Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Vladimir Vernadsky et la question des matières organiques fossiles

    Vladimir Vernadsky avait donc constaté l’apparition du CO2 produit par les activités humaines.

    Cela est d’autant plus intéressant qu’il constate la dissymétrie du pétrole.

    Il apparaît, de par le fait qu’on voit la dissymétrie du pétrole, que leur origine provient de la vie elle-même. Cela implique une compréhension de comment la vie utilise ce qu’elle a accumulé elle-même pendant longtemps.

    Vladimir Vernadsky aborde la question dans La géochimie, publié en 1924, le même ouvrage où il constate que l’humanité produit du C02 par ses activités.

    Vladimir Vernadsky

    Il met en avant un argument qui s’oppose par avance à la dite « théorie moderne russo-ukrainienne » des années 1960 de production du pétrole depuis l’intérieur de la Terre. Il souligne en effet l’origine nécessairement organique du pétrole :

    « Les propriétés optiques des pétroles nous donnent un nouvel argument en faveur de l’impossibilité de leur genèse inorganique, de leurs relations avec des composés juvéniles, et cela est l’argument qui paraît incontestable.

    Tous les hydrocarbures juvéniles doivent être optiquement inactifs ; nous ne connaissons, comme l’a montré Pasteur, qu’un seul milieu, qui donne dans la nature des édifices moléculaires carboniques énantiomorphes — la nature vivante.

    La symétrie d’un phénomène naturel est une de ses propriétés les plus fondamentales. Pasteur était dans ce domaine un des précurseurs longtemps incompris. Un autre français illustre Pierre Curie a généralisé cette notion et a essayé de donner une théorie générale de la symétrie des phénomènes physiques.

    Il en a éclairci l’importance logique et — empirique — de premier ordre et, rapproche la notion de symétrie d’une autre notion scientifique fondamentale dont l’importance nous parait incontestable, la notion de la dimension.

    Le phénomène de symétrie énantiomorphe ne peut provenir que d’une cause qui est elle-même sujette à cette symétrie. La matière vivante est composée d’édifices chimiques à structure énantiomorphe et elle peut donner lieu à la formation de nouveaux corps énantiomorphes.

    Nous savons qu’elle dure des millions d’années sans interruption, que la génération abiogène de la matière vivante n’existe pas dans les phénomènes naturels.

    Mais la matière vivante n’existe pas dans les profondeurs terrestres, dans les régions juvéniles, où l’on cherche la genèse des pétroles. Pour y expliquer la formation des structures énantiomorphes, comme celles des pétroles, il faudrait y supposer l’existence de milieux énantiomorphes.

    Nos connaissances scientifiques actuelles ne nous permettent pas de le démontrer.

    En restant dans le domaine de la science empirique la constatation de l’activité optique d’un minéral carboné nous ramène inévitablement à la matière vivante, seul milieu physique où l’énantiomorphie existe pour les édifices moléculaires contenant des atomes de carbone. Il est tout à fait étonnant qu’on ait négligé pendant si longtemps la découverte de l’activité optique des pétroles et qu’on ne l’ait pas prise en considération dans les nombreuses théories émises partout sur sa genèse (…).

    Le fait reste solidement établi : les pétroles sont des corps à structure optique active et nous ne connaissons de tels composés du carbone que parmi les corps formés par la matière vivante.

    Tous les minéraux du carbone, qui n’ont pas de genèse biochimique sont optiquement inertes.

    La prédominance très nette d’une seule direction de la rotation droite est très remarquable, car dans la matière vivante nous avons la prédominance de la rotation gauche. Il se peut que l’étude approfondie de ce fait donnera la clef de la question.

    Ainsi les pétroles ne peuvent pas provenir des produits juvéniles du carbone. Les hydrocarbures juvéniles qui existent ne peuvent jouer un rôle important dans la composition des pétroles.

    Tandis que l’étude de la constitution chimique des pétroles aboutit à leur origine biogène, l’étude des géologues et des biologistes amène aux mêmes conclusions (…).

    Comme leur matière primaire ne peut pas provenir des régions profondes de l’écorce, on doit la chercher dans la matière vivante. Cependant les restes d’organismes ne donnent généralement pas de pétroles (…).

    Ce n’est que dans notre siècle, qu’on a pu distinguer dans la complexité de la nature les phénomènes quotidiens, qui longtemps ont paru sans importance, mais qui, en réalité, produisent le phénomène grandiose de la genèse des pétroles.

    Pour les comprendre il a fallu un travail collectif pénible, approfondi. Des sciences nouvelles, celle des marais, l’écologie des plantes, se sont constituées, l’étude des tourbes, des sols et des limons aquatiques a pris une nouvelle direction. Les savants du Nord — les Scandinaves, 
    les Russes, les Anglo-Américains — en étudiant leur nature environnante ont complètement 
    changé dans ces dernières dizaines d’années l’aspect scientifique de la nature (…).

    Ces savants avaient le sentiment libre de la nature, ils la comprenaient en dehors de leurs laboratoires comme un Tout. Et ils y ont vu ce que les autres avant eux n’avaient pas remarqué.

    Si même les explications de [l’Allemand] H[enry]. Potonié ne sont pas toujours heureuses, le fait principal qu’il a exprimé reste intact. Les pétroles, ainsi que les houilles, sont des produits finaux d’une lente décomposition des matières végétales et animales.

    Cette décomposition commence sous l’eau, dans les bassins aquatiques à la surface terrestre, en biosphère, et finit dans la deuxième enveloppe thermodynamique. La structure chimique des différents pétroles est liée à la structure moléculaire distincte de leurs matières primaires, produits de la matière vivante.

    Les pétroles sont des produits de la transformation des premiers des produits de la décomposition sous l’eau des matières vivantes, dans les régions de l’écorce pauvres en oxygène, à une température et à une pression plus hautes que celles de la biosphère. L’origine de leur genèse est biochimique (…).

    Si le mécanisme même du processus ne nous est pas connu dans ses détails et si la formation des gisements pétrolifères est en beaucoup de points encore très discutable, le fait fondamental est établi : les pétroles proviennent de la matière vivante. »

    Si l’on voit justement l’importance des matières organiques fossiles que sont le gaz naturel, le charbon, le pétrole pour le développement du mode de (re)production de l’humanité, alors on est obligé de comprendre que cela implique l’utilisation de la vie par la vie.

    Le gaz naturel, le charbon, le pétrole, ont donc bien en effet comme base le carbone fossile, c’est-à-dire des restes d’êtres vivants.

    La crise du réchauffement climatique est donc directement issue de l’utilisation en un laps de temps très rapide par la vie humaine de ce que la vie elle-même a accumulé pendant une très longue période, plusieurs centaines de millions d’années.

    Le gaz naturel, le charbon, le pétrole… existent en raison d’une sédimentation de matériaux qui n’ont pas été recyclés par la vie. Leur existence tient ainsi au développement inégal dans le processus d’utilisation de la matière par la vie (en tant que matière vivante).

    Il est intéressant de voir ici que le russe Mikhaïl Lomonossov (1711-1765), qui fut chimiste, physicien, astronome, historien, philosophe, poète, dramaturge, linguiste, slaviste, pédagogue, mosaïste, fut le premier à affirmer que le pétrole et le charbon provenaient justement de débris d’êtres vivants.

    L’illustre Mikhaïl Lomonossov, avec Catherine II de Russie,
    tels que vu par Ivan Kuzmich Fedorov, en 1884.

    Il est à noter ici que l’Allemand Alexander von Humboldt et le Français Louis Joseph Gay-Lussac s’opposèrent à cette théorie ; pour eux, le charbon et le pétrole provenaient d’une action à l’intérieur de la planète. Cette perspective fut ensuite partagée par le Français Marcellin Berthelot et le Russe Dmitri Mendeleïev.

    Nikolaï Koudriavtsev réaffirma cette théorie dite du « pétrole abiotique » en 1951, lors d’un congrès de l’Institut panrusse de Pétrole et de Recherches Géologiques. Il avait au préalable passer quelques années en camp de travail comme ennemi du peuple et ce n’est que dans les années 1950 et 1960 qu’il put diffuser cette conception selon laquelle le pétrole était produit depuis le manteau terrestre, et cela en continu.

    On voit ici que la perspective ouverte se place à l’opposé de celle élaborée par Vladimir Vernadsky.

    Si l’on avait, dans les années 1960, saisi le rapport de l’humanité au charbon, au pétrole, au gaz naturel, comme étant un rapport de la vie avec la vie, dans le cadre d’un processus non linéaire et d’un développement inégal, alors on aurait bien plus vite, et de manière meilleure, cerné la question.

    Le charbon, le pétrole, le gaz naturel n’auraient pas été considérés comme des ressources au même titre qu’un rocher ; ils auraient été placés dans le cadre d’un processus, dont le sens complet reste encore à comprendre, mais en tout cas aurait permis de prendre en compte très tôt le réchauffement climatique.

    L’humanité aurait active, conscience dans son rapport aux matières organiques fossiles, et non pas simplement passive, avec une démarche utilitariste-pragmatique.

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  • Vladimir Vernadsky et la biosphère comme espace-temps déterminé

    Vladimir Vernadsky a initialement fait deux choses : reprendre l’asymétrie moléculaire découverte par Louis Pasteur et prolongée par Pierre Curie, assumer le principe d’une lecture cosmique, au sens d’un univers sans Dieu et allant dans une direction.

    La conséquence de ces deux thèses fut leur fusion dans la conception de la biosphère, c’est-à-dire de la transformation de la matière inerte, dans ses fondements moléculaires, par la matière vivante.

    La thèse de la biosphère comme système est un aspect seulement de la démarche de Vladimir Vernadsky. L’autre aspect est que la biosphère est un système dynamique, dont le fondement est la modification de la matière par elle-même, de la matière inerte par la matière vivante.

    Vladimir Vernadsky

    Ce faisant, Vladimir Vernadsky redéfinit l’espace-temps de la planète Terre.

    Initialement, le terme « biosphère » a été employé par l’Autrichien Edouard Suess dans La formation des Alpes, en 1875, pour désigner la couche de la planète Terre où il y a des êtres vivants. Chez Vladimir Vernadsky, la notion prend un autre sens, car il ne s’agit nullement de raisonner en termes descriptifs, sans accorder une dimension substantielle au concept.

    Ainsi, dans son article de 1938, Sur certains problèmes fondamentaux de la biogéochimie, Vladimir Vernadsky rejette la vision d’Edouard Suess d’une biosphère comme surface terrestre, ainsi que celle de Claude Bernard d’une planète comme simple support cosmique. Vladimir Vernadsky considère que la biosphère a une composition et une structure strictement définies.

    Il dit ainsi :

    « La biosphère n’est pas une nature amorphe, une partie sans structures dans l’espace-temps, où des phénomènes biologiques sont étudiés et établis indépendamment d’elle ; elle a une structure définie changeant à travers le temps suivant des lois.

    Cela doit être pris en considération dans toutes les déductions scientifiques, dans la logique de la science naturelle en tout premier lieu, et ce n’est pas fait.

    La « nature » du naturaliste est seulement la biosphère. C’est quelque chose de tout à fait défini et délimité. »

    Ce que veut dire Vladimir Vernadsky, c’est que la biosphère relève d’un espace-temps bien déterminé, possédant son autonomie. La biosphère n’est pas un phénomène qui existerait en une partie d’un endroit et une partie d’un temps, elle forme elle-même un espace-temps justement parce que c’est un phénomène.

    Et ce processus est dynamique, car la matière vivante est en train de modifier la matière inerte, au sens où la vie se développant, la structure moléculaire se modifie par l’intégration comme matière vivante dans le domaine de la vie.

    Dans De quelques manifestations géochimiques de la vie, il dit ainsi :

    « Des faits nouveaux, établis récemment par des études qui semblaient complètement étrangères aux problèmes biologiques, font penser que la vie peut agir sur la symétrie des atomes, c’est-à-dire que les atomes qui entrent dans la composition de la matière vivante peuvent présenter des propriétés et des mélanges isotopiques différents de ceux qui construisent la matière brute. »

    Ce phénomène est de portée universelle. C’est là où la démarche de Vladimir Vernadsky témoigne de sa dynamique tout à fait juste. Il a compris le développement inégal dans l’univers et de l’univers.

    Voici comment il présente cette dimension cosmique, dans Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, une conférence faite à la Société des Naturalistes de Leningrad en 1931, le texte étant révisé par l’auteur.

    « La vie n’a pu se créer, selon Pasteur, que dans un milieu de dissymétrie particulière, distinct du milieu habituel de la biosphère. Nous comprenons sous le terme du dissymétrie un phénomène complexe, que Pasteur se représentait autrement que nous.

    Cette notion fut approfondie après Pasteur par P. Curie, qui en formula un principe d’une immense portée théorique, principe que j’appellerai principe de P. Curie.

    Ce principe dit :

    « La dissymétrie ne peut se manifester que sous l’action d’une cause, douée de la même dissymétrie. »

    Je ne puis entrer ici dans des détails, mais il importe de noter que, selon le principe de Curie il doit exister une extrême stabilité du milieu dissymétrique ou du phénomène dissymétrique dans le milieu où cette dissymétrie fait défaut.

    De très diverses manifestations de la dissymétrie peuvent évidemment exister, et la dissymétrie liée avec les phénomènes de la vie est une de ces formes.

    Nous appellerons dissymétrie spécifique de la vie la propriété déterminée de l’espace ou d’un autre phénomène lié avec la vie, pour lequel il n’existe pas d’autre élément de symétrie que les axes de la simple symétrie, mais ces axes sont anormaux, car une de leurs propriétés essentielles y fait défaut, – celle de la parité des phénomènes droits et gauches, observés autour d’eux.

    Un tel milieu dissymétrique se distingue nettement du milieu cristallin, caractérisé par les axes de la simple symétrie.

    Il n’existe ou ne prédomine dans le milieu dissymétrique qu’un seul des deux phénomènes antipodes – droit ou gauche – tous les deux peuvent y exister.

    Tandis que le milieu symétrique cristallin énantiomorphe comprend toujours deux milieux simultanés, – mais toujours séparés – quantitativement identiques – droit et gauche.

    Dans le milieu dissymétrique caractéristique de la vie, il ne se forme qu’un seul de ces deux milieux – droit ou gauche, ou l’un des deux y prédomine nettement.

    On peut représenter ce milieu dissymétrique mathématiquement, comme un milieu symétrique cristallin énantiomorphe, dont la symétrie est enfreinte.

    La dissymétrie indique alors une violation de symétrie habituelle. Les éléments de la symétrie complexe font toujours défaut dans un tel milieu dissymétrique, il n’y existe ni centre, ni plan de symétrie.

    Ainsi la doctrine de la symétrie n’embrasse pas la dissymétrie particulière à la vie, la disparité des phénomènes droits et gauches y servant d’obstacle. Du point de vue de la doctrine de la symétrie c’est une infraction particulière et déterminée de symétrie.

    Pasteur a indiqué que la structure de la matière des organismes vivants ainsi que les manifestations physiologiques de ces organismes étaient caractérisés par une dissymétrie nettement exprimée, avec prédominance de phénomènes droits.

    Le caractère droit des organismes se manifeste comme par la rotation droite du plan de la polarisation de la lumière de leurs composés essentiels – purs et cristallisés, concentrés dans les œufs, dans les semences, par leurs antipodes cristallins droits, qui se forment lors de la cristallisation en dehors des organismes, par l’assimilation des antipodes droits par les organismes dans le phénomène de nutrition (eux seuls peuvent leur servir de nourriture); les organismes sont indifférents au sujet des antipodes gauches dans ces processus (ils les évitent pendant la nutrition), etc.

    Je n’indiquerai pas les déductions générales, importantes, que Pasteur tira de cette généralisation empirique.

    Je noterai seulement qu’il a indiqué avec justesse, bien avant l’établissement du principe de P. Curie, que la génération spontanée, l’abiogenèse, l’apparition de la vie du sein de la matière brute, ne pouvait avoir lieu que dans un tel milieu dissymétrique droit. Il croyait que c’était dans ce sens là qu’il fallait diriger les essais de la synthèse d’un organisme vivant.

    Il avait déjà énoncé et jusqu’à présent cela s’est trouvé justifié, que seuls les organismes vivants possédaient une telle dissymétrie sur la Terre. Il suit de la généralisation de Pasteur, en tenant aussi compte du principe de Redi, que la matière de la biosphère est hétérogène d’une manière extraordinaire.

    D’une part les organismes vivants sont dissymétriques, dans le sens indiqué et ne se forment que par multiplication (c’est-à-dire proviennent toujours de la substance dissymétrique même, selon les principes de Redi et de Curie).

    D’autre part la matière terrestre ordinaire n’a pas une telle structure.

    Aucune des autres enveloppes terrestres ne contient la matière dissymétrique découverte par Pasteur. La limite qui sépare ces deux milieux est très nette.

    D’autres corps terrestres furent encore découverts après Pasteur, possédant les mêmes propriétés les pétroles, mais les pétroles sont liés dans leur genèse avec la vie.

    La dissymétrie des pétroles – jointe à leur origine biogène, permet d’introduire une correction dans la généralisation de Pasteur.

    Il doit non seulement exister des formes de vie droites, comme le pensait Pasteur, mais gauches aussi car bien que ce soient les pétroles à rotation droite qui prédominent, il existe aussi de rares pétroles à rotation gauche.

    Cette correction de la généralisation de Pasteur relative au caractère droit de la dissymétrie vitale, aurait pu être notée plus tôt, de sa vie, d’autres manifestations de la dissymétrie vitale étant connues de longue date, donnant pour les organismes parmi la majorité prédominante des formes droites des formes individuelles gauches, par exemple certains mollusques donnent des coquilles à spirale gauche (individus gauches) parmi la masse prédominante des formes à spirale droite phénomène, qui avait frappé l’attention des naturalistes encore au XVIIIe siècle.

    Ainsi le trait essentiel de cette dissymétrie c’est la prédominance nette de l’un des antipodes, l’inégalité frappante du nombre des droits et des gauches.

    La prédominance des formes droites dans les phénomènes vitaux est habituellement nettement marquée, bien qu’ici aussi les albumines les plus importants des mammifères (l’homme), mélanges de colloïdes, possèdent dans la majorité écrasante des cas la rotation gauche.

    Outre les organismes vivants et les pétroles et autres produits organiques qui sont liés par leur genèse a la vie, tous les autres phénomènes de la biosphère ne manifestent pas cette dissymétrie.

    Elle fait défaut comme l’a montré Curie dans les champs magnétiques et électriques.

    L’homme peut créer dans les laboratoires des milieux de structure énantiomorphe, possédant quelques propriétés des structures énantiomorphes dissymétriques, caractéristiques de la vie. Cependant il n’a pas réussi jusqu’à, présent à créer un milieu dissymétrique, analogue à celui qui se trouve dans l’intérieur des organismes.

    L’étude de l’action sur les phénomènes vitaux des milieux formés par les rayons droits ou gauches polarisés circulaires ouvre un champ de grand intérêt, mais ce n’est pas un milieu dissymétrique analogue a celui des organismes.

    Il faut même toujours avoir en vue que selon le principe de Curie l’activité de l’homme serait elle-même une cause dissymétrique et la création par lui d’un milieu dissymétrique répondant à la vie, serait un fait normal, au point de vue de la dissymétrie.

    Suivant certaines indications il existerait des phénomènes dissymétriques hors de la Terre, dans le Cosmos. Et déjà L. Pasteur chercha la cause de l’apparition du phénomène dissymétrique de la vie dans le Cosmos, dans les phénomènes ayant lieu hors de la planète.

    La forme spirale des nébuleuses et de quelques agglomérations stellaires indique la présence probable de phénomènes analogues dissymétriques dans le Cosmos. Si les spirales droites prédominent en effet nettement parmi les nébuleuses spirales, comme le constatent de nombreuses photographies, ou si dans certaines parties de l’univers se concentrent des nébuleuses a spirale droite et dans d’autres des nébuleuses à spirale gauche l’existence d’espaces dissymétriques dans le Cosmos deviendrait plus que probable.

    Cette dissymétrie paraît être analogue à celle qu’on observe dans l’espace pénétré par la vie, c’est-à-dire qu’elle possède des vecteurs énantiomorphes (resp. seulement les axes de la symétrie simple) et qu’en même temps tous les deux vecteurs – droit et gauche – peuvent y exister, mais non en nombre égal; les vecteurs droits y prédominent plus souvent.

    Il est possible que notre planète privée de phénomènes dissymétriques, outre la vie dans la biosphère, peut – en traversant les régions du Cosmos qui en possèdent – pénétrer à quelque stade de son histoire dans l’espace de la dissymétrie droite de ce genre, c’est-à-dire peut s’engager dans les conditions du champ dissymétrique droit où la vie peut s’engendrer.

    Certes, ce champ dissymétrique droit ne peut aucunement par lui seul engendrer la vie, mais son absence exclut ce processus. »

    Vladimir Vernadsky, Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, 1931

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky et la matière en rapport avec elle-même

    En considérant la matière vivante comme un bloc unifié, Vladimir Vernadsky basculait inéluctablement dans une problématique matérialiste dialectique, puisque la matière ne peut avoir un rapport qu’avec elle-même dans son existence, puisqu’il n’y a rien d’autre.

    En supprimant une source, une origine extérieure à la matière, en se passant de l’hypothèse de Dieu, Vladimir Vernadsky place la matière face à elle-même. De fait, dans son article sur l’autotrophie humaine de 1925, Vladimir Vernadsky affirme qu’un être humain qui ne trouverait plus d’autres matières vivantes pour satisfaire ses besoins en termes de nutrition serait condamné.

    Les êtres humains ne peuvent pas produire leurs aliments « tout seul », ils doivent anéantir d’autres êtres vivants ou bien profiter de leur activité biochimique. De manière flagrante, Vladimir Vernadsky tombe ici sur la notion de reproduction de la vie humaine, que Karl Marx analyse en détail, avec le concept de mode de production.

    Vladimir Vernadsky

    Vladimir Vernadsky ne part toutefois pas dans la direction de l’économie et de toutes manières ne comprend rien du tout à cette problématique, puisque dans le même article il rejette la Russie soviétique comme un exemple de chaos, de situation de la civilisation comme au bord du précipice, etc.

    En scientifique bourgeois progressiste, il attribue toutes les mauvaises situations à une incompréhension par l’humanité du rôle essentiel de la science et donc des scientifiques.

    Il cite, comme incompris ou dévalorisés, les britanniques Henry Cavendish (1731-1810) et Joseph Priestly (1733-1804), Antoine Lavoisier (1743-1794), le Suisse Nicolas Théodore de Saussure (1767-1845), le néerlandais Jan Ingen-Housz (1730-1799), pionniers qui auraient été compris seulement une ou deux générations après, avec Jean-Baptiste Boussaingault (1801-1881), Jean-Baptiste Dumas (1800-1884), Justus von Liebig (1803-1873).

    Il faudrait donc céder la préséance sociale aux scientifiques ; Vladimir Vernadsky ne quittera jamais cette conception, même s’il considérera que la science peut être assumée par la société toute entière. Il est à noter par ailleurs que né en 1863, il a alors déjà un certain âge.

    Vladimir Vernadsky

    La direction que prend donc Vladimir Vernadsky, c’est la géologie, dans sa dimension chimique. Il constate que pour se construire, exister et reproduire leur existence, les plantes s’appuient sur leur propre capacité à puiser les ressources dans leur environnement immédiat, ce que l’Allemand Wilhelm Pffefer appelle des organismes autotrophes.

    Vladimir Vernadsky constate alors que sans cette activité chimique des plantes, qui s’appuie sur l’énergie solaire, ni les champignons, ni les animaux, ni les êtres humains ne pourraient exister.

    Il considère alors, fort logiquement, que la vie ne consiste pas en un assemblage d’individus isolés, et il note également l’existence numériquement massive des bactéries, découvertes par le Russe Sergueï Nikolaïevitch, qui sont également autotrophes, c’est-à-dire capables de synthétiser leur matière organique à partir d’éléments minéraux.

    Or, par la raison, l’humanité est capable d’une action toujours plus importante sur cet ensemble du bloc du vivant, bien plus que sa masse physique ne pourrait le laisser penser.

    Reprenant le concept d’Homo Faber de Henri Bergson, il explique que l’humanité, avec la découverte de l’agriculture il y a de cela 600 générations, modifie de manière toujours plus contrôlée son environnement, la composition chimique et minéralogique de la matière.

    En utilisant l’énergie des courants marins et des vagues, l’énergie atomique et l’énergie solaire, l’humanité pourra être en mesure de synthétiser son alimentation indépendamment de la matière vivante, formant un schisme avec elle. L’être humain deviendrait alors un animal autotrophe, en tant que manifestation d’un long processus naturel.

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky et la matière vivante comme bloc unifié

    Vladimir Vernadsky avait saisi que Louis Pasteur avait mis la main sur une sorte de clef montrant bien que la nature évolue selon des bases bien précises, et universelles. Il lui restait cependant à être en mesure de parvenir à une vision du monde.

    Pour ce faire, il s’appuya sur des concepts récupérés à Paris.

    Donnant des cours à la Sorbonne en 1922, Vladimir Vernadsky rencontra en effet le mathématicien Edouard Le Roy, sorte de disciple du philosophe Henri Bergson, ainsi que le catholique Teilhard de Chardin.

    Ces deux derniers penseurs cherchaient à fusionner une lecture scientifique – pratique, de type matérialiste, avec une philosophie idéaliste attribuant à l’acte créateur un rôle déterminant. C’est ce qu’on appelle le vitalisme, une philosophie ayant eu une grande importance en France dans l’histoire des idées.

    Cet acte censé être créateur était, pour l’un comme pour l’autre, à la fois un choix subjectif fait en toute conscience, et quelque chose d’obligatoire de par l’évolution du monde. On a là une tentative, vouée à l’échec, de mêler l’idéalisme au déterminisme.

    Dans le contexte français, marqué par un très haut niveau scientifique, cela va aboutir à une sorte de lecture à prétention planétaire, voire cosmique, le vitalisme étant par essence universel, Henri Bergson parlant d’énergie créatrice.

    Celui-ci théorise également le principe de l’homo faber ; l’homme qui utilise des outils est une forme nouvelle d’humanité, agissant de manière prétendument créatrice comparée à auparavant. Il constate également que son impact est au niveau planétaire.

    Teilhard de Chardin avait quant à lui une lecture vitaliste de l’univers, qui fut réfutée par l’Église pour sa démarche matérialiste latente et forme un monument intellectuel très développé.

    Teilhard de Chardin reconnaît en effet la conception idéaliste du big bang, d’un prétendu début à l’univers. Mais il rattache la fin à la résolution de tout conflit matériel, à une sorte de grande fusion, comme si l’univers ne restait plus que positif, ayant abandonné toute négativité, basculant ainsi dans Jésus-Christ.

    Teilhard de Chardin considère qu’il y a d’abord l’étape de la géo-genèse, puis de la bio-genèse et enfin celle de la psycho-genèse. C’est un mélange entre la conception matérialiste de la transformation (allant au communisme) et l’idéalisme religieux fantasmant sur un passage de la matière à l’esprit « pur ».

    La psycho-genèse aboutit ainsi à une « noosphère », la planète devenant « pensée » pure alors que l’univers revient ainsi à Jésus-Christ.

    Cela ressemble beaucoup à la conception pareillement tripartite, empruntée aux figures du Père, du Fils et du Saint-Esprit, élaborée par Joachim de Flore au 12e siècle en Italie. C’est ainsi une réactivation d’une forme de millénarisme, alors que le communisme s’affirme historiquement.

    De plus, cette lecture inquiète oscillant entre matérialisme à portée cosmique et métaphysique idéaliste correspond à tout un conflit entre religion et science au milieu du 20e siècle ; le roman de science-fiction Solaris, du polonais Stanislas Lem, avec une planète existant comme « pensée pure », est le grand classique littéraire du genre, avec également une version cinématographique réalisé par le réalisateur soviétique très porté sur la métaphysique et les interrogations cosmiques Andréi Tarkovsky.

    Vladimir Vernadsky puise sans aucun doute dans l’approche de Henri Bergson et de Teilhard de Chardin. Etant un scientifique de la bourgeoisie dans sa dimension progressiste, Vladimir Vernadsky ne pouvait pas ne pas aller dans le sens de souligner l’importance des choix, de la subjectivité.

    En 1925, il écrivit à ce sujet un article pour la Revue générale des sciences pures et appliquées, basée en France. Dans L’autotrophie humaine, il explique que la raison humaine, dirigée et contrôlée par la volonté de l’être humain socialisé, était devenue une nouvelle force géologique et peut-être même cosmique.

    On a ainsi à la fois la dimension matérialiste avec la nature géologique de la question, et la dimension idéaliste avec la « volonté humaine ». Vladimir Vernadsky n’étant cependant ni philosophe ni religieux, sa notion de « volonté humaine » est extensible.

    Il entend par là non pas tant la volonté de chaque individu ou de l’espèce humaine, mais le fait que la société humaine transforme la réalité autour d’elle, s’agrandissant, ayant un impact toujours plus grand sur son environnement direct et indirect.

    Ce que veut dire Vladimir Vernadsky par « volonté humaine », c’est surtout le caractère qualitativement différent de l’action exercée par l’espèce humaine si on la compare à celle du reste de la matière vivante. Cependant, en même temps, dans son article, Vladimir Vernadsky place l’humanité au sein du « bloc de la vie », du « bloc vivant ».

    Il y a ici une opposition dialectique – que Vladimir Vernadsky ne perçoit pas – mais qu’il résout au moyen d’une référence au naturaliste florentin Francesco Redi (1621-1697), dont l’idée fut reprise par la suite par Antonio Vallisnieri (1661-1730) et, selon Vladimir Vernadsky, de manière décisive par Louis Pasteur.

    Cette idée consiste à affirmer que tous les êtres vivants sont issus d’autres êtres vivants.

    Le naturaliste florentin Francesco Redi (1621-1697)

    Vladimir Vernadsky fait alors un véritable tour de force. D’un côté, il tombe dans l’idéalisme en disant que c’était là un fait pour l’instant prouvé par la science, et qu’il n’est nullement assuré, même si c’était possible, qu’on parvienne à voir si la matière vivante provient de la matière non vivante qui aurait connu un changement.

    Vladimir Vernadsky rejette ainsi deux conceptions : celle, religieuse, faisant que Dieu forme la vie à partir de matière « neutre », et celle, matérialiste, où la matière vivante est le produit naturel du mouvement dialectique de la matière non vivante.

    Cela devrait tomber alors dans une sorte de mi-chemin improductif, oscillant perpétuellement entre idéalisme et matérialisme, comme c’est le cas chez Henri Bergson et Teilhard de Chardin, anéantissant tout caractère productif à leur démarche intellectuelle et conceptuelle.

    Cependant, Vladimir Vernadsky fait alors un saut qualitatif en disant : puisqu’il en est ainsi, il faut considérer la matière vivante comme un bloc unifié ayant existé depuis le départ sur notre planète.

    Il réfute de ce fait l’idéalisme pour n’avoir qu’en perspective la matière en général, comme système.

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky, la dissymétrie moléculaire et la matière vivante

    Louis Pasteur a insisté très lourdement sur le fait que l’existence de ces molécules « miroirs » impliquait la rupture, qu’il ne fallait pas les saisir statiquement, mais comme base universelle du mouvement.

    Malheureusement, Louis Pasteur ayant eu beau faire cette découverte au début de sa vie et toujours l’avoir défendu comme essentielle, il partit dans d’autres directions et ne fut jamais en mesure d’y revenir, à son grand regret.

    Cette question passa même à la trappe à l’époque, avant que les progrès de la science n’y fassent inévitablement y retourner, sans toutefois un réel aperçu matérialiste de la question. La bourgeoisie était devenue trop réactionnaire, elle obscurcissait toute perspective.

    C’est là qu’intervient Vladimir Vernadsky comme disciple de Pasteur. Dans L’étude de la vie et la nouvelle physique, une conférence faite aux Sociétés des Naturalistes de Moscou et de Leningrad, 1930, il explique la chose suivante :

    « La dissymétrie de la matière vivante fut découverte il y a de ça plus de 80 années — en 1848 — par l’un des plus grands savants du dernier siècle, Louis Pasteur, qui éclaircit toute son importance pour la structure scientifique de l’Univers.

    Pasteur conçut la dissymétrie comme un phénomène cosmique et en tira des conclusions très importantes pour la connaissance de la vie. Ses travaux doivent attirer aujourd’hui l’attention la plus assidue de la nouvelle physique. Il est plusieurs fois revenu à ces idées en les approfondissant toujours davantage.

    Il y est revenu la dernière fois sous une forme suivie, en 1883, il y a de ça quarante-six ans et a regretté de ne pouvoir pas s’y approfondir expérimentalement ; il considérait cette découverte comme l’œuvre la plus importante de toute sa vie, comme la pénétration la plus profonde de son génie dans les problèmes de la science.

    La destinée de ses idées fut étrange ; l’idée principale, que Pasteur ressortit n’a pas pénétré jusqu’aujourd’hui dans la pensée scientifique. L’opinion publique des chimistes l’a reconnue douteuse dans ses fondements. Il me semble que cela dépend du fait que les chimistes n’ont jamais tenu compte dans toute son ampleur de la notion de dissymétrie, sur laquelle Pasteur s’est appuyé, et que cette notion n’a pas été comprise par ses contemporains.

    Elle fut soumise à une analyse profonde par un autre français génial, Pierre Curie, en 1894. La formulation des idées de P. Curie est exceptionnellement concise, ce qui pouvait les faire paraître abstraites, mais son théorème principal— sur la dissymétrie — ne permet aucun doute et est évident pour le naturaliste dans son importance concrète.

    Il dit :

    «Les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets, les éléments de dissymétrie des effets doivent se retrouver dans les causes.»

    Ce principe de Curie résout la dispute irrévocablement en faveur de Pasteur, dans la partie de ses affirmations demandant à rechercher la cause de la dissymétrie des corps naturels dans les phénomènes de la vie.

    La destinée des travaux de Curie fut dans ce domaine analogue à celle de Pasteur. Empêché par la découverte de la radioactivité il revint avant sa mort en 1906, il y a de ça 23 ans, aux travaux sur la symétrie ; à juger d’après ses notes de journal il était arrivé à de grandes généralisations dans ce domaine.

    Après sa mort — il fut écrasé par un charretier dans la rue à Paris — personne ne saisit le fil qu’il laissa échapper de l’analyse physique ultérieure du principe de la symétrie, analyse qui nous préoccupe particulièrement aujourd’hui.

    L’herbe de l’oubli a recouvert la voie battue par Pasteur et Curie. Il me semble que c’est précisément par là que la vague du travail scientifique doit monter maintenant (…).

    Pasteur a incontestablement établi la structure dissymétrique — l’absence du centre et des plans de la symétrie — pour tous les principaux composés, élaborés par les organismes et leurs produits. L’expérience de plus d’un demi- siècle de la biochimie confirme absolument ce fait.

    Il nomma cette dissymétrie — moléculaire, car elle ne se manifeste pas seulement dans les cristaux, mais dans la phase liquide et dans les solutions. Elle a rapport avec la distribution hélicoïdale des atomes dans l’espace, conformément aux lois de la symétrie des cristaux.

    Les albumines, les graisses, les hydrates de carbone, les alcaloïdes, les hydrocarbures, les sucres etc. sont dissymétriques.

    Tous les corps chimiques construisant les grains et les œufs sont tous sans exception nettement dissymétriques.

    Les composés naturels inorganiques, les minéraux inorganiques, ne manifestent une telle dissymétrie moléculaire dans aucun cas, la propriété de la rotation du plan de la polarisation de la lumière à l’état liquide ou dans les solutions leur fait défaut (…).

    Pasteur en a déduit avec raison qu’une si nette différence entre la matière des organismes vivants et la matière brute devait être étroitement liée avec les propriétés fondamentales de la manifestation de la vie et qu’elle exigeait inévitablement des forces cosmiques particulières sous l’action desquelles la vie se manifeste.

    Il disait :

    « si les principes immédiats de la vie sont dissymétriques, c’est que, à leur élaboration, président des forces cosmiques dissymétriques ; c’est là, suivant moi, un des liens entre la vie à la surface de la terre et le Cosmos, c’est-à-dire l’ensemble des forces répandues dans l’univers. »

    Et encore :

    « la dissymétrie je la vois partout dans l’univers. »

    « Car nous venons de voir qu’il n’y avait qu’un seul cas où les molécules droites différaient de leurs gauches, le cas où elles sont soumises à des actions d’un ordre dissymétrique. Ces actions dissymétriques, placées peut-être sous des influences cosmiques, résident-elles dans la lumière, dans l’électricité, dans le magnétisme, dans la chaleur ?

    Seraient-elles en relation avec le mouvement de la Terre, avec les courants électriques par lesquels les physiciens expliquent les pôles magnétiques terrestres ? »

    « Quelle peut être la nature de ces actions dissymétriques ? Je pense, quant à moi, qu’elles sont d’ordre cosmique. L’univers est un ensemble dissymétrique, et je suis persuadé que la vie,

    telle qu’elle se manifeste à nous, est fonction de la dissymétrie de l’univers ou des conséquences qu’elle entraîne. Le mouvement de la lumière solaire est dissymétrique » (…).

    Profondément conscient de l’immense portée de sa découverte. Pasteur affirmait avec justesse,

    qu’il avait trouvé une preuve incontestable de ce « que la dissymétrie moléculaire, jusqu’à ce jour l’apanage exclusif des produits élaborés sous l’influence de la vie, apparaît comme modificateur des phénomènes physiques et chimiques propres à l’organisme. »

    Les idées de Pasteur ne reçurent pas de réponse ; les faits établis par lui ne furent pas développés.

    Nous n’avons pas avancé d’un pas dans le cours de ces 80 années sur la voie frayée par Pasteur, nous nous sommes arrêtés impuissants devant les énigmes éclairées par lui.

    Nous ne l’avons pas fait bien que leur importance et la pleine possibilité de les étudier expérimentalement soient évidentes (…).

    De nombreux autres phénomènes se rapportant ici sont connus en biologie de longue date, mais ne furent malheureusement pas recueillis et réunis par la pensée scientifique systématique.

    L’un de ces phénomènes avait encore à la fin du XVIIIème siècle attiré l’attention d’un écrivain français, d’un savant, portant un nom jadis fameux ; qui laissa une trace profonde dans les sentiments et les pensées des hommes du XVIIIème siècle, précurseur du romantisme sur le palier du dernier siècle. Bernardin de Saint-Pierre.

    Il écrivit dans ses Etudes de la nature :

    « Il est très remarquable, par exemple, que toutes les mers sont remplies de coquillages univalves d’une infinité d’espèces très différentes, qui ont toutes leurs spirales qui vont croissant du même côté, c’est-à-dire de gauche à droite, comme le mouvement du globe lorsqu’on tourne l’embouchure du coquillage au Nord et vers la Terre.

    Il n’y en a qu’un bien petit nombre d’espèces exceptées et que, pour cette raison, on appelle uniques.Les formes de celles-ci vont de droite à gauche. Une direction si générale et des exceptions si particulières dans les coquilles ont sans doute leurs causes dans la nature et leurs époques dans des siècles inconnus où leurs germes furent créés. »

    Bernardin de Saint-Pierre est plus artiste que savant et comme cela arrive souvent il a embrassé avec justesse par son sentiment cosmique de la nature le phénomène grandiose de la vie qu’a abordé 50 années après lui l’expérimentateur Pasteur. »

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky, la dissymétrie moléculaire et le mouvement-reflet de la matière

    Même si ce domaine reste à approfondir de manière formidable, il est possible d’affirmer les éléments essentiels de la compréhension matérialiste dialectique de cette question.

    Le mouvement de la matière s’appuie sur la matière elle-même et ce mouvement passe par le reflet, l’écho, réalisé dans la matière elle-même.

    Il ne s’agit donc pas que de constater l’existence de ces formes miroir, mais d’en saisir la signification, car la vie repose justement sur les molécules « miroirs ». La science n’utilise pas cette expression, ce qui est regrettable ; au sens strict, il faudrait parler de molécules – reflet, de molécules – miroirs.

    L’idée est la suivante, pour bien cerner la question. Prenons OOO comme symbole d’un miroir.

    Si on prend un carré, on voit qu’on la même image de part et d’autre, ce qui donnerait si l’on veut :

    ■ OOO ■

    On a la même chose d’un côté comme de l’autre. Il en va de même pour un disque, un triangle, car il suffit d’en changer simplement l’orientation pour retrouver la même chose. Ainsi, on a :

    ► OOO ◄

    On s’aperçoit qu’il suffit de tourner (ou de retourner en trois dimensions) le triangle à gauche pour obtenir celui de droite, vue dans le miroir.

    Imaginons maintenant qu’il y ait non pas simplement une forme, mais plusieurs, en liaison les unes avec les autres. On aurait par exemple pareillement :

    ▲– ■ – ▲ OOO ▲– ■ – ▲

    On a ici ce qui à gauche strictement qui est équivalent de ce qui à droite.

    Or, la vie utilise des molécules où ce qu’on a à gauche n’est pas l’opposé de ce qu’il y a à droite, mais l’inverse. Prenons un exemple :

    main gauche OOO main droite

    On a beau tourner sa main gauche dans tous les sens, on obtiendra jamais l’équivalent d’une main droite, et inversement. C’est pareil pour les pieds.

    Il y a des molécules qui ont un axe de symétrie et dont le « miroir » est un équivalent strict… Et des molécules dont le miroir est comme « tourné » à l’envers. C’est cela qu’a découvert Louis Pasteur.

    Louis Pasteur en 1857

    Reste toutefois à établir la signification de cela. De fait, l’absence de symétrie propre à certaines molécules, leur nature « miroir », tout cela relève du mouvement de la matière et il est très intéressant de voir que les scientifiques, par méconnaissance du matérialisme dialectique, se heurtent ici à un problème fondamental.

    En effet, la main gauche est l’inverse de la main droite, et inversement. Du point de vue matérialiste dialectique, cela signifie que l’une est l’écho de l’autre, son reflet dans la matière.

    L’évolution est, si l’on veut, la formation par reflet dans la matière. Le rapport de « l’original » à son reflet relève d’un saut qualitatif effectué pour la formation de ce reflet : il est donc dialectique.

    C’est pour cela par exemple qu’on a une main plus forte qu’une autre, et non deux équivalents.

    Le matérialisme dialectique affirme que la matière est en mouvement, que ce mouvement imprime la matière, produisant des échos, des reflets, avec une interaction dialectique, une transformation, et ainsi de suite à l’infini, éternellement.

    Mao Zedong et Staline, deux figures éminentes du matérialisme dialectique.

    En ce sens, la découverte des molécules miroirs est un pas en avant dans la compréhension du mouvement matériel. Il en va de même pour la découverte récente des neurones-miroirs, qui s’activent lorsque quelqu’un en face de soi fait la même chose. C’est là encore une trace, si l’on veut, de la construction de la matière par elle-même, par le mouvement, par le reflet.

    Cependant, en l’état actuel des choses, les scientifiques bourgeois ne connaissent pas la dialectique. Ils raisonnent en termes de cause-conséquence, correspondances-symétrie. Ils disent donc que ce qui relève de la chiralité est asymétrique, car sans « miroir » on n’obtient pas l’opposé, les deux opposés étant appelés énantiomères (enantios signifiant opposé en grec).

    Le souci est qu’ainsi, ils ne font que déplacer la symétrie, ce qui les bloque.

    Ils cherchent une symétrie dans une molécule et s’il n’y en a pas, ils l’admettent. Cependant, ils utilisent alors le principe du miroir-plan pour découvrir la forme pouvant s’apposer à celle-ci, tout comme une main gauche peut s’apposer à une main droite.

    Or, ce faisant, ils ne font que déplacer la symétrie. Dans leur raisonnement, la main droite est symétrique non pas en soi, ce qu’ils voient bien, mais finalement par rapport à la main gauche. C’est si l’on veut la même approche que ceux pour qui prolétariat et bourgeoisie sont symétriques et liés « statiquement ».

    Il y a toutefois un problème fondamental à cela. En effet, une molécule non chirale peut connaître des modifications et devenir chirale. Le résultat obtenu est alors un mélange dit racémique, c’est-à-dire avec autant de forme lévogyre que de forme dextrogyre. Cela n’est vrai cependant qu’en-dehors du monde du vivant.

    Le monde du vivant existe à travers de clefs bien précises, qui sont ces molécules chirales. Les acides aminés sont ainsi forcément de type L, les sucres présents dans l’ADN forcément de type D.

    La nature ne connaît pas la symétrie avec des équivalents, elle penche toujours dans une direction bien particulière.

    Pour prendre un exemple simple et parlant, il suffit de regarder le jeu d’échecs ou un match de football. Il y a autant d’éléments de part et d’autres : dans les deux cas, c’est un jeu entièrement symétrique.

    Mais justement, afin de gagner (plus précisément : pour qu’un saut se produise), il fait ouvrir un espace dialectique et casser relativement la symétrie. Cela est fait en ouvrant le jeu de manière différente aux échecs, en faisant sortir telle ou telle pièce d’abord, de sacrifier des pièces (ce qui est la méthode des joueurs les plus éprouvés), ou bien au football en mettant trois, quatre ou cinq joueurs en défense, de changer de tactique en cours de jeu, etc.

    On déséquilibre ainsi la dimension symétrique, afin de provoquer un décalage favorable, une issue productive.

    La vie s’appuie sur cette démarche.

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky, Louis Pasteur et la dissymétrie moléculaire

    Vladimir Vernadsky, pour expliquer le mouvement de la matière vivante par rapport à la matière inerte, va s’appuyer sur la question de la symétrie et de l’asymétrie ; c’est Louis Pasteur qui joua un rôle historique essentiel en ce domaine.

    A l’arrière-plan, on retrouve évidemment le reflet qui est le mode opératoire de la matière sur elle-même. C’est là la clef scientifique, du point de vue matérialiste dialectique, pour comprendre le mouvement de la matière.

    Tout part d’un paradoxe, dont justement Louis Pasteur a le premier compris la teneur : deux structures moléculaires peuvent être les mêmes au sens des éléments présents, et pourtant différentes.

    Louis Pasteur, avant 1895,
    par le photographe Paul Nadar.

    Les choses se sont passées de la manière suivante. Tout part de différentes expériences au moyen de la lumière polarisée, qui est une lumière dirigée dans une seule direction, comme un trait lumineux, pour voir dans quelle mesure elle est déviée par certaines choses.

    François Arago s’aperçut justement en 1811 que le cristal de quartz amenait une telle déviation. L’année suivante, c’est Jean-Baptiste Biot qui constatait la même chose concernant des substances organiques en solution (c’est-à-dire dissoutes, de manière liquide).

    C’est alors que Louis Pasteur, né en 1822, intervint en 1848. Il est alors au tout début de sa carrière ; s’il est très connu pour ses activités en microbiologie, à la base c’est un chimiste. C’est dans le cadre de ses activités qu’il va trouver que la déviation ne procède pas de la nature sous forme de cristal ou de solution, mais bien de la molécule elle-même.

    Il a compris cela en étudiant une forme d’acide tartrique, appelé acide paratartrique ou acide racémique. De manière apparemment surprenante, la lumière polarisée n’y était pas déviée. C’est Louis Joseph Gay-Lussac qui, en 1819, avait remarqué cela.

    Louis Pasteur s’y intéressa et se procura ces cristaux venant d’un fût de fermentation de vin à Thann, en Alsace. Il y découvrit alors que les cristaux d’acide paratartrique avaient deux formes, l’une s’opposant à l’autre, comme si l’une était l’autre vue à travers un miroir.

    C’est pour cela qu’il n’y avait pas de déviation : un cristal déviait vers la lumière polarisée dans un sens, l’autre cristal la déviait exactement et autant dans le sens inverse.

    La conséquence est que s’il y avait déviation, c’est donc qu’on avait affaire à une seule de ces formes. Des molécules ayant la même composition existent ainsi avec une forme inverse ; on parle de forme lévogyre (pour le côté gauche) et de forme dextrogyre (pour le côté droit).

    C’était le début d’une révolution conceptuelle, car au-delà de la déviation, les molécules n’agissent pas pareillement.

    Si on prend le limonène, par exemple, cette molécule existe en deux variantes. L’une, le (R)-Limonène, a une certaine disposition, qui donne l’odeur de l’orange, l’autre, le (S)-Limonène, a une disposition différente, comme inverse à travers un miroir-plan, qui donne l’odeur du citron.

    Représentation de Cram du (R)-Limonène et du (S)-Limonène.
    La liaison entre un atome dans le plan et un atome en avant est représentée par le triangle plein ; la liaison entre un atome dans le plan et un atome en arrière est représentée par le triangle hachuré.

    Si on prend l’ibuprofène, la (R)-ibuprofène a un effet médicamenteux (antalgique et contre le rhume), la (S)-ibuprofène à la disposition inverse n’a pas d’effet connu.

    Pour prendre d’autres exemples : dans le cas du carvone, la (R)-carvone implique une odeur de menthe verte, le (S)-carvone une odeur de cumin ; la (R)-asparagine implique un goût sucré, la (S)-asparagine implique le goût amer des asperges.

    Dans une conférence faite à la Société chimique de Paris, le 22 décembre 1883, Louis Pasteur résume cette mise en perspective de la manière suivante :

    « Considérez un objet quelconque, naturel ou artificiel, du règne minéral ou du règne organique, vivant ou mort, fait par la vie ou disposé par l’homme, un minéral, une plante, cette table, une chaise, le ciel, la terre, enfin un objet quelconque.

    A n’envisager que la forme de tous ces objets, que leur aspect extérieur et la répétition de leurs parties semblables, s’ils en possèdent, vous trouverez que tous peuvent se partager en deux grandes catégories :

    la première catégorie comprendra tous les objets qui ont un plan de symétrie,

    la seconde catégorie comprendra tous ceux qui n’ont pas de plan de symétrie.

    Avoir un plan de symétrie – il peut y en avoir plusieurs pour un même objet – c’est pouvoir être partagé par un plan de telle sorte que vous retrouviez à gauche ce qui est à droite (…).

    Au contraire, il y a des corps qui n’ont pas de plan de symétrie. Coupez une main par un plan quelconque, jamais vous ne laisserez à droite ce qui sera à gauche.

    Il en est de même d’un œil, d’une oreille, d’un escalier tournant, d’une hélice, d’une coquille spiralée. Tous ces objets et bien d’autres n’ont pas de plan de symétrie ; ils sont tels que, si vous les placez devant une glace, leur image ne leur est pas superposable. »

    C’est le physicien britannique Kelvin (1804-1907) qui inventa un terme pour désigner cette caractéristique propre aux molécules de ne pas se confondre avec leur « miroir », mais d’en être l’inverse : la chiralité.

    Il a ici puisé dans le mot grec Kheir, qui signifie main. Chaque main est en effet l’autre comme vu à travers un miroir. Si on déplace un cube ou bien une sphère, la forme reste inchangée, mais une main droite et une main gauche, peu importe comment on les déplace, maintiennent leur différence. L’une est l’autre comme vue au moyen d’un miroir.

    Ce sont ces molécules qui sont impliqués dans le mouvement de la vie ; les systèmes biologiques sont constitués de molécules marqués par la chiralité.

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky et les échanges chimiques à l’échelle planétaire

    On a une nature chimique des êtres vivants qui est stable, mais en même temps une évolution des êtres vivants. Il est absolument nécessaire de mettre cela en rapport avec l’activité des êtres vivants eux-mêmes.

    En effet, les êtres vivants puisent leurs ressources dans leur environnement, à part pour ceux qui peuvent profiter directement de l’énergie solaire. S’ils évoluent, alors leur consommation des ressources évolue également.

    Il n’existe aucun mur entre la matière inerte et la matière vivante. Et si la matière vivante se transforme, alors nécessairement elle va puiser dans la matière inerte, modifiant celle-ci.

    Vladimir Vernadsky, dans L’évolution des espèces et la matière vivante, établit ainsi le caractère chimique des êtres vivants, leur rapport à leur environnement pour trouver de quoi se constituer :

    « D’une part, la migration biogène est liée de la façon la plus intime et génétiquement à la matière de l’organisme vivant, à son existence. Cuvier a donné une définition précise et juste de l’organisme vivant durant sa vie, comme d’un courant incessant, d’un tourbillon d’atomes qui vient de l’extérieur et y retourne.

    L’organisme vit aussi longtemps que le courant d’atomes subsiste. Ce courant englobe toute la matière de l’organisme.

    Chaque organisme par lui-même ou tous les organismes ensemble créent continuellement par la respiration, la nutrition, le métabolisme interne, la reproduction, un courant biogène d’atomes, qui construit et maintient la matière vivante.

    En somme, c’est là la forme essentielle et principale de la migration biogène, dont l’importance numérique est déterminée par la masse de matière vivante existant à un moment donné sur notre planète. »

    Vladimir Vernadsky, L’évolution des espèces et la matière vivante

    C’est une révolution conceptuelle, car cela signifie saisir l’impact de chaque organisme vivant sur son environnement. On sort d’une lecture simplement morphologique, physiologique, pour le saisir dans son interaction avec l’ensemble de la réalité.

    Il y a une interaction chimique générale de tous les aspects de la matière sur Terre. Et forcément, Vladimir Vernadsky souligne le rôle de l’humanité comme force géologique.

    La géologie terrestre n’est pas compréhensible sans saisir son rapport chimique avec les êtres vivants en général ; de par l’intervention humaine, cela est d’autant plus vrai. Suivre le raisonnement de Vladimir Vernadsky, c’est avoir la capacité de saisir les changements induits par l’activité humaine.

    Cependant, cela implique de saisir la nature du développement de la Biosphère. Pour ce faire, Vladimir Vernadsky s’appuie sur Louis Pasteur.

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky et l’évolution de la géologie et de la vie sur la planète Terre

    Le meilleur moyen pour comprendre comment Vladimir Vernadsky est parvenu à saisir la planète Terre comme biosphère, comme système où tout est inter-relié dans un vaste processus en mouvement, est de reconstruire les étapes de sa pensée.

    Vladimir Vernadsky est en effet né en 1863 et c’est uniquement dans les années 1920 qu’il expose sa thèse sur la biosphère. Celle-ci est l’aboutissement dialectique de toute une vaste réflexion sur la matière, sa nature, ses modes d’existence et de développement.

    L’idée est somme toute assez simple pour quelqu’un vivant au 21e siècle : les êtres vivants ont un impact sur la planète, qui elle-même existe dans des conditions en étroit rapport avec la vie, la permettant.

    Dans La biosphère, Vladimir Vernadsky souligne la découverte qu’est cette approche dans sa substance même, à l’époque :

    « On a longtemps considéré comme un fait indubitable que la composition chimique de l’écorce terrestre était déterminée par des causes purement géologiques, qu’elle était le résultat de l’action réciproque de nombreux et divers phénomènes géologiques, les uns grandioses, les autres insignifiants.

    On cherchait à expliquer cette composition par l’action réunie des phénomènes géologiques que nous observons encore actuellement dans le milieu ambiant, par l’action chimique et dissolvante des eaux, de l’atmosphère, des organismes, des éruptions volcaniques, etc.

    L’écorce terrestre paraissait devoir sa composition chimique actuelle, quantitative et qualitative, à l’action réunie de processus géologiques immuables durant tous les temps géologiques, jointe à l’immuabilité des propriétés des éléments chimiques dans tout le cours de ces temps (…).

    L’importance de la vie dans la structure de l’écorce terrestre ne pénétra que lentement l’esprit des savants et n’est pas encore aujourd’hui appréciée dans toute son étendue.

    Ce n’est qu’en 1875 qu’E. Suess, professeur à l’université de Vienne, un des plus éminents géologues du dernier siècle, introduisit dans la science la notion de la biosphère, comme celle d’une enveloppe particulière de l’écorce terrestre, enveloppe pénétrée de vie.

    Il donna ainsi une expression achevée à l’idée de l’ubiquité de la vie, de la continuité de sa manifestation à la surface terrestre, qui pénétrait lentement la mentalité scientifique.

    En établissant la nouvelle notion d’une enveloppe terrestre particulière, déterminée par la vie, Suess énonçait en réalité une nouvelle généralisation empirique d’une grande portée, dont il n’avait pas prévu toutes les conséquences.

    Cette généralisation commence seulement à devenir claire, par suite des nouvelles découvertes scientifiques, inconnues à son époque. »

    Image synthétisée de la Terre, en 2012, à partir des données du satellite Suomi NP de la NASA.

    Vladimir Vernadsky arrive à cette conclusion à la suite d’un travail titanesque et encyclopédique. C’est en effet une figure très importante de la science mondiale, auteur d’ouvrages sur la cristallographie (en 1894 et en 1904) et la minéralogie (1908), sur la minéralogie dans l’empire russe en plusieurs volumes, une histoire des minéraux de la croûte terrestre en plusieurs volumes également.

    Lors de sa visite en France au début des années 1920, il travailla avec pas moins que Pierre Curie et Marie Curie-Sklodowska ; il étudia la thermodynamique chimique dans le laboratoire de Henry-Louis Le Chatelier. Il enseigne à l’université de Moscou de 1891 à 1911, avant que son activité ne prenne un sens encore plus important lorsqu’il fit partie des institutions soviétiques.

    Vladimir Vernadsky, en 1889. La photographie a été prise dans un studio parisien.

    Les années 1920 représentent un tournant ; c’est à ce moment-là qu’il écrivit un ouvrage intitulé La géochimie, publié en France, puis La biosphère. S’il en est arrivé là, c’est qu’il a constaté une chose marquante.

    Si on prend la vie chimique sur terre, elle n’a pas connu de modification ; il n’y a pas de nouveaux minéraux, les phénomènes climatiques ont une même nature, tout comme les phénomènes volcaniques.

    La vie, par contre, a connu de son côté une évolution ininterrompue, des transformations incessantes. Il y a là un contraste saisissant.

    Voici comment Vladimir Vernadsky résume cela dans L’évolution des espèces et la matière vivante, une communication faite à la Société des Naturalistes de Leningrad le 5 février 1928.

    « La biosphère dans ses traits fondamentaux n’a pas changé au cours des époques géologiques depuis l’ère archéozoïque, par conséquent, depuis au moins deux milliards d’années.

    Cette structure se révèle par un grand nombre de phénomènes correspondants, parmi lesquels les phénomènes biogéochimiques.

    Ainsi les cycles géochimiques des éléments chimiques semblent demeurer immuables au cours des temps géologiques. Ils ont dû revêtir à l’époque cambrienne le même caractère qu’à l’époque quaternaire ou que de nos jours.

    Les conditions du climat, les phénomènes volcaniques, les phénomènes chimiques et physiques de l’érosion sont demeurés, au cours de toutes les époques géologiques, tels qu’on les observe actuellement.

    Au cours de toute l’existence de la Terre jusqu’à l’apparition de l’humanité civilisée, aucun nouveau minéral n’a été créé.

    Les espèces des minéraux sur notre planète demeurent invariables ou se modifient sous l’action du temps d’une façon identique.

    Des composés identiques à ceux d’aujourd’hui se sont formés de tout temps. En aucun cas, on ne saurait rattacher une espèce minérale à une époque géologique déterminée.

    C’est en quoi les espèces minérales se distinguent nettement des matières vivantes homogènes, des espèces des organismes vivants.

    Ces dernières se modifient d’une façon très marquée au cours des temps géologiques; il s’en forme toujours de nouvelles tandis que les espèces minérales demeurent identiques.

    La vie considérée sous l’aspect géochimique (en tant qu’élément de la biosphère, soumis à de simples oscillations), prise dans son ensemble, apparaît comme stable et immuable. »

    Il y a ainsi, si l’on veut, une matière inerte qui ne change pas, une matière vivante qui change. Mais cette dernière dépend d’une réalité chimique planétaire possédant une stabilité.

    Il y a donc trois éléments : la matière inerte, la matière vivante, et si l’on veut, en quelque sorte, le produit dialectique de ces deux opposés, la planète comme Biosphère.

    Même s’il y a une différence entre la matière inerte et la matière vivante, cela reste de la matière, avec des composantes chimiques, atomiques. Les êtres vivants ne peuvent pas se développer s’ils ne trouvent pas les éléments matériels pour se constituer.

    Les êtres vivants changent ainsi, ils évoluent, mais sur la même base chimique, atomique. Ils évoluent dans un monde stable sur le plan de sa nature matérielle. Cela signifie ni plus ni moins qu’ils se transforment, sans qu’il y ait eu d’apport extérieur, de modification de la base chimique.

    Or, pour le matérialisme dialectique, la contradiction est interne. La contradiction entre matière vivante et matière inerte est productive. C’est là où la démarche de Vladimir Vernadsky s’avère particulièrement forte.

    Vladimir Vernadsky intervient comme scientifique justement parce qu’en tant que chimiste, il voit une absence de mouvement là où il y a en même temps mouvement. Dans la même communication scientifique, il dit ainsi :

    « Tandis que l’aspect morphologique, géométrique, de la vie prise dans son ensemble subit de grands changements et se manifeste continuellement par l’évolution grandiose des formes vivantes depuis l’ère archéozoïque, la formule numérique, quantitative, de la vie, toujours prise dans son ensemble, demeure immuable dans ses proportions essentielles et, il semble bien aussi, dans ses fonctions essentielles. »

    Vladimir Vernadsky souligne par ailleurs qu’il ne faut pas pour autant perdre de vue les organismes vivants qui n’ont pas connu de réel changement sur plusieurs millions d’années. Il y a ici quelque chose d’important, dont la signification reste à étudier. Il a remarqué ainsi le développement inégal de la matière vivante.

    Voici encore comment il exprime la même pensée, dans De quelques manifestations géochimiques de la vie.

    « Le monde organique s’est transformé suivant des lois définies depuis l’ère algonkienne [ancienne division du protérozoïque, éon allant de 2500 à 540 millions d’années avant notre ère] où nous pouvons en retrouver les premières traces, jusqu’au temps présent les changements morphologiques survenus sont immenses.

    Mais sa composition chimique n’a pu subir de grandes modifications car, au cours des millions d’années qui se sont écoulées depuis lors, nous constatons la formation des mêmes minéraux pendant toute cette immense durée on observe pour les éléments chimiques les mêmes cycles qu’à l’époque actuelle.

    Et la matière vivante a dû infailliblement prendre part à la formation de ces minéraux, dans l’histoire de ces cycles. Il est évident qu’il a toujours existé des organismes différents au point de vue morphologique, mais, comme par la suite, siliceux, ferreux, calciques, magnésiens et au très, produisant la même action chimique que leurs analogues chimiques non morphologiques d’aujourd’hui.

    Dans le cas contraire, nous aurions trouvé dans différentes formations géologiques des minéraux différents, comme nous y avons trouvé des organismes différents. Mais cela ne s’est pas produit. Les mêmes minéraux se retrouvent dans les différentes formations géologiques, à commencer par l’ère algonkienne jusqu’à l’ère actuelle. »

    Cette stabilité est un point essentiel. C’est elle qui interpelle Vladimir Vernadsky. Le décalage entre la matière inerte et ses phénomènes, avec la minéralogie montrant d’un côté une continuité, et la matière vivante qui elle ne cesse de connaître des transformations, l’a amené à chercher tant leur différence que leur rapport interne.

    Ce rapport interne apparaît comme inévitable, par le fait même que la matière vivante existe et que la matière inerte existe aussi, que la première agit sur la seconde, et donc qu’elle a toujours agi, puisqu’il n’y a pas eu de changement.

    >Sommaire du dossier

  • Vladimir Vernadsky et l’expansion d’origine humaine du CO2

    En 1924, dans son ouvrage publié en France La géochimie, Vladimir Vernadsky constatait l’accroissement du CO2 dans l’atmosphère en raison des activités humaines, présentant cela comme un phénomène d’une grande importance, l’humanité devenant justement une force géologique.

    C’est un excellent exemple de la vigueur de la démarche matérialiste de Vladimir Vernadsky, alors qu’il s’apprête à revenir définitivement en URSS et à participer à ses institutions, dans le cadre de la construction du socialisme dirigé par Staline.

    « L’acide carbonique dans l’atmosphère est ainsi à l’état d’équilibre dynamique. En faisant sa balance, nous voyons que l’acide carbonique se dégage dans l’atmosphère :

    1° par les exhalations volcaniques, les sources thermales, et les gaz naturels, par la décomposition des roches éruptives qui le tiennent en inclusion (acide carbonique juvénile ou phréatique) ;

    2° par les vapeurs de la mer et des eaux douces (lacs et rivières), en relation avec la tension atmosphérique de l’acide carbonique de l’air (C0² vadose, en partie biogène) ;

    3° par les exhalaisons des animaux et des végétaux pendant leur vie, par les processus chimiques et biochimiques liés à leur décomposition après leur mort — par les putréfactions, par les sols, par le grisou des houilles — toujours par réactions liées à la vie.

    De même sont liés à la vie les dégagements de l’acide carbonique, produits par l’activité technique de l’humanité – en premier lieu par exhalations des fours et des cheminées, par la calcification des calcaires, par la fermentation.

    C’est un fait très important et très caractéristique de l’histoire du carbone, que la quantité de l’acide carbonique ainsi formée par l’humanité devient de plus en plus grande et est d’un ordre qui doit nécessairement être pris en considération dans son histoire géochimique.

    Ainsi la quantité de l’acide carbonique accumulée dans le cours d’une année par suite de la combustion du charbon de terre s’élevait en 1904, selon les évaluations de A. Krogh à 7 X 10 puissance 8 tonnes métriques, en 1919, selon F. Clarke à 1 X 10 puissance 9 tonnes métriques.

    C’est déjà 0,05 p. 100 de toute la masse existante de l’acide carbonique de l’atmosphère. Une pareille oscillation devient un phénomène tellurique d’une grande importance.

    L’homme civilisé dérange l’équilibre établi.

    C’est une force géologique nouvelle, dont l’importance devient de plus en plus grande dans l’histoire géochimique de tous les éléments chimiques. »

    Vladimir Vernadsky, La géochimie

    Cette constatation frappe évidemment de par son caractère juste et historique.

    Comment Vladimir Vernadsky a-t-il saisi cela? C’est qu’en tant que matérialiste, il n’a pas tracé de frontière infranchissable entre la géologie, la biologie, la chimie. Il a compris que la vie avait une action chimique, que cette action chimique impliquait une action géologique.

    Pour le CO2, Vladimir Vernadsky a appliqué ce qu’il a compris dans le rapport de la matière vivante aux gaz.

    Voici ce qu’il dit à ce sujet dans La biosphère :

    « L’étude des phénomènes de la vie considérés à l’échelle de la biosphère donne d’autres indications plus nettes sur le lien étroit qui les rattache.

    Cette étude démontre que les phénomènes vitaux doivent être considérés comme des parties du mécanisme de la biosphère, et que les fonctions remplies par la matière vivante dans le mécanisme ordonné et complexe de la biosphère ont une répercussion énergique sur les propriétés et la structure des êtres vivants.

    L’échange gazeux des organismes, leur respiration, doivent être placés au premier rang parmi ces phénomènes.

    Le lien étroit de cet échange avec l’échange gazeux de la planète, dont il constitue l’une des parties les plus essentielles, est indubitable.

    J. – B. Dumas et J. Boussingault démontrèrent dans une conférence remarquable faite en 1844 à Paris que la matière vivante peut être considérée comme un appendice de l’atmosphère.

    Elle bâtit au cours de sa vue le corps des organismes à partir des gaz de l’atmosphère, oxygène, acide carbonique, eau, composés de l’azote et du soufre, elle convertit ces gaz en combustibles, liquides et solides, amasse sous cette forme l’énergie cosmique du soleil.

    Après sa mort et au cours du cycle vital, lors de l’échange gazeux, elle restitue à l’atmosphère les mêmes éléments gazeux.

    Cette notion répond bien à la réalité. Le lien génétique qui relie la vie aux gaz de la biosphère est très étroit. Il est même plus profond qu’il ne paraît au premier abord.

    Les gaz de la biosphère sont toujours génétiquement liés à la matière vivante et cette dernière détermine toujours la composition chimique essentielle de l’atmosphère terrestre. »

    Vladimir Vernadsky, La biosphère

    Vladimir Vernadsky a ainsi une position similaire à celle du Suédois Svante Arrhenius (1859-1927), qui fut le premier à constater l’expansion du CO2 et a posé les bases d’une théorie, aux calculs en grande partie erronée, du réchauffement climatique, dans De l’influence de l’acide carbonique de l’air sur la température terrestre, en 1896.

    Svante Arrhenius, autour de l’année 1895

    Vladimir Vernadsky, dans La géochimie, dit la chose suivante :

    « Les oscillations de la teneur de CO2 dans les temps géologique paraissent certaines, cependant les indications géologiques nettes nous manquent. Arrhenius croit les voir dans la réapparition des périodes glacières au cours des temps géologiques, qu’il explique par le changement de la transparence thermique de l’atmosphère survenu par suite de la teneur différente en acide carbonique.

    Cependant le phénomène des périodes glacières est beaucoup plus complexe et les variations, de la teneur en acide carbonique ne peuvent pas l’expliquer.

    En admettant l’existence d’oscillations séculaires ou même géologiques on peut supposer que la quantité de l’acide carbonique dans l’atmosphère ne reste pas stable à l’époque actuelle.

    Arrhenius au bout de ces recherches exprime l’opinion que sa quantité dans l’ère actuelle s’élève peu à peu. Il a indiqué un fait nouveau dans son histoire qui n’existait pas dans les époques géologiques antérieures — l’activité de l’homme civilisé.

    Nous avons déjà vu l’importance de cette activité dans les dégagements de l’acide carbonique.

    Mais le bilan de l’activité humaine n’est pas fait et il est possible que l’homme a une influence non seulement sur le dégagement mais aussi sur l’absorption de l’acide carbonique — par exemple — en modifiant la quantité de la matière vivante verte.

    Il est certain que la matière vivante est en rapport très net avec la quantité de l’acide carbonique. L’augmentation de ce dernier augmente sensiblement la quantité de la matière vivante. »

    Vladimir Vernadsky, La géochimie,

    Voici ici le point de vue de Svante Arrhenius, dans L’évolution des mondes, au tout début du XXe siècle :

    « Les époques chaudes et les époques glaciaires ont alterné sur notre globe depuis que l’homme y a fait son apparition. La question s’impose donc : est-il probable que dans les prochaines époques géologiques, nous soyons menacés d’une nouvelle période glaciaire ?

    Il ne semble pas que cela soit à craindre. La consommation du charbon pour des besoins industriels est de nature à augmenter sensiblement la teneur de l’air en acide carbonique.

    En outre, il semble que le volcanisme, dont les méfaits ont été particulièrement violents dans les temps récents, – on se souvient des éruptions de Krakatoa en 1883 et de la Montagne Pelée en 1902, – soit encore en progrès.

    Il semble donc probable que l’acide carbonique augmente plutôt, et même assez rapidement, dans l’air (…).

    On entend souvent exprimer des craintes parce que les réserves de houille existant sur notre globe sont attaquées et consommée par la civilisation actuelle, sans qu’on ait aucune prévoyance, ni égards pour l’avenir.

    On s’effraie en même temps des énormes pertes de vie et de biens qui sont la conséquence des phénomènes volcaniques de nos jours.

    Peut-être trouvera-t-on qu’il convient de se rasséréner en se rappelant qu’il n’y a ici, comme souvent, qu’un dommage pour un bien de l’autre.

    Par suite de l’augmentation de l’acide carbonique dans l’air, il nous est permis d’espérer des périodes qui offriront au genre humain des températures plus égales et des conditions climatiques plus douces.

    Cela se réalisera sans doute dans les régions les plus foides de notre terre. Ces périodes permettront au sol de produire des récoltes considérablement plus fortes qu’aujourd’hui, pour le bien d’une population qui semble en voie d’accroissement plus rapide que jamais. »

    Svante Arrhenius, L’évolution des mondes

    Tant Vladimir Vernadsky que Svante Arrhenius auparavant avaient compris l’augmentation de la présence du CO2, libéré par les activités humaines. On en était qu’au début et les deux savants considéraient un phénomène embryonnaire, cherchant à évaluer les aspects positifs et négatifs.

    Dans tous les cas, leur positionnement matérialiste les amenait à considérer qu’à terme tout serait bénéfique, de par l’évolution favorable à la vie, nécessairement, sur des millions d’années. La vie s’appuie en effet sur le carbone : plus de carbone, c’est plus de matériau pour les êtres vivants.

    Le catastrophisme est une conception résolument étrangère au matérialisme, a fortiori au matérialisme dialectique.

    >Sommaire du dossier

  • L’actualité de Vladimir Vernadsky

    Le concept de biosphère élaboré par Vladimir Vernadsky (1863-1945) est d’une utilité fondamentale dans le cadre de la compréhension de la planète Terre comme formant un système unifié, particulièrement élaboré et complexe, en mouvement et en transformation.

    Vladimir Vernadsky affirme un point de vue moniste, conforme au matérialisme dialectique ; dans le prolongement direct de Spinoza, Vladimir Vernadsky présente la Terre comme un système où tous les êtres vivants sont inter-reliés et en rapport étroit avec la matière inerte, la transformant, se transformant eux-mêmes.

    Vladimir Vernadsky, en 1934

    Cette notion de manière inerte est un point essentiel dans la démarche de Vladimir Vernadsky, qui expose une dialectique de la matière vivante et de la matière inerte, cherchant à trouver le caractère substantiel les amenant à se comporter de manière différente. Il s’appuie ici sur la chiralité moléculaire découverte par Louis Pasteur.

    A partir de là, Vladimir Vernadsky expose le rapport étroit des activités des êtres vivants avec les cycles chimiques de la planète ; il montre que la science doit cerner l’importance de la vie comme force de transformation géologique ; il n’est pas possible de parler de biologie sans parler en même temps de chimie et de géologie, tout comme la chimie a besoin de la biologie et de la géologie, la géologie de la chimie et de la biologie.

    C’est là une véritable révolution intellectuelle, qui souligne l’importance de l’inter-relation fondamentale des tous les phénomènes, relevant d’un seul système. Ici, la planète Terre héberge une biosphère qui la façonne et les deux sont inter-reliés.

    Vue de la Terre par l’équipage d’Apollo 17,
    à 45 000 km de celle-ci, lors de leur voyage vers la Lune, en décembre 1972.

    Chaque être vivant doit donc être saisi dans son rapport à l’ensemble ; il n’existe jamais isolément.

    Dans son article de 1938, Sur certains problèmes fondamentaux de la biogéochimie, Vladimir Vernadsky souligne ainsi l’importance qu’il y a à concevoir un organisme vivant non pas simplement selon ses réalité biologiques immédiates, mais également en termes de nombre d’atomes et de masse, de manifestations physiques quantifiées dans l’espace occupé, dans les expressions énergétiques quantifiés de ses actions.

    Ce n’est qu’ainsi qu’on a un panorama à l’échelle planétaire des effets de la vie, et donc également de l’existence humaine, à tous les niveaux.

    L’humanité a ainsi plus de quatre-vingt années de retard sur la nécessité de cette approche, qu’elle ne fait que découvrir passivement d’ailleurs, sous les coups des dérèglements climatiques, chimiques et géologiques qu’elle a provoqué par son activité, mais qui ont un sens historique également.

    La démarche de Vladimir Vernadsky, dans le cadre de l’Union Soviétique dirigée par Joseph Staline, est donc incontournable. Sans la compréhension de la planète Terre comme accueillant une « biosphère » qui la façonne (et inversement), l’humanité n’est pas en mesure de faire face aux défis qu’elle a elle-même engendré et formant son identité dans l’histoire géologique.

    Cela implique une profonde remise en cause des pratiques humaines et une lecture cosmique de la réalité de la planète Terre et de son évolution.

    Staline, dirigeant une réunion concernant le plan de transformation de la nature,
    avec l’établissement de larges forêts.

    Naturellement, la conception de Vladimir Vernadsky s’oppose de ce fait frontalement à la conception bourgeoise d’un monde composé d’éléments séparés, ne se rencontrant que pour des échanges immédiats et individuels.

    Ce scientifique ukrainien raisonne en termes d’ensemble, de système ; sa thèse sur la biosphère, développée dans les années 1920, relève d’une lecture matérialiste du monde, faisant de la matière le point de départ et d’arrivée de tout raisonnement, de toute conception.

    C’est la raison pour laquelle Vladimir Vernadsky est inconnu des masses mondiales et pourquoi, jusqu’à présent, la science n’a pas su se saisir de manière inadéquate de son apport fondamental.

    Publié en Russie soviétique en 1926, l’ouvrage classique de Vladimir Vernadsky, La Biosphère, fut publié en 1929 en France, en 1960 en Yougoslavie et en Italie, en 1986 seulement aux États-Unis, pour une première version en anglais amputé du tiers. Il faudra attendre 1997 pour voir une version totale en anglais, ainsi qu’une version en espagnol.

    Cela ne doit pas étonner ; cela reflète l’incapacité historique de l’humanité, par manque de maturité, à s’approprier une pensée réellement conséquente sur le plan du matérialisme.

    Le 21e siècle marque la fin de cette incapacité et il est absolument sans aucun doute que Vladimir Vernadsky sera bientôt considéré comme l’un des plus grands savants de l’histoire de l’humanité, dont l’activité a pris tout son sens grâce à la construction du socialisme en URSS, sous la direction de Joseph Staline.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre de Ronsard – Institution pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom (1562)

    SIRE, ce n’est pas tout que d’estre Roy de France,

    Il faut que la vertu honore vostre enfance :

    Un Roy sans la vertu porte le sceptre en vain,

    Qui ne luy est sinon un fardeau dans la main.

    Pource on dit que Thetis la femme de Pelée,

    Apres avoir la peau de son enfant bruslée,

    Pour le rendre immortel, le print en son giron,

    Et de nuict l’emporta dans l’antre de Chiron,

    Chiron noble centaure, à fin de luy apprendre

    Les plus rares vertus dés sa jeunesse tendre,

    Et de science et d’art son Achille honorer.

    Un Roy pour estre grand ne doit rien ignorer.

    Il ne doit seulement sçavoir l’art de la guerre,

    De garder les citez, ou les ruer par terre,

    De picquer les chevaux, ou contre son harnois:

    Recevoir mille coups de lances aux tournois:

    De sçavoir comme il faut dresser une embuscade,

    Ou donner une cargue ou une camisade,

    Se renger en bataille et sous les estendars

    Mettre par artifice en ordre les soldars.

    Les Rois les plus brutaux telles choses n’ignorent,

    Et par le sang versé leurs couronnes honorent:

    Tout ainsi que lions qui s’estiment alors

    De tous les animaux estre veuz les plus fors,

    Quand ils ont devoré un cerf au grand corsage,

    Et ont remply les champs de meurtre et de carnage,

    Mais les Princes mieux naiz n’estiment leur vertu

    Proceder ny de sang ny de glaive pointu,

    Ny de harnois ferrez qui les peuples estonnent,

    Mais par les beaux mestiers que les Muses nous donnent.

    Quand les Muses qui sont filles de Jupiter

    (Dont les Rois sont issus) les Rois daignent chanter,

    Elles les font marcher en toute reverence,

    Loin de leur Majesté banissant I’ignorance:

    Et tous remplis de grace et de divinité,

    Les font parmy le peuple ordonner equité.

    Ils deviennent appris en la Mathematique,

    En l’art de bien parler, en Histoire et Musique,

    En Physiognomie, à fin de mieux sçavoir

    Juger de leurs sujets seulement à les voir.

    Telle science sceut le jeune Prince Achille,

    Puis sçavant et vaillant fit trebucher Troïlle

    Sur le champ Phrygien et fit mourir encor

    Devant le mur Troyen le magnanime Hector:

    II tua Sarpedon, tua Pentasilée, 4

    Et par luy la cité de Troye fut bruslée.

    Tel fut jadis Thesée, Hercules et Jason,

    Et tous les vaillans preux de I’antique saison,

    Tel vous serez aussi, si la Parque cruelle

    Ne tranche avant le temps vostre trame nouvelle.

    Charles, vostre beau nom tant commun à nos Rois,

    Nom du Ciel revenu en France par neuf fois,

    Neuf fois, nombre parfait (comme cil qui assemble

    Pour sa perfection trois triades ensemble),

    Monstre que vous aurez l’empire et le renom

    De huit Charles passez dont vous portez le nom.

    Mais pour vous faire tel il faut de l’artifice,

    Et dés jeunesse apprendre à combatre le vice.

    II faut premierement apprendre à craindre Dieu,

    Dont vous estes l’image, et porter au milieu

    De vostre cœur son nom et sa saincte parole,

    Comme le seul secours dont l’homme se console

    En apres si voulez en terre prosperer,

    Vous devez vostre mere humblement honorer,

    La craindre et la servir: qui seulement de mere

    Ne vous sert pas icy, mais de garde et de pere.

    Apres il faut tenir la loy de vos ayeux,

    Qui furent Rois en terre et sont là haut aux cieux:

    Et garder que le peuple imprime en sa cervelle

    Le curieux discours d’une secte nouvelle.

    Apres il faut apprendre à bien imaginer,

    Autrement la raison ne pourroit gouverner:

    Car tout le mal qui vient à l’homme prend naissance

    Quand par sus la raison le cuider a puissance.

    Tout ainsi que le corps s’exerce en travaillant,

    II faut que la raison s’exerce en bataillant

    Contre la monstrueuse et fausse fantaisie,

    De peur que vainement l’ame n’en soit saisie.

    Car ce n’est pas le tout de sçavoir la vertu:

    II faut cognoistre aussi le vice revestu

    D’un habit vertueux, qui d’autant plus offence,

    Qu’il se monstre honorable, et a belle apparence.

    De là vous apprendrez à vous cognoistre bien,

    Et en vous cognoissant vous ferez tousjours bien.

    Le vray commencement pour en vertus accroistre,

    C’est (disoit Apollon) soy-mesme se cognoistre:

    Celuy qui se cognoist est seul maistre de soy,

    Et sans avoir Royaume il est vrayment un Roy.

    Commencez donc ainsi: puis si tost que par l’âge

    Vous serez homme fait de corps et de courage,

    Il faudra de vous-mesme apprendre à commander,

    A ouyr vos sujets, les voir et demander,

    Les cognoistre par nom et leur faire justice,

    Honorer la vertu, et corriger le vice.

    Malheureux sont les Rois qui fondent leur appuy

    Sur I’aide d’un commis, qui par les yeux d’autruy

    Voyent l’estat du peuple, et oyent par l’oreille

    D’un flateur mensonger qui leur conte merveille.

    Tel Roy ne regne pas, ou bien il regne en peur

    (D’autant qu’il ne sçait rien) d’offenser un trompeur.

    Mais (Sire) ou je me trompe en voyant vostre grace,

    Ou vous tiendrez d’un Roy la legitime place:

    Vous ferez vostre charge, et comme un Prince doux,

    Audience et faveur vous donnerez à tous.

    Vostre palais royal cognoistrez en presence,

    Et ne commettrez point une petite offence.

    Si un Pilote faut tant soit peu sur la mer

    Il fera dessous I’eau le navire abysmer.

    Si un Monarque faut tant soit peu, la province

    Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.

    Aussi pour estre Roy vous ne devez penser

    Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.

    De mesme nostre corps vostre corps est de bouë.

    Des petits et des grands la Fortune se jouë:

    Tous les regnes mondains se font et se desfont, 

    Et au gré de Fortune ils viennent et s’en-vont,

    Et ne durent non-plus qu’une flame allumée,

    Qui soudain est esprise, et soudain consumée.

    Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné

    Le sceptre, et vous a fait un grand Roy couronné, 

    Faites misericorde à celuy qui supplie,

    Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie:

    Ne poussez par faveur un homme en dignité,

    Mais choisissez celuy qui I’a bien merité:

    Ne baillez pour argent ny estats ny offices,

    Ne donnez aux premiers les vacans benefices,

    Ne souffrez pres de vous ne flateurs ne vanteurs:

    Fuyez ces plaisans fols qui ne sont que menteurs,

    Et n’endurez jamais que les langues legeres

    Mesdisent des seigneurs des terres estrangeres. 

    Ne soyez point mocqueur, ne trop haut à la main,

    Vous souvenant tousjours que vous estes humain:

    Ne pillez vos sujets par rançons ny par tailles,

    Ne prenez sans raison ny guerres ny batailles:

    Gardez le vostre propre, et vos biens amassez: 

    Car pour vivre content vous en avez assez.

    S’il vous plaist vous garder sans archer de la garde,

    II faut que d’un bon œil le peuple vous regarde,

    Qu’il vous aime sans crainte: ainsi les puissans Rois

    Ont conservé le sceptre, et non par le harnois. 

    Comme le corps royal ayez I’ame royale,

    Tirez le peuple à vous d’une main liberale,

    Et pensez que le mal le plus pernicieux

    C’est un Prince sordide et avaricieux.

    Ayez autour de vous personnes venerables,

    Et les oyez parler volontiers à vos tables:

    Soyez leur auditeur comme fut vostre ayeul,

    Ce grand François qui vit encores au cercueil.

    Soyez comme un bon Prince amoureux de la gloire,

    Et faites que de vous se remplisse une histoire

    Du temps victorieux, vous faisant immortel

    Comme Charles le Grand, ou bien Charles Martel.

    Ne souffrez que les grands blessent le populaire,

    Ne souffrez que le peuple aux grands puisse desplaire,

    Gouvernez vostre argent par sagesse et raison.

    Le Prince qui ne peut gouverner sa maison,

    Sa femme, ses enfans, et son bien domestique,

    Ne sçauroit gouverner une grand’ Republique.

    Pensez longtemps devant que faire aucuns Edicts:

    Mais si tost qu’ils seront devant le peuple dicts,

    Qu’ils soient pour tout jamais d’invincible puissance,

    Autrement vos Decrets sentiroient leur enfance.

    Ne vous monstrez jamais pompeusement vestu,

    L’habillement des Rois est la seule vertu.

    Que vostre corps reluise en vertus glorieuses,

    Et non pas vos habits de perles precieuses.

    D’amis plus que d’argent monstrez vous desireux;

    Les Princes sans amis sont tousjours malheureux.

    Aimez les gens de bien, ayant tousjours envie

    De ressembler à ceux qui sont de bonne vie.

    Punissez les malins et les seditieux:

    Ne soyez point chagrin, despit ne furieux:

    Mais honneste et gaillard, portant sur le visage

    De vostre gentille ame un gentil tesmoignage.

    Or, Sire, pour-autant que nul n’a le pouvoir

    De chastier les Rois qui font mal leur devoir,

    Punissez vous vous mesme, afin que la justice

    De Dieu, qui est plus grand, vos fautes ne punisse.

    Je dy ce puissant Dieu dont l’empire est sans bout,

    Qui de son throsne assis en la terre voit tout,

    Et fait à un chacun ses justices egales,

    Autant aux laboureurs qu’aux personnes royales:

    Lequel nous supplions vous tenir en sa loy,

    Et vous aimer autant qu’il fit David son Roy,

    Et rendre comme à luy vostre sceptre tranquille:

    Sans la faveur de Dieu la force est inutile.

    >Sommaire du dossier

  • Discours de la servitude volontaire

    Attribué par Montaigne à Étienne de La Boétie

    D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi :
    Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi,

    ce disait Ulysse en Homère, parlant en public. S’il n’eût rien plus dit, sinon

    D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi…

    c’était autant bien dit que rien plus ; mais, au lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il est allé ajouter, tout au rebours.

    Qu’un, sans plus, soit le maître, et qu’un seul soit le roi.

    Il en faudrait, d’aventure, excuser Ulysse, auquel, possible, lors était besoin d’user de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée ; conformant, je crois, son propos plus au temps qu’à la vérité. Mais, à parler à bon escient, c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra ; et d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a, autant de fois être extrêmement malheureux. Si ne veux-je pas, pour cette heure, débattre cette question tant pourmenée, si les autres façons de république sont meilleures que la monarchie, encore voudrais-je savoir, avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement, où tout est à un. Mais cette question est réservée pour un autre temps, et demanderait bien son traité à part, ou plutôt amènerait quant et soi toutes les disputes politiques.

    Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. Grand’chose certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir et moins s’ébahir voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous le joug, non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage. La faiblesse d’entre nous hommes est telle, [qu’]il faut souvent que nous obéissions à la force, il est besoin de temporiser, nous ne pouvons pas toujours être les plus forts. Donc, si une nation est contrainte par la force de la guerre de servir à un, comme la cité d’Athènes aux trente tyrans, il ne se faut pas ébahir qu’elle serve, mais se plaindre de l’accident ; ou bien plutôt ne s’ébahir ni ne s’en plaindre, mais porter le mal patiemment et se réserver à l’avenir à meilleure fortune.

    Notre nature est ainsi, que les communs devoirs de l’amitié l’emportent une bonne partie du cours de notre vie ; il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaux faits, de reconnaître le bien d’où l’on l’a reçu, et diminuer souvent de notre aise pour augmenter l’honneur et avantage de celui qu’on aime et qui le mérite. Ainsi donc, si les habitants d’un pays ont trouvé quelque grand personnage qui leur ait montré par épreuve une grande prévoyance pour les garder, une grande hardiesse pour les défendre, un grand soin pour les gouverner ; si, de là en avant, ils s’apprivoisent de lui obéir et s’en fier tant que de lui donner quelques avantages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu’on l’ôte de là où il faisait bien, pour l’avancer en lieu où il pourra mal faire ; mais certes, si ne pourrait-il faillir d’y avoir de la bonté, de ne craindre point mal de celui duquel on n’a reçu que bien.

    Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ; n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois ; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette  ! Appellerons-nous cela lâcheté ? dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d’un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l’on dire, à bon droit, que c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d’un seul, ne dira-l’on pas qu’ils ne veulent point, non qu’ils n’osent pas se prendre à lui, et que c’est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l’on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes, n’assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d’un, cela n’est pas couardise, elle ne va point jusque-là ; non plus que la vaillance ne s’étend pas qu’un seul échelle une forteresse, qu’il assaille une armée, qu’il conquête un royaume. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ?

    Qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant ; qu’on les range en bataille ; qu’ils viennent à se joindre, les uns libres, combattant pour leur franchise, les autres pour la leur ôter : auxquels promettra-l’on par conjecture la victoire ? Lesquels pensera-l’on qui plus gaillardement iront au combat, ou ceux qui espèrent pour guerdon  de leurs peines l’entretènement de leur liberté, ou ceux qui ne peuvent attendre autre loyer des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de la vie passée, l’attente de pareil aise à l’avenir ; il ne leur souvient pas tant de ce qu’ils endurent, le temps que dure une bataille, comme de ce qu’il leur conviendra à jamais endurer, à eux, à leurs enfants et à toute la postérité. Les autres n’ont rien qui les enhardie qu’une petite pointe de convoitise qui se rebouche soudain contre le danger et qui ne peut être si ardente qu’elle ne se doive, ce semble, éteindre par la moindre goutte de sang qui sorte de leurs plaies. Aux batailles tant renommées de Miltiade, de Léonide, de Thémistocle, qui ont été données deux mille ans y a et qui sont encore aujourd’hui aussi fraîches en la mémoire des livres et des hommes comme si c’eût été l’autre hier, qui furent données en Grèce pour le bien des Grecs et pour l’exemple de tout le monde, qu’est-ce qu’on pense qui donna à si petit nombre de gens comme étaient les Grecs, non le pouvoir, mais le cœur de soutenir la force de navires que la mer même en était chargée, de défaire tant de nations, qui étaient en si grand nombre que l’escadron des Grecs n’eût pas fourni, s’il eût fallu, des capitaines aux armées des ennemis, sinon qu’il semble qu’à ces glorieux jours-là ce n’était pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise ?

    C’est chose étrange d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ; mais ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours, qu’un homme mâtine cent mille et les prive de leur liberté, qui le croirait, s’il ne faisait que l’ouïr dire et non le voir ? Et, s’il ne se faisait qu’en pays étranges et lointaines terres, et qu’on le dit, qui ne penserait que cela fut plutôt feint et trouvé que non pas véritable ? Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose à recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point, combien qu’est-ce que l’homme doit avoir plus cher que de se remettre en son droit naturel, et, par manière de dire, de bête revenir homme ; mais encore je ne désire pas en lui si grande hardiesse ; je lui permets qu’il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu’une douteuse espérance de vivre à son aise. Quoi ? si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s’il n’est besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l’estime encore trop chère, la pouvant gagner d’un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d’honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ? Certes, comme le feu d’une petite étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois, plus il est prêt d’en brûler, et, sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et vient sans force aucune et non plus feu : pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte.

    Les hardis, pour acquérir le bien qu’ils demandent, ne craignent point le danger ; les avisés ne refusent point la peine : les lâches et engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien ; ils s’arrêtent en cela de le souhaiter, et la vertu d’y prétendre leur est ôtée par leur lâcheté ; le désir de l’avoir leur demeure par la nature. Ce désir, cette volonté est commune aux sages et aux indiscrets, aux courageux et aux couards, pour souhaiter toutes choses qui, étant acquises, les rendraient heureux et contents : une seule chose est à dire , en laquelle je ne sais comment nature défaut aux hommes pour la désirer ; c’est la liberté, qui est toutefois un bien si grand et si plaisant, qu’elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens même qui demeurent après elle perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude : la seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s’ils la désiraient, ils l’auraient, comme s’ils refusaient de faire ce bel acquêt, seulement parce qu’il est trop aisé.

    Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvez vanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce vous serait grand heur de tenir à ferme vos biens, vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemi, et de celui que vous faites si grand qu’il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s’il n’avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits, afin qu’il en fasse le dégât ; vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le mieux qu’il leur saurait faire, il les mène en ses guerres, qu’il les conduise à la boucherie, qu’il les fasse les ministres de ses convoitises, et les exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, afin qu’il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride ; et de tant d’indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l’essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

    Mais certes les médecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables, et je ne fais pas sagement de vouloir prêcher en ceci le peuple qui perdu, longtemps a, toute connaissance, et duquel, puisqu’il ne sent plus son mal, cela montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle.

    Premièrement, cela est, comme je crois, hors de doute que, si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs de personne. De l’obéissance que chacun, sans autre avertissement que de son naturel, porte à ses père et mère, tous les hommes s’en sont témoins, chacun pour soi ; de la raison, si elle naît avec nous, ou non, qui est une question débattue à fond par les académiques et touchée par toute l’école des philosophes. Pour cette heure je ne penserai point faillir en disant cela, qu’il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison, laquelle, entretenue par bon conseil et coutume, florit en vertu, et, au contraire, souvent ne pouvant durer contre les vices survenus, étouffée, s’avorte. Mais certes, s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est cela que la nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et, comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères ; et si, faisant les partages des présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en l’esprit, aux uns plus qu’aux autres, si n’a-t-elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et n’a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés, comme des brigands armés dans une forêt, pour y gourmander les plus faibles ; mais plutôt faut-il croire que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection, afin qu’elle eût où s’employer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin d’en recevoir. Puis donc que cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se put mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre ; si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées, une communion de nos volontés ; et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.

    Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure. Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons quelque doute en cela, et sommes tant abâtardis que ne puissions reconnaître nos biens ni semblablement nos naïves affections, il faudra que je vous fasse l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les bêtes, ce maid’ Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs en y a d’entre elles qui meurent aussitôt qu’elles sont prises : comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau, pareillement celles-là quittent la lumière et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise. Si les animaux avaient entre eux quelques prééminences, ils feraient de celles-là leur noblesse. Les autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font si grande résistance d’ongles, de cornes, de bec et de pieds, qu’elles déclarent assez combien elles tiennent cher ce qu’elles perdent ; puis, étant prises, elles nous donnent tant de signes apparents de la connaissance qu’elles ont de leur malheur, qu’il est bel à voir que ce leur est plus languir que vivre, et qu’elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour se plaire en servitude. Que veut dire autre chose l’éléphant qui, s’étant défendu jusqu’à n’en pouvoir plus, n’y voyant plus d’ordre, étant sur le point d’être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand désir qu’il a de demeurer libre, ainsi qu’il est, lui fait de l’esprit et l’avise de marchander avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents, il en sera quitte, et s’il sera reçu de bailler son ivoire et payer cette rançon pour sa liberté ? Nous appâtons le cheval dès lors qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ; et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient à le dompter, il ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’éperon, comme (ce semble) pour montrer à la nature et témoigner au moins par là que, s’il sert, ce n’est pas de son gré, ainsi par notre contrainte. Que faut-il donc dire ?

    Même les bœufs sous le poids du joug geignent,
    Et les oiseaux dans la cage se plaignent,

    comme j’ai dit autrefois, passant le temps à nos rimes françaises  ; car je ne craindrai point, écrivant à toi, ô Longa , mêler de mes vers, desquels je ne lis jamais que, pour le semblant que tu fais de t’en contenter, tu ne m’en fasses tout glorieux. Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes, qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ?

    Il y a trois sortes de tyrans  : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête. Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communément guère meilleurs, ainsi étant nés et nourris dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la nature du tyran, et font état des peuples qui sont sous eux comme de leurs serfs héréditaires ; et, selon la complexion de laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu’ils sont, ils font du royaume comme de leur héritage. Celui à qui le peuple a donné l’état devrait être, ce me semble, plus insupportable, et le serait, comme je crois, n’était que dès lors qu’il se voit élevé par-dessus les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur, il délibère de n’en bouger point ; communément celui-là fait état de rendre à ses enfants la puissance que le peuple lui a laissée : et dès lors que ceux-là ont pris cette opinion, c’est chose étrange de combien ils passent en toutes sortes de vices et même en la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que d’étreindre si fort la servitude et étranger tant leurs sujets de la liberté, qu’encore que la mémoire en soit fraîche, ils la leur puissent faire perdre. Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre eux quelque différence, mais de choix, je n’y en vois point ; et étant les moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de régner est quasi semblable : les élus, comme s’ils avaient pris des taureaux à dompter, ainsi les traitent-ils ; les conquérants en font comme de leur proie ; les successeurs pensent d’en faire ainsi que de leurs naturels esclaves.

    Mais à propos, si d’aventure il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, et qu’ils ne sussent que c’est ni de l’un ni de l’autre, ni à grand peine des noms ; si on leur présentait ou d’être serfs, ou vivre francs, selon les lois desquelles ils ne s’accorderaient : il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieux obéir à la raison seulement que servir à un homme ; sinon, possible, que ce fussent ceux d’Israël, qui, sans contrainte ni aucun besoin, se firent un tyran : duquel peuple je ne lis jamais l’histoire que je n’en aie trop grand dépit, et quasi jusqu’à en devenir inhumain pour me réjouir de tant de maux qui leur en advinrent. Mais certes tous les hommes, tant qu’ils ont quelque chose d’homme, devant qu’ils se laissent assujétir, il faut l’un des deux, qu’ils soient contraints ou déçus : contraints par des armes étrangères, comme Sparte ou Athènes par les forces d’Alexandre, ou par les factions, ainsi que la seigneurie d’Athènes était devant venue entre les mains de Pisistrate. Par tromperie perdent-ils souvent la liberté, et, en ce, ils ne sont pas si souvent séduits par autrui comme ils sont trompés par eux-mêmes : ainsi le peuple de Syracuse, la maîtresse ville de Sicile (on me dit qu’elle s’appelle aujourd’hui Saragousse), étant pressé par les guerres, inconsidérément ne mettant ordre qu’au danger présent, éleva Denis, le premier tyran, et lui donna la charge de la conduite de l’armée, et ne se donna garde qu’il l’eût fait si grand que cette bonne pièce-là, revenant victorieux, comme s’il n’eût pas vaincu ses ennemis mais ses citoyens, se fit de capitaine roi, et de roi tyran. Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. C’est cela, que les hommes naissant sous le joug, et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir autre bien ni autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’état de leur naissance. Et toutefois il n’est point d’héritier si prodigue et nonchalant que quelquefois ne passe les yeux sur les registres de son père, pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession, ou si l’on n’a rien entrepris sur lui ou son prédécesseur. Mais certes la coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir et, comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude. L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part, pour nous tirer là où elle veut et nous faire dire bien ou mal nés ; mais si faut il confesser qu’elle a en nous moins de pouvoir que la coutume : pour ce que le naturel, pour bon qu’il soit, se perd s’il n’est entretenu ; et la nourriture nous fait toujours de sa façon, comment que ce soit, maugré la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtardissent, se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins que les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir, mais ils le laissent aussitôt pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, selon qu’on les tente. Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a vue en un endroit, on est ailleurs empêché de la reconnaître. Qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus méchant d’entre eux ne voudrait pas être le roi de tous, ainsi nés et nourris qu’ils ne reconnaissent point d’autre ambition sinon à qui mieux avisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté, ainsi appris et faits dès le berceau qu’ils ne prendraient point tout le reste des félicités de la terre pour perdre le moindre de leur franchise ; qui aura vu, dis-je, ces personnages-là, et au partir de là s’en ira aux terres de celui que nous appellons Grand Seigneur, voyant là des gens qui ne veulent être nés que pour le servir, et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penserait-il que ceux-là et les autres eussent un même naturel, ou plutôt s’il n’estimerait pas que, sortant d’une cité d’hommes, il était entré dans un parc de bêtes  ? Lycurgue, le policier de Sparte, avait nourri, ce dit-on, deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités de même lait, l’un engraissé en la cuisine, l’autre accoutumé par les champs au son de la trompe et du huchet, voulant montrer au peuple lacédémonien que les hommes sont tels que la nourriture les fait, mit les deux chiens en plein marché, et entre eux une soupe et un lièvre : l’un courut au plat et l’autre au lièvre. « Toutefois, dit-il, si sont-ils frères ». Donc celui-là, avec ses lois et sa police, nourrit et fit si bien les Lacédémoniens, que chacun d’eux eut plus cher de mourir de mille morts que de reconnaître autre seigneur que le roi et la raison.

    Je prends plaisir de ramentevoir un propos que tinrent jadis un des favoris de Xerxès, le grand roi des Persans, et deux Lacédémoniens. Quand Xerxès faisait les appareils de sa grande armée pour conquérir la Grèce, il envoya ses ambassadeurs par les cités grégeoises demander de l’eau et de la terre : c’était la façon que les Persans avaient de sommer les villes de se rendre à eux. À Athènes ni à Sparte n’envoya-t-il point, pour ce que ceux que Daire, son père, y avait envoyés, les Athéniens et les Spartiens en avaient jeté les uns dedans les fosses, les autres dans les puits, leur disant qu’ils prinsent hardiment de là de l’eau et de la terre pour porter à leur prince : ces gens ne pouvaient souffrir que, de la moindre parole seulement, on touchât à leur liberté. Pour en avoir ainsi usé, les Spartains connurent qu’ils avaient encouru la haine des dieux, même de Talthybie, le dieu des hérauts : ils s’avisèrent d’envoyer à Xerxès, pour les apaiser, deux de leurs citoyens, pour se présenter à lui, qu’il fît d’eux à sa guise, et se payât de là pour les ambassadeurs qu’ils avaient tués à son père. Deux Spartains, l’un nommé Sperte et l’autre Bulis, s’offrirent à leur gré pour aller faire ce paiement. De fait ils y allèrent, et en chemin ils arrivèrent au palais d’un Persan qu’on nommait Indarne, qui était lieutenant du roi en toutes les villes d’Asie qui sont sur les côtes de la mer. Il les accueillit fort honorablement et leur fit grande chère, et, après plusieurs propos tombant de l’un de l’autre, il leur demanda pourquoi ils refusaient tant l’amitié du roi. « Voyez, dit-il, Spartains, et connaissez par moi comment le roi sait honorer ceux qui le valent, et pensez que si vous étiez à lui, il vous ferait de même : si vous étiez à lui et qu’il vous eût connu, il n’y a celui d’entre vous qui ne fût seigneur d’une ville de Grèce. — En ceci, Indarne, tu ne nous saurais donner bon conseil, dirent les Lacédémoniens, pour ce que le bien que tu nous promets, tu l’as essayé, mais celui dont nous jouissons, tu ne sais que c’est : tu as éprouvé la faveur du roi ; mais de la liberté, quel goût elle a, combien elle est douce, tu n’en sais rien. Or, si tu en avais tâté, toi-même nous conseillerais-tu la défendre, non pas avec la lance et l’écu, mais avec les dents et les ongles. » Le seul Spartain disait ce qu’il fallait dire, mais certes et l’un et l’autre parlait comme il avait été nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan eût regret à la liberté, ne l’ayant jamais eue, ni que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant goûté la franchise.

    Caton l’Uticain, étant encore enfant et sous la verge, allait et venait souvent chez Sylla le dictateur, tant pour ce qu’à raison du lieu et maison dont il était, on ne lui refusait jamais la porte, qu’aussi ils étaient proches parents. Il avait toujours son maître quand il y allait, comme ont accoutumé les enfants de bonne maison. Il s’aperçut que, dans l’hôtel de Sylla, en sa présence ou par son consentement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ; l’un était banni, l’autre étranglé ; l’un demandait la confiscation d’un citoyen, l’autre la tête ; en somme, tout y allait non comme chez un officier de ville, mais comme chez un tyran de peuple, et c’était non pas un parquet de justice, mais un ouvroir de tyrannie. Si dit lors à son maître ce jeune gars : « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe : j’entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu’il soit levé, j’ai le bras assez fort pour en dépêcher la ville. » Voilà certes une parole vraiment appartenant à Caton : c’était un commencement de ce personnage, digne de sa mort. Et néanmoins qu’on ne die ni son nom ni son pays, qu’on conte seulement le fait tel qu’il est, la chose même parlera et jugera l’on, à belle aventure, qu’il était Romain et né dedans Rome, et lors qu’elle était libre. À quel propos tout ceci ? Non pas certes que j’estime que le pays ni le terroir y fassent rien, car en toutes contrées, en tout air, est amère la sujétion et plaisant d’être libre ; mais parce que je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug sous le col, ou bien que si on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne, si, n’ayant vu seulement l’ombre de la liberté et n’en étant point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est d’être esclaves. S’il y avait quelque pays, comme dit Homère des Cimmériens, où le soleil se montre autrement qu’à nous, et après leur avoir éclairé six mois continuels, il les laisse sommeillants dans l’obscurité sans les venir revoir de l’autre demie année, ceux qui naîtraient pendant cette longue nuit, s’ils n’avaient pas ouï parler de la clarté, s’ébahiraient ou si, n’ayant point vu de jour, ils s’accoutumaient aux ténèbres où ils sont nés, sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir, et toujours est, avec la connaissance du mal, la souvenance de la joie passée. La nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne.

    Disons donc ainsi, qu’à l’homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et accoutume ; mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume : comme des plus braves courtauds, qui au commencement mordent le frein et puis s’en jouent, et là où naguères ruaient contre la selle, ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent sous la barde . Ils disent qu’ils ont été toujours sujets, que leurs pères ont ainsi vécu ; ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal et se font accroire par exemple, et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent ; mais pour vrai, les ans ne donnent jamais droit de mal faire, ainsi agrandissent l’injure. Toujours s’en trouve il quelques-uns, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir de le secouer ; qui ne s’apprivoisent jamais de la sujétion et qui toujours, comme Ulysse, qui par mer et par terre cherchait toujours de voir de la fumée de sa case, ne se peuvent tenir d’aviser à leurs naturels privilèges et de se souvenir de leurs prédécesseurs et de leur premier être ; ceux sont volontiers ceux-là qui, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas comme le gros populas, de regarder ce qui est devant leurs pieds s’ils n’avisent et derrière et devant et ne remémorent encore les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ; ce sont ceux qui, ayant la tête d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent, et la servitude ne leur est de goût, pour tant bien qu’on l’accoutre.

    Le grand Turc s’est bien avisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aux hommes le sens et l’entendement de se reconnaître et d’haïr la tyrannie ; j’entends qu’il n’a en ses terres guère de gens savants ni n’en demande. Or, communément, le bon zéle et affection de ceux qui ont gardé malgré le temps la dévotion à la franchise, pour si grand nombre qu’il y en ait, demeure sans effet pour ne s’entreconnaître point : la liberté leur est toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. Donc, Momes, le dieu moqueur, ne se moqua pas trop quand il trouva cela à redire en l’homme que Vulcain avait fait, de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au cœur, afin que par là on put voir ses pensées. L’on voulsit bien dire que Brute et Casse, lorsqu’ils entreprindrent la délivrance de Rome, ou plutôt de tout le monde, ne voulurent pas que Cicéron, ce grand zélateur du bien public s’il en fut jamais, fut de la partie, et estimèrent son cœur trop faible pour un fait si haut : ils se fiaient bien de sa volonté, mais ils ne s’assuraient point de son courage. Et toutefois, qui voudra discourir les faits du temps passé et les annales anciennes, il s’en trouvera peu ou point de ceux qui voyant leur pays mal mené et en mauvaises mains, aient entrepris d’une intention bonne, entière et non feinte, de le délivrer, qui n’en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire paraître, ne se soit elle-même fait épaule. Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valère et Dion, comme ils l’ont vertueusement pensé, l’exécutèrent heureusement ; en tel cas, quasi jamais à bon vouloir ne défend la fortune. Brute le jeune et Casse ôtèrent bien heureusement la servitude, mais en ramenant la liberté ils moururent : non pas misérablement (car quel blasphème serait-ce de dire qu’il y ait eu rien de misérable en ces gens-là, ni en leur mort, ni en leur vie ?) mais certes au grand dommage, perpétuel malheur et entière ruine de la république, laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eux. Les autres entreprises qui ont été faites depuis contre les empereurs romains n’étaient que conjurations de gens ambitieux, lesquels ne sont pas à plaindre des inconvénients qui leur en sont advenus, étant bel à voir qu’ils désiraient, non pas ôter, mais remuer la couronne, prétendant chasser le tyran et retenir la tyrannie. À ceux-ci je ne voudrais pas moi-même qu’il leur en fut bien succédé, et suis content qu’ils aient montré, par leur exemple, qu’il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour faire mauvaise entreprise.

    Mais pour revenir à notre propos, duquel je m’étais quasi perdu, la première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce qu’ils naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci en vient une autre, qu’aisément les gens deviennent, sous les tyrans, lâches et efféminés : dont je sais merveilleusement bon gré à Hyppocras, le grand-père de la médecine, qui s’en est pris garde, et l’a ainsi dit en l’un de ses livres qu’il institue Des maladies . Ce personnage avait certes en tout le cœur en bon lieu, et le montra bien lorsque le Grand Roi le voulut attirer près de lui à force d’offres et grands présents, il lui répondit franchement qu’il ferait grand conscience de se mêler de guérir les Barbares qui voulaient tuer les Grecs, et de bien servir, par son art à lui, qui entreprenait d’asservir la Grèce. La lettre qu’il lui envoya se voit encore aujourd’hui parmi ses autres œuvres, et témoignera pour jamais de son bon cœur et de sa noble nature. Or, est-il donc certain qu’avec la liberté se perd tout en un coup la vaillance. Les gens sujets n’ont point d’allégresse au combat ni d’âpreté : ils vont au danger quasi comme attachés et tous engourdis, par manière d’acquit, et ne sentent point bouillir dans leur cœur l’ardeur de la franchise qui fait mépriser le péril et donne envie d’achapter, par une belle mort entre ses compagnons, l’honneur et la gloire. Entre les gens libres, c’est à l’envi à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun, chacun pour soi, ils s’attardent d’avoir tous leur part au mal de la défaite ou au bien de la victoire ; mais les gens asservis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol et incapable de toutes choses grandes. Les tyrans connaissent bien cela, et, voyant qu’ils prennent ce pli, pour les faire mieux avachir, encore ils aident-ils.

    Xénophon, historien grave et du premier rang entre les Grecs, a fait un livre auquel il fait parler Simonide avec Hiéron, tyran de Syracuse, des misères du tyran. Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances, et qui ont aussi bonne grâce, à mon avis, qu’il est possible. Que plût à Dieu que les tyrans qui ont jamais été l’eussent mis devant les yeux et s’en fussent servi de miroir ! Je ne puis pas croire qu’ils n’eussent reconnu leurs verrues et eu quelque honte de leurs taches. En ce traité il conte la peine en quoi sont les tyrans, qui sont contraints, faisant mal à tous, se craindre de tous. Entre autres choses, il dit cela, que les mauvais rois se servent d’étrangers à la guerre et les soudoient, ne s’osant fier de mettre à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en main. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’hui, mais à une autre intention, pour garder des leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour épargner les hommes. C’est ce que disait Scipion, ce crois-je, le grand Africain, qu’il aimerait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis.) Mais, certes, cela est bien assuré, que le tyran ne pense jamais que la puissance lui soit assurée, sinon quand il est venu à ce point qu’il n’a sous lui homme qui vaille : donc à bon droit lui dire on cela, que Thrason en Térence se vante avoir reproché au maître des éléphants :

    Pour cela si brave vous êtes
    Que vous avez charge des bêtes.

    Mais cette ruse de tyrans d’abêtir leurs sujets ne se peut pas connaître plus clairement que Cyrus fit envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardis, la maîtresse ville de Lydie, et qu’il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l’eut amené quand et soi : on lui apporta nouvelles que les Sardains s’étaient révoltés ; il les eut bientôt réduits sous sa main ; mais, ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d’y tenir une armée pour la garder, il s’avisa d’un grand expédient pour s’en assurer : il y établit des bordeaux, des tavernes et jeux publics, et fit publier une ordonnance que les habitants eussent à en faire état. Il se trouva si bien de cette garnison que jamais depuis contre les Lydiens il ne fallut tirer un coup d’épée. Ces pauvres et misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l’appellent ludi, comme s’ils voulaient dire Lydi. Tous les tyrans n’ont pas ainsi déclarés exprès qu’ils voulsissent efféminer leurs gens ; mais, pour vrai, ce que celui ordonna formellement et en effet, sous main ils l’ont pourchassé la plupart. À la vérité, c’est le naturel du mérite populaire, duquel le nombre est toujours plus grand dedans les villes, qu’il est soupçonneux à l’endroit de celui qui l’aime, et simple envers celui qui le trompe. Ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise du ver, s’accroche plus tôt dans le haim que tous les peuples s’allèchent vitement à la servitude, par la moindre plume qu’on leur passe, comme l’on dit, devant la bouche ; et c’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tôt, mais seulement qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements avaient les anciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir, qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire. Les Romains tyrans s’avisèrent encore d’un autre point : de festoyer souvent les dizaines publiques, abusant cette canaille comme il fallait, qui se laisse aller, plus qu’à toute autre chose, au plaisir de la bouche : le plus avisé et entendu d’entre eux n’eut pas quitté son esculée de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon. Les tyrans faisaient largesse d’un quart de blé, d’un sestier de vin et d’un sesterce ; et lors c’était pitié d’ouïr crier : Vive le roi ! Les lourdauds ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur, et que cela même qu’ils recouvraient, le tyran ne leur eut pu donner, si devant il ne l’avait ôté à eux-mêmes. Tel eut amassé aujourd’hui le sesterce, et se fut gorgé au festin public, bénissant Tibère et Néron, et leur belle libéralité qui, le lendemain, étant contraint d’abandonner ses biens à leur avarice, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, non plus qu’une pierre, ne remuait non plus qu’une souche . Toujours le populaire a eu cela : il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout ouvert et dissolu, et, au tort et à la douleur qu’il ne peut honnêtement souffrir, insensible. Je ne vois pas maintenant personne qui, oyant parler de Néron, ne tremble même au surnom de ce vilain monstre, de cette orde et sale peste du monde ; et toutefois, de celui-là, de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, on peut bien dire qu’après sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en reçut tel déplaisir, se souvenant de ses jeux et de ses festins, qu’il fut sur le point d’en porter le deuil ; ainsi l’a écrit Corneille Tacite, auteur bon et grave, et l’un des plus certains. Ce qu’on ne trouvera pas étrange, vu que ce peuple là même avait fait auparavant à la mort de Jules César, qui donna congé aux lois et à la liberté, auquel personnage il n’y eut, ce me semble, rien qui vaille, car son humanité même, que l’on prêche tant, fut plus dommageable que la cruauté du plus sauvage tyran qui fut oncques, pour ce qu’à la vérité ce fut cette sienne venimeuse douceur qui, envers le peuple romain, sucra la servitude ; mais, après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore en la bouche ses banquets et en l’esprit la souvenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendre, amoncelait à l’envi les bancs de la place, et puis lui éleva une colonne, comme au Père du peuple (ainsi le portait le chapiteau), et lui fit plus d’honneur, tout mort qu’il était, qu’il n’en devait faire par droit à homme du monde, si ce n’était par aventure à ceux qui l’avaient tué. Ils n’oublièrent pas aussi cela, les empereurs romains, de prendre communément le titre de tribun du peuple, tant pour que ce que cet office était tenu pour saint et sacré qu’aussi il était établi pour la défense et protection du peuple, et sous la faveur de l’État. Par ce moyen, ils s’assuraient que le peuple se fierait plus d’eux, comme s’il devait en ouïr le nom, et non pas sentir les effets au contraire. Aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceux qui ne font guère mal aucun, même de conséquence, qu’ils ne passent devant quelque joli propos du bien public et soulagement commun : car tu sais bien, ô Longa, le formulaire, duquel en quelques endroits ils pourraient user assez finement ; mais, à la plupart, certes, il n’y peut avoir de finesse là où il y a tant d’impudence. Les rois d’Assyrie, et encore après eux ceux de Méde, ne se présentaient en public que le plus tard qu’ils pouvaient, pour mettre en doute ce populas s’ils étaient en quelque chose plus qu’hommes, et laisser en cette rêverie les gens qui font volontiers les imaginatifs aux choses desquelles ils ne peuvent juger de vue. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous cet empire assyrien, avec ce mystère s’accoutumaient à servir et servaient plus volontiers, pour ne savoir pas quel maître ils avaient, ni à grand’peine s’ils en avaient, et craignaient tous, à crédit, un que personne jamais n’avait vu. Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère, qu’ils ne portassent tantôt un chat, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête ; et, ce faisant, par l’étrangeté de la chose ils donnaient à leurs sujets quelque révérence et admiration, où, aux gens qui n’eussent été trop sots ou trop asservis, ils n’eussent apprêté, ce m’est avis, sinon passe-temps et risée. C’est pitié d’ouïr parler de combien de choses les tyrans du temps passé faisaient leur profit pour fonder leur tyrannie ; de combien de petits moyens ils se servaient, ayant de tout temps trouvé ce populas fait à leur poste, auquel il ne savait si mal tendre filet qu’ils n’y vinssent prendre lequel ils ont toujours trompé à si bon marché qu’ils ne l’assujettissaient jamais tant que lorsqu’ils s’en moquaient le plus.

    Que dirai-je d’une autre belle bourde que les peuples anciens prindrent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que le gros doigt de Pyrrhe, roi des Épirotes, faisait miracles et guérissait les malades de la rate ; ils enrichirent encore mieux le conte, que ce doigt, après qu’on eut brûlé tout le corps mort, s’était trouvé entre les cendres, s’étant sauvé, malgré le feu. Toutefois ainsi le peuple sot fait lui-même les mensonges, pour puis après les croire. Prou de gens l’ont ainsi écrit, mais de façon qu’il est bel à voir qu’ils ont amassé cela des bruits de ville et du vain parler du populas. Vespasien, revenant d’Assyrie et passant à Alexandrie pour aller à Rome, s’emparer de l’empire, fit merveilles : il addressait les boiteux, il rendait clairvoyants les aveugles, et tout plein d’autres belles choses auxquelles qui ne pouvait voir la faute qu’il y avait, il était à mon avis plus aveugle que ceux qu’il guérissait. Les tyrans même trouvaient bien étrange que les hommes pussent endurer un homme leur faisant mal ; ils voulaient fort se mettre la religion devant pour gardecorps, et, s’il était possible, emprunter quelque échantillon de la divinité pour le maintien de leur méchante vie. Donc Salmonée, si l’on croit à la sibylle de Virgile en son enfer, pour s’être ainsi moquée des gens et avoir voulu faire du Jupiter, en rend maintenant compte, et elle le vit en l’arrière-enfer,

    Souffrant cruels tourments, pour vouloir imiter
    Les tonnerres du ciel, et feux de Jupiter,
    Dessus quatre coursiers, celui allait, branlant,
    Haut monté, dans son poing un grand flambeau brillant.
    Par les peuples grégeois et dans le plein marché,

    Dans la ville d’Élide haut il avait marché
    Et faisant sa bravade ainsi entreprenait
    Sur l’honneur qui, sans plus, aux dieux appartenait.
    L’insensé, qui l’orage et foudre inimitable
    Contrefaisait, d’airain, et d’un cours effroyable
    De chevaux cornepieds, le Père tout puissant ;
    Lequel, bientôt après, ce grand mal punissant,
    Lança, non un flambeau, non pas une lumière
    D’une torche de cire, avecque sa fumière,
    Et de ce rude coup d’une horrible tempête,
    Il le porta à bas, les pieds par-dessus tête .

    Si celui qui ne faisait que le sot est à cette heure bien traité là-bas, je crois que ceux qui ont abusé de la religion, pour être méchants, s’y trouvent encore à meilleures enseignes.

    Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel, des crapauds, des fleurs de lis, l’ampoule et l’oriflamme. Ce que de ma part, comment qu’il en soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous ni nos ancêtres n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de l’avoir mécru, ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre, qu’encore qu’ils naissent rois, il semble qu’ils ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume ; et encore, quand cela n’y serait pas, si ne voudrais-je pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher si privément, pour ne tollir ce bel ébat, où se pourra fort escrimer notre poésie française, maintenant non pas accoutrée, mais, comme il semble, faite toute à neuf par notre Ronsard, notre Baïf, notre du Bellay, qui en cela avancent bien tant notre langue, que j’ose espérer que bientôt les Grecs ni les Latins n’auront guère, pour ce regard, devant nous, sinon, possible, le droit d’aînesse. Et certes je ferais grand tort à notre rime, car j’use volontiers de ce mot, et il ne me déplaît point pour ce qu’encore que plusieurs l’eussent rendue mécanique, toutefois je vois assez de gens qui sont à même pour la rennoblir et lui rendre son premier honneur ; mais je lui ferais, dis-je, grand tort de lui ôter maintenant ces beaux contes du roi Clovis, auxquels déjà je vois, ce me semble, combien plaisamment, combien à son aise s’y égayera la veine de notre Ronsard, en sa Franciade . J’entends la portée, je connais l’esprit aigu, je sais la grâce de l’homme : il fera ses besognes de l’oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles

    et les boucliers du ciel en bas jettés,

    ce dit Virgile ; il ménagera notre ampoule aussi bien que les Athéniens le panier d’Erichtone  ; il fera parler de nos armes aussi bien qu’eux de leur olive qu’ils maintiennent être encore en la tour de Minerve. Certes je serais outrageux de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les erres de nos poètes. Mais pour retourner d’où, je ne sais comment, j’avais détourné le fil de mon propos, il n’a jamais été que les tyrans, pour s’assurer, ne se soient efforcés d’accoutumer le peuple envers eux, non seulement à obéissance et servitude, mais encore à dévotion. Donc ce que j’ai dit jusques ici, qui apprend les gens à servir plus volontiers, ne sert guère aux tyrans que pour le menu et grossier peuple.

    Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon avis le ressort et le secret de la domination, le soutien et fondement de la tyrannie. Qui pense que les hallebardes, les gardes et l’assiette du guet garde les tyrans, à mon jugement se trompe fort ; et s’en aident-ils, comme je crois, plus pour la formalité et épouvantail que pour fiance qu’ils y aient. Les archers gardent d’entrer au palais les mal habillés qui n’ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuvent faire quelque entreprise . Certes, des empereurs romains il est aisé à compter qu’il n’y en a pas eu tant qui aient échappé quelque danger par le secours de leurs gardes, comme de ceux qui ont été tués par leurs archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes des gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies des gens de pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. On ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et s’y sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui, pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés, et communs aux biens de ses pilleries. Ces six adressent si bien leur chef, qu’il faut, pour la société, qu’il soit méchant, non pas seulement par ses méchancetés, mais encore des leurs. Ces six ont six cents qui profitent sous eux, et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents en tiennent sous eux six mille, qu’ils ont élevé en état, auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main à leur avarice et cruauté et qu’ils l’exécutent quand il sera temps, et fassent tant de maux d’ailleurs qu’ils ne puissent durer que sous leur ombre, ni s’exempter que par leur moyen des lois et de la peine. Grande est la suite qui vient après cela, et qui voudra s’amuser à dévider ce filet, il verra que, non pas les six mille, mais les cent mille, mais les millions, par cette corde, se tiennent au tyran, s’aident d’icelle comme, en Homère, Jupiter qui se vante, s’il tire la chaîne, d’emmener vers soi tous les dieux. De là venait la crue du Sénat sous Jules, l’établissement de nouveaux États, érection d’offices ; non pas certes à le bien prendre, réformation de la justice, mais nouveaux soutiens de la tyrannie. En somme que l’on en vient là, par les faveurs ou sous-faveurs, les gains ou regains qu’on a avec les tyrans, qu’il se trouve enfin quasi autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable, comme de ceux à qui la liberté serait agréable. Tout ainsi que les médecins disent qu’en notre corps, s’il y a quelque chose de gâté, dès lors qu’en autre endroit il s’y bouge rien, il se vient aussitôt rendre vers cette partie véreuse : pareillement, dès lors qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de larroneaux et essorillés, qui ne peuvent guère en une république faire mal ni bien, mais ceux qui sont tâchés d’une ardente ambition et d’une notable avarice, s’amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin, et être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres chevalent les voyageurs ; les uns sont en embûche, les autres au guet ; les autres massacrent, les autres dépouillent, et encore qu’il y ait entre eux des prééminences, et que les uns ne soient que valets, les autres chefs de l’assemblée, si n’y en a-il à la fin pas un qui ne se sente sinon du principal butin, au moins de la recherche. On dit bien que les pirates siciliens ne s’assemblèrent pas seulement en si grand nombre, qu’il fallut envoyer contre eux Pompée le grand ; mais encore tirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités aux hâvres desquelles ils se mettaient en sûreté, revenant des courses, et pour récompense, leur baillaient quelque profit du recélement de leur pillage.

    Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ; et, comme on dit, pour fendre du bois il fait des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses hallebardiers ; non pas qu’eux-mêmes ne souffrent quelquefois de lui, mais ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes sont contents d’endurer du mal pour en faire, non pas à celui qui leur en fait, mais à ceux qui en endurent comme eux, et qui n’en peuvent mais. Toutefois, voyant ces gens-là, qui nacquetent  le tyran pour faire leurs besognes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire vrai, qu’est-ce autre chose de s’approcher du tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et par manière de dire serrer à deux mains et embrasser la servitude ? Qu’ils mettent un petit à part leur ambition et qu’ils se déchargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eux-mêmes et qu’ils se reconnaissent, et ils verront clairement que les villageois, les paysans, lesquels tant qu’ils peuvent ils foulent aux pieds, et en font pis que de forçats ou esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont toutefois, au prix d’eux, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l’artisan, pour tant qu’ils soient asservis, en sont quittes en faisant ce qu’ils ont dit ; mais le tyran voit les autres qui sont près de lui, coquinant et mendiant sa faveur : il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent, pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées. Ce n’est pas tout à eux que de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut qu’ils se rompent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler en ses affaires et puis qu’ils se plaisent de son plaisir, qu’ils laissent leur goût pour le sien, qu’ils forcent leur complexion, qu’ils dépouillent leur naturel ; il faut qu’ils se prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes et à ses yeux ; qu’ils n’aient ni œil, ni pied, ni main, que tout ne soit au guet pour épier ses volontés et pour découvrir ses pensées. Cela est-ce vivre heureusement ? cela s’appelle-il vivre ? est-il au monde rien moins supportable que cela, je ne dis pas à un homme de cœur, je ne dis pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d’homme ? Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi, qu’on n’aie rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?

    Mais ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoi ; qu’il n’aime que les richesses et ne défait que les riches, et ils se viennent présenter, comme devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits et lui en faire envie. Ses favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceux qui ont gagné autour des tyrans beaucoup de biens comme de ceux qui, ayant quelque temps amassé, puis après y ont perdu et les biens et les vies ; il ne leur doit pas tant venir en l’esprit combien d’autres y ont gagné de richesses, mais combien peu de ceux-là les ont gardées. Qu’on découvre toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de notre souvenance, et on verra tout à plein combien est grand le nombre de ceux qui, ayant gagné par mauvais moyens l’oreille des princes, ayant ou employé leur mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceux-là mêmes ont été anéantis et autant qu’ils y avaient trouvé de facilité pour les élever, autant y ont-ils connu puis après d’inconstance pour les abattre. Certainement en si grand nombre de gens qui se sont trouvés jamais près de tant de mauvais rois, il en a été peu, ou comme point, qui n’aient essayé quelquefois en eux-mêmes la cruauté du tyran qu’ils avaient devant attisée contre les autres : le plus souvent s’étant enrichis, sous l’ombre de sa faveur, des dépouilles d’autrui, ils l’ont à la fin eux-mêmes enrichi de leurs dépouilles.

    Les gens de bien mêmes, si toutefois il s’en trouve quelqu’un aimé du tyran, tant soient-ils avant en sa grâce, tant reluise en eux la vertu et intégrité, qui voire aux plus méchants donne quelque révérence de soi quand on la voit de près, mais les gens de bien, dis-je, n’y sauraient durer, et faut qu’ils se sentent du mal commun, et qu’à leurs dépens ils éprouvent la tyrannie. Un Sénèque, un Burre, un Trasée, cette terne de gens de bien, desquels même les deux leur mâle fortune approcha du tyran et leur mit en main le maniement de ses affaires, tous deux estimés de lui, tous deux chéris, et encore l’un l’avait nourri et avait pour gages de son amitié la nourriture de son enfance ; mais ces trois-là sont suffisants témoins par leur cruelle mort, combien il y a peu d’assurance en la faveur d’un mauvais maître ; et, à la vérité, quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que d’haïr son royaume, qui ne fait que lui obéir, et lequel, pour ne se savoir pas encore aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son empire ?

    Or, si l’on veut dire que ceux-là pour avoir bien vécu sont tombés en ces inconvénients, qu’on regarde hardiment autour de celui-là même, et on verra que ceux qui vindrent en sa grâce et s’y maintindrent par mauvais moyens ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï parler d’amour si abandonnée, d’affection si opiniâtre ? qui a jamais lu d’homme si obstinément acharné envers femme que celui-là envers Popée ? Or, fut-elle après empoisonnée par lui-même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari Claude, pour lui faire place à l’empire ; pour l’obliger, elle n’avait jamais fait difficulté de rien faire ni de souffrir : donc son fils même, son nourrisson, son empereur fait de sa main, après l’avoir souvent faillie, enfin lui ôta la vie ; il n’y eut lors personne qui ne dit qu’elle avait trop bien mérité cette punition, si ç’eut été par les mains de tout autre que de celui à qui elle l’avait baillée. Qui fut onc plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieux, plus vrai niais que Claude l’empereur ? Qui fut onc plus coiffé que femme que lui de Messaline ? Il la mit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure toujours aux tyrans, s’ils en ont, à ne savoir bien faire, mais je ne sais comment à la fin, pour user de cruauté, même envers ceux qui leur sont près, si peu qu’ils ont d’esprit, cela même s’éveille. Assez commun est le beau mot de cet autre qui, voyant la gorge de sa femme découverte, laquelle il aimait le plus, et sans laquelle il semblait qu’il n’eut su vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantôt coupé, si je le commande. » Voilà pourquoi la plupart des tyrans anciens étaient communément tués par leurs plus favoris, qui, ayant connu la nature de la tyrannie, ne se pouvaient tant assurer de la volonté du tyran comme ils se défiaient de sa puissance. Ainsi fut tué Domitien par Étienne, Commode par une de ses amies mêmes, Antonin par Macrin, et de même quasi tous les autres .

    C’est cela que certainement le tyran n’est jamais aimé ni n’aime. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ; elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s’entretient non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité : les répondants qu’il en a, c’est son bon naturel, la foi et la constance. Il n’y peut avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice ; et entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, mais ils s’entrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.

    Or, quand bien cela n’empêcherait point, encore serait-il malaisé de trouver en un tyran un amour assuré, parce qu’étant au-dessus de tous, et n’ayant point de compagnon, il est déjà au delà des bornes de l’amitié, qui a son vrai gibier en l’équalité, qui ne veut jamais clocher, ainsi est toujours égale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons, et s’ils ne s’entraiment, au moins ils s’entrecraignent et ne veulent pas, en se désunissant, rendre leur force moindre ; mais du tyran, ceux qui sont ses favoris n’en peuvent avoir jamais aucune assurance, de tant qu’il a appris d’eux-mêmes qu’il peut tout, et qu’il n’y a droit ni devoir aucun qui l’oblige, faisant son état de compter sa volonté pour raison, et n’avoir compagnon aucun, mais d’être de tous maître. Donc n’est-ce pas grande pitié que, voyant tant d’exemples apparents, voyant le danger si présent, personne ne se veuille faire sage aux dépens d’autrui, et que, de tant de gens s’approchant si volontiers des tyrans, qu’il n’y pas un qui ait l’avisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lion qui faisait le malade : « Je t’irais voir en ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui reviennent en arrière je n’en vois pas une. »

    Ces misérables voient reluire les trésors du tyran et regardent tout ébahis les rayons de sa braveté ; et, alléchés de cette clarté, ils s’approchent, et ne voient pas qu’ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer : ainsi le satyre indiscret (comme disent les fables anciennes), voyant éclairer le feu trouvé par Prométhée, le trouva si beau qu’il l’alla baiser et se brûla ; ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir, se met dans le feu, pour ce qu’il reluit, il éprouve l’autre vertu, celle qui brûle, comme dit le poète toscan. Mais encore, mettons que ces mignons échappent les mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais du roi qui vient après : s’il est bon, il faut rendre compte et reconnaître au moins lors la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur maître, il ne sera pas qu’il n’ait aussi bien ses favoris, lesquels aucunement ne sont pas contents d’avoir à leur tour la place des autres, s’ils n’ont encore le plus souvent et les biens et les vies. Se peut-il donc faire qu’il se trouve aucun qui, en si grand péril et avec si peu d’assurance, veuille prendre cette malheureuse place, de servir en si grande peine un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyre est-ce, vrai Dieu ? Être nuit et jour après pour songer de plaire à un, et néanmoins se craindre de lui plus que d’homme du monde ; avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour sentir la ruine de ses compagnons, pour aviser qui le trahit, rire à chacun et néanmoins se craindre de tous, n’avoir aucun ni ennemi ouvert ni ami assuré ; ayant toujours le visage riant et le cœur transi, ne pouvoir être joyeux, et n’oser être triste !

    Mais c’est plaisir de considérer qu’est-ce qui leur revient de ce grand tourment, et le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine de leur misérable vie. Volontiers le peuple, du mal qu’il souffre, n’en accuse point le tyran, mais ceux qui le gouvernent : ceux-là, les peuples, les nations, tout le monde à l’envi, jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, ils savent leur nom, ils déchiffrent leurs vices, ils amassent sur eux mille outrages, mille vilenies, mille maudissons ; toutes leurs oraisons, tous leurs vœux sont contre ceux-là ; tous les malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent ; et si quelquefois ils leur font par apparence quelque honneur lors même qu’ils les maugréent en leur cœur, et les ont en horreur plus étrange que les bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils reçoivent de leur service envers les gens, desquels, quand chacun aurait une pièce de leur corps, ils ne seraient pas encore, ce leur semble, assez satisfaits ni à-demi saoûlés de leur peine ; mais certes, encore après qu’ils sont morts, ceux qui viennent après ne sont jamais si paresseux que le nom de ces mange-peuples ne soit noirci de l’encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille livres, et les os mêmes, par manière de dire, traînés par la postérité, les punissant, encore après leur mort, de leur méchante vie.

    Apprenons donc quelquefois, apprenons à bien faire ; levons les yeux vers le ciel, ou pour notre honneur, ou pour l’amour même de la vertu, ou certes, à parler à bon escient, pour l’amour et honneur de Dieu tout-puissant, qui est assuré témoin de nos faits et juste juge de nos fautes. De ma part, je pense bien, et ne suis pas trompé, puisqu’il n’est rien si contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie, qu’il réserve là-bas à part pour les tyrans et leurs complices quelque peine particulière.

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  • De la servitude volontaire : La force de l’habitude

    Le Discours de la servitude volontaire est incompréhensible sans saisir la définition de la nature humaine qu’on y trouve. S’il est parlé de servitude volontaire, c’est qu’à la suite d’Aristote et de l’averroïsme, la pensée est considérée comme une page blanche.

    On est ici très proche de la théorie matérialiste dialectique du reflet ; voici ce qu’on lit :

    « On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu ; le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du bien, se joint le souvenir de quelque joie passée.

    Il est dans la nature de l’homme d’être libre et de vouloir l’être ; mais il prend très facilement un autre pli, lorsque l’éducation le lui donne.

    Disons donc que, si toutes les choses auxquelles l’homme se fait et se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux choses simples et non altérées : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude ; comme il arrive aux plus braves courtauds [cheval court et fort servant de monture auxiliaire de voyage aux chevaliers] qui d’abord mordent leur frein et puis après s’en jouent ; qui, regimbent naguère sous la selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes, sous le brillant harnais, et, tout fiers, se rengorgent et se pavanent sous l’armure qui les couvre.

    Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu. »

    On a ici la clef : la force de l’habitude. L’environnement matériel se reflète dans les mentalités, dira-t-on de manière moderne, muni du matérialisme dialectique.

    Préfigurant même le rejet de la théorie absurde du « totalitatisme » et annonçant pratiquement la sentence de Mao Zedong selon laquelle « là où il y a oppression, il y a résistance », l’auteur du Discours de la servitude volontaire présente l’autonomie de l’individu comme base générale du système.

    On ne peut jamais vraiment « domestiquer » l’individu pour ainsi dire, car sa base est naturelle :

    « Mais en vérité est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la liberté est naturelle, puisque nul être, sans qu’il en ressente un tort grave, ne peut être retenu en servitude et que rien au monde n’est plus contraire à la nature (pleine de raison) que l’injustice.

    Que dire encore ? Que la liberté est naturelle, et, qu’à mon avis, non seulement nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la défendre. »

    La position de l’auteur du Discours de la servitude volontaire est celle de l’ordre naturel : c’est très clairement un matérialiste. Les lignes suivantes sont un strict équivalent de ce que dit Montaigne dans les Essais et cela en dit long sur qui on doit considérer comme le véritable auteur du Discours :

    « Pour si bon que soit la naturel, il se perd s’il n’est entretenu ; tandis que l’habitude nous façonne toujours à sa manière en dépit de nos penchants naturels.

    Les semences de bien que la nature met en nous sont si frêles et si minces, qu’elles ne peuvent résister au moindre choc des passions ni à l’influence d’une éducation qui les contrarie.

    Elles ne se conservent pas mieux, s’abâtardissent aussi facilement et même dégénèrent ; comme il arrive à ces arbres fruitiers qui ayant tous leur propre, la conservent tant qu’on les laisse venir naturellement ; mais la perdent, pour porter des fruits tout à fait différents, dès qu’on les a greffés.

    Les herbes ont aussi chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité : mais cependant, le froid, le temps, le terrain ou la main du jardinier, détériorent ou améliorent toujours leur qualité ; la plante qu’on a vu dans un pays n’est souvent plus reconnaissable dans un autre. »

    Le Discours parle des animaux, avec une approche exactement similaire aux Essais de Montaigne :

    « Et s’il s’en trouve par hasard qui en doute encore et soient tellement abâtardis qu’ils méconnaissent les biens et les affections innées qui leur sont propres, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition.

    Les bêtes (Dieu me soit en aide !) si les hommes veulent les comprendre, leur crient : Vive la liberté ! plusieurs d’entre elles meurent sitôt qu’elles sont prises.

    Telles que le poisson qui perd la vie dès qu’on le retire de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. (Si les animaux avaient entre eux des rangs et des prééminences, ils feraient, à mon avis, de la liberté leur noblesse.)

    D’autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font une si grande résistance des ongles, des cornes, des pieds et du bec qu’elles démontrent assez, par là, quel prix elles attachent au bien qu’on leur ravit.

    Puis, une fois prises, elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur malheur, qu’il est beau de les voir, dès lors, languir plutôt que vivre, ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gémissant continuellement de la privatisation de leur liberté.

    Que signifie, en effet, l’action de l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à la dernière extrémité, n’ayant plus d’espoir, sur le point d’être pris, heurte sa mâchoire et casse ses dents contre les arbres, si non, qu’inspiré par le grand désir de rester libre, comme il l’est par nature, il conçoit l’idée de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de ses dents, il pourra se délivrer, et si, son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté.

    Et le cheval ! dès qu’il est né, nous le dressons à l’obéissance ; et cependant, nos soins et nos caresses n’empêchent pas que, lorsqu’on veut le dompter, il ne morde son frein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ; voulant naturellement indiquer par là (ce me semble) que s’il sert, ce n’est pas de bon gré, mais bien par contrainte.

    Que dirons-nous encore ?… Les bœufs eux-mêmes gémissent sous le joug, les oiseaux pleurent en cage. Comme je l’ai dit autrefois en rimant, dans mes instants de loisir. »

    Ces dernières lignes peuvent tout à fait être considérés comme une manière de Montaigne d’écrire tout en se cachant derrière Etienne de La Boétie, prétendant être ce dernier.

    Car la vigueur du propos, la défense des animaux, la mise en valeur de l’ordre naturel, l’éloge de la liberté, tout cela est on ne peut plus conforme à l’approche des Essais, qui accordent également une place très importante aux animaux.

    Pour comprendre le Discours de la servitude volontaire, il faut se tourner vers les monarchomaques pour saisir ce qui est dénoncé, vers les Essais de Montaigne pour comprendre ce qui est mis en avant.

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  • De la servitude volontaire : contre le machiavélisme

    Dans le Discours de la servitude volontaire, il est expliqué que les aides les plus proches du tyran sont aisément sacrifiables et sacrifiés :

    « Qu’on parcoure toutes les anciennes histoires, que l’on considère et l’on verra parfaitement combien est grand le nombre de ceux qui, étant arrivés par d’indignes moyens jusqu’à l’oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur simplicité, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever qu’ils ont eu d’inconstance à les conserver. »

    Cela tient à la nature même du tyran, qui par définition pratique la terreur permanente pour s’imposer toujours de nouveau, cherchant à apparaître comme incontournable :

    « Les tyrans bêtes, sont toujours bêtes quand il s’agit de faire le bien, mais je ne sais comment, à la fin, pour si peu qu’ils aient d’esprit, il se réveille en eux pour user de cruauté, même envers ceux qui leur tiennent de près. »

    Ce qui fait qu’il n’est guère intéressant d’être tyran. Ici, le Discours de la servitude volontaire propose à celui qui dirige de prendre une autre forme, car le pouvoir total est nécessairement instable, intenable :

    « Certainement le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimé.

    L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte : elle ne peut exister qu’entre gens de bien, elle naît d’une mutuelle estime, et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs.

    Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité. Il a, pour garants, son bon naturel, sa foi, sa constance ; il ne peut y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société.

    Ils ne s’entretiennent pas, mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. »

    Quelle solution se pose alors comme nécessaire, selon le Discours de la servitude volontaire ? S’il ne le dit pas tel quel, on a la solution très simplement, en regardant du côté des monarchomaques. En effet, le Discours de la servitude volontaire donne trois définitions du tyran, selon la source du pouvoir.

    Quand on la lit, il est alors évident que ce qui est nécessaire, c’est d’avoir un roi élu par ses pairs, ce qui est précisément la conception monarchomaque.

    On lit ainsi :

    « Il y a trois sortes de tyrans. Je parle des mauvais Princes. Les uns possèdent le Royaume par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, et les autres par succession de race.

    Ceux qui l’ont acquis par le droit de la guerre, s’y comportent, on le sait trop bien et on le dit avec raison, comme en pays conquis.

    Ceux qui naissent rois, ne sont pas ordinairement meilleurs ; nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait naturel du tyran, ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires ; et, selon le penchant auquel ils sont le plus enclins, avares ou prodigues, ils usent du Royaume comme de leur propre héritage.

    Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu’il devrait être plus supportable, et il serait, je crois, si dès qu’il se voit élevé en si haut lieu, au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi, qu’on appelle grandeur, il ne prenait la ferme résolution de n’en plus descendre.

    Il considère presque toujours la puissance qui lui a été confiée par le peuple comme devant être transmise à ses enfants.

    Or, dès qu’eux et lui ont conçu cette funeste idée, il est vraiment étrange de voir de combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans.

    Ils ne trouvent pas de meilleur moyen pour consolider leur nouvelle tyrannie que d’accroître la servitude et d’écarter tellement les idées de liberté de l’esprit de leurs sujets, que, pour si récent qu’en soit le souvenir, bientôt il s’efface entièrement de leur mémoire.

    Ainsi, pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelque différence, mais pas un choix à faire : car s’ils arrivent au trône par des routes diverses, leur manière de régner est toujours à peu près la même.

    Les élus du peuple, le traitent comme un taureau à dompter : les conquérants, comme une proie sur laquelle ils ont tous les droits : les successeurs, comme tout naturellement. »

    Ce que l’auteur du Discours de la servitude volontaire dénonce ici, c’est ce qui a été considéré en France comme du machiavélisme.

    La conquête du pouvoir porterait selon ce machiavélisme forcément la stabilité et l’ordre : l’auteur du Discours de la servitude volontaire considère que cela est faux, que cela ne prend pas en compte ni l’opinion publique ni les intérêts de la société prise comme un ensemble.

    L’arbitraire n’apporte jamais rien de bon, car il ne reflète pas la base.

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