L’anti-Dühring d’Engels : il n’y a pas de pensée pure

L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est son subjectivisme. On n’y retrouve pas la notion matérialiste d’étude, mais seulement la dimension « rebelle », une perspective subjectiviste.

C’est le principe selon lequel l’individu « pense », disposant du « libre-arbitre », au-delà de la réalité matérielle. Voici comment Friedrich Engels précise quel est le point de vue correct à ce sujet :

« La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites.

En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée.

Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes.

Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, – à l’état plus ou moins développé, – dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas inventer ces moyens dans son cerveau, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là. »

Friedrich Engels souligne ainsi qu’il n’y a pas de pensée « pure », toute pensée est un reflet et sa dynamique repose sur le mode de production.

Friedrich Engels donne l’exemple des mathématiques :

« Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l’expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général.

Les pôles magnétiques, le fait que l’eau se compose d’hydrogène et d’oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d’autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu’il dort du sommeil du juste.

Mais il n’est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l’entendement s’occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel.

Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu’on voudra, sauf une libre création de l’entendement.

Pour compter, il ne suffit pas d’objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, – et cette faculté est le résultat d’un long développement historique, fondé sur l’expérience.

De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure.

Il a fallu qu’il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu’on pût en venir au concept de figure.

La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète.

Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d’un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur.

Ce qui est vrai, c’est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent; c’est ainsi qu’on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu’à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l’entendement, à savoir les grandeurs imaginaires.

Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel.

Avant d’en venir à l’idée de déduire la forme d’un cylindre de la rotation d’un rectangle autour de l’un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme.

Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l’arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique.

Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d’autonome, comme des lois venant de l’extérieur, auxquelles le monde doit se conformer.

C’est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l’État; c’est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu’elle en soit précisément tirée et ne représente qu’une partie des formes qui le composent – ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

De même que M. Dühring s’imagine pouvoir déduire toute la mathématique pure, sans aucun apport de l’expérience, des axiomes mathématiques qui, “d’après la pure logique elle-même, ne sont pas susceptibles de preuve et n’en ont pas besoin”, et qu’il croit pouvoir l’appliquer ensuite au monde, de même il s’imagine pouvoir tirer d’abord de son cerveau les figures fondamentales de l’Être, les éléments simples de tout savoir, les axiomes de la philosophie, déduire de là toute la philosophie ou schème de l’univers, et daigner octroyer à la nature et au monde des hommes cette sienne constitution.

Malheureusement la nature ne se compose pas du tout, – et le monde des hommes ne se compose que pour la part la plus minime, – des Prussiens selon Manteuffel de l’année 1850.

Les axiomes mathématiques sont l’expression du contenu mental extrêmement mince que la mathématique est obligée d’emprunter à la logique. Ils peuvent se ramener à deux :

1. Le tout est plus grand que la partie. Cette proposition est une pure tautologie, puisque l’idée quantitative de “partie” se rapporte d’avance d’une manière déterminée à l’idée de “tout”, en ce sens que le mot “partie” implique à lui seul que le “tout” quantitatif se compose de plusieurs “parties” quantitatives.

En constatant cela expressément, ledit axiome ne nous fait pas avancer d’un pas. On peut même démontrer, dans une certaine mesure, cette tautologie en disant : un tout est ce qui se compose de plusieurs parties; une partie est ce dont plusieurs font un tout; en conséquence, la partie est plus petite que le tout, – formule où le vide de la répétition fait ressortir plus fortement encore le vide du contenu.

2.Quand deux grandeurs sont égales à une troisième, elles sont égales entre elles. Cette proposition, comme Hegel l’a déjà démontré, est un syllogisme dont la logique garantit l’exactitude, qui est donc démontré, quoique ce soit en dehors de la mathématique pure.

Les autres axiomes sur l’égalité et l’inégalité ne sont que des extensions logiques de ce syllogisme.

Ces maigres propositions ne mènent à rien, pas plus en mathématiques qu’ailleurs.

Pour progresser, nous devons introduire des rapports effectifs, des rapports et des formes spatiales empruntés à des corps réels.

Les idées de lignes, de surfaces, d’angles, de polygones, de cubes, de sphères, etc., sont toutes empruntées à la réalité et il faut une bonne dose de naïveté idéologique pour croire les mathématiciens, selon lesquels la première ligne serait née du déplacement d’un point dans l’espace, la première surface du déplacement d’une ligne, le premier corps du déplacement d’une surface, etc.

La langue elle-même s’insurge là-contre. Une figure mathématique à trois dimensions s’appelle un corps, corpus solidum, donc, en latin même, un corps palpable; elle porte donc un nom qui n’est nullement emprunté à la libre imagination de l’entendement, mais à la solide réalité. »

Il n’y a pas de « pensée pure », il n’y a pas d’objets théoriques purs. Les concepts ne peuvent être que des reflets, qui sont synthétisés.

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L’anti-Dühring d’Engels : choix politique ou nécessité historique?

La démarche d’Eugen Dühring implique que les choix politiques soient décisifs, qu’il n’y ait pas de contradiction interne, que l’économie ne soit pas décisive. L’esclavage est la conséquence d’un « mauvais » choix sur le plan de la moral.

A l’opposé, le matérialisme dialectique reconnaît le caractère central de la nécessité. Voici ce que dit Friedrich Engels :

« Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité. “La nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise.”

La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en oeuvre méthodiquement pour des fins déterminées.

Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité.

La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause.

Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre.

La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique.

Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté.

Au seuil de l’histoire de l’humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement; au terme de l’évolution qui nous a conduits jusqu’aujourd’hui, il y a découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur.

– Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n’est pas encore à moitié achevée) il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l’homme pour la première fois l’empire sur une force de la nature et, en cela, l’a séparé définitivement du règne animal.

La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l’évolution de l’humanité malgré tout le prix qu’elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d’existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. »

Il y a ici deux aspects dans ce que dit Friedrich Engels, formant une contradiction : d’un côté l’être humain se libère de la non-connaissance de la nature et par conséquent de la compréhension générale restreinte des animaux, mais de l’autre il doit suivre les lois générales de la nature.

Le révisionnisme, en URSS et en Chine populaire, a précisément affirmé un anthropocentrisme anti-matérialiste, avec une pensée humaine « souveraine » sur la nature, prétendant régir la nature, la réalité, de l’extérieur.

Friedrich Engels ne relève naturellement pas de cette conception, même s’il y a un aspect relevant de cette conception pragmatique, très relatif cependant puisque Friedrich Engels souligne bien le caractère tout à fait relatif de la pensée humaine. Cette dernière n’est par ailleurs pas individuelle, même si elle passe par les individus.

Voici ce que dit Friedrich Engels :

« La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d’abord examiner ce qu’est la pensée humaine.

Est-ce la pensée d’un individu ? Non. Cependant elle n’existe qu’en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d’hommes passés, présents et futurs.

Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l’avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l’humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d’assez banal et, qui plus est, d’assez stérile.

Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l’égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l’histoire de l’humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, – assez souvent avec bien du mépris (…).

Quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu’il ne peut en être question et que, d’après toute l’expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.

Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d’hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d’un droit absolu à la vérité, dans une série d’erreurs relatives; ni l’une ni l’autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l’humanité.

Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines.

Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière. Il en va de même des vérités éternelles.

Si jamais l’humanité en arrivait à ne plus opérer qu’avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu’elle est au point où l’infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l’innombrable nombré. »

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L’anti-Dühring d’Engels : la négation de la négation

La grande différence, fondamentale, entre l’approche de Eugen Dühring et de l’anticapitalisme romantique d’un côté et le matérialisme dialectique de l’autre, tient à la notion de mouvement. Pour le matérialisme dialectique, tout est en mouvement, tout est relatif.

Ce n’est pas le cas de l’idéalisme, pour qui par définition une contradiction est quelque chose d’absurde.

C’est la raison pour laquelle il n’est pas capable de voir les deux aspects dans la production capitaliste: le travail payé et le travail non payé, ainsi que le double caractère d’un objet, utile d’un côté et marchandise de l’autre, ou encore l’aspect historiquement progressiste du capitalisme dans la mesure où il permet de dépasser le mode de production antérieur qu’est le féodalisme.

Voici ce que Friedrich Engels enseigne dans l’Anti-Dühring :

« Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l’une à côté de l’autre et l’une après l’autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles.

Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l’une à l’autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles -mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d’observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique.

Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l’une sur l’autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions.

Le mouvement lui-même est une contradiction; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

Nous avons donc ici une contradiction qui “se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes”.

Qu’en dit M. Dühring ? Il prétend qu’en somme, il n’y aurait jusqu’à présent “aucun pont entre le statique rigoureux et le dynamique dans la mécanique rationnelle”.

Le lecteur remarque enfin ce qui se cache derrière cette phrase favorite de M. Dühring, rien d’autre que ceci : l’entendement, qui pense métaphysiquement, ne peut absolument pas en venir de l’idée de repos à celle de mouvement, parce qu’ici la contradiction ci-dessus lui barre le chemin.

Pour lui, le mouvement, du fait qu’il est une contradiction, est purement inconcevable. »

Le matérialisme dialectique, justement, comprend la nature dialectique du mouvement de la matière :

« Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir.

Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée (…).

Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même. »

Par conséquent :

« Qu’est-ce donc que la négation de la négation ?

Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes; loi qui, nous l’avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie, et à laquelle M. Dühring lui-même, bien qu’il se rebiffe et qu’il regimbe : est obligé à son insu d’obéir à sa manière.

Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est négation de la négation.

En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique.

Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette unique loi du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part.

En fait, la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. »

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L’anti-Dühring d’Engels : l’idéalisme généralise le concept de capital

L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est de généraliser le principe de « capital ». Puisqu’en effet l’esclavagisme passé serait encore présent, alors ce qu’on appelle capitalisme aujourd’hui et qui relèverait donc de l’esclavagisme existant déjà dans le passé, nécessairement, aurait existé dans le passé aussi.

C’est pour cela, par exemple pour la France, que les « nationaux-révolutionnaires » parlent de « capitalisme » lorsqu’ils présentent en fait des batailles passées relevant en réalité du féodalisme et ayant amené l’intégration historique à la France de la Bretagne ou l’Occitanie.

On est là dans une fiction où un capitalisme éternel affronte un peuple « naturellement » socialiste. C’est le principe même du national-socialisme, en fait.

Voici comment Friedrich Engels rappelle un point très important: la bourgeoisie n’a pas inventé le vol du travail, elle a par contre systématisé sa réalité par l’existence des marchandises. L’idéalisme « oublie » ce second aspect.

« En quoi se distingue donc l’idée du capital chez Dühring et chez Marx ?

Le capital, dit Marx, n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l’ouvrier, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production.”

Le surtravail, le travail au-delà du temps nécessaire à la conservation de l’ouvrier et l’appropriation du produit de ce surtravail par d’autres, l’exploitation du travail sont donc communs à toutes les formes sociales passées, dans la mesure où celles-ci ont évolué dans des contradictions de classes.

Mais c’est seulement le jour où le produit de ce surtravail prend la forme de la plus-value, où le propriétaire des moyens de production trouve en face de lui l’ouvrier libre, – libre de liens sociaux et libre de toute chose qui pourrait lui appartenir, – comme objet d’exploitation et où il l’exploite dans le but de produire des marchandises, c’est alors seulement que, selon Marx, le moyen de production prend le caractère spécifique de capital.

Et cela ne s’est opéré à grande échelle que depuis la fin du XV° et le début du XVI° siècle.

M. Dühring, par contre, proclame capital toute somme de moyens de production qui “constitue des participations aux fruits de la force de travail générale”, donc, qui procure du surtravail sous n’importe quelle forme. En d’autres termes, M. Dühring s’annexe le surtravail découvert par Marx afin de s’en servir pour tuer la plus-value également découverte par Marx et qui, momentanément, ne lui convient pas.

D’après M. Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et immobilière des citoyens de Corinthe et d’Athènes qui exploitaient leurs biens avec des esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers romains de l’Empire et tout autant celle des barons féodaux du moyen âge dans la mesure où elle servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction, du capital.

Ainsi, M. Dühring lui-même n’a pas “du capital le concept courant selon lequel il est un moyen de production qui a été produit”, mais au contraire un concept tout opposé, qui englobe même les moyens de production non produits, la terre et ses ressources naturelles.

Or l’idée que le capital soit tout bonnement “ un moyen de production qui a été produit” n’a cours, derechef, que dans l’économie vulgaire. En dehors de cette économie vulgaire si chère à M. Dühring, le “moyen de production qui a été produit” ou une somme de valeur en général ne se transforme en capital que parce qu’ils procurent du profit ou de l’intérêt, c’est-à-dire approprient le surproduit du travail impayé sous la forme de plus-value, et cela, derechef, sous ces deux variétés déterminées de la plus-value.

Il reste avec cela parfaitement indifférent que toute l’économie bourgeoise soit prisonnière de l’idée que la propriété de procurer du profit ou de l’intérêt échoit tout naturellement à n’importe quelle somme de valeur qui est employée dans des conditions normales dans la production ou dans l’échange.

Dans l’économie classique, capital et profit, ou bien capital et intérêt sont également inséparables, ils sont dans la même relation réciproque l’un avec l’autre que la cause et l’effet, le père et le fils, hier et aujourd’hui.

Mais le terme de capital avec sa signification économique moderne n’apparaît qu’a la date où la chose elle-même apparaît, où la richesse mobilière prend de plus en plus une fonction de capital en exploitant le surtravail d’ouvriers libres pour produire des marchandises : de fait, ce mot est introduit par la première nation de capitalistes que l’histoire connaisse, les Italiens des XV° et XVI° siècles.

Et s’il est vrai que Marx a le premier analysé jusqu’en son fond le mode d’appropriation particulier au capital moderne, si c’est lui qui a mis le concept de capital en harmonie avec les faits historiques dont il avait été abstrait en dernier ressort et auxquels il devait l’existence; s’il est vrai que Marx, ce faisant, a libéré ce concept économique des représentations confuses et vagues dont il était encore infecté même dans l’économie bourgeoise classique et chez les socialistes antérieurs, c’est donc bien Marx qui a procédé avec le “dernier mot de l’esprit scientifique le plus rigoureux” que M. Dühring a toujours à la bouche et qui manque si douloureusement chez lui. »

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L’anti-Dühring d’Engels : «sans esclavage antique, pas de socialisme moderne»

Nous avons vu que Eugen Dühring raisonnait en terme de vérités « éternelles » et qu’il s’appuyait sur l’esclavage pour tenter d’expliquer l’existence de la bourgeoisie. Il y a ici un point très important, car le matérialisme dialectique considère que le passage d’un mode de production à un autre est inévitable.

Or, justement, l’anticapitalisme romantique réfute cela. Historiquement, les variantes d’anticapitalisme romantique ont toujours combattu le matérialisme dialectique en affirmant que des formes anciennes, dépassées, étaient justement modernes, aboutissant au socialisme.

C’est le principe du romantisme, qui exprime la négation de la dimension progressiste historique du capitalisme, en prétendant que le moyen-âge, voire d’autres périodes précédentes, contiendraient les germes réels du socialisme.

La première édition de l’anti-Dühring.

C’est de fait la base des populistes russes ayant critiqué les bolcheviks, mais également de tous les courants « nationaux-révolutionnaires », qui expliquent qu’une nation aurait été parasitée alors que ses conceptions sociales étaient progressistes, voire pratiquement socialistes, de manière « naturelle ». Ce principe « national-révolutionnaire » existe aussi bien avec des nations réelles, comme l’Allemagne avec l’idéologie du « national-socialisme », qu’avec des nations fictives, notamment en France avec la Bretagne ou l’« Occitanie ».

Voici, à l’inverse de l’idéalisme, comment Friedrich Engels traite de cette question de l’esclavage réel qui a existé de par le passé, loin de cet « esclavagisme » utilisé comme concept moderne.

« Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs; sans esclavage, pas d’Empire romain.

Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis.

Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions.

Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès.

C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie.

Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie.

Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile.

La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques.

La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage.

Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir (…).

Si donc M. Eugen Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. »

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L’anti-Dühring d’Engels : esclavagisme ou plus-value ?

Si Eugen Dühring est obligé d’introduire la notion d’esclavagisme comme concept fondamental, c’est parce qu’il refuse d’accepter le principe d’exploitation expliqué par Karl Marx, notamment dans Le capital. L’exploitation des travailleurs se fait par l’intermédiaire de la plus-value, arrachée aux travailleurs ; le capitaliste profite du travail volé, c’est-à-dire de la partie de travail non rémunérée.

Karl Marx dit ainsi que :

« Quoiqu’une partie seulement du travail journalier de l’ouvrier soit payée, tandis que l’autre partie reste impayée, et bien que ce soit précisément cette partie non payée (…) qui constitue le fonds d’où se forme la plus-value au profit, il semble que le travail tout entier soit du travail payé. »

Eugen Dühring n’est pas d’accord avec cela. Il a la même vision que Jean-Jacques Rousseau, avec quelqu’un ayant instauré la propriété par la force, et donc arrachant du travail par la force.

Dans le capitalisme, selon Eugen Dühring, l’exploitation n’a pas lieu lors de la production elle-même, avec des marchandises ensuite vendues: elle aurait lieu après, en-dehors de la production, dans la répartition.

On voit tout de suite comment ici la notion de profit bascule dans l’idéalisme, dans la vision d’une force « parasitant » la juste répartition. L’antisémitisme est ici un aboutissement inévitable, puisqu’il faut bien expliquer quelle est cette force « parasite ». Cependant, sans assumer l’antisémitisme nécessairement, les courants historiques du « syndicalisme révolutionnaire », de « l’anarcho-syndicalisme » disent la même chose.

En fait, à partir du moment où l’on réfute le principe de plus-value, on bascule dans l’idéalisme de la question de la « répartition ». Voici comment Eugen Dühring explique son point de vue :

« Outre la résistance qu’oppose la nature … il y a encore un autre obstacle, purement social … Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l’homme.

L’homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature … La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l’épée à la main, occupe les voies d’accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage.

Ce second homme … taxe, pour ainsi dire, l’autre et est ainsi cause que la valeur de l’objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l’obtention ou à la production … Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail.

…C’est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c’est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d’échange conforme au principe de l’égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l’indice d’une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d’estimation le plus général qu’elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition.

Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu’une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu’avec les seuls obstacles à la production qui sont d’ordre naturel et technique. »

Et Friedrich Engels de répondre de la manière suivante:

« La valeur pratiquement en vigueur d’une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d’abord du travail qu’elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l’épée à la main ”. En d’autres termes, la valeur qui a cours aujourd’hui est un prix de monopole.

Or si, d’après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu’il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, – dans leur rapport réciproque, – ils sont restés égaux; tout reste en l’état, et la fameuse valeur de répartition n’est qu’une illusion. –

Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé; dans ce cas, malgré l’homme l’épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus … à la théorie marxiste de la plus-value. »

Il ne suffit donc pas de reconnaître les classes sociales, encore faut-il voir comment la bourgeoisie arrache du travail non payé à la classe prolétaire. Sans cela, on est obligé d’imaginer des « moyens » pour expliquer comment la bourgeoisie se procure sa richesse.

L’idéalisme, qui se prolongera en anticapitalisme romantique utilisant l’antisémitisme, considère que la base est l’esclavage, alors que la matérialisme dialectique a compris la réalité du mode de production capitaliste, avec le principe de « plus-value ».

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L’anti-Dühring d’Engels : l’être humain est un produit de la nature

Friedrich Engels affirme ainsi que ce n’est pas la violence qui a instauré la propriété privée, mais que cela provient de l’apparition de la marchandise, qui a brisé les communautés traditionnelles. Il rappelle par conséquent le principe du « mode de production » et des luttes de classe qui vont avec.

Mais cela signifie une chose essentielle: l’être humain est façonné par le mode de production. Il est un être naturel, et sa pensée est un reflet de la réalité. Bien entendu, chez Eugen Dühring on a la conception opposée: la pensée existe indépendamment de la réalité générale, on a la même conception que chez René Descartes ou les religieux en général, avec la séparation du corps et de l’esprit.

Les erreurs de Eugen Dühring sont alors inévitables, il ne peut que tendre à l’idéalisme, et Friedrich Engels constate à ce sujet :

« Voilà ce qui arrive, lorsqu’on prend la « conscience », la « pensée » de manière complètement naturaliste comme quelque chose de donné, d’au préalable opposé à l’être, à la Nature.

Dès lors, on est obligé de trouver absolument curieux que s’accordent tellement la conscience et la nature, la pensée et l’être, les lois de la pensée et les lois de la nature. Si l’on demande alors en plus ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’être humain est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu.

Il se comprend comme allant de soi ici que les productions du cerveau humain, qui en dernière instance sont aussi des produits de la nature, ne contredisent pas le reste du contexte naturel, mais lui correspondent. »

On a là la thèse fondamentale du matérialisme dialectique, qui considère que la pensée humaine est le reflet de la situation de l’humanité dans l’univers, plus précisément sur la planète Terre en tant que biosphère. L’être humain est naturel, il n’est pas séparé du reste de la matière, il n’y a pas d’esprit lui permettant de « transcender » la matière.

La matière grise est elle-même un produit naturel, les pensées humaines reflètent le monde, et elles le reflètent par ailleurs avec retard. En effet, le mouvement général de la matière se situe nécessairement avant son reflet dans la conscience humaine.

C’est pour cela qu’Engels affirme que l’être humain ne peut pas cesser de progresser scientifiquement, puisqu’il suit l’évolution globale de la matière, sa pensée en étant le reflet.

Friedrich Engels nous enseigne ici :

« Une représentation scientifique exhaustive et adéquate de ces relations, la constitution dans la pensée d’une image exacte du système du monde dans lequel nous vivons, reste une impossibilité pour nous comme pour tous les temps.

Si, à une époque quelconque de l’évolution humaine, pareil système concluant et définitif des relations de l’univers, tant physiques que mentales et historiques, était réalisé, cela voudrait dire que le domaine de la connaissance humaine a atteint ses bornes et que le développement historique ultérieur est suspendu dès l’instant que la société est organisée en harmonie avec ce système, ce qui serait une absurdité, un pur non-sens.

Les êtres humains se trouvent donc en présence de la contradiction suivante : d’une part, acquérir une connaissance exhaustive du système de l’univers dans l’ensemble de ses relations et, d’autre part, en raison de leur propre nature et de celle du système de l’univers, n’être jamais capables de résoudre entièrement cette tâche.

Mais cette contradiction ne repose pas seulement sur la nature des deux facteurs, l’univers et l’homme; elle est aussi le principal levier de tout le progrès intellectuel et elle se résout chaque jour et constamment dans l’évolution progressive sans fin de l’humanité, exactement comme, par exemple, ces problèmes mathématiques qui trouvent leur solution dans une série infinie ou dans une fraction continue.

En fait, toute réflexion du système du monde dans la pensée est et reste limitée objectivement par la situation historique, et subjectivement par la nature physique et psychique de son auteur. »

Évidemment, ce n’est pas du tout la conception de Eugen Dühring, qui de son côté considère justement qu’il y a des vérités éternelles. Ne reconnaissant pas le mouvement général de la matière ni le fait que la pensée humaine reflète la réalité, il est obligé de mettre en avant une sorte de bon sens permettant une « philosophie » de la réalité posant des vérités « éternelles ».

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L’anti-Dühring d’Engels : la propriété privée n’apparaît pas comme résultat du vol et de la violence

La raison pour laquelle Eugen Dühring en arrive à l’antisémitisme racial est facile à comprendre. Eugen Dühring refuse de reconnaître la dialectique de la nature. Par conséquent, il est obligé de trouver une raison aux problèmes sociaux. Au lieu de les voir dans le mode de production, il les cherche dans un élément extérieur qui viendrait perturber l’ensemble.

C’est le principe de la communauté nationale qui serait « parasitée », empêchant un vivre-ensemble adéquat. Et l’antisémitisme fait ici figure d’anticapitalisme romantique, avec toute une construction idéalisée d’un peuple « aryen » honnête depuis le début des temps, mais confronté à un ennemi perfide et pervers le parasitant, le corrompant.

Cela signifie bien entendu nécessairement qu’il n’y a pas de luttes de classe en tant que produit des contradictions au sein d’un mode de production. Eugen Dühring est obligé de s’appuyer sur un principe venant « corrompre » la société, et il utilise le principe d’esclavage (quelqu’un comme Dieudonné reprendra précisément la même démarche idéaliste et antisémite bien plus tard historiquement).

Voici comment Eugen Dühring présente sa conception, qui nie le rôle du mode de production et considère que la « politique » fait l’histoire :

« La forme des rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre.

Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortir des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles; mais il faut chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte (…).

Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction. »

Friedrich Engels dénonce cette conception simpliste, qui est d’ailleurs dans le même esprit que l’approche idéaliste de Jean-Jacques Rousseau. En effet, l’esclavage n’est pas une simple conséquence d’un rapport de force, il faut que le mode de production précédent permette justement l’avènement de l’esclavage.

Friedrich Engels

Friedrich Engels constate ainsi que:

« Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition.

Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l’accumulation de richesse.

Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu’un rôle très subordonné.

De même, dans la Rome primitive, cité paysanne; par contre, lorsque Rome devint “ cité universelle ” et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves (…).

L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise du coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l’élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.

Si donc M. Eugen Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu’il la qualifie de “ forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave”, – il fait tenir tout le rapport sur la tête.

L’assujettissement de l’homme à un service d’esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l’esclave en vie, déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une certaine fortune dépassant la moyenne.

Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n’est nullement nécessaire.

Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.

En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire.

Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange avec des étrangers, jusqu’à prendre la forme de marchandise.

Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires.

Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés; c’est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution.

Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des “ communautés rurales ” des bords de la Moselle et du Hochwald; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective.

Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume.

Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le développement du commerce, – cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle.

Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !

Mais même pour expliquer « l’assujettissement de l’homme au service d’esclave » sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence.

Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. »

Ce n’est ainsi pas l’esclavage qui est au cœur de l’histoire, mais la généralisation de la marchandise suite à l’accumulation du capital.

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Eugen Dühring et le «socialisme» antimarxiste et racialiste exterminateur

L’anti-Dühring est dirigé contre les thèses d’Eugen Dühring (1833-1921), même si c’est secondaire par rapport à la mise en valeur de l’idéologie communiste. En fait, on peut voir qu’il s’agit d’une critique de l’idéalisme qui est la base à l’exposition du matérialisme dialectique.

On doit noter d’ailleurs ici que Eugen Dühring appartient au courant du « positivisme », et que ses positions sont les mêmes que ses contemporains Ernst Mach et Richard Avenarius. Or, il y a une critique très connue de Mach et d’Avenarius : celle faite par Lénine dans « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine a en fait défendu ce qu’enseigne l’anti-Dühring, en profitant des nouveaux acquis scientifiques de son époque.

De son côté, Eugen Dühring verra vite son influence s’effondrer dans la social-démocratie. Par contre, les courants anti-marxistes le soutiendront et Eugen Dühring va alors devenir le principal théoricien racialiste de la fin du XIXe siècle en Allemagne, formulant les principes de l’antisémitisme exterminateur.

Le moteur de la conception antisémite de Eugen Dühring repose bien évidemment sur le rejet de la dialectique de la nature. A la position de Friedrich Engels, Eugen Dühring oppose une vision où il y a bien évolution, mais raciale, avec donc la liquidation de ce qui relève du malade, du non-naturel, en l’occurrence donc selon lui les personnes juives.

Cet aspect n’a jamais été étudié, et pourtant il est intéressant de voir que dès l’époque de Friedrich Engels, il y a ainsi un « socialisme » anti-marxiste qui se forme, avec l’antisémitisme comme moteur anticapitaliste romantique.

Eugen Dühring élabore toute une théorie antisémite où il considère que le judaïsme n’existe pas réellement, n’étant que le paravent d’un « parasitisme » juif. La seule solution à la question juive présentée ici comme « raciale », est forcément la liquidation, car l’enfermement régional amènerait cette « race nomade » à s’enfuir ou à tenter de conquérir le monde depuis une base.

Il faut cependant faire attention et ne pas penser que Eugen Dühring formule un darwinisme racial, où les peuples sont en concurrence et seuls les meilleurs survivent. Eugen Dühring raisonne en terme d’évolution générale, où seuls les aryens seraient « humains » réellement, les personnes juives n’étant pas considérées comme humaines, mais comme des sortes de parasites géants.

Il n’est pas difficile de voir ici dans quelle mesure on retrouve ici des thèmes qui deviendront traditionnels dans l’antisémitisme. Or, il est ici évident que la constitution d’une théorie racialiste exactement contemporaine au début du matérialisme dialectique est une réponse à celui-ci. Eugen Dühring, parce qu’il rejette le marxisme, transforme l’antisémitisme religieux en antisémitisme racialiste.

La particularité de ses offensives idéologiques est de combattre à tout prix les conversions et de lancer des appels pour considérer les personnes juives comme une race à part, à supprimer physiquement, cela étant valable pour chaque individu, pour des raisons « raciales ».

Tout cela est pour Eugen Dühring le seul moyen de constituer une anti-idéologie suffisamment forte. Il a besoin de remplacer la formidable dimension du matérialisme dialectique par quelque chose d’au moins aussi fort, et pour cela il propose une « aventure » de type « racial ».

A l’optimisme radical de la lutte des classes du matérialisme dialectique, Eugen Dühring oppose un optimisme racial. Il est évident qu’il y a là un événement historique, et une perspective à comprendre absolument.

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L’anti-Dühring d’Engels : une vision du monde et non pas une méthode

En 1877, Friedrich Engels publia une oeuvre très importante, intitulée « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring » (la version publiée en français prit comme titre « Monsieur E. Dühring bouleverse la science »).

L’œuvre fut d’abord publiée en plusieurs articles dans l’organe social-démocrate allemand Vorwärts (« En avant »), du 3 janvier 1877 au 7 juillet 1878, avant d’être publiée sous la forme d’un ouvrage en tant que tel, en 1877, de nouveau en 1878 en Suisse, puis de nouveau plusieurs fois dès 1894.

Son importance fut alors capitale et l’oeuvre devint un classique dont le positionnement fut au coeur de la social-démocratie comme mouvement historique.

Vu de France au XIXe siècle, le marxisme était une politique sociale radicale, dont le symbole était le Manifeste du Parti Communiste, avec Le Capital comme justificatif théorique sur le plan économique. Vu d’Allemagne toutefois, le marxisme était une vision du monde, et « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring », titre résumé plus couramment par « L’anti-Dühring », était au coeur de ce dispositif idéologique.

Au XXe siècle, les choses ne changeront pas, et ce pour deux raisons. La première est le niveau idéologique très faible du Parti Communiste français, pour qui le matérialisme dialectique consistait au mieux au matérialisme des Lumières en une version un peu améliorée sur le plan de la méthode au moyen de la dialectique mise en avant par G.W.F. Hegel.

Or, c’est là ne pas du tout avoir compris comment le matérialisme s’est développé, c’est faire de Hegel un idéaliste, la dialectique étant alors ici simplement « piochée » chez lui. En réalité, Hegel a deux aspects et l’un de ceux-ci aboutit au matérialisme dialectique; il ne s’agit nullement d’une combinaison entre matérialisme d’un côté et dialectique de l’autre.

Voici ce que dit Friedrich Engels dans la préface à son oeuvre, en date du 23 septembre 1885 :

« Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail – alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble – que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. »

Comme on le voit clairement exprimé ici, c’est la matière qui est en elle-même dialectique, et la pensée est elle-même d’ailleurs clairement présentée ici un produit dialectique de la matière.

On est ici très loin de l’approche du Parti Communiste français, qui n’a vu dans le matérialisme dialectique utilisant une approche, qu’une méthode nouvelle. D’ailleurs, de leur côté, les trotskystes ont tout de suite compris la menace et ils ont toujours rejeté Friedrich Engels, affirmant que ses thèses ne sont pas celles de Karl Marx. Marx aurait réalisé le matérialisme historique, et c’est Friedrich Engels qui aurait « inventé » la dialectique de la nature.

C’est là ne pas avoir compris Karl Marx ni le « tandem » Marx-Engels; comme le souligne Friedrich Engels dans la même préface:

« Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu’il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l’impression et c’est lui qui, dans la partie sur l’économie, a rédigé le dixième chapitre (“Sur l’Histoire critique”); j’ai dû seulement, à mon grand regret, l’abréger un peu pour des raisons extrinsèques. Aussi bien avons -nous eu de tout temps l’habitude de nous entr’aider pour les sujets spéciaux. »

L’oeuvre connue sous le nom d’anti-Dühring est ainsi une oeuvre expliquant la position commune à Karl Marx et Friedrich Engels; il n’est pas possible de séparer Marx d’Engels, ni la matière de la dialectique. C’est pourquoi pour Lénine, l’anti-Dühring est une oeuvre essentielle aux travailleurs dans leur bataille révolutionnaire: c’est leur vision du monde qui, de fait, y est exposée.

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Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, à l’étranger

X. À l’étranger

Avant de clore notre exposé, nous allons encore jeter un coup d’œil sur le comportement des éléments féodaux, de la noblesse et des cours hors de France, qui n’a pas été sans influencer significativement le développement de la Révolution.

Le divorce entre la royauté et la noblesse en France, à la veille de la Révolution, était déjà un phénomène incroyable. Mais il l’est encore plus que ce clivage ait pu encore se manifester dans une monarchie européenne après son déclenchement, et que des intérêts éphémères des plus mesquins aient mis aux prises des éléments dont les intérêts permanents et généraux auraient exigé de façon pressante qu’ils se coalisent. Signalons quelques-unes de ces luttes parmi les plus importantes.

Le Habsbourg Joseph II avait mis beaucoup de brutale énergie à introduire dans ses États toute une série de réformes radicales dans l’esprit du « despotisme éclairé ».

Il s’était débarrassé des assemblées corporatives et avait soumis les privilégiés à sa bureaucratie au même titre que le commun des mortels, ce qu’à l’époque on appelait « l’égalité devant la loi », la loi n’étant en fait que la volonté de l’autocrate.

La noblesse avait été assujettie à l’impôt, on lui avait ôté le droit illimité de disposer des paysans, le clergé avait perdu beaucoup de ses monastères, la noblesse de robe, celle qui reposait sur l’achat des charges et qui était très forte notamment en Belgique (alors possession des Habsbourg), avait été privée de ses sportules.

D’où une immense indignation parmi les privilégiés, une grogne et une résistance qui, en s’exaspérant, prirent en Hongrie et en Belgique pendant l’année 1789 la tournure d’un soulèvement armé que le gouvernement prussien, pour affaiblir l’Autriche, faisait tout pour attiser.

« Jacobi, l’envoyé prussien à Vienne, entretenait d’étroites relations avec les chefs de l’opposition et les encourageait à chaque fois qu’une initiative avait quelque chance de déboucher sur un soulèvement ouvert contre l’empereur. » C’est ce qu’écrit Monsieur von Sybel, qui n’est certainement pas suspect de malveillance (Histoire de l’époque révolutionnaire, I, 103).

L’indocilité de la noblesse hongroise est facile à expliquer. Elle avait encore suffisamment de forces pour défendre elle-même ses intérêts et n’avait nul besoin de la monarchie pour cela.

C’était elle, et pas le gouvernement, qui avait écrasé la révolte des paysans en 1784 et 1785. Les choses étaient différentes en Belgique. La noblesse féodale y était aussi inconsistante, sa position aussi ébranlée dans ses fondements que dans la France voisine, et pourtant, son exemple ne lui servit pas d’avertissement.

Sans réfléchir plus avant, immédiatement après la prise de la Bastille et la nuit du 4 août, elle accepta que les démocrates collaborent au soulèvement, et elle déclara la Belgique république indépendante. Le 7 janvier 1790, les états des différentes provinces belges se constituèrent en « États-Unis de Belgique », certes pas en suivant le modèle américain, mais selon le schéma de l’ancienne féodalité.

Mais cette « liberté » à peine conquise, ce fut la discorde entre les privilégiés et les avocats des droits du peuple, qui voulaient imiter l’exemple français. En outre, la Prusse abandonna ses alliés.

Au lieu de déclarer la guerre à l’Autriche, comme elle avait semblé un instant sur le point de le faire, elle se ligua avec la monarchie des Habsbourg et prépara une alliance avec elle par le traité de Reichenbach (27 juin 1790).

Joseph II étant mort sur ces entrefaites, et son successeur Léopold II se montrant disposé à des concessions alors que Joseph II avait déjà reculé sur plus d’un point, la Hongrie fut vite calmée, et l’insurrection belge, inconsistante et isolée, fut facilement dispersée (1791/92).

Cependant, l’épisode révolutionnaire avait secoué le peuple belge. Il était impossible de ramener le calme, un nouveau mouvement vraiment révolutionnaire se préparait, et quand les Français entrèrent dans le pays (1792), celui-ci passa sans difficulté de leur côté.

Une Belgique tranquille aurait été un solide point d’appui pour les opérations de la contre-révolution contre la France et aurait constitué une menace très sérieuse pour la Révolution.

La myopie et la cupidité de l’aristocratie, du clergé et de la noblesse de robe en firent au contraire un bastion avancé de la France.

En Suède, les nobles étaient également indociles, presque encore plus qu’en Hongrie et en Belgique. Par une série de coups d’État, Gustave III les avait dépouillés d’un certain nombre de leurs privilèges avant de parvenir de fait en 1789 à s’attribuer le pouvoir absolu.

Mais il utilisa le pouvoir et les ressources que lui procurait sa victoire sur la noblesse, non pas pour relever le pays, mais pour se lancer dans des aventures puériles, mais coûteuses.

Héros théâtral, soucieux d’effets dramatiques, et en même temps mégalomane ridicule, il voulait s’attribuer le rôle de champion des intérêts monarchiques en Europe, jouer Hercule étranglant l’hydre de la Révolution.

Il prêchait la croisade contre la France, voulait prendre la tête d’une flotte qui remonterait la Seine jusqu’à Paris et anéantirait ce foyer de la Révolution. En 1791, il fit le voyage d’Aix-la-Chapelle pour conspirer avec les nobles français émigrés dans le but de restaurer la monarchie.

Mais pendant ce temps, mûrissait contre lui un complot de la noblesse suédoise qui s’était convaincue qu’ils pourraient récupérer leurs privilèges s’ils écartaient le roi.

Le 17 mars 1792, une balle du conjuré Ankarström abattit la tête brûlée de la contre-révolution, presque un an avant que les républicains français appliquent la loi martiale contre Louis XVI (21 janvier 1793) au motif qu’il avait comploté pendant la guerre avec l’ennemi. En matière de régicide, c’est donc la noblesse qui a donné pendant la Révolution l’exemple aux sans-culottes.

Les gouvernants de l’époque se révélèrent encore plus myopes que la noblesse, encore plus aveuglés par une cupidité des plus bornées.

Leur coalition générale contre la Révolution passe généralement pour une illustration éloquente de ce que veut dire « masse réactionnaire ». Mais un examen plus attentif révèle que cette « masse » est elle aussi traversée des plus profondes fissures, des plus violents antagonismes.

La Révolution française trouva à ses débuts l’Europe au bord d’une guerre généralisée. Catherine II de Russie avait su persuader l’empereur Joseph II de partir avec elle en guerre contre la Turquie pour se partager cet empire.

La guerre commença en 1787 du côté russe, en 1788 du côté autrichien. La Prusse ne pouvait rester spectatrice. Depuis Frédéric II, toute sa politique visait à ne tolérer aucune extension unilatérale de l’Autriche.

Si celle-ci s’emparait de provinces turques, il fallait qu’en compensation, elle contribue à l’extension de la Prusse en rendant la Galicie à la Pologne, cette dernière cédant à la Prusse quelques territoires comprenant les villes de Thorn et de Dantzig. Il était à prévoir que l’Autriche ne consentirait pas de son plein gré à céder la Galicie, et la Prusse se prépara à la guerre et se mit en quête d’alliés.

Les premiers à qui ils pensèrent furent ceux à qui il était question de reprendre ensuite une portion de territoire, c’est-à-dire les Polonais.

Monsieur von Sybel, dont l’ouvrage sur l’époque révolutionnaire (1) étudie, à notre connaissance, et même si c’est de façon très tendancieuse, de la manière la plus approfondie et en s’appuyant en partie sur des documents d’archives difficilement accessibles, l’influence du deuxième et du troisième partage de la Pologne sur la Révolution française, voit dans la catastrophe qui se préparait pour la Pologne, le fruit d’une « immense et profonde faute morale » (Vol. II, p. 167).

Il brosse un tableau féroce de la dégénérescence de la noblesse polonaise, de la façon dont elle opprimait et exploitait le peuple polonais.

Monsieur von Sybel s’érige en juge de ce bas-monde et se croit appelé à prononcer sur la culpabilité et l’innocence des facteurs historiques du point de vue de la morale « éternelle », valable en tous temps et pour tous les peuples, qui est celle d’un universitaires prussien, mais nous ne voulons pas lui en tenir trop rigueur. C’est de fait l’usage chez les historiens.

Il y a seulement qu’à notre avis, la « justice éternelle » du « juge de l’univers » fait bien mauvaise figure d’avoir châtié la seule Pologne pour « l’immense et profonde faute morale » de sa noblesse, et d’avoir omis de décréter également le partage de la Prusse, de la Russie, de l’Autriche, de tous les États du continent, dont les noblesses respectives faisaient pour l’essentiel preuve du même niveau de moralité, hormis le non-usage du mouchoir peut-être, que Monsieur von Sybel range aussi au nombre des éléments constitutifs de la « faute morale » (Vol. II, p. 173).

La différence entre la Pologne et ses voisins, c’est qu’elle ne parvint pas à développer les facteurs qui firent ailleurs contrepoids à la noblesse, notamment un gouvernement solide et centralisé et une bourgeoisie vigoureuse, et que donc l’évolution économique et politique qui ne fut pas sans toucher la Pologne, s’y manifesta seulement par le délitement, la dégénérescence du féodalisme, pas par l’émergence des organes d’un nouveau mode de production et la formation d’un État adapté à celui-ci.

Mais cet état de choses, la Pologne le devait à la position hégémonique de ses voisins, en premier lieu la Russie, lesquels soutenaient systématiquement de leurs conseils et de leurs actes les « éléments de désordre » en Pologne et étouffaient dans l’œuf, si nécessaire par la force des armes, toute tentative de dynamisation économique ou politique.

La Pologne avait cessé d’être un royaume indépendant bien avant d’être rayée de la carte. Seule, les rivalités des grandes puissances européennes avaient retardé sa chute.

Dès 1772, la Prusse, la Russie et l’Autriche s’étaient entendues pour se partager de vastes territoires polonais.

En 1775, les puissances qui devaient ultérieurement former la Sainte Alliance, octroyaient à ce qui restait de la Pologne une constitution « républicaine » qui rendait impossible tout gouvernement cohérent et élevait l’anarchie au rang de principe.

Depuis lors, la Russie y régnait en maître presque absolu, soit en achetant les chefs de la noblesse que cette constitution avait rendus tout-puissants, soit par la terreur. Mais alors que les troupes de Catherine II étaient occupées en Turquie, les patriotes polonais crurent le moment venu de secouer le joug de la Russie et ils commencèrent à se donner une nouvelle constitution qui devait au moins en partie éliminer l’anarchie féodale.

La Prusse, soucieuse de nuire à sa rivale autrichienne, les encouragea à procéder énergiquement, leur ouvrit des perspectives sur la Galicie, sans bien entendu évoquer ses propres vues sur Thorn et Dantzig, et conclut enfin le 29 mars 1790 avec la Pologne une alliance formelle par laquelle les deux parties s’engageaient à se prêter mutuellement assistance en cas d’attaque venue de l’extérieur.

Au même moment, nous l’avons vu, la Prusse s’alliait avec les rebelles hongrois et belges.

L’Angleterre avait partie liée avec la Prusse, car elle voyait déjà alors dans la Russie une puissance dont l’extension ne pouvait manquer de porter tort à son commerce, dans la Mer Baltique comme en Orient.

La seule puissance qui aurait pu encore se dresser contre la Prusse était la monarchie française qui avait une alliance politique et des liens matrimoniaux avec l’Autriche.

Quelle jubilation alors à la cour prussienne, quand la Révolution la mit pour un temps hors d’état de combattre. Elle faisait un tel contre-sens sur sa signification, la soif de territoires à conquérir l’aveuglait à un point tel qu’elle salua l’affaiblissement de la royauté française comme un heureux événement qui faisait disparaître le dernier obstacle à ses projets polonais (2). 

Le gouvernement prussien ne se contenta pas de se réjouir de la Révolution, il entra en contact avec elle.

L’envoyé prussien à Paris, le comte Goltz, noua des relations hautement confidentielles avec le parti démocratique de l’Assemblée Nationale. Pétion, député de l’extrême-gauche, reçut un jour les félicitations du roi de Prusse pour un discours démocratique. Celui-ci prenait le plus vif intérêt à ce que le pouvoir de décision sur la guerre et la paix – en France, bien sûr ! – soit retiré au roi, car cela mettrait pour un temps la Prusse à l’abri de toute attaque française.

Pour éviter de par trop compromettre Goltz, on lui adjoignit, pour les missions délicates, le Juif Ephraïm (septembre 1790), sans doute le même personnage qui avait déployé auprès des insurgés belges son activité dans l’intérêt de la Prusse.

En 1790, la situation était extrêmement favorable pour la Prusse : la royauté française incapable de mener une guerre aux motifs diplomatiques, l’insurrection belge victorieuse, les Hongrois difficiles à tenir, les arrières protégés contre la Russie par les Polonais (et les Suédois), la Russie et l’Autriche pleinement occupés avec les Turcs qui opposaient une résistance inattendue. Dans cette situation, l’Autriche paraissait livrée sans défense à la Prusse, qui était alliée à la riche Angleterre, et Frédéric Guillaume II poussait logiquement à la guerre.

Mais entre-temps, en Autriche, Joseph II, souverain impétueux et violent, était mort, et son successeur Léopold (20 février 1790) était un homme circonspect peu enclin aux paris risqués. Faisant preuve de souplesse, il réussit à désarmer ses ennemis, à calmer les Hongrois, à semer la discorde entre les insurgés de Belgique, à mettre fin à la guerre contre les Turcs, et conclut (le 27 juillet 1790) l’accord de Reichenbach avec la Prusse qui se voyait, du fait qu’elle donnait son accord à ses propositions, privée de tout prétexte pour déclencher une guerre.

Mais en même temps, la Révolution française avait pris une telle tournure, avait montré si clairement ses tendances hostiles à la monarchie absolue qu’elle ne pouvait manquer d’inspirer des inquiétudes même au plus borné des monarques. Le risque était grand que les tendances révolutionnaires, si elles étaient victorieuses en France, ne contaminent les pays voisins, l’Allemagne, la Belgique, le Piémont.

Les écraser ou au moins les endiguer apparaissait de plus en plus clairement comme la tâche de tous les monarques européens.

Et ceux-ci exprimèrent ce souci très ouvertement: dans la déclaration de Léopold à Mantoue, dans sa circulaire de Padoue, enfin dans le manifeste conjoint de la Prusse et de l’Autriche que ces puissances adressèrent sur un ton comminatoire à la France après avoir conclu un traité en bonne et due forme à Pillnitz (27 août 1791). L’empereur, d’autre part, tolérait les préparatifs des émigrés, qui rassemblaient une armée tout près de la frontière pour envahir la France.

En France, personne n’avait le moindre doute : la Prusse et l’Autriche projetaient une guerre contre la Révolution.

Et pourtant, en réalité, du côté des alliés, rien n’était entrepris pour donner consistance à ce projet. Monsieur von Sybel a étudié dans le moindre détail les négociations de cette période entre les puissances et croit pouvoir en conclure que chez les monarques, c’était l’amour de la paix qui l’emportait partout et que la guerre fut provoquée par la France. Nous avons, nous, une autre impression. Il est exact qu’en France, tant les Girondins que la cour et ses partisans poussaient à la guerre.

Ces derniers parce qu’ils espéraient qu’elle amènerait les Autrichiens et les Prussiens en France et que l’ancienne monarchie serait restaurée. Les Girondins, parce qu’ils tenaient la guerre pour inévitable et insistaient pour frapper avant que l’adversaire ait fini ses préparatifs.

En face, en revanche, la guerre était sans cesse repoussée, non pas par amour de la paix, mais parce qu’aucune des puissances participantes ne faisait confiance à l’autre. La Russie aspirait à terminer la guerre contre les Turcs qu’elle était seule à mener depuis le retrait de l’Autriche, et à libérer son armée pour la tourner contre la Pologne qui avait osé se rendre indépendante.

La Prusse savait qu’on était à la veille d’une échéance décisive en Pologne. Elle n’avait pas abandonné ses prétentions sur les territoires polonais, et espérait maintenant obtenir avec l’alliance russe contre la Pologne ce qu’elle avait tenté d’obtenir avec l’alliance polonaise contre la Russie.

L’Autriche était pour l’une comme pour l’autre un voisin gênant dans cette affaire, aussi cherchaient-elles toutes deux à impliquer Léopold dans un conflit avec la France pour avoir les mains libres en Pologne.

Mais pour Léopold, il y avait anguille sous roche, et il refusait d’avancer avant que la question polonaise ne soit réglée.

L’empereur François II, qui succéda à Léopold le 1er mars 1792, s’avéra plus docile que lui.

C’était un homme jeune et insignifiant, dont le gouvernement provoqua la déclaration de guerre de la France par ses exigences ridicules d’une restauration de l’ordre ancien et ses menaces brutales (20 avril 1792). Il fallait maintenant engager le combat alors que rien n’était encore conclu concernant le partage du butin polonais. La Prusse elle non plus ne pouvait guère se dérober, la guerre concernant l’empire allemand et l’allié de Pillnitz.

Mais on procéda de manière irrésolue.

On sous-estimait l’ennemi et pensait, au vu des rapports des émigrés et des espions de la police, que toute la France était fidèle au roi et n’attendait rien plus impatiemment que d’être délivrée du « joug » d’une minorité terroriste, une façon de voir dont l’armée prussienne allait bientôt éprouver l’inanité, mais qui se perpétue encore aujourd’hui dans les têtes et les œuvres d’historiens « bien-pensants ».

On comptait sur la coopération clandestine de Louis XVI, qui paralyserait les opérations militaires du côté français, un calcul qui fut déjoué par la prise des Tuileries le 10 août.

L’une des raisons les plus importantes qui rendaient les préparatifs de l’Autriche et de la Prusse si lents et si insuffisants, était que les « alliés » n’arrivaient pas tomber d’accord sur le partage de la Pologne, alors que les troupes de Catherine II étaient en train d’y entrer, et que la Prusse qui, jusqu’en mai 1792 avait joué le rôle d’allié des Polonais, jetait maintenant le masque et demandait un nouveau partage « pour rétablir le calme et l’ordre ».

Tandis que les troupes russes écrasaient les Polonais abandonnés par leur allié, la guerre de la Prusse et de l’Autriche contre la France était conduite sans cœur à l’ouvrage, chacune des deux parties lorgnant simultanément sur le butin polonais.

Rien d’étonnant donc que la campagne se soit terminée aussi lamentablement pour les monarques alliés.

La situation devint plus dangereuse pour la France l’année suivante.

L’Autriche se prépara énergiquement pour prendre sa revanche. Toute une série de pays adhéra à la coalition contre la Révolution : l’Angleterre et la Hollande, alarmées par l’occupation française de la Belgique, ainsi que, à l’instigation de l’Angleterre, la Sardaigne, le Portugal, l’Espagne et Naples.

En France même, plusieurs provinces, une série de villes importantes se rebellaient. L’ancienne armée était disloquée, une nouvelle armée révolutionnaire seulement en train de se constituer. Les anciens officiers aristocrates étaient éliminés ou en fuite, et les nouveaux en nombre insuffisant. La campagne de l’année précédente avait fauché en partie les anciennes troupes de ligne, l’armée dans sa majorité était composée de recrues.

Et de plus, à multiples reprises, les généraux avaient trahi ou étaient peu sûrs. Si la Terreur n’avait mis, d’une poigne de fer, toute l’énergie de la France au service de la guerre et opposé partout à l’ennemi des troupes supérieures en nombre et composées de soldats compensant par l’enthousiasme le manque d’entraînement et de discipline, la jeune république aurait peut-être succombé à l’assaut lancé par l’Europe entière. Tous les efforts n’empêchaient pas que la situation fût désespérée.

Par chance pour elle, la rapacité de ses adversaires pesait autant que leur haine de la Révolution. Chacun des alliés voulait faire du combat contre la Révolution une affaire profitable.

Aucun ne se fiait à l’autre, chacun agissait de sa propre initiative, et au lieu de porter des coups décisifs, chacun se dépêchait de prendre possession de la part de butin qu’il estimait devoir lui revenir.

La Sardaigne demandait des renforts à l’Autriche. Celle-ci les lui refusait si la Sardaigne, en s’agrandissant aux dépens de la France, ne voulait pas céder à l’Autriche la province de Novare. Là-dessus, tempête d’indignation en Sardaigne, beaucoup de temps précieux fut perdu, Lyon insurgé ne put être libéré de ses assiégeants, et l’attaque italienne contre la France piétina.

Les troupes anglaises en Belgique n’eurent, pour elles, rien de plus urgent à faire que de s’obstiner à assiéger Dunkerque, port important que les Anglais convoitaient. Les Hollandais eurent tôt fait de se lasser d’une guerre pour laquelle on ne trouvait pour eux aucun dédommagement. Mais ce qui fut le plus dommageable, ce fut l’hostilité croissante entre l’Autriche et la Prusse.

La Russie et la Prusse s’étaient en effet entendues au cours de l’hiver 1792/93 et avaient mis en œuvre le deuxième partage de la Pologne. En guise de compensation, l’Autriche recevait la perspective de se voir attribuer un morceau du territoire français !

La Prusse menaçait de se retirer immédiatement de la guerre si l’Angleterre et l’Autriche n’approuvaient pas ce partage de la Pologne. Cela ne réchauffa pas l’amitié que, notamment, l’Autriche pouvait porter à la Prusse.

Toute la stratégie autrichienne ne visa désormais plus qu’à occuper les régions françaises qu’elle revendiquait, l’Alsace et une zone du nord de la France.

La Prusse, de son côté, totalement absorbée par les affaires polonaises, ne montrait aucune ardeur à participer à une entreprise qui, de guerre contre la Révolution qu’elle était au départ, était devenue une guerre de conquêtes de sa rivale autrichienne. L’armée prussienne gaspillait beaucoup de temps dans le siège de Mayence et regardait de loin sans presque rien faire les batailles entre Français et Autrichiens en Alsace (3).

 Mais quand, de surcroît, un rapprochement s’esquissa entre l’Autriche et la Russie, en sorte que la Prusse craignit d’être dupée par ses deux « alliés », alors, en septembre 1793, elle suspendit presque complètement la guerre contre la France et rappela du Rhin la majorité de ses troupes pour les envoyer à la frontière polonaise et s’y assurer sa part de butin.

Ce fut encore pire avec la coalition de 1794. Une brouille éclata entre l’Angleterre et l’Espagne, et au printemps, une insurrection polonaise prit de telles dimensions que les Russes n’en venaient pas à bout et que les Prussiens durent en toute hâte aller à leur secours. Il n’était désormais plus question de participer à la guerre contre la France, et l’Autriche ne pouvait plus non plus y consacrer toutes ses forces.

Le glas avait sonné pour la Pologne, et l’Autriche dut poster des contingents importants à la frontière polonaise pour ne pas être mise à l’écart du troisième partage comme elle l’avait été du deuxième. Si l’Angleterre n’avait pas fait feu de tout bois pour maintenir la coalition, elle se serait à ce moment-là déjà disloquée.

Mais pendant ce temps, la nouvelle armée révolutionnaire française avait pris des forces, elle avait mis au point une tactique nouvelle qui lui était propre et lui donnait la supériorité sur les armées anciennes, et du nouveau corps des officiers surgissaient déjà les généraux qui allaient faire de cette armée l’effroi de l’Europe féodale, les Hoche, Kléber, Moreau, Bonaparte, etc.

Tandis que les chefs de la monarchie féodale se querellaient à propos du partage d’une proie qui n’était pas encore abattue, ils avaient laissé à l’armée révolutionnaire le temps de se renforcer considérablement. Même en mettant la fortune des armes de leur côté, il aurait sans doute été impossible aux monarques coalisés d’écraser la Révolution ni de restaurer, même passagèrement, l’état des choses antérieur à 1789.

Mais si la République française put, à partir de 1794, passer à l’attaque, si elle put bouleverser la féodalité dans l’Europe entière et l’anéantir dans les pays limitrophes, ce fut en grande partie le fruit de cette rapacité mesquine et bornée de ses adversaires que nous avons tenté de décrire.

Les adversaires de la Révolution aiment ces derniers temps souligner ce point pour rabaisser, croient-ils, la « gloire » de la Révolution. Elle n’a pas vaincu en vertu de sa force intrinsèque, s’écrient-ils sur un ton triomphal, mais en raison des fautes diplomatiques de ses ennemis.

Certes, cela ne contribue pas à rehausser la gloire de la Révolution, mais, nous semble-t-il, cela rehausse encore moins celle de ses adversaires.

Ceci dit, quoi qu’il en soit de la gloire de la Révolution et de celle de ses adversaires, nous sommes prêts à reconnaître que ce ne fut pas la seule force des éléments révolutionnaires qui les a amenés à la victoire, mais tout autant les « fautes » de ses adversaires. Mais il y a un point que nous voudrions contester, c’est que ces fautes auraient été des accidents, et que la victoire de la Révolution aurait été le fruit du hasard.

Les discordes entre les cours, tout de même que les dissensions entre la noblesse et la royauté bureaucratique qui avaient si puissamment contribué à la Révolution, avaient leurs racines dans les conditions objectives. Ce ne sont pas des incidents isolés et contingents, mais des phénomènes typiques qui n’ont cessé de se reproduire sous des formes changeantes et qu’on peut observer dans l’histoire des peuples depuis qu’il existe des antagonismes de classes.

On peut, certes, estimer que l’apparition du danger aurait dû amener les puissances féodales à reléguer leurs intérêts particuliers et à prendre conscience de leurs intérêts communs, qu’elle aurait dû les inciter à consentir à des sacrifices temporaires pour obtenir un avantage permanent. Si convaincantes que soient ces réflexions, les conditions historiques qui auraient permis qu’elles fussent mises en pratique par les privilégiés, étaient absentes.

L’évolution qui poussait à la Révolution les privait du même coup des qualités morales et intellectuelles qui les auraient rendus capables d’opposer un front solide et énergique à la Révolution.

En perdant leurs fonctions sociales, ces éléments féodaux ne devenaient pas seulement superflus et nuisibles, ils perdaient aussi les qualités morales que confère le travail. Jouisseurs, indolents, amollis, ils avaient désappris à se battre pour leurs propres buts et à faire des sacrifices pour réussir. Ils étaient condamnés à dégénérer, non seulement moralement, mais aussi intellectuellement.

Reconnaître la nature réelle des conditions objectives signifiait de plus en plus clairement percevoir l’inutilité et la nocivité de la féodalité.

Leurs intérêts les contraignaient de plus en plus, non seulement à s’opposer à la diffusion de ces vérités dans le peuple, mais aussi à refuser eux-mêmes de les voir, à se mentir de plus en plus à eux-mêmes et à se bercer d’illusions.

L’approche de la Révolution les poussait précisément à revenir aux modes de pensée d’une époque où ils étaient encore jugés nécessaires et utiles, mais que maintenant eux-mêmes ne comprenaient plus et reproduisaient pour cette raison sous une forme « idéale ».

Ils étaient poussés au mysticisme, au spiritisme, au « romantisme », à la réactivation de formes de pensée qui pouvaient bien en leur temps avoir été rationnelles, mais qui, maintenant, reprises sans être comprises et en contradiction totale avec les exigences du présent, étaient parfaitement irrationnelles et ne pouvaient mener qu’à un abêtissement total.

Les puissances de la société féodale étaient déjà en pleine banqueroute morale et intellectuelle quand la banqueroute politique et économique s’abattit sur elles. Incapables du moindre sacrifice passager, incapables de grandes résolutions, incapables de comprendre leur situation, tout leur manquait de ce qui aurait pu les souder pour en faire une réelle « masse réactionnaire ».

Certes, les divers éléments féodaux étaient intimement liés entre eux, mais à la manière d’un roi-de-rats, une masse de rats dont les queues sont entrelacées, qui ne peuvent se déplacer qu’à grand-peine et sont hors d’état de se procurer eux-mêmes leur nourriture, en sorte qu’au bout du compte, leur avidité insatiable les fait se dévorer entre eux.

La discorde et la myopie des éléments féodaux ne relevaient pas du hasard. Elles étaient aussi inévitables que les luttes de classes dans le Tiers État. Les unes comme les autres sont devenues des facteurs qui ont fortement influé sur le cours de la Révolution.

Nous voyons là nettement que l’évolution sociale est le résultat des luttes, non seulement entre les classes en plein essor et les classes vouées à disparaître, entre celles qui ont intérêt à préserver l’existant et celles pour lesquelles cet existant devient de plus en plus insupportable, mais aussi des luttes internes à l’un et l’autre groupe.

Chacune de ces luttes, quelle qu’ait été l’intention des combattants, a fait avancer la Révolution.

Si étrange que cela puisse paraître, il est indéniable que non seulement les dissensions qui déchiraient les classes dominantes, mais aussi celles qui opposaient les dominés entre eux, ont été des leviers de la Révolution.

Les antagonismes d’intérêts entre capitalistes et petits-bourgeois, entre ville et campagne, n’ont presque jamais constitué des freins, ils ont souvent été des stimulants. Ils augmentaient l’énergie déployée par la Révolution et donnaient aux masses révolutionnaires des buts sans cesse renouvelés, ils les poussaient sans cesse vers l’avant.

Les antagonismes propres aux classes dominantes, en revanche, aboutirent au relâchement de leurs initiatives, aboutirent à ce que leurs objectifs se restreignent de plus en plus, à ce que, au lieu de combattre la Révolution énergiquement et en se regroupant, elles se limitent de plus en plus à tenter de grappiller des avantages éphémères au gré des ébranlements de l’existant.

Au lieu d’éteindre le feu chez eux, elles cherchèrent à profiter de la confusion générale pour piller chez le voisin, jusqu’au moment où l’effondrement généralisé de l’édifice les ensevelit sous ses décombres, elles et leur butin.

(1) « Histoire de l’époque de la Révolution » Düsseldorf 1877

(2) « On comprend quelle joie s’empara de lui (Hertzberg, le ministre prussien) quand lui parvint la nouvelle des premiers remous de l’anarchie révolutionnaire en France. Plein d’allégresse, il rapporta au roi le 5 juillet : En France, l’autorité royale est morte, les troupes ont refusé d’intervenir, Louis a déclaré au peuple qu’il considérait la séance royale comme non avenue. Cela annonce presque une scène à la Charles 1erc’est une occasion dont les bons gouvernements doivent absolument tirer parti » (Sybel, Vol. I, p. 161)

(3) « Il ne fallait pas qu’on (c-à-d. la Prusse) remporte une victoire complète, la tâche n’était plus que de maintenir un équilibre entre un allié hostile (l’Autriche) et un ennemi qui nous était favorable (la France). » (Sybel, Vol.II, p. 258)

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, les paysans

IX. Les paysans

Les paysans se situaient encore une marche en-dessous des artisans non affiliés à une corporation, des prolétaires et tous ceux qui vivaient dans leurs parages.

Citadins, le bouillonnement des idées n’était pas sans influencer dans une certaine mesure ces derniers, qui vivaient par ailleurs entassés dans des localités étroites non loin des centres du pouvoir. Leur concentration et leur intelligence leur donnaient une certaine force de résistance, et la proximité du gouvernement la possibilité d’agir directement pour faire pression sur lui. Si dure que fût l’oppression qui pesait sur eux, pire encore était celle qu’on faisait subir en toute impunité aux paysans, lesquels, isolés, disséminés, loin de toute stimulation intellectuelle, n’étaient pas en capacité de se coaliser contre leurs bourreaux et de faire entendre leurs doléances.

Alors que la noblesse et le clergé, la bureaucratie centrale et urbaine, et presque tous les gens fortunés étaient totalement ou partiellement exonérés des impôts d’État directs, ceux-ci retombaient d’autant plus lourdement sur le paysan. Il pouvait arriver que leur montant atteigne jusqu’à 70% de son revenu net. En moyenne, c’étaient 50%.

C’était de préférence le paysan qui était appelé au service armé, la milice levait chaque année 60 000 hommes.

La noblesse, en revanche, n’y était pas assujettie. Et pourtant, elle avait l’effronterie de prétendre que l’exemption dont elle jouissait se justifiait par l’impôt du sang dont elle aurait été seule à s’acquitter pour la patrie. En fait, dans la mesure où elle le faisait effectivement, celui-ci s’était transformé, d’obligation périlleuse et coûteuse qu’il était à l’origine, en un privilège lucratif permettant bien plutôt d’exploiter cette même patrie.

A quelqu’un qui voyait une injustice dans le fait de n’enrôler que des paysans, un partisan de cette pratique crut pouvoir répliquer que le sort des soldats était si misérable que seul un paysan pouvait supporter pareil traitement.

Les paysans étaient les seuls à être astreints à la corvée pour construire les routes empruntées par les armées, c’était sur eux que retombaient les charges de l’attelage des véhicules et du cantonnement des troupes lors de leurs déplacements.

Les servitudes imposées aux paysans pour l’entretien de l’État moderne se multipliaient, et en même temps subsistaient celles de la féodalité, et ce n’étaient pas seulement des charges, c’étaient des entraves qui bloquaient toute amélioration de la production, voire avaient pour conséquence sa détérioration.

Le paysan n’avait pas le droit de cultiver ce qu’il voulait. La dîme reposait sur les vieilles espèces connues, pas sur les plantes récemment introduites, par exemple la pomme de terre ou la luzerne. Raison pour laquelle la culture lui en était bien souvent interdite. Cela gênait considérablement l’introduction de procédés améliorés, ainsi le passage de l’assolement triennal à la rotation des cultures. Ce qui restait du régime de la communauté rurale, et notamment les servitudes ayant trait au rythme des cultures, entravait à vrai dire dans une plus large mesure encore tout progrès dans l’agriculture.

À tout instant, pendant les travaux des champs les plus pressants, le paysan pouvait être rappelé pour une corvée. Si les corvées seigneuriales avaient été pour la plupart transformées en redevances monétaires, les corvées de voirie et la corvée d’attelage étaient devenues une charge d’autant plus pesante.

Quand les récoltes étaient sur pied, il était presque impossible au paysan de les mettre à l’abri du gibier, des lapins et des pigeons des « bons maîtres ». La chasse était l’apanage exclusif de la noblesse.

Elle avait aussi le privilège d’élever des lapins et de posséder des colombiers, et elle en usait sans limites : ce n’était pas le noble, mais le paysan qui avait à nourrir ces animaux, certes bien contre son gré, en les laissant se servir sur ses champs. Parfois, les paysans étaient carrément obligés de ne cultiver que les plantes qui sont du goût du gibier.

Les garde-chasses avaient le droit d’abattre le premier qui dégagerait du terrain un lapin ou un lièvre. Taine trouve étrange qu’au moment même où « les mœurs s’adoucissaient » et où « les Lumières progressaient », la barbarie de la chasse s’étendait.

Mais pour la noblesse, la chasse était tout autant un moyen d’exploiter les paysans que de s’amuser, et moins son existence répondait à une nécessité, plus augmentait sa soif de plaisirs, et plus elle ressentait le besoin d’exploiter autrui. « L’adoucissement des mœurs » ne concernait que le commerce des seigneurs entre eux et avec les financiers. On laissait se multiplier le gibier, même le plus nuisible : dans le Clermontois, sur les terres du prince de Condé, les louveteaux étaient soignés et élevés avec la plus grande attention avant d’être relâchés en hiver et ensuite chassés.

Il importait peu à ces nobles seigneurs si habiles dans leurs salons à deviser délicatement des idéaux humanistes, qu’ils dévorent les brebis et même les enfants des paysans.

Le roi était le plus grand propriétaire foncier et aussi le premier chasseur de France (1), donc l’un des premiers à dévaster les campagnes. Ses réserves de chasse augmentaient notamment dans la région parisienne et rendaient quasiment impossible de cultiver le sol. Dans les onze capitaineries proches de la capitale, le gibier causait autant de ravages que « le logement de onze régiments de cavalerie ennemis » (2). On sait que Louis XVI n’avait, en-dehors de la serrurerie, qu’une passion : la chasse. Le 14 juillet, le jour de la prise de la Bastille, il ne marqua la date dans son journal qu’avec le cri de douleur suivant : Pas de chasse !

Un règlement de 1762 interdit, dans le périmètre de chaque réserve royale de chasse, qu’on enclose les terres des paysans pour empêcher le gibier d’accéder aux champs et aux jardins.

Il édicta de même que personne, même pas les propriétaires, n’aurait le droit de pénétrer dans les champs entre le 1er mai et 24 juin, ceci afin de ne pas troubler la couvaison des perdrix. Peu importait que les mauvaises herbes se mettent à foisonner pendant ce temps !

Encore en 1789, alors qu’on était déjà en plein dans les révoltes contre le système féodal, on replanta, dans un seul canton de la réserve royale de Fontainebleau, 108 remises pour lièvres et perdrix, sans tenir compte des protestations des paysans concernés.

Et Louis XVI était, à ce qu’on prétend, un souverain plein de bienveillance et de bonté. Que penser alors de la façon dont les choses pouvaient se passer avec des seigneurs ayant une pierre à la place du cœur !

Si, malgré ces obstacles, le paysan réussissait sa moisson, il n’avait pour autant pas le droit de l’engranger chez lui sans autre forme de procès.

La récolte fauchée devait rester dans le champ jusqu’à ce que les agents du fisc aient fait le décompte des gerbes pour déterminer ensuite le montant des prestations en nature. Si, dans l’intervalle, le temps se gâtait, la récolte était perdue.

Le produit de la récolte une fois engrangé, le paysan n’était pas libre d’en user à sa guise. Il devait pressurer le raisin dans le pressoir seigneurial, moudre ses grains dans le moulin seigneurial, faire cuire son pain dans le four seigneurial. Il était strictement interdit de contourner ces institutions. Le paysan n’était pas autorisé à posséder un moulin à bras sans en avoir acheté le droit à un tarif élevé.

Le pressoir, le moulin et le four du seigneur étaient affermés et se trouvaient, comme on peut l’imaginer, dans un état lamentable, ils fonctionnaient lentement et mal. C’est que, « de par la loi », le fermier était assuré de ses clients.

Si, malgré tous ces dispositifs destinés non seulement à l’exploiter, mais aussi à réduire à un minimum le produit de son travail, le paysan réussissait malgré tout à obtenir un surplus qu’il pouvait apporter au marché, il se heurtait, là aussi, à des barrières. Il devait attendre quatre à six semaines après les vendanges avant de pouvoir vendre le produit de ses vignes. Pendant ce délai, le seigneur avait le monopole de l’achat. Les chemins étaient dans un état déplorable, les péages et les redevances sur le marché étaient d’un niveau élevé. Le paysan avait lieu d’être content s’il tirait de son surplus l’équivalent de ses frais de transport.

De toutes façons, l’occasion de parler de surplus était rare ! Il n’y avait pas que les maltraitances et les sévices « légaux » dont nous n’avons pu indiquer que quelques-uns et dont la liste complète serait infiniment longue (Wachsmuth, dans son « Histoire de la France à l’âge de la Révolution », n’énumère pas moins de 150 appellations de droits féodaux qui furent abrogés sans indemnisation dans la nuit du 4 août 1789), il n’y avait pas seulement cela, le paysan était de plus livré sans défense aux représentants de l’État et du seigneur qui ne lui prenaient pas ce que le droit les autorisait à prendre, mais ce qu’ils pouvaient matériellement lui prendre.

Seule une apparence des plus misérables pouvait le sauver d’un pillage radical.

Et c’est pourquoi son logement, son bétail, ses outils, ses champs, étaient dans un état pitoyable. S’il arrivait réellement à garder quelque chose pour lui, ce quelque chose prenait la forme d’écus de bon aloi qu’on pouvait facilement mettre à l’abri des regards soupçonneux des « serviteurs de la loi ».

On utilisait l’argent tout au plus ici et là pour acquérir un lopin de terre, pas pour améliorer la méthode de travail. Toute augmentation du revenu aurait été immédiatement suivie d’une hausse des redevances.

Mais chez la plupart des paysans, le caractère primitif du travail, accompli avec les outils les plus rudimentaires, était imposé par la nécessité. Un petit nombre seulement arrivait à avoir un petit trésor enfoui quelque part.

Le sol, jamais enrichi d’engrais, devenait visiblement de moins en moins fertile. Les mauvaises récoltes se succédaient de manière de plus en plus rapprochée. Il n’y avait bien sûr aucune trace de la moindre réserve : si arrivait une mauvaise récolte, c’était la misère la plus noire qui suivait immanquablement. Beaucoup de paysans ne pouvaient plus continuer dans ces conditions. Ils quittaient leur pays, les campagnes se désertifiaient à vue d’œil. En 1750 déjà, Quesnay indiquait qu’un quart du sol arable n’était pas cultivé.

Immédiatement avant la Révolution, Artur Young déclarait qu’un tiers des sols cultivables (plus de neuf millions d’hectares) était à l’état sauvage ! Selon la Société d’Agriculture de Rennes, les deux tiersde la Bretagne étaient en friche.

Et tandis que fondait le nombre des paysans, le montant total de leurs redevances grimpait à toute allure, alors qu’elles étaient réparties sur toujours moins de têtes.

Rien d’étonnant si finalement, dans plus d’une région agricole, la population tout entière menaçait de s’enfuir. Mais pour aller où ? Émigrer à l’étranger était à l’époque, surtout pour des paysans, pratiquement impossible. Ils se pressaient dans les villes où ils étaient journaliers, mais se heurtaient là aussi de nouveau à des barrières féodales, celles du monopole des corporations, qui devenaient d’autant plus insupportables que la prolétarisation du peuple des campagnes progressait. Ils surpeuplaient les faubourgs de Paris affranchis du monopole des corporations et contribuèrent pour la plus grosse part au grossissement des foules qui allaient donner le sans-culottisme.

D’autres entraient dans les rangs de l’armée, mais pas par enthousiasme pour la cause des privilégiés qu’on allait leur demander de défendre, la cause de ceux qui les avaient précipités dans la misère et leur barraient toutes les portes de sortie. Il ne fallait qu’une étincelle pour qu’ils se soulèvent contre leurs bourreaux.

La plupart des éléments qui avaient été ainsi « dégagés » sombrèrent cependant dans un prolétariat de gueux en croissance rapide, malgré les sanctions brutales appliquées aux mendiants et aux vagabonds. Alors comme aujourd’hui, les couches dirigeantes s’imaginaient qu’on pouvait remédier au dénuement et au chômage en maltraitant ceux qui en étaient victimes. Une ordonnance de 1764 punissait de trois ans de galère la mendicité et même rien que le fait de ne pas avoir d’emploi.

En 1777, pourtant, on comptait 1 200 000 mendiants (14). Nous ne savons pas comment a été calculé ce nombre. Il reposait peut-être sur une simple estimation, mais il montre en tout cas comment un simple coup d’œil prenait la mesure de toute cette misère (4).

 Cependant, les poings vigoureux et les caractères hardis méprisaient l’humiliation de la mendicité qui ne rapportait que coups de pied et misère. Ils se constituaient en bandes armées et s’emparaient par la force de ce dont ils avaient besoin. Le brigandage devenait un fléau inextirpable.

On commençait aussi à sentir le souffle de la révolte et du désespoir chez les paysans que leur propriété ou la contrainte féodale ligotaient encore à la terre.

Les représentants de l’État et des seigneurs se voyaient à tout moment confrontés à une résistance violente. Isolées, sans cohésion, ces révoltes paysannes étaient généralement réprimées sans mal.

Mais il suffit d’un seul événement dans la capitale, un événement qui montrait qu’avait commencé le combat décisif, pour que la colère longtemps retenue éclate partout simultanément et irrésistiblement, et la guerre civile latente bascula dans la guerre ouverte. Cet événement, ce fut la prise de la Bastille, alors que des mauvaises récoltes, un hiver terriblement rigoureux et enfin les élections aux États Généraux avaient déjà vivement échauffé les esprits (5). 

D’un seul coup, sous l’assaut des paysans, c’est l’édifice féodal tout entier qui s’écroula.

Les châteaux de la noblesse furent réduits en cendres, et l’exploitation féodale avec eux. Lorsque, lors de la fameuse nuit d’août, à l’Assemblée Nationale, les privilégiés sacrifièrent leurs privilèges dans l’enthousiasme général, ils ne firent que renoncer à ce qu’ils avaient déjà perdu, pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé.

Il y eut néanmoins des exceptions à cette explosion paysanne.

En faisant le tableau de la noblesse, nous avons déjà noté qu’il existait encore dans la France prérévolutionnaire des districts reculés où le régime féodal et les moules mentaux du catholicisme qui y correspondent, avaient encore leurs racines dans le mode de production, des contrées où ce qui, ailleurs, était devenu un boulet insupportable, avait encore la figure d’un parapet protecteur. Dans ces contrées, chaque communauté vivait et produisait encore pour elle-même à l’ancienne mode.

La patrie du paysan n’allait pas plus loin que l’horizon qu’il pouvait distinguer depuis le clocher de son village : ce qui se situait au-delà, était terre étrangère, il n’en attendait rien, il ne voulait pas avoir affaire à elle, elle ne se manifestait que pour le perturber dans son travail et pour le piller.

La tâche dévolue à son curé, à son seigneur, était de s’occuper des relations avec cet étranger, et de le protéger contre lui.

Et voilà que ces étrangers incarnant l’ennemi et conduits par ce Paris si détesté, prétendaient lui donner des lois, et les faire appliquer avec bien plus d’énergie que n’y avait jamais mis la vieille monarchie dans ces coins perdus.

Des lois qui allaient encore bien plus violemment à l’encontre de ses coutumes, de son mode de production, que les lois et les ordonnances de l’ancienne monarchie, qui bannissaient tout ce qu’il respectait et appréciait, qui ne voulaient rien savoir du régime communautaire de la propriété et de son fonctionnement dans la famille et la commune, qui était au fondement de son mode production. Et pire, ce monde extérieur avait la prétention inouïe d’arracher les garçons à leur famille et de les enrôler pour la guerre (6).

Les aristocrates et le clergé, qui tenaient sous leur coupe les relations des paysans avec « l’étranger », n’eurent pas à faire beaucoup d’efforts pour finalement les pousser à se soulever ouvertement contre la Convention parisienne, notamment en Vendée et dans le Calvados.

La masse des paysans, cependant, n’approuvait nullement ces insurrections. Ils étaient solidement liés à la Révolution. La restauration de l’ancienne monarchie signifiait pour eux la restauration du poids de l’ancienne féodalité, de l’ancienne misère féodale. Elle les menaçait même partiellement de la perte de leurs biens. L’Assemblée Nationale avait déclaré biens nationaux les biens de l’Église, et confisqué les biens des émigrés.

Les uns comme les autres avaient été mis en vente. Et bien que cette mesure ait pour une bonne part servi à enrichir les spéculateurs, elle offrait aux paysans la possibilité d’adjoindre de nouveaux terrains à leurs étroites parcelles, et on essaya de leur faciliter la démarche dans la mesure du possible.

On divisa en lots une partie des biens d’Église, plus tard également les biens des émigrés, les parcelles furent vendues contre des acomptes d’un montant insignifiant et pour le reste, étaient accordées des échéances étalées sur une longue durée. Jusqu’à la Révolution, beaucoup de paysans avaient été propriétaires de leur terre, la plupart du temps c’était dans les faits une propriété héréditaire, mais elle était soumise à paiement de redevances. Maintenant, les redevances avaient disparu, et ils cherchèrent, souvent avec succès, à se muer en propriétaires de plein droit.

Les petits messieurs de la noblesse de cour, pour prouver leur bravoure chevaleresque et leur fidélité au roi, avaient déguerpi et laissé leur roi en plan, quand la situation avait commencé à sentir le roussi pour eux. Un certain nombre dès le lendemain de la prise de la Bastille, le frère du roi le premier, le comte d’Artois. Telles des « taupes apatrides » (7), ils intriguaient pour revenir en France sous la protection des armées autrichiennes et prussiennes, avec l’intention de reconquérir le pays à leur profit.

Leur victoire aurait signifié la restauration de l’exploitation féodale, la récupération des biens de l’Église et des émigrés. Quand on sait le fardeau sous lequel le paysan gémissait avant la Révolution, et avec quel fanatisme il est attaché à sa terre, on comprend sans peine que dans ces circonstances, à côté des éléments révolutionnaires des villes, les paysans eux aussi se soient soulevés massivement et soient accourus en nombre étoffer les rangs des armées françaises aux frontières pour repousser les envahisseurs.

Mais ils ne se soulevèrent pas par enthousiasme pour la Législative, la Convention et les Jacobins parisiens qui dirigeaient la France dans les premières années de guerre à compter de 1792.

Le paysan n’a jamais été un adorateur du système représentatif, qui ne lui accorde que peu d’influence, étant donné son isolement et le sous-développement de ses capacités intellectuelles.

Encore moins dans la France de la Révolution qui était tout juste en train de s’éveiller à la vie politique et dont la population était dénuée de toute espèce de formation politique. Les paysans ne pouvaient pas envoyer des gens comme eux dans les assemblées, ils envoyèrent des avocats, des médecins, des magistrats, bref, essentiellement des représentants issus des villes, et ceux-ci siégeaient à Paris sous l’influence de la « masse révolutionnaire » de cette ville. Dès que les intérêts de ces gens-là entraient en conflit avec ceux des paysans, ces derniers avaient bien sûr le dessous dans la législation et l’administration.

Et des conflits, il y en eut. Pour apaiser les masses de petits-bourgeois et de prolétaires parisiens souffrant des privations, les différentes assemblées législatives ne pouvaient demander de sacrifices qu’à la bourgeoisie ou aux paysans. Bien entendu, ils choisirent ces derniers chaque fois que c’était possible.

Mais un certain nombre de conflits opposaient directement la petite-bourgeoisie et la paysannerie : la première voulait le pain à bon marché, la seconde voulait tirer le plus possible de la vente de ses produits. Le pic de la crise se produisit sans doute quand les Jacobins, après la chute de la Gironde, furent seuls à gouverner et décrétèrent, pour mettre un terme à une misère épouvantable, un maximum pour les prix des denrées et complétèrent son application par des réquisitions de vivres, non seulement pour l’armée, mais aussi pour Paris. Des mesures qui étaient dirigées au premier chef contre les commerçants et les spéculateurs, mais touchaient aussi les paysans (8).

L’institution révolutionnaire qui suscita le plus d’enthousiasme chez les paysans fut la nouvelle armée, qui était affranchie de toutes les barrières liées aux différents ordres et dans laquelle tout soldat avait dans sa giberne un bâton de maréchal. Cette armée, composée dans sa majorité de fils de paysans, leur ouvrait la plus brillante carrière. Et même pour celui qui restait simple soldat, elle n’était pas seulement – ce qui à vrai dire était l’essentiel – l’arme la plus efficace pour défendre le terrain tout juste conquis sur le féodalisme qui menaçait de revenir avec l’aide de l’Europe, elle était aussi pour lui un moyen de s’enrichir par le butin prélevé.

C’est un facteur qu’il ne faut pas sous-estimer. Les guerres de la Révolution ont été de la plus grande importance pour le développement économique notamment de l’Angleterre et de la France. Elles ont permis à l’Angleterre de mettre la main, en partie temporairement, en partie définitivement, sur les colonies, non seulement françaises, mais aussi hollandaises, la Hollande ayant été prise par les Français en 1795, et aussi sur les colonies espagnoles, l’Espagne s’étant vue contrainte en 1796 de conclure une alliance avec les Français. Cela permit en outre à l’Angleterre de piller sans discontinuer les flottes et les côtes de ces pays.

La France se dédommagea aux dépens de la Belgique, de la Hollande, de l’Italie, de l’Égypte, de la Suisse, de l’Allemagne, etc.

Ce ne sont pas seulement les soldats qui pillèrent à qui mieux mieux dans ces pays ; ce qu’ils emportèrent n’était qu’une bagatelle en comparaison des sommes énormes que les généraux et les commissaires extorquèrent, en partie pour leur propre compte, en partie pour celui des finances publiques, qui de leur côté étaient pillées par des fournisseurs et des « hommes d’État » cupides.

Pour la France, la guerre devint, après la chute des Jacobins, une « bonne affaire », la meilleure qui fût pour l’époque. C’était un moyen tout-puissant de faire affluer vers la France les richesses accumulées par le féodalisme dans les pays cités et qui stagnaient inertes dans les églises, les monastères, les trésors princiers, tout comme celles des vieilles républiques marchandes, la Hollande, Venise, Gênes, et de les y mettre au service du mode de production capitaliste.

L’État français, qui, la veille encore, était au bord de la banqueroute, devint riche, et riches devinrent ceux à qui leur position permettait de le piller. Les grandes fortunes poussaient comme des champignons, elles cherchaient à s’investir avec profit. En même temps, les victoires agrandissaient le marché de l’industrie française, et les nouvelles méthodes de l’art militaire ne lui étaient pas moins bénéfiques.

Aux armées mercenaires relativement réduites des vieilles monarchies, la France révolutionnaire opposait la levée en masse et donnait de ce fait à l’industrie la tâche d’habiller et d’armer rapidement des multitudes. Ce fut un levier fort efficace pour transformer l’industrie capitaliste, qui avait jusque là surtout été une industrie de luxe, en une industrie moderne produisant en masse.

Le facteur qui mit tout cela en branle, qui éteignit le déficit du budget et protégea la terre des paysans, qui enrichit leurs fils et leur donna une carrière, qui procura aux financiers, aux marchands et aux entreprises industrielles d’abondants profits, qui vint à bout du chômage, ce fut l’armée. Il faut avoir en tête l’importance qu’elle eut pour le développement économique de la France, si on veut comprendre le rôle politique auquel elle accéda.

L’hypothèse selon laquelle la gloire militaire serait montée de but en blanc à la tête des Français, qui voudrait que le petit mot de « gloire » les ait tous rendus fous, et que leur politique de conquêtes et leur culte napoléonien viennent de là, a quand même quelque chose de trop « idéaliste ».

Étant donné le rôle important que jouait donc l’armée, tout chef de guerre victorieux était destiné à devenir un facteur politique de premier plan. Et le pouvoir qu’il aurait entre les mains ne pouvait qu’être immense dès lors qu’il réussissait à s’emparer des leviers de commande de l’État.

Et cela ne fut pas trop difficile.

Une grande partie de la bourgeoisie s’était lassée des luttes parlementaires au cours de la Révolution, et aspirait au calme, à la tranquillité du prédateur qui veut consommer sa proie en toute quiétude. Dans plus d’une sphère de la bourgeoisie, on s’était montré méfiant et réservé, parfois même hostile à la Révolution. La Terreur avait encore davantage douché l’enthousiasme pour la liberté.

Bien des idéologues avaient perdu leurs illusions, étaient devenus « raisonnables » et s’étaient rendu compte que la Révolution ne signifiait pas la rédemption de l’humanité, mais celle du capital, et ils se résignaient à voir le régime parlementaire, la liberté pour laquelle ils s’étaient battus, escamotés par un sabreur qui, en contrepartie, ouvrait la perspective d’une Europe entièrement confisquée et payant tribut pour le plus grand bénéfice des capitalistes français.

Par ailleurs, il n’y avait plus, quand la France ouvrit le cycle de ses triomphes militaires dans l’Europe entière, aucune classe sur laquelle la bourgeoisie aurait pu s’appuyer. Or jamais, même dans les périodes du plus grand élan révolutionnaire, elle n’avait pu dominer sans avoir un allié.

En France, le régime parlementaire lui était tombé entre les mains parce que les privilégiés s’étaient révoltés contre la monarchie.

Elle n’aurait pas été capable de le défendre contre la cour et ses alliés en France et hors de France sans l’intervention énergique des paysans, des petits-bourgeois et des prolétaires.

Or, les paysans, nous l’avons vu, se battaient seulement contre l’absolutisme féodal, pas pour le système représentatif. La nouvelle armée, affranchie des distinctions liées aux états, composée pour la majeure partie de paysans, était l’institution qui suscitait leur enthousiasme, et si un général victorieux d’humble extraction arrivait à la tête de ses troupes, jetait aux orties la suprématie parlementaire, et assurait son propre pouvoir absolu, au lieu de se soulever, ils l’acclamaient, lui, l’empereur-paysan qui prenait la place du gouvernement des avocats.

Quant à ceux qui avaient fondé la République et l’avaient défendue victorieusement contre l’assaut des puissances féodales, les sans-culottes, il étaient à terre, complètement impuissants.

Les triomphes militaires avaient épuisé leur énergie, et la bourgeoisie les avait écrasés, avait été obligée, pour ses intérêts de classe, de les écraser. Mais elle avait ainsi détruit elle-même les seules armes qui auraient pu être opposées au règne des baïonnettes.

L’ancienne monarchie, elle, avait vécu, sans retour possible. L’Empire ne signifia pas la renaissance de l’exploitation féodale, ce fut bien plutôt, comme la Terreur jacobine, un outil de la Révolution. Les Jacobins sauvèrent la Révolution en France, Napoléon révolutionna l’Europe.

(1) Ses domaines comprenaient un million d’arpents de forêts de chasse, sans compter les bois qui servaient à l’exploitation des salines et à d’autres usages industriels.

(2) Taine, Les origines de la France contemporaine ; l’ancien régime, p. 74.

(3) Louis Blanc, op.cit., I, p. 149

(4) Cf. ch. VIII p. 38. Sur le prolétariat des gueux en France avant la Révolution, voici ce que nous dit Kareiev dans son ouvrage déjà cité « Les paysans … » p. 211 à 214, et que nous empruntons à la traduction de quelques passages qui nous ont été communiqués, nous l’avons dit, par F. Engels : « Il est significatif que les paupérisés aient été les plus nombreux dans les provinces qui passaient pour être les plus fertiles. La raison en est que dans ces régions, il y avait très peu de paysans propriétaires de leurs terres. Laissons les chiffres parler : À Argentré (Bretagne), sur 2300 habitants qui ne vivent ni de l’industrie ni du commerce, plus de la moitié ne subsistent que péniblement, et plus de 500 sont acculés à la mendicité.

À Vainville (Artois), 60 familles sur 130 sont pauvres. Regardons la Normandie : à Saint-Patrice, sur 1500 habitants, 400 vivent d’aumônes, à Saint-Laurent, ce sont les trois quarts des 500 habitants (Taine).Les cahiers du bailliage de Douai nous apprennent que par exemple dans un village de 332 familles, la moitié vit d’aumônes (paroisse de Bouvignies), dans un autre 65 familles sur 143 sont tombées dans la pauvreté (paroisse d’Aix), dans un troisième, environ 100 sur 413 sont totalement réduites à la mendicité (paroisse de Landus), etc. Dans la sénéchaussée de Puy-en-Velay, selon les termes des cahiers du clergé de l’endroit, sur 120 000 habitants, 58 897 sont hors d’état de payer aucun impôt d’aucune sorte (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, vol. V, p. 467).

Dans les villages du district de Carhaix, la situation est la suivante : Frerogan : 10 familles aisées, 10 pauvres, 10 dans la misère. Montref : 47 familles aisées, 74 moins bien dotées, 64 familles de pauvres et de journaliers. Paule : 200 ménages qu’on pourrait qualifier pour la plupart de refuges de mendiants (Archives Nationales, vol. IV, p. 17). Le cahier de la paroisse de Marboeuf se plaint que sur 500 habitants, il y a environ 100 mendiants (Boirin Champeaux, Notice historique sur la Révolution dans le Département de l’Eure, 1872, p. 83). Les paysans du village de Harville disent qu’en raison du manque de travail, un grand tiers d’entre eux est dans une pauvreté noire (Requête des habitants de la Commune d’Harville, Archives Nationales). La situation dans les villes n’était pas meilleure. À Lyon, 30 000 ouvriers étaient réduits à la mendicité en 1787. À Paris, sur 680 000 habitants, il y avait 118 784 pauvres (Taine).

À Rennes, un tiers de la population vivait d’aumônes, et un autre tiers risquait en permanence d’être réduite à la mendicité (Du Chatelier, L’agriculture en Bretagne, Paris 1863, p. 178). La petite ville jurassienne de Lons-le-Saunier [NdT : erreur de transcription ? Kautsky écrit : Lourletaunier !] était dans un tel état de pauvreté que lorsque la Constituante introduisit le cens électoral, sur 6518 habitants, seuls 728 purent être inscrits comme citoyens actifs (Sommier, Histoire de la révolution dans le Jura, Paris 1846, p. 33). Il est facile de comprendre qu’à l’époque de la Révolution, les personnes vivant d’aumônes se comptaient par millions. Une brochure cléricale de 1791 (Avis aux pauvres sur la révolution présente et sur les biens du clergé, p. 15) écrit ainsi qu’il y aurait six millions d’indigents, ce qui paraît un peu exagéré. Mais le chiffre de 1 200 000 mendiants donné pour l’année 1777 n’est peut-être pas inférieur à la réalité (Duval, Cahiers de la Marche, Paris 1873, p. 116).

(5) La grêle et la sécheresse avait endommagé la production agricole de 1788. Fin décembre 1788, le thermomètre marqua à Paris – 18,75 degrés Réaumur ! Dans le seul faubourg de Saint-Antoine, on comptait à ce moment-là 30 000 nécessiteux relevant de l’assistance.

(6) En février 1793, la Convention adopta une loi qui imposait l’obligation militaire à tous les Français célibataires âgés de 18 à 40 ans, mais laissait la possibilité du remplacement.

(7) (NdT) Reprise ironique des anathèmes lancés par les milieux conservateurs et nationalistes allemands contre les social-démocrates à l’époque de la première publication de cette brochure (1889) : les lois anti-socialistes restèrent en vigueur jusqu’en 1890.

(8) Les origines de la crise se situaient pour l’essentiel dans la guerre extérieure, qui non seulement absorbait une grande quantité de denrées pour l’entretien de l’armée, mais entravait aussi les importations. Les guerres civiles qui faisaient rage en même temps à l’intérieur du pays entraînaient des conséquences peut-être encore plus funestes. Et même les paysans révolutionnaires, qui n’étaient plus contraints par des fermiers et des agents cupides de brader à tout prix une partie importante de leur récolte, étaient enclins à garder par devers eux leurs réserves de grains : les petits paysans parce qu’ils produisaient à peine de quoi pourvoir à leurs propres besoins, les gros paysans et les gros métayers, pour faire grimper les prix, que l’ensemble de ces facteurs faisait monter rapidement.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, les sans-culottes

VIII. Les sans-culottes

Le Tiers État comprenait également les artisans. L’organisation en corporations était sclérosée depuis longtemps et devenue pour quelques élus le moyen de monopoliser la production artisanale et de faire du titre de maître-artisan un privilège qui favorisait d’autant plus l’exploitation des compagnons et des consommateurs qu’était plus restreint le nombre de ceux auxquels il était attribué.

Il était quasiment impossible à un compagnon de s’élever à ce grade s’il n’était pas le fils ou le gendre, ou n’épousait pas la veuve d’un maître-artisan.

Pour les autres, toute une série de conditions rendait la chose non seulement extrêmement difficile, mais généralement impossible à priori. Souvent, la corporation était déclarée fermée, et fixé une fois pour toutes le nombre de maîtres-artisans qu’elle pouvait compter.

Cependant, en croyant pouvoir, sous le régime policier de l’absolutisme, établir et défendre leur monopole en faisant confiance à leurs seules propres forces, ces messieurs les maîtres commettaient une lourde erreur.

La royauté ancienne trouvait extrêmement immoral qu’une clique exploite le peuple en vertu d’un monopole sans partager le butin avec le souverain. Le droit de délivrer les lettres de maîtrise – contre paiement en bonnes espèces, n’oublions pas l’essentiel – fut déclaré privilège de la couronne.

De la même façon, celle-ci s’attribua le droit de nommer aux charges des corporations.

Si les corporations voulaient garder ce droit pour elles, elles devaient les racheter à la couronne en pièces sonnantes et trébuchantes, et cela non pas une fois pour toutes, mais de façon renouvelable, car la couronne aimait à se souvenir de ses droits de souverain sur les corporations et menaçait de les faire valoir aussi souvent qu’elle avait des besoins d’argent.

Les maîtres-artisans avaient naturellement intérêt au maintien du régime des privilèges. Étant les plus faibles, ils auraient été les premières victimes d’une politique de réformes. Et effectivement, c’est contre eux que fut dirigée le premier assaut de Turgot le réformateur.

Le compagnons étaient de l’autre côté de la barricade. Le compagnonnage n’était plus un simple stade transitoire menant à la maîtrise, les compagnons constituaient désormais une classe à part ayant ses propres intérêts.

Mais ils ne se voyaient pas comme des prolétaires salariés au sens d’aujourd’hui. Il s’opposaient radicalement aux maîtres-artisans des corporations, mais ne revendiquaient rien de plus que la possibilité d’accéder eux-mêmes à la maîtrise, et ils se sentaient solidaires des maîtres hors corporations qui formaient une classe nombreuse et en croissance rapide.

Sous l’ancien régime, différents quartiers, dans certaines villes, jouissaient du privilège ne pas être astreints à l’organisation en corporations. Cette obligation s’appliquait en effet généralement aux villes, pas aux villages.

Or, bien des villages étaient situés à proximité d’une grande ville, et celle-ci se développant rapidement, ils avaient été absorbés et étaient devenus des faubourgs, mais ils avaient su se préserver de la contrainte corporative.

Quand, sous Louis XVI, la misère s’aggrava chez ces artisans et que grandit l’opposition aux corporations, le gouvernement tenta de calmer les esprits en étendant les privilèges des faubourgs et en les accordant à un certain nombre de nouvelles localités.

À Paris, le faubourg Saint-Antoine et le faubourg du Temple étaient de ce point de vue particulièrement favorisés. S’y pressaient tous les compagnons qui voulaient prendre leur autonomie et n’avaient aucune chance d’obtenir une place de maître-artisan.

Un nombre énorme de petits maîtres végétait chichement dans ces quartiers étroits hors desquels ils n’avaient pas le droit de vendre leurs produits en ville. Et plus leur nombre augmentait, plus la concurrence qu’ils se faisaient devenait vive, plus ils s’impatientaient des barrières que le régime des privilèges leur imposait, plus leur amertume croissait au spectacle de l’opulence ostentatoire des maîtres de corporations dans les quartiers voisins.

Les capitalistes, de leur côté, avaient une prédilection pour les districts urbains ou pré-urbains affranchis de l’obligation des corporations.

Ils installaient là leurs manufactures parce qu’ils y trouvaient ce dont ils avaient besoin, une main-d’œuvre habile et nombreuse qu’ils pouvaient en outre exploiter sans restrictions aucunes.

À côté d’une foule de petits maîtres-artisans et de compagnons, on trouve pour cette raison dans ces faubourgs aussi de nombreux travailleurs salariés de l’industrie capitaliste qui se recrutaient en partie dans les rangs des travailleurs de l’artisanat, en partie dans la population rurale. L’industrie capitaliste employait déjà, outre des ouvriers qualifiés, toujours plus de non-qualifiés, de journaliers, etc.

Indissociables de ces éléments, il y avait aussi les petits commerçants, les aubergistes, etc., qui, soit étaient issus de leur milieu, soit vivaient de leur clientèle et partageaient leurs intérêts.

Cette masse d’ouvriers et de petits-bourgeois comptait aussi un nombreux prolétariat de gueux dont le nombre ne cessait d’augmenter et qui affluait en permanence vers les villes, surtout vers Paris, car c’est là que se présentaient les occasions les plus favorables d’activités honnêtes ou malhonnêtes.

Les mendiants représentaient le vingtième de la nation, en 1777, on les estimait à 1 200 000. À Paris, ils étaient 120 000, soit le sixième de la population.

Une bonne partie de ce prolétariat de gueux n’était pas encore complètement dégénérée et se montrait capable d’un élan moral dès qu’une lueur d’espoir devenait perceptible.

Ces couches populaires se lancèrent avec enthousiasme dans le mouvement révolutionnaire qui leur promettait la fin de leurs souffrances. Il va de soi que mal d’éléments peu reluisants se tournèrent aussi vers la Révolution, désireux simplement de pêcher en eau trouble, et prêts à vendre et trahir sa cause en toute occasion. Mais il est ridicule de camper ces vauriens en figures typiques de la masse des petits-bourgeois et des prolétaires.

Si hétéroclite que fût cette masse, elle était unie jusqu’à un certain point, c’était une vraie masse révolutionnaire.

Elle était pénétrée d’une détestation intense, non seulement des privilégiés, des maîtres des corporations, de la prêtraille, des aristocrates, mais aussi de la bourgeoisie qui, pour une part, l’exploitait au titre de fermier des impôts, ou en qualité de spéculateur sur les grains, ou comme usurier, ou comme patron d’industrie, etc., et pour une autre, leur faisait concurrence, qui donc maltraitait tout un chacun sous une forme ou une autre.

Mais en dépit de cette haine et de la rudesse avec laquelle elle s’exprimait parfois, ces révolutionnaires n’étaient pas des socialistes.

Avant la Révolution, le prolétariat n’existait comme classe consciente d’elle-même. Il vivait encore totalement dans le monde des idées de la petite-bourgeoisie. Or les revendications et les buts de celle-ci se situaient sur le terrain de la production marchande.

Ce serait faire fausse route de tirer un signe d’égalité entre ces éléments et les travailleurs salariés modernes de la grande industrie, et de leur supposer les mêmes aspirations.

Ce serait se tromper du tout au tout, non seulement sur ce qu’étaient ces éléments qu’on regroupe sous le nom de « sans-culottes », mais aussi sur la nature de toute cette Révolution qu’ils ont si puissamment contribué à façonner.

Nous avons vu que la bourgeoisie n’était nullement un bloc révolutionnaire homogène.

Des avantages momentanés attachaient diverses fractions directement au maintien du régime des privilèges, d’autres étaient méfiantes et réservées vis-à-vis de la Révolution, d’autres encore, tout en sympathisant avec elle, manquaient de courage et d’énergie.

L’aile révolutionnaire de la bourgeoisie n’aurait pu sans alliés tenir tête à ses adversaires, en premier lieu la cour, qui pouvait s’appuyer au moins sur une partie totalement sûre de l’armée, les régiments français recrutés dans les provinces réactionnaires, et les régiments de mercenaires allemands et suisses, et qui enfin se liguait avec l’étranger et attisait la guerre civile à l’intérieur des frontières.

Pour venir à bout de la contre-révolution, il fallait chercher ailleurs que dans la bourgeoisie, il fallait des gens à qui un bouleversement radical ne faisait courir aucun risque, des gens qui n’avaient pas à ménager une clientèle distinguée, des gens qui avaient des bras vigoureux pour taper dans le tas, et en outre et surtout, il fallait du monde, beaucoup de monde.

L’aile révolutionnaire de la bourgeoisie trouva chez les paysans, les petits-bourgeois et les prolétaires l’appui sans lequel elle aurait succombé. Mais les paysans, les petits-bourgeois et les prolétaires des villes de province étaient trop dispersés, trop peu organisés, trop éloignés de Paris où se concentraient les mouvements politiques, pour pouvoir intervenir quand il fallait une décision rapide.

La Révolution eut pour centres les faubourgs de la capitale, là où la politique du régime des privilèges elle-même avait concentré à proximité immédiate du siège du gouvernement central les éléments les plus énergiques et les plus radicaux du pays, les gens qui n’avaient rien à perdre et tout à gagner.

Ce sont eux qui protégèrent l’Assemblée Nationale des attaques de la cour, qui, en prenant la Bastille le 14 juillet 1789, non seulement s’emparèrent de cette forteresse dont les canons menaçaient le faubourg révolutionnaire de Saint-Antoine, mais étouffèrent dans l’œuf une tentative contre-révolutionnaire de la cour et donnèrent le signal du soulèvement des paysans dans le pays tout entier.

Ce sont eux qui parèrent à une deuxième tentative de la cour d’écraser la Révolution en faisant donner la partie restée fidèle de l’armée, quand ils s’emparèrent de la personne du roi et l’emmenèrent sous bonne garde à Paris (5/6 octobre 1789).

Mais bientôt, après avoir été les alliés de la bourgeoisie, les sans-culottes devinrent ses maîtres. Leur prestige, leur puissance, leur maturité, leur confiance en eux, augmentaient avec chaque coup porté à la Révolution, car seule, leur intervention immédiate et énergique réussissait à l’arrêter.

Plus la situation devenait périlleuse pour la Révolution, plus il était nécessaire de faire appel aux gens des faubourgs, plus leur domination devenait exclusive.

Celle-ci fut à son comble quand les monarques coalisés de toute l’Europe envahirent la France cependant que la contre-révolution intérieure relevait la tête dans diverses provinces et que le gouvernement lui-même et la direction de l’armée conspiraient par moments avec l’ennemi.

Ce ne fut pas la Législative, ni la Convention qui ont alors sauvé la Révolution, mais les sans-culottes. Se rendant maîtres du club des Jacobins, ils s’emparèrent d’une organisation qui était dirigée depuis Paris et avait ses ramifications dans la France entière.

S’emparant de la municipalité de Paris, ils disposaient à leur gré des immenses moyens de cette ville.

Avec le club des Jacobins et la Commune, et dans les cas où cela ne suffisait pas, en s’insurgeant, ils dominaient la Convention, dominaient la France : en guerre, dans une situation désespérée, encerclés de tous côtés, menacés d’anéantissement, ils mirent en œuvre un droit de la guerre implacable, opposèrent à des dangers exceptionnels une énergie exceptionnelle, étouffèrent non seulement toute résistance et toute trahison, mais noyèrent aussi toute possibilité de résistance ou de trahison dans le sang des suspects.

Mais le terrorisme n’était pas seulement une arme de guerre destinée, sur le front intérieur, à intimider l’ennemi de l’ombre et à lui couper les jarrets, et, sur le front extérieur, à inspirer aux défenseurs de la Révolution la certitude de l’emporter sur l’ennemi.

La guerre avait amené les sans-culottes au pouvoir. Mais ceux-ci voulaient se battre pour un État, pour une société telle qu’ils l’imaginaient.

L’exploitation féodale était éliminée, mais l’exploitation capitaliste, qui avait déjà pris forme sous l’ancien régime, était toujours là. Bien plus, l’abolition des barrières féodales avait laissé le champ libre au mode de production capitaliste, à l’exploitation capitaliste, qui pouvaient maintenant se développer rapidement.

La lutte pour abolir ou au moins contenir les diverses modalités de cette exploitation, en particulier celles liées au commerce, à la spéculation et à l’usure, prit bientôt autant d’importance aux yeux des sans-culottes que celle contre la restauration du féodalisme.

Mais il était impossible à cette époque-là d’éradiquer cette exploitation : pour passer à un nouveau mode de production, un mode de production supérieur, il aurait fallu que soient remplies des conditions qui ne pouvaient l’être encore.

La situation était donc sans issue pour les sans-culottes. Les événements leur avaient donné les clés du pouvoir, mais la configuration générale les privait de la possibilité d’établir des institutions pérennes conformes à leurs intérêts.

Étant maîtres de toute la France, ils ne pouvaient pas et ne voulaient pas rester sans réagir et se résigner à la misère dans laquelle les plongeait un capitalisme en rapide expansion et que la guerre aggravait encore.

Forcément ils furent donc amenés à la combattre en intervenant autoritairement et brutalement dans la vie économique, en réquisitionnant, en fixant un maximum pour le prix des vivres, en décapitant les exploiteurs, les spéculateurs et les boursicoteurs, les accapareurs, les fournisseurs véreux.

Mais rien de tout cela ne les rapprochait de leur but final. L’exploitation était comme une hydre, plus on lui coupait de têtes, plus il lui en repoussait. Pour l’affronter, les sans-culottes étaient poussés de plus en plus loin.

Ils furent obligés de déclarer la Révolution permanente et d’intensifier d’autant plus le terrorisme dont l’état de guerre leur avait déjà imposé la mise en œuvre, qu’en luttant contre l’exploitation, ils se mettaient en contradiction avec les nécessités du mode de production, avec les intérêts des autres classes.

Mais quand les victoires de l’armée française sur les ennemis extérieurs et intérieurs eurent assuré la sécurité de la République, la Terreur cessa d’être une nécessité pour le salut de la Révolution.

Elle était maintenant de plus en plus vivement ressentie comme un frein insupportable à l’essor économique. Les adversaires des sans-culottes se renforçaient rapidement, et tout aussi rapidement, ceux-ci, déjà décimés par des luttes incessantes, perdaient de leur énergie suite aux désertions et en raison du relâchement de la tension.

Plus les armes françaises étaient victorieuses, plus le prestige des sans-culottes baissait en comparaison de celui de l’armée et de celui de la bourgeoisie qui se relevait désormais et engageait le prolétariat des gueux à son service. Ils perdirent leurs positions l’une après l’autre et finirent par ne plus compter pour rien du tout.

On a dit que leur déclin, commencé avec la chute de Robespierre (le 9 thermidor – 27 juillet 1794), après celle d’Hébert, et scellé le 4 prairial (24 mai 1795), signifiait l’échec de la Révolution.

Comme si un événement historique, un fait inscrit dans la réalité par la logique de la situation, pouvait « échouer » !

Une entreprise planifiée par des individus, un putsch, une émeute, peut échouer, mais pas une évolution ! Celle-ci ne devient révolution qu’au moment où elle s’achève ; une révolution échouée, ce n’est pas et ce ne peut pas être une révolution. Une révolution ne peut pas plus échouer qu’une tempête. Dans une tempête, certes, bien des bateaux sombrent et il en est de même dans une révolution pour bien des partis.

Mais il serait inepte d’identifier un parti à la révolution, de prêter à la révolution les objectifs que se sont donnés les partis.

Les Jacobins et les faubouriens de Paris ont échoué parce que les conditions objectives ne permettaient pas une révolution favorable aux petits-bourgeois et aux prolétaires, parce qu’elles rendaient impossible la défense de tout ce qui se mettait en travers de la révolution capitaliste. Mais leur action n’a pas été vaine.

Ce sont eux qui ont sauvé la Révolution bourgeoise et ont balayé l’ancien régime féodal avec une radicalité que n’a connue aucun autre pays au monde, eux qui ont dégagé et préparé le terrain sur lequel, en quelques années seulement, sous le Directoire et à l’ère napoléonienne, devait se mettre en place à une allure vertigineuse un nouveau mode de production.

Voilà que, par une colossale ironie, ce furent les adversaires les plus acharnés des capitalistes qui, à rebours de leur propre volonté, ont accompli pour ces derniers ce que ceux-ci, par eux-mêmes, n’auraient jamais réussi à faire.

Mais la lutte des petits-bourgeois et des prolétaires français, et notamment parisiens, si elle s’est terminée par leur défaite, a eu aussi des conséquences positives pour eux.

L’énergie phénoménale qu’ils ont déployée, le rôle historique mémorable qu’ils ont joué, leur ont donné une confiance en soi et une maturité politique qu’il était impossible d’effacer d’un coup d’éponge et qui ont leurs prolongements aujourd’hui encore.

Les traditions jacobines ont diffusé encore longtemps un rayonnement juvénile autour du radicalisme bourgeois, de sorte que jusque dans ces derniers temps, et malgré sa sénescence, il a fait montre de plus de vigueur que ses cousins des autres États européens.

Mais d’un autre côté, ces mêmes traditions continuent encore à peser sur une fraction du prolétariat, même si celle-ci est de plus en plus restreinte,.

La peur bleue de nos historiens leur fait voir un communiste dans chaque Jacobin. En réalité, la tradition jacobine a été l’un des plus sérieux obstacles auxquels se soit heurtée la formation en France d’un grand parti ouvrier social-démocrate uni et indépendant.

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Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, les intellectuels

VII. Les intellectuels

Il y a encore une catégorie importante de la bourgeoisie qu’il convient d’évoquer, celle de l’intelligentsia bourgeoise. Le mode de production capitaliste a disjoint les deux fonctions qui étaient réunies dans l’artisanat et les a assignées à deux catégories différentes de travailleurs, les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels.

Il a en outre, dans la société où il s’est formé, élargi à l’infini la division du travail, et donné naissance à une série de professions vouées uniquement au travail intellectuel.

Le technicien de formation scientifique ne jouait à vrai dire au 18ème siècle pas encore un grand rôle dans l’industrie. L’application industrielle de la mécanique et de la chimie scientifiques en était à la fin du siècle aux premiers balbutiements.

Dans les transports, en revanche, le nouveau mode de production assignait déjà au technicien des tâches importantes : il devait construire des bateaux, des ponts, des routes, des canaux. Tout aussi importante pour le développement de son savoir-faire était l’art de la guerre.

La concentration de plus en forte de la population dans les villes, ajoutée à la prolétarisation croissante de larges couches populaires, avait pour conséquence la diffusion des maladies et des épidémies dévastatrices. Le besoin de médecins allait grandissant. Or, le développement de la bourgeoisie, l’afflux de la noblesse rurale vers la capitale, augmentaient le nombre de ceux qui pouvaient payer un médecin.

Nous avons vu au 4ème chapitre comment est né et a grandi le besoin de juristes.

Le nouvel État centralisé qui prenait la place de l’association plus ou moins lâche des entités féodales, ne pouvait fonctionner avec avec le seul relais administratif de la noblesse et de l’Église. Celui-ci était devenu même carrément une gêne.

Lui fut substituée une bureaucratie centralisée, une catégorie de gens pour qui l’administration n’était pas une occupation accessoire, mais une activité exclusive et professionnelle.

Pour former tous ces éléments, il fallait de nombreuses écoles, de nombreux enseignants.

C’est ainsi que prit corps une classe nombreuse d’individus se recrutant pour l’essentiel dans la bourgeoisie et y ayant leurs racines, et qui tiraient leurs moyens d’existence de la mise en œuvre de leur intelligence, raison pour laquelle on peut globalement donner à cette classe l’étiquette d’« intelligentsia », ce qui ne veut bien sûr pas dire que tous ses membres aient été intelligents ni qu’il n’y eût d’intelligence que parmi eux.

De leurs rangs surgirent des penseurs qui ne se donnaient pas pour tâche de mettre leur savoir directement au service d’applications concrètes, mais d’explorer les relations fondamentales qui structurent la nature et la société et d’en dégager les lois, sans se demander si elles ont éventuellement une utilité pratique dans la vie civile, des penseurs pour lesquels la recherche était un but se suffisant à lui-même, pas un moyen au service d’une fin.

Quelque abstraites cependant que les théories de ces philosophes aient pu être, leurs besoins personnels étaient de nature extrêmement concrète. Ils voulaient vivre, et pour bon nombre d’entre eux, vivre bien .

Chez les Grecs de l’Antiquité, et notamment les Athéniens, la recherche de la vérité, la philosophie, avait été la plus noble activité des hommes libres de la classe possédante, leur apanage. Le loisir, reposant sur le travail des esclaves et d’autres méthodes d’exploitation, était mis au service des sciences et des arts.

Même chose chez les anciens Romains, mais ceux-ci était d’une étoffe plus grossière. Ils étaient passés trop brutalement de l’état de paysans épais à celui de maîtres de monde pour que, chez la majorité des possédants libres, la boulimie d’exploitation et le désir impulsif de jouissances extravagantes et de fanfaronnades ridicules n’ait pas pris le pas chez la majorité des possédants libres sur la soif de savoir et les plaisirs esthétiques.

Mais quel ne fut pas le sort des sciences, et avec elles, des beaux-arts, quand, à la fin du Moyen-Âge, les unes et les autres commencèrent à sortir de leur sommeil !

D’un côté, hormis la noblesse de cour dont nous allons reparler tout de suite, voilà des seigneurs féodaux mal dégrossis dans leur peau de paysans et des prêtres obtus pour qui ne comptaient que des plaisirs primitifs, et de l’autre un monde de commerçants qui, à quelques exceptions près, à force de calculer et de spéculer en vue du profit, perdaient d’autant plus toute capacité à se livrer à des spéculations abstraites que la compétition économique se faisait plus acharnée.

On ne pouvait évidemment attendre des basses classes condamnées à un dur labeur que quelque chose les porte à la pensée scientifique. Tout leur faisait défaut : les bases de l’instruction, l’occasion, le temps.

Aucune des classes dominantes, possédantes et adonnées aux plaisirs de la vie, n’avait en elle-même de ressources permettant de développer les sciences et les arts.

La pensée, la littérature furent laissées aux intellectuels, des gens qui étaient contraints d’aller offrir sur le marché leur force de travail intellectuelle comme l’ouvrier salarié offre la force de ses bras. Mais les philosophes et les artistes ne trouvaient guère qu’auprès de la noblesse de cour un public en mesure de les payer.

Celle-ci s’était défaite de la grossièreté de la noblesse rurale et avait développé une inclination pour des plaisirs plus délicats. Elle avait aussi plus de loisirs et moins de sujets de préoccupation immédiate que les marchands.

Cependant, aucune cour ne devint jamais une académie, une école philosophique. Les courtisans ne se muèrent pas en penseurs et en chercheurs, ils furent seulement des « protecteurs », les patrons tutélaires d’artistes et de philosophes. C’était plus confortable. En dépouillant le rustre, le courtisan avait aussi perdu l’énergie du hobereau. Il avait en horreur le travail persévérant dirigé vers un objectif, quelle que fût sa nature. Il voulait s’amuser, et les arts comme les sciences n’étaient là que pour y contribuer.

Les cours avaient des bouffons et des nains, elles avaient au même titre des artistes et des philosophes. Naturellement, il ne fallait pas que la philosophie demande un trop gros effort intellectuel, elle devait être présentée sous des dehors légers, plaisants, spirituels, amusants.

Une théorie sociale qui n’aurait pas rempli ces conditions ou pire, qui s’en serait prise à la cour, n’avait, dans la France des premières décennies du 18ème siècle aucune chance de retenir l’attention.

Si admirables qu’aient pu être ses idées, aussi longtemps que les conditions sociales ne les rendaient pas audibles, elles ne pouvaient pas avoir plus de succès qu’une semence de la meilleure qualité a de chances de germer si elle tombe sur une pierre.

Les tendances oppositionnelles du Tiers État n’avaient dans ces conditions que peu l’occasion de trouver une expression théorique. Le seul domaine où cela restait encore plus ou moins possible était celui de la religion.

La noblesse de cour comme la bourgeoisie étaient l’une et l’autre hostiles à l’Église dépendant de Rome. Il est pourtant significatif que, dans la première moitié du 18ème siècle, les attaques les plus violentes des philosophes éclairés aient été dirigées, non pas contre les formes féodales de l’Église les plus décrépites, les plus désuètes, mais au contraire contre la forme la mieux adaptée aux réalités modernes.

Cela s’explique, non pas par le pouvoir des idées abstraites, mais bien par celui des intérêts de classe. La vieille organisation féodale de l’Église reposant sur la propriété foncière était depuis longtemps devenue « nationale » en France.

Ce n’était plus le pape, mais le roi qui nommait ses dignitaires, qui distribuait les prébendes, et cela exclusivement aux membres de la noblesse, comme nous l’avons vu. Celle-ci se gaussait beaucoup de la religion, mais trouvait le système à son goût. Elle ne tolérait pas les attaques qui auraient pu gêner les intérêts de l’Église.

Il existait toutefois une organisation ecclésiastique qui n’était pas aux mains du roi, mais aux mains du pape. Celui-ci, un étranger, avait à sa disposition ses revenus, qui n’étaient pas minces, et ceux-ci ne profitaient pas seulement à des Français, mais aussi à des Italiens, des Espagnols, des Allemands, etc., car cet ordre était international.

Et ces revenus ne servaient pas à alimenter la caisse des privilégiés, car il ne reconnaissait pas en son sein de différences entre les états et promouvait ses membres sur l’échelle des dignités seulement en fonction de leurs mérites.

Cet ordre était haï de la noblesse, mais tout autant de la bourgeoisie, à qui il faisait une énorme concurrence. Car il mettait tous les moyens modernes d’enrichissement au service de l’Église, et était d’autant plus en état de se rire de toute concurrence et d’accumuler de gigantesques fortunes qu’il avait ses missionnaires, ses agents et ses espions partout dans le monde, jusqu’en Chine et au Japon, au Mexique et au Pérou, partout où la concurrence protestante ne l’en empêchait pas.

Il s’entendait fort bien non seulement à faire des affaires en Europe, mais aussi à organiser dans un système cohérent l’exploitation des colonies, et il fut la première puissance européenne à réussir à tirer profit des colonies en ne recourant pas seulement au pillage, au commerce et aux grandes plantations, mais aussi en utilisant les indigènes dans des entreprises industrielles, des sucreries etc.

Ces gens si avisés en affaires et qui, rusés et implacables, se serraient toujours les coudes, ces individus sans patrie dont le bourgeois catholique rencontrait ou croyait rencontrer la concurrence partout où il y avait de l’argent à se faire, et qu’il détestait donc autant qu’il les craignait superstitieusement, ce n’étaient pas – disons – les Juifs, comme serait tenté de le supposer un « Arien » ou « chrétien » moderne au vu de ce portrait, non, c’étaient les Jésuites.

C’est contre eux, contre ces ennemis communs à la bourgeoisie et à la noblesse de cour, qu’étaient dirigées les attaques les plus virulentes des philosophes éclairés, celles des cours elles-mêmes et de leur police.

Mais la chasse aux Jésuites ne remédia pas plus aux problèmes économiques du 18ème siècle que les discours antisémites ne peuvent remédier aux nôtres.

La charge pesait de plus en plus lourdement sur la masse de la nation, comme nous l’avons vu, et il devenait de plus en plus évident que c’était la cour qui était responsable de tous les abus, de tous les obstacles au développement, que c’était là l’exploiteur principal.

Et en même temps, les liens qui avaient mis la majorité des penseurs et des chercheurs sous la coupe des cours princières se délitaient. L’« intelligentsia » avait augmenté en nombre, la bourgeoisie s’éveillait à la politique. Des ouvrages de politique et d’économie devenaient une marchandise trouvant acquéreur, et à côté du marché des livres se constituait le journalisme.

Le philosophe et homme de lettres bourgeois pouvait trouver d’autres moyens d’existence que les pensions et les cadeaux de la cour, il gagnait maintenant sa vie, même si c’était parfois chichement, comme porte-parole des intérêts de la bourgeoisie.

À partir de ce moment, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, il devint possible d’élaborer et de faire valoir des théories qui, non seulement étaient indépendantes de la cour, mais lui étaient carrément hostiles.

Même des théories anticapitalistes commençaient à trouver un certain écho, tellement il y avait de catégories de capitalistes qui tiraient avantage des dépenses effrénées de la Cour et avaient leur part de l’exploitation de l’État. De ce fait, les tentatives entreprises pour éliminer les abus suscitaient leur hostilité.

Il devenait de plus en plus évident que le seul levier possible pour mettre un terme au règne de la Cour et des privilèges, c’étaient les paysans et les « petites gens » de la ville, le « peuple », qui en était la première victime.

Les penseurs bourgeois avaient cessé d’être des « philosophes », ils étaient économistes et politiciens, et ils s’exprimaient de plus en plus en faveur du peuple, de plus en plus contre non seulement la prêtraille et la noblesse, mais aussi contres les « riches » de façon générale.

Néanmoins, les amorces de critique socialiste que l’on vit apparaître dans la deuxième moitié du 18ème siècle, ne rencontrèrent que peu d’écho et ne furent pas comprises.

Les théories qui étaient en vogue, surtout celles de J.J. Rousseau, n’avaient rien de communiste, bien que l’observateur superficiel ait pu les tenir pour telles. Ce que l’époque exigeait, c’était l’abolition des barrières féodales qui faisaient obstacle à la production marchande, et l’intelligentsia bourgeoise était trop clairvoyante pour ne pas s’en rendre compte et se lancer dans un socialisme qui n’avait alors aucune perspective.

C’est que, malgré toute la sympathie qu’elle pouvait avoir pour les classes exploitées et souffrantes, elle ne pouvait pas non plus dépasser la ligne d’horizon de la bourgeoisie à laquelle elle appartenait du fait de ses relations familiales, de sa position sociale, de ses conditions d’existence.

Mais sa vision n’était pas bornée par les œillères d’intérêts temporaires et particuliers de telle ou telle clique de capitalistes, qui leur interdisaient de voir ce dont le développement de mode de production capitaliste avait besoin, qui les empêchaient de discerner les intérêts à long terme de leur propre classe dans sa globalité, et de travailler à les satisfaire, ce qui faisait que nombre de capitalistes étaient des partisans du régime féodal et que presque tous regardaient toute innovation avec méfiance. L’intelligentsia se situait bien au-dessus de l’étroitesse d’esprit du bourgeois absorbé dans ses affaires.

Le métier de ces gens-là les portait à généraliser, à suivre une logique, ils connaissaient dans le détail les structures sociales et la politique des temps passés et du temps présent. Et c’est pourquoi c’était l’intelligentsia qui identifiait les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie comme classe, lesquels coïncidaient alors avec les nécessités du développement économique.

C’était l’intelligentsia qui fut leur porte-parole, pas seulement face à la Cour, aux aristocrates et au clergé, parfois face aux paysans, aux petits-bourgeois et aux prolétaires, mais aussi même face aux coteries capitalistes quand leur intérêt du moment était en contradiction avec les intérêts de base permanents de la classe dans son ensemble.

N’étant mus ni par des intérêts personnels, ni par des intérêts temporaires, agissant sur la base d’une compréhension en profondeur de la société qui était le fruit du travail intellectuel de longues années, les hommes des Lumières bourgeoises n’apparaissaient pas comme les défenseurs d’intérêts matériels, mais comme les représentants de principes dépouillés, d’idées pures, comme des « doctrinaires », face aux « praticiens » capitalistes qui, fiers de leur ignorance, ne songeaient qu’à mettre l’État au service de leurs entreprises particulières.

Les intellectuels bourgeois n’en étaient pas encore à adapter les théories aux vœux et aux humeurs des « praticiens de la politique», au lieu d’exiger d’eux qu’ils se soumettent à la théorie. Et avec la Révolution, ils acquirent en France le pouvoir de concrétiser leurs théories.

Après la chute de la noblesse de cour et de la haute finance qui lui était alliée, une classe et une seule était en état de gouverner, et c’était l’intelligentsia bourgeoise.

Aujourd’hui encore, alors que dans la plupart des pays constitutionnels de larges couches populaires, et en premier lieu la classe ouvrière urbaine, se sont familiarisées grâce à leur activité politique avec les nécessités et les tâches de la législation et de l’administration d’un grand État moderne, c’est toujours l’intelligentsia bourgeoise qui domine dans les parlements. Il ne pouvait en être à plus forte raison autrement il y a cent ans en France, un pays d’où toute action politique avait été bannie depuis des siècles !

Même les petits-bourgeois de Paris n’élurent pas pour les représenter des députés issus de leurs rangs, mais des juristes, des journalistes etc.

C’est ainsi que l’intelligentsia bourgeoise put prendre en mains le pouvoir central et le mettre au service de leurs théories, c’est-à-dire des intérêts de classe de la bourgeoisie. Et comme c’étaient ses options qui étaient le plus à même de répondre aux besoins d’un développement devenu nécessaire, c’étaient elles qui coïncidaient le mieux avec les tendances réelles de la Révolution.

C’est elle que l’on entend le plus et le mieux tout au long de la Révolution, ce sont ses discours, ses livres, ses journaux, qui se sont le mieux conservés. Il n’est donc pas surprenant que les idéologues qui se règlent sur l’aspect superficiel des choses en viennent à s’imaginer que ce sont les penseurs et leurs idées qui auraient fait et guidé la Révolution.

Il ne fait aucun doute que cette classe est de celles qui ont imprimé de façon éclatante leur marque à la Révolution française. Elle est son œuvre dans tout ce qui touche à la gestion de l’État et à la législation.

Il serait cependant erroné de croire que le Révolution se serait faite exclusivement avec des décrets ministériels et des résolutions parlementaires. Aux moments cruciaux, l’initiative et la décision vinrent des soulèvements populaires, notamment des faubourgs parisiens et des paysans.

Les résolutions les plus importantes des assemblées successives, de la Constituante, de la Législative, de la Convention, ne firent que consacrer ce que le peuple avait déjà fait. Au cours des luttesrévolutionnaires, ces assemblées se montrèrent sans boussole, elles recevaient leurs directives du peuple, elles ne lui en donnaient pas.

Ce n’est pas dans les événements qui ont scandé la Révolution, que se manifesta l’importance et l’influence de l’intelligentsia, mais dans les réalisations qui lui ont survécu. Ce n’est pas elle qui avait pris la Bastille, balayé les charges féodales et purgé la France nouvelle de ses ennemis extérieurs et intérieurs.

Mais c’est elle qui a jeté les fondations sur lesquelles repose son organisation politique encore aujourd’hui, et créé un droit civil qui continue à être ce qui existe de mieux et de plus en accord avec la modernité. Certes, celui-ci a été annexé comme bien d’autres choses par un général victorieux qui l’a mis au service de ses propres visées – le code civil est devenu le code Napoléon. Il n’en reste pas moins que ce droit est la création de l’intelligentsia révolutionnaire de la Convention.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, la bourgeoisie

VI. La bourgeoisie

Le Tiers État était aussi profondément divisé que les deux premiers ordres. Il est devenu à la mode aujourd’hui d’appeler Tiers État la classe des capitalistes, le prolétariat étant alors le quatrième ordre (1).

Outre que le prolétariat salarié moderne est une classe et pas un état, une couche sociale que les particularités de sa situation économique, et non des institutions juridiques séparées, distinguent des autres, on ne peut parler d’un quatrième ordre pour la simple raison que le prolétariat existait déjà au sein du Tiers État.

Celui-ci comprenait toute la population qui n’appartenait pas aux deux premiers, donc pas seulement les capitalistes, mais aussi les artisans, les paysans et les prolétaires. Il est donc facile d’imaginer l’énorme hétérogénéité que cela pouvait représenter. Nous y voyons à l’œuvre les plus violents antagonismes, les méthodes de lutte et les objectifs les plus divers. Impossible de parler d’une lutte de classe homogène.

Ce que l’on entend aujourd’hui généralement par Tiers État, à savoir la classe des capitalistes, n’était elle-même pas non plus une phalange soudée.

Tout en haut de cette classe, il y avait la haute finance. Étant le principal créancier de l’État, elle avait certes d’excellentes raisons de pousser à des réformes qui sauveraient l’État de la banqueroute, augmenteraient ses recettes et diminueraient ses dépenses. Mais pour elle, ces réformes devaient se conformer au principe « Lave-moi la tête sans la mouiller ». Et effectivement, ces messieurs les financiers avaient toutes les raisons du monde d’être opposés à une réelle réforme radicale des finances, sans parler de réformes sociales.

La plupart d’entre eux étaient eux-mêmes propriétaires de domaines féodaux importants, ils possédaient des titres de noblesse et n’étaient pas prêts à renoncer aux privilèges et aux revenus qui y étaient attachés.

Et ils avaient d’autre part pour le maintien des privilèges de la noblesse cette bienveillance intéressée qu’a naturellement le créancier pour son débiteur. Ils étaient les créanciers, non seulement du roi, mais aussi de la noblesse endettée.

Les économistes pouvaient bien démontrer que le produit des biens fonciers augmenterait si y étaient appliqués les normes capitalistes et non des principes semi-féodaux. Pour passer à une agriculture purement capitaliste, il fallait posséder un certain capital pour mettre en place diverses installations, pour acquérir du bétail, de l’outillage, etc. Or, la plupart des nobles n’en disposaient pas.

L’abolition des redevances féodales menaçait de les mener tout droit à la faillite. Un risque que les créanciers n’avaient aucune raison de vouloir courir.

Sur le terrain de la sociabilité également, comme nous l’avons déjà vu, les liens entre noblesse et finance étaient devenus de plus en plus étroits. Toute réforme des finances aurait immanquablement conduit au remplacement des fermiers généraux par une administration d’État. Toute une série de recettes parmi les plus importantes, la gabelle, les aides, l’octroi, le monopole du tabac, étaient affermées.

Les fermiers versaient à l’État annuellement 166 millions de livres (dans les dernières années précédant la Révolution), mais extorquaient au peuple peut-être le double. L’affermage des impôts était l’une des méthodes les plus lucratives pour exploiter le peuple, comment ces messieurs de la haute finance y auraient-ils renoncé volontairement !

Et il ne fallait certainement pas s’attendre à ce qu’ils prennent position contre.

Ils n’avaient aucun intérêt non plus à ce qu’on mette fin au déficit et donc à l’endettement de l’État. Ils ne gardaient pour eux qu’une partie des titres de la dette et s’entendaient fort bien à en placer à des tarifs extrêmement intéressants pour eux la majeure partie auprès du « public », les petits et moyens capitalistes, et notamment les rentiers.

La haute finance possédait donc l’art de faire retomber sur d’autres épaules le risque lié à un nouvel emprunt. Mais le profit qu’ils en tiraient, soit directement, soit indirectement, en exploitant l’État comme le public, était gigantesque.

Tout nouvel emprunt signifiait une belle moisson pour les gens de la finance. Rien ne pouvait leur être plus désagréable que l’établissement d’un budget sans déficit qui aurait rendu superflu le lancement de nouveaux emprunts.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce que les sympathies de la haute finance comme classe soient allées à l’ancien régime, à l’État des privilèges. Elle appelait à des réformes, c’est vrai, mais qui n’en demandait pas, avant la Révolution ! Même les aristocrates les plus butés avaient acquis la conviction que l’état de choses existant était intolérable et que des réformes étaient indispensables, l’insatisfaction était générale. Mais chaque classe voulait des « réformes » qui lui apportent des avantages, pas qui lui imposent des sacrifices.

Cependant, l’agitation politique de la haute finance avait, bien contre son gré, un puissant effet sur les esprits et transformait les citoyens les plus paisibles en activistes de la politique et en partisans de la liberté.

Elle était le canal par lequel passait une masse toujours croissante d’obligations du Trésor avant de se répandre dans le peuple. Les emprunts se succédant de plus en plus vite, c’est par elle que transitaient les capitaux petits et moyens avant d’arriver à la cour et de disparaître dans les larges poches de courtisans, sans du reste jamais les remplir, vu qu’elles étaient sérieusement trouées de toutes parts. De plus en plus de capitalistes petits et moyens devenaient créanciers de l’État.

Ce type de bourgeois est généralement sans danger pour un gouvernement. Pour un philistin, la politique est une occupation qui ne rapporte rien, elle peut tout au plus coûter de l’argent et du temps. Il s’en tient au principe qu’on doit se contenter de cultiver son jardin et laisser au roi le soin de s’occuper des affaires publiques. Dans un État absolu pratiquant à grande échelle l’espionnage policier, ce qu’était la France d’autrefois, où la participation du citoyen à la politique était de surcroît considérée comme une espèce de crime, le philistin répugnait encore davantage à s’occuper de ce qui se passait au-delà de ses quatre murs.

Mais les choses changèrent quand il devint créancier de l’État et que l’on commença à évoquer la possibilité d’une banqueroute. La politique cessait d’être un passe-temps improductif, elle devenait une affaire sérieuse. Le bourgeois moyen ou petit fut brusquement pris d’un intérêt prononcé pour toutes les questions concernant la gestion de l’État, et comme il n’était pas difficile de voir que les privilèges des deux premiers ordres étaient les principaux responsables de la misère des finances publiques, étant donné qu’ils empochaient la part du lion et ne contribuaient presque pour rien aux recettes publiques, il devint dès lors un opposant énergique, farouchement hostile aux privilèges et entiché de liberté et d’égalité.

Mais ce n’était pas seulement le créancier de l’État, c’était aussi le marchand ou l’industriel qu’il était aussi qui était amené à faire front contre l’État des privilèges.

Les grades supérieurs dans l’armée et la marine étant réservés à une noblesse en pleine décadence morale et physique, les armes françaises devenaient de plus en plus inefficaces.

Le 18ème siècle n’a pratiquement vu que des guerres se terminant pour la France par des clauses commerciales désavantageuses et la perte de précieuses colonies – il n’est qu’à voir le traité d’Utrecht (1718), ceux d’Aix-la-Chapelle (1748), de Paris (1763), de Versailles (1783). Or, pour que le commerce extérieur prospère, il fallait au premier chef une politique étrangère produisant d’heureux effets.

À l’intérieur des frontières, le commerce était entravé par les vieilles barrières féodales. Un certain nombre de provinces étaient des États à eux tout seuls, avec un droit particulier dans beaucoup de domaines, une administration qui leur était propre, et ils étaient séparés des autres parties du royaume par des barrières douanières. À cela s’ajoutaient les accises et les droits des féodaux sur les marchés, les péages etc., qui n’étaient pas loin de paralyser les échanges.

Le prix des marchandises arrivant en France depuis le Japon ou la Chine après avoir traversé des océans agités où pullulaient les pirates, n’était multiplié que par trois ou quatre. Le prix d’une quantité de vin transportée de l’Orléanais en Normandie était, lui, multiplié au moins par vingt du fait des nombreuses taxes qui frappaient la marchandise tout au long de son trajet (2).

Le commerce du vin, précisément, l’une des branches commerciales les plus importantes en France, était particulièrement compliqué par les redevances et droits dont il était grevé.

Ainsi par exemple, les propriétaires des vignobles du district de Bordeaux avaient le droit d’interdire dans cette ville toute vente de vin qui n’en provînt pas. Les régions viticoles du Languedoc, du Périgord, de l’Agénois et du Quercy, dont les voies fluviales confluaient sous les murs de Bordeaux, se voyaient barrer l’accès de leurs produits au bénéfice des viticulteurs de Bordeaux.

Et en même temps, les communications étaient dans un état lamentable. Il n’y avait pas d’argent pour entretenir les routes, et les travaux pour lesquels les corvées de voirie des paysans ne suffisaient pas, n’étaient pas effectués.

Pour que le commerce prenne son essor, il fallait que soient supprimés les privilèges de la noblesse, l’armée et la marine devaient être réformées, le particularisme des provinces devait être brisé, et éliminés les droits de douane prélevés par la couronne et les seigneurs féodaux. En un mot, les intérêts du commerce exigeaient « la liberté et l’égalité ».

Cette devise ne faisait pourtant pas l’unanimité chez les marchands.

L’une des méthodes favorites de la royauté prérévolutionnaire pour se procurer de l’argent consistait à monopoliser une branche d’industrie ou de commerce et à vendre le monopole à un petit nombre de favoris ou à partager avec eux ce que rapportait l’exploitation monopolistique du public.

Les monopoles les plus lucratifs étaient ceux des grandes compagnies s’occupant du commerce avec les pays d’outre-mer. Il existait encore d’autres monopoles commerciaux attribués dans certaines villes à des corps de métier, pour certains à des corporations organisées. Un spécimen de ce genre, et qui survécut aux réformes de Turgot, était la corporation des marchands de vin de Paris.

Rien d’étonnant donc que les privilégiés de cette catégorie soient restés des partisans du régime des privilèges tout en appartenant au Tiers État.

La fermeture des provinces les unes aux autres ne suscitait pas non plus l’hostilité de tous les capitalistes.

Les obstacles mis au commerce des grains entre les différentes provinces, et notamment l’interdiction d’en exporter d’une province à l’autre sans une autorisation spéciale qui n’était pas facile à obtenir, empêchaient que des contrées où la moisson était bonne alimentent celles où elle était mauvaise, ils étaient donc de puissants leviers de la spéculation sur les grains, une spéculation qui prenait souvent des dimensions énormes et était l’un des moyens les plus efficaces d’exploiter le peuple.

De même qu’aujourd’hui les tarifs douaniers protectionnistes facilitent la formation de cartels, les entraves au commerce intérieur des grains facilitaient la formation de sociétés de rachats spéculatifs et de conjurations qu’on appelait « pactes de famine ».

À la tête de ces comploteurs, on trouvait parfois le monarque (3), et l’usure pratiquée sur le blé était l’une de ses meilleures sources de revenus. Il va de soi qu’un roi très-chrétien de ce calibre était aussi peu disposé à entendre parler de la libéralisation du commerce des grains que ses comparses en spéculation, circoncis ou pas.

Tout comme pour le commerce, l’ancien régime corsetait l’industrie. Pas par volonté de la brider ! Elle bénéficiait au contraire de son extrême bienveillance.

Une industrie capitaliste florissante était considérée comme une des plus abondantes sources de richesses de l’État, qu’il fallait donc soutenir par tous les moyens.

Comme l’artisanat des corporations faisait dans toute la mesure du possible obstruction à l’industrie capitaliste dont la concurrence le menaçait, et lui cherchait chicane comme il pouvait, les rois lui accordaient une protection personnelle toute particulière. Certes, il n’ont jamais songé à éliminer radicalement l’obstacle en abolissant les corporations, ils auraient en procédant ainsi perdu une source de revenus abondante, comme nous allons le voir. Mais ils accordaient aux manufactures des privilèges qui les exemptaient des entraves et des redevances corporatives et féodales.

Une manufacture qui en bénéficiait portait le titre de « manufacture royale ». Et la royauté alla plus loin. Pour obtenir que les manufactures livrent les produits les plus parfaits possible, les entrepreneurs étaient informés des meilleures méthodes de travail, et des règlements spécifiques leur imposaient de les utiliser.

Ces mesures pouvaient être profitables aux manufactures encore au stade de l’enfance. Mais les choses prirent une autre tournure quand, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, l’industrie capitaliste commença à se développer plus rapidement et se hissa à un niveau supérieur. Le privilège royal qui protégeait contre les chicanes et les procès des artisans des corporations, devint une servitude bloquant bien des fois de nouveaux investissements.

Les règlements, eux, devenaient parfaitement insupportables. Ils avaient permis de diffuser les meilleures méthodes de travail, mais à présent, ils imposaient artificiellement de garder les pires. Les années 60 du 18ème siècle virent le début de la révolution technique qui remplaçait la manufacture par l’usine et allait donner naissance à la grande industrie moderne. Autrefois, dans les manufactures, les méthodes et les outils n’évoluaient que très lentement.

Mais maintenant, les inventions se succédaient à un rythme élevé et étaient rapidement adoptées en Angleterre. Si les Français voulaient pouvoir tenir la dragée haute à la concurrence anglaise, il fallait qu’à leur tour, ils fassent leurs les mêmes perfectionnements. Éliminer les barrières corporatives et les règlements bureaucratiques n’était plus désormais une seule affaire de profit, il y allait de la survie même de l’industrie capitaliste.

Mais les tentatives lancées en 1776 en ce sens par Turgot échouèrent. Les privilégiés savaient que la réforme ne pouvait s’arrêter là. Ils le renversèrent et effacèrent ce qu’il avait fait. Il fallut la révolution pour abattre les barrières qui entravaient la grande industrie.

Une fraction nullement négligeable des capitalistes industriels avaient cependant intérêt au maintien du régime des privilèges. Comme le commerce, l’industrie capitaliste à ses débuts pourvoyait principalement aux besoins du luxe. En partie, parce qu’il n’y avait pas de marché intérieur et que le paysan fabriquait encore lui-même les produits industriels dont il avait besoin, en partie aussi parce que c’était une industrie de cour couvée par la royauté.

En France, les manufactures les plus importantes servaient à produire des étoffes de soie, du velours, de la dentelle, des tapis, de la porcelaine, des poudres cosmétiques, du papier (c’était encore un article de luxe il y a cent ans ) etc. Ces entreprises avaient leurs meilleurs clients dans les milieux de la noblesse de cour, parmi les privilégiés. Rogner leurs revenus signifiait mettre en danger l’existence de toute une série de capitalistes industriels. Chez eux, la révolution ne fut en conséquence nullement accueillie avec une franche sympathie.

Il est significatif que lorsque la contre-révolution se dressa en armes en 1793, elle avait à sa tête, – à côté de la Vendée, soit une des régions les plus retardataires de France avec un régime féodal encore florissant et vigoureux -, la ville de Lyon, la ville la plus industrielle du pays, célèbre pour son industrie de la soie et ses broderies d’or. Déjà en 1790, avait eu lieu une tentative de soulèvement menée par des prêtres et des nobles, et Lyon est restée longtemps un bastion du légitimisme et du catholicisme.

Et quand en 1795 fut brisée l’hégémonie des Jacobins, la bourgeoisie de Paris ne fit pas mystère de ses sympathies royalistes antirépublicaines. Si les choses s’étaient passées selon ses vœux, on n’aurait pas attendu plus longtemps la restauration de la monarchie légitime et le retour des aristocrates émigrés.

(1) L’idée d’un quatrième ordre apparaît de bonne heure dans la Révolution, mais ce terme ne désigne alors que rarement la classe ouvrière. Engels m’a communiqué à ce sujet des données intéressantes tirées d’un livre de Karejev, livre rédigé en russe – langue que je ne pratique pas : « Les paysans et la question paysanne en France dans le dernier quart du 18ème siècle », Moscou 1879, p. 327 : Dès le 25 avril 1789 parut le « Cahier du quatrième ordre, celui des pauvres journaliers, des infirmes, des indigents etc., l’ordre des infortunés » de Dufourny de Villiers. En règle générale, le quatrième ordre, ce sont les paysans. Par exemple NoilliacLe plus fort des Pamphlets. L’ordre des Paysans aux États Généraux, 26 février 1789. On y lit p.9 : « Empruntons à la constitution suédoise les quatre ordres. » VartoutLettre d’un paysan à son curé sur une nouvelle manière de tenir les États généraux, Cartrouville, 1789, p.7 : « J’avons entendu dire que dans un pays qui est au nord … on admettait aux États assemblés l’ordre des paysans. »On trouve encore d’autres conceptions du quatrième ordre. Une brochure entend par quatrième ordre les marchands, une autre les employés publics, etc.

(2) Louis Blanc, Histoire de la Révolution, tome III, (p. 156 dans l’édition de Bruxelles de 1847)

(3) Louis XV était l’actionnaire principal de la société Malisset, société de rachats spéculatifs. On trouve dans les inventaires des dépenses de sa Cour un trésorier spécialement affecté aux « spéculations sur les grains de Sa Majesté ».

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