politique de « limitation des tendances exploiteuses de la bourgeoisie rurale » (résolution du XVe congrès « Sur le travail à la campagne ») ; sur la base de la politique d’« adoption de nouvelles mesures limitant le développement du capitalisme à la campagne » (ibidem) ; sur la base de la politique de « limitation résolue des tendances exploiteuses du koulak » (voir la résolution du XVe congrès à propos du plan quinquennal) ; sur la base de la politique d’« offensive contre le koulak », dans le sens du « passage à une limitation ultérieure, plus systématique et plus énergique du koulak, ainsi que de l’employeur et du commerçant » (ibidem) ; sur la hase d’une politique d’« éviction économique encore plus résolue » des « éléments de l’économie capitaliste privée » à la ville et à la campagne (voir la résolution du XVe congrès sur le rapport du Comité central).

    Ainsi donc :

    a) l’auteur de l’article mentionné a tort de représenter la politique de limitation des éléments capitalistes et la politique de leur éviction, comme deux politiques différentes. Les faits attestent que nous avons affaire, ici, à une seule politique générale de limitation du capitalisme, politique dont la partie intégrante, dont le résultat est l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks.

    Ainsi donc :

    b) l’auteur de l’article mentionné a tort quand il affirme que l’éviction des éléments capitalistes de la campagne n’a commencé que dans la période de reconstruction, dans la période du XVe congrès. En réalité, l’éviction a eu lieu avant le XVe congrès, dans la période de rétablissement, et après le XVe congrès, dans la période de reconstruction.

    A l’époque du XVe congrès, la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks fut seulement renforcée par de nouvelles mesures complémentaires, ce qui devait aussi accentuer l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks.

    2. Il est dit dans l’article : « La politique de liquidation des koulaks comme classe découle entièrement de la politique d’éviction des éléments capitalistes, dont elle est la continuation dans la nouvelle étape. »

    Cette thèse est imprécise et, partant, fausse. Il est évident que la politique de liquidation des koulaks comme classe n’est pas tombée du ciel. Elle fut préparée par toute la période antérieure de limitation, et donc d’éviction des éléments capitalistes de la campagne.

    Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle ne diffère pas radicalement de la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ; qu’elle soit, comme on le prétend, la continuation de la politique de limitation.

    Parler comme le fait notre auteur, c’est nier l’existence d’un tournant dans le développement de la campagne depuis l’été de 1929.

    Parler ainsi, c’est nier que nous ayons opéré, durant cette période, un tournant dans la politique de notre Parti à la campagne.

    Parler ainsi, c’est créer en quelque sorte un abri idéologique pour les éléments de droite de notre Parti, qui maintenant se cramponnent aux résolutions du XVe congrès pour s’opposer à la nouvelle politique du Parti, de même qu’en son temps Froumkine se cramponnait aux résolutions du XIVe congrès pour s’opposer à la politique d’établissement des kolkhozes et des sovkhozes.

    De quel point de vue est parti le XVe congrès en proclamant l’accentuation de la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ? Du point de vue que, en dépit de cette limitation des koulaks, les koulaks comme classe devaient cependant subsister jusqu’à un certain temps.

    C’est en se basant là-dessus que le XVe congrès a laissé en vigueur la loi sur l’affermage de la terre, quoique sachant fort bien que les fermiers sont, dans leur grande masse, des koulaks.

    C’est en se basant là-dessus que le XVe congrès a laissé en vigueur la loi sur l’embauche de la main-d’oeuvre à la campagne, en exigeant sa stricte application dans la pratique.

    C’est en se basant là-dessus que la dépossession des koulaks fut une fois de plus proclamée inadmissible.

    Ces lois et ces décisions contredisent-elles la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ? Non, certes. Ces lois et ces décisions contredisent-elles la politique de liquidation des koulaks comme classe ? Incontestablement oui !

    Il faudra donc maintenant mettre de côté ces lois et ces décisions dans les régions de collectivisation. intégrale, dont la sphère d’extension grandit non pas chaque jour, mais à chaque heure. Au reste, elles ont déjà été mises de côté par la marche même du mouvement kolkhozien dans les régions de collectivisation intégrale.

    Peut-on affirmer après cela que la politique de liquidation des koulaks comme classe soit la continuation de la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ? Il est évident que non.

    L’auteur de l’article mentionné oublie que l’on ne peut évincer la classe des koulaks comme classe, par des mesures de restriction fiscale et toutes autres, en laissant aux mains de cette classe les instruments de production, et le droit de libre jouissance de la terre, et en conservant dans notre pratique la loi sur l’embauche d’ouvriers salariés à la campagne, la loi sur l’affermage, sur l’interdiction de déposséder les koulaks.

    L’auteur oublie qu’avec la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks, on ne peut compter évincer que des détachements isolés de la classe des koulaks, ce qui ne contredit pas, mais au contraire présuppose la conservation des koulaks comme classe, jusqu’à un certain temps.

    Pour évincer les koulaks comme classe, la politique de limitation et d’éviction de détachements isolés ne suffit pas.

    Pour évincer les koulaks comme classe, il faut briser la résistance de cette classe dans une lutte ouverte et la priver de ses moyens de production assurant son existence et son développement (libre jouissance de la terre, instruments de production, affermage, droit d’embauche, etc.).

    C’est bien là un tournant vers la politique de liquidation des koulaks comme classe. Sans cela, les discours tenus sur l’éviction des koulaks comme classe ne sont que vain bavardage, agréable et avantageux aux seuls fauteurs de la déviation de droite. Sans cela, aucune collectivisation sérieuse, et encore moins une collectivisation intégrale de la campagne, n’est concevable.

    C’est ce qu’ont bien compris les paysans pauvres et moyens de nos campagnes, qui foncent sur les koulaks et procèdent à la collectivisation intégrale. Et c’est ce que ne comprennent pas encore, apparemment, certains de nos camarades.

    Ainsi, la politique actuelle du Parti, à la campagne, n’est pas la continuation de l’ancienne politique, mais un tournant de l’ancienne politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne, vers la nouvelle politique de liquidation des koulaks comme classe.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : La bourgeoisie tend un piège

    Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], n°12, 15 octobre 1905.
    Article non signé.
    Traduit du géorgien.

    A la mi-septembre s’est tenu le congrès des « hommes publics des zemstvos [1] et des municipalités ». A ce congrès a été fondé un nouveau « parti » [2], ayant à sa tête un Comité central et des organismes locaux dans les différentes villes.

    Le congrès a adopté un « programme », défini sa « tactique » et rédigé un appel spécial, que ce « parti » frais émoulu doit adresser au peuple. En un mot, les « hommes publics des zemstvos et des municipalité » ont fondé leur propre « parti ».

    Que sont ces « hommes publics », comment s’appellent-ils ?

    Que sont ces bourgeois libéraux ?

    Les représentants conscients de la bourgeoisie aisée.

    La bourgeoisie aisée est notre ennemi irréductible ; sa richesse repose sur notre pauvreté, sa joie sur nos malheurs. Il est clair que ses représentants conscients seront nos ennemis jurés, qu’ils s’attacheront consciemment à nous écraser.

    Ainsi, il s’est formé un « parti » d’ennemis du peuple, qui se propose d’adresser un appel au peuple.

    Que veulent ces messieurs, que défendent-ils dans leur appel ?

    Ce ne sont pas des socialistes, ils détestent le mouvement socialiste. C’est dire qu’ils consolident l’ordre bourgeois et luttent à mort contre le prolétariat. Aussi jouissent-ils d’une grande sympathie dans les milieux bourgeois.

    Ce ne sont pas non plus des démocrates. C’est dire qu’ils consolident le trône du tsar et luttent aussi avec acharnement contre la paysannerie si durement éprouvée. Voilà pourquoi Nicolas II « a daigné »autoriser leurs réunions et leur a permis de convoquer le congrès de leur « parti ».

    Ils ne veulent qu’amputer un petit peu les droits du tsar, et encore à la condition que ces droits passent dans les mains de la bourgeoisie. Quant au tsarisme, il doit, selon eux, subsister à tout prix comme un sûr rempart de la bourgeoisie aisée, qu’elle utilisera contre le prolétariat. C’est pourquoi, dans leur « projet de constitution », ils disent que « le trône des Romanov doit rester intangible » ; autrement dit, ils veulent une constitution étriquée et une monarchie tempérée.

    Messieurs les bourgeois libéraux « ne voient pas d’inconvénient » à l’octroi du droit de vote au peuple, mais seulement à la condition qu’au-dessus de la Chambre des représentants du peuple siège une Chambre des riches qui s’attachera forcément à en rectifier et à en annuler les décisions. C’est pourquoi ils disent dans leur programme : « Il nous faut deux Chambres ».

    Messieurs les bourgeois libéraux seront « très heureux » de voir octroyer la liberté de parole, de la presse et d’association, pourvu que le droit de grève soit limité. C’est pourquoi ils dissertent si longuement « sur les droits de l’homme et du citoyen », alors qu’ils ne disent rien d’explicite sur le droit de grève, en dehors de quelques balbutiements pharisaïques au sujet de vagues « réformes économiques ».

    La sollicitude de ces singuliers personnages s’étend aussi à la paysannerie : ils « ne voient pas d’inconvénient » au passage des terres seigneuriales aux paysans, mais à la condition que ceux-ci les rachètent à leurs propriétaires au lieu de les « obtenir gratuitement ». Ils sont vraiment trop bons, ces pseudo-« hommes publics » !

    S’ils vivent jusqu’à la réalisation de tous ces voeux, les droits du tsar passeront finalement dans les mains de la bourgeoisie, et l’absolutisme du tsar deviendra peu à peu l’absolutisme de la bourgeoisie. Voilà où entendent nous mener les « hommes publics des zemstvos et des municipalités ». C’est pourquoi ils ont peur, même en rêve, d’une révolution populaire et parlent de la « pacification de la Russie ».

    Quoi d’étonnant, après cela, si ces malencontreux « hommes publics » ont placé de grands espoirs dans ce qu’on appelle la Douma d’Etat ? On sait que la Douma tsariste est la négation de la révolution populaire, ce qui fait très bien l’affaire de nos bourgeois libéraux.

    On sait que la Doum tsariste offre un « certain » champ d’action à la bourgeoisie aisée, ce dont nos bourgeois libéraux ont tant besoin. Voilà pourquoi ils fondent tout leur « programme », toute leur activité sur l’existence de la Douma : son effondrement ferait infailliblement crouler tous leurs « plans ».

    Aussi ont-ils peur d’un boycottage de la Douma et nous conseillent-ils d’y entrer. « Ce serait une grande erreur de ne pas vouloir faire partie de la Douma tsariste », disent-ils par la bouche de leur leader Iakouchkine. Ce serait en effet une « grande erreur », mais pour qui : pour le peuple ou pour ses ennemis ? Là est la question.

    Quel rôle est appelée à jouer la Douma tsariste ? Que disent à ce sujet « les hommes publics des zemstvos et des municipalités » ?

    « … La première et principale tâche de la Douma, c’est de réorganiser la Douma elle-même », déclarent-ils dans leur appel… « Les électeurs doivent faire un devoir à leurs délégués d’élire des candidats désireux, avant tout, de réorganiser la Douma », ajoutent-ils.

    En quoi consiste donc cette « réorganisation » ? En ceci : la Douma doit avoir « voix délibérative lors de l’élaboration des lois… et lors de la discussion des recettes et dépenses de l’Etat… ainsi que le droit de contrôler l’activité des ministres ». Autrement dit, les délégués doivent exiger avant tout l’extension des droits de la Douma.

    Qui fera partie de la Douma ? Principalement la grande bourgeoisie. Il est clair que l’extension des droits de la Douma renforce la puissance politique de la grande bourgeoisie. Ainsi les « hommes publics des zemstvos et des municipalités » conseillent au peuple d’envoyer à la Douma des bourgeois libéraux et de les charger, avant tout, d’aider à renforcer la grande bourgeoisie !

    Nous devons, paraît-il, avant tout et par-dessus tout, nous préoccuper de renforcer de nos propres mains la puissance de nos ennemis — voilà ce que nous conseillent aujourd’hui messieurs les bourgeois libéraux. C’est un conseil d’« amis », il n’y a pas à dire ! Mais qui donc s’occupera des droits du peuple ? Oh ! N’ayez pas peur, messieurs les bourgeois libéraux n’oublieront pas le peuple.

    Ils assurent qu’une fois à la Douma, une fois qu’ils y auront solidement pris pied, ils demanderont aussi des droits pour le peuple. Grâce à ce pharisaïsme, « les hommes publics des zemstvos et des municipalités » espèrent arriver à leurs fins… C’est pourquoi, voyez-vous, ils nous conseillent d’étendre avant tout les droits de la Douma…

    Bebel a dit : ce que nous conseille l’ennemi nous est nuisible. L’ennemi nous conseille de participer à la Douma, — donc la participation à la Douma nous est nuisible. L’ennemi nous conseille d’élargir les droits de la Douma, — donc l’extension des droits de la Douma nous est nuisible.

    Saper la confiance dans la Douma et la discréditer aux yeux du peuple, telle est notre tâche. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas une extension des droits de la Douma, mais l’extension des droits du peuple.

    Et si ce même ennemi nous tient pendant ce temps des propos doucereux et nous promet de vagues « droits », c’est qu’il nous tend un piège et veut que, de nos mains, nous lui érigions une forteresse. Nous n’avons rien à attendre d’autre de la part des bourgeois libéraux.

    Mais que dire de certains « social-démocrates », qui nous prêchent la tactique des bourgeois libéraux ? Que dire de la « minorité » du Caucase, qui répète mot pur mot les conseils perfides de nos ennemis ? Voici, par exemple, ce que déclare la « minorité » du Caucase : « Nous estimons nécessaire de participer à la Douma d’Etat ». (Voir la « IIe Conférence », p. 7). Exactement comme messieurs les bourgeois libéraux.

    Cette même « minorité » nous donne le conseil suivant : Si la commission Boulyguine… accorde aux seuls possédants le droit d’élire les députés nous devons intervenir dans ces élections et obliger révolutionnairement les électeurs à choisir les candidats avancés et à exiger au « Zemski Sobor » la convocation d’une Assemblée constituante.

    Enfin, par tous les moyens possibles… obliger le « Zemski Sobor » à convoquer une Assemblée constituante ou à se proclamer telle (Voir le Social-démocrate, n°1).

    Autrement dit, même si les possédants ont seuls le droit de vote, même si les possédants sont seuls à siéger à la Douma, nous devons exiger les droit d’une Constituante pour cette assemblée de possédants !

    Même si les droits du peuple sont amputés, nous n’en devons pas moins nous attacher à étendre le plus possible les droits de la Douma ! Inutile de dire que l’élection de « candidats avancés » restera un mot vide de sens si le droit de vote n’est accordé qu’aux possédants.

    Comme on l’a déjà vu, c’est aussi ce que nous prêchent les bourgeois libéraux.

    De deux choses l’une : ou bien les bourgeois libéraux sont devenus menchéviks, ou bien la « minorité » du Caucase est devenue libérale.

    De toute façon, il est hors de doute que le « parti » frais émoulu des bourgeois libéraux tend adroitement son piège…

    Briser ce piège, l’exposer au grand jour, lutter sans merci contre les ennemis libéraux du peuple — telle doit être à présent notre tâche.

    [1] Au lendemain de « l’affranchissement des serfs » (1861), l’appareil administratif fut réorganisé. On institua en 1864 les zemstvos, sorte de conseils généraux, composés de représentants élus séparément par les paysans (au suffrage universel, mais à plusieurs degrés), les bourgeois des villes et les propriétaires fonciers. Ces zemstvos, aux attributions assez larges, comprenaient des délégués de tous les ordres de la société ; ils se trouvaient en réalité sous le contrôle effectif de la noblesse et le contrôle légal de l’administration.

    [2] Le parti constitutionnel-démocrate (K.-D., cadet), principal parti de la bourgeoisie monarchiste libérale se constitua en octobre 1905. Sous le couvert d’un démocratisme mensonger, les cadets, qui se disaient le parti de la « liberté du peuple », s’efforçaient de gagner la paysannerie. Ils voulaient conserver le tsarisme sous la forme d’une monarchie constitutionnelle. par la suite, les cadets devinrent le parti de la bourgeoisie impérialiste. Après la victoire de la Révolution socialiste d’Octobre, ils fomentèrent des complots contre-révolutionnaires et des émeutes contre la République des Soviets.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Ouvriers du Caucase, il est temps de se venger !

    Tract édité le 8 janvier 1905 par l’imprimerie clandestine (d’Avlabar, un Quartier populaire de Tiflis) de l’Union caucasienne du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
    Signé : le Comité de l’Union.

    Les rangs des bataillons du tsar s’éclaircissent, la flotte du tsar est détruite et enfin Port-Arthur s’est honteusement rendu : une fois de plus, la preuve est faite de la décrépitude de l’autocratie tsariste…

    La mauvaise nourriture et l’absence de mesures sanitaires favorisent la propagation des maladies contagieuses parmi les soldats. Ces conditions intolérables s’aggravent encore faute d’un logement et d’un équipement plus ou moins passables.

    Affaiblis, exténués, les soldats tombent comme des mouches. Et ceci, après que des dizaines de milliers d’entre eux ont été fauchés par les balles. D’où l’effervescence, le mécontentement des soldats. Ils secouent leur torpeur, ils commencent à se sentir des hommes, ils ne se soumettent plus aveuglément aux ordres de leurs supérieurs, et souvent ils accueillent par des sifflets et des menaces les officiers trop zélés…

    Voici ce que nous écrit un officier d’Extrême-Orient : « J’ai fait une sottise ! Sur les instances de mon chef, j’ai prononcé dernièrement un discours devant les soldats. A peine avais-je commencé à dire qu’il fallait défendre le tsar et la patrie que les coups de sifflet, les jurons, les menaces ont fusé de toutes parts… Force m’a été de filer loin de la foule déchaînée… ».

    Telle est la situation en Extrême-Orient !

    Ajoutez à cela l’effervescence parmi les réservistes en Russie, leurs manifestations révolutionnaires à Odessa, Ekaterinoslav, Koursk, Penza et dans d’autres villes, les protestations des recrues en Gourie, Imérétie, Kartalinie, dans le sud et le nord de la Russie ; notez que ni la prison ni les balles n’arrêtent les protestataires (dernièrement, on a fusillé à Penza plusieurs réserviste qui avaient manifesté), et vous comprendrez sans peine ce que pense le soldat russe…

    L’autocratie tsariste perd son principal appui : « sa fidèle armée » !

    D’autre part, le trésor du tsar se vide de jour en jour. Les défaites se succèdent. Le gouvernement tsariste perd peu à peu la confiance des Etats étrangers.

    C’est à grand’peine qu’il se procure l’argent qui lui est nécessaire, et le moment n’est pas loin où il aura perdu tout crédit ! « Qui nous paiera quand on t’aura jeté bas ? Et ta chute sans nul doute, n’est pas très éloignée » : c’est avec cette réponse que l’on renvoie le gouvernement tsariste, en qui personne n’a plus confiance ! Quant au peuple, au peuple déshérité, affamé, que peut-il donner au gouvernement tsariste quand lui-même n’a pas de quoi mangé ?

    L’autocratie tsariste perd ainsi son second appui principal : un trésor abondant et le crédit qui l’alimente !

    D’autre part, la crise industrielle s’aggrave de jour en jour, les fabriques et les usines ferment, des millions d’ouvriers réclament du travail et du pain.

    La famine s’attaque avec une force nouvelle à la masse exténuée des paysans pauvres. Les vagues de l’indignation populaire montent de plus en plus haut et battent avec une violence accrue le trône du tsar ; l’autocratie tsariste décrépite est ébranlée jusque dans ses fondements…

    L’autocratie tsariste assiégée se dépouille de sa vieille peau, comme un serpent : tandis que la Russie mécontente se prépare à l’assaut décisif, elle laisse là (ou fait mine de laisser là) sa nagaïka et, affublée d’une peau d’agneau, proclame une politique d’apaisement.

    Vous entendez, camarades ? Elle nous demande d’oublier le sifflement des nagaïkas et des balles, les centaines de nos héroïques camarades assassinés, leurs ombres glorieuses qui planent au-dessus de nous et qui murmurent : « Vengez-nous » !

    Cyniquement, l’autocratie nous tend ses mains ensanglantées et prêche la réconciliation ! Elle a publié un « oukase impérial » [1] où elle nous promet une vague « liberté »… Les vieux brigands ! Ils croient pouvoir repaître de mots les millions de prolétaires affamés de Russie ! Ils comptent pouvoir satisfaire avec des mots les millions et les millions de paysans plongés dans la misère et exténués. ils veulent, par des promesses étouffer les sanglots des familles en deuil, victimes de la guerre ! Les misérables ! Ils se noient en se raccrochant à un fétu de paille !…

    Oui, camarades, le trône du gouvernement tsariste est ébranlé jusque dans ses fondements !

    Ce gouvernement qui, avec le produit des impôts qu’il nous a extorqués, entretient nos bourreaux — ministres, gouverneurs, chefs de district et directeurs de prison, commissaires de police, gendarmes et espions — ; qui oblige les soldats recrutés parmi nous, nos frères et nos fils, à verser notre propre sang ; qui soutient par tous les moyens les propriétaires fonciers et les patrons dans leur lutte quotidienne contre nous ; qui nous a lié bras et jambes et nous a réduits à l’état de parias ; qui a sauvagement foulé aux pieds et tourné en dérision ce que nous avons de plus sacré : notre dignité d’homme, ce gouvernement chancelle aujourd’hui et sent le sol se dérober sous ses pieds !

    Le moment est venu de se venger ! Il est temps de venger nos glorieux camarades, sauvagement assassinés par les bachibouzouks du tsar à Iaroslav, à Dombrowa, à Riga, à Pétersbourg, à Moscou, à Batoum, à Tiflis, à Zlatooust, à Tikhoretskaïa, à Mikhaïlov, à Kichinev, à Gomel, à Iakoutsk, en Gourie, à Bakou et ailleurs !

    Il est temps de sécher les larmes de leurs femmes et de leurs enfants ! Il est temps d’exiger qu’il réponde des souffrances et des humiliations, des chaînes infamantes dont il nous a chargés depuis longtemps ! Il est temps d’en finir avec le gouvernement du tsar et de déblayer la route du régime socialiste ! Il est temps d’abattre le gouvernement du tsar !

    Et nous l’abattrons !

    C’est en vain que messieurs les libéraux s’efforcent de sauver le trône croulant du tsar ! En vain qu’ils tendent au tsar une main secourable !

    Ils s’appliquent à implorer de lui une aumône, à l’amener à accepter leur « projet de Constitution » [2], pour se frayer, par de menues réformes, un chemin vers la domination politique, faire du tsar leur instrument, substituer à l’autocratie du tsar l’autocratie de la bourgeoisie et étouffer ensuite systématiquement le prolétariat et la paysannerie !

    Peine perdue ! Trop tard, messieurs les libéraux ! Regardez autour de vous ce que vous a donné le gouvernement tsariste, voyez l’ « oukase impérial » : une petite « liberté » des « institutions provinciales et municipales », une petite « garantie » contre les « restrictions des droits des particuliers », une petite « liberté » de la « presse » et l’affirmation énergique que les « lois fondamentales de l’Empire resteront intangibles à coup sûr » et que « des mesures efficaces seront prises pour garder pleine force à la loi, soutien principal du trône dans un Etat autocratique » ! Eh bien ?

    A peine avait-on eu le temps de digérer l’« ordonnance » ridicule d’un tsar ridicule qu’on vit s’abattre comme grêle les « avertissements » aux journaux, se multiplier les coups de filets des gendarmes et des policiers, et interdire jusqu’à de paisibles banquets !

    Le gouvernement du tsar s’est lui-même chargé de faire la preuve que dans ses promesses infimes, il n’irait pas au delà de pitoyables paroles.

    D’autre part, les masses populaires indignées se préparent à la révolution, et non à la réconciliation avec le tsar. Elles s’en tiennent obstinément au proverbe : « En sa peau mourra le renard ». Oui, messieurs, vos efforts sont vains ! La révolution russe est inévitable.

    Aussi inévitable que le lever du soleil ! Pouvez-vous arrêter le soleil qui se lève ? La force principale de cette révolution est le prolétariat urbain et rural ; son porte-drapeau est le Parti ouvrier social-démocrate, et non pas vous, messieurs les libéraux ! Pourquoi oubliez-vous cette « bagatelle » évidente ?

    Déjà se lève la tempête, annonciatrice de l’aurore. Hier et avant-hier encore, le prolétariat caucasien, de Bakou à Batoum, exprimait son mépris unanime pour l’autocratie tsariste. Il est hors de doute que cette glorieuse tentative des prolétaires caucasiens ne restera pas sans écho chez les prolétaires des autres régions de la Russie.

    Parcourez, ensuite, les innombrables résolutions des ouvriers exprimant leur profond mépris pour le gouvernement tsariste ; prêtez l’oreille à la rumeur sourde, mais puissante, des campagnes, et vous vous rendrez compte que la Russie est un fusil armé, qui peut partir à la moindre secousse.

    Oui, camarades, le moment n’est plus loin où la Révolution russe hissera ses voiles et « balaiera de la surface de la terre » le trône abject d’un tsar méprisable !

    Nous avons un devoir sacré : nous tenir prêts pour ce moment-là. Préparons-nous donc, camarades ! semons le bon grain dans les larges masses du prolétariat. Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti ! 

    Nous ne devons pas oublier un instant que seuls, les comités du parti peuvent nous diriger dignement : eux seuls sauront nous éclairer la route qui mène à cette « terre promise » : le monde socialiste !

    Le parti qui nous a ouvert les yeux et montré l’ennemi, qui nous organisés en une armée redoutable et nous a conduits à la lutte contre l’ennemi ; qui ne nous a abandonnés ni dans la joie ni dans la peine et a toujours marché à notre tête, c’est le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ! C’est lui, et lui seul, qui continuera de nous guider à l’avenir.

    Une Assemblée constituante, élue au suffrage universel, égal, direct et secret : voilà pour quoi nous devons lutter à présent !

    Seule une telle assemblée nous donnera la république démocratique dont nous avons tant besoin dans notre lutte pour le socialisme.

    En avant donc, camarades ! Au moment où l’autocratie tsariste chancelle, notre devoir est de nous préparer à l’assaut définitif ! Le temps est venu de se venger !

    A bas l’autocratie tsariste !
    Vive l’Assemblée nationale constituante !
    Vive la République démocratique !
    Vive le Parti ouvrier social-démocrate de Russie !

    Janvier 1905

    Notes

    [1] L’« oukase impérial » du tsar Nicolas II, daté du 12 décembre 1904, fut publié en même temps qu’un communiqué spécial du gouvernement dans les journaux le 14 décembre 1904. Tout en promettant quelques « réformes » d’ordre secondaire, l’oukase déclarait intangible le pouvoir autocratique et contenait des menaces à l’adresse non seulement des ouvriers et des paysans révolutionnaires, mais encore des libéraux qui avaient osé présenter au gouvernement de timides revendications constitutionnelles. Selon le mot de Lénine, l’oukase de Nicolas II était « une véritable gifle pour les libéraux ».

    [2] Le « Projet de Constitution » avait été élaboré en octobre 1904 par un groupe de libéraux, membres de l’ « Union de la Libération » : il parut, en tirage à part, sous le titre de Loi fondamentale de l’Empire de Russie. Projet de Constitution russe. Moscou, 1904.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : 24e anniversaire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre

    Rapport présenté à la séance solennelle du Soviet des députés des travailleurs de Moscou, élargie aux organisations sociales et du Parti de cette ville, le 6 novembre 1941.

    Camarades,

    Vingt-quatre ans ont passé depuis que la Révolution socialiste d’Octobre a triomphé chez nous et que le régime soviétique a été instauré dans notre pays. Nous voici au seuil de l’année suivante, la 25e année d’existence du régime soviétique.

    D’ordinaire, aux séances solennelles consacrées à l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, nous établissons le bilan de nos succès dans l’œuvre de construction pacifique pour l’année écoulée.

    Nous avons en effet la possibilité d’établir un tel bilan, puisque nos succès dans ce domaine se multiplient non seulement d’année en année, mais encore de mois en mois. Quels sont ces succès et quel est leur degré d’importance, c’est ce qui est connu de tous, de nos amis comme de nos ennemis.

    Mais l’année écoulée n’est pas seulement une année de construction pacifique. Elle est en même temps celle de la guerre contre les envahisseurs allemands qui ont perfidement attaqué notre pays attaché à la paix.

    Ce n’est qu’au cours des six premiers mois de l’année écoulée qu’il nous a été possible de poursuivre notre oeuvre de paix. La seconde moitié de l’année, – plus de quatre mois, – se passe dans les conditions d’une guerre acharnée contre les impérialistes allemands. C’est ainsi que la guerre marque un tournant dans le développement de notre pays pour l’année écoulée.

    Elle a sensiblement réduit et, dans certains domaines, complètement arrêté notre oeuvre de construction pacifique. Elle nous a obligés à réorganiser tout notre travail sur le pied de guerre. Elle a fait de notre pays un vaste, un unique arrière au service du front, au service de notre Armée rouge et notre Marine militaire.

    La période de construction pacifique a pris fin. Et voilà que s’est ouverte la période de la guerre libératrice contre les envahisseurs allemands.

    Il est donc parfaitement opportun de poser la question du bilan de la guerre pour la seconde moitié de l’année écoulée, plus exactement pour les quatre mois et plus de la seconde moitié de l’année, et d’envisager les tâches que nous nous proposons dans cette guerre libératrice.

    LA MARCHE DE LA GUERRE DEPUIS QUATRE MOIS

    J’ai déjà dit, dans un de mes discours du début de la guerre, que celle-ci a créé une menace grave pour notre pays, qu’un sérieux danger pèse sur lui, qu’il faut se rendre compte de ce danger, en prendre conscience et réorganiser tout notre travail sur le pied de guerre.

    Maintenant, après quatre mois de guerre, je tiens à souligner que ce danger, loin de diminuer, s’est encore aggravé. L’ennemi s’est emparé d’une grande partie de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Moldavie, de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie et de différentes autres régions ; il a pénétré dans le bassin du Donetz ; il reste, telle une sombre nuée, suspendu sur Leningrad ; il menace Moscou, notre glorieuse capitale. Les envahisseurs fascistes allemands ravagent notre pays, détruisant les villes et les villages créés par le travail des ouvriers, des paysans et des intellectuels.

    Les hordes hitlériennes assassinent et violentent les habitants pacifiques de notre pays, sans épargner femmes, enfants, vieillards. Dans les régions de notre pays envahies par les Allemands, nos frères gémissent sous le joug de l’oppresseur.

    Les combattants de notre armée et de notre flotte font couler des flots de sang ennemi en défendant l’honneur et la liberté de la Patrie, en repoussant courageusement les attaques de l’ennemi féroce ; ils offrent des exemples de vaillance et d’héroïsme.

    Mais l’ennemi ne recule devant aucun sacrifice, il ne ménage pas le moins du monde le sang de ses soldats ; il jette sur le front des détachements toujours nouveaux à la place de ceux qui sont mis hors de combat, et il tend toutes ses forces pour s’emparer de Leningrad et de Moscou avant la venue des froids, car il sait que l’hiver ne lui promet rien de bon.

    En quatre mois de guerre nous avons perdu 350 000 hommes tués, 378 000 disparus ; nous comptons 1 020 000 blessés. Dans le même temps, l’ennemi a perdu plus de 4 millions et demi d’hommes tués, blessés et prisonniers.

    Il est hors de doute qu’après quatre mois de guerre l’Allemagne, dont les réserves en hommes s’épuisent déjà, se trouve beaucoup plus affaiblie que l’Union Soviétique, dont les réserves ne font que se déployer maintenant dans toute leur ampleur.

    ÉCHEC DE LA « GUERRE-ÉCLAIR »

    En attaquant notre pays, les envahisseurs fascistes allemands comptaient pouvoir « en finir » à coup sûr avec l’Union Soviétique en un mois et demi ou deux mois, et pousser, dans ce court espace de temps, jusqu’à l’Oural.

    Il faut dire que les Allemands ne dissimulaient pas ce plan de victoire-« éclair ». Au contraire, ils l’exaltaient par tous les moyens. Les faits ont montré cependant toute la légèreté et la fragilité de ce plan-« éclair ».

    Maintenant ce plan insensé doit être considéré comme définitivement avorté. (Applaudissements.)

    Comment expliquer que la « guerre-éclair », qui a réussi dans l’Ouest européen, n’a pas réussi, a avorté à l’Est ?

    Sur quoi comptaient les stratèges fascistes allemands en affirmant qu’ils en auraient fini en deux mois avec l’Union Soviétique et pousseraient, en ce bref délai, jusqu’à l’Oural ?

    C’est que, tout d’abord, ils espéraient sérieusement pouvoir créer une coalition générale contre l’URSS, y faire participer la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, après avoir agité devant les milieux dirigeants de ces pays l’épouvantail de la révolution ; ils espéraient ainsi pouvoir isoler entièrement des autres puissances notre pays.

    Les Allemands savaient que leur politique consistant à spéculer sur les contradictions entre les classes sociales de certains Etats, et entre ces Etats et le pays des Soviets, avait déjà donné des résultats en France, pays dont les gouvernants, s’étant laissé effrayer par l’épouvantail de la révolution, avaient dans leur frayeur jeté leur patrie aux pieds de Hitler et abandonné la résistance.

    Les stratèges fascistes allemands pensaient qu’il en serait de même de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. C’est en somme dans ce but que les fascistes allemands envoyèrent en Angleterre le fameux Hess, lequel devait décider les hommes politiques anglais à se joindre à la croisade générale contre l’URSS [1]. Mais les Allemands se sont cruellement trompés. (Applaudissements.)

    Malgré les efforts tentés par Hess, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, loin de se joindre à la croisade des envahisseurs fascistes allemands contre l’URSS, se sont trouvés dans le même camp que l’URSS, contre l’Allemagne hitlérienne. L’URSS, loin de se trouver isolée, a acquis de nouveaux alliés : la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, ainsi que les pays occupés par les Allemands.

    Il s’est avéré que la politique allemande consistant à spéculer sur les contradictions et à agiter l’épouvantail de la révolution a fait son temps, et n’est plus de mise dans la nouvelle situation.

    Bien plus : cette politique est grosse de graves dangers pour les envahisseurs allemands, car dans les nouvelles conditions créées par la guerre elle aboutit à des résultats diamétralement opposés.

    Les Allemands comptaient ensuite sur la fragilité du régime soviétique, sur la fragilité de l’arrière soviétique ; ils présumaient que dès le premier choc sérieux et les premiers insuccès de l’Armée rouge, des conflits éclateraient entre ouvriers et paysans, les peuples de l’URSS en viendraient aux mains, il y aurait des soulèvements, et le pays se décomposerait en ses éléments constituants, ce qui favoriserait la progression des envahisseurs allemands jusqu’à l’Oural. Mais là encore les Allemands se sont cruellement trompés.

    Les insuccès de l’Armée rouge, loin d’affaiblir, ont renforcé encore l’union des ouvriers et des paysans, ainsi que l’amitié des peuples de l’URSS. (Applaudissements.)

    Bien plus, ils ont fait de la famille des peuples de l’URSS un camp unique, indestructible, qui soutient avec abnégation son Armée et sa Flotte rouges.

    Jamais encore l’arrière soviétique n’a été aussi solide qu’à présent. (Vifs applaudissements.) Il est fort probable que tout autre Etat, avec des pertes de territoires comme celles que nous avons subies jusqu’à présent, n’aurait pas résisté à l’épreuve et aurait périclité.

    Si le régime soviétique a supporté avec cette facilité l’épreuve et renforcé encore plus son arrière, c’est que le régime soviétique est, à l’heure actuelle, le régime le plus solide. (Vifs applaudissements.)

    Les envahisseurs allemands comptaient enfin sur la faiblesse de l’Armée et de la Flotte rouges ; ils présumaient que l’armée et la flotte allemande réussiraient, dès le premier choc, à culbuter et à disperser notre armée et notre flotte, à s’ouvrir la route pour pénétrer sans obstacle dans l’intérieur de notre pays.

    Mais là encore les Allemands se sont cruellement trompés, car ils surestimaient leurs forces et sous-estimaient celles de notre armée et de notre flotte. Certes, notre armée et notre flotte sont encore jeunes, elles ne combattent que depuis quatre mois ; elles n’ont pas encore eu le temps de s’aguerrir, alors qu’elles ont devant elles la flotte et l’armée allemande qui, rompues à ce métier, font la guerre depuis deux ans déjà.

    Mais d’abord, le moral de notre armée est supérieur à celui de l’armée allemande, car elle défend sa Patrie contre les envahisseurs étrangers et croit en la justice de sa cause, alors que l’armée allemande mène une guerre de conquêtes et met au pillage un pays étranger ; elle ne peut avoir foi, même un instant, en la justice de sa cause ignominieuse.

    Il est hors de doute que l’idée de la défense de la Patrie, au nom de laquelle nos hommes combattent, doit donner naissance et donne effectivement naissance dans notre armée à des héros qui cimentent l’Armée rouge, alors que l’idée de conquête et de spoliation d’un pays étranger, au nom de quoi les Allemands font la guerre, doit donner naissance et donne effectivement naissance dans l’armée allemande à des pillards de profession dépourvus de tout principe moral, qui désagrègent l’armée allemande.

    En second lieu, en progressant vers l’intérieur de notre pays, l’armée allemande s’éloigne de son arrière allemand, elle est obligée d’opérer dans une ambiance hostile, de se créer en pays étranger un nouvel arrière que désagrègent d’ailleurs nos partisans, ce qui désorganise à fond le ravitaillement de l’armée allemande, lui fait craindre son arrière et tue en elle sa foi en la stabilité de sa situation. Cependant que notre armée opère dans son propre milieu, jouit de l’appui incessant de son arrière, est pourvue régulièrement en hommes, munitions, vivres, et a une ferme confiance dans son arrière.

    Voilà pourquoi notre armée s’est trouvée plus forte que ne le pensaient les Allemands, et l’armée allemande plus faible que ne le laissait présumer le battage soulevé par les envahisseurs fascistes. La défense de Leningrad et de Moscou, au cours de laquelle nos divisions ont exterminé récemment une trentaine de divisions régulières allemandes, témoigne que dans le feu de la guerre pour le salut de la Patrie se forgent et se sont déjà forgés de nouveaux combattants et commandants, pilotes, artilleurs, servants de mortiers, hommes de chars, fantassins et marins soviétiques qui, demain, seront la terreur de l’armée allemande. (Vifs applaudissements.)

    Nul doute que toutes ces circonstances prises ensemble n’aient déterminé d’avance l’échec inévitable de la « guerre-éclair » à l’Est.

    CAUSES DES ÉCHECS TEMPORAIRES DE NOTRE ARMÉE

    Tout cela est exact, évidemment. Mais ce qui l’est aussi, c’est qu’à côté de ces conditions favorables il existe encore pour l’Armée rouge des conditions défavorables qui font que notre armée essuie des échecs temporaires, est obligée de reculer, d’abandonner à l’ennemi certaines régions de notre pays.

    Quelles sont ces conditions défavorables ? Où chercher les causes des échecs militaires temporaires de l’Armée rouge ?

    Une des causes des échecs de l’Armée rouge, c’est l’absence d’un deuxième front en Europe contre les troupes fascistes allemandes. En effet, il n’existe point à l’heure actuelle, sur le continent européen, d’armée de Grande-Bretagne ou des Etats-Unis menant la guerre contre les troupes fascistes allemandes. Ce qui fait que les Allemands n’ont pas besoin de fragmenter leurs forces et de faire la guerre sur deux fronts, à l’ouest et à l’est.

    Et c’est ainsi que les Allemands, estimant que leur arrière est assuré à l’ouest, peuvent lancer contre notre pays toutes leurs troupes et celles de leurs alliés en Europe. La situation présente est telle que notre pays mène seul la guerre libératrice sans l’aide militaire de qui que ce soit, contre les forces coalisées des Allemands, Finlandais, Roumains, Italiens et Hongrois.

    Les Allemands se prévalent de leurs succès temporaires, et sans mesure ils chantent louange à leur armée en affirmant qu’elle peut toujours venir à bout de l’Armée rouge dans des combats livrés seule à seule. Or ces affirmations des Allemands ne sont que pure vantardise, car on ne comprend plus alors pourquoi les Allemands ont recours à l’aide des Finlandais, des Roumains, des Italiens, des Hongrois, contre l’Armée rouge qui combat exclusivement avec ses propres forces, sans une aide militaire du dehors.

    Nul doute que l’absence d’un deuxième front en Europe contre les Allemands n’allège considérablement la situation de l’armée allemande. On ne saurait douter non plus que la formation d’un deuxième front sur le continent européen, − et il doit absolument se former à bref délai (vifs applaudissements), − allégera sensiblement la situation de notre armée au détriment de l’armée allemande.

    Une autre cause des échecs temporaires de notre armée, c’est le manque de chars et, en partie, le manque d’avions. Dans la guerre actuelle, il est très difficile à l’infanterie de combattre sans chars et sans être suffisamment appuyée par l’aviation.

    Par sa qualité, notre aviation est supérieure à l’aviation allemande, et nos glorieux pilotes ont acquis la renommée de combattants intrépides. (Applaudissements.) Mais pour le moment nous avons moins d’avions que les Allemands. La qualité de nos chars est supérieure à celle des chars allemands, et nos glorieux hommes de chars et artilleurs ont plus d’une fois mis en déroute les troupes allemandes tant vantées, avec leurs nombreux chars de combat. (Applaudissements.)

    Cependant la quantité de chars que nous possédons est de beaucoup inférieure à celle des Allemands. Là est le secret des succès temporaires de l’armée allemande. On ne peut pas dire que notre industrie des chars travaille mal et en livre peu à notre front. Non, elle travaille très bien et fabrique quantité de chars excellents.

    Mais les Allemands en produisent beaucoup plus, car à l’heure actuelle ils disposent non seulement de leur propre industrie de chars, mais de celle de la Tchécoslovaquie, de la Belgique, de la Hollande, de la France.

    Autrement, l’Armée rouge aurait depuis longtemps écrasé l’armée allemande, qui ne va au combat qu’appuyée par des chars et ne résiste pas au choc de nos unités quand elle n’a pas la supériorité en chars. (Applaudissements.)

    Il n’est qu’un seul moyen de réduire à néant la supériorité des Allemands en chars et d’améliorer ainsi, foncièrement, la situation de notre armée. Ce moyen consiste à pousser à fond dans notre pays non seulement la production des chars, mais aussi celle des avions antichars, des fusils et canons, des grenades et mortiers antichars ; à creuser le maximum de fossés et à dresser toutes sortes d’autres obstacles antichars.

    Là est notre tâche aujourd’hui.

    Cette tâche, nous pouvons et devons l’accomplir à tout prix !

    CE QUE SONT LES « NATIONAUX-SOCIALISTES »

    D’ordinaire on donne chez nous aux envahisseurs allemands, c’est-à-dire aux hitlériens, le nom de fascistes. Les hitlériens, à ce qu’il paraît, estiment que cela n’est pas juste et ils persistent à s’intituler « nationaux-socialistes ».

    Ainsi les Allemands veulent nous faire croire que le parti des hitlériens, le parti des envahisseurs allemands, qui pille l’Europe et a organisé une agression scélérate contre notre Etat socialiste, serait un parti socialiste. La chose est-elle possible ?

    Que peut-il y avoir de commun entre le socialisme et les féroces envahisseurs hitlériens qui dépouillent et oppriment les peuples d’Europe ?

    Les hitlériens peuvent-ils être considérés comme des nationalistes ? Non, bien sûr. En réalité, les hitlériens ne sont pas à présent des nationalistes, mais des impérialistes.

    Tant que les hitlériens s’occupaient de rassembler les terres allemandes et de réunir à leur pays la Rhénanie, l’Autriche, etc., on pouvait les regarder avec certaine raison comme des nationalistes. Mais depuis qu’ils se sont emparés des territoires d’autrui et ont asservi des nations européennes : Tchèques, Slovaques, Polonais, Norvégiens, Danois, Hollandais, Belges, Français, Serbes, Grecs, Ukrainiens, Biélorussiens, Baltes et autres, et qu’ils visent à la domination mondiale, le parti hitlérien a cessé d’être un parti nationaliste, car dès ce moment-là il est devenu un parti impérialiste, un parti d’envahisseurs et d’oppresseurs.

    Le parti des hitlériens est un parti d’impérialistes, d’impérialistes les plus rapaces, les plus spoliateurs entre tous les impérialistes du monde.

    Peut-on considérer les hitlériens comme des socialistes ?

    Non, bien sûr. En réalité, les hitlériens sont les ennemis jurés du socialisme, les pires ultra-réactionnaires, qui ont ravi à la classe ouvrière et aux peuples de l’Europe les libertés démocratiques élémentaires.

    Pour masquer leur nature ultra-réactionnaire, les hitlériens traitent le régime intérieur anglo-américain de régime ploutocratique. Mais en Angleterre et aux Etats-Unis, il existe des syndicats d’ouvriers et d’employés, il existe des partis ouvriers, il existe un parlement ; tandis qu’en Allemagne toutes ces institutions ont été supprimées sous le régime hitlérien. Il suffit de mettre en parallèle ces deux séries de faits pour comprendre la nature réactionnaire du régime hitlérien et toute la fausseté des bavardages des fascistes allemands sur le régime ploutocratique anglo-américain.

    Dans le fond, le régime hitlérien a été calqué sur le régime réactionnaire de la Russie des tsars. On sait que les hitlériens foulent aux pieds les droits des ouvriers, les droits des intellectuels et les droits des peuples, aussi volontiers que le faisait le régime tsariste ; qu’ils se livrent à des pogroms moyenâgeux contre les Juifs, aussi volontiers que le faisait le régime tsariste.

    Le parti des hitlériens est le parti des ennemis des libertés démocratiques, le parti de la réaction moyenâgeuse et des pogroms du plus sombre fanatisme.

    Et si ces impérialistes déchaînés et ces pires réactionnaires continuent à se draper dans la toge de « nationalistes » et de « socialistes », ils le font pour tromper le peuple, abuser les naïfs et couvrir du drapeau du « nationalisme » et du « socialisme » leur nature de brigands impérialistes.

    Des corbeaux qui se parent des plumes du paon… Mais ces corbeaux peuvent se parer des plumes du paon, ils n’en resteront pas moins des corbeaux. « Il faut tout mettre en oeuvre, dit Hitler, pour que le monde soit conquis par les Allemands. Si nous voulons fonder notre grand empire germanique, nous devons avant tout chasser et exterminer les peuples slaves : Russes, Polonais, Tchèques, Slovaques, Bulgares, Ukrainiens, Biélorussiens. Il n’y a aucune raison de ne pas le faire. » « L’homme, dit Hitler, pèche de naissance, on ne peut le gouverner que par la force. Tous les moyens sont permis avec lui. Lorsque la politique l’exige, il faut mentir, trahir et même tuer. » « Tuez, dit Goering, tous ceux qui sont contre nous ; tuez, tuez, ce n’est pas vous qui en portez la responsabilité, c’est moi, donc tuez ! » « J’affranchis l’homme, dit Hitler, de cette chimère humiliante que l’on nomme conscience. La conscience comme l’instruction estropie l’homme. J’ai cet avantage de n’être retenu par aucune considération d’ordre théorique ou moral. »

    Dans un ordre du commandement allemand adressé au 489e régiment d’infanterie, en date du 25 septembre, ordre qui a été trouvé sur un sous-officier allemand tué, il est dit : « J’ordonne d’ouvrir le feu sur tout Russe dès qu’il paraîtra à une distance de 600 mètres. Le Russe doit savoir qu’il a contre lui un ennemi résolu, dont il ne peut attendre aucune indulgence. »

    Dans un des appels adressés par le commandement allemand aux soldats et trouvé sur un tué, le lieutenant Gustav Ziegel, de Francfort-sur-le-Main, il est dit : « Tu n’as ni coeur, ni nerfs, − à la guerre ils sont inutiles. Étouffe en toi la pitié et la compassion, tue tout Russe, tout Soviétique, ne t’arrête pas si tu es en présence d’un vieillard ou d’une femme, d’une fillette ou d’un petit garçon, − tue, c’est ainsi que tu auras la vie sauve, que tu assureras l’avenir de ta famille et acquerras une gloire éternelle. »

    Tels sont le programme et les directives des leaders du parti hitlérien et du commandement hitlérien, programme et directives d’hommes qui ont perdu toute face humaine et sont tombés au rang des bêtes féroces [2].

    Et ces gens sans conscience ni honneur, ces gens à morale de bête fauve, ont l’impudence d’appeler à exterminer la grande nation russe, la nation de Plékhanov [3] et de Lénine, de Bélinski [4] et de Tchernychevski [5] de Pouchkine [6] et de Tolstoï [7], de Glinka [8] et de Tchaïkovski [9], de Gorki [10] et de Tchékhov [11], de Sétchénov [12] et de Pavlov [13], de Répine [14] et de Sourikov [15], de Souvorov [16] et de Koutouzov [17] !…

    Les envahisseurs allemands veulent une guerre d’extermination contre les peuples de l’URSS. Qu’à cela ne tienne, si les Allemands veulent une guerre d’extermination, ils l’auront. (Vifs applaudissements prolongés.)

    Désormais notre tâche, la tâche des peuples de l’URSS, la tâche des combattants, des commandants et des travailleurs politiques de notre armée et de notre flotte, consistera à exterminer jusqu’au dernier tous les Allemands qui auront pénétré dans le territoire de notre Patrie en qualité d’envahisseurs. (Vifs applaudissements. Cris : « C’est juste ! Hourra ! »)

    Pas de quartier pour les envahisseurs allemands !

    Mort aux envahisseurs allemands ! (Vifs applaudissements.)

    L’ÉCRASEMENT DES IMPÉRIALISTES ALLEMANDS
    ET DE LEURS ARMÉES EST CERTAIN

    Le fait seul que dans leur dégradation morale les envahisseurs allemands, ayant perdu toute face humaine, sont tombés depuis longtemps au rang de bêtes féroces, − ce fait seul dit qu’ils sont voués à une perte certaine.

    Mais la perte certaine des envahisseurs hitlériens et de leurs armées n’est pas déterminée seulement par des facteurs d’ordre moral.

    Il existe trois autres facteurs essentiels, dont la force s’accroît de jour en jour et qui doivent amener, dans un proche avenir, l’écrasement inévitable de l’impérialisme de brigandage hitlérien. (Applaudissements.)

    C’est d’abord la fragilité de l’arrière européen de l’Allemagne impérialiste, la fragilité de l’« ordre nouveau » en Europe. Les envahisseurs allemands ont asservi les peuples du continent européen, de la France aux Pays baltes soviétiques, de la Norvège, du Danemark, de la Belgique, de la Hollande et de la Biélorussie soviétique aux Balkans et à l’Ukraine soviétique.

    Ils leur ont ravi leurs libertés démocratiques élémentaires, le droit de disposer de leur sort ; ils leur ont pris le blé, la viande, les matières premières ; ils en ont fait leurs esclaves ; ils ont crucifié les Polonais, les Tchèques, les Serbes et ont décidé que, ayant conquis la domination en Europe, ils peuvent désormais, sur cette base, asseoir la domination de l’Allemagne dans le monde. Cela s’appelle chez eux l’« ordre nouveau en Europe ».

    Mais quelle est cette « base », quel est cet « ordre nouveau » ? Seuls les benêts hitlériens, qui sont en admiration devant eux-mêmes, ne voient pas que cet « ordre nouveau » en Europe et la fameuse « base » de cet ordre sont un volcan prêt à exploser à tout moment et à ensevelir le château de cartes des impérialistes allemands.

    On invoque Napoléon, en assurant que Hitler agit comme lui et qu’il ressemble en toutes choses à Napoléon. Mais d’abord il ne faudrait pas oublier quel fut le sort de Napoléon.

    En second lieu, Hitler ne ressemble pas plus à Napoléon qu’un petit chat ressemble à un lion (rires, applaudissements) ; car Napoléon combattit les forces de réaction en s’appuyant sur les forces de progrès, tandis que Hitler, au contraire, s’appuie sur les forces de réaction pour combattre les forces de progrès. Seuls les benêts hitlériens de Berlin ne peuvent comprendre que les peuples asservis d’Europe lutteront et se soulèveront contre la tyrannie hitlérienne.

    Qui peut douter que l’URSS, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis n’apportent leur appui entier aux peuples d’Europe dans leur lutte libératrice contre la tyrannie hitlérienne ? (Applaudissements.)

    C’est ensuite la fragilité de l’arrière des envahisseurs hitlériens en Allemagne. Tant que les hitlériens s’occupaient de rassembler l’Allemagne, brisée en morceaux en vertu du traité de Versailles, ils pouvaient bénéficier de l’appui du peuple allemand qu’inspirait un idéal : le rétablissement de l’Allemagne.

    Mais cette tâche une fois accomplie et les hitlériens engagés dans la voie de l’impérialisme, ayant entrepris de conquérir des terres d’autrui et de subjuguer d’autres peuples, − en faisant des peuples de l’Europe et de ceux de l’URSS les ennemis jurés de l’Allemagne actuelle, − un profond revirement s’est opéré dans le peuple allemand contre la continuation de la guerre, pour la liquidation de celle-ci.

    Plus de deux années d’une guerre sanglante, dont on ne voit pas encore la fin ; des millions de vies humaines sacrifiées ; la faim ; la misère ; les épidémies ; partout une atmosphère hostile aux Allemands ; la sotte politique de Hitler qui a fait des peuples de l’URSS les ennemis jurés de l’Allemagne actuelle : tout cela ne pouvait manquer de dresser le peuple allemand contre cette guerre inutile et ruineuse.

    Seuls les benêts hitlériens ne peuvent comprendre que non seulement l’arrière européen, mais aussi l’arrière allemand des troupes allemandes est un volcan prêt à exploser et à ensevelir les aventuriers hitlériens.

    Enfin la coalition de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis d’Amérique contre les impérialistes fascistes allemands. C’est un fait que la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l’Union Soviétique ont formé un camp unique, qui s’assigne pour but d’écraser les impérialistes hitlériens et leurs armées d’invasion.

    La guerre d’aujourd’hui est une guerre de moteurs. La gagnera qui aura une supériorité écrasante dans la fabrication des moteurs.

    Si l’on réunit la fabrication des moteurs aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en URSS, nous aurons par rapport à l’Allemagne au moins trois fois plus de moteurs.

    C’est là un des éléments de la débâcle certaine de l’impérialisme de brigandage hitlérien.

    La récente conférence des trois Puissances à Moscou, à laquelle participèrent M. Beaverbrook, représentant de la Grande-Bretagne et M. Harriman, représentant les Etats-Unis, a décidé d’aider systématiquement notre pays en chars et en avions [18].

    Comme on sait, nous recevons déjà, en vertu de cette décision, des chars et des avions. Un peu avant, la Grande-Bretagne s’est chargée de ravitailler notre pays en matières déficientes comme l’aluminium, le plomb, l’étain, le nickel, le caoutchouc.

    Si l’on ajoute à cela que ces jours-ci les Etats-Unis ont décidé de consentir à l’Union Soviétique un emprunt d’un milliard de dollars [19], on peut dire en toute certitude que la coalition des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’URSS est une chose réelle (vifs applaudissements) qui grandit et continuera de grandir au profit de notre oeuvre commune de libération.

    Tels sont les facteurs qui déterminent la perte certaine de l’impérialisme fasciste allemand.

    NOS TACHES

    Lénine distinguait deux genres de guerres : les guerres de conquête et, par conséquent, injustes, et les guerres libératrices, les guerres justes.

    Les Allemands mènent à présent une guerre de conquête, une guerre injuste, qui vise à s’emparer de territoires d’autrui et à subjuguer les autres peuples. C’est pourquoi tous les hommes honnêtes doivent se dresser contre ces ennemis que sont les envahisseurs allemands.

    A la différence de l’Allemagne hitlérienne, l’Union Soviétique et ses alliés mènent une guerre libératrice, une guerre juste, qui vise à libérer de la tyrannie hitlérienne les peuples asservis de l’Europe et de l’URSS. C’est pourquoi tous les hommes honnêtes doivent soutenir les armées de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des autres alliés, en tant qu’armées libératrices.

    Nous ne nous proposons ni ne pouvons nous proposer des buts de guerre tels que l’annexion de territoires d’autrui et l’asservisse¬ment de peuples étrangers, – qu’il s’agisse des peuples et territoires en Europe ou des peuples et territoires en Asie, y compris l’Iran [20]. Notre premier but est de libérer notre territoire et nos peuples du joug fasciste allemand.

    Nous ne nous proposons ni ne pouvons nous proposer des buts de guerre tels que : imposer notre volonté et notre régime aux peuples slaves et aux autres peuples asservis d’Europe, qui attendent notre aide. Notre but est de venir en aide à ces peuples dans leur lutte libératrice contre la tyrannie hitlérienne, et de leur permettre ensuite de s’organiser sur leur sol en toute liberté, comme bon leur semble. Aucune ingérence dans les affaires intérieures des autres peuples !

    Mais pour atteindre ces buts, il faut anéantir la puissance militaire des envahisseurs allemands, il faut exterminer jusqu’au dernier tous les envahisseurs allemands qui ont pénétré dans notre Patrie pour l’asservir. (Vifs applaudissements prolongés.)

    Il faut pour cela que notre armée et notre flotte aient l’appui actif et efficace de tout notre pays ; il faut que nos ouvriers et employés, hommes et femmes, travaillent dans les entreprises sans répit et fournissent au front toujours plus de chars, de fusils et pièces antichars, d’avions, de canons, de mortiers, de mitrailleuses, de fusils, de munitions ; il faut que nos kolkhoziens, hommes et femmes, travaillent dans leurs champs sans répit et fournissent au front et au pays toujours plus de blé, de viande, de matières premières pour l’industrie ; il faut que tout notre pays et tous les peuples de l’URSS forment un seul camp militaire, menant de pair avec notre armée et notre flotte la grande guerre libératrice pour l’honneur et la liberté de notre Patrie, pour l’écrasement des armées allemandes. (Vifs applaudissements.)

    Là est notre tâche aujourd’hui.

    Cette tâche nous pouvons et devons l’accomplir.

    Ce n’est qu’après avoir accompli cette tâche et écrasé les envahisseurs allemands que nous pourrons obtenir une paix durable et juste.

    Pour l’écrasement total des envahisseurs allemands ! (Vifs applaudissements.)

    Pour l’affranchissement de tous les peuples opprimés qui gémissent sous le joug de la tyrannie hitlérienne ! (Vifs applaudissements.)

    Vive l’amitié indestructible des peuples de l’Union Soviétique ! (Vifs applaudissements.)

    Vive notre Armée et notre Flotte rouges ! (Vifs applaudissements.)

    Vive notre glorieuse Patrie ! (Vifs applaudissements.)

    Notre cause est juste, – nous vaincrons ! (Applaudissements en rafale. Toute la salle se lève, acclamations : « Au grand Staline, hourra ! Vive le camarade Staline ! » Longue ovation enthousiaste, on chante « l’Internationale ».)

    Notes

    [1] Rudolph Hess avait gagné l’Angleterre le 10 mai 1941, à bord de l’avion qu’il pilotait. Son objectif était de convaincre le gouvernement anglais de laisser les mains libres à Hitler contre l’Union soviétique.

    [2] Un certain nombre de textes nazis, dont le Décret des Commissaires, allaient régir la conduite soit de l’Armée allemande, soit des commandos spécialisés de la SS, les « Einsatzgruppen ». Un chef de l’un de ces commandos pouvait se vanter à la fin de l’année 1941 d’avoir exterminé 90 000 hommes, femmes et enfants. Il y eu d’autre part des « Plans » conçus par les dignitaires nazis : l’un de ceux-ci prévoyait l’extermination de 20 millions de « Grand-Russes ». Selon d’autres estimations nazies le pillage en matières premières et en vivres des zones occupées allaient faire mourir de faim 10 millions de personnes. Les victimes civiles de la guerre se montèrent effectivement à plusieurs millions de Soviétiques.

    [3] Plékhanov (G.-V.), 1856-1918. Militant en vue du mouvement socialiste russe et international, philosophe russe éminent et propagandiste du marxisme. Se retrouva dans le camp des ennemis de la révolution socialiste.

    [4] Bélinski (V.-G.), 1811-1848. Grand démocrate révolutionnaire russe, critique littéraire et philosophe. Son activité a eu un effet considérable dans la lutte libératrice du peuple russe contre le tsarisme et le servage dans les années 1830-1840.

    [5] Tchernichevski (N.-G.), 1828-1889. Grand démocrate révolutionnaire russe, penseur, savant, écrivain et critique littéraire. Auteur du célèbre roman Que faire ?

    [6] Pouchkine (A.-S.), 1799-1837. Grand poète russe, fondateur de la nouvelle littérature russe, fixant avec ses oeuvres les normes de la langue russe littéraire.

    [7] Tolstoï (L.-N.), 1828-1910. Auteur de Guerre et Paix, Anna Karénine, Résurrection, etc.

    [8] Glinka (M.-L), 1804-1857. Grand compositeur russe, créateur de la musique classique russe. Il fut à la musique russe ce que Pouchkine fut à la littérature russe.

    [9] Tchaikovski (P.-I.) 1840-1893. Grand compositeur russe.

    [10] Gorki (M.), 1868-1936. Grand écrivain russe, fondateur de la littérature de réalisme socialiste, fondateur de la littérature soviétique.

    [11] Tchékhov (A.-T.), 1860-1904. Grand écrivain russe, auteur de contes, de nouvelles et de pièces de théâtre.

    [12] Sétchénov (I.-M.), 1829-1905. Physiologiste célèbre, un des plus grands naturalistes, savants et penseurs russes.

    [13] Pavlov (I.-P.), 1849-1936. Grand savant physiologiste russe, créateur de l’étude matérialiste sur l’activité nerveuse supérieure des animaux et de l’homme.

    [14] Répine (I.-E.), 1844-1930. Grand peintre russe, )représentant éminent de l’art russe réaliste démocratique.

    [15] Sourikov (V.-L), 1848-1916. Grand peintre russe, représentant du réalisme dans la peinture historique. Membre, comme Répine, des « Ambulants » (société de peinture au XIXe et au début du XXe siècle).

    [16] Souvorov (A.-V.), 1730-1800. Stratège russe, général, un des fondateurs de l’art militaire russe d’avant-garde.

    [17] Koutouzov (M.-L). Stratège, général, un des fondateurs de l’art militaire russe d’avant-garde. La tactique de Koutouzov se distinguait par la décision, la souplesse et une large utilisation de la manoeuvre pendant les combats. Pendant la campagne de Russie Koutouzov fut obligé de reculer profondément, à cause de la grande puissance de l’armée de Napoléon. Celui-ci espérait une bataille générale, comptant sur ses forces supérieures pour détruire l’armée russe. Koutouzov opposait à ce plan de Napoléon une forme de lutte plus élaborée, unissant le système de batailles séparées, de manoeuvres, de défense active suivie d’une contre-offensive résolue suivant une intention stratégique unique. (1745-1813).

    [18] Conférence tenue à Moscou du 29 septembre au 1er octobre 1941

    [19] Le projet de loi « prêt-bail » (Lend and Lease Act) avait été déposé par le président Roosevelt devant le Congrès le 10 janvier 1941. La loi, promulguée le 11 mars 1941, autorisait le prêt et la location de matériel de guerre et autre aux nations qui concouraient à la défense des Etats-Unis. La loi, valable pour un an, fut reconduite jusqu’au lendemain de la capitulation de l’Allemagne nazie. Elle fut alors brutalement dénoncée par le successeur de F. Roosevelt à la présidence des Etats-Unis, H. Truman

    [20] Les troupes anglaises et soviétiques étaient entrées en Iran le 25 août 1941. L’URSS s’appuyait sur l’article 6 du Traité d’amitié russo-persan du 26 février 1921 qui l’autorisait à protéger le pays dans le cas où ce dernier deviendrait une base pour des forces étrangères. Or, afin de fermer à l’URSS le chemin de la Caspienne, les Allemands faisaient pression sur l’entourage du Shah, et sur le Shah lui-même, pressions qui étaient accueillies favorablement. Il s’agissait également pour les Alliés de préserver les champs de pétrole.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Pour la journée internationale de la femme

    8 mars 1925

    Aucun grand mouvement d’opprimés, dans l’histoire de l’humanité, ne s’est déroulé sans la participation des femmes travailleuses. Les femmes travailleuses, les plus opprimées de tous les opprimés, ne sont jamais restées et ne pouvaient rester à l’écart de la grande route du mouvement libérateur.

    Le mouvement libérateur des esclaves a, comme on le sait, poussé en avant des centaines et des milliers de grandes martyres et d’héroïnes. Dans les rangs des lutteurs pour la libération des serfs, il y avait des dizaines de milliers de femmes travailleuses.

    Il n’est pas étonnant que le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, le plus puissant de tous les mouvements libérateurs des masses opprimées, ait attiré sous son étendard des millions de femmes travailleuses.

    La Journée internationale des femmes est le témoignage de l’invincibilité et le présage du grand avenir du mouvement libérateur de la classe ouvrière. Les femmes travailleuses, les ouvrières et les paysannes, constituent la grande réserve de la classe ouvrière.

    Cette réserve représente une bonne moitié de la population. La réserve féminine sera-t-elle pour la classe ouvrière ou contre elle ? De cela dépendent le destin du mouvement prolétarien, la victoire ou la défaite de la révolution prolétarienne, la victoire ou la défaite du pouvoir prolétarien.

    Voilà pourquoi la première tâche du prolétariat et de son détachement le plus avancé, le Parti communiste, consiste à mener une lutte décisive pour libérer les femmes, ouvrières et paysannes, de l’influence de la bourgeoisie, pour éduquer politiquement et organiser les ouvrières et les paysannes sous l’étendard du prolétariat.

    La Journée internationale des femmes est un moyen d’attirer la réserve, constituée par les femmes travailleuses, du côté du prolétariat.

    Mais les femmes travailleuses ne sont pas seulement une réserve.

    Elles peuvent et elles doivent devenir — avec une politique juste de la classe ouvrière — une armée véritable de la classe ouvrière, qui combattra la bourgeoisie. Faire de cette réserve des femmes travailleuses une armée d’ouvrières et de paysannes, combattant aux côtés de la grande armée du prolétariat, voilà la seconde lâche, qui est décisive, de la classe ouvrière.

    La Journée internationale des femmes doit servir à faire passer les ouvrières et les paysannes de la réserve de la classe ouvrière dans l’armée active du mouvement libérateur du prolétariat.

    Vive la Journée internationale des femmes !

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Le gouvernement provisoire révolutionnaire et la social-démocratie

    La première partie de cet article a été publiée dans la « Prolétariatis Brdzola » [la Lutte du prolétariat], n°11, 15 août 1905.
    Article non signé.
    Traduit du géorgien.

    I

    La révolution populaire grandit. le prolétariat s’arme et brandit le drapeau de l’insurrection. La paysannerie redresse l’échine et se rallie autour du prolétariat. Le moment n’est plus loin où l’insurrection générale éclatera et où le trône exécré d’un tsar exécré sera « balayé de la surface de la terre ». Le gouvernement tsariste sera renversé.

    Sur ses décombres, on instaurera le gouvernement de la révolution, un gouvernement provisoire révolutionnaire, qui désarmera les forces ténébreuses, armera le peuple et procèdera sur-le-champ à la convocation d’une Assemblée constituante. A la domination du tsar se substituera ainsi la domination du peuple. C’est cette voie que suit actuellement la révolution populaire.

    Que doit faire le gouvernement provisoire ?

    Il doit désarmer les forces ténébreuses, maîtriser les ennemis de la révolution pour les empêcher de rétablir l’autocratie tsariste. Il doit armer le peuple et contribuer à mener la révolution jusqu’au bout. Il doit assurer la liberté de parole, de presse, de réunion, etc… Il doit abolir les impôts indirects et instituer l’impôt progressif sur les profits et l’héritage. Il doit organiser des comités de paysans, qui règleront les questions agraires à la campagne. Il doit de même séparer l’Eglise de l’Etat et l’école de l’Eglise…

    En dehors de ces revendications d’ordre général, le gouvernement provisoire doit aussi satisfaire les revendications de classe des ouvriers : liberté de grève et d’association, journée de huit heures, organisation par l’Etat des assurances ouvrières, conditions hygiéniques de travail, création de « bourses du travail », etc…

    En un mot, le gouvernement provisoire doit réaliser entièrement notre programme minimum [1] et procéder à la convocation immédiate de l’Assemblée constituante populaire, qui consacrera « à jamais » les transformations survenues dans la vie publique.

    Qui doit faire partie du gouvernement provisoire ?

    C’est le peuple qui fera la révolution ; or, le peuple, c’est le prolétariat et la paysannerie. Il est évident qu’ils doivent se charger de faire aboutir la révolution, de juguler la réaction, d’armer le peuple, etc… Il faut pour cela que le prolétariat et la paysannerie aient, au sein du gouvernement provisoire, des défenseurs de leurs intérêts. Le prolétariat et la paysannerie domineront dans la rue, ils verseront leur sang : il va de soi qu’ils doivent aussi dominer dans le gouvernement provisoire.

    D’accord, nous dit-on, mais qu’y a-t-il de commun entre le prolétariat et la paysannerie ?

    Il y a ceci de commun que l’un et l’autre haïssent les survivances du servage ; que l’un et l’autre luttent à mort contre le gouvernement du tsar ; que l’un et l’autre veulent une république démocratique.

    Cela ne doit pas cependant nous faire oublier cette vérité que la différence entre eux est beaucoup plus importante que ce qu’ils ont de commun.

    En quoi consiste cette différence ?

    En ceci que le prolétariat est l’ennemi de la propriété privée ; il hait le régime bourgeois et n’a besoin de la république démocratique que pour rassembler ses forces et renverser ensuite le régime bourgeois, alors que la paysannerie est attachée à la propriété privée, au régime bourgeois et a besoin de la république démocratique pour consolider les fondements du régime bourgeois.

    Inutile de dire que la paysannerie [2] ne marchera contre le prolétariat que dans la mesure où celui-ci voudra abolir la propriété privée.

    D’autre part, il est clair également que la paysannerie ne soutiendra le prolétariat que dans la mesure où celui-ci voudra renverser l’autocratie. la révolution actuelle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle ne touche pas à la propriété privée : la paysannerie n’a donc, à l’heure actuelle, aucune raison de tourner ses armes contre le prolétariat.

    En revanche, cette révolution répudie foncièrement le pouvoir du tsar : la paysannerie a donc intérêt à se joindre résolument au prolétariat, force d’avant-garde de la révolution.

    Il est clair que le prolétariat, de son côté, a intérêt à soutenir la paysannerie et à marcher avec elle contre l’ennemi commun : le gouvernement tsariste. Le grand Engels dit avec raison que jusqu’à la victoire de la révolution démocratique le prolétariat doit lutter contre le régime existant aux côtés de la petite bourgeoisie [3].

    Et si notre victoire ne peut être appelée victoire tant que les ennemis de la révolution ne seront pas entièrement matés ; si le gouvernement provisoire a pour devoir de mater les ennemis et d’armer le peuple ; s’il doit se charger de parachever la victoire, il va de soi que le gouvernement provisoire doit comprendre dans son sein, outre les défenseurs de la petite bourgeoisie, les représentants du prolétariat, chargés de défendre ses intérêts. Il serait absurde que le prolétariat, après avoir assumé la direction de la révolution, confiât à la petite bourgeoisie seule le soin de la mener jusqu’au bout : ce serait se trahir soi-même.

    Seulement, il ne faut pas oublier que le prolétariat, ennemi de la propriété privée, doit avoir son propre parti et ne doit pas un instant dévier de sa route.

    En d’autres termes, le prolétariat et la paysannerie doivent conjuguer leurs efforts pour en finir avec le gouvernement tsariste ; conjuguer leurs efforts pour mater les ennemis de la révolution ; et c’est pourquoi le prolétariat, au même titre que la paysannerie, doit avoir au gouvernement provisoire des défenseurs de ses intérêts : les social-démocrates.

    Cela est si clair, si évident qu’il semble superflu d’en parler.

    Mais voilà qu’intervient la « minorité », qui a des doutes et répète obstinément : il ne sied pas à la social-démocratie de participer au gouvernement provisoire, cela est contraire aux principes.

    Examinons la question. Quels sont les arguments de la « minorité » ? Elle se réfère, tout d’abord, au congrès d’Amsterdam [4]. Ce congrès, à l’encontre du jauressisme, a décidé que les socialistes ne devaient pas chercher à faire partie d’un gouvernement bourgeois ; or, comme le gouvernement provisoire est un gouvernement bourgeois, il serait inadmissible que nous y participions.

    Ainsi raisonne la « minorité » ; elle ne remarque pas qu’une interprétation aussi scolaire de la résolution du congrès implique que nous ne devrions point participer non plus à la révolution.

    En effet, nous sommes les ennemis de la bourgeoisie ; or, la révolution actuelle est bourgeoise ; par conséquent, nous ne devons prendre aucune part à cette révolution ! C’est dans cette voie que nous pousse la logique de la « minorité ».

    La social-démocratie, en revanche, dit que nous, prolétaires, devons non seulement participer à la révolution actuelle, mais encore nous placer à la tête, la diriger et la mener jusqu’au bout. Or, il est impossible de mener la révolution jusqu’au bout sans faire partie du gouvernement provisoire. Il est incontestable qu’en l’occurrence la logique de la « minorité » boite des deux pieds.

    De deux choses l’une : ou bien, à l’instar des libéraux, nous devons renoncer à l’idée que le prolétariat est le dirigeant de la révolution, et alors la question de notre participation à un gouvernement provisoire. La « minorité », elle, ne veut rompre ni avec l’un, ni avec l’autre, elle veut faire figure et de libérale et de social-démocrate ! C’est ainsi qu’elle violente impitoyablement l’innocente logique…

    Quant au congrès d’Amsterdam, il avait en vue le gouvernement français permanent, et non un gouvernement provisoire révolutionnaire.

    Le gouvernement français est conservateur et réactionnaire ; il défend ce qui est ancien et combat ce qui est nouveau ; il va de soi qu’un social-démocrate véritable n’en fera pas partie. Alors que le gouvernement provisoire est progressiste et révolutionnaire, qu’il lutte contre ce qui est ancien, fraie la voie à ce qui est nouveau, sert les intérêts de la révolution ; il va de soi qu’un social-démocrate véritable en fera partie et prendra une part active au parachèvement de la révolution. Comme on le voit, ce sont là des choses bien différentes. C’est à tort que la « minorité » se cramponne au congrès d’Amsterdam : il ne la sauvera pas de l’échec.

    Il faut croire que la « minorité » elle-même l’a senti : elle fait appel à un autre argument : elle invoque à présent les ombres de Marx et d’Engels. Le Social-démocrate, par exemple, répète obstinément que Marx et Engels « rejettent radicalement » la participation à un gouvernement provisoire. Mais où et quand ? Que dit Marx, par exemple ? En réalité, Marx dit que…

    les petits bourgeois démocrates… prêchent au prolétariat… de créer un grand parti d’opposition qui engloberait toutes les nuances dans un parti démocratique… [qu’] une pareille union serait sans aucun doute préjudiciable au prolétariat et leur profiterait exclusivement [au gouvernement provisoire] [5], etc… [6].

    En un mot, le prolétariat doit avoir un parti de classe distinct. Mais qui donc s’y oppose, « savant critique » ? Pourquoi vous battez-vous contre des moulins à vent ?

    Le « critique » n’en continue pas moins à citer Marx.

    En cas de lutte contre un ennemi commun, il n’est pas besoin d’une union spéciale. Dans la mesure où une lutte directe contre cet ennemi est nécessaire, les intérêts des deux partis coïncident pour un certain temps, etc… une alliance se réalise alors, qui n’est prévue que pour une période donnée… Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent, à chaque occasion, présenter leurs besoins [sans doute : revendications] propres à côté de ceux des démocrates bourgeois… En un mot, il est indispensable, dés le premier moment de la victoire, de se méfier… de ses alliés d’hier, du parti qui veut exploiter la victoire commune exclusivement à ses fins [7].

    En d’autres termes, le prolétariat doit suivre son chemin propre et en soutenir la petite bourgeoisie que dans la mesure où cela ne contredit pas ses intérêts.

    Mais qui s’y oppose, étonnant « critique » et qu’aviez-vous besoin de vous référer aux paroles de Marx ? Marx parle-t-il du gouvernement provisoire révolutionnaire ? Il n’en dit pas un mot !

    Est-ce que, selon Marx, la participation à un gouvernement provisoire pendant une révolution démocratique est contraire à nos principes ? Il n’en dit pas un mot !

    Pourquoi donc notre auteur est-il aux anges ? Où a-t-il été dénicher « une contradiction de principe » entre Marx et nous ? Pauvre « critique » ! Il se met en quatre pour découvrir une telle contradiction, mais, à son grand déplaisir, sans aucun résultat.

    Et que dit Engels, d’après les menchéviks ?

    Dans sa lettre à Turati, il dit, paraît-il, que la révolution future en Italie sera petite-bourgeoise et non socialiste ; que jusqu’à sa victoire le prolétariat doit marcher aux côtés de la petite bourgeoisie contre le régime existant, tout en ayant obligatoirement son propre parti ; mais qu’après la victoire de la révolution il serait extrêmement dangereux pour les socialistes de faire partie du nouveau gouvernement. Ils répéteraient ainsi l’erreur de Louis Blanc et d’autres socialistes français de 1848, etc [8]…

    Autrement dit, puisque la révolution italienne sera démocratique, et non socialiste, ce serait une grave erreur de rêver à la domination du prolétariat et de rester dans le gouvernement même après la victoire ; c’est seulement jusqu’à la victoire que le prolétariat pourrait marcher avec les petits bourgeois contre l’ennemi commun.

    Mais qui donc le conteste, qui dit que nous devons confondre la révolution démocratique et la révolution socialiste ? Quel besoin avait-on de se référer à Turati, adepte de Bernstein ? Et pourquoi évoquer Louis Blanc ? Louis Blanc était un « socialiste » petit-bourgeois, alors qu’il est question chez nous de social-démocrates.

    Il n’existait pas de Parti social-démocrate à l’époque de Louis Blanc : or, ici, il est question de ce parti. Les socialistes français avaient en vue la conquête du pouvoir politique ; ce qui nous intéresse, quant à nous, c’est la question de la participation au gouvernement provisoire…

    Est-ce que, selon Engels, participer à un gouvernement provisoire pendant une révolution démocratique est contraire à nos principes ? Il n’en dit pas un mot ! Mais alors pourquoi fallait-il, ô notre menchévik, disserter si longuement ? Ne comprenez-vous pas qu’embrouiller les questions, ce n’est pas les résoudre ? Quel besoin aviez-vous de déranger inutilement les ombres de Marx et d’Engels ?

    La « minorité » a sans doute senti elle-même que les noms de Marx et d’Engels ne la sauveront pas, et la voilà qui se cramponne maintenant à un troisième « argument ». Vous voulez mettre une double bride aux ennemis de la révolution, nous dit la « minorité » ; vous voulez que « la pression du prolétariat sur la révolution s’exerce non seulement ‘d’en bas’, non seulement de la rue, mais encore d’en haut, des palais du gouvernement provisoire » [9]. Mais cela est contraire aux principes, nous reproche la « minorité ».

    Ainsi, la « minorité » affirme que nous ne devons agir sur la marche de la révolution « que d’en bas ». La « majorité », en revanche, estime que nous devons compléter l’action exercée « d’en bas » par une action exercée « d’en haut », afin que la pression s’exerce de toutes parts.

    Mais alors, qui donc entre en contradiction avec le principe de la social-démocratie, la « majorité » ou la « minorité » ?

    Adressons-nous à Engels. Dans la période de 1870 à 1880, une insurrection éclata en Espagne. La question d’un gouvernement provisoire révolutionnaire se posa. A cette époque, les bakouninistes (anarchistes) étaient là-bas à l’oeuvre. Ils niaient toute action exercée « d’en haut », d’où une polémique entre eux et Engels. Les bakouninistes prêchaient la même chose que la « minorité » aujourd’hui.

    Les bakouninistes, dit Engels, avaient prêché depuis des années que toute action de haut en bas est nuisible, que tout doit être organisé et exécuté de bas en haut [10].

    D’après eux,

    « toute organisation d’un pouvoir politique, dit provisoire ou révolutionnaire, ne peut-être qu’une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements actuels [11]. »

    Engels raille cette façon de voir et dit que la vie a cruellement réfuté cette théorie des bakouninistes. Force a été aux bakouninistes de céder aux exigences de la vie et…

    « en dépit de leurs principes anarchistes, ils ont dû former un gouvernement révolutionnaire [12]. »

    Ils ont ainsi,

    foulé aux pieds le principe qu’ils venaient eux-mêmes de proclamer : à savoir que l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire n’est qu’une nouvelle duperie et une nouvelle trahison envers la classe ouvrière. [13]

    Ainsi parle Engels.

    Il apparaît donc que le principe de la « minorité », — n’agir que « d’en bas », — est un principe anarchiste, qui, en réalité contredit foncièrement la tactique social-démocrate. Le point de vue de la « minorité », selon lequel toute participation à un gouvernement provisoire serait néfaste aux ouvriers, est une phrase anarchiste, dont Engels se moquait déjà. Il apparaît aussi que la vie rejettera les conceptions de la « minorité » et les brisera en se jouant, comme ce fut le cas pour les bakouninistes.

    Néanmoins, la « minorité » s’obstine : nous n’irons pas, dit-elle, contre les principes. Ces gens-là ont une étrange conception des principes social-démocrates. Prenons, par exemple, leurs principes concernant le gouvernement provisoire révolutionnaire et la Douma d’Etat. La « minorité » se prononce contre la participation à la Douma d’Etat, suscitée par les intérêts de l’autocratie : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !

    La « minorité » se prononce contre la participation à un gouvernement provisoire créé et légitimé par le peuple révolutionnaire : ce serait contraire aux principes. Mais elle est pour une participation à la Douma d’Etat, convoquée et légitimée par le tsar autocrate : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !

    La « minorité » est contre une participation à un gouvernement provisoire appelé à enterrer l’autocratie : ce serait contraire aux principes. Mais elle est pour la participation à la Douma d’Etat, appelée à consolider l’autocratie : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !… De quels principes parlez-vous donc, très honorables amis, de ceux des libéraux ou des social-démocrates ? Vous feriez bien de répondre directement à cette question. Nous avons là-dessus quelques doutes.

    Mais laissons ces questions.

    Le fait est que la « minorité », en quête de principes, a glissé sur la pente de l’anarchisme.

    Voilà ce qui est clair aujourd’hui.

    II

    Nos menchéviks n’ont pas trouvé à leur goût les résolutions prises au IIIe congrès du parti. Leur signification révolutionnaire véritable a troublé le « marais » des menchéviks et éveillé leur appétit de « critique ». Il est à croire que leur mentalité opportuniste a été surtout choquée par la résolution sur le gouvernement provisoire révolutionnaire ; ils ont donc entrepris de la « démolir ». Mais n’y ayant rien trouvé à quoi ils puissent accrocher leur critique, ils ont eu recours à leur moyen habituel et si bon marché : la démagogie !

    Cette résolution a été rédigée pour leurrer les ouvriers, pour les mystifier et les aveugler, écrivent ces « critiques ». Et ils semblent très satisfaits de leur manège. Ils imaginent leur adversaire frappé à mort ; et, se croyant en posture de critiques vainqueurs, ils s’exclament : « Et ce sont eux (les auteurs de la résolution) qui ont la prétention de diriger le prolétariat ! ».

    A regarder ces « critiques », on croit voir ce personnage de Gogol qui, ayant perdu la raison, se prend pour le roi d’Espagne. tel est le sort de ceux qui sont victimes de la folie des grandeurs !

    Examinons de près la « critique » que nous trouvons dans le n°5 du Social-démocrate. Comme on le sait déjà, nos menchéviks ne peuvent songer sans effroi au spectre sanglant du gouvernement provisoire révolutionnaire, et ils font appel à leurs saint — les Martynov et les Akimov — pour les délivrer de ce monstre et le remplacer par le « Zemski Sobor [14] », devenu aujourd’hui la Douma d’Etat.

    A cette fin, ils portent aux nues le « Zemski Sobor » et essaient de faire passer pour du bon argent cette création pourrie du tsarisme pourri ! « Nous savons que la grande Révolution française a institué la république sans avoir eu de gouvernement provisoire », écrivent-ils. Et c’est tout ? vous ne savez rien de plus « honorables » critiques ?

    Ce n’est pas beaucoup ! Il faudrait en savoir davantage ! Il faudrait savoir, par exemple, que la grande Révolution française a triomphé en tant que mouvement révolutionnaire bourgeois, alors qu’en Russie « le mouvement révolutionnaire triomphera en tant que mouvement des ouvriers, ou ne triomphera pas du tout », comme le dit à juste titre Plékhanov. En France, la bourgeoisie était à la tête de la Révolution ; en Russie, c’est le prolétariat. Là-bas, c’est la bourgeoisie qui présidait au sort de la Révolution ; ici, c’est le prolétariat.

    Puisque les forces révolutionnaires dirigeantes sont autres, n’est-il pas évident que les résultats ne sauraient être les mêmes pour l’une et l’autre classes ? Si en France la bourgeoisie, qui se trouvait à la tête de la révolution, en a recueilli les fruits, doit-il en être de même en Russie ?

    Oui, disent nos menchéviks, ce qui s’est passé là-bas, en France, doit aussi se produire ici, en Russie. Ces messieurs, pareils à un fabricant de cercueils, prennent les mesures d’un trépassé de longues date et les appliquent aux vivants. Ils ont en outre commis une fraude de taille : ils ont enlevé la tête de l’objet qui nous intéresse et reporté le centre de la polémique sur la queue.

    Comme tout social-démocrate révolutionnaire, nous parlons d’instaurer une république démocratique. Eux, ils ont subtilisé le mot « démocratique » et se sont mis à pérorer sur la « république ».

    « Nous savons que la grande Révolution française a instauré la république : mais quelle république, — une république vraiment démocratique ? Telle que la veut le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ? Cette république a-t-elle donné au peuple le suffrage universel ? Les élections d’alors étaient-elles absolument directes ?

    Avait-on établi l’impôt progressif sur le revenu ? Parlait-on d’améliorer les conditions de travail, de diminuer la journée de travail, d’augmenter les salaires etc… ? Non. Il n’y a rien eu de tout cela, et d’ailleurs il n’en pouvait être question, car les ouvriers n’avaient pas alors une éducation social-démocrate.

    Aussi leurs intérêts, dans la république française de l’époque, ont-ils été oubliés, négligés par la bourgeoisie. Inclineriez-vous, messieurs, vos têtes « vénérables » devant une telle république ? Est-ce cela votre idéal ? Bon voyage ! Mais souvenez-vous bien, honorables critiques, que s’incliner devant une telle république n’a rien de commun avec la social-démocratie et son programme ; c’est du démocratisme de la pire espèce. Et vous faites passer tout cela en fraude, en vous couvrant du nom de la social-démocratie.

    D’autre part, les menchéviks devraient savoir que la bourgeoisie de Russie, avec son « Zemski Sobor », ne nous gratifiera pas même d’une république comme celle de la France ; elle n’a pas du tout l’intention d’abolir la monarchie.

    Connaissant parfaitement « l’insolence » des ouvriers là où il n’existe pas de monarchie, elle s’efforce de conserver cette forteresse intacte et de s’en faire une arme contre son ennemi implacable : le prolétariat. C’est dans ce but qu’au nom du « peuple » elle mène des pourparlers avec le tsar-bourreau et lui conseille dans l’intérêt de la « patrie » et du trône, de convoquer un « Zemski Sobor » pour éviter « l’anarchie ». Ignoreriez-vous tout cela, vous autres menchéviks ?

    Il nous faut non une république comme celle que la bourgeoisie française a instaurée au XVIIIe siècle, mais une république telle que la veut le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, au XXe siècle. or, cette république ne peut naître que d’une insurrection populaire victorieuse ayant à sa tête, le prolétariat et du gouvernement révolutionnaire provisoire qu’elle aura mis en avant.

    Ce gouvernement provisoire pourra seul réaliser provisoirement notre programme minimum et soumettre les transformations intervenues à l’approbation d’une Assemblée constituante convoquée par lui.

    Nos « critiques » ne croient pas qu’une Assemblée constituante, convoquée conformément à notre programme, puisse exprimer la volonté du peuple (et comment pourraient-ils se l’imaginer, eux qui ne veulent pas aller au delà de la grande révolution française survenue il y a 115 ou 116 ans ?). Ceux qui ont la richesse et l’influence, continuent les « critiques », disposent de tant de moyens de fausser les élections en leur faveur qu’il est parfaitement inutile de parler de la volonté réelle du peuple. Pour que les électeurs pauvres ne deviennent pas les interprètes de la volonté des riches, il faut un grand combat, une longue discipline de parti [celle que les menchéviks ne veulent pas reconnaître !]. Même en Europe [?], malgré une éducation politique déjà ancienne, ce résultat n’est pas atteint. Et nos bolchéviks qui croient que le gouvernement provisoire détient ce talisman !

    Voilà le véritable suivisme ! Les voilà, « reposant dans le sein de Dieu », la « tactique-processus » grandeur nature ! Demander pour la Russie ce qui n’a pas encore été réalisé en Europe, il ne saurait en être question, proclament sentencieusement les « critiques » ! Nous savons pourtant que notre programme minimum n’a été complètement réalisé ni en Europe ni même en Amérique ; par conséquent, quiconque l’accepte et lutte pour sa réalisation en Russie après la chute de l’autocratie n’est, selon les menchéviks, qu’un rêveur incorrigible, un pitoyable Don Quichotte ! En un mot, notre programme minimum est faux, utopique, et n’a rien à voir avec la « vie » réelle ! n’est-il pas vrai, messieurs les « critiques » ?

    C’est bien ainsi, selon vous. Ayez donc le courage de le dire explicitement, sans détours ! Nous saurons alors qui à nous avons affaire et vous vous affranchirez des formalités de programme que vous abhorrez ! Car vous parlez si timidement, avec tant de pusillanimité, du peu d’importance du programme que beaucoup de gens, en dehors de bolchéviks bien sûr, croient encore que vous reconnaissez le programme de la social-démocratie de Russie, voté au IIe congrès du parti. Mais pourquoi ce pharisaïsme ?

    Nous touchons là au fond de nos divergences. vous ne croyez pas à notre programme et vous en contestez la justesse. Alors que nous, au contraire, nous nous en inspirons toujours et y conformons tous nos actes !

    Nous voulons croire que « ceux qui ont la richesse et l’influence » ne pourront ni corrompre ni tromper le peuple entier si la propagande électorale est libre. Car, à leur influence et leur or, nous opposerons la parole social-démocrate et sa vérité (dont contrairement à vous, nous ne doutons pas) ; nous atténuerons ainsi l’effet des manœuvres frauduleuses de la bourgeoisie. Mais vous, vous n’y croyez pas, et c’est pourquoi vous tirez la révolution vers le réformisme. En 1848, continuent les « critiques », le gouvernement provisoire de la France [encore la France !], dont faisaient également partie des ouvriers, convoqua une Assemblée nationale où pas un délégué du prolétariat parisien ne fut élu.

    C’est là, encore une fois, une incompréhension complète de la théorie social-démocrate et une conception schématique de l’histoire !

    Pourquoi jeter des phrases au vent ? En France, bien que des ouvriers eussent fait partie du gouvernement provisoire, le résultat a été nul ; c’est pourquoi la social-démocratie doit, en Russie refuser sa participation, car là encore le résultat serait nul, concluent les « critiques ». Mais est-ce sur la participation des ouvriers qu’est centré le débat ? Disons-nous que l’ouvrier, quel qu’il soit et quelle que soit sa tendance, doit participer au gouvernement provisoire révolutionnaire ?

    Non , nous ne sommes pas encore vos adeptes et nous ne décernons pas à chaque ouvrier un brevet de social-démocrate. Quant à faire des ouvriers qui participent au gouvernement provisoire français de membres du Parti social-démocrate, cette idée ne nous est même pas venue à l’esprit ! A quoi bon cette analogie déplacée ?

    Et d’ailleurs peut-on établir une comparaison entre la conscience politique du prolétariat français de 1848 et celle du prolétariat de Russie à l’heure actuelle ? Le prolétariat français de ce temps s’était-il livré, ne fût-ce qu’une seule fois, à une manifestation politique contre le régime existant ? Avait-il jamais fêté le 1er Mai sous le signe de la lutte contre le régime bourgeois ? Etait-il organisé au sein d’un parti ouvrier social-démocrate ?

    Avait-il un programme social-démocrate ? Nous savons bien que non. De tout cela, le prolétariat français n’avait pas la moindre idée.

    La question se pose : le prolétariat français pouvait-il alors cueillir les fruits de la révolution comme en est en mesure de le faire le prolétariat de Russie, qui est, lui, organisé depuis longtemps au sein d’un parti social-démocrate, a un programme social-démocrate parfaitement défini et se fraie consciemment un chemin vers le but qu’il s’est assigné ?

    Quiconque est capable de comprendre tant soit peu la réalité répondra par la négative. Et seuls les hommes capables d’apprendre par coeur les faits historiques sans savoir en expliquer l’origine selon le temps et le lieu, peuvent identifier ces deux ordres de faits très différents. « Il faut, nous enseignent encore et encore les ‘critiques’, que le peuple use de violence, que la révolution soit ininterrompue, et non se contenter d’élections et rentrer ensuite chacun chez soi. »

    Nouvelle calomnie ! Qui donc vous a dit, très honorable critique, que nous nous contenterons ensuite chacun chez soi ? Nommez-le donc !

    Nos « critiques » s’alarment aussi de ce que nous exigions de notre programme minimum, et ils s’exclament : « C’est ne rien comprendre aux choses : car les revendications politiques et économiques de notre programme ne peuvent être réalisées que par la voie législative ; or, le gouvernement provisoire n’est pas un organe législatif. »

    A la lecture de ce réquisitoire contre « les agissements illégaux », un doute se glisse en nous : cet article n’aurait-il pas été adressé au Social-démocrate par quelque bourgeois libéral, adorateur de la légalité ? [15].

    Comment expliquer autrement ce sophisme bourgeois selon lequel le gouvernement provisoire révolutionnaire n’aurait pas le droit d’abroger les anciennes lois et d’en établir de nouvelles ! Ce raisonnement ne sent-il pas à plein nez le libéralisme le plus plat ?

    Et n’est-il pas étrange dans la bouche d’un révolutionnaire ? Vraiment, cela rappelle le condamné dont on allait couper la tête et qui suppliait le bourreau de ne pas toucher au bouton qu’il avait sur le cou.

    Au reste, que ne passerait-on pas à des « critiques » qui ne distinguent pas un gouvernement provisoire révolutionnaire d’un simple cabinet des ministres (ce n’est pas de leur faute : leurs maîtres, les Martynov et les Akimov, les ont amenés là). Qu’est-ce qu’un cabinet des ministres ? Le résultat de l’existence d’un gouvernement permanent.

    Et qu’est-ce qu’un gouvernement provisoire révolutionnaire ? Le résultat de la suppression du gouvernement permanent. Le premier applique les lois existantes avec le concours d’une armée permanente. le second abroge les lois existantes et à leur place, avec le concours du peuple insurgé, consacre la volonté de la révolution. Qu’y a-t-il de commun entre eux ?

    Admettons que la révolution ait triomphé et que le peuple vainqueur ait formé un gouvernement provisoire révolutionnaire. La question se pose : que doit faire ce gouvernement, s’il ne peut ni abroger ni promulguer des lois ? Attendre l’Assemblée constituante ? Mais la convocation de cette Assemblée exige, elle aussi, la promulgation de lois nouvelles comme : le suffrage universel, direct, etc…, la liberté de parole, de la presse, des réunions, et ainsi de suite. Tout cela fait partie de notre programme minimum.

    Et si le gouvernement provisoire révolutionnaire ne peut le réaliser, de quoi s’inspirera-t-il en convoquant l’Assemblée constituante ? Serait-ce du programme élaboré par Boulyguine [16] et approuvé par Nicolas II ?

    Admettons encore que le peuple vainqueur, après avoir subi de nombreuses pertes par suite du manque d’armes, exige du gouvernement provisoire révolutionnaire le licenciement de l’armée permanente et l’armement du peuple pour lutter contre la contre-révolution.

    C’est alors que les menchéviks se mettent à prêcher : la suppression de l’armée permanente et l’armement du peuple sont du ressort, non du gouvernement provisoire révolutionnaire, mais de l’Assemblée constituante. C’est à elle que vous devez en appeler, ne demandez pas d’actes illégaux, etc… Jolis conseillers, il n’y a pas à dire !

    Voyons maintenant de quel droit les menchéviks privent le gouvernement provisoire révolutionnaire de toute « capacité ». D’abord, parce qu’il n’est pas une institution législative, et puis parce que l’Assemblée constituante n’aurait, paraît-il, plus rien à faire. Voilà à quelle honte en arrivent ces béjaunes en politique !

    Il se trouve qu’ils ne savent même pas que la révolution triomphante et l’interprète de sa volonté, le gouvernement provisoire révolutionnaire, sont les maîtres de la situation jusqu’à la formation d’un gouvernement permanent, qu’ils peuvent donc abroger et promulguer des lois !

    S’il en était autrement, si le gouvernement provisoire ne possédait pas ces droits, son existence n’aurait plus aucun sens et le peuple insurgé n’aurait pas institué un pareil organisme. Il est tout de même étonnant que les menchéviks aient oublié l’a b c de la révolution.

    Les menchéviks demandent : ce que doit donc faire l’Assemblée constituante, si le gouvernement provisoire révolutionnaire applique notre programme minimum ? Vous craignez, honorables critiques, qu’elle ne soit réduite au chômage.

    Soyez sans crainte, le travail ne lui manquera pas. Elle sanctionnera les transformations que le gouvernement provisoire révolutionnaire aura opérées avec l’aide du peuple insurgé ; elle élaborera la Constitution du pays, dont notre programme minimum ne sera qu’une partie. Voilà ce que nous demanderons à l’Assemblée constituante ! Ils

    [les bolchéviks]

    ne peuvent se figurer une scission entre la petite bourgeoisie même et les ouvriers, scission qui aura ses répercussions sur les élections ; par suite, le gouvernement provisoire voudra opprimer au profit de sa classe les électeurs ouvriers, écrivent les « critiques ».

    Comprenne qui pourra cette sagesse ! Que signifient ces mots : « le gouvernement provisoire voudra opprimer au profit de sa classe les électeurs-ouvriers » !!? De quel gouvernement provisoire parlent-ils, contre quels moulins à vent se battent ces Don Quichotte ? Quelqu’un a-t-il jamais dit que si la petite bourgeoisie s’emparait à elle seule du gouvernement provisoire révolutionnaire, elle n’en défendrait pas moins les intérêts des ouvriers ? Pourquoi prêter aux autres sa propre étourderie ?

    Nous disons qu’on peut admettre, dans certaines conditions, la participation de nos délégués social-démocrates au gouvernement provisoire révolutionnaire à côté des représentants de la démocratie. S’il en est ainsi, s’il s’agit d’un gouvernement provisoire révolutionnaire dont font aussi partie les social-démocrates, comment pourrait-il être de composition petite-bourgeoise ?

    Nous fondons nos arguments en faveur de la participation au gouvernement provisoire révolutionnaire sur ce fait que la réalisation de notre programme minimum ne contredit pas dans l’essentiel les intérêts de la démocratie : paysannerie et petite bourgeoisie des villes (que vous, menchéviks, invitez à adhérer à votre parti) ; nous estimons donc possible de l’appliquer en commun.

    Mais si la démocratie s’oppose à l’application de certains points de notre programme, nos délégués, soutenus dans la rue par leurs électeurs, par le prolétariat, s’efforceront d’appliquer ce programme par la force, si cette force existe (si elle fait défaut, nous n’entrerons pas dans le gouvernement provisoire, et d’ailleurs on ne nous y enverra pas siéger).

    Comme on le voit, la social-démocratie doit participer au gouvernement provisoire révolutionnaire précisément pour y défendre le point de vue social-démocrate, c’est-à-dire pour ne pas permettre aux autres classes de léser les intérêts du prolétariat.

    Les représentants du Parti ouvrier social-démocrate de Russie au gouvernement provisoire révolutionnaire déclareront la guerre non au prolétariat, comme le croient les menchéviks dans leur aberration, mais, en accord avec le prolétariat, aux ennemis du prolétariat.

    Mais que vous importe tout cela, à vous, menchéviks ? Que vous importent la révolution et son gouvernement provisoire ? Votre place est là-bas, à la « [Douma d’Etat] »…

    Notes

    [1] Voir, pour le programme minimum, le Communiqué sur le IIe congrès du P.O.S.D.R. (J.S.).

    [2] C’est-à-dire la petite bourgeoisie. (J.S.).

    [3] Voir l’Iskra, n°96. Ce passage a été reproduit dans le n°5 du Social-démocrate. Voir « La démocratie et la social-démocratie ». (J.S.).

    [4] Le congrès d’Amsterdam de la IIe Internationale, tenu en août 1904.

    [5] Voir le Social-démocrate, n°5. (J.S.).

    [6] Karl Marx et Friedrich Engels : Adresse du Comité central à la Ligue des communistes.

    [7] Voir le Social-démocrate, n° 5. (J.S.).

    [8] Voir le Social-démocrate n°5. Le Social-démocrate cite ces mots entre guillemets. On pourrait croire que ces mots d’Engels sont reproduits textuellement. En réalité, il n’en est rien. Le contenu de la lettre d’Engels y est seulement exposé en d’autres termes. (J.S.).

    [9] Voir l’Iskra, n°93. (J.S.).

    [10] Voir le n°3 du Proletari, où sont citées ces paroles d’Engels. (J.S.).

    [11] Voir le n°3 du Prolétari. (J.S.).

    [12] Idem. (J.S.).

    [13] Idem. (J.S.).

    [14] Le « Zemski Sobor » ou « assemblée des représentants de la terre russe » correspond aux Etats généraux de l’ancien régime en France. Au début du XVIIe siècle, pendant le « temps des troubles », le « Zemski Sobor » exerça un moment le pouvoir.

    [15] Cette idée s’impose d’autant plus que, de toute la bourgeoisie de Tiflis, les menchéviks, dans le n°5 du Social-démocrate, ne considèrent comme traîtres à la « cause commune » qu’une dizaine de marchands. On peut en conclure que les autres sont leurs partisans et font « cause commune » avec les menchéviks. Quoi d’étonnant à ce qu’un de ces partisans de la « cause commune » se soit avisé d’envoyer au journal de ses collègues un article « critique contre l’intransigeante « majorité » ? (J.S.).

    [16] Il s’agit du projet de loi relatif à l’institution d’une Douma d’Etat consultative et du règlement sur les élections à la Douma, élaborés par une commission que présidait le ministre de l’Intérieur Boulyguine. Le projet de loi et le règlement électoral furent publiés en même temps que le manifeste du tsar, le 6 (19) août 1905. Les bolchéviks boycottèrent activement la Douma de Boulyguine. Celle-ci fut balayée par la révolution avant même d’avoir pu se réunir.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : La réaction se renforce

    Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], n°12, 15 octobre 1905.
    Article non signé.
    Traduit du géorgien.

    De sombres nuages s’amassent au-dessus de nous. L’autocratie décrépite relève la tête et s’arme « du glaive et du feu ». La réaction est en marche ! Qu’on ne vienne pas nous parler des « réformes » du tsar, appelées à renforcer l’infâme aristocratie : les « réformes » ne servent qu’à masquer les balles et les nagaïkas dont nous régale si généreusement le féroce gouvernement tsariste.

    Il fut un temps où le gouvernement s’abstenait de verser le sang à l’intérieur du pays. Il faisait alors la guerre à « l’ennemi du dehors », il lui fallait la « tranquillité intérieure ». Aussi faisait-il preuve d’une certaine « tolérance » à l’égard des « ennemis du dedans », il « fermait les yeux » sur le mouvement qui montait.

    Maintenant, les temps sont changés. Épouvanté par le spectre de la révolution, le gouvernement du tsar s’est hâté de conclure la paix avec « l’ennemi du dehors », le Japon, afin de rassembler ses forces et de sévir « à fond » contre « l’ennemi du dedans ». Ce fut alors le début de la réaction. Le gouvernement avait déjà révélé ses « plans » dans les Moskovskié Viédomosti [1].

    Le gouvernement… a dû faire deux guerres de front… écrivait ce journal réactionnaire, la guerre à l’extérieur et la guerre à l’intérieur. S’il ne faisait ni l’une ni l’autre avec suffisamment d’énergie… cela peut s’expliquer en partie par le fait que ces deux guerres se contrariaient l’une l’autre… Si la guerre se termine maintenant en Extrême-Orient…, [le gouvernement] aura enfin les coudées franches pour en finir victorieusement avec la guerre de l’intérieur… pour écraser sans aucune négociation… les ennemis du dedans… La guerre terminée, toute l’attention de la Russie [lisez : du gouvernement] se portera sur la vie intérieure et principalement sur la répression des troubles. (Voir les Moskovskié Viédomosti du 18 août).

    Tels étaient les « plans » du gouvernement tsariste lorsqu’il concluait la paix avec le Japon.

    Puis, la paix conclue, il a de nouveau exposé ces mêmes « plans » par la bouche d’un de ses ministres : « Nous noierons dans le sang, disait cet homme, les partis extrêmes de Russie. »

    D’ores et déjà, par l’entremise de ses satrapes et de ses gouverneurs généraux, il applique ces « plans » : ce n’est pas pour rien qu’il a fait de la Russie un camp retranché ; qu’il a inondé les centres du mouvement de ses Cosaques et de ses soldats ; qu’il a tourné ses mitrailleuses contre le prolétariat : c’est à croire que le gouvernement s’apprête à conquérir encore une fois l’immense Russie !

    Comme on le voit, le gouvernement déclare la guerre à la révolution et dirige les premiers coups contre son avant-garde, le prolétariat. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses menaces à l’adresse des « partis extrêmes ».

    Certes, il ne « lésera » pas non plus la paysannerie et la gratifiera généreusement de coups de nagaïkas et de balles, — si elle ne se montre pas « assez raisonnable » et réclame des conditions de vie humaines ; mais pour l’instant, le gouvernement cherche à la tromper : il lui promet la terre et l’invite à la Douma, faisant miroiter à ses yeux « toutes les libertés » pour plus tard.

    Quant au « beau monde », le gouvernement, bien entendu, le traitera « avec plus d’égards » et s’efforcera de s’allier avec lui : la Douma d’Etat n’est-elle pas faite pour cela ? Inutile de dire que MM. les bourgeois libéraux ne refuseront pas des « accords ». Dés le 5 août, ils déclaraient par la bouche de leur chef qu’ils étaient ravis des réformes du tsar :

    « … Tout doit être fait pour que la Russie… ne suive pas la voie révolutionnaire de la France. » (Voir les Rousskié Viédomosti [2] du 5 août, article de Vinogradov).

    Est-il besoin de dire que les astucieux libéraux trahiront plutôt la révolution que Nicolas II ? Leur dernier congrès l’a amplement prouvé…

    En un mot, le gouvernement du tsar fait tous ses efforts pour réprimer la révolution populaire.

    Des balles pour le prolétariat, des promesses fallacieuses à la paysannerie et des « droits » pour la grande bourgeoisie, tels sont les moyens dont s’arme la réaction.

    L’écrasement de la révolution ou la mort : voilà quel est aujourd’hui le mot d’ordre de l’autocratie.

    De leurs côté, les forces de la révolution ne dorment pas, elles poursuivent leur grande oeuvre. La crise, aggravée par la guerre, et les grèves politiques de plus en plus fréquentes ont mis en effervescence tout le prolétariat de Russie, le dressant face à l’autocratie tsariste.

    La loi martiale, loin de l’intimider, a versé au contraire de l’huile sur le feu et aggravé encore la situation. Quiconque a entendu les cris répétés des prolétaires : « A bas le gouvernement du tsar, à bas la Douma tsariste ! » et a écouté attentivement battre le cœur de la classe ouvrière, ne saurait en douter : l’esprit révolutionnaire du prolétariat, guide de la révolution, ne cesse de s’élever.

    Quant aux paysans, la mobilisation les avait déjà dressés contre le régime, car en privant les familles de leurs meilleurs travailleurs, elle a détruit leurs foyers. Et si l’on ajoute que la famine a frappé 26 provinces, on comprendra sans peine dans quelle voie doit s’engager la paysannerie si durement éprouvée.

    Enfin, les soldats, à leur tour, commencent à murmurer, ce murmure prend pour l’autocratie un caractère chaque jour plus redoutable. Les Cosaques, soutiens de l’autocratie, se font haïr des soldats : dernièrement, à Novaïa Alexandria, les soldats en ont tué trois cents [3]. Les faits de ce genre deviennent de plus en plus fréquents…

    En un mot, la vie prépare une nouvelle vague révolutionnaire, qui monte peu à peu et s’élance contre lé réaction. Les derniers événements de Moscou et de Pétersbourg sont les signes précurseurs de cette vague.

    Quelle doit être notre ligne de conduite en face de tous ces évènements ? Que devons-nous faire, nous, social-démocrates ?

    Si l’on en croit le menchévik Martov, nous devrions, dés aujourd’hui, élire une Assemblée Constituante pour saper à jamais les bases de l’autocratie tsariste. Selon lui, parallèlement aux élections légales à la Douma, il faut procéder à des élections illégales.

    Des comités électoraux doivent être constitués, qui appelleront « la population à élire ses représentants au suffrage universel. Ces représentants doivent, à un moment donné, se réunir dans une ville et se proclamer Assemblée Constituante…

    [C’est ainsi que] doit s’opérer la liquidation de l’autocratie » [4]. En d’autres termes, bien que l’autocratie soit encore debout, nous pouvons procéder à des élections générales dans toute la Russie !

    L’autocratie a beau sévir, les représentants « illégaux » du peuple peuvent se proclamer Assemblée Constituante et instaurer une république démocratique ! Pas besoin, paraît-il, d’armement, d’insurrection, de gouvernement provisoire : la république démocratique viendra d’elle-même ; il faut seulement que les représentants « illégaux » se donnent le nom d’Assemblée Constituante !

    Le bon Martov n’oublie qu’une chose : c’est qu’un beau jour cette fantastique « Assemblée Constituante » se retrouvera à la forteresse Pierre-et-Paul ! Le Martov de Genève ne comprend pas que les praticiens de Russie n’ont guère le loisir de s’amuser aux jonchets de la bourgeoisie.

    Non, nous voulons autre chose.

    La réaction la plus noire rassemble les forces ténébreuses et cherche à les unir par tous les moyens : notre tâche à nous est de rassembler les forces social-démocrates et de les grouper plus étroitement.

    La réaction la plus noire convoque la Douma ; elle veut se faire de nouveaux alliés et renforcer l’armée de la contre-révolution : notre tâche à nous est de boycotter activement la Douma, de montrer à tous son visage contre-révolutionnaire et de grossir les rangs des partisans de la révolution.

    La réaction la plus noire déclenche une attaque à mort contre la révolution ; elle veut porter le désarroi dans nos rangs et creuser la tombe de la révolution populaire : notre tâche à nous est de serrer les rangs, de lancer une attaque générale et simultanée contre l’autocratie tsariste et d’en effacer jusqu’au souvenir.

    Pas un château de cartes à la Martov, mais l’insurrection générale : voilà ce qu’il nous faut.

    Le salut du peuple est dans l’insurrection victorieuse du peuple lui-même.

    La victoire de la révolution ou la mort — tel doit être aujourd’hui notre mot d’ordre révolutionnaire.

    Notes

    [1] Les Moskovskié Viédomosti [les Nouvelles de Moscou], journal paraissant depuis 1756, qui défendait les intérêts des milieux les plus réactionnaires de la noblesse féodale et du clergé. A partir de 1905, organe des Cent-Noirs. Interdit après la Révolution d’Octobre 1917.

    [2] Les Rousskié Viédomosti [les Nouvelles de Russie], journal édité à Moscou depuis 1863 par des professeurs libéraux de l’Université de Moscou et des représentants des zemstvos, défendaient les intérêts des grands propriétaires fonciers libéraux et de la bourgeoisie. A partir de 1905, organe des cadets de droite.

    [3] Voir le Prolétari *, n°17. (J.S.).

    * Le Prolétari [le Prolétaire], hebdomadaire bolchévik illégal. Organe central du P.O.S.D.R., dont la création avait été décidée par le IIIe congrès du parti, était édité à Genève. Il en parut 26 numéros, du 14 (27) mai au 12 (25) novembre 1905. Lénine en était le rédacteur en chef. Le Prolétari, dont la ligne était celle de la vieille Iskra léniniste, succéda au journal bolchévik : le Vpériod. Il cessa de paraître quand Lénine partit pour Pétersbourg.

    [4] Voir le Prolétari, n°15 où est exposé le « plan » de Martov. (J.S.).

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : La Douma d’Etat et la tactique de la social-démocratie

    Gantiadi [l’Aube], n°3, 8 mars 1906. 
    Signé : I. Bessochvili.
    Traduit du géorgien.

    Vous avez sans doute entendu parler de l’affranchissement des paysans. C’était à l’époque où un double coup avait été porté au gouvernement : au dehors, la défaite de Crimée ; à l’intérieur, le mouvement paysan.

    Aussi le gouvernement, pressé de deux côtés, fut-il contraint de céder, et il se mit à parler de l’affranchissement des paysans : « Nous devons nous-mêmes affranchir les paysans d’en haut, sinon le peuple se soulèvera et s’affranchira lui-même d’en bas. » Nous savons ce qu’a été cet « affranchissement d’en haut »…

    Et si le peuple s’est alors laissé duper ; si le gouvernement est parvenu à réaliser ses plans pharisaïques ; s’il a pu, par des réformes, raffermir sa situation et retarder ainsi la victoire du peuple, c’est, entre autres, parce qu’à cette époque le peuple n’était pas encore préparé et qu’on pouvait facilement le tromper.

    La même histoire se répète aujourd’hui dans la vie de la Russie. On sait qu’aujourd’hui encore un double coup a été porté au gouvernement : au dehors, la défaite en Mandchourie ; à l’intérieur, la révolution populaire.

    On sait que le gouvernement, pressé de deux côtés, est contraint de céder une fois encore et, comme naguère, parle de « réformes d’en haut » : « Nous devons , d’en haut, donner au peuple une Douma d’Etat, sinon le peuple se soulèvera et convoquera lui-même, d’en bas, une Assemblée constituante. »

    C’est ainsi qu’ils veulent, par la convocation de la Doum, apaiser la révolution populaire, de même qu’ils ont, une fois déjà, apaisé le grand mouvement paysan par « l’affranchissement des paysans ».

    De là notre tâche : déjouer avec la dernière énergie les plans de la réaction, balayer la Douma d’Etat et faire ainsi place nette pour la révolution populaire.

    Mais qu’est-ce que la Douma, comment est-elle composée ?

    La Douma est un parlement bâtard. Elle n’aura qu’en théorie voix délibérative ; en fait, elle aura seulement voix consultative, car il y aura au-dessus d’elle, pour la censurer, une Chambre haute et un gouvernement armé jusqu’aux dents. Le manifeste dit expressément qu’aucune décision de la Douma ne pourra être appliquée si elle n’a obtenu l’assentiment de la Chambre haute et du tsar.

    La Douma n’est pas un parlement populaire ; c’est le parlement des ennemis du peuple, car les élections à la Douma ne seront ni générales, ni égales, ni directes, ni faites au scrutin secret. Les droits électoraux infimes accordés aux ouvriers n’existent que sur le papier.

    Des 98 délégués qui doivent élire les députés à la Douma pour le gouvernement de Tiflis, deux seulement peuvent être élus par les ouvriers, les 96 autres doivent appartenir aux autres classes : ainsi le veut le manifeste.

    Des 32 délégués qui doivent envoyer des députés à la Douma au nom des circonscriptions de Batoum et de Soukhoum, un seul peut être élu par les ouvriers, les 31 autres doivent être désignés par les autres classes : ainsi le veut le manifeste.

    Il en est de même dans les autres régions. Est-il besoin de dire que seuls des représentants d’autres classes pourront être élus députés ? Pas un député des ouvriers, pas une voix aux ouvriers : tels sont les principes sur lesquels s’organise la Douma. Si l’on ajoute à tout cela la loi martiale ; si l’on tient compte que la liberté de parole, de la presse, de réunion et d’association n’existe pas, on comprendra sans peine ce que seront ceux qui vont se réunir à la Douma tsariste.

    Raison de plus, il est inutile de le dire, pour que nous nous appliquions résolument à balayer cette Douma et à lever le drapeau de la révolution.

    Comment pouvons-nous balayer la Douma ? En participant aux élections ou en les boycottant ? Là est maintenant la question.

    Les uns disent : nous devons absolument prendre part aux élections pour empêtrer la réaction dans ses propres filets et faire ainsi définitivement échec à la Douma d’Etat.

    Les autres leur répondent : en prenant part aux élections, vous aidez sans le vouloir la réaction à créer une Douma et vous sautez ainsi à pieds joints dans les filets qu’elle vous a tendus.

    Cela signifie que vous allez d’abord, de concert avec la réaction, aider à instituer une Douma tsariste, pour essayer ensuite, sous la pression de la vie, de détruire cette Douma que vous aurez vous-mêmes créée, chose incompatible avec les exigences de notre politique, qui est une politique de principe.

    De deux choses l’une : ou bien renoncez à participer aux élections et travaillez à mettre la Douma en échec, ou bien renoncez à faire échec à la Douma et allez voter sans vous proposer de détruire ensuite ce que vous avez vous-mêmes créé.

    Il est évident que la seule voie juste, c’est le boycottage actif qui nous permettra d’isoler du peuple la réaction, de faire échec à la Douma et de priver ainsi de tout appui ce parlement bâtard.

    Tels sont les arguments des partisans du boycottage.

    Qui a raison ?

    Deux conditions sont nécessaires pour une tactique social-démocrate véritable : d’abord ne pas être en contradiction avec la marche de la vie sociale ; ensuite, élever sans cesse l’esprit révolutionnaire des masses.

    La tactique de la participation aux élections contredit la marche de la vie sociale, car la vie sape les assises de la Doum, alors que la participation aux élections les consolide et, par conséquent, va à l’encontre de la vie.

    La tactique du boycottage, elle, découle de la marche de la révolution, car, de concert avec la révolution, elle discrédite et sape dés le début les assises de la Douma policière.

    La tactique de la participation aux élections affaiblit l’esprit révolutionnaire du peuple, car les partisans de cette tactique invitent le peuple à prendre part à des élections policières, et non à des actes révolutionnaires ; ils voient le salut dans des bulletins de vote, et non dans l’action du peuple.

    Les élections policières donneront au peuple une idée fausse de la Doum d’Etat, elles éveilleront en lui des espoirs fallacieux et le pousseront à penser involontairement : il faut croire que la Doum n’est pas une chose si mauvaise ; sinon les social-démocrates ne nous conseilleraient pas d’y participer. Qui sait si la chance ne nous sourira pas et si la Douma ne nous sera pas profitable ?

    La tactique du boycottage, elle, ne sème point d’espoirs fallacieux dans la Douma ; elle dit franchement et sans équivoque que le salut réside uniquement dans l’action victorieuse du peuple, que l’affranchissement du peuple ne peut être que l’œuvre du peuple lui-même ; et que la Douma y faisant obstacle, il faut dés maintenant s’efforcer de la supprimer.

    Ici, le peuple ne compte que sur lui-même ; il est, dés la début, hostile à la Douma, citadelle de la réaction ; tout cela ne manquera pas d’élever de plus en plus son esprit révolutionnaire, de préparer le terrain pour une action générale victorieuse.

    La tactique révolutionnaire doit être claire, nette et précise ; la tactique du boycottage possède justement ces qualités.

    On dit : la propagande orale ne suffit pas ; c’est par des faits qu’il faut convaincre la masse de l’incapacité de la Douma, et contribuer ainsi à son échec ; on doit, pour cela, participer aux élections, et non les boycotter activement.

    Voici notre réponse. Il va sans dire que la propagande par les faits a beaucoup plus de portée qu’une explication verbale. Si nous allons aux réunions électorales populaires, c’est justement pour que dans la lutte contre les autres partis, dans les conflits qui nous opposent à eux, le peuple voie de ses propres yeux la perfidie de la réaction et de la bourgeoisie, et pour que nous fassions ainsi « de la propagande par les faits » parmi les électeurs.

    Et si cela ne suffit pas à nos camarades, s’ils veulent avec tout cela que nous participions aux élections, il faut leur faire remarquer que par elle-même l’élection, — le fait de déposer ou non son bulletin dans l’urne, — n’ajoute absolument rien ni à la propagande « par les faits », ni à la propagande « verbale ».

    Mais le préjudice est grand, puisque, par cette « propagande par les faits », les partisans de la participation, sans le vouloir, approuvent l’existence de la Douma et en consolident ainsi les assises. Comment ces camarades entendent-ils compenser ce grave préjudice ? En déposant des bulletins ? Ce n’est même pas la peine d’en discuter.

    D’autre part, la « propagande par les faits » doit également avoir des bornes. Quand Gapone [2] marchait avec la croix et les icônes à la tête des ouvriers de Pétersbourg, il disait aussi : le peuple croit à la bonté du tsar ; il ne s’est pas encore convaincu de la volonté criminelle de l’administration, et il ne nous reste qu’à le conduire au palais du tsar. Assurément Gapone se trompait.

    Sa tactique était néfaste, ce qui fut confirmé le 9 janvier. Cela signifie que nous devons rejeter la tactique de Gapone. Or la tactique du boycottage est la seule qui écarte radicalement les expédients à la Gapone.

    On dit : le boycottage coupera la masse de son avant-garde, car celle-ci seule vous suivra, tandis que la masse restera avec les réactionnaires et les libéraux, qui la gagneront à leur cause.

    A cela nous répondrons que partout où des faits de ce genre se produiront, c’est que la masse sympathise évidemment avec d’autres partis et nous aurions beau prendre part aux élections, elle n’élirait pas de délégués social-démocrates. Car ce ne sont pas les élections qui peuvent, par elles-mêmes, rendre la masse révolutionnaire !

    Quant à la propagande électorale, elle est faite par les deux tendances, avec cette différence toutefois que les partisans du boycottage font contre la Douma une propagande plus intransigeante et plus énergique que les partisans de la participation aux élections, car une violente critique de la Douma peut inciter les masses à refuser de voter, ce qui n’entre pas dans les plans des partisans de la participation.

    Si cette propagande est efficace, le peuple se ralliera autour des social-démocrates, et quand ceux-ci appelleront à boycotter la Douma, le peuple les suivra aussitôt, tandis que les réactionnaires resteront avec leurs fieffées crapules.

    Si, en revanche, la propagande « ne porte pas », les élections ne peuvent que nous être préjudiciables, car avec la tactique de la participation à la Douma, nous serons obligés d’approuver l’activité de réactionnaires. Le boycottage, on le voit, est le meilleur moyen de rallier le peuple autour de la social-démocratie, bien entendu là où ce ralliement est possible ; là où il ne l’est pas, les élections ne peuvent que nous faire du tort.

    D’autre part, la tactique de la participation à la Douma obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple. En effet, tous les partis révolutionnaires et libéraux prennent part aux élections. Quelle différence y a-t-il entre eux et les révolutionnaires ?

    A cette question, la tactique de la participation ne fournit pas de réponse explicite aux masses. Celles-ci peuvent facilement confondre les cadets non révolutionnaires.

    La tactique du boycottage, elle, trace une frontière très nette entre les révolutionnaires et les non-révolutionnaires qui veulent se servir de la Douma pour sauver les assises de l’ancien régime. Or il importe éminemment, pour l’éducation révolutionnaire du peuple, que cette frontière soit tracée.

    On nous dit, enfin, que grâce aux élections nous créerons des Soviets de députés ouvriers et unirons ainsi sur le plan de l’organisation les masses révolutionnaires.

    A cela nous répondrons que, dans les conditions actuelles, alors que les participants aux réunions les plus anodines sont arrêtés, l’activité de Soviets de députés ouvriers est absolument impossible et que, par conséquent, se fixer pareille tâche, c’est se leurrer soi-même.

    Ainsi la tactique de la participation sert sans le vouloir à fortifier la Douma tsariste ; elle affaiblit l’esprit révolutionnaire des masses, obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple ; elle n’est en mesure de créer aucune organisation révolutionnaire ; elle va à l’encontre du développement de la vie sociale et, comme telle, elle doit être rejetée par la social-démocratie.

    Quant à la tactique du boycottage, c’est dans cette direction que va maintenant le développement de la révolution. C’est aussi cette direction que doit suivre la social-démocratie.

    Notes

    [1] Cet article a été publié le 8 mars 1906 dans la Gantiadi [l’Aube], organe quotidien du comité unifié de Tiflis du P.O.S.D.R, qui parut du 5 au 10 mars 1906. L’article exprimait le point de vue officiel des bolchéviks sur la tactique à suivre à l’égard des élections à la Douma.

    Dans le numéro précédent de la Gantiadi, un article intitulé « Les élections à la Douma d’Etat et notre tactique » et signé X, exposait la position des menchéviks dans cette question.

    L’article de Staline était accompagné de cette note de la rédaction : « Dans le numéro d’hier, nous avons publié un article qui traduisait l’opinion d’une partie de nos camarades sur la participation à la Douma d’Etat. Aujourd’hui, nous faisons paraître, ainsi que nous l’avons promis, un second article exprimant le point de vue d’une autre partie de nos camarades sur cette même question. Comme le lecteur s’en rendra compte, ces articles se distinguent foncièrement l’un de l’autre : l’auteur du premier article est pour la participation aux élections à la Douma ; l’auteur du second article est contre. Ces deux points de vue ne traduisent pas seulement une opinion personnelle. Ils expriment les conceptions tactiques des deux tendances qui existent dans le parti. Et il en est ainsi non seulement chez nous, mais dans toute la Russie ».

    [2] Gapone (1872-1906) : pope et agent provocateur qui avait créé à Pétersbourg, en 1904, une organisation ouvrière contrôlée par la police. Lors de la grève de l’usine Poutilov, il conduisit, le 9 (22) janvier 1905, devant le Palais d’Hiver les ouvriers qui devaient remettre au tsar une pétition : Gapone entendait aider l’Okhrana à provoquer le massacre. La troupe tira : plus de mille ouvriers furent tués en ce « dimanche sanglant ». Gapone s’échappa, se réfugia en France, revint en décembre 1905 à Pétersbourg où il fut exécuté par les socialistes-révolutionnaires.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : À propos de la question agraire

    Elva [l’Eclair], n°14 du 29 mars 1906.
    Signé : I. Bessochvili.
    Traduit du géorgien.

     L’Elva [l’Eclair] fut un quotidien géorgien, organe du Comité unifié de Tiflis du P.O.S.D.R. ; il commença à paraître après l’interdiction de la Gantiadi. Le premier numéro de l’Elva parut le 12 mars, le dernier, le 15 avril 1906. Les articles leaders publiés dans le journal au nom des bolchéviks furent écrits par Staline. En tout parurent 27 numéros.

    On se souvient sans doute du dernier article sur la « municipalisation » (voir l’Elva, n°12). Nous ne voulons pas examiner toutes les questions soulevées par l’auteur : ce n’est ni intéressant, ni nécessaire.

    Nous n’aborderons que les deux questions principales : la municipalisation est-elle en contradiction avec la suppression des vestiges du servage et le partage des terres est-il une mesure réactionnaire ?

    C’est ainsi que notre camarade pose la question. Sans doute la municipalisation, le partage des terres et autres questions analogues lui apparaissent-elles comme des questions de principe, alors que le parti pose la question agraire sur un tout autre terrain.

    La vérité est que la social-démocratie ne considère ni la nationalisation, ni la municipalisation, ni le partage des terres, comme des questions de principe ; elle ne soulève à leur égard aucune objection de principe.

    Voyez le Manifeste de Marx, la Question agraire de Kautsky, les Procès-verbaux du IIe congrès, la Question agraire en Russie du même Kautsky, et vous constaterez qu’il en est bien ainsi. Le parti envisage toutes ces questions d’un point de vue pratique et pose la question agraire sur un terrain pratique : où notre principe trouve-t-il son application la plus complète, dans la municipalisation, la nationalisation ou le partage des terres ?

    Voilà sur quel terrain le parti pose le problème.

    On conçoit que le principe du programme agraire, — suppression des vestiges du servage et libre développement de la lutte des classes, — demeure invariable ; seuls ont changé les moyens de le réaliser.

    C’est ainsi que l’auteur aurait dû poser la question : qu’est-ce qui est préférable pour faire disparaître les vestiges du servage et développer la lutte des classes, la municipalisation ou le partage des terres ?

    Or, lui s’élance inopinément dans les domaines de principes ; il fait passer les questions pratiques pour des questions de principe et nous demande : ce que l’on appelle la municipalisation « est-il en contradiction avec la suppression des vestiges du servage et le développement du capitalisme ? »

    Ni la nationalisation, ni le partage des terres ne sont en contradiction avec la suppression des vestiges du servage et le développement du capitalisme ; mais cela ne signifie pas encore qu’il n’y ait pas entre eux de différence, que le partisan de la municipalisation doive être en même temps partisan de la nationalisation et du partage des terres ! Il y a évidemment entre eux une certaine différence d’ordre pratique.

    Toute l’affaire est là, et c’est pourquoi le Parti a posé la question sur un terrain pratique. Mais l’auteur, comme nous l’avons signalé plus haut, a porté la question sur un tout autre terrain ; il a confondu le principe avec les moyens de le réaliser et, ce faisant, il a, sans le vouloir, éludé la question posée par le Parti.

    Ensuite, l’auteur nous assure que le partage des terres est réactionnaire, autrement dit il nous adresse le reproche que nous avons maintes fois entendu dans la bouche des socialistes-révolutionnaires.

    Quand ces métaphysiciens de socialistes-révolutionnaires nous disent que du point de vue du marxisme le partage des terres est une mesure réactionnaire, ce reproche ne nous étonne nullement, car nous savons fort bien qu’ils n’envisagent pas la chose du point de vue de la dialectique : ils ne veulent pas comprendre que tout vient en son temps et lieu, que ce qui demaindeviendra réactionnaire, peut être révolutionnaire aujourd’hui.

    Mais lorsque des adeptes de la dialectique matérialiste nous adressent le même reproche, nous ne pouvons nous empêcher de demander : en quoi donc dialecticiens et métaphysiciens se distinguent-ils les uns des autres ?

    Certes, le partage des terres serait une mesure réactionnaire s’il était dirigé contre le développement du capitalisme ; mais s’il est dirigé contre les vestiges du servage, il est évidemment une mesure révolutionnaire, que la social-démocratie doit soutenir.

    Contre quoi est dirigé aujourd’hui le partage des terres : contre le capitalisme ou contre les vestiges du servage ? Il est dirigé contre les vestiges du servage, cela ne fait pas de doute. Ainsi, la question se résout d’elle-même.

    Bien entendu, une fois le capitalisme suffisamment consolidé à la campagne, le partage des terres deviendra une mesure réactionnaire, car il sera dirigé contre le développement du capitalisme ; mais alors la social-démocratie ne le soutiendra plus.

    A l’heure actuelle, la social-démocratie défend ardemment la revendication d’une république démocratique en tant que mesure révolutionnaire ; mais, par la suite, quand la question de la dictature du prolétariat se posera pratiquement, la république démocratique sera réactionnaire et la social-démocratie s’efforcera de la détruire.

    Il faut en dire autant du partage des terres. Le partage des terres et, en général, l’économie petite-bourgeoise sont révolutionnaires quand il y a lutte contre les vestiges du servage ; mais ce même partage des terres est réactionnaire quand il est dirigé contre le développement du capitalisme. Tel est le point de vue dialectique sur le développement social.

    C’est de ce point de vue dialectique que Karl Marx envisage l’économie rurale petite-bourgeoise quand, dans le livre III du Capital, il la déclare progressiste en comparaison de l’économie féodale.

    Et voici, entre autres, ce que Karl Kautsky dit du partage :

    « Le partage du fonds de terres, c’est-à-dire de la grande propriété terrienne, ce partage que la paysannerie russe réclame et qu’elle commence déjà à réaliser pratiquement… n’est pas seulement inévitable et nécessaire, il est utile au plus haut point. Et la social-démocratie a toutes les raisons de soutenir cette opération » [Voir la Question agraire en Russie, p. 11. (J.S.)].

    Pour trancher une question, il est très important de la poser correctement. Toute question doit être posée dialectiquement, c’est-à-dire que nous ne devons jamais oublier que tout change, que toute chose vient en son temps et lieu, et que, par conséquent, les questions aussi, nous devons les poser en accord avec les conditions concrètes.

    Telle est la première condition pour résoudre la question agraire. En second lieu, nous ne devons pas oublier non plus que les social-démocrates de Russie posent aujourd’hui la question agraire sur un terrain pratique ; quiconque veut résoudre ce problème doit se placer sur ce terrain précis. Telle est la deuxième condition pour résoudre la question agraire. Or, notre camarade n’a tenu compte d’aucune de ces conditions.

    Bon, répondra le camarade, admettons que le partage des terres soit révolutionnaire. Il est évident que nous nous appliquerons à soutenir ce mouvement révolutionnaire, mais cela ne signifie pas du tout que nous devions inscrire dans notre programme les revendications de ce mouvement ; des revendications de ce genre seraient tout à fait déplacées dans le programme, etc… L’auteur, apparemment, confond le programme minimum et le programme maximum.

    Il sait que le programme socialiste (c’est-à-dire le programme maximum) ne doit contenir que des revendications prolétariennes ; mais il oublie que le programme démocratique (c’est-à-dire le programme minimum) et, à plus forte raison, le programme agraire n’est pas socialiste ; par conséquent, on y trouvera nécessairement des revendications démocratiques bourgeoises que nous soutenons. La liberté politique est une revendication bourgeoise ; néanmoins elle occupe dans notre programme minimum une place d’honneur.

    Au reste, inutile d’aller bien loin ; voyez le deuxième point du programme agraire et lisez : le parti réclame « … l’abrogation de toutes les lois qui gênent le paysan dans la libre disposition de sa terre » ,— lisez tout cela et répondez : qu’y a-t-il de socialiste dans cet article ? Rien, direz-vous, car cet article réclame la liberté de la propriété bourgeoise, et non sa suppression. Néanmoins, cet article figure dans notre programme minimum.

    Qu’en conclure ? Seulement ceci : le programme maximum et le programme minimum sont deux choses différentes qu’il ne faut pas confondre. Il est vrai que les anarchistes ne seront pas contents, mais que voulez-vous ? Nous ne sommes pas des anarchistes !…

    Quant à l’aspiration des paysans au partage des terres, nous avons déjà dit qu’il faut l’apprécier en fonction de la tendance du développement économique ; or, comme cette aspiration des paysans « découle directement » de cette tendance, notre parti doit la soutenir et non s’y opposer.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : La «législation du travail» et la lutte prolétarienne

    A Propos de deux lois du 15 novembre

    L’Akhali Droéba [le Temps nouveau], n°4, 4 décembre 1906.
    Signé : Ko…
    Traduit du géorgien.

    Il fut un temps où notre mouvement ouvrier se trouvait à son stade initial. Le prolétariat était alors divisé en groupes séparés et ne songeait pas à une lutte commune.

    Cheminots, mineurs, ouvrier d’usine, artisans, commis employés de bureau, voilà quels étaient les divers groupes du prolétariat de Russie. En outre, chacun de ces groupes se partageai à son tour en ouvriers de différentes villes et localités, entre lesquels n’existait aucun lien ni de parti, ni syndical. Ainsi le prolétariat n’apparaissait pas comme une classe une et indivisible. Par conséquent, il n’y avait pas de lutte prolétarienne en tant qu’offensive de toute une classe.

    Voilà pourquoi le gouvernement tsariste pouvait, le plus tranquillement du monde, continuer d’appliquer sa politique « ancestrale ». Voilà pourquoi, lorsqu’en 1893, le Conseil d’Etat fut saisi d’un « projet d’assurances ouvrières », l’inspirateur de la réaction Pobiédonostsev accueillit les auteurs du projet par des sarcasmes et déclara avec aplomb : « Messieurs, vous vous êtes inutilement donné du mal ; rassurez-vous : chez nous, la question ouvrière n’existe pas… »

    Mais le temps passait, la crise économique approchait, les grèves se faisaient plus fréquentes, et le prolétariat dispersé s’organisait peu à peu en une classe unique. Déjà les grèves de 1903 ont montré que « la question ouvrière existe » depuis longtemps « chez nous ».

    Les grèves de janvier-février 1905 ont, pour la première fois, annoncé au monde qu’en Russie, le prolétariat, en tant que classe unique mûrit et atteint l’âge viril.

    Enfin, les grèves générales d’octobre-décembre 1905 et les grèves « courantes » de juin-juillet 1906 ont rapproché en fait les prolétaires des différentes villes ; elles ont, en fait, soudé en une classe unique les commis, les employés de bureau, les artisans et les ouvriers de l’industrie ; ce faisant, elles ont hautement annoncé au monde que les forces d’un prolétariat, autrefois éparpillé, s’étaient d’ores et déjà engagées dans la voie de l’union et s’organisaient en une classe unique.

    Ici s’est affirmé également la force de la grève politique générale comme méthode de lutte de l’ensemble du prolétariat contre l’ordre actuel… Désormais, il n’était plus possible de nier l’existence de la « question ouvrière » : le gouvernement tsariste se vit obligé de compter avec le mouvement.

    Et voilà que dans les ministères réactionnaires on commence à former diverses commissions, à préparer des projets de « lois pour les ouvriers de l’industrie » : la commission Chidlovski [1], la commission Kokovtsev [2], la loi sur les associations [3] (voir le « manifeste » du 17 octobre), les circulaires de Witte-Dournovo [4], divers projets et plans et, enfin, les eux lois du 15 novembre concernant les artisans et les employés de commerce.

    Tant que le mouvement demeurait sans force, tant qu’il n’avait pas pris un caractère de masse, la réaction ne connaissait qu’un moyen contre le prolétariat : ce moyen, c’était la prison , la Sibérie, la nagaïka et la potence.

    La réaction vise partout et toujours un seul but : diviser le prolétariat en petits groupes, briser son détachement d’avant-garde, intimider et attirer de son côté la masse neutre, pour provoquer ainsi le désarroi dans le camp du prolétariat. Nous avons vu qu’elle atteignait parfaitement ce but par les nagaïkas et les prisons.

    Mais la situation se présenta tout différemment quand le mouvement eut pris un caractère de masse. Maintenant, la réaction n’avait plus seulement affaire aux « meneurs » ; devant elle se dressait la masse innombrable, dans toute sa grandeur révolutionnaire.

    Et c’est avec cette masse qu’il fallait compter. Or, on ne peut prendre toute la masse, la déporter toute en Sibérie, l’entasser toute dans les prisons. Quant à lui distribuer des coups de nagaïkas, cela n’est pas toujours avantageux pour la réaction qui sent depuis longtemps le terrain se dérober sous ses pieds.

    Il est évident qu’à côté des vieux moyens, il fallait en trouver un nouveau, « plus civilisé », qui pût, d’après la réaction, approfondir les divergences dans le camp du prolétariat, éveiller de faux espoirs chez les ouvriers arriérés, les déterminer à abandonner la lutte et à se rallier au gouvernement.

    Ce moyen nouveau, c’est la « législation du travail ».

    Ainsi le gouvernement tsariste, sans abandonner le vieux moyen, entend en même temps utiliser la « législation du travail »et, par conséquent, résoudre la « brûlante question ouvrière » par la nagaïka et par la loi. Il veut, par diverses promesses — réduction de la journée de travail, protection du travail des enfants et des femmes, améliorations des conditions d’hygiène, assurances ouvrières, suppression des amendes, et autres bienfaits analogues, — gagner la confiance des ouvriers arriérés et enterrer ainsi l’unité de classe du prolétariat.

    Le gouvernement tsariste sait fort bien que pareille « activité » ne lui a jamais été plus nécessaire qu’au moment présent, où la grève générale d’octobre a uni les prolétaires des diverses corporations et sapé les bases de la réaction ; où la prochaine grève générale peut se transformer en une lutte armée et jeter bas le vieil ordre de choses ; où, par conséquent, la réaction a besoin, comme de l’air pour vivre, de semer le désarroi dans le camp ouvrier, de gagner la confiance des ouvriers arriérés et de les attirer de son côté.

    A cet égard, il est très intéressant de noter que par les lois du 15 novembre, la réaction a daigné exercer sa bienveillance uniquement envers les commis et les artisans, et cela au moment même où elle emprisonne et fait pendre les meilleurs fils du prolétariat de l’industrie. Si l’on y réfléchit bien, il n’y a là rien d’étonnant.

    D’abord, les commis, les artisans et les employés de commerces ne sont pas concentrées, comme les ouvriers de l’industrie, dans de grandes fabriques et usines ; ils sont disséminés dans toutes sortes de petites entreprises ; ils sont relativement plus arriérés sous le rapport de la conscience et, par conséquent, plus faciles à tromper que les autres.

    En second lieu, les commis, les employés de bureau et les artisans forment une grande partie du prolétariat de la Russie actuelle et, par conséquent, s’ils abandonnaient les prolétaires en lutte, les forces du prolétariat s’en trouveraient considérablement affaiblies aussi bien pour les élections actuelles que pour l’action à venir.

    Enfin, tout le monde sait que, dans la révolution actuelle, la petite bourgeoisie citadine a une grande importance ; tout le monde sait que son passage à la révolution, sous l’hégémonie du prolétariat, est une nécessité pour la social-démocratie ; on n’ignore pas non plus que personne ne saura gagner la petite bourgeoisie aussi bien que le feront les artisans, les commis et les employés de bureau, qui sont plus proches d’elle que les autres prolétaires.

    Il est clair que l’abandon du prolétariat par les commis et les artisans éloignera aussi de lui la petite bourgeoisie et le vouera à l’isolement dans les villes, ce que le gouvernement tsariste désire tant.

    Dès lors, on conçoit aisément pourquoi la réaction a fabriqué les lois du 15 novembre, qui concernent uniquement les artisans, les commis et les employés de bureau. Quant au prolétariat de l’industrie, de toute façon il n’a pas confiance dans le gouvernement ; la « législation du travail »est pour lui inutile, seules les balles peuvent le mettre à la raison. Ce que ne fera pas loi, la balle y suppléera !…

    Ainsi pense le gouvernement du tsar.

    Et c’est ce que pense non seulement notre gouvernement, mais tout autre gouvernement anti-prolétarien, que ce soit un gouvernement féodal et autocratique, et monarchiste ou bourgeois et républicain. Partout on lutte contre le prolétariat par les balles et la loi, cela durera tant que n’éclatera pas la révolution socialiste, tant que ne sera pas instauré le socialisme.

    Rappelez-vous la France républicaine des années 1840-1850, époque où l’on parlait d’une « législation du travail », et où, en même temps, le sang des ouvriers rougissait les pavés de Paris. Rappelez-vous tout cela et beaucoup d’autres faits semblables, et vous verrez que les choses sont bien ainsi.

    Cela ne signifie pas, toutefois que le prolétariat ne puisse tirer parti des lois en question.

    La réaction, en promulguant une « législation du travail », a ses plans ; elle entend mater le prolétariat, mais la vie, pas à pas, déjoue ses plans et, dans ces cas-là, il se glisse toujours dans la loi des articles utiles au prolétariat.

    Cela se produit parce qu’aucune « législation du travail » ne vient au monde sans causes, sans lutte, parce qu’aucune « législation du travail n’est promulguée par le gouvernement tant que les ouvriers n’ont pas engagé la lutte, tant que le gouvernement ne se voit pas contraint de satisfaire leurs revendications.

    L’histoire montre que chaque « législation du travail » est précédée par une grève partielle ou générale. La loi de juin 1882 (sur l’embauche des enfants, leur journée de travail et la création d’une inspection du travail) a été précédée la même année par les grèves de Narva, Perm, Pétersbourg et Girardov.

    Les lois de juin-octobre 1886(sur les amendes, les livrets de paie, etc…) ont été le résultat direct des grèves de 1885-1886 dans le centre de la Russie. La loi de juin 1897 (sur la réduction de la journée de travail) a été précédée par les grèves de 1895-1896 à Pétersbourg.

    Les lois de 1903 (sur « la responsabilité des employeurs » et sur les « syndics de fabrique ») ont été le résultat direct de des « grèves du Midi » cette même année. Enfin, les lois du 15 novembre 1906 (sur la réduction de la journée de travail et le repos dominical des commis, employés de bureau et artisans) sont le résultat direct des grèves qui ont éclaté en juin-juillet de cette année dans toute la Russie.

    Comme on le voit, chaque « législation du travail » a été précédée par un mouvement des masses, qui, d’une manière ou d’une autre, faisaient aboutir leurs revendications, sinon entièrement, du moins partiellement. Il s’ensuit clairement qu’une « législation du travail », si mauvaise soit-elle, contient quand même quelques articles dont le prolétariat tirera parti pour intensifier sa lutte.

    Inutile de démontrer qu’il doit se saisir de ces articles et les utiliser comme armes pour consolider encore ses organisations et attiser de plus en plus la lutte prolétarienne, la lutte pour la révolution socialiste. Ce n’est pas à tort que Bebel disait : « Il faut trancher la tête du diable avec son propre glaive… »

    Sous ce rapport, les deux lois du 15 novembre sont fort intéressantes. Certes, elles contiennent beaucoup de mauvais articles, mais on y trouve aussi des articles que la réaction a introduits inconsciemment et dont le prolétariat doit consciemment tirer parti.

    Voici un exemple. Bien que ces deux lois se nomment lois « sur la protection du travail », on y a introduit des articles scandaleux, qui sont absolument contraires à toute « protection du travail » et que même certains patrons répugneront à appliquer. Les deux lois instituent dans les entreprises commerciales et artisanales la journée de 12 heures, bien qu’en maint endroits la journée de 12 heures aient été abolie et ait fait place à la journée de 10 ou de 8 heures.

    Les deux lois autorisent deux heures supplémentaires par jour (journée de 14 heures) pendant 40 jours dans les entreprises commerciales et 60 jours dans les ateliers, bien que presque partout le travail supplémentaire soit aboli. En même temps, les patrons ont le droit, après « accord avec les ouvriers », c’est-à-dire en les y obligeant, d’augmenter le nombre des heures supplémentaires, de prolonger la journée de travail jusqu’à 17 heures, etc., etc…

    Sans aucun doute, le prolétariat ne cédera pas aux patrons une once des droits qu’il a conquis, et les élucubrations qu renferment ces eux lois resteront des élucubrations ridicules.

    D’autre part, on y trouve des articles que le prolétariat saura utiliser à merveille pour consolide ses positions. Les deux lois disent que là où le travail ne dure pas moins de 8 heures par jour, le travailleur a droit à 2 heures pour son repas ; or, on sait qu’aujourd’hui les artisans, les commis et les employés de bureau ne bénéficient pas partout d’une pause de 2 heures.

    Les deux lois disent aussi que les personnes âgées de moins de dix-sept ans ont le droit, en plus de ces 2 heures, de quitter le magasin ou l’atelier encore pendant 3 heures par jour pour fréquenter l’école, ce qui évidemment sera d’un grand secours pour nos jeunes camarades…

    Il ne fait pas de doute que le prolétariat saura utiliser au mieux ces articles des lois du 15 novembre ; il intensifiera comme il se doit sa lutte prolétarienne et, une fois encore, prouvera au monde qu’il faut trancher la tête du diable avec son propre glaive.

    [1] La commission du sénateur Chidlovski fut instituée par un oukase du tsar en date du 29 janvier 1905, pour, prétendait-on « élucider sans retard les causes du mécontentement des ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg et de ses environs ».

    On se proposait d’introduire dans cette commission des délégués ouvriers. Les bolchéviks virent dans cette manœuvre du tsarisme une tentative de détourner les ouvriers de la lutte révolutionnaire ; aussi proposèrent-ils d’utiliser les élections à cette commission pour présenter au gouvernement tsariste des revendications politiques. Le gouvernement ayant repoussé leurs revendications, les électeurs refusèrent d’élire leurs représentants à la commission et appelèrent les ouvriers de Pétersbourg à faire grève.

    Dès le lendemain, commencèrent des grèves politiques de masse, et le 20 février 1905, le gouvernement tsariste se voyait obligé de dissoudre la commission Chidlovski. (N.R.).

    [2] La commission présidée par le ministre des Finances V. Kokovtsev fut instituée en février 1905. De même que la commission Chidlovski, elle devait étudier la question ouvrière, mais, cette fois, sans la participation des ouvriers. Cette commission fonctionna jusqu’en été 1905. (N.R.).

    [3] La loi du 4 mars 1906 sur les associations autorisait l’existence légale des sociétés et associations, sous réserve d’en faire officiellement enregistrer les statuts. Malgré les nombreuses restrictions apportées à l’activité des associations et les pénalités prévues pour toute infraction à la loi, les ouvriers utilisèrent largement les droits qui leur étaient accordés pour créer des organisations syndicales prolétariennes.

    Pendant la période de 1905 à 1907, pour la première fois en Russie commencent à se constituer des syndicats de masse, qui mènent la lutte économique et politique sous la direction de la social-démocratie révolutionnaire. (N.R.).

    [4] Après la promulgation du manifeste du tsar du 17 octobre 1905, le président du conseil des ministres Witte et le ministre de l’Intérieur Dournovo, dans une série de circulaires et de télégrammes adressés aux gouverneurs des provinces et des villes, leur enjoignirent, malgré les « libertés »officiellement proclamées, de disperser par la force les meetings et les réunions, d’interdire les journaux, de prendre des mesures énergiques contre les syndicats, de déporter par voie administrative toutes les personnes suspectes d’activité révolutionnaire, etc… (N.R.).

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Sur la révision du programme agraire

    Discours prononcé à la septième séance du IVe congrès du P.O.S.D.R., le 13 (26) avril 1906.

    Tout d’abord, quelques mots au sujet des méthodes d’argumentation de certains camarades. Le camarade Plékhanov s’est longuement étendu sur les « allures anarchistes » du camarade Lénine, sur le caractère dangereux du « léninisme », etc…, etc…, mais sur la question agraire, il nous dit, en somme, bien peu de choses. Pourtant il est l’un des rapporteurs de la question agraire.

    J’estime que ce procédé d’argumentation, qui crée une atmosphère de nervosité, outre qu’il est contraire à l’esprit de notre congrès, appelé Congrès d’unification, n’apporte aucun éclaircissement quant à la façon de poser la question agraire.

    Nous pourrions, nous aussi, dire quelques mots sur les allures de cadet du camarade Plékhanov, mais cela ne nous ferait pas avancer d’un pas dans la solution du problème agraire.

    Ensuite, John [1] s’est appuyé sur certaines données tirées de la vie en Gourie, en Lettonie, etc…, pour conclure en faveur de la municipalisation dans toute la Russie.

    Je dois dire que, d’une façon générale, ce n’est pas ainsi qu’on établit un programme. pour établir un programme, il faut se baser non sur les particularités que présentent certains coins de certaines régions périphériques, mais sur les caractères généraux, propres à la majeure partie de la Russie : un programme sans une ligne directrice n’est pas un programme, mais un amalgame mécanique de thèses diverses.

    Il en est précisément ainsi du projet de John. En outre, John s’appuie sur des données fausses. D’après lui, le développement même du mouvement paysan plaide en faveur de son projet, parce qu’en Gourie, par exemple, au cours du mouvement, il s’est formé une administration autonome régionale qui gérait les forêts, etc…

    Mais, d’abord, la Gourie n’est pas une région, c’est un simple district du gouvernement de Koutaïs ; en second lieu, il n’y a jamais eu en Gourie une administration autonome révolutionnaire, unique pour toute la Gourie : il n’y avait que de petites administrations locales qui, par conséquent, n’ont jamais eu l’importance d’une administration régionale autonome ; troisièmement, gérer est une chose, posséder en est une autre.

    En général, il court bien des légendes sur la Gourie, et les camarades de Russie ont bien tort de les prendre pour des vérités…

    En ce qui concerne le fond du problème, je dois dire que notre programme doit avoir pour tout point de départ la thèse suivante : étant donné que nous concluons une alliance révolutionnaire provisoire avec la paysannerie en lutte, étant donné que nous ne pouvons, en conséquence, négliger les revendications de cette paysannerie, nous devons les soutenir si, dans l’ensemble, elles ne contredisent pas la tendance du développement économique et la marche de la révolution.

    Les paysans réclament le partage ; celui-ci ne contredit pas les conditions indiquées ; donc nous devons soutenir la confiscation totale et le partage. De ce point de vue, la nationalisation et la municipalisation sont au même titre inacceptables.

    En formulant le mot d’ordre de municipalisation ou de nationalisation, nous rendons impossible, sans rien y gagner, l’alliance de la paysannerie révolutionnaire avec le prolétariat. Ceux qui parlent du caractère réactionnaire du partage confondent deux stades du développement : le stade capitaliste et le stade précapitaliste.

    Le partage est réactionnaire au stade du capitalisme, cela n’est pas douteux, mais dans les conditions précapitalistes (par exemple dans les conditions de la campagne russe), le partage est, dans l’ensemble, révolutionnaire. Certes, on ne peut partager les forêts, les eaux, etc…, mais on ne peut les nationaliser, ce qui ne contredit nullement les revendications révolutionnaires des paysans.

    Quant au mot d’ordre proposé par John : des comités révolutionnaires, au lieu du mot d’ordre : des comités révolutionnaires paysans, il est foncièrement contraire à l’esprit de la révolution agraire. La révolution agraire a pour but, avant tout et principalement, d’affranchir les paysans ; par conséquent, le mot d’ordre : des comités paysans, est le seul qui réponde à l’esprit de la révolution agraire.

    Si l’affranchissement du prolétariat peut être l’oeuvre du prolétariat lui-même, l’affranchissement des paysans peut être, lui aussi, l’oeuvre des paysans eux-mêmes.

    [1] John, pseudonyme de P. Maslov

    =>Oeuvres de Staline