Maurice Thorez : vers le positionnement pragmatique-machiavélique

Le PCF tente de prendre les commandes de la lutte

Le coup de force fasciste de février 1934 a montré que le PCF avait raison de constater le processus de la fascisation ; par conséquent, il comptait profiter de sa clairvoyance politique. Maurice Thorez, dans « Accélérons les cadences » en avril 1934, espérait ainsi la chose suivante :

« Le Parti doit procéder à un recrutement intensif des milliers de combattants qui l’ont écouté et suivi au cours des journées de février et depuis. »

Le PCF est cependant incapable de maintenir une ligne directrice, de par les manquements terribles dans les domaines culturels et idéologiques, comme en témoigne le passage dans le camp du fascisme de cadres comme Victor Barthélemy, voire de dirigeants comme Jacques Doriot qui se met à prôner l’alliance avec les socialistes et la collaboration de classe, tout en restant maire de la ville ouvrière de Saint-Denis.

Au moment où le Parti Communiste est censé enfin battre idéologiquement le Parti Socialiste, il s’aperçoit qu’il n’a pas le ressort pour le faire, qu’il n’a pas les bases pour cela, alors que le Parti Socialiste est lui intégré à la société capitaliste et dispose de nombreux cadres.

Le PCF est incapable de dépasser l’horizon économiste, reflet de sa base social-démocrate et de la vision de Maurice Thorez comme quoi le PCF est censé être un parti de masses, pas un parti de cadres. On en revient toujours, avec Maurice Thorez, à la question de « l’unité syndicale » comme solution absolue.

Dans son rapport au Comité Central à la Conférence nationale du PCF, en juin 1934, intitulé « Par l’unité d’action nous vaincrons le fascisme – Les travailleurs veulent l’unité ! », Maurice Thorez explique ainsi :

« Pour vaincre, le mouvement antifasciste doit avoir une base ouvrière solidement enracinée dans l’usine. La classe ouvrière doit donner l’exemple de la lutte revendicative et parvenir de la sorte à entraîner toutes les autres couches sociales frappées par le Capital, car sans les classes moyennes nous ne saurions vaincre le fascisme.

Le levier pour une telle tâche, c’est le travail dans les syndicats, c’est la lutte pour l’unité syndicale.

La conférence doit souligner fortement que le devoir des communistes est de hâter la réalisation de l’unité syndicale sur la base de la lutte des classes. »

Si d’un côté, la nécessité de la centralité ouvrière est reconnue, de l’autre il y a une incompréhension fondamentale des principes développés par la social-démocratie – avec Kautsky et Lénine – quant au rôle guide du socialisme scientifique.

Maurice Thorez en reste au terrain de l’économisme, des revendications ; les luttes de classe ne forment pas un processus concret, mais une sorte de principe historique où le Parti « profite » d’une situation.

C’est pourquoi, dans le même document, niant le plan idéologique et culturel, Maurice Thorez affirme de manière pragmatique-machiavélique :

« C’est un erreur de repousser ou de se désintéresser de revendications qui sont fondées, sous prétexte qu’elles sont présentées par des organisations qui subissent l’influence de la réaction. Au contraire, nous devons défendre chaque revendication qui n’est pas en contradiction avec l’intérêt du prolétariat. Ainsi nous gagnerons de l’influence dans ces catégories sociales et jusque dans leurs organisations. »

Il y a ici une très grande naïveté politique, fondée sur la réduction des revendications à leur dimension économique. C’est d’ailleurs la raison qui amène Maurice Thorez à refuser de rejeter la démocratie bourgeoise de manière unilatérale, au nom de la conquête des libertés ouvrières.

Maurice Thorez explique ainsi :

« Les communistes défendent les libertés démocratiques conquises par les masses, afin de mieux rassembler et organiser les forces révolutionnaires du prolétariat et de tous les travailleurs contre le Capital et contre la dictature de la bourgeoisie.

Par exemple, nous allons participer avec ardeur aux prochaines élections cantonales. Nous allons user du droit de vote pour exposer notre programme, définir notre politique et surtout élargir à la faveur de la campagne électorale la lutte commune avec les ouvriers socialistes. »

Maurice Thorez

Vers la guerre

A ce premier problème de ligne, vient s’ajouter la question de la guerre. Le PCF a parfaitement compris que la guerre impérialiste était inévitable ; sa ligne est parfaitement juste sur ce point.

Cependant, le PCF est incapable de gérer son soutien à l’URSS et une ligne politique anti-impérialiste cohérente dans son propre pays. Lorsqu’ainsi il y a des accords militaires entre la France et l’URSS en 1935, accords jamais appliqués, le PCF replonge dans ses travers syndicaux, cette fois en termes ouvertement politiques, en se plaçant comme le « meilleur élève ».

Le PCF ne raisonne pas en termes d’aspects principal et secondaires ; il est unilatéral et ses positions nouvelles sont justifiées car, comme il est formulé dans « Tout pour défendre la paix » (Cahiers du bolchévisme, mai 1935) :

« Quand, dans la situation présente, alors qu’Hitler menace la paix du monde, la France signe un pacte d’assistance mutuelle avec l’Union soviétique, elle sert la cause de la paix. »

Le caractère unilatéral d’une telle position, qui fait se confondre tactique et stratégie, se lit d’autant plus que le pacte en question ne sera jamais appliqué ; son signataire, Pierre Laval, devenant par la suite même le principal ministre de Philippe Pétain et étant fusillé en 1945.

Le PCF, avec Maurice Thorez à sa tête, est prêt à basculer dans le soutien au régime, au nom de « l’unité syndicale » et du soutien à l’URSS – ce que les trotskystes utiliseront de manière opportuniste et contre-révolutionnaire pour attaquer le marxisme-léninisme.

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Maurice Thorez, le 6 février 1934 et ses conséquences

Le discours du 6 février 1934

Le moment clef pour Maurice Thorez et le PCF se déroule le 6 février 1934, lorsqu’a eu lieu une grande manifestation d’extrême-droite à Paris, devant la Chambre des députés. 

Or, Maurice Thorez devait y prononcer un discours, intitulé « Sous le drapeau rouge du Parti Communiste », sauf que le chef du gouvernement Edouard Daladier l’en empêcha.

A l’époque, Daladier était surnommé « Daladier-le-fusilleur » par le PCF, ce qui ne l’empêchera pas de devenir ministre de la Défense nationale durant le gouvernement du Front populaire de 1936 à 1937 – c’est dire si la situation changea alors rapidement.

Portons donc un regard sur le discours que Maurice Thorez aurait dû tenir, lors d’une journée qui exprima une crise très profonde, à la limite du coup d’État fasciste.

Soulignant l’importance de que révèle l’affaire Stavisky, à savoir la corruption généralisée et l’accaparement des richesses par une minorité financière, il constate de manière juste :

« Vous ne pouvez contrôler ceux qui spéculent et qui raflent les millions, mais vous pouvez découvrir et faire radier arbitrairement des fonds de chômage les malheureux qui n’avaient que les dix francs de secours pour tous moyens (…).

Le scandale Stavisky fait apparaître le mal incurable qui ronge votre société corrompue. Il est un des symptômes de la crise profonde qui secoue le monde capitaliste, qui ébranle la France bourgeoise et impérialiste (…).

La crise économique, entre autres conséquences, dresse violemment, les uns contre les autres, les capitalismes rivaux. De nouveau, la lutte pour les sources de matières premières, pour les marchés de plus en plus restreints, la guerre pour le partage du monde est à l’ordre du jour. »

Maurice Thorez exprime dans ce discours une compréhension tout à fait juste de la nature de la crise générale du capitalisme, et du rôle de la social-démocratie qui alimente le fascisme de par ses reniements et ses politiques laissant libre les fascistes et les capitalistes.

Il constate qu’au sein même du Parti Socialiste éclosent des tendances ouvertement fascistes, allant dans le sens de l’État corporatiste prétendument au-dessus des classes.

Cependant, à aucun moment Maurice Thorez n’affirme que le Parti Communiste est prêt à prendre les commandes de la société. Il propose des revendications économiques, il affirme le caractère nécessaire de la révolution socialiste.

Mais il est évident que Maurice Thorez voit la révolution socialiste comme une sorte de crise momentanée, telle une grève générale qui « forcerait » le destin ; il n’y a aucune proposition idéologique et culturelle.

Il est parlé de décadence, mais jamais il n’est opposé de valeurs positives à la décadence : on en reste à l’économisme, au syndicalisme révolutionnaire prôné « d’en haut ».

L’impact du 6 février 1934

Le 6 février 1934 a eu comme conséquence l’intervention immédiate de la classe ouvrière, y compris par la lutte armée. Le PCF en profite pour s’engouffrer dans la ligne qui va être au fur et à mesure celle du Front populaire.

Il y a une ligne droite entre la position « classe contre classe » du début des années 1930 et le Front populaire qui prône l’union avec le Parti Socialiste : c’est la quête absolue de l’unité du prolétariat. Chose nécessaire en soi, à condition de bien gérer les paramètres idéologiques et culturels.

Au début des années 1930, Maurice Thorez soulignait toujours que l’arme décisive de la révolution socialiste, c’était l’unité de la classe ouvrière, comme suffisante en soi. Avec le mouvement populaire qui a suivi le 6 février 1934, Maurice Thorez ne fait qu’adapter, de manière pragmatique-machiavélique, la ligne initiale.

Aussi, au lendemain du 6 février 1934, le PCF se met en avant comme la force dirigeante de l’antifascisme, comme l’organisation qui a jeté tout son poids dans la bataille antifasciste, qui répond physiquement présent face aux initiatives fascistes.

Il n’y a toutefois pas de contenu idéologique et culturel ; la position reste défensive syndicale, avec la révolution présentée comme un « grand soir » souhaitable et nécessaire. Dans l’article « Contre la passivité, contre l’opportunisme, accélérons la cadence », Maurice Thorez explique ainsi :

« Dans la lutte contre le fascisme, nous assurons à la fois la défense des revendications immédiates contre le patronat et l’Etat, la défense des libertés ouvrières réduites par la démocratie en voie de fascisation et la défense contre les attaques des bandes fascistes.

En outre, nous exposons le programme que réalisera notre Parti lorsqu’il aura été placé par la révolution prolétarienne à la direction de la vie économique et sociale du pays. »

Le Parti a un programme « économique et social » qu’il réalisera une fois que l’unité syndicale aura porté la révolution : c’est une vision anarcho-syndicaliste, avec le syndicat éclairé par une avant-garde anarchiste ; c’est une déviation qui est finalement très proche de celle de type syndicaliste qui a existé au début de la révolution russe, et qui sera dénoncé en 1921 (l’Opposition ouvrière avec Alexandre Chliapnikov, ou encore dans un même type la ligne du Proletkult d’Alexandre Bogdanov).

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Maurice Thorez et le PCF comme Parti de l’unité syndicale

La démocratie syndicale

Maurice Thorez est  parvenu à la direction du PCF car ce dernier était devenu un appareil bureaucratique, coupé de la base. Maurice Thorez s’est fait le porte-parole de la base, en réclamant :

« l’élection régulière des directions de cellules, de rayons, de régions et du Comité central, et l’obligation pour toutes les directions de rendre compte de leur activité »

Démocratie syndicale

Dans le fameux article « Pas de « mannequins » », il développe longuement cette ligne, affirmant que :

« La tendance à la secte, c’est-à-dire à la méfiance vis-à-vis des masses, a comme conséquence la méfiance à l’égard même du Parti et de ses militants […]. Elle aboutit, consciemment ou non, à la formation, à l’intérieur du Parti, de petits clans fermés, étroits. »

Dans l’article Les bouches s’ouvrent, il cite plusieurs lettres de soutien qu’on lui a envoyé et qui réclament le droit à la parole dans le Parti. C’est également le cas de l’article « « Enfin, on va discuter » ».  « « Jetons la pagaïe ! » » témoigne du succès final de la ligne de Maurice Thorez.

Toutefois, cette ligne ne revendique en fin de compte que la démocratie syndicale. Dans l’article « La lutte pour l’unité syndicale », il se contente d’expliquer que :

« Les ouvriers veulent l’unité syndicale […]. Nous autres communistes, selon la célèbre formule du Manifeste de Marx et d’Engels, nous n’avons pas d’intérêts qui nous séparent de l’ensemble du prolétariat. Nous luttons pour le pain et la paix. Nous désirons donc ardemment l’union des forces ouvrières. Nous sommes des unitaires. »

L’horizon de Maurice Thorez n’est ainsi nullement la bataille idéologique, mais l’unité sur une base « radicale ».

Cela signifie qu’il fait du PCF, en quelque sorte, le Parti contribuant à l’unité, à la réalisation du projet syndicaliste-révolutionnaire de syndicat unique menant la révolution.

Le PCF, Parti de l’unité syndicale

La ligne « Classe contre classe » assumée alors par le PCF n’était donc pas une ligne idéologique opposant les « rouges » aux « blancs », mais une position pragmatique-machiavélique considérant que l’unité ouvrière était le levier de la révolution.

L’opposition aux dirigeants socialistes repose sur le fait qu’ils sont considérés comme des obstacles à cette unité. Pour cette raison, Maurice Thorez peut affirmer :

« Nous ne voulons pas laisser croire à l’union possible dans un seul parti, des prolétaires communistes et des bourgeois et autres « parvenus » qui dirigent le parti socialiste.

Nous n’avons rien de commun avec les Paul Boncour et les Blum. Nous sommes des marxistes et des révolutionnaires. Ils sont des idéologues petits-bourgeois et des démocrates vulgaires. »

Cela signifie que, concrètement, le PCF soutient la 3e Internationale et l’URSS et qu’il s’oppose à la bourgeoisie. Mais, sur le plan idéologique, la ligne n’est pas le marxisme-léninisme. C’est une idéologie assumant les thèses économiques de Karl Marx et quelques thèses de Lénine, principalement la nécessité de la révolution socialiste.

Maurice Thorez

Maurice Thorez parvient à la direction du PCF en tant que figure combinant la position des réformistes ayant adhéré à la révolution russe et celle des anarcho-syndicalistes prêts à accepter le syndicalisme révolutionnaire avec un parti chapeautant le processus.

C’est en ce sens que Maurice Thorez a été, au début des années 1930, le liquidateur de l’ancienne direction, dite « groupe Barbé-Celor ». Une direction dont non seulement la ligne apparaît comme nébuleuse, plus ou moins gauchiste, mais, qui plus est, dont les deux principaux protagonistes, Pierre Celor et Henri Barbé furent les dirigeants de la Jeunesse Communiste et soutinrent par la suite Jacques Doriot, l’occupation nazie, pour finir catholiques traditionalistes dans les années 1950.

On a là un flou absolu dont la nature tient au caractère purement syndical, anti-politique, des débats au sein du PCF.

Le point de vue de l’Internationale communiste sur la question syndicale

L’approche de Maurice Thorez sautait aux yeux pour tout observateur idéologiquement expérimenté au sein de l’Internationale communiste. Il faut ici rappeler que le PCF dépend de cette dernière et que les rectifications ont été nombreuses.

Aussi, on peut facilement comprendre que dans l’extrait suivant, si c’est Maurice Thorez qui est l’auteur officiel de l’article, le bilan établi est nécessairement soit écrit par l’Internationale communiste, soit directement supervisé par elle.

Voici donc ce qu’il est dit dans l’organe théorique du PCF, Les Cahiers du bolchévisme, le 15 octobre 1932, dans l’article « Pour un travail bolchévik de masse »  signé Maurice Thorez :

« 1. Notre Parti n’est pas encore un parti bolchévik, ayant assimilé parfaitement la théorie et la pratique du marxisme-léninisme. Entre autres vestiges du passé, nous souffrons particulièrement de survivances anarcho-syndicalistes : tendances à la spontanéité, mépris du mouvement de masse, gesticulations et gymnastiques « grévistes », actions déclenchées sans revendications accessibles aux masses et acceptées par elles, etc.

2. Les survivances anarcho-syndicalistes d’une part, les traditions social-démocrates sur le rôle du Parti d’autre part, font que ne sont pas encore établis des rapports justes entre le Parti et les syndicats, avec une compréhension exacte des tâches du Parti, chef et organisateur de la classe ouvrière, et du travail spécifique des syndicat.

3. Les efforts entrepris depuis un an pour une juste lutte sur les deux fronts, en liaison avec la dénonciation du groupe Barbé, n’ont pas encore abouti à l’élimination du sectarisme, qui reste l’obstacle principal dressé contre la bonne application de la politique de l’Internationale communiste en France. On a liquidé le groupe Barbé sans parvenir encore à rompre radicalement dans tout le Parti avec l’idéologie et la pratique sectaire du groupe, avec l’étroitesse politique dont il fut l’expression. »

Ce bilan ne peut pas avoir été écrit par Maurice Thorez, pour la simple raison qu’il est extrêmement rude. Si l’on suit ces trois points, alors on voit que le Parti Communiste n’a pas de base idéologique solide, que ses cadres sont profondément influencés par l’anarcho-syndicalisme, que la direction précédente a été particulièrement erronée.

C’est, pour le moins, une vision extrêmement négative du PCF, surtout si l’on compare avec des Partis Communistes hautement développés comme en Chine, en Allemagne ou en Tchécoslovaquie.

Dans un autre document de Maurice Thorez, intitulé « Pour un travail révolutionnaire de masse », datant du 22 octobre 1932 et constituant un rapport au Comité Central sur les travaux de la 12e session plénière du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, on lit pareillement :

« L’Internationale communiste ne méconnaît pas les succès remportés par notre Parti dans ces derniers temps, mais il apparaît, surtout en rapport avec le rôle de premier plan de l’impérialisme français, que l’activité de masse du Parti est trop faible, que dans son ensemble, le Parti n’avance pas, que sur des points aussi sensibles que son activité syndicale, en particulier, la régression n’a pas été enrayée.

Quelles sont les causes profondes d’un tel état de choses ? D’abord, l’insuffisance, sinon l’absence du travail de masse, l’inattention aux revendications, le sectarisme, et aussi l’absence de direction collective susceptible d’impulser effectivement toutes les organisations du Parti en vue de la réalisation effective, vérifiée, de la ligne générale du Parti. »

Cela revient à dire que, malgré la diffusion de l’Humanité à 250 000 exemplaires, il n’y a derrière pas un véritable Parti Communiste solidement établi.

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Maurice Thorez, la grande figure du Parti Communiste français

Maurice Thorez a été la grande figure du Parti Communiste français.

Avant lui, le PCF n’était qu’un assemblage de différents courants opposés voire antagoniques et largement marqués soit par le réformisme, soit par l’anarcho-syndicalisme.

Avec lui, le PCF est devenu un parti extrêmement bien organisé, qui a lancé l’initiative du Front populaire et, enfin, qui a été capable de participer de manière décisive à la Résistance.

Après lui, le PCF s’effondrera lentement mais sûrement, dans un processus inexorable. Le noyau même de l’histoire du PCF repose donc sur la figure de Maurice Thorez.

Ce que représente Maurice Thorez pour la fusion des éléments fondant le PCF

Il serait cependant erroné de considérer que Maurice Thorez aurait émergé comme un grand dirigeant liquidant les erreurs du passé et, qu’après sa mort, ce qu’il représente aurait été trahi.

En effet, la ligne du PCF après sa mort a toujours correspondu avec ce qu’il avait développé comme position. De même, Maurice Thorez ne parvient à la direction du PCF que, justement, parce qu’il synthétise les courants auxquels il prétend s’opposer.

Ce qu’il représente, finalement, c’est très exactement la social-démocratie. Il est faux de considérer qu’il y a une social-démocratie en France à la fin du 19e siècle, ou même encore que Jean Jaurès en est la grande figure.

La social-démocratie, historiquement, est la première fusion entre le socialisme scientifique et le mouvement ouvrier : en Allemagne, en Autriche, en Bohême-Moravie, etc. la social-démocratie est née sur le terrain idéologique du marxisme et de la révolution socialiste.

En France, tel n’a pas été le cas, et la facture pour cette pseudo-social-démocratie a été l’émergence extrêmement puissante de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire.

Le PCF est justement né comme rassemblement de militants réformistes authentiques et de radicaux anarcho-syndicalistes et syndicalistes-révolutionnaires. Leur fusion a été précisément élaborée par la figure de Maurice Thorez.

Pas de « mannequins » – Les bouches s’ouvrent – « Jetons la pagaie ! »

Maurice Thorez a été un cadre du PCF depuis ses débuts, avec quelques errements idéologiques notamment en faveur du trotskysme. En fin de compte, il s’est retrouvé à la direction de par ses capacités oratoires, intellectuelles et organisationnelles.

C’est le premier point significatif : Maurice Thorez ne représente pas une ligne idéologique qu’il aurait formulée : il ne porte pas une pensée, c’est-à-dire une perspective de la révolution socialiste dans un pays donné, selon des conditions concrètes.

Maurice Thorez est porté par les événements et il est à un moment « l’homme de la situation ». Cette situation, c’est celle qui lui permet l’accession à la direction du PCF, au moyen de plusieurs articles pratiques :

–  Partis et syndicats (5 août 1931)

– Démocratie syndicale (7 août 1931)

– Pas de « mannequins » (14 août 1931)

– Les bouches s’ouvrent (21 août 1931)

– « Enfin, on va discuter ! » (1er septembre 1931)

– « Jetons la pagaïe ! » (23 septembre 1931)

– Pas de combines ! La lutte de classes ! (29 septembre 1931)

– La lutte pour l’unité syndicale (septembre 1931)

– Les tâches des communistes dans les syndicats (22 et 24 novembre 1931)

La question syndicale au cœur de l’identité du PCF

Dans la foulée de la naissance du PCF fut fondée une Confédération Générale du Travail Unitaire (CGTU) assumant une identité favorable au communisme, par opposition à la CGT restante, proche des socialistes et rassemblant entre un tiers et la moitié des adhérents.

Or, historiquement, face au réformisme à la fin du 19e siècle, les éléments les plus radicaux refusèrent l’idéologie et se précipitèrent dans l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme-révolutionnaire.

Et on peut voir que Maurice Thorez reste dans cette perspective. Dans le document « Partis et syndicats », il affirme que :

« Le Parti tout entier – ses cadres, ses organisations, sa presse – tout doit être tourné vers le congrès confédéral [de la CGTU]. Tous les comités du Parti, et avant tout nos cellules d’usines, doivent soutenir l’effort des organisations unitaires pour intéresser les masses au programme de lutte de la CGTU. Ce sera la meilleure forme de préparation aux prochaines élections cantonales. »

Cette position est, finalement, celle qui sera celle du PCF jusqu’aux années 1980. Le Parti soutient l’unité syndicale la plus large, se posant comme aile la plus avancée, mais, en même temps, il se considère comme organiquement lié au syndicat et à son expérience, comme on le voit lorsqu’il pose la relation entre le soutien au syndicat et les élections.

Maurice Thorez s’oppose ainsi à l’anarcho-syndicalisme en prônant un Parti qui ne se confond pas avec le syndicat, mais il effectue cela en soumettant le Parti à « l’unité » à la base du syndicat. C’est la clef décisive qui permet de comprendre pourquoi, avec le Front populaire, toute base idéologique sera abandonnée, au nom de l’unité.

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Georges Bernanos et le romantisme spiritualiste : le doute

Par moments, Georges Bernanos revient au doute. C’est cela qui amène les plus belles lignes, les moments les plus forts. Le 8 mai 1946, une année après la victoire sur l’Allemagne nazie, il écrit par xemple dans l’article La paix est-elle possible ? :

« Il y a un an, l’Allemagne s’effondrait comme un mur, ensevelissant sous ses ruines l’homme étrange qui se croyait le premier d’une humanité nouvelle et qui était peut-être le dernier de l’ancienne, à moins qu’il n’appartînt réellement à aucune.

Ce mur énorme abattu, il semble que son ombre pèse encore sur le monde. La bombe atomique ne peut rien contre les ombres. »

C’est une lecture pleine de sensibilité de la situation, toujours tourné vers ce qu’il considère être un humanisme chrétien, le christianisme ou plutôt la christianité, on est ici pratiquement dans le luthérianisme, apportant sa dignité à l’être humain.

Cela va jusqu’à l’insensibilité tellement l’opiniâtreté est pour lui une qualité. Ainsi, en février 1942, Georges Bernanos fait un article pour parler de la mort de Stefan Zweig. Il le définit comme un grand écrivain, une figure importante, mais il rejette son suicide, qui a des conséquences néfastes pour la cause qu’est la lutte contre l’Allemagne nazie.

Voilà comment il présente la chose :

« Des milliers et des milliers d’hommes qui tenaient M. Zweig pour un maître, l’honoraient comme tel, ont pu se dire que ce maître avait désespéré de leur cause, que cette cause était perdue.

La cruelle déception de ces hommes est un fait beaucoup plus regrettable encore que la disparition de M. Stefan Zweig, car l’humanité peut se passer de M. Stefan Zweig, et de n’importe quel écrivain, mais elle ne peut voir sans angoisse se réduire le nombre des hommes obscurs, anonymes, qui, n’ayant jamais connu les honneurs ni les profits de la gloire, refusent de consentir à l’injustice, vivent de l’unique bien qui leur reste, une humble et ardente espérance.

Qui touche à ce bien sacré, qui risque d’en dissiper une parcelle, désarme la conscience du monde, et dépouille mes misérables. »

Si Georges Bernanos témoigne ici de la force de son romantisme – l’engagement, l’esprit du monde – il ne comprend rien à l’angoisse existentielle de Stefan Zweig face à l’antisémitisme exterminateur.

Il ne mentionne pas non plus dans son article que, quelques jours avant son suicide, Stefan Zweig lui a rendu visite dans sa ferme de la Croix-des-Âmes à Barbacena, au Brésil.

Cela reflète le sentiment de peur qui domine totalement chez Georges Bernanos, une peur inquiète, un tourment incessant quant à la dignité, la fragilité de l’être humain. En ce sens, il est une figure tout à fait française, ancrée dans son époque ; l’existentialisme d’Albert Camus ou de Jean-Paul Sartre ne sont que des sous-produits de la démarche puissante de Georges Bernanos.

Car, avec ses incohérences dues à son romantisme tourné vers le catholicisme, Georges Bernanos a plus de dignité du réel que l’existentialisme cosmopolite, froid et égotique d’Albert Camus ou de Jean-Paul Sartre.

Voici un autre exemple, où Georges Bernanos se demande si, après tout, il n’aurait pas lui-même cédé devant le maréchal Pétain s’il avait été en France à ce moment-là :

« Qui sait si je n’eusse pas été tenté de céder à cette abjecte fascination ?

Oh ! Sans doute, il serait plus avantageux pour mon amour-propre de ne pas faire publiquement une telle hypothèse, mais j’aime mieux scandaliser quelques lecteurs que de parler le langage du pharisien.

Comment pourrais-je juger autrement d’une épreuve où j’ai vu de loin sombrer l’honnêteté, la fierté, le bon sens même d’un si grand nombre de Français auxquels j’étais attaché, en qui j’avais foi ?

J’éprouve un inexprimable dégoût à l’écrire, mais enfin – hélas ! – on ne peut le nier : la France a aimé ce vieillard et son dégoûtant langage, faussement cordial, où se trouvent si bizarrement combinées l’onction du notaire véreux et celle du mauvais prêtre.

Au jour de sa plus grande humiliation, la France a cru se reconnaître en ce Tartuffe centenaire, elle a reçu de lui, avec ses transports de vénération et d’amour, le sacrement de la honte.

J’ignore, j’ignorerai toujours ce que fut à ce moment tragique l’atmosphère de mon pays, je n’ai pas respiré cet air vénéneux, plein de tous les sucs d’une corruption déjà ancienne, prodigieusement accélérée par la débâcle militaire.

Mais je n’ai jamais approché quelqu’un de ceux qui y ont vécu, ne fût-ce que peu de semaines, sans ressentir en leur présence un indéfinissable malaise, comme si je me trouvais devant un être revenu du pays des morts. C’est précisément ce trouble, cette insurmontable répugnance, qui me retient de condamner sommairement certaines faiblesses.

En dépit de tous mes efforts, le mécanisme psychologique m’en échappe, elles me restent absolument étrangères, je ne puis en trouver le principe dans ma conscience. »

Tourner les choses dans tous les sens est prétexte chez Georges Bernanos à une approche mystique, l’empêchant de synthétiser la réalité, mais en même temps il parvient à s’arracher, à s’extraire de ce qui lui semble une voie de garage.

Cette inquiétude permanente, existentielle bien plus qu’existentialiste, et à ce titre franchement expressionniste, en fait tout l’intérêt historique, toute la signification.

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Georges Bernanos et sa rupture objective avec l’Église catholique

De par sa démarche, Georges Bernanos rompait nécessairement avec l’Église catholique comme institution. Il la respecte, comme institution incontournable, mais il développe des thèmes qui s’éloignent des valeurs de celle-ci, appelant à une autonomie spiritualiste tout à fait conforme à l’esprit français historiquement.

Georges Bernanos le sait très bien et dans La lettre aux Anglais, il assume ainsi sa démarche :

« Jusqu’en 1918 la bourgeoisie a pu garder des doutes sur l’authenticité de sa mission apostolique, mais l’avènement du communisme l’a définitivement consacrée – si j’ose dire, d’un cœur plein d’amertume – la véritable Fille aînée de l’Église.

Je l’ai parfois accusée de se servir du Catholicisme au lieu de le servir, et cette formule-là, aussi, est trop sommaire.

Le ralliement à l’Église de l’Ordre a certainement été plus ou moins feint chez les pères, mais les fils l’ont réellement consommé (…).

Il est évidemment regrettable que nos ouvriers aient fini par confier à des avocats marxistes le dossier de leurs revendications. Mais d’abord, s’ils l’avaient confié aux Jésuites, qu’auraient-ils obtenu depuis cinquante ans ?

Lorsque, avant 1888, l’État ne leur reconnaissait aucun droit syndical ou corporatif, où étaient les Révérends Pères ? Ils auraient d’ailleurs décliné cet honneur, non sans raison.

Alors quoi ? De choisir un avocat indigne fait-il qu’une cause soit mauvaise ? Il en fut ainsi pourtant, cette fois. La cause ouvrière s’est trouvée chez nous déconsidérée, discréditée, disqualifiée.

A toutes les revendications du prolétariat, légitimes ou non, la bourgeoisie bien-pensante, d’une seule voix, évoquait le spectre du bolchevisme.

Une augmentation de salaire, une simple réduction des heures du travail, était une menace à la famille, à la religion, à la morale, à l’Église. »

Il s’agit là ni plus ni moins que d’une disqualification de l’Église comme institution dans sa réalité sociale.

Dans le même texte, Georges Bernanos cherche d’ailleurs à modifier le sens de l’humanisme chrétien, le découplant de l’Église comme institution :

« Vous me dites que ces masses sont déchristianisées.

Le sont-elles autant que vous dites ? D’un brave ouvrier parisien qui, sans être jamais allé au catéchisme, se révolte contre l’usage du gaz moutarde en Ethiopie, ou du dévot italien qui l’approuve, lequel est le plus chrétien ? (…)

M. [Gilbert Keith] Chesterton, écrivit jadis que le monde était plein d’idées chrétiennes devenues folles.

Il serait peut-être permis de dire aujourd’hui que le Fascisme, l’Hitlérisme, le Communisme devront apparaître un jour, à la lumière de l’Histoire, ainsi que des déformations monstrueuses de l’antique Idée de Chrétienté.

Des millions d’hommes croient trouver dans le totalitarisme une Foi, une Religion, avec sa mystique, sa morale et ses dogmes ; dans le Parti organisé une Église ; dans le Dictateur omniscient et omnipotent un Pape ou même un Dieu. »

Georges Bernanos a ainsi une lecture « basiste », même s’il prétend être légitimiste. Il exprime clairement un luthérianisme à la française, avec 500 ans de retard. C’est ce qui fait la grandeur et le caractère décalé, historiquement incohérent, de Georges Bernanos.

Son appel aux masses catholiques, comme ici dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, avec ce passage écrit en 1942, se fait au nom d’un positionnement dans l’Histoire. On sort tout à fait du catholicisme traditionnel.

« J’ai cité jadis, dans Les Grands Cimetières sous la lune, une page très caractéristique de Vittorio [en fait Bruno] Mussolini, fils du Duce, officier aviateur italien au cours de la guerre d’Ethiopie. Je la transcris de nouveau ici.

« Je n’avais jamais vu un grand incendie, déclare-t-il, bien que j’aie souvent suivi les autos de pompiers…

C’est peut-être parce que quelqu’un avait entendu parler de cette lacune de mon éducation qu’une machine de la 14e escadrille a reçu l’ordre d’aller bombarder la zone d’Adi-Abo exclusivement avec des bombes incendiaires.

Nous… devions mettre en feu les collines boisées, les champs et les petits villages. Tout cela était très divertissant… À peine les bombes touchaient-elles le sol qu’elles éclataient en fumée blanche et une flamme gigantesque s’élevait pendant que l’herbe sèche se mettait à brûler.

Je pensais aux animaux. Mon Dieu, ce qu’ils couraient !… Lorsque les châssis porte-bombes furent vidés, j’ai commencé à lancer des bombes à la main… C’était très amusant.

Une grande « zariba » entourée de grands arbres n’a pas été facile à atteindre. J’ai dû viser très exactement et je n’ai réussi qu’à la troisième fois. Les malheureux qui s’y trouvaient ont sauté au-dehors lorsqu’ils ont vu leur toit brûler et se sont enfuis comme des fous…

Entourés d’un cercle de flammes, quatre à cinq mille Abyssins sont arrivés à leur fin par asphyxie. On aurait dit l’enfer : la fumée s’élevait à une hauteur incroyable et les flammes coloraient en rouge tout le ciel noir. »

Que le lecteur veuille bien méditer ces pages révélatrices. Il y trouvera peut-être la raison du silence gardé jusqu’à présent par de hautes autorités spirituelles, pourtant très bien informées des atrocités de la guerre nazie.

Comme M. Mussolini a précédé Hitler, c’est la guerre fasciste éthiopienne, bénie par l’épiscopat italien [et donc le Vatican], approuvé par les masses catholiques du monde entier, qui a transmis sont esprit et ses méthodes à la guerre nazie. »

Il est évident ici que Georges Bernanos marque une rupture avec l’Église catholique qui est tout à fait similaire de celle faite par l’Action française : une activité politique autonome par rapport à l’Église aboutit inévitablement à une rupture, sauf lors d’un contexte historique de rupture totale, comme avec l’austro-fascisme ouvertement clérical ou le franquisme en Espagne.

Cependant, Georges Bernanos va dans le sens du contenu spirituel, il va dans le sens de la question de la psychologie, il voit la vie intérieure, mais il ne parvient pas à la synthétiser, d’où ses dénonciations, sa fuite en avant, son style consistant en une perpétuelle remise en cause.

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Georges Bernanos et sa préfiguration de mai 1968

Il est impossible de ne pas voir que, dans les faits, une partie significative du mouvement de mai 1968 correspondait à la démarche de Georges Bernanos. Ce n’est pas tant vrai en raison de la question religieuse, même si la photo où l’on voit le graffiti « Le Christ seul révolutionnaire » sur la Sorbonne, entre des portraits de Lénine et Mao Zedong avec des affiches de l’UJC(ml), est très connue.

C’est surtout vrai en raison de la lecture subjectiviste de la révolte. Lorsque, dans une conférence aux étudiants brésiliens juste avant la fin de la guerre, il parle de :

« La Révolution de la Jeunesse que le monde espère, attend – l’insurrection générale de l’esprit de jeunesse dans le monde »

Il correspond littéralement à un aspect de Mai 1968. Georges Bernanos, en valorisant la vie intérieure, a fait comme Pierre Drieu La Rochelle : il a saisi une dimension tout à fait comprise par le matérialisme dialectique en URSS avec Staline et en Chine avec Mao Zedong, mais nullement par les « marxistes français ».

En ce sens, il est proche de la subjectivité révolutionnaire, de l’esprit de rupture, tout en n’y adhérant pas. Voici également les propos de Georges Bernanos sur la révolte de la jeunesse à venir, dans une interview au Diario, en Juin 1944 :

« Le règne de l’Argent, c’est le règne des Vieux. Dans un monde livré à la dictature du Profit, tout homme capable de préférer l’honneur à l’argent est nécessairement réduit à l’impuissance.

C’est la condamnation de l’esprit de jeunesse. La jeunesse du monde n’a le choix qu’entre deux solutions extrêmes : l’abdication ou la révolution.

[Quelle révolution?]

A mes yeux, il n’y en a qu’une : celle qui commença, il y a bientôt deux mille ans, le jour de la Pentecôte (…).

Pour être d’inspiration capitaliste, les révolutions fascistes n’en étaient pas moins des révolutions, et des révolutions sanglantes. Elles se disaient anticapitalistes, comme elles se disaient chrétiennes, et avec la même imposture.

Tout le monde sait aujourd’hui que la haute finance et la haute industrie ont fait le fascisme, avec la complicité de la monarchie italienne.

Hitler n’a persécuté que le capitalisme juif, au bénéfice du capitalisme national. Quant à la révolution franquiste, mieux vaut ne pas en parler. Franco a tout sacrifié aux puissances d’argent, y compris la Phalange elle-même.

[Et la Russie?]

La Russie léniniste était anticapitaliste et antimilitariste (…). Si les événements suivent leur cours, la Russie sera bientôt la plus grande puissance capitaliste du monde (…). Ces étiquettes différentes [capitalisme d’État et capitalisme privé] recouvrent la même marchandise – l’absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire et naturaliste. »

Ces propos correspondent à toute une vision du monde de la petite-bourgeoisie en mai 1968, notamment des étudiants. La protestation contre la société de consommation a pu tourner en certains cas dans une dénonciation du mode de production capitaliste, mais elle a pu également basculer dans un idéalisme petit-bourgeois rejetant l’État, la société et la production de masse.

Georges Bernanos

Lorsque Georges Bernanos considère que « la France doit au monde révolution », il retranscrit par avance un sentiment général extrêmement partagé en France. Mai 1968 est également à la convergence de l’approche de Georges Bernanos, des critiques catholique ainsi que petite-bourgeoise gauchiste de la guerre d’Algérie.

Les hippies américains prolongeant leur démarche jusqu’à la Silicon Valley et les ingénieurs geeks ou hipsters relèvent nettement, d’une manière ou d’une autre, d’une démarche générale dont Georges Bernanos a cherché à théoriser le fondements.

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Georges Bernanos : la droite, la gauche, la France

On aura compris que Georges Bernanos a poursuivi une carrière hautement incohérente, avec d’un côté une exigence qui aura persisté, de l’autre un positionnement particulièrement changeant, témoignant de sa quête d’un contenu qu’il ne parvenait pas à trouver.

C’est cela qui explique que, par exemple dans Scandale de la vérité, il puisse affirmer :

« Des hommes comme Drumont ou Péguy n’ont rien de commun avec ce qu’on appelle aujourd’hui les gens de droite. »

Dire cela, c’est à la fois faux car tant Edouard Drumont que Charles Péguy relève de la droite, au sens qu’ils ne font pas partie ni du mouvement ouvrier, ni des républicains, et vrai au sens où ces deux auteurs préfigurent l’idéalisme fasciste et son anticapitalisme romantique.

Georges Bernanos

Georges Bernanos, de fait, a échoué à être un fasciste dans son époque, car il correspondait au fascisme français, qui n’a pas pu émerger directement en raison de la mortalité de la première guerre mondiale, s’affirmant par conséquent dans un foisonnement incessant durant les années 1920-1930 (de Georges Valois aux planistes, etc.).

S’il rompt d’ailleurs avec l’Action française, cela ne l’empêcha pas, dans les années 1920, de tenir des conférences pour elle. Il fait partie de l’intelligentsia catholique et monarchiste et par cette raison même, il représente une sorte de fascisme spiritualiste tentant de préfigurer un idéalisme pour la suite, avec la dénonciation des robots, du monde moderne, etc.

En cela, il est Français et il ne s’est jamais départi d’un nationalisme français de type racialiste, tout en relativisant la prédominance d’une « race » sur une autre, au nom de la nation justement.

Au début de l’année 1942, dans Race contre nation, il dit ainsi au sujet de la seconde guerre mondiale :

« La guerre actuelle m’apparaît de plus en plus comme une guerre des races contre les nations.

Je ne méprise nullement l’idée de race, je me garderais plus encore de la nier. Le tort du racisme n’est pas d’affirmer l’inégalité des races, aussi évidente que celle des individus, c’est de donner à cette inégalité un caractère absolu, de lui subordonner la morale elle-même, au point de prétendre opposer celle des maîtres à celle des esclaves.

S’il existe une morale des maîtres, elle ne saurait se distinguer de l’autre que par l’étendue et la sévérité de ses exigences, mais l’esprit public est tombé si bas, même chez les chrétiens, que le mot de maître évoque instantanément l’idée de sujétion, non de protection. »

On reconnaît le romantisme catholique qui voit en le maître un « protecteur », conformément à la lecture totalement idéalisée du moyen-âge.

On reconnaît l’exigence du spiritualisme qui transcende même les préjugés raciaux : c’était là une « faiblesse » dans la dynamique du fascisme catholique par rapport au fanatisme des fascismes ouvertement racistes, racialistes.

Et ce spiritualisme est toujours, chez Georges Bernanos, national. C’est d’ailleurs cela qui empêche Georges Bernanos de passer au marxisme. Il attribue aux nations non pas des caractéristiques psychologiques faisant partie d’une humanité s’unifiant, mais des propriétés intrinsèques, comme dans cette La lettre aux Anglais datant de la seconde guerre mondiale :

« Anglais, vous êtes un peuple de navigateurs, de commerçants. Nous sommes un peuple de paysans, nous sommes, pour reprendre le mot de Péguy, une paysannerie militaire (…).

L’avènement de l’Ordre capitaliste, la dictature de l’économique, a été pour nous un coup très rude. »

C’était nécessaire, parce que Georges Bernanos avait besoin du moyen-âge pour son anticapitalisme, tout comme du catholicisme pour son spiritualisme. La véritable France ne pouvait donc qu’être paysanne par conséquent, opposée à la modernité dans sa substance même.

Ce qui fait qu’en 1944-1945, Georges Bernanos espère un avènement littéralement fasciste de la Résistance, en quoi déjà depuis l’émergence de Charles de Gaulle. Dès décembre 1942, Georges Bernanos titre un passage du Chemin de la Croix-des-Âmes :

« Il ne faut plus que la France se rendorme »

Les titres des articles de cette époque de Georges Bernanos sont révélateurs de cet idéalisme :

« Français, ô Français, si vous saviez ce que le monde attend de vous ! »

« Dans un monde malade où triomphe l’homme-robot, la France donnera-t-elle le signal de l’insurrection de l’esprit ? »

« Face au totalitarisme marxiste et à ses valets les intellectuels-de-masse, nous sommes décidés à ne pas sacrifier l’homme »

Dans ce dernier article, il commence en disant :

« La contre-civilisation de la matière ne peut plus trouver son salut que dans le marxisme.

Ou, pour mieux dire, un salut provisoire, un sursis. Car le marxisme n’est que son avant-dernière expérience. La dernière sera la bombe atomique. »

L’article intitulé

« La civilisation des machines a produit l’Etat-robot qui broie les classes et les hommes »

se conclut par :

« La classe ouvrière croit se servir de l’Etat-robot, alors qu’elle s’y asservit et nous y asservit avec elle. Il ne s’agit plus de s’attendrir sur le monde, mais de le sauver. »

En Juin 1944, dans Le génie de la liberté, qu’on retrouve dans Chemin de la Croix-des-Âmes, Georges Bernanos interprète la Résistance française avec le même regarde mystique que les collaborateurs regardaient le régime pétainiste.

« Depuis quatre ans, j’ai souhaité plus d’une fois me rapprocher de ceux qui, en Angleterre ou en Afrique, maintenaient l’honneur, le prestige et l’autorité de la France (…).

Nous devons cette fidélité, non pas seulement à notre pays, mais à des millions d’hommes épars sur toute la terre, et pour lesquels la Résistance française n’est pas seulement un chapitre plus ou moins émouvant de ce qu’on appelle la guerre des démocraties, mais un phénomène indépendant, dont les conséquences se développeront tôt ou tard sur un autre plan de l’Histoire.

On pourrait dire sans exagération que ce n’est pas la guerre des démocraties qui donne un sens à la Résistance française, mais plutôt que la Résistance française donne un sens à la guerre des démocraties.

Ce que j’écris ici avec assurance paraîtra demain évident à tout le monde, amis ou ennemis. Certes, il y a d’autres résistances que la Résistance française, il y a beaucoup d’autres martyrs que les nôtres.

Mais, si honorables qu’elles soient, les résistances polonaise, tchèque, norvégienne, serbe ou grecque n’inspirent que de l’admiration. Elles sont des faits de guerre, qui prendront fin avec la guerre elle-même.

Au lieu que la Résistance française remplit des millions de coeurs d’une espérance presque religieuse, d’une sorte de pressentiment sacré (…).

Des millions d’hommes disaient : « La Résistance française », et leurs coeurs répondaient en écho : « La Révolution française ». (…).

La Résistance française n’est pas la Révolution française, elle l’annonce. Elle fait mieux que de l’annoncer, elle la rend possible et nécessaire. Elle réunit toutes ses forces pour tenir ouvertes les colossales portes de bronze par où va s’élancer bientôt, casque en tête et torche en main, le Génie de la Liberté. »

C’était évidemment absurde et dès juillet, Georges Bernanos déchante. Il explique que la Résistance aurait été, comme 1789, une possibilité d’unir tous les Français, 1789 ayant été selon lui un mouvement historique « d’inspiration religieuse »… Niant ainsi totalement les faits :

« 89, c’est Péguy, 93, c’est Maurras ou Lénine. »

Georges Bernanos aura été romantique jusqu’au bout, et en même temps un petit-bourgeois jusqu’au bout, incapable d’assumer le principe de transformation, de victoire des exigences, au nom d’une posture de rejet spiritualiste.

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Georges Bernanos contre la civilisation des machines

En écrivant La France contre les robots en 1946, Georges Bernanos tentait de formuler de manière lyrique une lecture paranoïaque petite-bourgeoise qui ressemble point pour point à une démarche en fait déjà effectuée de par le passé par Pierre Drieu La Rochelle.

La différence est que Pierre Drieu La Rochelle en appelle au corps, tandis que Georges Bernanos en appelle à l’esprit. On lit ainsi dans La France contre les robots :

« Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer.

Pour le répéter une fois de plus, l’hypothèse est-elle définitivement à rejeter d’une crise profonde, d’une déviation, d’une perversion de l’énergie humaine ? »

On a ici la même posture d’une dénonciation à la fois des masses et de la quantité, au nom d’une élite et de la qualité ; on a le même rejet petit-bourgeois du développement des forces productives.

On a la même dénonciation de la démocratie, de la tyrannie des masses sur la réalité, aux dépens de l’esprit qui est censé gouverner.

«  La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité.

Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre.

J’ai déjà dit, je dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le bourreau n’aura pas noué sous mon menton la cravate de chanvre : un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble.

La Force fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle engendre l’esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs.

La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre.

Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales. Il est fou de confier au Nombre la garde de la Liberté.

Il est fou d’opposer le Nombre à l’argent, car l’argent a toujours raison du Nombre, puisqu’il est plus facile et moins coûteux d’acheter en gros qu’au détail.

Or, l’électeur s’achète en gros, les politiciens n’ayant d’autre raison d’être que de toucher une commission sur l’affaire.

Avec une radio, deux ou trois cinémas, et quelques journaux, le premier venu peut ramasser, en un petit nombre de semaines, cent mille partisans, bien encadrés par quelques techniciens, experts en cette sorte d’industrie.

Que pourraient bien rêver de mieux, je vous le demande, les imbéciles des Trusts ?

Mais, je vous le demande aussi, quel régime est plus favorable à l’établissement de la dictature ?

Car les Puissances de l’Argent savent utiliser à merveille le suffrage universel, mais cet instrument ressemble aux autres, il s’use à force de servir.

En exploitant le suffrage universel, elles le dégradent. L’opposition entre le suffrage universel corrompu et les masses finit par prendre le caractère d’une crise aiguë.

Pour se délivrer de l’Argent – ou du moins pour se donner l’illusion de cette délivrance – les masses se choisissent un chef, Marius ou Hitler. Encore ose-t-on à peine écrire ce mot de chef. Le dictateur n’est pas un chef.

C’est une émanation, une création des masses.

C’est la Masse incarnée, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction.

Ainsi, le monde ira-t-il, en un rythme toujours accéléré, de la démocratie à la dictature, de la dictature à la démocratie, jusqu’au jour… »

Ce qui est frappant, c’est que dans La France contre les robots, Georges Bernanos fournit une analyse de la situation mondiale qui est exactement la même que celle du national-socialisme allemand en 1944 :

« Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions soviétiques sinon marcher main dans la main – il s’en faut ! – du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance (…).

Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique (…).

Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable soumise à la loi des grands nombres, on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent.

Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »

C’est l’idéologie de la dystopie, comme Rhinocéros d’Eugène Ionesco, 1984 de de George Orwell ou Le meilleur des mondes de Aldous Huxley, avec la mise en valeur de l’individu « unique » cherchant à se préserver coûte que coûte contre une uniformisation qui est celle des masses.

C’est l’expression de la petite-bourgeoisie qui sent qu’elle se fait broyer par le développement historique des forces productives ne laissant plus que face à face la bourgeoisie et le prolétariat.

Pour cette raison, Georges Bernanos adopte la posture « élémentaire » propre au fascisme. Il n’a pas de programme, pas de principes, pas de solution. Tout est dans l’attitude, le comportement, la manière de sentir les choses.

La réalisation est attribuée à une forme mystique, résumée en « la France », parée de toutes les qualités par nature et capable, de par cette nature, de révolutionner le rapport aux choses. C’est une véritable mystique nationaliste, avec comme base une dénonciation romantique de la réalité.

Dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, du nom de l’endroit où se trouvait sa ferme au Brésil, Georges Bernanos explique ainsi en 1942 :

« Un professeur [de la faculté de droit de Rio de Janerio, Hermes Lima, qui regrettait que Georges Bernanos se limitait à un vague « Tôt ou tard triomphera du Fer et de l’Or la douce et laborieuse patience de l’homme »] me reprochait l’autre jour de ne pas avoir de programme, comme si chaque citoyen était tenu d’avoir dans sa poche, avec son diplôme de bachelier, un plan de reconstruction générale du monde (…).

Ce n’est pas ma tâche de reconstruire le monde, mais je sais parfaitement comment il s’est détruit. Le monde moderne était tombé entre les mains des techniciens, il a servi de sujet d’expérience aux techniciens.

Les techniciens faisaient les expériences, mais c’étaient les véritables maîtres du monde moderne, les tout-puissants contrôleurs des marchés du blé, du fer, de la houille ou du pétrole, qui, sur toute la surface du globe, finançaient les techniciens de la révolution noire, blanche ou rouge.

Ambitieuse d’organiser la vie, la technique n’a réussi qu’à organiser la plus grande, la plus prodigieuse entreprise de destruction des valeurs spirituelles et des biens matériels que l’Histoire ait jamais connue.

C’est qu’on n’essaie pas impunément de substituer la technique à la vie. La Technique n’est pas la Vie.

Je sais qu’une telle vérité n’est pas encore mûre, qu’un grand nombre de ceux qui liront ces lignes hausseront les épaules, se refuseront à faire l’effort nécessaire pour penser par eux-mêmes, penser librement, avec leur propre cerveau, non pas avec le cerveau mécanique de leur poste de radio.

Ils me croiront ennemi de de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu’ils font ouvertement le projet de dominer non seulement matériellement, mais spirituellement, le monde, de contrôler les forces spirituelles du monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une « métatechnique », capable de tromper la naïveté des professeurs et qui a bien pu aussi enflammer jadis l’imagination des moujiks dans l’ancienne Russie de Lénine, mais qui doit faire sourire n’importe quel Français, héritier de Montaigne et de Pascal.

Nous savons que, un certain point dépassé, chaque nouvelle usurpation de la technique se paie d’un accroissement du pouvoir de l’État, de la perte d’une liberté.

La vocation spirituelle de mon pays est de dénoncer ce scandale. Nous ne sommes pas nés pour être les esclaves de personne, nous ne commettrons pas le crime de préférer la Technique à la Liberté. »

Par là même, Georges Bernanos est contre tout parti, toute vision du monde ; il revient à la « France » comme entité de résoudre les problèmes. Par là même, il développe une mystique accessible et dont on peut s’inspirer, une sorte de romantisme ayant sombré en fondamentalisme.

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Georges Bernanos et sa remise en cause de l’antisémitisme

En 1944, dans Chemin de la Croix-des-Âmes, Georges Bernanos fit son mea culpa sur l’antisémitisme. Il ne s’agit cependant pas d’une autocritique, mais d’un déplacement de son idéalisme : les robots et la technique remplacent désormais la fonction qu’avait la « banque juive ».

Voici les propos qu’il tient pour parer à toute accusation d’antisémitisme, cherchant visiblement à s’extirper, avec plus ou mois de succès, d’une cage mentale où il s’était confiné :

« J’ai reçu quelques lettres extrêmement touchantes de certains compatriotes juifs qui me reprochent d’avoir écrit que l’esprit juif et l’esprit allemand avaient entre eux une profonde affinité. Je regrette de les avoir peinés, c’est tout ce que je peux dire.

Aller plus loin serait déformer ma pensée, j’aime mieux la préciser encore aujourd’hui, même si je risque d’aggraver ainsi le malentendu, car je respecte trop la sincérité de mes sympathiques contradicteurs pour leur sacrifier la mienne.

Il y a une question juive. Ce n’est pas moi qui le dis, les faits le prouvent.

Qu’après deux millénaires le sentiment raciste et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n’ait paru trouver extraordinaire qu’en 1918 les Alliés Victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus et la dispersion des vaincus n’a pas résolu le problème ?

Ceux qui parlent ainsi se font traiter d’antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l’a déshonoré à jamais (…). Je ne suis pas antisémite – ce qui d’ailleurs ne signifie rien, car les Arabes aussi sont des sémites. Je ne suis nullement antijuif (…).

Je ne suis pas antijuif, mais je rougirais d’écrire, contre ma pensée, qu’il n’y a pas de problème juif, ou que le problème juif n’est qu’un problème religieux. Il y a une race juive, cela se reconnaît à des signes physiques évidents.

S’il y a une race juive, il y a une sensibilité juive, une pensée juive, un sens juif de la vie, de la mort, de la sagesse et du bonheur.

Que ces traits communs – sociaux ou mentaux – soient plus ou moins accusés, je l’accorde volontiers. Ils existent, voilà ce que j’affirme, et, en affirmant leur existence, je ne les condamne ni ne les méprise.

Il en est qui s’accorde mal avec ma propre sensibilité, mais je n’en sais pas moins qu’ils appartiennent au patrimoine commun de l’humanité, qu’ils maintiennent dans le monde la tradition et l’esprit de la plus ancienne civilisation spirituelle de l’Histoire.

De ce qui précède, les imbéciles concluront que je suis raciste. N’importe ! Je ne suis nullement raciste pour affirmer qu’il existe des races.

Le racisme condamné par l’Église est l’hérésie qui prétend distinguer entre les races supérieures par essence et les autres inférieures destinées à servir les premières, ou à être exterminées par elle. Ce racisme du nazisme allemand ou du Ku Klux Klan américain n’a jamais été, pour un Français, qu’une monstruosité dégoûtante.

Il n’existe pas de race française. La France est une nation, c’est-à-dire une œuvre humaine, une création de l’homme ; notre peuple, comme le peuple brésilien, est est composé d’autant d’éléments divers qu’un poème ou une symphonie.

Mais il y a une race juive. Un Juif français, incorporé à notre peuple depuis plusieurs générations, restera sans doute raciste, puisque toute sa tradition morale ou religieuse est fondée sur le racisme, mais ce racisme s’est humanisé peu à peu, le Juif français est devenu un Français juif ; ses vertus héréditaires, comme les nôtres, sont désormais au service de la nation.

J’ai écrit que le génie juif est un génie de contradiction, de refus. Honneur à qui refuse le reniement, honneur à qui dit « non ! » à la servitude, à la honte, à la Kollaboration.

Ainsi la France a presque toujours rempli envers les Juifs, sortis des immenses, des inépuisables réservoirs juifs de l’Europe centrale et orientale pour entrer dans notre vie nationale, sa mission d’assimilatrice, de réconciliatrice, d’initiatrice. »

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L’antisémitisme forcené de Georges Bernanos

Georges Bernanos a tenté de trouver une voie « révolutionnaire », puisque le maurassisme avait échoué. Il s’essaya à deux lignes, successivement, censé apporter une dynamique spirituelle et révolutionnaire, une révolte contre un système assimilé d’abord à l’argent, ensuite aux machines.

La première fut donc un antisémitisme acharné, d’autant plus virulent qu’il était intellectualisé et rendu « propre » par une pensée française « rationnelle ». Même Adolf Hitler était considéré comme un faux antisémite, qui n’irait pas assez loin !

Georges Bernanos était antisémite, d’un antisémitisme compris comme une opposition à l’argent, directement associé ou plutôt assimilé aux Juifs. Son antisémitisme permettait une critique de l’économie dans le sens d’une restauration monarchiste : c’est un anticapitalisme romantique.

Le sous-titre de La Grande Peur des bien-pensants, publié en 1931, est ainsi Edouard Drumont, l’auteur de « La France juive ». C’est un éloge de ce théoricien de l’antisémitisme de la fin du 19e siècle, ce fanatique de l’abjection racialiste :

« De cette solitude qui menace les derniers hommes libres, Drumont a eu le pressentiment. Son œuvre entière où l’on a cru voir parfois l’expression d’un pessimisme foncier respire une sorte de terreur physique, charnelle, à peine réprimée par une volonté magistrale, et parfois délivrée par le rire.

C’est pourquoi elle paraît dans notre littérature un témoignage unique. Nulle part ailleurs en effet on ne rencontre alliée à l’expérience la plus riche des événements et des êtres, à un sens aussi exceptionnel de l’histoire, une imagination presque sauvage à force de sincérité, qui a le naturel et pour ainsi dire la gaucherie de l’enfance, toute la puissance de l’instinct. »

L’immense mérite qu’aurait Edouard Drumont aurait été incompris, car il se serait situé entre deux périodes historiques, au contraire de Charles Maurras qui avait su avancer victorieusement avec l’Action française et « la prodigieuse entreprise de redressement national, poursuivie sans trêve, sans merci, avec une incroyable, une effrayante faculté d’espérer contre tous et contre tout ».

Quant à « La France juive », Georges Bernanos en fait un manifeste :

« La France juive parut dans les derniers jours du printemps de l’année 1886. Aucune analyse ne saurait donner l’idée de ce livre magique (…). Livre comparable à un très petit nombre, livre presque unique par on ne sait quel grondement intérieur, perceptible à mesure, de chapitre en chapitre, et qui, en dépit des sourires sceptiques ou de l’ennui, finit par résonner dans notre propre poitrine, en arrache un long soupir. »

Le très long essai est un appel à l’engagement, où l’antisémitisme s’appuie sur des citations d’auteurs antisémites, surtout Edouard Drumont, pour participer à la tentative de former un état d’esprit, à la fois catholique et très violemment anti-démocratique.

C’est cette exigence pour l’état d’esprit qui va l’amener à écrire Les grands cimetières sous la lune, en 1938. Installé aux Baléares, Georges Bernanos voit la guerre civile du côté franquiste et cela lui déplaît : la « reconquista » est trop sanglante et ne met pas assez en avant la dimension existentielle, spirituelle.

C’est prétexte pour lui à de très nombreuses digressions – la guerre civile n’est qu’un prétexte à quelques remarques, en pratique – dont la forme, décousue, passant d’une thème à un autre, est purement romantique.

La dimension contemplative, à l’écart de la politique dans l’esprit du Stello d’Alfred de Vigny, est assumée ouvertement :

« Les Réformateurs ne se soucient nullement de moi, et ils ont bien raison. Je n’en suis que plus à l’aise pour les regarder, à contre-jour, du fond de mon obscur destin. »

Georges Bernanos représente très clairement un spiritualisme catholique, à la fois antisémite et réactionnaire, tentant une critique romantique de la société, un chemin qui serait purement français :

« La première Réforme, celle de Lénine, exécutée dans les conditions les plus défavorables, gâtée par la névrose juive, perd peu à peu son caractère.

Celle de M. Mussolini, d’abord unanimiste et sorélienne, aussi diverse d’aspect que le puissant ouvrier qui en avait poursuivi si longtemps l’image à travers les manuels élémentaires de sociologie, d’histoire, d’archéologie, toute clinquante d’une antiquité de bazar, avec son air de farce héroïque, sa gentillesse populaire, coupée d’accès de férocité, son exploitation cynique et superstitieuse d’un catholicisme d’ailleurs aussi vide et somptueux que la basilique Saint-Pierre, n’était sans doute que la réaction d’un peuple trop sensible aux premiers symptômes de la crise imminente.

Quelques années plus tôt, à travers des lieues et des lieues, la tempête russe ne l’avait-elle pas jeté dans les convulsions ? L’orage wagnérien [allusion au nazisme] qui se formait au centre de l’Europe devait exciter plus gravement encore ses nerfs (…).

Le comportement de l’Italie nouvelle devant le terrible Enchanteur [c’est-à-dire Adolf Hitler] est exactement celui de l’inverti en face du mâle.

Il n’est pas jusqu’à l’adoption du pas de l’oie, par exemple, qui n’évoque irrésistiblement certaines formes du mimétisme freudien.

Que dire ? Lénine ou Trotsky ne furent que les prophètes juifs, les annonciateurs de la Révolution allemande, encore dans les nuées du Devenir. »

On reconnaît là une approche spécifique aux années 1930. Les spiritualistes, comprenant la dimension culturelle et de civilisation du communisme, paniquent et cherchent une voie spécifique, pour eux « nationale », unique, particulière, comme solution permettant d’éviter une crise totale inéluctable, un effondrement de l’idéologie dominante.

L’Allemagne nazie les fascine et leur semble incontournable de par sa dynamique. En ce sens, pour Georges Bernanos, elle n’est pas tant un ennemi qu’un concurrent. C’est ce qui l’amènera à amèrement constater que :

« Hitler a déshonoré l’antisémitisme. »

Dans La lettre aux Anglais, il dit dans le même ordre d’idée, en 1940 :

« A vous avouer le fond de ma pensée, je n’ai jamais cru à la sincérité de l’antisémitisme hitlérien.

M. Hitler s’est servi de l’antisémitisme, comme de l’anticommunisme, pour corrompre l’opinion européenne, la diviser, la dissocier, fournir aux peuples ses futures victimes, des thèmes de guerre civile.

Le jour venu, il réabsorbera ses Juifs, et réorganisera la Banque juive, il en fera une institution nationale allemande. Nous verrons là une nouvelle et inédite de Kollaboration. »

Ces propos – terrifiants quand on pense à la Shoah qui va se dérouler – montre bien que l’antisémitisme de Georges Bernanos symbolise un anticapitalisme romantique.

L’antisémitisme était pour Georges Bernanos une lettre de noblesse ; cela ne devait pas être une obsession, mais une valeur primordiale, permettant un rejet idéologique et culturel du monde moderne, avec une base purement réactionnaire, anti-futuriste.

Or, le national-socialisme se veut non seulement élémentaire, mais qui plus est modernisateur, conquérant. Cela ne convient pas à Georges Bernanos, et cela l’amène à prévoir les massacres de l’Allemagne nazie de manière tout à fait précise quant à l’esprit.

Il dit ainsi, dans Les grands cimetières sous la lune, avec un lyrisme précis, une tournure puissante, une capacité de saisie intellectuelle brillante, un écriture raffinée :

« Cher monsieur Hitler, l’espèce d’héroïsme que vous forgez dans vos forges est de bon acier, nous ne le nions pas.

Mais c’est un héroïsme sans honneur, parce qu’il est sans justice. Cela ne vous apparaît pas encore, car vous êtes en train de dissiper les réserves de l’honneur allemand, de l’honneur des libres hommes allemands.

L’idée totalitaire est encore servie librement par des hommes libres, leurs petits-fils ne connaîtront plus que la discipline totalitaire. Alors les meilleurs d’entre les vôtres tourneront leurs yeux vers nous, ils nous envieront, fussions-nous vaincus et désarmés. Cela n’est pas du tout une simple vue de l’esprit, cher monsieur Hitler. Vous êtes justement fier de vos soldats. Le moment approche où vous n’aurez plus que des mercenaires, travaillant à la tâche.

La guerre abjecte, la guerre impie par laquelle vous prétendez dominer le monde n’est déjà plus une guerre de guerriers. Elle avilira si profondément les consciences qu’au lieu d’être l’école de l’héroïsme elle sera celle de la lâcheté.

Oh ! bien sûr, vous vous flattez d’obtenir de l’Église toutes les dispenses qu’il vous plaira. Détrompez-vous.

Un jour ou l’autre, l’Église dira non à vos ingénieurs et à vos chimistes. Et vous verrez à son appel surgir de votre propre sol – oui, de votre sol allemand –, de votre propre sol et du nôtre, de nos vieilles terres libres, de la renaissante chrétienté, une nouvelle chevalerie, celle que nous attendons, celle qui domptera la barbarie polytechnique comme elle a dompté l’autre, et qui naîtra comme l’autre du sang versé à flots des martyrs. »

Cela rapproche indubitablement Georges Bernanos de Pierre Drieu La Rochelle, qui pareillement raisonnait sur la guerre en termes de chevalerie et non pas de destruction, conquête, etc., reflétant ici les contradictions purement romantiques et petites-bourgeoises.

>Sommaire du dossier

Georges Bernanos et «la trahison du maurrassisme»

Ainsi, Georges Bernanos fait clairement partie de cette génération forgée par l’Action française, et dont Pierre Drieu La Rochelle dira que la disparition durant la guerre a été la cause de la non-affirmation d’un courant fasciste au sens strict en France juste après 1918.

Georges Bernanos, qui a fait partie de cette tradition, ne voit plus de perspectives en 1918. Il est ainsi déjà post-fasciste alors que le fascisme ne s’est pas encore élancé. Il abandonne la politique, devenant inspecteur des assurances pour subvenir aux besoins de son couple.

Il devient par contre un intellectuel en tant que tel, en publiant Sous le soleil de Satan en 1926. Grand succès grâce à la promotion faite par son ami Léon Daudet (également témoin de son mariage) dans l’Action française (les 7 et 26 avril) ; l’œuvre est pétrie d’un catholicisme mystique, avec une prose littéralement expressionniste.

Georges Bernanos est alors une figure idéologique et culturelle des conservateurs et catholiques ; il se voit proposer dès 1927 la légion d’honneur, qu’il refuse. Il rejoint en 1931, comme responsable de la page littéraire, Le Figaro qui appartient au milliardaire fasciste François Coty, qui arrose les organisations d’extrême-droite.

Cependant, on peut y lire des articles assassins sur Charles Maurras, qui répondit tout aussi férocement dans l’Action française, alors que Léon Daudet définira Georges Bernanos comme un « suce-pieds grandiloquent ».

Georges Bernanos

L’année 1932, Georges Bernanos rompit avec Le Figaro ; en juillet 1933, il a un grave accident de moto ; en 1934, il s’installa aux Baléares, en 1938 au Brésil. Georges Bernanos fut ainsi, même s’il fut reconnu comme un grand écrivain, immédiatement marginalisé.

L’échec de sa situation, il l’attribue à l’incapacité de Charles Maurras d’assumer la direction d’une vague révolutionnaire ; il a la même position que Pierre Drieu La Rochelle. Voici comment il présente sa vision des choses dans Scandale de la vérité, en janvier 1939 :

« La génération à laquelle appartient M. Maurras déjà sombre dans les ténèbres et dans l’oubli (…).

Si le nom de M. Maurras revient sans cesse sous ma plume, c’est qu’il est probablement le seul des grotesques nationaux à mériter d’occuper un moment la pensée d’un Français, en ces jours de honte.

Loin de ressentir à son égard rien qui ressemble à la haine, le seul sentiment que m’inspire son mystérieux, son exceptionnel destin n’est pas loin d’être celui d’une sorte de terreur sacrée.

Sur tout ce qui touche à ses préjugés ou ses rancunes, je tiens évidemment sa parole pour moins que rien, mais je crois sincères les contradictions qui l’animent.

Il admire la France, la Monarchie, l’Église avec une lucidité déchirante, une jalousie féroce, sans espoir d’aller jamais au-delà d’une convoitise désespérée, comme l’impuissant une maîtresse, qu’il ne souhaite même plus d’étreindre (…).

Il n’y a pas de mystique royaliste à l’Action française, c’est vrai ; nous le savons. Mais il y a une mystique maurrassienne, une mystique de la personne de M. Maurras.

Certes, la doctrine de M. Maurras mérite l’estime de n’importe quel Français ayant le respect des choses de l’esprit, mais c’est la mystique maurrassienne qui fait les fonds (…).

J’ai le droit de parler comme je fais. Ce n’est pas la pensée de M. Ch. Maurras qui m’a rallié à la Monarchie.

Je n’ai jamais été républicain. J’ai cru, à seize ans, qu’il était l’homme du coup de force, qu’il descendrait dans la rue. Je l’ai cru parce qu’il me l’affirmait, qu’il ne cessait pas de l’affirmer. Je ne le tiens pas pour un lâche.

Je dis qu’aucun politicien n’a exploité avec moins de vergogne l’image d’un risque qu’il était bien décidé à ne pas courir. Cela me suffit.

Je distingue volontiers entre M. Maurras et M. Jaurès. Il n’en est pas moins vrai que leurs destinées politiques se ressemblent.

Tous deux humanistes, tous deux professeurs, également ignorants ou secrètement dédaigneux du vrai peuple, également experts à parler le langage de l’action, à noyer l’action réelle dans la phraséologie de l’action, à l’amortir, à l’étouffer, à la prendre toute vivante dans un minutieux réseau d’objections pertinentes, de réserves judicieuses, d’ironies, d’indignations feintes, de dénigrements méthodiques, le premier a brisé l’élan syndicaliste, poussé peu à peu son parti dans le cul-de-sac de l’union des gauches comme le second jette le sien dans l’impasse de l’union des droites (…).

La trahison du maurrassisme est d’avoir laborieusement fourni à ces médiocres, pièce par pièce, un dossier facile à plaider, d’innombrables prétextes à révision, les moyens de droit d’une interminable procédure.

La société moderne est à refaire. La société française est à refaire, et la trahison du maurrassisme a été de lui persuader qu’il n’en était rien, qu’elle pouvait parfaitement servir telle quelle, grâce à la Monarchie, bien entendu.

Et ce disant, il trahissait aussi la Monarchie, ou du moins il trahissait l’image que les jeunes Français devraient se faire d’elle, de l’œuvre à entreprendre, à réaliser par elle, car l’œuvre de la Monarchie est précisément de refaire la société française, ou pour tout dire de notre espoir, de notre volonté, de notre détermination sans retour, de notre décision irrévocable, – elle est plus précisément encore de refaire avec la Monarchie une Chrétienté française. »

>Sommaire du dossier

Georges Bernanos et la déception de 1918

Georges Bernanos n’avait aucunement conscience du processus de dénonciation romantique du monde auquel il appartenait. Comme Pierre Drieu La Rochelle, il fonçait tête baissée. Et comme Pierre Drieu La Rochelle, d’ailleurs, l’émergence de son romantisme naît aussi de la dénonciation de la figure tutélaire, Charles Maurras.

En pratique, Georges Bernanos, né en février 1888, s’inscrit aux Camelots du roi de l’Action française en décembre 1908, alors que ceux-ci mènent le coup de poing dans le quartier latin à Paris.

Il fut dans ce cadre condamné à cinq jours de prison pour les échauffourées de plusieurs semaines contre le professeur d’histoire Amédée Thalamas, la Sorbonne étant prise d’assaut, le professeur fessé en plein amphithéâtre, le ministère de la justice occupé, etc.

Le coup d’éclat des monarchistes se place dans le cadre d’une opération de mise en valeur de Jeanne d’Arc datant de la fin du 19e siècle et culminant ici dans le culte à la fois nationaliste et catholique de cette « sainte ».

Georges Bernanos

Georges Bernanos est ici un ultra, un agité, au point d’ailleurs que l’Action française le fait passer en « conseil de guerre » pour sa participation à une tentative de restauration monarchique au Portugal ; il devint en septembre 1913 le rédacteur en chef de hebdomadaire de l’Action française à Rouen : L’Avant-Garde de Normandie.

Il y polémique avec le philosophe Alain professeur de lycée à Rouen, d’esprit radical (et antifasciste avant de passer au pacifisme pro-antisémite), rencontre sa future femme descendant d’un des frères de Jeanne d’Arc.

La première guerre mondiale vient interrompre sa vie politique et, réformé, il parvient à revenir dans l’armée, étant blessé et ayant plusieurs citations.

Le retour est cependant un traumatisme. Il était parti à la guerre pétri de l’esprit de Charles Péguy, voyant une formidable mobilisation populaire : il espérait qu’elle se prolongerait, qu’elle renouvellerait le pays. L’amertume le poursuivra toute sa vie.

Dans La France contre les robots, en 1947, il regrette ainsi le manque de clairvoyance des soldats qui se sont sacrifiés au front de la guerre de 1914-1918 :

« Les pieds enracinés dans l’argile gluante, le dos gelé par la pluie, la paume de la main brûlée par le canon du fusil, l’épaule meurtrie par la crosse, avec en face d’eux un coin de bois quelconque, couronné d’une vapeur bleue, et qui crache du feu par tous ses trous d’ombre, ils n’eussent, pour rien au monde, boudé à la besogne.

Mais, six semaines après l’armistice, ils ne comprenaient pas que la France pût encore avoir besoin d’eux. Il ne prenaient déjà pas la paix au sérieux ; je crois qu’ils ne l’ont jamais respectée.

Ils étaient aussi dégoûtés que moi du carnaval de l’après-guerre, ils regardaient avec le même dégoût les gorilles d’affaires américains liquidant les stocks, les ogresses internationales escortées de leurs gigolos, mais ils n’éprouvaient nullement le besoin de délivrer la France de cette ordure, ils n’en avaient nullement envie, voilà le malheur.

Leur dégoût pour ces millions de jeunes cyniques, avides de jouir, et qui mettaient le pays à l’encan, était plutôt jovial, sans colère et sans haine ; on aurait même cru volontiers qu’il ne leur déplaisait pas de voir l’Arrière, ce fameux « Arrière » dont le Bulletin des Armées leur avait si souvent vanté « le Moral » – l’Arrière tiendra ! – donner ainsi la mesure de sa profonde et secrète dégradation.

Car un gouffre s’était creusé peu à peu, au cours de ces quatre années, entre l’Arrière et l’Avant, un gouffre que le temps ne devait pas combler, ou ne devait combler qu’en apparence.

Oh ! c’est là une remarque que je serai peut-être le seul à faire ; personne ne m’en disputera le mérite, elle est trop simple, qu’importe !

Aux jours de Munich, qui rappelaient si cruellement les jours maudits de 1920 par une égale ignominie dans l’égoïsme et l’évasion – l’esprit de l’Avant et celui de l’Arrière demeuraient aussi inconciliables qu’autrefois, bien que la politique eût depuis longtemps perverti le premier.

Cette opposition des deux Esprits, qui aurait pu être vingt ans plus tôt un principe de salut, n’a servi qu’à rendre impossible toute véritable union des Français devant l’ennemi.

L’Arrière et l’Avant, méconnaissables sous le nom de Gauche ou de Droite, de Front Populaire ou de Front National, ne se sont réconciliés qu’en deux occasions, pour une égale abdication de l’honneur, pour un égal reniement de l’ancienne Victoire, à Munich et à Rethondes.

J’ai été injuste envers l’homme de 1920 ; on ne saurait être déçu sans être injuste.

La déception m’a d’ailleurs jeté dans la littérature, je suis entré dans « le Soleil de Satan » – je m’excuse d’une telle comparaison – un peu comme l’abbé de Rancé résolut de se faire trappiste devant le visage de sa maîtresse tout grouillant de vers, et ses nobles cheveux blonds collés au front par l’écume de la pourriture. »

>Sommaire du dossier

Georges Bernanos et le romantisme spiritualiste : «Ô Sainte Agonie !»

L’une des clefs de l’oeuvre de Georges Bernanos est la focalisation sur le concept d’agonie, avec en arrière-plan la Sainte-Agonie. Selon l’Evangile en effet, Jésus-Christ a médité pendant une heure au mont des Oliviers, à Gethsémani.

Pendant cette méditation, il sue de son sang en raison de son angoisse, alors que dorment non loin Pierre, Jean et Jacques le Mineur. Il est comme abandonné, prie à trois reprises… Il est par la suite arrêté par les Romains, puis crucifié.

Voici comment la chose est présentée dans l’Évangile selon Saint Matthieu :

1. Or, quand Jésus eut achevé tous ces discours, il dit à ses disciples :

2. « Vous savez que la Pâque a lieu dans deux jours, et le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. »

3. Alors les grands prêtres et les anciens du peuple se réunirent dans le palais du grand prêtre appelé Caïphe,

4. et ils délibérèrent sur les moyens de s’emparer de Jésus par ruse et de le faire mourir. (…)

20. Le soir venu, il se met à table avec les douze [disciples].

21. Pendant qu’ils mangeaient, il dit : « Je vous le dis en vérité, un de vous me trahira » (…)

26. Pendant le repas, Jésus prit du pain et après avoir dit la bénédiction, il le rompit et le donna à ses disciples, en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps. » (…)

36. Alors Jésus arrive avec eux en un domaine appelé Gethsémani, et il dit à ses disciples : « Demeurez ici, tandis que je m’en vais là pour prier. »

37. Ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à éprouver de la tristesse et de l’angoisse.

38. Alors il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi. »

39. Et s’étant un peu avancé, il tomba sur sa face, priant et disant : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme vous (voulez) ! »

40. Et il vient vers les disciples et il les trouve endormis ; et il dit à Pierre : « Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !

41. Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible. »

42. Il s’en alla une seconde fois et pria ainsi : « Mon Père, si ce (calice) ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite ! »

43. Étant revenu, il les trouva endormis, car leurs yeux étaient appesantis.

44. Il les laissa et, s’en allant de nouveau, il pria pour la troisième fois, redisant la même parole.

45. Alors il vient vers les disciples et leur dit : « Désormais dormez et reposez-vous ; voici que l’heure est proche où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs.

46. Levez-vous, allons ! Voici que celui qui me trahit est proche. »

Cette Sainte-Agonie est un des leviers majeurs de l’identité « simple » mise en avant par Georges Bernanos. L’apothéose de cette approche consiste en le Dialogue des Carmélites, retraçant le parcours de sœurs d’un Carmel de Compiègne qui finissent guillotinées lors de la Révolution française, historiquement en 1794 au motif « de fanatisme et de sédition ». 

Il s’agit d’une récupération directe d’une nouvelle de 1931, La dernière à l’échafaud (Die letzte am Schafott), écrit par Gertrud von Le Fort, une allemande passée en 1926… du luthérianisme, sa famille étant d’origine française calviniste, au catholicisme.

On retrouve donc, encore une fois, la question luthérienne de l’intériorité, par un prisme légitimiste catholique. Et la Sainte-Agonie, où Jésus exprime une vie intérieure tourmentée, ne peut qu’être une référence incontournable pour Georges Bernanos.

Gertrud von Le Fort s’appuyait sur les Manuscrits de sœur Marie de l’Incarnation (Françoise-Geneviève Philippe, 1761-1836), seule rescapée ; Georges Bernanos réalisa de son côté une pièce de théâtre, qu’il finira juste avant de mourir d’un cancer en 1948.

Cela devait servir à un film qui ne sera pas réalisé, cependant Jacques Hébertot en fera une adaptation en 1952, Francis Poulenc un opéra en 1957, Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger un film en 1960.

Tout tourne autour de Blanche de la Force, qui devient carmélite sous le nom de Sœur Blanche de l’Agonie du Christ et, après bien des situations difficiles depuis le départ, après maints tourments, sacrifie sa vie à la fin pour la cause catholique, sans que les autres sœurs ne le sachent puisqu’elles ont été tuées auparavant.

Le thème de l’agonie du Christ est au centre de la pièce, avec des références extrêmement fortes sur le plan émotionnel, avec notamment :

– « C’est qu’il n’y a jamais eu qu’un seul matin, Monsieur le Chevalier : celui de Pâques. Mais chaque nuit où l’on entre est celle de la Très Sainte Agonie… »

– « Je voudrais m’appeler Sœur Blanche de l’Agonie du Christ » ;

– « Sauf votre bon plaisir, elle souhaite toujours s’appeler Sœur Blanche de l’Agonie du Christ. Vous m’avez toujours paru fort émue de ce choix ? » ;

–  « Interrogez vos forces. Qui entre à Gethsémani n’en sort plus. Vous sentez-vous le courage de rester jusqu’au bout prisonnière de la Très Sainte Agonie ?… » ;

– « C’est la Prieure qui entre en agonie » ;

– « Il est bien chez vous le cri de la nature à l’agonie ».

Il va de soi que l’agonie est également présente dans L’imposture : « sur la face pétrifiée de l’agonie », « un cri d’agonie », « la misérable âme à l’agonie », « un sourire d’agonie », « la hideuse compagne de son agonie », « son agonie », « son humble agonie », « une agonie très calme, très douce, très lucide », etc.

On l’a dans La joie également : « le sens caché d’une agonie si humble », « les ténèbres d’une Agonie », « la silencieuse et solennelle agonie », « l’agonie du vieux prêtre », « les lèvres de l’abbé Chevance à l’agonie », « une longue agonie », « je ne rêve pas de mort, d’agonie, d’enterrement », « elle [la peur] est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme », etc.

Dans Le soleil de Satan, on retrouve notamment « une agonie très amère », « la période de préagonie », « la majesté de l’agonie », « à l’agonie », « une agonie nouvelle », etc.

Dans le Journal d’un curé de campagne, on a aussi « jusqu’au seuil de l’agonie », « la plupart des agonies », « l’agonie humaine est d’abord un acte d’amour », « partagera notre agonie », « prisonnier de la Sainte Agonie », « Ô Sainte Agonie ! », etc.

Toute cette question de l’agonie – au sens d’un questionnement intérieur d’une densité extrême, dans l’esprit luthérien – est au coeur de la mise en valeur de la vie intérieure par Georges Bernanos.

>Sommaire du dossier

Georges Bernanos et l’appel à la sainteté-simplicité féminine

Georges Bernanos est donc un partisan de l’intériorité subjective – mystique, mais il refuse toute affirmation qu’il voit comme une expression d’orgueil. C’est ainsi ce qu’il reproche à Martin Luther : d’avoir été trop dans ce qui est un « scandale ».

On peut citer ici l’Evangile, avec Matthieu, 18, qui est nécessairement une référence pour Georges Bernanos dans son approche :

« 1 En ce moment, les disciples s’approchèrent de Jésus, et dirent: Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux? 

2 Jésus, ayant appelé un petit enfant, le plaça au milieu d’eux, 

3 et dit: Je vous le dis en vérité, si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. 

4 C’est pourquoi, quiconque se rendra humble comme ce petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux. 

5 Et quiconque reçoit en mon nom un petit enfant comme celui-ci, me reçoit moi-même. 

6 Mais, si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la mer.

7 Malheur au monde à cause des scandales! Car il est nécessaire qu’il arrive des scandales; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! »

De là émerge une affirmation ininterrompue, dans ses œuvres, de la simplicité. Les romans de Georges Bernanos représentent, dans les faits, l’expression la plus haute d’un catholicisme populaire valorisant ce qu’on peut appeler conceptuellement la sainteté-simplicité.

La pureté ne pourrait être que recul, elle ne peut aller dans le sens d’une affirmation, qui serait orgueil, et donc intolérable péché. C’est une lecture indéniablement féminine et populaire, dans la mesure où les femmes cherchent à valoriser ce qui est juste mais, encadrées par le patriarcat, ne peuvent aller dans le sens de la confrontation.

On a en même temps, de fait, la révolte et la peur que l’idée de révolte soit un péché, la haine du mensonge mais un sens certain et profondément esthétisé de la dissimulation, un désespoir lancinant avec des crises de honte de soi.

La simplicité est alors le refuge, comme une procédure d’évitement. L’abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan, l‘abbé Chevance dans L’imposture, Chantal de Clergerie dans La joie, le curé d’Ambricourt dans le Journal d’un curé de campagne, Blanche de la force dans le Dialogue des Carmélites, sont des gens qui refusent toute complexité, qui cherchent une simplicité totale.

Georges Bernanos

Dans le roman La joie, l’œuvre sans doute la plus aboutie de Georges Bernanos, la simplicité est d’ailleurs omniprésente : « il n’est pas si facile qu’on croit de garder la simplicité de sa vie, mais les complications viennent du dehors, toujours. La simplicité vient du dedans. », « la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant », « la simple douceur », « l’extrême, la surnaturelle simplicité de sa vie », « trop simple aussi, trop indifférente à soi-même », « l’exercice des devoirs simples », « cela paraît simple », « une bonne petite fille, très saine, très simple », « à la mesure d’une simple et diligente sagesse », « une foudroyante simplicité », « la parole simple et claire », etc. etc.

Il y a pratiquement 70 occurrences de ce type, et cela est pareil dans Sous le soleil de Satan :  « il la vit toute droite et toute simple », « le bonhomme tout simple et tout », « les sentiments les plus simples », « un simple et silencieux dénouement », « un pauvre homme simple », « votre obéissance et votre simplicité », « la simple réponse du pauvre prêtre », « l’aveu si simple et si déchirant », « la simplicité du saint de Lumbres », « le plus simplement du monde », « avec une certaine simplicité », etc.

Il y en a encore davantage dans L’imposture : « sur une simple chaise de paille », « une simple étagère », « la simple lampe », « dans sa simplicité », « un acte simple », « un acte si simple », « les hommes simples, dont la simplicité l’avait trahi », « votre simplicité », « votre cœur simple et sincère », « je veux que ma vie soit simple, régulière, quotidienne », « la simplicité, la banalité de ce conseil », « par simple curiosité », « ces simples poèmes », etc.

Dans le Le Journal d’un curé de campagne, il y en a un tout petit peu moins de cinquante : « c’est si difficile d’être simple », « les gens du monde disent « les simples » comme ils disent « les humbles », avec le même sourire indulgent. Ils devraient dire : les rois », « les choses les plus simples », « un simple vocabulaire », « si simple d’aspect », « cette idée si simple », « un simple ouvrier maçon », « un simple mot », « le plus simplement », « une simple chaîne d’argent », « une simple égratignure », etc.

Les simples sont, donc, des rois ; Georges Bernanos a une lecture minimaliste – réductionniste de la foi, au sens d’une intériorité de grande densité plus que dans l’étalement, tout à fait donc dans l’esprit du luthérianisme.

Dans son agenda, à la fin de sa vie, il écrira d’ailleurs une sentence correspondant on ne peut plus à l’esprit de maître Eckardt et de Martin Luther :

« Nous ne nous connaissons pas, nous ne rentrons en nous que pour mourir, et c’est là qu’Il nous attend. »

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