Raniero Panzieri : Capitalisme et machinisme

 [Quaderni Rossi N°1, 1961]

Selon Marx, on le sait, la coopération simple se présente historiquement au début du procès de production capitaliste. Mais cette figure simple n’est qu’une forme particulière de la coopération comme forme fondamentale de la production [1] : « La forme capitaliste présuppose dès le début l’ouvrier salarié libre, qui vend sa force de travail au capital ».

Mais l’ouvrier, qui possède et vend sa force de travail, n’entre en rapport avec le capital que comme un individu isolé. La coopération, le rapport réciproque des ouvriers « commence seulement dans le procès de travail, mais, dans celui-ci, ils ont déjà cessé de s’appartenir.

Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En coopérant, en étant les membres d’un organisme opérant, ils ne sont même qu’un mode d’existence particulier du capital. (« La force productive que des salariés déploient en fonctionnant comme travailleur collectif est, par conséquent, force productive de capital » [2].)

La force de production sociale du travail se développe gratuitement dès que les ouvriers sont placés dans certaines conditions ; et le capital les place dans ces conditions.

La production capitaliste se réalise dans ses différents stades historiques sous la forme d’une division toujours croissante du travail, dont l’usine est le lieu principal

« Dans la manufacture, la division du travail a opposé les puissances intellectuelles de la production aux ouvriers comme quelque chose qui ne leur appartient pas, comme un pouvoir qui les domine.

Cette scission commence dans la coopération simple, où le capitalisme représente vis-à-vis du travailleur isolé, l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle s’achève dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital [3].

La technologie se développe entièrement à l’intérieur de ce procès capitaliste. La manufacture où le travail demeure morcelé se fonde encore sur l’habileté artisanale ; « et le capital lutte continuellement contre l’insubordination des ouvriers, car, dans la manufacture, le mécanisme global n’a pas d’ossature objective indépendante des travailleurs eux-mêmes ».

La manufacture se fonde donc sur une technique étroite, qui entre en conflit avec les exigences de la production qu’elle a elle-même créées [4].

L’utilisation des machines sur une grande échelle marque le passage de l’ère de la manufacture à celle de la grande industrie.

« D’une part, on n’eut plus besoin, pour des raisons techniques, de vouer sa vie durant le travailleur à une fonction partielle ; d’autre part, on vit tomber les barrières que ce principe lui-même opposait encore à la puissance du capital [5]. »

En s’annexant la technologie, le capitalisme détruit « le vieux système de division du travail » et en même temps le renforce : « Il s’en empare pour le consolider et le reproduire sous une forme encore plus repoussante, comme moyen systématique d’exploitation ».

De la spécialité qui consistait à manier sa vie durant un outil parcellaire on passe à la spécialisation : servir sa vie durant une machine partielle. On ne diminue pas seulement ainsi de façon considérable les frais nécessaires à la reproduction de l’ouvrier : on finit par le rendre complètement dépendant de l’usine, et partant, du capital.

Les progrès de la technologie constituent donc le mode d’existence même du capital ; ils sont son mouvement d’expansion lui-même. « La facilité même du travail se transforme en moyen de torture, car la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais enlève son sens à ce travail.

C’est un phénomène que l’on retrouve dans toute la production capitaliste en tant qu’elle n’est pas seulement création de choses mais création de plus-value ; ce n’est pas l’ouvrier qui emploie la condition de travail, mais la condition de travail qui emploie l’ouvrier ; seules les machines donnent à ce renversement une réalité technique.

En se transformant en automate, le moyen de travail s’oppose à l’ouvrier au cours du travail lui-même comme du capital, du travail mort qui domine et pompe sa force de travail vivante [6]. »

L’usine mécanisée établit en puissance la domination que les producteurs associés exercent sur le travail. Mais quand, dans l’usine moderne, le capitalisme applique le machinisme, « c’est l’automate lui-même qui est le sujet, et les ouvriers ne sont coordonnés à ces organes inconscients qu’à titre d’éléments conscients subordonnés eux aussi à la force motrice centrale [7]. »

On peut donc dire, entre autres, que :

1) en employant les machines, le capitalisme détermine le développement technologique et ne représente pas simplement une déviation dans un mouvement « objectif » en lui-même rationnel.

2) « la science, les énormes forces naturelles et le travail social de masses… s’incarnent dans le machinisme et … constituent avec ce dernier le pouvoir du « patron » [8].

« Donc, se dressant en face de l’ouvrier individuel, les progrès technologiques se manifestent comme des progrès du capital : « comme capital, et en tant que telle, la machine automatique trouve sa conscience et sa volonté dans la personne du capitaliste » [9]. « Dans le cerveau du Maître, son monopole sur les machines se confond avec l’existence de ces machines [10]. »

Au fur et à mesure que l’industrialisation s’empare de stades technologiques toujours plus avancés, l’autorité du capitaliste s’accroît. Car, plus le capitaliste emploie de moyens de production qui s’opposent à l’ouvrier, plus le contrôle qu’il exerce doit être absolu.

Le plan capitaliste est la figure idéale qui oppose aux ouvriers salariés « l’enchaînement de leurs différents travaux » ; « le plan est l’expression pratique de l’autorité capitaliste, puissance d’une volonté étrangère » [11].

La planification est donc étroitement liée, dans le capitalisme, à un emploi toujours croissant des machines. L’élaboration toujours plus grande d’un plan comme instrument de despotisme, correspond dans la direction capitaliste à l’accroissement de la coopération, du procès de travail social.

Le capital affirme toujours davantage son pouvoir en tant que « législateur privé ». La planification est son despotisme. La « caricature capitaliste de la régulation sociale du travail » [12].

Les transformations du capitalisme dans l’ordre de la technique et de l’organisation et les interprétations « objectivistes »
Marx analyse la division du travail dans le système de la grande industrie à direction capitaliste ; il met à l’œuvre une méthode dont nous nous servirons pour réfuter les diverses idéologies « objectives » qui refleurissent sur le terrain des progrès technologiques (en particulier en ce qui concerne l’automation).

Le développement capitaliste de la technique accroît toujours plus le contrôle exercé par le capital, à travers les divers phases de rationalisation, de formes toujours plus raffinées d’intégration, etc.

Le facteur fondamental de cette évolution est l’augmentation croissante du capital constant par rapport au capital variable. Le capitalisme contemporain passe, on le sait, par des monopoles ou des oligopoles qui étendent démesurément la planification de l’usine au marché, puis à la sphère extérieure de la société.

Il n’y a aucun facteur « objectif », occulte, qui, caché dans le développement technologique ou le plan de la société capitaliste actuelle, garantirait la transformation « automatique » ou le renversement « nécessaire » des rapports existants.

Par les nouvelles « bases techniques » de la production qu’il a peu à peu atteintes, le capitalisme a des possibilités nouvelles de consolider son pouvoir. Certes, il y a en même temps de plus en plus de possibilités de renverser le système.

Mais elles coïncident avec la force de subversion de l’« insubordination ouvrière » ; la mise en question devient totale quand elle s’adresse au mécanisme « objectif » et de plus en plus autonome du capital.

Les idéologies « objectivistes », « économistes », sont donc les plus intéressantes quant aux problèmes posés par les progrès technologiques et l’organisation de l’entreprise. Nous pensons évidemment ici aux positions qui s’expriment à l’intérieur du mouvement ouvrier et non aux idéologies néo-capitalistes.

Le syndicat de classe essaye depuis quelques années de lutter contre les vieilles cristallisations idéologiques en reconnaissant la « réalité nouvelle » du capitalisme contemporain.

A juste titre, il prête attention aux transformations qui accompagnent la phase technologique et économique actuelle, mais il s’en fait une représentation fausse : toute une série de prises de positions et de recherches les voient sous une forme « pure », idéalisée, dépouillée de leur relation concrète avec les éléments généraux et déterminants (de pouvoir) de l’organisation capitaliste [13]. Le syndicat a une attitude ambiguë.

Il transforme en une période de transition la rationalisation, qui morcelle à l’extrême et vide de son contenu le travail de l’ouvrier ; période « douloureuse » certes mais nécessaire, et qui conduit à la « recomposition unitaire des travaux morcelés ».

Et il reconnaît pourtant que, moins on fait appel au travail vivant dans la production, plus on augmente le capital constant, et que cela mène à un cycle ininterrompu tout comme à « une interdépendance intérieure et extérieure toujours plus profonde : au sein d’une unité de production, le poste de travail et le travailleur ne peuvent être considérés que comme parties d’un ensemble pour ainsi dire organique ; de même toute unité de production ainsi que son comportement sont très étroitement interdépendants de tout le corps économique » [14] (Silvio Leonardi).

On prend ainsi des traits nouveaux de l’organisation capitaliste pour des stades de croissance d’une « rationalité » objective. C’est ainsi, par exemple, que l’on soulignera la fonction positive, rationnelle, du M.T.M. en disant que « le technicien, en visant les temps, est obligé de faire une étude des méthodes » [15].

Ou bien : on oublie complètement à quel point le fait « qu’un ouvrier ou un groupe d’ouvriers ne corresponde pas à ce que le plan de production de l’usine lui demande » [16] peut briser le rythme de production dans la grande usine moderne « dont la production est planifiée et se réalise à flux continu » ; on souligne par contre la nécessité (rationnelle évidemment) du « soi-disant rapport « moral » qui unit les chefs d’entreprises aux travailleurs et qui est la condition et le but de ce que l’on appelle les « relations humaines », parce qu’on peut justement établir à partir de lui une collaboration.

En effet, « le mouvement par lequel l’ouvrier s’intègre à l’entreprise doit correspondre au mouvement d’intégration de la production ; son intégration doit être volontaire, car nulle contrainte, nulle discipline ne peuvent obtenir qu’un homme renonce à la liberté, celle par exemple de produire un jour un peu plus et un jour un peu moins », etc. [17].

De sorte que ce mouvement (les « relations humaines ») ne pourra prendre fin qu’au moment où on en aura assimilé la partie positive : les syndicats doivent simplement « intervenir pour briser certaines déformations dangereuses (mainmise de l’usine) qui sont étroitement liées aux « relations humaines » elles-mêmes » [18].

On accepte donc quant au fond le procès d’intégration, on y voit une nécessité intrinsèque de la production « moderne » ; on veut simplement rectifier les « déviations » que le capitalisme pourrait y introduire. L’organisation « fonctionnelle » de la production elle-même n’apparaît que sous une forme sublimée, uniquement technologique, comme si on avait sauté à pieds joints sur la hiérarchisation qui caractérisait les phases de mécanisation précédentes.

On ne soupçonne même pas que le capitalisme pourrait se servir des « bases techniques » nouvelles offertes par la mécanisation à outrance (et l’automation) pour continuer et consolider la structure despotique qui pèse sur l’organisation de l’usine ; tout le progrès de l’industrialisation semble dominé par une fatalité « technologique » qui libère l’homme des « limitations que lui -imposent son milieu et ses possibilités physiques ».

La même forme « technique », « pure », recouvre la « rationalisation administrative », l’énorme croissance des fonctions d’ « organisation tournée vers l’extérieur » : on voit ainsi le capitalisme sous un jour technologique et idyllique, et on n’établit aucun rapport entre les progrès et les transformations que nous avons mentionnés et les contradictions du capitalisme contemporain (la façon dont il cherche à se servir de moyens toujours plus généraux pour réaliser et imposer sa propre planification) ; on ignore totalement la réalité historique concrète dans laquelle le mouvement ouvrier doit vivre et combattre, la façon dont les capitalistes se servent actuellement des machines et de l’organisation.

Cette façon « objective » de considérer les nouvelles formes de la technique et de l’organisation donnent lieu à des déformations particulièrement graves quand on traite des prestations de travail dans l’usine moderne.

On insiste sur le fait que les fonctions sont moins morcelées, et que des tâches nouvelles apparaissent, plus unitaires : celles-ci feraient appel à la responsabilité, au pouvoir de décision, à une préparation technique polyvalente, etc. [19]. On isole ainsi les progrès techniques et lés fonctions qui sont liées au « management » du contexte social concret dans lequel ils se produisent, la centralisation croissante du pouvoir capitaliste.

Ces progrès deviennent le support de catégories nouvelles de travailleurs (les techniciens, les « intellectuels de la production ») qui apporteraient de façon « naturelle » et comme par un reflet direct de leur propre profession la solution des contradictions qui opposent aux rapports de production les « caractéristiques et les exigences des forces de production » [20].

L’opposition des forces et des rapports de production est présentée ici comme un « disfonctionnement technique ».

C’est ainsi « par exemple qu’au moment où il s’agit de choisir la meilleure combinaison de facteurs de production déterminés, ils (ces travailleurs d’un genre nouveau) sont obligés d’écarter les solutions qui sont objectivement les meilleures et qu’ils pourraient désormais appliquer avec des méthodes toujours plus valables, pour respecter les limites fixées par les intérêts privés » [21].

Il est sûr que, de ce point de vue, « la faucille et le marteau ne symbolisent plus de nos jours le travail humain que sous forme d’idéal [22] » !

Tout ceci se reflète évidemment dans la façon de concevoir la lutte ouvrière, de se représenter les adversaires en présence. Les luttes actuelles montrent que les travailleurs des différents « niveaux » déterminés par l’organisation actuelle de la grande usine [23] se retrouvent pour présenter des requêtes portant sur la gestion.

C’est là une convergence réelle, fondée sur des facteurs objectifs qui tiennent justement à l’ « emplacement » différent que l’on a attribué aux travailleurs dans le procès de production, au fait qu’ils soutiennent des rapports différents avec la production et l’organisation, etc.

Mais on ne saisira jamais le trait spécifique de cette « recomposition unitaire » si l’on manque ou si l’on refuse de voir le lien de l’élément technique et de l’élément politique d’organisation (du pouvoir) dans le procès de production capitaliste.

Le niveau de classe s’exprime non en termes de progrès mais en termes de ruptures : non comme la « révélation » de quelque rationalité occulte, cachée dans le procès moderne de production, mais comme la construction d’une rationalité radicalement neuve et qui s’oppose à la rationalité capitaliste.

En acquérant une conscience de classe comme ils le font à l’heure actuelle les ouvriers des grandes usines « n’expriment pas seulement l’exigence primaire d’une expansion de la personnalité dans le travail mais l’exigence structuralement motivée de gérer le pouvoir politique et économique de l’entreprise, et, à travers celle-ci, de toute la société » (Alquati) [24].

C’est pourquoi tout ce dont nous parlions plus haut et qui sert à caractériser « objectivement » les différentes couches de travailleurs dans le procès de production peut certainement aider les ouvriers à prendre collectivement conscience des implications politique de la production. Mais ce qui se forme ainsi est une force unitaire de rupture, qui tend à investir tous les aspects de cet ensemble de technique d’organisation et de propriété qui constitue l’usine capitaliste actuelle.

Intégration et équilibre du système

En validant totalement les procès de rationalisation (considérés comme l’ensemble des techniques de production élaborées dans le cadre du capitalisme) on oublie que c’est précisément le « despotisme » capitaliste qui prend la forme de la rationalité technique.

Car le capitalisme ne s’empare pas seulement des machines mais des « méthodes », des techniques d’organisation, etc. ; il les intègre au capital, il les oppose aux ouvriers comme du capital, comme une rationalité étrangère. La « planification » capitaliste présuppose la planification du travail vivant ; plus elle tend à se présenter comme un système clos de lois parfaitement rationnelles, plus elle est abstraite et partiale, prête à ne servir qu’une organisation hiérarchisée.

C’est le contrôle, et non la rationalité, c’est le projet de pouvoir des producteurs associés et non la planification technique qui permet d’établir un rapport adéquat avec les procès techniques et économiques dans leur ensemble.

On peut en effet, en étudiant d’un point de vue « technique », pseudo-scientifique les nouveaux problèmes et les nouvelles contradictions dans l’usine capitaliste actuelle, trouver aux déséquilibres nouveaux qui viennent à se former des solutions toujours plus « avancées », sans toucher pour autant au cœur de l’aliénation ; on maintient au contraire l’équilibre du système.

Les idéologies sociologiques qui veulent organiser le capitalisme contemporain ont connu différentes phases, du taylorisme au fordisme et aux techniques d’intégration, human ingeneering, relations humaines, règles de la communication, etc [25].

Ces techniques ont pour but d’homologuer de façon toujours plus complexe et détaillée la planification du travail vivant aux stades que les exigences de la planification de la production a peu à peu atteints avec l’accroissement continu du capital constant.

Les techniques d’ « information » prennent évidemment, dans un tel cadre, toujours plus d’importance : elles sont destinées à neutraliser la protestation des ouvriers, qui procède directement du caractère totalitaire des procès d’aliénation dans la grande usine rationalisée.

L’analyse concrète se trouve évidemment devant des situations très différentes ; elle doit tenir compte de nombreux facteurs particuliers (inégalité du développement technique, diversité des orientations subjectives de la direction capitaliste, etc.) mais ce qu’il nous importe de souligner, ce sont ces marges indéfinies de concessions possibles (mieux, de stabilisation) que le capitalisme acquiert en se servant des techniques d’ « information » pour manipuler les conduites ouvrières.

On ne peut déterminer à partir de quelle limite le capitalisme cesse de trouver dans l’« information » portant sur les procès globaux de production un facteur de stabilisation [26]. Ce qui est sûr, c’est que ces techniques tendent à restituer, dans la situation plus complexe de l’entreprise capitaliste contemporaine, cet « attrait » (satisfaction) du travail dont le Manifeste parlait déjà [27].

Que les techniques d’information et leur champ d’application s’élargissent tout comme la sphère des décisions techniques [28], cela rentre parfaitement dans la façon dont les capitalistes « caricaturent » la réglementation sociale de la production.

Il est donc nécessaire de souligner qu’on ne renverse pas le système en prenant conscience de produire et que la participation des travailleurs au plan « fonctionnel » du capitalisme est en soi un facteur d’intégration, d’aliénation, pour ainsi dire aux extrêmes limites du système.

Il est bien vrai que, en se développant, les « facteurs de stabilisation » du néo-capitalisme constituent une prémisse qui rend nécessaire le renversement total de l’ordre capitaliste.

La lutte ouvrière doit donc se présenter comme une opposition globale à tout le plan capitaliste ; l’élément essentiel est la conscience de l’unité dialectique des deux moments « technique » et « despotique » de l’organisation actuelle de la production. L’action révolutionnaire doit « comprendre » la rationalité technologique, non pour la reconnaître et l’exalter mais pour l’employer d’une façon nouvelle : en employant les machines dans un but socialiste [29].

Les salaires et l’esclavage politique

L’organisation moderne de la production fournit à la classe ouvrière toujours plus de possibilités « théoriques » de contrôler et de « diriger » la production ; mais, « pratiquement », la centralisation toujours plus stricte des décisions du pouvoir exaspère l’aliénation.

C’est pourquoi la lutte ouvrière, toute lutte ouvrière, tend à proposer une rupture politique du système.

On ne fait pas une telle rupture en comprenant les exigences « rationnelles » implicites des techniques nouvelles et la façon dont le capitalisme s’en sert, mais en leur opposant une collectivité ouvrière qui subordonne la production aux forces sociales.

Il n’a pas lieu d’affirmer qu’un progrès technique et économique continuera par delà le saut révolutionnaire : l’action ouvrière met en question les fondements du système, sous tous ses aspects, dans toutes ses répercussions, et à quelque niveau que ce soit.

Les progrès technologiques sont manifestement liés au procès du capital, comme « succession toujours plus rapide d’inventions et de découvertes, (un) rendement du travail humain qui augmente de façon inouïe de jour en jour [30].

Mais si Engels en déduit la « scission de la société en une petite classe démesurément riche et une grande classe de salariés qui ne possèdent rien », Marx prévoit une augmentation du salaire non seulement nominal mais réel : « si… les entrées de l’ouvrier augmentent avec l’augmentation rapide du capital, on voit en même temps s’approfondir l’abîme social qui sépare l’ouvrier du capitaliste ; la domination que le capital exerce sur le travail augmente en même temps que la dépendance du travail par rapport au capital » [31]

Donc plus le capital augmente rapidement plus la situation matérielle de l’ouvrier s’améliore ; et plus le salaire se trouve lié à l’augmentation du capital, plus le rapport mouvant par lequel le travail dépend du capital est direct. Ou : la situation sociale de l’ouvrier empire dans la mesure où sa situation réelle s’améliore, en approfondissant « l’abîme social qui le sépare du capitaliste » [32].

Le rapport immédiat du salaire et du capital fait que « la condition la plus favorable pour le travail salarié est d’augmenter le plus rapidement possible le capital productif » ; « (donc) plus la classe ouvrière augmente et grossit rapidement la force ennemie, la richesse qui lui est étrangère et qui la domine, plus sont favorables les conditions dans lesquelles il lui est permis de travailler à un nouvel accroissement de la richesse bourgeoise, à une augmentation du pouvoir capitaliste, satisfaite qu’elle est de forger elle-même les chaînes dorées par lesquelles la bourgeoisie la traîne derrière soi » [33].

Engels reconnaîtra d’ailleurs lui-même (dans la Critique du programme d’Erfurt) que le « système du travail salarié est un système d’esclavage, et d’un esclavage toujours plus dur dans la mesure où les forces sociales de production du travail se développent et cela que l’ouvrier soit payé plus ou moins » (c’est nous qui soulignons).

Lénine montre que cela apparaît clairement chez Marx : « Marx a admis la conception de l’accumulation élaborée par les classiques dans sa théorie ; il admet quepluslarichesseaugmenterapidement,pluslesforcesdeproduction et la socialisation du travail se développent concrètement, et plus la situation de l’ouvrier s’améliore, dans la mesure tout au moins où cela est possible dans le système actuel de l’économie sociale » [34].

Marx exprime aussi ce même accroissement de l’ « abîme social » qui sépare les ouvriers et les capitalistes sous la forme du salaire relatif et de sa diminution.

Mais ce concept implique une prise de conscience politique qui montrerait combien la « dépendance politique » s’aggrave au moment où les conditions matérielles s’améliorent et qu’augmente le salaire nominal et réel. Le fait que l’avènement du socialisme soit « inévitable » n’est pas de l’ordre du conflit matériel ; sur la base même du développement économique du capitalisme, il tient à ce que l’on ne tolère pas les différences sociales et implique donc une prise de conscience politique.

Mais c’est pourquoi justement les ouvriers, en renversant le système, nient l’organisation capitaliste en entier, et, en particulier, la technique, en tant qu’elle a partie liée avec la productivité.

La revendication « générale » d’une augmentation des salaires ne peut donc servir à briser, à dépasser le mécanisme des salaires et de la productivité. On agit évidemment dans ce sens en luttant contre l’inégalité des salaires, mais il n’est absolument pas dit que l’on réussira ainsi à briser le système ; une telle revendication garantira tout au plus des « chaînes plus dorées » à toute la classe ouvrière.

Ce n’est qu’en remontant jusqu’aux racines même des processus d’aliénation, en montrant clairement comment les ouvriers dépendent politiquement toujours plus du capital que l’on pourra donner lieu à une action de classe vraiment générale [35].

En d’autres termes la force d’insoumission de la classe ouvrière, son pouvoir révolutionnaire, se montrent potentiellement plus forts là où le capitalisme est justement en plein essor, là où en écrasant le travail vivant, l’augmentation du capital constant et la croissance de la rationalité qu’on y a mise posent immédiatement à la classe ouvrière la question de son esclavage politique.

Le mouvement par lequel le plan a toujours plus d’emprise sur les procès sociaux « globaux » qui lui sont extérieurs, en particulier au niveau de l’entreprise, entre d’ailleurs dans la logique pour ainsi dire élémentaire de l’expansion capitaliste.

Marx, on le sait, a insisté à plusieurs reprises sur la prolifération des racines de la puissance capitaliste : à la limite, la division du travail dans l’usine tend à coïncider avec la division sociale du travail, et il ne faut naturellement pas comprendre cela dans un sens purement économique.

Consommation et temps libre

L’ « objectivisme » accepte la « rationalité » capitaliste qui s’exerce dans l’usine ; il sous-estime la lutte dans les structures et les points en expansion, et souligne au contraire l’action qui s’exerce dans la sphère extérieure des salaires et de la consommation.

On surestime alors le pouvoir de l’action au niveau de l’Etat, en recherchant une « dialectique » plus élevée, dans le cadre du système, entre le capital et le travail ; on sépare d’autre part le moment syndical et le moment politique, etc.

C’est ainsi qu’on finit par retrouver dans les débats les plus sérieux et les plus « à jour » (qui à l’heure actuelle, en Italie, ont surtout lieu à l’intérieur du syndicat de classe), et sous des formes plus critiques, plus modernes, la simple confirmation des vieilles tendances « démocratiques » de la lutte ouvrière.

Tout le travail de recherche de l’action syndicale, tout son effort pour suivre de façon adéquate les modes d’expansion du capital risquent de déboucher sur la ratification pure et simple de positions anciennes, enrichies d’un contenu nouveau mais toujours mystifiées.

On « définit ainsi l’action autonome des grandes masses à partir des choix patronaux et non a priori » [36].

Au moment où les procès intrinsèques de l’accumulation capitaliste sont déterminés de façon toujours plus « globale » à l’intérieur et à l’extérieur, au niveau de l’entreprise et au niveau de la société, les différentes positions qui réapparaissent sur une base keynesienne et jusqu’au sein du mouvement ouvrier sont de véritables idéologies, le reflet de l’expansion néocapitaliste.

L’avertissement formulé par Marx contre de telles idéologies est ici plus valable que jamais : « La sphère de la circulation ou de l’échange des marchandises dans laquelle se réalisent la vente et l’achat de la force de travail est en fait un véritable Eden des droits innés de l’homme. »

Ce n’est pas pour rien que ces idéologues opposent des consommations « honnêtes » aux consommations « imposées » par le capitalisme ; la classe ouvrière devrait proposer de telles consommations ; et l’augmentation générale des salaires, c’est-à-dire la confirmation de l’esclavage capitaliste, est présentée comme une revendication du travailleur qui, en tant que « personne humaine » demande (à l’intérieur du système 1) de pouvoir faire reconnaître et affirmer sa « dignité » [37].

La revendication des « besoins essentiels » (culture, santé) qui se dresse contre l’échelle de consommations imposées par le capitalisme ou le néocapitalisme n’a elle-même aucun sens si on admet la rationalisation capitaliste et tant que les ouvriers ne demandent pas de jouer un rôle de contrôle et de gestion dans la sphère de la production [38].

Il est significatif que les positions révisionnistes se réclament, en la déformant, de la conception marxienne du temps libre, de son rapport avec la journée de travail et de la place qu’on lui attribuera dans une société communiste.

On part d’une interprétation « économiste » et on identifie la liberté communiste avec un accroissement du temps libre sur la base d’une planification « objective » croissante qui rationalise la production [39].

Or, pour Marx, le temps libre, le temps « pour la liberté d’une activité mentale et sociale des individus » ne coïncide absolument pas avec la réduction pure et simple de la journée de travail. Car il présuppose la transformation radicale des conditions du travail humain, l’abolition du travail salarié, la « réglementation sociale du travail ».

Il présuppose donc la destruction du rapport capitaliste / despotisme / rationalité et vise une société administrée par des producteurs libres, dans laquelle on ne produit plus pour produire, et où l’établissement d’un programme, le plan, la rationalité, la technologie, sont soumis au contrôle permanent des forces sociales ; c’est ainsi et seulement ainsi que le travail peut devenir le « premier besoin de l’homme ».

Si la lutte de classe vise le progrès social, en voulant dépasser la division du travail, ce n’est pas parce qu’elle accomplit un saut dans le règne du « temps libre » mais parce qu’elle conquiert la suprématie des forces sociales dans la sphère de la production.

Le « développement total » de l’homme, de ses capacités physiques et intellectuelles (que tant de critiques « humanistes » se plaisent à réclamer) n’est qu’une mystification tant qu’on en fait une « jouissance du temps libre », une possibilité abstraite de changement, etc., et qu’on le coupe du rapport de l’homme et de la production, de l’effort du travailleur pour redevenir maître du produit et du contenu de son travail, dans une société de libres-producteurs associés [40].

Le contrôle ouvrier dans une perspective révolutionnaire
Les « nouvelles » revendications ouvrières qui caractérisent les luttes syndicales n’ont pas immédiatement une portée politique révolutionnaire et n’impliquent pas que des développements pourraient automatiquement avoir lieu dans ce sens.

Mais elles ne s’ « adaptent » pas simplement à la technique et à l’organisation de l’usine moderne, comme on le fait en réglant la question des rapports de travail en général au niveau de l’État. Elles donnent des indications qui pourraient influencer la lutte ouvrière en général et sa valeur politique, sans se ramener au simple relevé ou à la « somme » des revendications aussi différentes et avancées soient-elles comparées aux objectifs traditionnels.

En discutant des temps et des rythmes de travail, des méthodes, du rapport du salaire et de la productivité, on s’oppose au capital de l’intérieur même du mécanisme de l’accumulation et au niveau de ses « facteurs de stabilisation ».

En avançant par les luttes menées dans les entreprises les plus fortes, qui sont à la pointe du capitalisme, elles confirment que ce sont des revendications d’avant-garde, qu’elles ont une portée de rupture. On ne peut les utiliser dans le but restreint d’une augmentation de salaires sans perdre ce qui fait leur valeur : la recherche d’une unité neuve, plus vaste, de l’action de classe, sans courir le risque de tomber dans cela même qu’on voudrait éviter : les situations closes, ne dépassant pas le cadre de l’entreprise, le refus des éléments dynamiques de l’action politique. Nous suggérons de prendre ici comme ligne directrice d’une action objectivement valable l’effort pour renforcer et étendre les exigences concernant la gestion.

Car on ne demande pas par là une simple participation théorique : on veut intervenir dans le rapport concret de rationalisation de la hiérarchie et du pouvoir, et on dépasse le cadre de l’entreprise pour se tourner contre le despotisme que le capital projette et exerce sur toute la société à tous ses niveaux. On veut un renversement total du système par la prise de conscience générale et la lutte de la classe ouvrière comme telle.

Nous retenons pour notre part qu’une telle ligne d’action peut pratiquement et immédiatement s’exprimer à travers la revendication d’un contrôle ouvrier.

Quelques éclaircissements sont cependant nécessaires : car on peut trouver de nos jours que l’expression de « contrôle ouvrier » est équivoque ; on peut l’assimiler à une proposition « centriste » atténuant les exigences révolutionnaires proposées par la lutte, conciliant ces exigences avec la ligne nationale parlementaire et démocratique traditionnelle.

Et on a souvent employé cette formule dans ce sens. Parler de contrôle ouvrier est, par exemple, velléitaire et ambigu quand on entend par là qu’on continue et qu’on reprend la conception et l’expérience des Conseils de gestion.

Là, toute exigence de contrôle authentique était annulée, subordonnée à l’élément « collaborationniste » lié aux idéologies de reconstruction nationale et à une subordination du mouvement réel par le niveau institutionnel électoral. On peut voir la même ambiguïté réapparaître quand on fait du contrôle ouvrier une alternative « tolérable », une « correction » à l’ « extrémisme » de l’autogestion ouvrière.

Le contrôle ouvrier n’échappe à la mystification que s’il se donne pour but la rupture révolutionnaire et l’autogestion socialiste. Il comble alors le fossé qui sépare à l’heure actuelle les revendications ouvrières (même très avancées au niveau de l’entreprise) et les perspectives stratégiques. Il indique donc ou mieux il peut indiquer, en une version non mystifiée, une politique immédiate et qui n’est pas celle des partis de classe.

Le contrôle ouvrier est considéré ici comme un moyen d’accélérer la lutte de classe générale : c’est un moyen politique qui permettra, sans trop attendre, des ruptures révolutionnaires. Loin de remplacer le pouvoir politique, le contrôle ouvrier constituerait la phase la plus forte de la pression exercée sur le pouvoir capitaliste (car il menace explicitement le système en ses fondements). Il faut donc le considérer comme un élément qui prépare le « dualisme de pouvoir » dans la ligne d’une conquête politique totale.

Il est inutile d’insister ici sur les motifs qui mènent à proposer actuellement le contrôle ouvrier comme but politique général. Ce qui importe surtout, c’est qu’on ne fasse pas de la polémique contre les formules un alibi pour fuir le problème politique général imposé par les luttes ouvrières.

Et que l’on travaille concrètement à reconstruire, à partir d’elles, une perspective politique nouvelle, en protégeant l’action ouvrière de la déchéance « syndicale » et en l’aidant à ne pas être réenglobée dans le développement capitaliste.

Notes:
[1] Le Capital, Éditions Sociales, t. 1, 2, chap. XVIII, « La coopération ».

[2] Le Capital, op. cit., p. 25.

[3] Le Capital, op. cit., p. 50.

[4] Op. cit., p. 57.

[5] Op. cit., p. 57.

[6] Op. cit., p. 105.

[7] Op. cit., p. 102.

[8] Op. cit., p. 105.

[9] Op. cit., p. 86.

[10] Op. cit., p. 105.

[11] Op. cit., p. 24.

[12] Op. cit., p. 106.

[13] Nous renvoyons aux premiers documents du « revirement » du syndicat, qui continue à orienter de nos jours encore le débat : « Les travailleurs et le progrès technique », Actes de la Rencontre organisée à l’Institut Antonio Gramsci à Rome, 29 et 30 juin, 1er juillet 1956, sur le thème : « Les transformations techniques et organisationnelles et les modifications du rapport de travail dans les usines italiennes » ; Silvio Leonardi, Progrès technique et rapports de travail, Turin, 1957.

[14] Op. cit., p. 93 ; cf. aussi pp. 35, 46, 55, 59.

[15] Op. cit., p. 48.

[16] Op. cit., p. 50. « Un simple retard, une absence, ou même une simple diminution de la production chez un seul ouvrier peuvent avoir des répercussions sur toute une chaîne de machines. n (p. 50 et suivantes.)

[17] Op. cit., p. 50-51.

[18] Op. cit., p. 52.

[19] Op. cit., p. 55-56.

[20] Op. cit., p. 82. A propos de l’aliénation totale des intellectuels de la production, voir inversement les observations pertinentes et fines de P. Tagliazucchi dans son article sur la « condition de l’employeur dans l’industrie moderne » in Sindacato moderno, n° 1, février-mars 1961, p. 53 et suivantes.

[21] Leonardi, art. cit., p. 81-82.

[22] Idem, p. 67.

[23] Q .R., n° 1, article d’Alquati.

[24] Alquati, art. cit.

[25] Cf. Nora Mitrani, « Ambiguïté de la technocratie », Cahiers interationaux de sociologie, vol. XXX, 1961, p. 111.

[26] Franco Momigliani remarque ainsi que « non contente d’éloigner toujours plus les ouvriers de toute participation à l’élaboration du plan rationnel de production, l’usine moderne demande aux ouvriers soumis à cette rationalité nouvelle d’incarner en même temps le ’moment de l’ « irrationnel », correspondant à la vieille philosophie empirique des compromis. Ainsi, paradoxalement, exploite-t-on la résistance ouvrière elle-même d’une façon rationnelle. » Cf. « Le syndicat dans l’usine moderne », Passato e presente, n°15, mai-juin 1960, p. 20-21.

[27] L’emploi intensif des machines et la division du travail enlèvent toute indépendance, partant tout attrait, au travail des prolétaires. Celui-ci n’est plus dès lors qu’un simple accessoire de la machine.

[28] Seymour Melman, Decision making and Productivity, Oxford, 1958. Dans ce livre d’une grande importance, l’auteur étudie comment la nécessité d’une participation ouvrière « démocratique » se fait sentir dans une administration capitaliste.

[29] Les recherches économiques et techniques récentes en U.R.S.S. présentent un caractère ambigu. Revendiquer la recherche comme moment autonome va sans nul doute à l’encontre des formes brutes de volontarisme qui se sont manifestées dans une planification de type stalinien ; mais l’élaboration de procès « rationnels » qui seraient indépendants du contrôle social de la production semble plutôt indiquer (dès maintenant ? ou sous la forme d’une possibilité future ?) de nouveaux avatars des vieux procès de bureaucratisation.

Il ne faut cependant pas perdre de vue ce qui différencie la planification soviétique du plan capitaliste. L’élément autoritaire, despotique, de l’organisation de la production, naît au cœur des rapports capitalistes, et survit dans les économies planifiées de type bureaucratique. Par rapport à la classe ouvrière, les bureaucraties ne peuvent pas seulement en appeler à la rationalité objective, mais à la classe ouvrière elle-même.

Quand la propriété s’effondre, on peut dire que l’organisation bureaucratique perd le fondement qui lui est propre. C’est pourquoi en U.R.S.S. et dans les Démocraties populaires, les contradictions se présentent de façon différente, et c’est pourquoi le despotisme y est précaire, non organique. Ce qui ne l’empêche pas de se manifester aussi crûment que dans les sociétés capitalistes. Cf. à ce propos les observations-clé de Rodolfo Morandi dans « Analyse de l’économie réglementée » (1942), « Critères d’organisation pour une économie collective » (1944), réimprimés dans Lotta di popolo, Turin, 1958.

Exclure l’élément de la propriété et ne considérer que l’élément de l’autorité et de la bureaucratie en soi, ou l’aliénation technique, ou les deux à la fois, tels sont, on le sait, les traits caractéristiques de toute une littérature néo-capitaliste et réformiste dont le sort est désormais réglé.

[30] Friedrich Engels, Introduction à Travail salarié et capital, de Marx.

[31] Idem.

[32] Idem.

[33] Idem.

[34] Lénine, Caractéristiques du romantisme économique, Œuvres, vol. II.

[35] Voir le débat actuel, avec des articles de Caravini, Tato, Napoleoni, etc.

[36] Cf. Ruggero Spesso, « Le pouvoir des travailleurs dans le cadre du contrat et la « rationalisation » des monopoles » (il potere contrattuale des lavoratori e la « razionalizzazione » del monopoleo) in Politica e Ecornia, nov. 1960, p. 10.

Il faudrait faire une place à part aux positions adoptées par Franco Momigliano. Celui-ci rappelle avec raison que le Syndicat doit chercher avant tout « les moyens d’organiser et de rationaliser le monde moderne ». « C’est la condition sine qua non de tout effort pour élaborer une compétition efficiente et conquérir l’hégémonie de la classe ouvrière » (art. cit. p. 2029).

Et il insiste à plusieurs reprises sur le fait que, par cette voie, la classe ouvrière doit retrouver sa pleine et réelle autonomie par rapport au capital. Mais on voit mal comment il peut concilier ces thèses et ces impératifs avec la reconnaissance d’ « un terrain institutionnel propre au Syndicat », qui l’amène à refuser à cette même action syndicale toute orientation tendant à rompre avec le système.

Voir F. Momigliano, « Struttura delle retribuzioni e funzioni del Sindacata » (structure des rétributions et fonctions syndicales) in Problemi del socialismo, juin 1961, p. 633, ainsi que : « Una tematica sindacale moderna » in Passato e Presente, n° 13, janvier-février 1960, et le Rapport qu’il a présenté au Congrès sur le Progrès technologique et la société italienne, Milan, juin 1960 : « Travailleurs et syndicats devant la transformation du procès de production dans l’industrie italienne ».

[37] Cf. Antonio Tato, « Organiser la structure des rétributions en fonction de la logique et des buts du syndicat » (Ordinare la struttura della retribuzzone secondo la logica e i fini del sindacalo) in Politica e Economia, février-mars 1961, p. 11-23. Tous les chercheurs marxistes soulignent, on le sait, les progrès de l’incidence sociale immédiate de la sphère de production. Voir par exemple, chez Paul M. Sweezy : « La théorie de l’expansion capitaliste », un exposé encore valable de nos jours.

Sweezy rappelle ce passage de Rosa Luxembourg dans Réforme ou Révolution ? : « Le contrôle social… n’a rien à voir avec la limitation de la propriété capitaliste ; tout au contraire, il protège cette propriété. Ou bien, en termes économiques, disons que, loin d’attaquer l’exploitation capitaliste, il la normalise et la règle. »

[38] Cf. Capital, I, La législation anglaise et la limitation de la journée de travail.

[39] Cf. Spesso, cit. : « Espérer… un accroissement de la consommation culturelle n’a pas de sens si l’on n’envisage ensuite que l’individu s’en serve pour ce qui constitue à proprement parler son activité créatrice dans son travail… Le pouvoir de consommation d’un individu est lui-même fonction de sa position dans le procès de production… Les « besoins essentiels » (culture, santé, etc.) naissent, se précisent, s’affirment dans le refus des work rules, quand les ouvriers prennent conscience du sens et du rôle du travail. »

Parmi les idéologies courantes, l’une des plus ridicules et des plus répandues est bien celle qui représente l’aliénation dans le néocapitalisme comme une aliénation du consommateur.

[40] Cf. Paul Cardan, « Capitalismo e Socialismo » in Quaderni di unita proletaria, n° 3. Remarquons cependant que l’interprétation de Cardan sert ici à exprimer, par rapport au marxisme, un point de vue révolutionnaire. Les idéologies soviétiques présentent couramment la société communiste comme une société d’ « abondance » des biens (même si ces biens ne sont pas seulement matériels) et de « loisirs ».

Il apparaît clairement qu’une telle idéologie prend naissance dans le refus de toute régulation sociale effective du procès de travail. Les illusions « technologiques » viennent de nos jours au secours de ces idéologies. Pour Strumilin, par exemple, « les fonctions directrices du procès de production » ne font qu’un avec le contrôle « technique », avec a le contenu intellectuel du travail le plus élevé », rendu lui-même possible par les a progrès de la technique, avec ses miraculeux mécanismes automatiques et les machines électroniques « pensantes » ». (Cf. Sur la voie du communisme, Moscou, 1959). Ainsi, l’automation permettrait une vraie société « d’abondance », de consommateurs de « temps libre » ! (voir supra note 30).

Un exemple typique de cette déformation des thèses de Marx nous est donné par G. Friedmann (Où va le travail humain ?), selon lequel l’ouvrier se réempare du produit et du contenu de son travail lui-même grâce au a contrôle psycho-physiologique du travail » !

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Sur la bataille anti-révisionniste en Italie

Si l’Allemagne et les États-Unis connaissent une vague anti-révisionniste issue d’un syndicat étudiant lié aux socialistes, en Italie le schéma est très proche de celui de la France, avec cependant une qualité bien supérieure, de par la liaison bien plus importante à la classe ouvrière.

On a à la base une contestation au sein du Parti Communiste italien, aboutissant sous l’égide d’Ugo Duse et Enzo Calo à la naissance en 1962 du journal Vive le léninisme, de la maison d’éditions Edizioni Oriente en 1963.

En mars 1964 est alors publié le mensuel Nuova Unità, allusion directe au quotidien du PCI, l’Unità. La question de savoir si seulement la direction est corrompue ou le parti dans son ensemble aboutit cependant à ce que la parution cesse en 1965.

Se fonde alors une Lega dei comunisti marxisti-leninisti (Ligue des communistes marxistes-léninistes), avec comme périodique Il Comunista, choisissant la voie de l’entrisme dans le PCI. Elle rejoindra ensuite la tendance du Manifesto dans le PCI et se soumettra en général au PCI, sauf une petite partie s’alliant avec d’autres faire apparaître, en juillet 1966, une Federazione marxista-leninista d’Italia, avec comme journal Rivoluzione Proletaria.

D’autres réactivèrent par contre la Nuova Unità, refusant l’orientation vers les rangs du PCI, ce qui amena la naissance d’un Movimento Marxista-Leninista Italiano (Mouvement Marxiste-Léniniste italien). Est alors fondé, les 14, 15 et 16 octobre 1966, au théâtre Goldoni de Livourne, comme le PCd’I historique en 1921, le Partito Comunista d’Italia (marxista-leninista).

Son secrétaire général était un ancien commandant partisan et cadre du PCI, Fosco Dinucci. Sa reconnaissance est internationale et en 1968, deux de ses cadres, Dino Dini et Osvaldo Pesce, rencontrent Mao Zedong en Chine populaire.

Si le PCd’I (m-l) connaît alors une croissance, ce n’est pas le cas de la Federazione marxista-leninista d’Italia, devenue Federazione dei Comunisti (m-l) d’Italia en septembre 1967.

Les scissions s’y multiplient. Le première donne le journal la Tribuna rossa, la seconde un Partito Comunista Rivoluzionario (m-l) dirigé par Giuseppe Maj. La troisième donne une Avanguardia Proletaria Maoista, qui elle-même va connaître une scission avec l’émergence du Partito comunista marxista-leninista-maoista italiano.

Pour compliquer ce panorama, une partie de Falce e Martello, une organisation trotskyste, abandonne le trotskysme en apparence pour fonder l’Unione dei Comunisti Italiani (m-l), qui aura une grande influence dans le mouvement italien. Il prendra ensuite, en 1972, le nom de Partito Comunista (m-l) Italiano.

Mais étant donné que le PC d’I (m-l) avait l’hégémonie, sans pour autant d’analyse profonde de la société italienne ni d’idéologie suffisamment développée, il se cassa littéralement en deux, la direction étant accusée par une fraction d’opportunisme de droite et de néo-révisionnisme.

Le congrès extraordinaire du premier décembre 1968 amena une séparation et le 10 décembre 1968 il y eut deux Nuova Unità. Le dirigeant de la nouvelle organisation était, par ailleurs, lui aussi un ancien commandant partisan, Angiolo Gracci.

L’ancien PCd’I (m-l) connaît alors une nouvelle scission, avec un PCd’I (m-l) – Lotta di lunga durata (lutte de longue durée, du nom de son organe de presse).

En sont ensuite expulsé des gens formant l’Organizzazione dei Comunisti (m-l) d’Italia, avec comme journal Linea proletaria. D’autres quittent encore l’organisation, pour fonder l’Organizzazione Comunista Bolscevica Italiana marxista-leninista, dirigé par Giovanni Scuderi, issu de la « gauche » de la démocratie chrétienne. Cela donnera par la suite le Partito Marxista-Leninista Italiano (PMLI).

Apparaît alors également, de manière éphémère, une Organizzazione dei Comunisti Italiani (m-l), publiant La Voce Rivoluzionaria ; on a également une Stella Rossa – Fronte rivoluzionario m-l qui apparaît, puis une Organizzazione Proletaria m-l avec comme organe Il proletario, et encore une Lega m-l d’Italia, avec comme organe Lotta di classe. A cela il faut ajouter le groupe Viva il Comunismo.

Cette approche ne sut pas réellement s’ancrer et s’effaça rapidement devant deux autres courants qui eurent un impact dévastateur dans la société italienne, en s’appuyant sur un ancrage concret dans celle-ci.

Le premier courant est celui dit de l’operaisme, ou « ouvriériste » ; l’operaisme considère que le capitalisme avancé multiplie ses restructurations aux dépens de la classe ouvrière et qu’il faut par conséquent lutter contre le travail.

Apparu au tout début des années 1960 avec les revues Quaderni Rossi (1961) et Classe Operaia (1963), l’operaisme réussit à se transformer en mouvement de masse en visant la rébellion.

Cela produisit les organisations Potere Operaio (1967-1973) et Lotta Continua (1969-1976) tout d’abord, l’Autonomia Operaia ensuite.

Ce dernier mouvement, rassemblant des lignes hétérogènes – culte de la marginalité, des drogues, de la jeunesse ouvrière, de l’expropriation, de la révolte allant jusqu’à la lutte armée – culmina en 1977 et laissa de profondes marques comme culte du spontanéisme « alternatif ».

Le second courant est celui qui entend assumer la position maoïste de la lutte armée pour la prise du pouvoir. Son point de départ est le Collettivo Politico Metropolitano (CPM), le Collectif Politique Métropolitain fondé à Milan en septembre 1969.

S’appuyant sur un efficace réseau d’union étudiant et ouvrière (usines de Pirelli, Sit-Siemens, IBM, Alfa Romeo, Marelli, etc.), le CPM entend promouvoir un mouvement de masses en partant du principe de l’autonomie par rapport à l’État et les institutions en général, qu’elles soient idéologiques, culturelles, politiques.

Dès l’année suivante le CPM interviendra comme Sinistra Proletaria (Gauche Prolétarienne) proposant une nuova resistenza (une nouvelle résistance), puis en tant que Brigate Rosse. Partant à l’assaut de l’État principalement à partir de 1978, les Brigate Rosse feront ensuite une retraite stratégique en tant que Brigate Rosse – pour la construction du Parti Communiste Combattant.

Dans ce cadre, elles se considéreront comme comme une guérilla de longue durée dans un processus non linéaire et expulseront la « seconde position » partisane de former un parti où la lutte armée est une méthode.

Du côté de la perspective marxiste-léniniste opposée tant à l’opéraïsme qu’aux Brigades Rouges, seules trois organisations subsistèrent :

– le PMLI subsistant en étant surtout basé à Florence, sur une ligne ultra-légaliste ;

– les Comitati di Appoggio alla Resistenza – per il Comunismo (Comités d’Appui à la Résistance – pour le Communisme), fondés en 1992 et dirigés par Giuseppe Maj, s’orientant vers la défense des acquis considérés comme disparaissant unilatéralement avec la crise ; 

– le Parti Communiste Maoïste, né en 2000, issu de Rossoperaio lui-même issu du collettivo comunista di Agit Prop de Tarente des années 1970, ayant comme ligne la formation d’un syndicalisme alternatif.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : le piège des mathématiques et du relativisme

Enfin, il faut noter un point capital. Il va de soi que Lénine a parfaitement compris qu’il existe une fuite dans les mathématiques. C’est le paradoxe qu’il note, de manière parfaitement dialectique : il y a deux aspects dans le développement.

Lénine note ainsi :

« Telle est la cause première de l’idéalisme « physique ». Les velléités réactionnaires naissent du progrès même de la science. Les grands progrès des sciences de la nature, la découverte d’éléments homogènes et simples de la matière dont les lois du mouvement sont susceptibles d’une expression mathématique, font oublier la matière aux mathématiciens.

« La matière disparaît », il ne subsiste que des équations. Ce nouveau stade de développement nous ramène à l’ancienne idée kantienne présentée sous un jour soi‑disant nouveau : la raison dicte ses lois à la nature.

Hermann Cohen, ravi, comme nous l’avons vu, de l’esprit idéaliste de la physique nouvelle, en arrive à recommander l’enseignement des mathématiques supérieures dans les écoles, cela afin de faire pénétrer dans l’intelligence des lycéens l’esprit idéaliste évincé par notre époque matérialiste (Geschichte, des Materialismus von A. Lange, 5. Auflage, 1896, t. 11, p. XLIX).

Ce n’est là assurément que le rêve absurde d’un réactionnaire : en réalité, il n’y a, il ne peut y avoir là qu’un engouement momentané d’un petit groupe de spécialistes pour l’idéalisme.

Mais il est significatif au plus haut point que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils à un naufragé qui s’attache à un brin de paille, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder, artificiellement une place modeste au fidéisme engendré au sein des masses populaires par l’ignorance, l’hébétude et l’absurde sauvagerie des contradictions capitalistes.

Une autre cause de l’idéalisme « physique », c’est le principe du relativisme, de la relativité de notre connaissance, principe qui s’impose aux physiciens avec une vigueur particulière en cette période de brusque renversement des vieilles théories et qui, joint à l’ignorance de la dialectique, mène infailliblement à l’idéalisme (…).

En réalité, seule la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels résout, en une théorie juste, la question du relativisme, et celui qui ignore la dialectique est voué à passer du relativisme à l’idéalisme philosophique. »

On a là une des thèses les plus importantes du matérialisme dialectique. Les mathématiques en quelque sorte « pures » ont été une approche très importante de l’idéalisme pour s’opposer au matérialisme dialectique.

Les progrès se déroulant de manière accélérée perturbent également les scientifiques pénétrés d’esprit bourgeois ; ils ne parviennent pas à suivre les avancées, et tentent de s’en sortir par le relativisme.

Pourtant, historiquement, comme la pensée scientifique est le reflet de la réalité, elle va inévitablement aboutir au matérialisme dialectique. Lénine décrit le processus de la manière suivante :

« En un mot, l’idéalisme « physique » d’aujourd’hui, comme l’idéalisme « physiologique » d’hier, montre seulement qu’une école de savants dans une branche des sciences de la nature est tombée dans la philosophie réactionnaire, faute d’avoir su s’élever directement, d’un seul coup, du matérialisme métaphysique au matérialisme dialectique.

Ce pas, la physique contemporaine le fait et le fera, mais elle s’achemine vers la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment, mais spontanément, non point guidée par un « but final » nettement aperçu, mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couche.

Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux.

L’être vivant et viable est inévitablement accompagné de quelques produits morts, déchets destinés à être évacués avec les impuretés.

Tout l’idéalisme physique, toute la philosophie empiriocriticiste, avec l’empiriosymbolisme, l’empiriomonisme, etc., sont parmi ces déchets. »

Et pourquoi s’agit-il de déchets ? Parce qu’il n’y a pas de compréhension du cœur de la science : le matérialisme dialectique. Comme le résume Lénine :

« Nos disciples de Mach n’ont pas compris le marxisme, pour l’avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé – parfois moins assimilé qu’appris par cœur, la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c’est‑à‑dire le matérialisme philosophique. »

A ce titre, même si Matérialisme et empiriocriticisme est d’une certaine manière une œuvre de circonstance, les enseignements qu’on y trouve sont extrêmement riches. C’est cela qui a fait de cette oeuvre un très grand classique du communisme, une oeuvre fondamentale de Lénine en tant que figure historique. 

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la négation de l’objet indépendant de la connaissance

Ce que remarque Lénine, c’est que les auteurs attaquant le matérialisme dialectique utilisent les découvertes en physique de telle manière à appuyer leur offensive. A chaque fois est trouvé par ces gens un nouveau prétexte pour affirmer que le matérialisme est dépassé, que ce qui a été découvert change tout, qu’il faut modifier, changer, réviser les conceptions anciennes, etc.

Lénine note ainsi ce qu’il y a de révisionniste dans cette entreprise :

« Il nous est, d’autre part, impossible de toucher à la littérature de l’école de Mach ou à la littérature traitant de cette doctrine sans y rencontrer des références prétentieuses à la nouvelle physique, qui a, paraît‑il, réfuté le matérialisme, etc., etc.

Ces références sont‑elles sérieuses, c’est là une autre question. Mais les rapports de la nouvelle physique, ou plutôt d’une certaine école de cette physique, avec la doctrine de Mach et avec les autres variétés de la philosophie idéaliste contemporaine ne soulèvent aucun doute.

Analyser la doctrine de Mach en ignorant ces rapports, comme le fait Plékhanov, c’est se moquer de l’esprit du matérialisme dialectique, c’est sacrifier dans la méthode d’Engels l’esprit à la lettre. Engels dit explicitement : « avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles » (à plus forte raison dans l’histoire de l’humanité) « le matérialisme doit modifier sa forme » (Ludwig Feuerbach, p. 19, édit. allemande).

Ainsi, la révision de la « forme » du matérialisme d’Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n’a rien de « révisionniste » au sens consacré du mot ; le marxisme l’exige au contraire.

Ce n’est pas cette révision que nous reprochons aux disciples de Mach, c’est leur procédé purement révisionniste qui consiste à trahir l’essence du matérialisme en feignant de n’en critiquer que la forme, à emprunter à la philosophie bourgeoise réactionnaire ses propositions fondamentales sans tenter ouvertement, en toute franchise et avec résolution, de s’attaquer par exemple à cette affirmation d’Engels, qui est indéniablement dans cette question d’une extrême importance : « … le mouvement est inconcevable sans matière » (Anti‑Dühring, p. 50). »

C’est ici une dimension particulièrement essentielle, surtout pour nous. La seconde moitié du XXesiècle a été le témoin d’une offensive tous azimuts dans le domaine des sciences physiques, afin de contrer le matérialisme dialectique. La théorie du « Big Bang » est un exemple fameux, mais on connaît également la « théorie des cordes », « l’énergie sombre », la « matière noire », le « big bounce », le « big crunch », le « big rip », etc.

Lénine

La vision bourgeoise du monde tente de contrecarrer le matérialisme dialectique dans tous les domaines, sur chaque aspect, afin d’empêcher que ne se forme un esprit de synthèse. Lénine cite abondamment des remarques de physiciens sur les dernières théories ; il mentionne notamment le français Henri Poincaré (1854-1912).

Le dénominateur commun des entreprises bourgeoises est de nier la matière, de prétendre qu’on ne peut pas la saisir. Il y a quelque chose de littéralement baroque dans cette conception d’une matière insaisissable, n’obéissant qu’à l’imprévue, au hasard.

En fait, sous prétexte de rejeter le dogmatisme féodal, les scientifiques se précipitent dans un relativisme qui n’amène qu’à l’idéalisme également.

Voici comment Lénine voit les choses :

« Le matérialisme dialectique insiste sur le caractère approximatif, relatif, de toute proposition scientifique concernant la structure de la matière et ses propriétés, sur l’absence, dans la nature, de lignes de démarcation absolues, sur le passage de la matière mouvante d’un état à un autre qui nous paraît incompatible avec le premier, etc.

Quelque singulière que paraisse au point de vue du « bon sens » la transformation de l’éther impondérable en matière pondérable et inversement ; quelque « étrange » que soit l’absence, chez l’électron, de toute autre masse que la masse électromagnétique ; quelque inhabituelle que soit la limitation des lois mécaniques du mouvement au seul domaine des phénomènes de la nature et leur subordination aux lois plus profondes des phénomènes électro‑magnétiques, etc., tout cela ne fait que confirmer une fois de plus le matérialisme dialectique.

La nouvelle physique a dévié vers l’idéalisme, principalement parce que les physiciens ignoraient la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme métaphysique (au sens où Engels employait ce mot, et non dans son sens positiviste, c’est-à-dire inspiré de Hume) avec sa « mécanicité » unilatérale, et jeté l’enfant avec l’eau sale.

Niant l’immuabilité des propriétés et des éléments de la matière connus jusqu’alors, ils ont glissé à la négation de la matière, c’est-à-dire de la réalité objective du monde physique. Niant le caractère absolu des lois les plus importantes, des lois fondamentales, ils ont glissé à la négation de toute loi objective dans la nature ; les lois naturelles, ont-ils déclaré, ne sont que pures conventions, « limitation de l’attente », « nécessité logique », etc.

Insistant sur le caractère approximatif, relatif, de nos connaissances, ils ont glissé à la négation de l’objet indépendant de la connaissance, reflété par cette dernière avec une fidélité approximative et une relative exactitude. Et ainsi de suite à l’infini. »

Inévitablement, en réfutant le matérialisme dialectique, les penseurs bourgeois sont obligés de procéder à la liquidation du concept même de matière. Il ne reste plus que la pensée, qui prend les choses à sa manière, qui ne prétend plus comprendre la réalité, mais en saisir certains aspects seulement, pour ses besoins, les voyant à sa manière.

On bascule toujours plus dans le subjectivisme ; les physiciens de l’époque de Lénine se précipitaient dans le kantisme, leurs conceptions étaient en physique une copie des idéalistes en philosophie.

Or, Lénine considère que seul le matérialisme dialectique peut guider la physique, lui donner une base authentiquement scientifique. L’idéalisme nie la matière, invente des « mouvements » qui seraient indépendants, tombés du ciel ; il y aurait un « dynamisme », un « vitalisme », etc.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la question de la totalité et de l’unité de la nature

Lénine soulève ensuite un point important. Critiquant le principe selon laquelle la pensée formerait elle-même une « économie », avec donc la logique du « moindre effort », il rejette bien entendu cela au nom de la théorie du reflet qu’est la pensée.

Ce n’est pas la pensée qui détermine la réalité, sa qualité, sa substance. Il prend un exemple concret :

« Est‑il plus « économique » de « penser » que l’atome est indivisible ou qu’il est composé d’électrons positifs et négatifs ? »

Il montre par là que la réalité est toujours plus approfondie que la pensée, et que donc les gens qui veulent arrêter cela ne sont pas conformes à la réalité, et donc à la marche en avant de la science.

Ce n’est pas la pensée qui a des critères qu’il faudrait suivre, mais la réalité ; la pensée n’est qu’un reflet et un reflet de la totalité.

Si la pensée pseudo-marxiste veut bien « reconnaître » le marxisme mais jamais la dialectique de la nature, c’est précisément en raison de cette question de la totalité : inévitablement si on s’appuie sur la « pensée » et non sur la Nature, on quitte le terrain du matérialisme.

Lénine rappelle ainsi :

« Engels a montré par l’exemple de Dühring qu’une philosophie tant soit peu conséquente peut faire dériver l’unité de l’univers ou bien de la pensée, ‑ mais qu’elle est alors impuissante en présence du spiritualisme et du fidéisme (Anti‑Duhring, p. 30), et que les arguments d’une semblable philosophie se ramènent inévitablement à des boniments de prestidigitateur, ‑ ou bien de la réalité objective qui existe hors de nous, qui porte depuis très longtemps en gnoséologie le nom de matière et constitue l’objet des sciences de la nature. »

Ce que veut dire Lénine, c’est qu’Emmanuel Kant a fait avancer les choses. Pour résumer, on peut dire qu’il a laïcisé la science, en reconnaissant l’espace et le temps. Cependant, le kantisme est incapable de se libérer de Dieu, de la religion, qu’il a juste mis de côté.

Lénine peut donc constater :

« Reconnaissant l’existence de la réalité objective, c’est-à-dire de la matière en mouvement, indépendamment de notre conscience, le matérialisme est inévitablement amené à reconnaître aussi la réalité objective de l’espace et du temps, et ainsi il diffère, d’abord, du kantisme, pour lequel, comme pour l’idéalisme, l’espace et le temps sont des formes de la contemplation humaine, et non des réalités objectives (…).

L’univers n’est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l’espace et dans le temps. Les idées humaines sur l’espace et le temps sont relatives, mais la somme de ces idées relatives donne la vérité absolue : ces idées relatives tendent, dans leur développement, vers la vérité absolue et s’en rapprochent.

La variabilité des idées humaines sur l’espace et le temps ne réfute pas plus la réalité objective de l’un et de l’autre que la variabilité des connaissances scientifiques sur la structure de la matière et les formes de son mouvement ne réfute la réalité objective du monde extérieur (…).

Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est qu’elle concilie le matérialisme et l’idéalisme, institue un compromis entre l’un et l’autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie.

Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste.

Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste. Reconnaissant dans l’expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, Kant oriente sa philosophie vers le sensualisme, et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme.

Reconnaissant le caractère apriori de l’espace, du temps, de la causalité, etc., Kant oriente sa philosophie vers l’idéalisme. Ce double jeu a valu à Kant d’être combattu sans merci tant par les matérialistes conséquents que par les idéalistes conséquents (y compris les « purs » agnostiques de la nuance Hume) (…).

Elève d’Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) : (…) « Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu’il est volé par le patron et qu’il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s’appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi… ». »

Ce à quoi on aboutit, c’est à un matérialisme honteux, un matérialisme influencé par Emmanuel Kant dans un mauvais sens, voire allant dans l’idéalisme le plus complet. Il existe ici un nombre incalculable de variantes, de nuances entre penseurs payés par la bourgeoisie. Leurs positions changent, fluctuent, oscillent, varient, évoluent, mais se rejoignent immanquablement.

Lénine, reprenant Friedrich Engels, souligne toutefois leur caractère commun, leur objectif commun qui est de rejeter le matérialisme, ses enseignements, son aboutissement au matérialisme dialectique. Il cite d’ailleurs énormément d’auteurs dans Matérialisme et empiriocriticisme, afin de bien montrer que tous ces gens s’apprécient, se connaissent, se soutiennent, se saluent, se nourrissent les uns les autres.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : un «troisième terme» qui réfute l’ordre naturel

On comprend que Matérialisme et empirio-criticisme soit une œuvre d’une grande richesse, tout en étant très complexe. Lénine passe en revue les points de vue des pseudo-marxistes adoptant l’empirio-criticisme, et de cette négation de la négation du marxisme, il propose une définition correcte du marxisme.

La reconnaissance des sens contre l’idéalisme, oui, mais uniquement avec la reconnaissance de la conscience comme reflet, et avec la pratique comme véritable élément permettant d’assumer la réalité en tant que telle. Lénine souligne ainsi :

« La pratique est la meilleure réfutation de l’agnosticisme de Kant et de Hume, comme du reste de tous les autres subterfuges (Schrullen) philosophiques, répète Engels. « Le résultat de notre action démontre la conformité (übereinstimmung) de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus », réplique Engels aux agnostiques. »

L’empirio-criticisme n’est ainsi qu’une forme intermédiaire – ce qui est impossible – entre idéalisme et matérialisme, sur la base de l’existence d’un « troisième élément ». Lénine affirme ainsi :

« Le génie de Marx et d’Engels s’est manifesté entre autres par leur dédain du jeu pédantesque des mots nouveaux, des termes compliqués, des « . ismes » subtils, et par leur simple et franc langage : il y a en philosophie une tendance matérialiste et une tendance idéaliste et, entre elles, diverses nuances d’agnosticisme. Les efforts tentés pour trouver un « nouveau » point de vue en philosophie révèlent la même indigence intellectuelle que les tentatives laborieuses faites pour créer une « nouvelle » théorie de la valeur, une « nouvelle » théorie de la rente, etc.

Carstanjen, élève d’Avenarius, relate que ce dernier a dit une fois au cours d’un entretien privé : « Je ne connais ni le physique ni le psychique ; je ne connais qu’un troisième élément. » Répondant à un écrivain qui avait fait observer qu’Avenarius ne définissait pas ce troisième élément, Petzoldt a dit : « Nous savons pourquoi il n’a pas pu formuler cette conception. C’est parce que le troisième élément n’a pas de contre‑terme (Gegenbegriff, notion corrélative)…

La question : Qu’est‑ce que le troisième élément ? manque de logique » (Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. II, p. 329). Que cette dernière conception ne puisse être définie, Petzoldt le comprend.

Mais il ne comprend pas que la référence au « troisième élément » n’est qu’un simple subterfuge, chacun de nous sachant fort bien ce que c’est que le physique et le psychique, mais nul de nous ne sait encore ce que c’est que le « troisième élément ». Avenarius n’use de ce subterfuge que pour brouiller la piste ; il déclare en fait que le Moi est la donnée première (terme central), et la nature (le milieu) la donnée seconde (contre‑terme). »

Il y a une conséquence essentielle qui découle de l’existence d’un « troisième terme » : c’est la considération selon laquelle la nature n’est qu’un chaos, l’ordre qu’on y retrouve n’étant vu que par l’être humain dans la mesure où il a un rapport avec ce chaos, dans la mesure où la mesure y voit des « lois » qui lui sont utiles.

La science, pour l’empirio-criticisme, n’est qu’un langage symbolique au moyen duquel l’humanité voit des espaces organisés arbitraires, qu’il a lui-même décidé, dans un chaos total :

« Nous sommes en présence d’un idéaliste subjectif, pour lequel le monde extérieur, la nature, ses lois, ne sont que les symboles de notre connaissance ; mais il a revêtu l’habit d’arlequin d’une terminologie « moderne » bigarrée et criarde.

Le torrent du donné est dépourvu de raison, d’ordre, de tout ce qui est conforme aux lois : notre connaissance y introduit la raison. Les corps célestes, la terre y comprise, sont des symboles de la connaissance humaine.

Si les sciences de la nature nous enseignent que la terre existait bien avant que la matière organique et l’homme aient pu faire leur apparition, nous avons cependant changé tout cela ! Nous mettons de l’ordre dans le mouvement des planètes, c’est là un produit de notre connaissance. »

Lénine se moque de cette logique, qui amène les saisons à ne pas exister naturellement, mais comme « choix » arbitraire de l’humanité :

« Ainsi, la loi d’après laquelle l’hiver suit l’automne et le printemps l’hiver, ne nous est pas donnée par l’expérience ; elle est créée par la pensée, comme un moyen d’organiser, d’harmoniser, d’agencer… quoi et avec quoi, camarade Bogdanov ?

« L’empiriomonisme n’est possible que parce que la connaissance harmonise activement l’expérience, en en éliminant les innombrables contradictions, en lui créant des formes organisatrices universelles, en substituant au monde chaotique primitif des éléments un monde dérivé, ordonné de rapports » (p. 57).

C’est faux. L’idée que la connaissance peut « créer » des formes universelles, substituer l’ordre au chaos primitif, etc., appartient à la philosophie idéaliste. L’univers est un mouvement de la matière, régi par des lois, et notre connaissance, produit supérieur de la nature, ne peut que refléter ces lois.

Il s’ensuit que nos disciples de Mach, ayant une confiance aveugle dans les professeurs réactionnaires « modernes », répètent sur le problème de la causalité les erreurs de l’agnosticisme de Kant et de Hume, sans s’apercevoir de la contradiction absolue de cet enseignement avec le marxisme, c’est‑à‑dire avec le matérialisme, ni du fait qu’ils glissent sur un plan incliné vers l’idéalisme. »

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la question de la relativité des connaissances

La pensée est pour le matérialisme un reflet de la réalité, mais est-elle un reflet authentique, complet ?

Si l’on réfléchit à cela, alors on doit bien se rappeler que pour le matérialisme dialectique, la matière n’est pas statique. Chez Aristote, la pensée est un reflet mais comme le monde est statique, la pensée authentique culmine dans la contemplation de l’ordre naturel, cosmique, universel.

Dans le matérialisme dialectique, tout processus de reflet est lié à la réalité qui se transforme. Ce qui se reflète a un sens par rapport au mouvement de la matière lui-même, dont la personne qui pense est un élément.

Il n’y a pas de pensée « indépendante », séparée de la réalité. L’objectivité doit être « neutre » selon les théoriciens bourgeois : c’est impossible aux yeux du matérialisme dialectique ; la réalité est en mouvement et la pensée est un reflet lié à un être en action, dans un cadre concret.

Ce qu’on sait est alors relatif, et en même temps non relatif, relevant de la loi de la contradiction. Voici ce qu’enseigne Lénine :

« Pour le matérialiste, le monde est plus riche, plus vivant, plus varié qu’il ne paraît, tout progrès de la science y découvrant de nouveaux aspects. Pour le matérialiste nos sensations sont les images de la seule et ultime réalité objective ; ultime non pas en ce sens qu’elle soit déjà entièrement connue, mais parce qu’en dehors d’elle, il n’en existe ni ne peut en exister aucune autre. »

Lénine souligne au niveau de la question des « limites » de la connaissance :

« Au point de vue du matérialisme moderne, c’est‑à‑dire du marxisme, les limites de l’approximation de nos connaissances par rapport à la vérité objective, absolue, sont historiquement relatives, mais l’existence même de cette vérité est certaine comme il est certain que nous en approchons.

Les contours du tableau sont historiquement relatifs, mais il est certain que ce tableau reproduit un modèle existant objectivement. Le fait qu’à tel ou tel moment, dans telles ou telles conditions, nous avons avancé dans notre connaissance de la nature des choses au point de découvrir l’alizarine dans le goudron de houille ou de découvrir des électrons dans l’atome, est historiquement relatif ; mais ce qui est certain, c’est que toute découverte de ce genre est un progrès de la « connaissance objective absolue ».

En un mot, toute idéologie est historiquement relative, mais il est certain qu’à chaque idéologie scientifique (contrairement à ce qui se produit, par exemple, pour l’idéologie religieuse) correspond une vérité objective, une nature absolue. Cette distinction entre la vérité absolue et la vérité relative est vague, direz-vous. Je vous répondrai : elle est tout juste assez « vague » pour empêcher la science de devenir un dogme au mauvais sens de ce mot, une chose morte, figée, ossifiée ; mais elle est assez « précise » pour tracer entre nous et le fidéisme, l’agnosticisme, l’idéalisme philosophique, la sophistique des disciples de Hume et de Kant, une ligne de démarcation décisive et ineffaçable.

II y a ici une limite que vous n’avez pas remarquée, et, ne l’ayant pas remarquée, vous avez glissé dans le marais de la philosophie réactionnaire.

C’est la limite entre le matérialisme dialectique et le relativisme (…). La dialectique, comme l’expliquait déjà Hegel, intègre comme l’un de ses moments, le relativisme, la négation, le scepticisme, mais ne se réduit pas au relativisme.

La dialectique matérialiste de Marx et d’Engels inclut sans contredit le relativisme, mais ne s’y réduit pas ; c’est‑à‑dire qu’elle admet la relativité de toutes nos connaissances non point au sens de la négation de la vérité objective, mais au sens de la relativité historique des limites de l’approximation de nos connaissances par rapport à cette vérité. »

Le matérialisme dialectique inclut le relativisme, mais ne s’y réduit pas : c’est là une thèse essentielle. Les tentatives de saboter le matérialisme dialectique se dévoilent justement parce qu’elles adoptent comme ligne de souligner l’importance du relativisme, de conduire au scepticisme, d’accuser le matérialisme dialectique de métaphysique – exactement comme le fait l’empirio-criticisme, le néo-kantisme, etc.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : empirique et critique

Il y a lieu de résumer ce qu’est l’empiriocriticisme, ou néo-kantisme, etc. de manière relativement simple, car on s’y perd facilement dans cet embrouillamini d’une théorie entre idéalisme et matérialisme.

Tout devient très simple si l’on comprend la logique suivante : l’idéalisme nie la réalité au profit de l’esprit.

L’empiriocriticisme ne le fait pas : il reconnaît les sens, mais il ne leur accorde qu’une valeur partielle. Il est empirique – il se fonde sur l’expérience – mais il n’est que critique, il n’en fait pas une suite.

Il croit tout de même à l’indépendance de l’esprit, et sa théorie consiste en un va-et-vient entre esprit et matière, le rythme de ce va-et-vient étant prétexte à de multiples variantes, que Lénine réunifie cependant en n’étant pas du tout dupe de la pseudo-importance de ces prétendues nuances.

« Si les sensations sont appelées des « éléments » donnant le physique dans une connexion et le psychique dans une autre, le point de départ fondamental de l’empiriocriticisme, on l’a vu, ne s’en trouve qu’obscurci, au lieu d’être écarté.

Avenarius et Mach admettent que les sensations sont la source de nos connaissances.

Ils se placent donc au point de vue de l’empirisme (tout savoir dérive de l’expérience) ou du sensualisme (tout savoir dérive des sensations).

Or, cette conception, loin d’effacer la différence entre les courants philosophiques fondamentaux, idéalisme et matérialisme, y conduit au contraire, quelle que soit la « nouvelle » parure verbale (« éléments ») dont on la revêt.

Le solipsiste, c’est-à-dire l’idéaliste subjectif, peut, tout aussi bien que le matérialiste, voir dans les sensations la source de nos connaissances. Berkeley et Diderot relèvent tous deux de Locke.

Le premier principe de la théorie de la connaissance est, sans aucun doute, que les sensations sont la seule source de nos connaissances. Ce premier principe admis, Mach obscurcit le second principe important : celui de la réalité objective, donnée à l’homme dans ses sensations ou constituant la source des sensations humaines.

A partir des sensations, on peut s’orienter vers le subjectivisme qui mène au solipsisme (« les corps sont des complexes ou des combinaisons de sensations. »), et l’on peut s’orienter vers l’objectivisme qui mène au matérialisme (les sensations sont les images des corps, du monde extérieur).

Du premier point de vue ‑ celui de l’agnosticisme ou, allant un peu plus loin, celui de l’idéalisme subjectif ‑ il ne saurait y avoir de vérité objective. Le second point de vue, c’està-dire celui du matérialisme, reconnaît essentiellement la vérité objective.

Cette vieille question philosophique des deux tendances, ou plutôt des deux conclusions autorisées par les principes de l’empirisme et du sensualisme, n’est ni résolue, ni écartée, ni dépassée par Mach : elle n’est qu’obscurcie sous une débauche verbale avec le mot « élément » et autres. La répudiation de la vérité objective par Bogdanov n’est pas une déviation de la doctrine de Mach ; elle en est la séquence inévitable (…).

Les disciples de Kant et de Hume (parmi ces derniers Mach et Avenarius, dans la mesure où ils ne sont pas de purs disciples de Berkeley) nous traitent, nous matérialistes, de « métaphysiciens », parce que nous admettons la réalité objective qui nous est donnée dans l’expérience, parce que nous admettons que nos sensations ont une source objective indépendante de l’homme.

Matérialistes, nous qualifions avec Engels les kantiens et les disciples de Hume d’agnostiques parce qu’ils nient la réalité objective en tant que source de nos sensations. Le mot agnostique vient du grec : a, préfixe négatif, et gnosis, connaissance.

L’agnostique dit : j’ignore s’il existe une réalité objective reflétée, représentée par nos sensations, et je déclare impossible de le savoir (voir plus haut ce qu’en dit Engels, exposant le point de vue de l’agnostique). D’où la négation de la vérité objective par l’agnostique et la tolérance petite‑bourgeoise, philistine, pusillanime envers la croyance aux loups‑garous, aux lutins, aux saints catholiques et à d’autres choses analogues. »

Lénine précise encore :

« Quelles sont les deux tendances philosophiques qu’Engels oppose ici l’une à l’autre ?

D’abord, celle qui considère que les sens nous fournissent une reproduction fidèle des choses, que nous connaissons ces choses mêmes, que le monde extérieur agit sur nos organes des sens. Tel est le matérialisme que l’agnostique répudie. Quel est donc le fond de sa tendance ?

C’est qu’il ne va pas au‑delà des sensations ; qu’il s’arrête en deçà des phénomènes, se refusant à voir quoi que ce soit de « certain » au‑delà des sensations. Nous ne pouvons rien savoir de certain de ces choses mêmes (c’est‑à‑dire choses en soi, des « objets en eux-mêmes », comme s’exprimaient les matérialistes contre lesquels s’élevait Berkeley), telle est la déclaration très précise de l’agnostique.

Ainsi, le matérialiste affirme, dans la discussion dont parle Engels, l’existence des choses en soi et la possibilité de les connaître. L’agnostique n’admettant même pas l’idée des choses en soi, affirme que nous ne pouvons en connaître rien de certain (…).

Engels fait ressortir en toute clarté que l’existence réelle est, pour le matérialiste, au‑delà des limites de la « perception des sens », des impressions et des représentations humaines, alors qu’il n’est pas possible, pour l’agnostique, de sortir des limites de ces perceptions (…).

Engels dit franchement et nettement que ce qui le sépare de l’agnostique, ce n’est pas seulement le doute de ce dernier sur l’exactitude des reproductions, mais aussi le doute agnostique sur la possibilité de parler des choses mêmes, sur la possibilité de connaître « authentiquement » leur existence. »

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : le monde a sa propre histoire

Lénine mentionne dans Matérialisme et empiriocriticisme un argument tout à fait logique, qui remet en cause la thèse de la toute-puissance de la vie intérieure.

Si le monde n’existe qu’à travers notre appréhension de lui, alors comment se fait-il que le monde existait avant nous ? En fait, le développement autonome de la réalité, sans notre regard humain, est impossible aux yeux du néo-kantisme, de l’empiriocriticisme, etc., qui ne sont que des formes d’expression de la prétention bourgeoise à transformer la réalité selon ses simples besoins, dans une logique par ailleurs totalement anthropocentristes.

Lénine

Voici ce qu’explique Lénine à ce sujet :

« Nous citerons, pour les marxistes qui s’intéressent à cette question indépendamment du moindre mot prononcé par Plekhanov, l’opinion de L. Feuerbach qui, tout le monde le sait (sauf peut‑être Bazarov ?), fut un matérialiste grâce à qui Marx et Engels, abandonnant l’idéalisme de Hegel sont parvenus à leur philosophie matérialiste. Feuerbach écrivait dans sa réplique à R. Haym :

« La nature, qui n’est pas l’objet de l’homme ou de la conscience, est bien entendu pour la philosophie spéculative, ou tout au moins pour l’idéalisme,‑ une chose en soi au sens de ce terme chez Kant » (nous reparlerons de la confusion établie par nos disciples de Mach entre la chose en soi des matérialistes et celle de Kant), « une abstraction dénuée de toute réalité ; mais c’est justement la nature qui amène la faillite de l’idéalisme.

Les sciences de la nature, au moins dans leur état actuel, nous conduisent nécessairement à un point où les conditions de l’existence humaine faisaient encore défaut, où la nature, c’est-à-dire la terre, n’était pas encore un objet d’observation pour l’œil et l’intelligence humaine ; où la nature était, par conséquent, un être absolument étranger à l’humain (absolut unmenschliclies Wesen).

A cela l’idéalisme peut répliquer : Mais cette nature est une nature conçue par toi (von dir gedachte).

Certes, mais il ne s’ensuit pas qu’elle n’ait pas existé dans le temps, comme il ne s’ensuit pas que Socrate et Platon, parce qu’ils n’existent pas pour moi quand je ne pense pas à eux, n’aient pas eu une existence réelle en leur temps, sans moi. »

Telles sont les réflexions auxquelles se livrait Feuerbach sur le matérialisme et l’idéalisme, en ce qui concerne l’antériorité de la nature par rapport à l’homme (…).

On se demande comment des gens qui n’ont pas perdu la raison peuvent affirmer, sains d’esprit et de jugement, que la « représentation sensible (peu importe dans quelles limites) est justement la réalité existant hors de nous ». La Terre est une réalité existant hors de nous.

Elle ne peut ni « coïncider » (au sens : être identique) avec notre représentation sensible, ni se trouver avec cette dernière en coordination indissoluble, ni être un « complexe d’éléments » identiques, dans une autre connexion, à la sensation, puisque la terre existait à des époques où il n’y avait ni êtres humains, ni organes des sens, ni matière organisée sous une forme supérieure laissant voir plus ou moins nettement que la matière a la propriété d’éprouver des sensations (…).

La négation de la vérité objective par Bogdanov, c’est de l’agnosticisme et du subjectivisme. L’absurdité de cette négation ressort nettement, ne serait‑ce que du seul exemple que nous avons cité, emprunté à l’histoire scientifique de la nature.

Les sciences de la nature ne permettent pas de douter que cette affirmation : la terre existait avant l’humanité, soit une vérité.

Cela est parfaitement admissible du point de vue matérialiste de la connaissance : l’existence de ce qui est reflété indépendamment de ce qui reflète (l’existence du monde extérieur indépendamment de la conscience) est le principe fondamental du matérialisme.

Cette affirmation de la science : la terre est antérieure à l’homme, est une vérité objective.

Et cette affirmation des sciences de la nature est incompatible avec la philosophie des disciples de Mach et leur théorie de la vérité : si la vérité est une forme organisatrice de l’expérience humaine, l’assertion de l’existence de la terre en dehors de toute expérience humaine ne peut être vraie. »

Lénine résume ainsi cela en affirmant :

« Les sciences de la nature soutiennent positivement que la terre existait dans un état où ni l’homme ni aucun être vivant vit général ne l’habitait ni ne pouvait l’habiter. La matière organique est un phénomène plus récent, le produit d’une longue évolution. Il n’y avait donc pas de matière douée de sensibilité, pas de « complexes de sensations », pas de Moi d’aucune sorte, « indissolublement » lié au milieu d’après la doctrine d’Avenarius. La matière est primordiale : la pensée, la conscience, la sensibilité sont les produits d’une évolution très avancée. Telle est la théorie matérialiste de la connaissance, adoptée d’instinct par les sciences de la nature. »

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L’empirio-criticisme : un mélange d’idéalisme et de matérialisme

L’empirio-criticisme est ainsi un mélange d’idéalisme et de matérialisme, il est d’autant plus difficile à saisir que bien entendu ce mélange est particulièrement confus, tentant de masquer sa propre nature finalement idéaliste par des positions qui ont l’air matérialiste.

Lénine note de ce fait :

« Eduard von Hartmann, idéaliste conséquent et réactionnaire conséquent en philosophie, qui voit d’un œil bienveillant la lutte des disciples de Mach contre le matérialisme, se rapproche beaucoup de la vérité en disant que la philosophie de Mach représente « un mélange confus (Nichtunterscheidung [sans distinction concrète]) de réalisme naïf et d’illusionnisme absolu ».

Cela est vrai. La doctrine selon laquelle les corps sont des complexes de sensations, etc., est un illusionnisme absolu, c’est-à-dire un solipsisme, puisque l’univers n’est, de ce point de vue, que mon illusion. »

Le problème des pseudo-matérialistes est que s’ils rejettent l’idéalisme de manière formelle, en pratique ils ont du mal à accepter que la sensation soit une image du monde extérieur ; pour eux, la sensation ne transmet pas vraiment les informations en entier, ce qui compte c’est la conscience qui analyse cette information.

On comprend alors que ces pseudo-matérialistes peuvent prétendre, en apparence, être « de gauche » voire marxistes : ils réduisent le matérialisme à la reconnaissance des sensations, en cachant qu’ils ne considèrent pas que les sensations soient l’intégralité du monde s’imprimant dans le cerveau humain qui ne fait alors que refléter.

Lénine et Staline

On est alors, chez les pseudo-matérialistes, dans le choix, l’intuition, la décision, la volonté, le libre-arbitre, etc. mais certainement pas dans la théorie du reflet. Avec les pseudo-matérialistes, il existe un « monde psychique » – d’où l’orientation récurrente des pseudos-marxistes au XXe siècle vers la psychanalyse, avec le « freudo-marxisme », ou bien vers la « psychologie » comme avec l’école de Francfort avec Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse notamment, « l’école de Budapest » ouverte par Georg Lukacs, la réflexion sur « l’hégémonie » d’Antonio Gramsci et Louis Althusser, etc.

En pratique, tous ces courants se rattachent au néo-Kantisme ; comme le remarque Lénine :

« Bon nombre d’idéalistes et tous les agnostiques (y compris les disciples de Kant et de Hume) qualifient les matérialistes de métaphysiciens, car reconnaître l’existence du monde extérieur indépendamment de la conscience de l’homme, c’est dépasser, leur semble‑t‑il, les limites de l’expérience (…).

Les corrections apportées par Mach et Avenarius à leur idéalisme primitif se ramènent entièrement à des demi‑concessions au matérialisme. Au lieu du point de vue conséquent de Berkeley : le monde extérieur est ma sensation, intervient parfois la conception de Hume : j’écarte la question de savoir s’il y a quelque chose derrière mes sensations. Et cette conception agnostique condamne inévitablement à balancer entre matérialisme et idéalisme (…).

On ne trouve dans la doctrine de Mach et d’Avenarius qu’une paraphrase de l’idéalisme subjectif. Les prétentions de ces auteurs, quand ils affirment s’être élevés au­-dessus du matérialisme et de l’idéalisme, et avoir éliminé la contradiction entre la conception qui va de l’objet à la conscience et la conception opposée, ne sont que vaines prétentions de la doctrine de Fichte légèrement retouchée.

Fichte s’imagine, lui aussi, avoir lié « indissolublement » le « moi » et le « milieu », la conscience et la chose, et « résolu » la question en rappelant que l’homme ne peut sortir de lui-même. Cela revient à répéter l’argument de Berkeley : je ne perçois que mes sensations, je n’ai donc pas le droit de supposer l’existence d’un « objet en soi », hors de ma sensation.

Les différentes façons de s’exprimer de Berkeley en 1710, de Fichte en 1801, d’Avenarius en 1891‑1894, ne changent rien au fond, c’est‑à‑dire à la tendance philosophique essentielle de l’idéalisme subjectif.

Le monde est ma sensation le non‑Moi est « supposé » (créé, produit) par notre Moi  ; la chose est indissolublement liée à la conscience ; la coordination indissoluble de notre Moi et du milieu est la coordination de principe de l’empiriocriticisme ; c’est toujours le même principe, la même vieillerie présentée sous une enseigne un peu rafraîchie ou repeinte. »

Lénine dit encore :

« Cette fois encore la différence réside exclusivement dans la terminologie. Quand Mach dit : les corps sont des complexes de sensations, il suit Berkeley. Quand il « se corrige » en disant : les « éléments » (les sensations) peuvent être physiques dans une connexion et psychiques dans une autre, il est agnostique, il suit Hume.

Dans sa philosophie Mach ne sort pas de ces deux tendances, et il faut être d’une naïveté excessive pour ajouter foi aux propos de ce confusionniste affirmant qu’il a « dépassé » en réalité le matérialisme et l’idéalisme. »

Tout comme plus tard avec Henri Bergson, il y a ici la tentative d’accepter la sensation, mais de prétendre qu’elle va à l’esprit et que l’esprit relance un cycle d’interprétation des sensations – qui sont en fait ici des complexes de sensations, car il disposerait d’une vie autonome. La vie intérieure est ici ce qui permet aux sensations d’être perçues en tant que telles. C’est une perspective qui se veut au-delà de l’idéalisme – car les sensations seraient reconnues – et du matérialisme – car la vie psychique n’est pas conçue comme simple reflet.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la sensation telle une cloison

Une fois qu’il a posé le cadre, Lénine part à l’assaut. Pour cela, il explique la position philosophique du physicien et philosophe autrichien Ernst Mach (1838-1916) et de son successeur le philosophe allemand Richard Avenarius (1843-1896).

En pratique, les thèses d’Enrst Mach et de Richard Avenarius sont extrêmement proches de celles de Henri Bergson en France, une vingtaine-trentaine d’années plus tard. Ernst Mach dit ainsi que « Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d’habitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde » : on a la même approche psychologique, orientant tout le savoir vers ce qui serait une vie intérieure propre à chacun.

Ce qui est réel, c’est ce qu’on perçoit ; ce qu’on perçoit n’est que partiel par rapport à l’intégralité de la réalité.

L’ouvrage paru en Allemagne de l’Est juste après 1945.

Voici comment Lénine résume les thèses d’Enrst Mach et de Richard Avenarius :

« Pour tout savant que la philosophie professorale n’a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la transformation de l’énergie de l’excitation extérieure en un fait de conscience. Cette transformation, chacun l’a observée des millions de fois et continue de l’observer effectivement à tout instant.

Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme un lien entre la conscience et le monde extérieur, mais comme une cloison, comme un mur séparant la conscience d’avec le monde extérieur ; non pas comme l’image d’un phénomène extérieur correspondant à la sensation, mais comme la « seule donnée existante ». »

Puis, s’adressant aux partisans d’Ernst Mach et de Richard Avenarius, voici comment il les accuse par conséquent de revenir à l’idéalisme en prenant le masque du matérialisme, en raison de leur considération comme quoi les sensations s’expriment dans le cerveau par des combinaisons d’« élements » :

« En paroles, vous écartez l’opposition entre le physique et le psychique, entre le matérialisme (pour lequel la matière, la nature est la donnée première) et l’idéalisme (pour lequel c’est l’esprit, la conscience, la sensation qui est la donnée première), mais en réalité vous la rétablissez aussitôt, subrepticement, en renonçant à votre principe de base !

Car si les éléments sont des sensations, vous n’avez pas le droit d’admettre un instant l’existence des « éléments » en dehors de leur dépendance de mes nerfs, de ma conscience.

Mais du moment que vous admettez des objets physiques indépendants de mes nerfs, de mes sensations, qui ne suscitent la sensation qu’en agissant sur ma rétine, vous laissez là honteusement votre idéalisme « exclusif » pour un matérialisme « exclusif ».

Si la couleur n’est une sensation qu’en raison de sa dépendance de la rétine (comme vous obligent à l’admettre les sciences de la nature), il s’ensuit que les rayons lumineux procurent, en atteignant la rétine, la sensation de couleur. C’est dire qu’en dehors de nous, indépendamment de nous et de notre conscience, il existe des mouvements de la matière, disons des ondes d’éther d’une longueur et d’une vitesse déterminées, qui, agissant sur la rétine, procurent à l’homme la sensation de telle ou telle couleur.

Tel est le point de vue des sciences de la nature. Elles expliquent les différentes sensations de telle couleur par la longueur différente des ondes lumineuses existant en dehors de la rétine humaine, en dehors de l’homme et indépendamment de lui.

Et c’est là la conception matérialiste : la matière suscite la sensation en agissant sur nos organes des sens. La sensation dépend du cerveau, des nerfs, de la rétine, etc., c’est-à-dire de la matière organisée de façon déterminée.

L’existence de la matière ne dépend pas des sensations. La matière est le primordial. La sensation, la pensée, la conscience sont les produits les plus élevés de la matière organisée d’une certaine façon.

Telles sont les vues du matérialisme en général et de Marx et Engels en particulier.

S’aidant du petit mot « élément », qui débarrasse prétendument leur théorie de l’« exclusivisme » propre à l’idéalisme subjectif et permet, parait‑il, d’admettre la dépendance psychique vis‑à‑vis de la rétine, des nerfs, etc., d’admettre l’indépendance du physique vis‑à‑vis de l’organisme humain, Mach et Avenarius introduisent subrepticement le matérialisme.

En réalité, cette façon d’user du petit mot « élément » n’est assurément qu’un très piètre sophisme. Le lecteur matérialiste de Mach et d’Avenarius ne manquera pas, en effet, de demander : Que sont les « éléments » ?

Certes, il serait puéril de croire que l’on puisse éluder, grâce à l’invention d’un nouveau vocable, les principaux courants de la philosophie. Ou l’« élément » est une sensation comme le soutiennent tous les empiriocriticistes, Mach, Avenarius, Petzoldt et autres, mais alors votre philosophie, Messieurs, n’est que l’idéalisme qui s’efforce en vain de recouvrir la nudité de son solipsisme d’une terminologie plus « objective » ; ou l’ » élément » n’est pas une sensation, mais alors votre « nouveau » vocable n’a plus le moindre sens, et vous faites beaucoup de bruit pour rien. »

Les empirio-criticistes sont donc des gens qui se prétendent matérialistes, mais admettent avec Emmanuel Kant qu’on ne peut pas connaître la « chose en soi ». Ils reconnaissent donc les sensations, mais nient leur nature de reflet complet de la réalité.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : Diderot et le clavecin sensible

Lénine, dans Matérialisme et empirio-criticisme, fait référence à Denis Diderot, qu’il présente comme résumant la thèse matérialiste. Voici ce que dit Lénine, dans un long passage consistant surtout en des citations :

« Quant aux matérialistes, le maître des encyclopédistes, Diderot, dit de Berkeley : «On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au‑dedans d’eux‑mêmes, n’admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. »

Et Diderot, abordant de près les vues du matérialisme, contemporain (d’après lesquelles des arguments et des syllogismes ne suffisent pas à réfuter l’idéalisme, car il ne s’agit pas ici d’arguments théoriques), note la ressemblance des prémisses chez l’idéaliste Berkeley et le sensualiste Condillac.

Ce dernier aurait dû, de l’avis de Diderot, se donner pour tâche de réfuter Berkeley, afin d’éviter que l’on tire d’absurdes conclusions de la thèse selon laquelle les sensations sont la source unique de nos connaissances.

Dans son Entretien avec d’Alembert, Diderot expose ainsi ses conceptions philosophiques : « … Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites-moi… s’il ne se répétera pas de lui‑même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire.

Nos sens sont autant de touches qui sont pintées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles‑mêmes ; et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi. »

D’Alembert répond que ce clavecin devrait être doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire. ‑ Sans doute, réplique Diderot. Voyez‑vous cet œuf.

« C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est‑ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est‑ce encore ?

Une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera‑t‑elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. »

L’animal sorti de l’œuf est doué de toutes vos affections ; il est capable d’exécuter toutes vos actions.

« Prétendrez‑vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ?

Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. »

De deux choses l’une poursuit Diderot : ou bien admettre dans l’œuf quelque « élément caché » qui s’y est insinué on ne sait comment à un certain stade du développement, élément dont on ignore s’il occupe de l’espace, s’il est matériel ou créé à l’instant du besoin ‑ ce qui est contraire au sens commun et aboutit à des contradictions et à des absurdités ; ou bien faire «une supposition simple qui explique tout », à savoir que la sensibilité est une « propriété générale de la matière, ou [un] produit de l’organisation ».

Et Diderot de répondre à l’objection de D’Alembert que cette supposition admet une qualité essentiellement incompatible avec la matière :

« Et d’où savez‑vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l’essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez‑vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, et sa communication d’un corps à un autre ? »

D’Alembert : « Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible. »

Diderot : « Galimatias métaphysico‑théologique. Quoi ? Est‑ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, sont essentiellement indivisibles ?

Il n’y a ni plus ni moins d’impénétrabilité.

Il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y a pas la moitié de la rondeur… Soyez physicien, et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet.

Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune. »

D’Alembert : « Mais si je me dépars de cette cause ? »

Diderot : « Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée ; mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin. »

D’Alembert : « Et comment s’établit la convention des sons entre vos deux clavecins ? »

Diderot : « … L’instrument sensible ou l’animal a éprouvé qu’en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons.

Et remarquez qu’il n’y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions.

Et pour donner à mon système toute sa force, remarquez encore qu’il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui. »

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : idéalisme et matérialisme se faisant face

Lénine écrit au début du XXe siècle en Russie, dans un pays où la monarchie absolue tente de développer le pays, soutenant le capitalisme, alors que la féodalité est encore massive, portée par une aristocratie profondément réactionnaire. La religion, le christianisme orthodoxe, est ici la clef de voûte du dispositif idéologique.

Le matérialisme et le marxisme ont alors eu une influence notable sur les couches éclairées et surtout sur la classe ouvrière, au point que les représentants intellectuels des couches dominantes devaient y faire face. Lénine constate que :

« Quiconque connaît un peu la littérature philosophique doit savoir qu’on aurait peine à trouver aujourd’hui un professeur de philosophie (ou de théologie) qui ne s’occupât, ouvertement ou par des procédés obliques, à réfuter le matérialisme. »

Or, le matérialisme peut exister de deux formes. Il y a un matérialisme porté par la bourgeoisie, dont Emmanuel Kant est le représentant le plus avancé, et il y a le matérialisme porté par la classe ouvrière, le matérialisme dialectique, théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels.

Le matérialisme d’Emmanuel Kant dresse en effet un compromis avec la féodalité : il dit qu’il ne sait pas pourquoi les choses existent, mais que cela est secondaire. Ce qui compte c’est la science, fruit de l’entendement réfléchissant sur la nature des choses ressenties.

Le problème est ici qu’on ne connaît les choses que dans leur rapport avec elle ; ce que sont les choses réellement, Emanuel Kant considère qu’on ne le sait pas, elles ont leur propre dimension, ce sont des « choses en soi ».

On a ainsi deux camps, mais trois formes : l’idéalisme, le matérialisme bourgeois devenant de plus en plus réactionnaire, le matérialisme dialectique.

Tout le problème dans le camp révolutionnaire est alors quand certains font dévier le matérialisme dialectique pour l’amener à être du matérialisme bourgeois, sous la forme que Lénine résume en l’appelant « empirio-criticiste ».

Lénine

Lénine formule cela de la manière suivante :

« Examinant les théories de ces deux courants de façon beaucoup plus développée, plus variée et plus riche en contenu que ne l’a fait Fraser, Engels y voit cette différence essentielle : pour les matérialistes, la nature est première, et l’esprit second ; pour les idéalistes, c’est l’inverse.

Engels situe entre les uns et les autres les partisans de Hume et de Kant, qu’il appelle agnostiques, puisqu’ils nient la possibilité de connaître l’univers, ou tout au moins de le connaître à fond. Dans ce livre, Engels n’applique ce terme qu’aux partisans de Hume (appelés par Fraser « positivistes », comme ils aiment à s’intituler eux‑mêmes) ; mais, dans son article : « Du matérialisme historique », il traite des vues de l’« agnostique néo-kantien » et considère le néo‑kantisme comme une variété de l’agnosticisme. »

Pour les matérialistes, la pensée n’est que le reflet de la réalité matérielle. Pour l’idéalisme, on pense de manière indépendante, avec le libre-arbitre, et on réfléchit sur ce que les sens nous font percevoir. Les couleurs, par exemple, en tant que telles, n’existent pas : elles n’existent que par rapport à nous, pratiquement que par nous.

Lénine cite ici l’évêque Georges Berkeley (1685-1753) à de nombreuses reprises, pour bien montrer ce qu’est la conception idéaliste :

« Je ne parviens pas à comprendre, dit‑il, que l’on puisse parler de l’existence absolue des choses sans s’occuper de savoir si quelqu’un les per­çoit. Exister, c’est être perçu. »

« En réalité, l’objet et la sensation ne sont qu’une seule et même chose (are the same thing) et ne peuvent donc être abstraits l’un de l’autre. »

« L’existence de la matière, dit Berkeley, ou des choses non perçues n’a pas seulement été le principal point d’appui des athées et des fatalistes ; l’idolâtrie, sous toutes ses formes, repose sur le même principe. »

« Je ne conteste nullement l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, que nous pouvons connaître par nos sens ou par notre réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent dans la réalité, je n’en ai pas le moindre doute.

La seule chose dont nous niions l’existence est celle que les philosophes appellent matière ou substance matérielle. La négation de celle-ci ne porte aucun préjudice au reste du genre humain qui, j’ose le dire, ne s’apercevra jamais de son absence… L’athée, lui, a besoin de ce fantôme d’un nom vide de sens pour fonder son athéisme… »

Matérialisme et empirio-criticisme est alors une œuvre réalisant deux choses : tout d’abord bien séparer le matérialisme de l’idéalisme. Ensuite, justement dans ce cadre, réfuter les nombreux auteurs russes se plaçant sur le plan du matérialisme en apparence, mais revenant à l’idéalisme en réalité.

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«Matérialisme et empiriocriticisme»

Matérialisme et empiriocriticisme est une d’une importance capitale dans l’histoire du matérialisme dialectique. Lorsque Lénine l’écrit en 1908 – il sera publié en 1909 – il ne fait en apparence que défendre les enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels dans le cadre du développement des sciences à l’époque.

En pratique pourtant, il approfondit de manière essentielle la connaissance du matérialisme dialectique, en le replaçant au centre de préoccupations des révolutionnaires représentant la classe ouvrière. Sous l’impulsion de Karl Kautsky en effet, les partisans du marxisme tendaient toujours plus à se focaliser sur le matérialisme historique, mettant de côté ou effaçant la signification scientifique complète des enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels.

La couverture de la première édition.

Il est significatif que la social-démocratie allemande ait ainsi mis de côté les manuscrits de Friedrich Engels qui furent publiés en 1925 en URSS sous le titre de La dialectique de la nature ; il est tout aussi parlant que, sans connaître ces documents, Lénine parvient aux mêmes considérations.

Il est vrai que Lénine connaissait l’Anti-Dühring, qu’il assume pleinement. Ce qui justifie la possibilité du matérialisme historique, c’est le matérialisme dialectique. Les luttes de classe ne peuvent pas être comprises si l’on n’a pas en perspective une juste saisie de ce qu’est l’Univers. Il faut donc se fonder sur ce que Friedrich Engels a expliqué : « l’unité réelle du monde consiste en sa matérialité », « la matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière ».

Quand on voit le très haut niveau idéologique qu’on a ici, il va de soi que l’œuvre de Lénine est produite dans le cadre d’un mouvement social-démocrate très développé en Russie ; jamais elle n’aurait pu être produite dans la France au même moment, alors que triomphait l’alliance anti-politique et anti-scientifique du syndicalisme révolutionnaire et du réformisme de Jean Jaurès.

Le problème est alors, quand on lit Matérialisme et empirio-criticisme, de bien distinguer l’aspect universel, et de ne pas perdre trop de temps avec ce qui relève de la critique des gens qui en Russie prétendaient défendre le marxisme, sans rien comprendre voire en combattant le matérialisme dialectique ou même le matérialisme.

Lénine lui-même, dans la préface de la réédition de 1920, souligne ce point en disant de la publication :

« J’espère qu’elle ne sera pas inutile, indépendamment de la polémique avec les disciples russes de Mach, en tant qu’introduction à la philosophie du marxisme – au matérialisme dialectique, et aux conclusions philosophiques tirées des découvertes récentes des sciences de la nature. »

Ce qui doit frapper également, c’est que Lénine attaque un style intellectuel qui fut précisément celui des intellectuels et universitaires français des années 1960-1980, dont l’influence est encore grande aujourd’hui.

Pour ces gens, le marxisme était intéressant comme source d’inspiration, avec sa dimension « révolutionnaire », mais ils utilisaient les mêmes arguments que les pseudo-marxistes dénoncés par Lénine : les écrits de Friedrich Engels seraient « mystiques », la science moderne aurait fait des découvertes rendant caducs des aspects entiers du marxisme, certaines analyses auraient « vieilli », etc.

Est-ce à dire que les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels seraient purs et parfaits ? Absolument pas, cependant comme le souligne Lénine :

« Quand les marxistes orthodoxes avaient à combattre certaines conceptions vieillies de Marx (ainsi que l’a fait Mehring à l’égard de certaines affirmations historiques), ils l’ont toujours fait avec tant de précision, de façon tellement circonstanciée que jamais personne n’a pu relever dans leurs travaux la moindre équivoque. »

On peut corriger quelques erreurs, redresser le tir de certains points, mais en aucun cas réviser la substance du marxisme. Et le grand critère, c’est le matérialisme dialectique, pas seulement le « matérialisme ».

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L’anti-Dühring d’Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique

L’une des conséquences de l’Anti-Dühring sera la demande de Paul Lafargue à Friedrich Engels de la rédaction d’un document fondé sur les derniers chapitres de l’oeuvre, qui sont une présentation du socialisme. La traduction de Paul Lafargue est publiée en en 1880 sous le titre de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » et son succès est immense : dès 1895, l’ouvrage est déjà traduit en 14 langues, pour 57 éditions.

Cet ouvrage est de fait devenu un classique du mouvement ouvrier, une oeuvre incontournable pour toute personne désireuse de connaître le socialisme. Cependant, son importance historique témoigne des différences entre l’Allemagne, qui a une véritable social-démocratie, et la France ainsi que de nombreux pays.

En Allemagne, il s’agissait de fait d’un ouvrage de propagande. En 1891, dans la préface à la quatrième édition allemande, Friedrich Engels constatait d’ailleurs que :

« Ce que je supposais – le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands – s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10 000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste – ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne. »

L’arrière-plan idéologique restait par conséquent l’Anti-Dühring. Tel n’a pas été le cas en France, où ce sont les idéalistes qui décidaient de la nature idéologique du mouvement ouvrier. Jean Jaurès, par exemple, tint une conférence en 1894, publiée par la suite sous le titre « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire ».

Jean Jaurès y réduisait le marxisme à une sorte de « matérialisme économique », comme s’il avait vaguement pioché dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » ; il y considérait qu’il fallait y ajouter une réflexion sur la pensée, qui serait indépendante de l’économie, et qui tendrait à l’idéal, le socialisme étant conforme justement à cette quête humaine d’idéal.

On n’y trouvait nullement parlé de dialectique de la nature comme base idéologique du marxisme, et c’est d’ailleurs le cas également chez la réponse critique à Jean Jaurès fait par Paul Lafargue lors de cette conférence. Cela est parlant sur la perception du marxisme en France, pris uniquement comme réflexion sur l’économie.

Publication en russe de l’anti-Dühring.

Ce que Friedrich Engels explique dans l’Anti-Dühring – que l’être humain est de la matière en transformation, que sa pensée est un reflet – reste inconnu, et Jean Jaurès interprète même le marxisme de manière justement totalement erronée, disant :

« J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on pouvait interpréter tous les phénomènes de l’Histoire du point de vue du matérialisme économique, qui, je le rappelle seulement, n’est pas du tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phénomène de conscience ou de pensée s’explique par de simples groupements de molécules matérielles (…).

Je dis qu’il est impossible que les phénomènes économiques constatés pénètrent dans le cerveau humain, sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs que j’analysais tout-à-l’heure. Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique (…).

C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de réflexion, et l’idée de machine.

C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire.

C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement instable et violent. »

Cette négation de l’humanité comme matière vivante, ainsi que de la théorie du reflet, aboutit nécessairement chez Jean Jaurès à l’anticapitalisme romantique, à la thèse de l’humain individuel « pensant » et confronté à l’esclavagisme.

Cette thématique des forces extérieures agressant les humains est précisément la même que celle de Eugen Dühring, et si Jean Jaurés basculera par la suite dans le réformisme et abandonnera son antisémitisme qui lui était nécessaire comme anticapitalisme romantique, Eugen Dühring prolongera la tendance jusqu’à l’antisémitisme exterminateur.

En France, pareillement, tous les « révolutionnaires » rejetant la dialectique de la Nature plongeront dans le fascisme, dans la résolution « nationale » d’un problème venu de « l’extérieur ».

Si ainsi donc « Socialisme utopique et socialisme scientifique » est incontournable, l’Anti-Dühring reste la vraie base idéologique de la social-démocratie, et c’est précisément ce sur quoi s’appuyait ce texte.

C’est une belle preuve que de voir que, même si malheureusement Lénine n’a pas connu les manuscrits de Friedrich Engels compilés et publiés pour la première fois en URSS en 1925, sous le titre de « La dialectique de la nature », il avait néanmoins grâce à l’anti-Dühring accès aux principes généraux du matérialisme dialectique, et il avait exactement la même vision du monde que celle exposée dans « La dialectique de la nature ».

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