Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «Rien ne me sépare plus du communisme»

    La carrière politique de Pierre Drieu La Rochelle après 1934 s’avéra un fiasco complet. De 1936 à 1939, il participa au Parti Populaire Français de Jacques Doriot, tentant de s’en faire l’intellectuel et écrivant des documents cherchant à présenter celui-ci comme le Führer français, comme dans Avec Jacques Doriot :

    « Nous avons vu vivre, travailler, Jacques Doriot.

    Nous avons vu le fils du forgeron, nous avons vu l’ancien métallurgiste dans la houle de ses épaules et de ses reins, dans le hérissement de sa toison, dans la vaste sueur de son front, continuer et épanouir devant nous le travail de quinze ans.

    Devant nous, il a pris à bras-le-corps toute la destinée de la France, il l’a soulevée à bout de bras comme un grand frère herculéen (…).

    Jacques Doriot et les faits, ça ne fait qu’un.

    Jacques Doriot a été ouvrier métallurgiste, il en a gardé quelque chose, en cela comme dans le reste. Il sent la vie comme une réalité massive, comme un bloc de métal qu’il s’agit de laminer, de découper, de forger. »

    On est ici dans une mythologie viriliste, comme dans Jacques Doriot ou la vie d’un ouvrier français, où on lit :

    « Ceux qui ont vu alors Jacques Doriot [en 1925 lors d’une grève générale, la police réprimant les manifestants, Drieu La Rochelle n’assistant pas à la scène], seul, tenir tête à 200 policiers, foncer dans le tas, faire tourner un guéridon de café au-dessus de sa tête, soulever des grappes sur ses puissantes épaules, ne s’effondrer qu’à l’épuisement complet, savent qu’il y a en France au moins un homme politique qui est un homme. »

    Pierre Drieu La Rochelle, qui fut même l’éditoritaliste de l’organe du Parti Populaire Français, L’Émancipation nationale, rompra avec Jacques Doriot lorsqu’il découvrira qu’il avait accepté des subsides de l’Italie fasciste, s’apercevant surtout du mode de vie opportuniste et parasitaire du prétendu Führer tant attendu.

    Mais il reviendra dans ce parti en novembre 1942, pour montrer sa « préférence » fasciste à l’occupant nazi qui mène une « politique vaseuse », dans un acte de fuite en avant complet, pour simplement assumer son erreur.

    Le 10 juin 1944, dans son Journal intime, Pierre Drieu La Rochelle écrit en effet :

    « Le regard tourné vers Moscou. Dans l’écroulement du fascisme, je rattache mes dernières pensées au communisme.

    Je souhaite son triomphe, qui me paraît non pas certain immédiatement, mais probable à une plus ou moins longue échéance. Je souhaite le triomphe de l’homme totalitaire sur le monde.

    Le temps de l’homme divisé est passé, le temps de l’homme réuni revient. Assez de cette poussière dans l’individu, de cette poussière d’individus dans la foule.

    Et puis le moment est revenu pour l’homme de se courber, d’obéir… à une voix plus forte en lui que toutes les voix. Staline, c’est donc mieux qu’Hitler le triomphe de l’homme sur l’homme, du plus fort de l’homme contre le plus faible.

    Et que cette Église soit brûlée jusqu’au fondement, cette Eglise morte, qui a fini son temps depuis longtemps. »

    Et le 28 juin :

    « Je ne quitterai pas Paris, je mourrai quand les Américains arriveront à Paris. Je ne crois pas que je puisse me rallier décemment au communisme. J’ai été trop anticommuniste de fait, sinon de fond.Bien que croyant depuis longtemps au socialisme, je me suis carrément détourné de la forme communiste du socialisme à partir de 34, après avoir beaucoup hésité entre 1926 et 1934.

    Encore au moment du 6 février, j’ai cru à la possibilité d’une entente entre les préfascistes et les communistes. En venant chez Doriot, j’ai été heureux de me rapprocher de communistes.

    Mais ensuite, j’ai adhéré à la lutte anticommuniste, à la lutte surtout contre les communistes. Je ne croyais pas à la capacité des communistes russes de réussir des révolutions en-dehors de chez eux.

    Les exemples de Chine, d’Espagne me confirmaient dans cette vue. Je croyais que la logique socialiste s’imposait au fascisme comme malgré lui, et que surtout la guerre activerait l’involution socialiste du fascisme.

    J’étais intellectuellement très hostile au dogmatisme marxiste, au matérialisme même très assoupli.

    J’étais surtout plein de répugnance pour les communistes français à cause de tout ce qui subsistait en eux d’anarchiste, de pacifiste, de libertaire, de petit-bourgeois.

    Pourtant, j’avais de la sympathie pour leur sincérité, leur dévouement. Je craignais aussi la mainmise des Juifs sur eux.

    Entre 1939 et 1942, j’ai cru à une décadence, à une dégénérescence du communisme à cause de son caractère ouvriériste, de sa tendance à détruire les élites (!). Mon voyage si bref à Moscou ne m’avait rien appris bien au contraire.

    La liaison que j’ai eue pendant des années avec la plus riche des bourgeoises a aussi émoussé ma réflexion, bien que ma décision fasciste était prise le 6 février, un an avant de la connaître.

    C’est tout bonnement la victoire russe qui m’a rouvert les yeux, comme à tous : cela est infiniment vexant (…).

    Rien ne me sépare plus du communisme, rien ne m’en a jamais séparé que ma crispation atavique de petit-bourgeois. Mais cela est énorme et a engendré des paroles et des attitudes auxquelles il vaut mieux rester fidèle, auxquelles je ne puis que rester fidèle. »

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle : la réponse avec Aurélien

    Pour Pierre Drieu La Rochelle, le succès des romans de Louis Aragon avec ses romans du « Monde réel » ne provenait que du fait que ces romans s’inscrivaient somme toute dans la société de la Belle Epoque, d’avant la première guerre mondiale.

    Ces romans consistant en Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux Quartiers (1936), Les Voyageurs de l’impériale (1942) et enfin Aurélien en 1944.

    Ce dernier roman est une réponse à Gilles, et même un anti-Gilles. Il est évident que dans ce roman Aurélien est Pierre Drieu La Rochelle, même si Louis Aragon a prétendu le contraire :

    « Aurélien n’est ni Drieu ni moi (…). Aurélien n’est pas un livre à clés. Ou du moins, c’est un livre à fausses clés. Drieu est une fausse clé d’Aurélien. »

    On lit pourtant ce passage assez révélateur, allusion au roman Le feu follet de Pierre Drieu La Rochelle :

    « Que la pièce était longue, et vide, et de bon goût, quel dimanche soir ! Le feu follet tomba sur la langue de Blanchette : « Et tu l’as vu aujourd’hui… Aurélien ? » Le cœur de Bérénice battit trop fort. »

    De toutes manières, le style de vie décrit, la mentalité, tout ramène immanquablement à Pierre Drieu La Rochelle. Il faut souligner l’importance de l’incipit, où Aurélien tombe amoureux d’une femme qu’il trouve laide mais dont le prénom Bérénice l’interpelle en raison de la pièce de Racine.

    C’est une allusion à Pierre Drieu La Rochelle tombant amoureux de Colette Jéramec, une femme d’origine juive – Bérénice est quant à elle reine de Palestine dans la pièce – malgré son antisémitisme ; l’idée de voir une personne à travers une figure historique est reprise à Un amour de Swann où Marcel Proust décrit un personnage associant tous les gens qui l’entourent à des personnages dans des peintures de la Renaissance italienne.

    Louis Aragon, en 1936.

    Aurélien comme anti-Gilles visait ni plus ni moins qu’à désacraliser Pierre Drieu La Rochelle, de le transformer dans l’opinion publique en intellectuel bourgeois n’ayant aucun intérêt, ayant raté le tournant nécessaire.

    Toute la construction du personnage principal de ce roman fade, sans intérêt, ne tourne qu’autour de la psychologie de grands bourgeois avec leurs états d’âme insipides, correspond à Pierre Drieu La Rochelle vu et interprété par Louis Aragon.

    En clair, Pierre Drieu La Rochelle n’aurait été qu’un dandy vivant dans un milieu de riches personnages, dans un désœuvrement intellectualisé oscillant entre la bohème des artistes et les mondanités, les bars le soir et l’esprit de coucherie.

    Toute la charge de radicalité que portait Pierre Drieu La Rochelle est littéralement niée, Louis Aragon visant à le réduire comme un grand bourgeois ne fréquentant que les grands bourgeois, incapables d’assumer son amour pour Bérénice.

    La scène finale où Bérénice meurt lors de l’offensive allemande en 1940, dans les bras d’Aurélien perdu de vue depuis longtemps, est censée symboliser la nullité historique de Pierre Drieu La Rochelle.

    Cette même opération des intellectuels bourgeois infiltrant le camp communiste – un véritable communiste aurait compris l’erreur de Pierre Drieu La Rochelle, son double caractère, ne le réduisant pas à un simple « réactionnaire » – se retrouve dans un article de Jean-Paul Sartre.

    Cet article, intitulé Drieu La Rochelle ou la haine de soi, fut publié dans les Lettres françaises en avril 1943, c’est-à-dire la revue alors simplement ronéotypée en quelques pages des écrivains de la Résistance liée aux communistes.

    Il tente de faire passer Pierre Drieu La Rochelle, tout comme le fera Aurélien par la suite, comme un moins que rien.

    « C’est un long type triste au crâne énorme et bosselé, avec un visage fané de jeune homme qui n’a pas su vieillir. Il a, comme Montherlant, fait la guerre pour rire en 1914. Ses protecteurs bien placés l’envoyaient au front quand il le leur demandait et l’en retiraient dès qu’il craignait de s’y ennuyer.

    Pour finir, il revint parmi les femmes et s’ennuya encore davantage. Les feux d’artifice du front l’avaient empêché quelques temps de prêter l’attention à lui-même.

    Rentré chez lui, il fallut bien qu’il fît cette découverte scandaleuse : il ne pensait rien, il ne sentait rien, il n’aimait rien. Il était lâche et mou, sans ressort physique ni moral, une « valise vide » [allusion au titre d’une nouvelle de Pierre Drieu La Rochelle] ».

    On croirait lire ici le message que veut faire passer Louis Aragon sur Pierre Drieu La Rochelle à travers le roman Aurélien. Impossible de savoir si finalement cet article n’en a pas été le programme, Louis Aragon restant sciemment cryptique, mais c’est plus que vraisemblable.

    D’ailleurs, il est frappant que Sartre comme Louis Aragon (dans Aurélien) attribue à la première guerre mondiale une valeur significative pour Pierre Drieu La Rochelle, alors que celui-ci n’en a jamais vraiment parlé à part dans ses poèmes à l’époque de la guerre, si ce n’est qui plus est pour appeler à la paix en Europe.

    Le but est de faire de Pierre Drieu La Rochelle un dandy incapable se précipitant sur le nazisme pour combler son vide intérieur :

    « Drieu a souhaité la révolution fasciste comme certaines gens souhaitent la guerre parce qu’ils n’osent pas rompre avec leur maîtresse.

    Il espérait qu’un ordre imposé du dehors, et à tous, viendrait discipliner ces faibles et indomptables passions, qu’il n’avait pu vaincre, qu’une sanglante catastrophe viendrait remplir en lui le vide qu’il n’avait pu combler, que l’agitation du pouvoir, comme autrefois les bruits de la guerre, mieux que la morphine ou la coco [la cocaïne] le détournerait de penser à lui-même. »

    Et l’article conclut :

    « Il reste un écorché (…). Il est venu au nazisme par affinité élective : au fond de son cœur comme au fond du nazisme, il y a la haine de soi – et la haine de l’homme qu’elle engendre. »

    Ce psychologisme de pacotille de Jean-Paul Sartre vise à masquer que Pierre Drieu La Rochelle était le partisan d’un être humain nouveau, que la contradiction entre villes et campagnes était au cœur de ses « tourments », que la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel formait pour lui un problème historique.

    Il y avait une dignité du réel bien plus grande dans la démarche de Pierre Drieu La Rochelle que dans celle de Louis Aragon et Jean-Paul Sartre, bourgeois restés bourgeois malgré l’apparence d’un engagement dans les rangs de l’engagement à gauche.

    Pire encore, ils servaient d’autant plus de repoussoir à Pierre Drieu La Rochelle qui, ne comprenant déjà pas le marxisme, pouvait croire que celui-ci consistait en les positions de Louis Aragon et Jean-Paul Sartre. D’où la tournure mystique de la fin de sa vie, et sa vision d’un communisme autre, dont il ne fera que deviner les contours, en entrevoyant tout de même son implacable totalité.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle : Gilles

    La guerre larvée entre Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle ne cessa plus. Dans le premier numéro de la revue Commune, en juillet 1933, Louis Aragon publia des poèmes, mais également un long article intitulé Sur deux livres de marbre rose, dont une large partie vise Pierre Drieu La Rochelle et son livre Drôle de voyage.

    Pierre Drieu La Rochelle est défini comme un dandy ne fréquentant que les riches, en s’appuyant justement sur ce que celui-ci raconte dans son œuvre ; la sentence finale est la suivante :

    « Il propose à la jeunesse bourgeoise préfasciste la pensée nietzschéenne comme machine de guerre contre le marxisme. Il pose sa candidature à un rôle de leader dans le mouvement culturel d’un fascisme français. »

    La réponse de Pierre Drieu La Rochelle viendra tardivement, en 1939, à travers le roman Gilles. Le très long roman, très largement autobiographique, décrit les aventures décadentes, nihilistes, opportunistes d’une figure tourmentée finalement plus vide qu’autre chose, malgré des tentatives expressionnistes à prétention existentialistes, comme ici :

    « C’était l’hiver. Il y était allé en voiture. Qui ne connaît pas la campagne l’hiver ne connaît pas la campagne, et ne connaît pas la vie. Traversant les vastes étendues dépouillées, les villages tapis, l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées.

    Le dur revers des saisons lui est révélé, le moment sombre et pénible des métamorphoses, la condition funèbre des renaissances. Alors, il voit que la vie se nourrit de la mort, que la jeunesse sort de la méditation la plus froide et la plus désespérée et que la beauté est le produit de la claustration et de la patience. »

    Il présente également sous différents masques des personnages réels : Emmanuel Berl est ici Preuss,André Breton Caël, Gaston Bergery Clérences, et Louis Aragon Cyrille Galant. Il va de soi que le portrait, très long et décrivant les fréquentations faites, est totalement à charge, se concluant par un petit meurtre littéraire :

    « Il pensait sur toutes choses ce que pensait le vieux. Ces petits intellectuels débiles, remplis de la jactance la plus imperceptible, étaient bien les derniers échappés des villages aux fenêtres fermées qu’il traversait quand il allait le voir et dont le vieux lui avait appris à embrasser toute l’horreur.

    Ces petits intellectuels étaient les dernières gouttes de sperme arrachées à ces vieillards avares qui refermaient, sur leurs agonies rentières, les rares portes encore battantes. »

    L’oeuvre se conclut sur les événements de février 1934 et un choix fictif d’aller en Espagne rejoindre les franquistes, après que Pierre Drieu La Rochelle ait relaté la vie de dandy qu’il a mené, au sein d’un roman particulièrement autocentré, bien mené mais somme toute largement médiocre, témoignant de l’incapacité à faire surgir une réelle densité.

    Dans son Journal, Pierre Drieu La Rochelle dit la chose suivante au sujet de Gilles :

    « Je reçois enfin le premier exemplaire de Gilles. Les quelques taches blanches qu’y a déposées la censure y font un ornement étrange, suggestif, fascinant.

    Si ce livre n’est pas bon, ma vie littéraire est manquée. Je crois qu’il est bon. Je crois qu’il remplit les deux conditions d’un bon livre : cela forme un univers qui vit par soi-même, animé par sa propre musique.

    J’ai bien fait d’attendre. Je ne pouvais attendre davantage. Mais que n’ai-je mieux attendu encore, dans un silence plus résolu et plus étanche. Selon l’exemple des vrais maîtres : Nerval et Baudelaire, Stendhal et Nietzsche.

    Ce livre est un pamphlet et aussi une œuvre entièrement détachée. Bonne condition encore. Toute ma génération s’y retrouvera, de gré ou de force. Il faut qu’un livre vive à plein de la vie de son temps et en même temps s’en détache à perte de vue. »

    C’était le 5 décembre 1939. Le 3 janvier 1940, il note :

    « J’ai quarante-sept ans. C’est l’âge où Stendhal écrivait Le Rouge et le Noir. Tous les écrivains moyens ou ratés se consolent en pensant à Stendhal ou à Baudelaire.

    Pour moi, ce n’est pas une consolation. Je sais bien que Gilles n’est pas un chef d’oeuvre. D’autre part, je sais que je n’en ai plus pour longtemps à vivre (…).

    Que vaut Gilles ? Il me semble qu’il y a encore les traces de la paresse ; je n’y ai pas assez approfondi mes imaginations psychologiques ni mes thèmes philosophiques. J’ai bâclé l’intrigue de la 2e et 3e partie.

    Mais à quoi bon avancer cela ? Au fond de moi-même je crois à la valeur de mon esprit à travers cette œuvre imparfaite. »

    Le 22 janvier, il écrit, toujours au sujet de Gilles :

    « – Gilles a assez de succès. Je crois que les gens reconnaissent que c’est un livre important. Lettre de Mauriac qui dit que c’est un maître-livre, un livre essentiel. Lettre de Chardonne. Réaction violente de Gérard Bauër [chroniqueur au Figaro] et des Juifs. »

    Le 2 février, il écrit :

    « Je ne pense plus guère à ce journal, ni à rien. Je suis au-dessous de zéro. Déceptions et ennuis. Je n’ai pas eu un article de franc acquiescement sur Gille. On me dénie toujours la qualité de romancier (…). A part cela, Gilles se vend un peu, mais pas plus que les autres, 6 000 exemplaires. »

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la rupture avec Louis Aragon

    Si Pierre Drieu La Rochelle n’a par la suite pas du tout été compris du côté communiste, c’est en raison de l’infiltration d’éléments intellectuels grands-bourgeois cherchant à tout prix à nier la démarche rupturiste de celui-ci. Les deux grandes figures de cette opération furent Louis Aragon et Jean-Paul Sartre.

    Initialement, Pierre Drieu La Rochelle fréquente en effet un milieu intellectuel bourgeois et son grand ami est Louis Aragon. Les soirées et la fréquentation des prostituées accompagnent une posture rebelle d’esprit grand bourgeois au-dessus des normes.

    Une rupture se produisit cependant entre Pierre Drieu La Rochelle et tout le milieu qui relevait du surréalisme. Cela se produisit à l’occasion, le premier juillet 1925, d’une « Lettre ouverte à M. Paul Claudel », formant un « Tract surréaliste » et consistant en une réponse à des propos tenus par celui-ci lors d’une interview.

    La voici :

    « Lettre ouverte à M. Paul Claudel

    Ambassadeur de FRANCE au JAPON

    « Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.

    Plus d’un s’étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d’étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions. »

    « Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comœdia », le 17 juin 1925.

    Monsieur,

    Notre activité n’a de pédérastique que la confusion qu’elle introduit dans l’esprit de ceux qui n’y participent pas.

    Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit.

    Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l’idée de Beauté s’est rassise. Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.

    Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d’une nation de porcs et de chiens.

    C’est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l’esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n’est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l’œuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.

    Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu’elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l’admiration et le respect de vos concitoyens. Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.

    Paris, le 1er juillet 1925.

    Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Éric de Haulleville, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Roger Vitrac. »

    Ce fut le prétexte pour Pierre Drieu La Rochelle d’une rupture avec surréalistes, au moyen d’une sorte de lettre ouverte en août 1925 : La véritable erreur des surréalistes, publié dans la Nouvelle Revue Française. On y lit entre autres :

    « Vous êtes tout bonnement en train de prendre position. L’hiver dernier, vous aviez déjà pris position littéraire : le surréalisme, une position solide, détaillée, abondamment pourvu de doctrines, d’exemples, de précédents, d’autorité, de disciples, de camelots (…).

    Maintenant, vous doublez votre art poétique d’une ligne d’appui politique selon un procédé périodiquement utilisé par les littérateurs en France.

    Vous vous installez en face des néo-classiques, dans le même secteur étroit, encombré de vieux cadavres et de galimatias de l’autre siècle (…).

    Comme de vieux républicains vous criez quelque chose d’exotique : « Vive Lénine ». Mais prudents vous prenez une position moyenne à garder, entre Blum et Cachin. »

    Pierre Drieu La Rochelle considère que les surréalistes s’institutionnalisent ; il attaque nommément Louis Aragon, tout en se définissant lui-même comme « républicain national, impressionné d’action française ».

    Ce qu’il reproche au fond, c’est la perte d’une charge qu’on doit qualifier de futuriste. Pierre Drieu La Rochelle entend maintenir cette charge. Il sait très bien que les positions des surréalistes ne sont qu’un simulacre d’engagement révolutionnaire.

    Lui-même, de par sa base philosophique nietzschéenne, peut alors librement se tourner vers la droite contestataire, d’où sa référence à l’Action française. Cette dernière, dans un article de son organe de presse du 5 août 1925 l’enjoignit alors à rejoindre le camp monarchiste.

    Cependant, Pierre Drieu La Rochelle esquiva tout engagement à ce niveau : il n’en était là que sur le mode de la posture.

    Par la suite, en septembre, parut dans la Nouvelle Revue Française la réponse de Louis Aragon, où on lit entre autres :

    « Comme tu as peur d’être dupe: ça pourrait ne pas être parisien le mot République que tu me reproches, parce que je ne t’ai jamais caché, tant pis pour le ridicule, que j’étais prêt à mourir pour ce mot-là (…).

    Je ne veux pas te répondre que je n’ai pas crié : Vive Lénine! Je le braillerai demain, puisqu’on m’interdit ce cri, qui après tout salue le génie et le sacrifice d’une vie; tes coquetteries à Maurras me semblent plus intéressées.

    Vive Lénine, Drieu, quand je te vois ainsi te complaire à ce vague intellectuel, à cet esprit de compromission où pas une idée ne tient, pas un critérium moral (…).

    Regarde, encore une fois mon ami, avec quelles gens tu te ligues, dans le sens de quelles gens tu abondes (…). Eh bien, va, mon garçon, puisque tu leur as fait risette, voilà leur appeau, et à demi-voix ils te laissent entendre ce qu’ils diront de toi si tu résistes. Tu sais de reste que je tiens les gens d’Action Française pour des crapules (…).

    Il me faut aujourd’hui ce ton pour te parler ce langage. Mais es-tu bien celui qui était mon ami? Celui-ci était un homme triste, qui n’avait pas d’espoir, qui rongeait sa vie comme un frein, un homme irrésolu (…).

    Si un instant j’essaye de m’élever à cette notion, Dieu, je me révolte qu’elle puisse en aucun cas servir d’argument à un homme. Tu n’es qu’un homme comme les autres, et pitoyable, et peu fait pour montrer leur chemin aux hommes, un homme perdu, et que je perds. Tu t’en vas, tu t’effaces. Il n’y a plus personne au lointain, et, tu l’as bien voulu, ombre, va-t’en, adieu. »

    Louis Aragon

    Quant on sait que Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle était inséparable, qu’une année auparavant, Louis Aragon dédicaçait Libertinage à Pierre Drieu La Rochelle, que ce dernier dédicaçait quelques mois auparavant L’homme couvert de femmes à Louis Aragon, on voit la profondeur humaine de l’affrontement.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «l’avortement de cette pensée qui nous frôla»

    Il est fascinant de voir que cette fuite en avant de Pierre Drieu La Rochelle avait été en partie devinée et annoncée dans un article de l’Humanité de janvier 1923, dans un article intitulé « Jeunes hommes d’aujourd’hui », que voici.

    « Nos néo-réactionnaires, les réactionnaires de guerre sociale réfléchie, agressive, avouée, ont, pour flairer ceux qui dans les lettres sont ou seront leurs hommes, un instinct aussi vif et aussi sûr que le nôtre est fable et incertain.

    Ils devinent même ceux qui, dans nos rangs ou autour de nos rangs, seront leurs alliées, sont déjà, honteusement ou inconsciemment leurs alliés ; ils les flattent, ils les distinguent, ils les auront.

    Tandis que nous, nous sommes toujours prêts à nous emballer sur le premier fantaisiste venu qui, pour se distraire ou pour s’entraîner, aura une fois sifflé un bout d’Internationale sur son petit flûtiau. Nous lui demandons une fidélité qu’il n’a jamais promise, nous nous envolons derrière lui et, lorsqu’il nous a laissé choir, nous dépensons notre temps et notre courage à nous frotter une fois de plus les côtés.

    Est-ce fâcheux, cette adresse des autres, cette légèreté chez nous ? Naturellement oui ; il est toujours désagréable, et préjudiciable, de se trouver plus sot que l’adversaire. Ce n’est pas malgré tout un grand malheur. Il est naturel que les autres, avertis par la sensibilité exercée d’une vieille culture, se trompent moins souvent que nous.

    La vie naît et croît dans la confusion ; il est naturel que nous cherchions  dans le désordre d’une générosité trop confiante et que nous égarions longuement avant de découvrir et d’assembler les éléments de notre ordre ; et, parce que la vie est en nous, nous sommes assez riches pour payer notre erreur.

    Mais bien entendu, les forces où se renouvelle l’idéologie réactionnaire, c’est autant de gagné pour celle-ci.

    Les milieux intellectuels bien-pensants choient M. Drieu La Rochelle. Ils l’ont découvert dès ses poèmes, assurés et inquiet, de Interrogation (1918), où nous aurions pu, autant qu’eux, glaner. Ils l’ont mieux reconnu dans son essai Etat-Civil et ils attirent tout à fait à eux l’auteur acteur de Mesure de la France sorte de discours lyrique sur les problèmes du monde contemporain, réfléchis dans une jeune esprit né de la guerre.

    Ils ont sans doute raison, bien que Mesure de la France paraisse, ou justement parce que ce dernier essai parut moins nourrir, moins ferme et d’une moins sévère volonté de précision que Etat-Civil.

    Comme ces destinées sont curieux! Sortant de la guerre, M. Drieu La Rochelle, fils de grande bourgeoisie, a certainement interrogé l’horizon de notre côté autant que du côté adverse.

    Il semble le dire lui-même, et certaines circonstances, comme son amitié pour Raymond Lefebvre, l’y portaient un peu plus que d’autres jeunes gens de même formation. Et puis, de notre côté, il n’a pas distingué de réponse ; et il s’est éloigné.

    Destinées bien curieuses et bien instructives. En un sens il y eut, dans notre inaptitude à prendre ce qui s’offrit un instant, beaucoup de notre faute, il y eut certainement pour nous une perte, un sérieux manque à gagner.

    Nous reparlerons un jour, l’affaire en vaut la peine, de nos énormes sottises de ce temps-là : les classes moyennes intellectuelles sortant des ruines de la civilisation bourgeoise, comprenant qu’il fallait que ça change, cherchant des routes claires, et nous, pour avoir voulu laisser le communisme révolutionnaire mêlé au socialisme de guerre, ne présentant que du gâchis encore, du mensonge politicien et bafouilleur (élections de 1919 !), et jetant ces jeunes hommes inquiets dans l’ordre sophistique de Maurras…

    Ils étaient convalescents, ces garçons. Les saisir n’aurait pas été commode. Et puis il eût fallu leur demander – au sortir de quelle épreuve! – une terrible effort de déclassement.

    Combien l’auraient accompli ? Les événements ont été plus paresseux. Ceux qui dans cette catégorie sociale avaient des âmes de conquérant, ont grimpé, suivant les vieilles règles, aux échelons dorés ; les autres tombent hargneusement, sans le reconnaître, sans s’y résigner, dans le prolétariat.

    Aurions-nous eu des hommes tels que M. Drieu La Rochelle ? Je ne sais.

    Il y a en lui, certainement, une force, sans qu’on puisse dire encore si elle s’accroîtra ou si elle se dissoudra.

    Il cherche durement sa vérité vitale, il veut penser sans illusion; alors que tant d’écrivains de talent s’évadent dans un impressionnisme énervé, il écrit une langue souvent solide et nette. Mais je ne sais même s’il faudrait souhaiter qu’une telle force soit avec nous. Elle ne songe qu’à dominer.

    On n’a pas besoin d’arriver, dans Etat-Civil, au chapitre intitulé « Petit-fils d’une Défaite » pour sentir combien pèsent sur l’écrivain l’abstraction, la grosse hantise de la race, et aussi, malgré ses révoltes, ce romantisme politique de la fin de l’âge classique et de l’époque révolutionnaire, encombrée par la Grèce et par Rome.

    Génération des enfants bourgeois de la défaite, génération hantée par Napoléon, qui anxieusement se regarde vivre et ne considère les autres hommes que rangés dans l’Etat.

    Chacun de ces jeunes hommes s’interroge, fiévreusement retiré sur soi, et de la pensée des autres il se délivrent par quelques généralisations abstraites et sommaires : individualisme et code, nous sommes en pleine bourgeoisie, et ce goût du sport, nouveau en eux et si pressant, gardons nous de la considérer comme un snobisme : la vie est un match, et, fils de la défaite, il s’agit de vaincre.

    Qui ? Des abstractions, des ombres. Formules même de la grande bourgeoisie, avec son égotisme, et les excuses qu’elle a besoin de se donner.

    Pourtant c’est M. Drieu La Rochelle encore qui écrit des phrases comme celles-ci, larges et pleines :

    « Parmi ceux qui peupleront ce siècle, il n’y aura bientôt plus que les petites gens qui oseront se demander : « Penses-tu réussir ? » sans craindre la honte ni le ridicule; La vie reprend trop d’ampleur pour qu’on ne se sente pas à l’étroit dans une gloire personnelle. L’orgueil du temps abolit quelques modes de la vanité. »

    C’est que bien des troubles encore fermentent et bouillonnent dans cette âme. S’il s’enivre douloureusement de modernité mécanique, c’est qu’il veut oublier sa chère civilisation spirituelle du passé et,quand il parle avec une si lourde incompréhension de la civilisation communiste, ce n’est pas encore sans regret : là aussi le rêve se cabre encore avant de mourir.

    Et nous, devant cette force qui nous fuit et qui, disciplinée chez nous, eût été haute, nous éprouvons un regret semblable. Mais sans doute est-il trop tard.

    Déjà, dans le mélange hâtif de Mesure de la France, les matériaux qu’emploie à construire des songes cette volonté impatiente sont inconsciemment empruntés aux pauvres chantiers de l’opinion et de la presse ; et l’aboutissement, l’avortement de cette pensée qui nous frôla, déjà nous la distinguons bien : c’est le fascisme. »

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «Nous nous battrons contre tout le monde»

    L’antisémitisme était d’autant plus nécessaire à la démagogie de Pierre Drieu La Rochelle, à sa fantasmagorie, qu’il savait pertinemment que sa vision du monde ne tenait pas debout. Il était à la fois rattrapé par la petite-bourgeoisie – converger, oui, mais sans la fusion – et par son romantisme.

    Dans Socialisme fasciste, il dénonce ainsi le pragmatisme machiavélique qu’il recommande pourtant :

    « Quelle différence entre mussolinisme ou hitlérisme et stalinisme ? Aucune.

    Des élections brusquées selon la méthode napoléonienne. Une camarilla éternelle. Le machiavélisme le plus vulgaire.

    Et pourtant un renouvellement de la vie humaine : ces grandes fêtes, cette perpétuelle dans sacrée de tout un peuple devant l’autel d’une idée muette et ambiguë, devant une face divinisée.

    Cependant que nous autres, pêcheurs à la ligne… »

    Car pour lui, il faut passer par le mal pour « renaître ». C’est à la fois une sorte d’appel à une purification chrétienne et à un nietzschéisme faisant ressortir la beauté apolinnienne des forces souterraines dionysiaques.

    Il dit ainsi :

    « La réaction pure et simple (…). C’est la grande réaction qu’a connue déjà la Rome impériale. Et pourtant je veux cela. La liberté est épuisée, l’homme doit se retremper dans son fond noir. Je dis cela, moi l’intellectuel, l’éternel libertaire. »

    Cette vision du monde provoquera plus que de la surprise ou de la consternation auprès des gens proches de Pierre Drieu La Rochelle : on finira par considérer que le personnage est dans sa nature même ambivalent, toujours en train de chercher autre chose, se contredisant de manière assumée et régulière, etc.

    C’est d’ailleurs l’excuse invoquée par ceux qui n’ont jamais cessé, depuis 1945, de vouloir le réhabiliter. Mais ce serait là ne pas voir que, refusant la production, la transformation, le prolétariat, Pierre Drieu La Rochelle acceptait le « mal » comme force de redressement.

    Sa position est celle du romantisme fasciste :

    « Le Parlement est une institution tuée par la Presse et la Radio comme les chemins de fer, où les parlementaires ne paient pas leur place, sont tués par l’auto et l’avion. Le dictateur est un journaliste comme Mussolini et mieux, un somnambule du haut-parleur et de la radio comme Hitler.

    Démagogie du XXe siècle, le héros chuchotant vient vous séduire dans votre lit.

    Mais le héros est aussi un policier. En effet, il exprime les décisions d’un comité d’économistes. L’économie aujourd’hui est une police de la production et donc indirectement de la répartition des biens.

    Cette police ne peut s’exercer que par les moyens éternels de la police. Dans les périodes troubles, la police qui impose une nouvelle loi est formée pour une part des hors-la-loi d’hier ; elle montrer la manière des hors-la-loi.

    C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de voir à Hitler ou à Staline, qui furent longtemps dans l’illégalité, des façons de gangsters.

    Nous sommes la proie en Europe de quelques bandes de gangsters (…).

    Conditions économiques, transformation des forces de production, mouvement des inventions. Mouvement de l’invention, mouvement de l’esprit. L’esprit engendre les maux et les remèdes (…).

    Les gangsters apportent l’ordre économique, du moins à l’état embryonnaire dans le cadre trop étroit des patries.

    Grâce à cet ordre élémentaire, l’homme pourra peut-être se libérer de la machine, de la grande ville et renaître – l’homme, bourgeois, paysan ou prolétaire. »

    Cette vision de l’Homme nouveau au-delà des classes est romantique, mais ne tient pas car elle veut rétablir au lieu d’établir. Elle cherche dans le passé ce qui est dans l’avenir. C’est un romantisme qui a été incapable d’embrasser le matérialisme.

    D’où finalement, dans Socialisme fasciste, cette tendance censée résoudre tous les problèmes idéologiques :

    « Nous nous battrons contre tout le monde. C’est cela, le fascisme. »

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fonction de l’antisémitisme

    L’antisémitisme de Pierre Drieu La Rochelle n’est au départ qu’un préjugé de petit-bourgeois et de bourgeois, pour se transformer de plus en plus en paranoïa exterminatrice. Le fait que cet antisémitisme soit une fonction de son romantisme se reflète dans les propos qu’il peut tenir dans son Journal tenu entre 1939 et 1945 :

    « Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes. »

    Pierre Drieu La Rochelle est tellement enfoncé dans son nietzschéisme qu’il en arrive à vouloir dépasser même les valeurs qu’il a assumées. Cependant, il faut bien voir ici que la figure antisémite du « Juif » est une lecture romantique d’un être devenu une abstraction dont il faudrait se débarrasser.

    L’anticapitalisme romantique a obligatoirement besoin du « Juif » comme fantôme à supprimer. Cela se comprend parfaitement lorsque dans ce Journal, Pierre Drieu La Rochelle tient le propos suivant :

    « Les Juifs, c’est nous-mêmes rendus grimaçants par la vie des grandes villes. »

    C’est là le fruit d’une incompréhension de la contradiction entre villes et campagnes. Le refus romantique de la grande ville n’arrivant pas à un dépassement vers l’avenir, vers le communisme, Pierre Drieu La Rochelle entend retourner en arrière. C’est pourquoi, dans ce même Journal, qu’il souhaitait voir publié, il écrit dans son « testament religieux et politique » en 1939 :

    « Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes). »

    Voilà pourquoi aussi, lorsqu’en pleine occupation il reprend contact avec Paul Eluard – son vrai nom est Eugène Grindel, son père étant juif – il reçoit une lettre pleine d’allusion voilée à son antisémitisme délirant faisant des personnes juives la source de tous les maux.

    Voici en effet ce que Paul Eluard répond à la tentative d’approche de Pierre Drieu La Rochelle, dans une lettre du 14 septembre 1942 :

    « Dans le temps, j’ai eu pour vous, Drieu, de l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans j’ai même cru que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver.

    Vous vous étonnez, paraît-il, de mon attitude envers vous. Mettons-la, pour rester très général, sur le compte d’un certain avis qui rend responsable de n’importe quel « crime » (sic) des hommes, des femmes et des ENFANTS qui en sont innocents.

    J’ai trop de cousins ! »

    C’était trop tard, car Pierre Drieu La Rochelle, enfoncé dans son romantisme, ne pouvait plus reculer et sa personnalité, déjà foncièrement déformée par le capitalisme, par un mode de vie décadent, par un romantisme idéaliste, ne pouvait qu’avoir besoin de l’antisémitisme comme vecteur d’une « radicalité » pseudo-révolutionnaire, pseudo-critique du monde.

    Tout romantisme, qui idéalisant le passé, prétend critiquer le monde sans matérialisme (dialectique), a en fin de compte la même approche que le national-socialisme, attribuant au capitalisme développé un pseudo caractère « juif ».

    Tout comme le national-socialisme, Pierre Drieu La Rochelle conjugue de telles réflexions avec une paranoïa complète et un racialisme débridé.

    Dans le Journal, on peut ainsi lire :

    « Mais ce n’est pas un peuple, c’est une caste. Hier, une Juive vient me voir. Je ne vois pas tout de suite qu’elle est juive. Elle était assise de face dans mon bureau. Puis, un mot lui vient. Elle prétend que Franco n’est qu’un massacreur.

    Je tressaille, je la regarde mieux. Je vois ce gros œil un peu dilaté, un peu exorbité, trop bleu, fixe (un peu comme celui de [Henry] Bernstein [un dramaturge], cette courbure moutonnière, cette mâchoire un peu lourde et déformée, ces dents un peu africaines, ces cuisses mal attachées au bassin. Jolies, d’ailleurs. Elles me font froid. »

    Ces propos, d’une logique exterminatrice évidente, sont à rapprocher d’un fait important : Pierre Drieu La Rochelle s’est marié à la sœur d’un ami, dont la famille était d’origine juive mais convertie au christianisme. Il justifiera son mariage avec Colette Jéramec par le fait qu’elle était riche.

    De fait, la vie de Pierre Drieu La Rochelle consistera à se marier avec des femmes riches ou bien à en devenir l’amant, notamment à partir de 1935 de la très mondaine Christiane Renault, l’épouse du richissime industriel Louis Renault, l’une des plus grandes figures de la réaction en France alors. Cette relation sevira de prétexte à un très mauvais roman se déroulant dans un Orient de pacotille, Beloukia.

    Pierre Drieu La Rochelle en arrive même à une sorte de schizophrénie, oscillant entre pragmatisme parasitaire et antisémitsme comme fièvre « révolutionnaire », comme en témoigne ces lignes dans son Journal :

    « – Quelles femmes aurais-je dû épouser raisonnablement ? Mania Heilbronn ? Elle était belle et riche et sérieuse. Mais elle avait l’esprit stupide des Juifs riches et frottés au gratin, figés entre leurs craintes, leurs rancunes et leur éternel gauchissement et leurs incapables velléités d’assimilation.

    J’aurais eu mauvaise conscience. Que serais-je devenu, avec des enfants, quand j’aurais été repris par l’antisémitisme. En aucune situation, je n’aurais pu résister à l’appel de l’Allemagne. »

    L’Allemagne, semblant victorieuse, était un appel inévitable pour Pierre Drieu La Rochelle, coupé du prolétariat, vivant comme un dandy, incapable de saisir le principe de transformation.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «parce que je suis un petit bourgeois»

    Une fois le relativisme par rapport à la haute bourgeoisie assumée, Pierre Drieu La Rochelle arrive au point où il peut théoriser le fascisme, justement comme une non-idéologie. Quel est  alors le programme de Pierre Drieu La Rochelle dans Socialisme fasciste ? Quelle est sa vision du monde en 1934 ? Et en quoi consistera alors la révolution qu’il appelle de ses vœux ?

    Dans Socialisme fasciste, Pierre Drieu La Rochelle présente celle-ci de la manière suivante :

    « Cette révolution pour ne pas être prolétarienne n’en est pas moins profonde. Rendue nécessaire par la ruine de l’économie capitaliste, du système parlementaire, de la civilisation démocratique, elle détruit le complexe des vieilles classes et en crée un nouveau.

    Pour ne pas être marxiste, elle ne sonne pas moins le glas pour tous ceux qui ne sont antimarxistes que du point de vue de la conservation de la vieille technique et des vieux privilèges (…).

    L’économie exigée par les temps nouveaux est une police de la production (…). Le capitalisme défaillant ne peut se survivre qu’en mourant à lui-même, en se métamorphosant dans quelque chose qui est peu ou prou son contraire. Il devient une institution d’État (…).

    On voit dans les partis fascistes ou communistes se coudoyer anciens aristocrates, bourgeois, prolétaires qui avouent qu’ils n’ont en commun qu’un caractère abstrait : celui de membre du parti. Dans une époque d’extrême conscience historique et, d’autre part, d’immense déliquescence sociale, il est naturel d’aboutir ainsi à une institution volontaire (…).

    Bien loin qu’il y ait une dictature de classe, il n’y a même pas dictature de parti ; il y a obéissance du parti. Cela à Moscou comme à Rome ou Berlin. »

    C’est ici la vision petite-bourgeoise d’une fusion de toutes les « bonnes volontés » pour dépasser le régime. Pierre Drieu La Rochelle ne fait d’ailleurs même pas semblant de masquer cet aspect petit-bourgeois : il l’assume même.

    Le nouveau parti qu’il compte fonder est une sorte de parti radical réactualisé dans une époque nouvelle :

    « Le prolétariat, est-ce que je le connais ? Je ne connais pas les ouvriers, pas plus que les paysans.

    Mais y a-t-il là quelque chose de spécifique à connaître ? Je ne le saurai jamais.

    Est-ce qu’il y a des classes ? Je ne le crois pas.

    Pourquoi est-ce que je le crois pas ? Parce que je suis un petit bourgeois. Je tiens à toutes les classes et à aucune. Je les déteste et les apprécie toutes.

    Mais après tout, pourquoi est-ce que je n’aurais pas le droit de parler ? Pourquoi n’aurais-je pas raison ? Est-ce que dans ma moyenne je ne suis pas tout ? Je suis tout. Je parle : qu’on m’écoute.

    Je ne veux pas qu’on abuse davantage de ce mot travailleur. Nous aussi nous sommes des travailleurs.

    Les paysans et les bourgeois sont aussi des travailleurs – comme les ouvriers. Certes, si le travail de l’ouvrier paraît le travail par excellence, c’est qu’il est le plus affreux, le travail de la machine. Mais le travail de bureau ne l’est pas moins.

    Je veux défendre l’ouvrier comme une partie de mon sang, comme une partie du peuple. Je veux le défendre contre la grande ville.

    Je dis que la grande ville c’est le capitalisme.

    Pourquoi ne suis-je pas communiste ? Mais pourquoi ne suis-je pas réactionnaire ?

    Parce que je suis un petit bourgeois et que je ne crois qu’aux petits bourgeois. Cette espèce de petits bourgeois qui tient du petit noble, du bourgeois des professions libérales, du paysan, de l’artisan.

    Mais qui n’aime ni le fonctionnaire, ni l’employé, ni l’ouvrier d’usine quand ils ont oublié leur origine concrète.

    Rien n’a jamais été fait que par nous. Et le socialisme sera fait par nous ou ne sera pas fait. »

    Un tel discours, ouvertement démagogique de la part de quelqu’un issu d’une bourgeoisie de faible nouveau et vivant au milieu des grands-bourgeois rentiers à Paris, obéit en fait au besoin romantique de Pierre Drieu La Rochelle d’unir ce qui est unit dans un grand élan.

    Il fait ce choix, parce que c’est le seul qui lui possible, de manière pragmatique. Qui plus est, il n’est même pas optimiste, exprimant même ouvertement ses doutes et ses espoirs entièrement romantiques :

    « Corporatistes, vous dites que vous représentez et que vous imposerez la Troisième Force ; que votre Ordre Nouveau s’instaurera à la fois contre ces deux manifestations secrètement jumelles de la contrainte – le monopole capitaliste et l’État marxiste, que la France demain renaîtra de la fédération spontanée des familles et des métiers, des corporations et des régions.

    Je ne puis guère vous croire, mais je veux vous suivre.

    Je ne puis guère croire que l’État ne doive intervenir dans le premier mouvement de cette spontanéité. Mais alors s’en ira-t-il jamais?

    Il arrivera à vos corporations ce qui est arrivé aux soviets : la tutelle de Staline n’est pas près de finir. Ni pour les corporations italiennes la tutelle de Mussolini.

    Mais les dictateurs passent et il faudra bien que les hommes se débrouillent de nouveau par eux-mêmes ; alors, vous aurez raison.

    Et en tout cas, ce détour corporatiste c’est notre manière à nous, petites gens, entre toutes les classes, toutes les doctrines. »

    C’est là un aspect très important, voire fondamental. Pierre Drieu La Rochelle se force, il exprime un besoin romantique qu’il ne sait pas synthétiser, alors il tente de le canaliser, mais il voit que c’est bancal, et il ne sera jamais dupe de cet aspect. Alors il se force, il pousse jusqu’au bout tout ce qu’il trouve.

    L’antisémitisme est ici un exemple flagrant de cet idéalisme bancal ayant besoin d’un élan, aussi délirant soit-il.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : l’affirmation revendicative et pragmatique

    Dans les articles de La Lutte des Jeunes, Pierre Drieu La Rochelle justifie sa démarche au nom du pragmatisme. Dans Verra-t-on un parti national et socialiste, il explique que le communisme ne peut pas gagner, en s’appuyant sur l’exemple autrichien, avec le coup d’Etat austro-fasciste du 12 février 1934.

    « Un fait très important ce 12 février, souligné par le fait du même jour en Autriche. Le même jour en Europe était prouvé que le mouvement extrémiste de gauche est voué à l’écrasement isolé ou à la confusion démocratique.

    Impuissance totale du socialisme en Europe – du socialisme des partis socialistes. En définitif anéantissement du communisme qui se résorbe dans le socialisme impuissant (…). Le monde de gauche est incapable de renverser le capitalisme, comme le monde de droite est incapable de renverser la démocratie – parce que les deux mondes se tiennent (…).

    C’est évidemment parmi les clans où, selon une vision périmée, l’on supposerait, l’antifascisme le plus naturel, qu’on peut trouver les seuls esprits susceptibles de devenir fascistes : dans les milieux de jeunes radicaux et de jeunes socialistes ou communistes.

    C’est que vivent là déjà la tradition jacobine voire césarienne et la tendance syndicaliste ou socialiste qui sont à la base de tout fascisme et qui mettent ces clans en communication inconsciente et spontanée avec le courant européen du fascisme. Le fascisme est toujours parti de la gauche.

    Et si dans son développement tumultueux, il entraîne des éléments de droite, et semble même d’abord leur faire de concessions ou des emprunts, on s’aperçoit bientôt que ces éléments sont voués à perdre leurs caractères vitaux dans le mélange et qu’ils doivent y trouver leur perte (…).

    Je dis la jeunesse européenne. Mais la jeunesse française ? Tout d’un coup, cette jeunesse est apparue place de la Concorde vers 11 heures du soir, le 6 février. A cette heure-là, la jeunesse dominait : les vieux, premiers blessés, se retiraient. Il y avait là des fils de bourgeois, d’employés, et d’ouvriers.

    Les uns étaient de droite, les autres d’extrême-gauche, beaucoup étaient jeunes simplement. Cette jeunesse voulait se battre et se battait, elle ne savait ni comment, ni pour qui, ni pourquoi. Demain, elle le saura… »

    Il va de soi qu’on est là dans une théorisation totalement abstraite, servant à former un mythe politique. Le 6 février était déjà un coup de force de forces d’extrême-droite, seulement Pierre Drieu La Rochelle, et avec lui la mouvance de La Lutte des Jeunes, entend expliquer l’échec de celui-ci par le manque de dimension « socialiste ».

    La revue se positionne comme « dépassement » de l’extrême-droite ayant existé jusque-là.

    Il y a ainsi une critique de Maurras dans la même article :

    « Alors que le problème urgent était une construction économique et sociale, Maurras s’est absorbé et a absorbé avec lui une partie de la jeunesse française, dans l’étude savante, ingénieuse mais fort intempestive de certains problèmes de haute psychologie politique qui tournent autour d’une idée de monarchie tempérée et somme toute constitutionnelle. »

    Quant au colonel de la Rocque, Pierre Drieu La Rochelle fait son assassinat dans l’article « Si j’étais La Rocque ». La Rocque devrait voir comme un précurseur, comme un Saint Jean Baptiste, comme quelqu’un devant profiter de sa « nature d’administrateur africain ».

    Il en profite pour au passage donner ce conseil meurtrier :

    « L’Action française a une fonction dans l’histoire qui est celle du souvenir. Si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas beaucoup de mal. Maurras a replacé parmi nos lares [des divinités romaines familiales] le dieu de la vieille monarchie.

    Il ne faut jamais se battre contre les dieux : on leur fout un bâtonnet d’encens entre les pieds et on leur tourne le dos. »

    Il fusille dans le même style Gaston Bergery, figure radicale basculant dans la perspective fasciste, mais selon Pierre Drieu La Rochelle, incapable de rompre avec le marxisme. Il y exprime alors l’espoir que Jacques Doriot fera cette rupture.

    Pierre Drieu La Rochelle sera également proche de L’Homme nouveau, une revue existant de 1934 et 1937 et exprimant le point de vue des « néo-socialistes », expression fasciste dans la SFIO.

    Il en ressort que Pierre Drieu La Rochelle est entièrement dans la tradition de Georges Sorel. Il explique d’ailleurs, dans Socialisme fasciste, en 1934, que :

    « Mussolini a bénéficié de tout l’effort produit par le renouveau syndicaliste de Sorel et Labriola au sein du socialisme d’une part, par le groupe des intellectuels nationalistes d’autre part. »

    Il dit également :

    « Ma confiance dans l’avenir du socialisme vient du spectacle que donnent aujourd’hui les pays fascistes. S’il n’y avait pas ce spectacle complexe mais plein de signes, je désespérerais, car je n’aurais sous les yeux, par ailleurs, que la triste agonie du socialisme officiel dans les vieilles démocraties (…).

    Oui, il y a beaucoup de socialisme en fermentation dans le monde fasciste (…).

    Je veux dire ce socialisme vif, volontaire, – souple, pragmatique – qui était celui de Owen en Angleterre, de Proudhon en France, de Lassalle en Allemagne, de Bakounine en Russie, de Labriola en Italie – et qui a été longtemps tenu sous le boisseau par les succès apparents d’un marxisme qui trahissait peut-être le sens aigu montré par Marx dans ses moments les plus géniaux mais qui, dans son épaisse tonalité générale, doit pourtant être imputé à Marx, car celui-ci l’a laissé dominer l’ensemble de son œuvre théorique.

    C’est le socialisme non-marxiste qui se réveille à travers le fascisme – aussi bien à Berlin qu’à Rome. »

    Pierre Drieu La Rochelle, pétri de pragmatisme, vivant comme un dandy parmi la haute bourgeoisie, exprime même un grand relativisme face à la situation de la haute bourgeoisie des pays fascistes, idéalisant la capacité de l’Etat à la contrôler :

    « Certes, en Italie, et en Allemagne il y a encore des messieurs qui s’épanouissent dans de beaux châteaux ou de beaux palais et qui dévorent la plus-value.

    Mais voilà bien le cadet de mes soucis. D’abord, mon socialisme n’est pas celui de l’envie.

    Ensuite, ce qui m’intéresse ce n’est pas ce qui se passe dans les châteaux, mais dans les bureaux. Or, là M. Thyssen, ou tel monsieur de Milan, a devant lui quelqu’un qui est plus fort que lui.

    Nous ne pouvons pas en dire autant en France ou en Angleterre pour nos gros messieurs (…).

    Le capitalisme épuisé a besoin de l’État pour le soutenir : il se livre à l’État fasciste. La mécanisation du capitalisme aboutit à son étatisation.

    On me dira : « Vous nous la baillez belle : l’étatisation du capitalisme, c’est le capitalisme d’État. Quel rapport avec le socialisme ? C’est bien le contraire. »

    Voire. Le capitalisme d’État, c’est aussi la reprise de l’État sur le capitalisme. Or, là, il y va du tout.

    Cette reprise de l’État, c’est un changement complet de l’orientation de l’économie. Du jour où le capitalisme dans les cadres de l’État, il ne travaille plus pour des buts individuels, il travaille pour des buts collectifs, et pour des buts limités. »

    Ces lignes sont ridicules et Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait pas le savoir. Il a accepté sciemment que la haute bourgeoisie se maintienne au sein d’un socialisme censé être avoir une justification par le rôle prétendument central de l’Etat… Un Etat qu’il est censé dénoncer à la base pour affirmer la nécessité d’une société centralisée, dont l’Etat serait le couronnement, l’armature.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «La Lutte des Jeunes»

    Comment Pierre Drieu La Rochelle a-t-il été suffisamment galvanisé pour dépasser sa position du rejet romantique de la machine jusqu’à devenir le théoricien du « socialisme fasciste » ?

    Voici un passage éminemment intéressant, tiré de l’article Modes intellectuelles, publié dans Les Nouvelles littéraires du 6 janvier 1934, soit exactement un mois avant les fameux événements du 6 février.

    Pierre Drieu La Rochelle y formule une définition du fascisme sur le plan des idées qui sera la même pour laquelle, cinquante ans après, l’historien israélien Zeev Sternhell sera décrié par les universitaires français.

    Il présente ce qu’a été pour lui l’influence de Georges Sorel et la tentative de fusion de la droite et de la gauche.

    « Donc, vers 1910, quand j’entrai à l’Ecole des sciences politiques, le vent n’était pas au marxisme. Je lisais Sorel et les écrivains syndicalistes. Je lisais Jaurès, qui faisait du marxisme une transposition bien allégée, bien édulcorée, qui réagissait à ce mouvement germanique comme Renan avait déjà réagi à un autre.

    Je lisais Bernstein et Kautsky, disciples fort émancipés, fort rebelles, fort traîtreux. Je lisais les disciples, mais je ne lisais pas le maître. Je ne lisais pas Marx du tout.

    Le problème social se présentait sommairement à moi comme une lutte entre une classe ouvrière batailleuse, autonome, méfiante à l’égard des parlementaires et des intellectuels, et une bourgeoisie qui devenait consciente jusqu’au cynisme.

    La solution de ce problème, c’était une question de force qui devait être posée par la grève générale [tout le point de vue ici développé est celui de Georges Sorel].

    D’autre part, j’entrouvrais l’Action française, et surtout en marge de l’Action française, Les Cahiers du Cercle Proudhon, où la théorie syndicaliste était reprise et insérée dans un système vivement composite.

    Sans doute quand on se réfère à cette période, on s’aperçoit que quelques éléments de l’atmosphère fasciste étaient réunis en France vers 1913, avant qu’ils le fussent ailleurs.

    Il y avait des jeunes gens, sortis des diverses classes de la société, qui étaient animés par l’amour de l’héroïsme et de la violence et qui rêvaient de combattre ce qu’ils appelaient le mal sur deux fronts : capitalisme et socialisme parlementaires, et de prendre leur bien des deux côtés.

    Il y avait, je crois, à Lyon des gens qui s’intitulaient socialistes-royalistes ou quelque chose d’approchant. Déjà le mariage du socialisme et du nationalisme était projeté.

    Oui, en France, aux alentours de l’Action française et de Péguy il y avait la nébuleuse d’une sorte de fascisme. C’était un fascisme jeune, qui ne craignait pas les difficultés et les contradictions et qui, sincère, se croyait capable de rester pur.

    Entre le capitalisme et le socialisme, on se promettait de ne pas verser et de ne pas se soumettre à l’un plus qu’à l’autre.

    Déjà, je rôdais partout et je ne m’arrêtais nulle part. Ce n’était pas vain que, dans mon Ecole j’apprenais en même temps le maniement des affaires et l’histoire. En conséquence mon propos intime, quand je partais dans mes pérégrinations, était seulement de me renseigner de toute part et de ramener des forces neuves dans les cadres existants où l’exemple de quantité d’hommes sérieux me prouvait qu’on pouvait faire œuvre utile (…).

    Lisant Sorel, Maurras et Jaurès, pratiquement je travaillais sous l’oeil un peu inquiet de M. Leroy-Beaulieu, avec un groupe d’étudiants radicaux-socialistes parmi lesquels je rêvais d’une République autoritaire, syndicaliste et d’un nationalisme plutôt cynique qu’hypocrite.

    Et puis la guerre est arrivée qui a balayé cela. Et puis la paix est revenue, introduisant dans la sarabande des mythes politiques un nouveau personnage : le communisme, dont les vrais ressorts demeurèrent longtemps inconnus.

    Entre-temps, le fascisme français avait été tué. Tous ses jeunes tenants étaient morts, ou mutilés, ou disparus (…).

    Critique du machinisme, confusion du capitalisme et du marxisme, critique du nationalisme intellectuel, nécessité de combiner l’individualisme et le socialisme dans une synthèse mobile – tout cela c’est mon bien depuis longtemps. »

    Or, les événements de février 1934 ont donné naissance à une revue, intitulée La Lutte des Jeunes, qui va regrouper précisément la nouvelle génération de fascistes, après celle du Cercle Proudhon brisé par la première guerre mondiale.

    La revue a été fondée par Bertrand de Jouvenel, dont la mère était juive et qui était jusque-là membre du Parti radical, ayant publié cependant un ouvrage en 1928 intitulé L’économie dirigée. De fait, il appartient au courant dit des « planistes ».

    Bertrand de Jouvenel, après l’étape de cette revue, deviendra le rédacteur en chef de L’Émancipation nationale du Parti Populaire français de Jacques Doriot. Rompant en 1938, il est lié aux collaborateurs ainsi qu’aux services de renseignement gaullistes, avant de partir en Suisse en 1943. Dans l’après-guerre, cette figure du fascisme français fera un procès en diffamation gagné à Zeev Sternhell, ce dernier l’ayant défini comme « pro-nazi » et devant payer un franc symbolique.

    La Lutte des Jeunes regroupait différents intellectuels donc liés au planisme comme Henri De Man, des spiritualistes comme Emmanuel Mounier adepte du « personnalisme ».

    La revue était donc un sas de regroupement et de théorisation, à l’existence ainsi éphémère (du 25 février 1934 au 14 juillet 1934), mais c’est précisément dans cette revue que Pierre Drieu La Rochelle va écrire plusieurs articles, dont certains formeront la base du document Socialisme fasciste.

    D’ailleurs, ces articles paraîtront tout au long de l’existence de la revue :

    – Réflexions sur le 6 février dans le premier numéro, du 25 février 1934 ;

    – Verra-t-on un parti national et socialiste, dans le second numéro, du 4 mars 1934 ;

    – Contre la droite et la gauche, dans le troisième numéro, du 11 mars 1934 ;

    – Dialogue avec un pauvre de droite, dans le cinquième numéro, du 25 mars 1934 ;

     Notre courage et vos idées claires, dans le huitième numéro, du 15 avril 1934 ;

    – Congrégations ?, dans le neuvième numéro, du 22 avril 1934 ;

    – Si j’étais La Rocque, dans les numéros 12 et 13, du 20 mai 1934 ;

    – Sous Doumergue, dans le quatorzième numéro, du 27 mai 1934 ;

    – L’homme (Gaston Bergery), du quinzième numéro, du 3 juin 1934 ;

     La République des indécis, dans le seizième numéro, du 10 juin 1934.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : une fantasmagorie

    Pierre Drieu La Rochelle procède donc dans Le jeune européen à une critique de la machine :

    « Moment critique. Les machines font un énorme et implacable et irrésistible système de critique, de destruction, qui a germé dans notre sein et qui nous ronge. »

    Il se focalise sur la notion de création, d’artisanat :

    « Par exemple, telle machine happe un caillou. Ce caillou est prospère, il a reçu de l’influence des divinités atmosphériques, une forme palpitante. La machine le broie et il en sort un ciment informe, inanimé, si profondément, si lourdement paresseux, à quoi l’homme renonce à conférer une vie plus haute que celle que connaissait ce morceau de matière quand il était caillou.

    Ce sera cette misérable maison moderne. Tandis qu’autrefois au temps de la jeunesse et du génie, la pierre accédait à un plus haut degré dans l’échelle de la création par la métamorphose ennoblissante que lui procurait la main de l’homme, tailleur de pierre. »

    Cependant, la preuve qu’il est ici un romantique, c’est qu’il n’appuie pas sa critique sur une conception raciste ou nationaliste, mais en fait le besoin de l’humanité dans son essence même :

    « Pour empêcher la destruction lente que je vois en tout sens, pour arrêter l’évolution pernicieuse, je veux interposer une destruction immédiate, totale, qui ramène l’histoire à ses débuts (…).

    Ainsi serait sauvé et restitué l’humain. Ce qui est la souche, ce qui permet les fruits et les fleurs et les feuilles, l’animal et l’enfant. Il faudrait que les vertus renaissent. Il y a quelque chose sous le ciel que j’appelle toujours, c’est la fraîcheur du sang.

    Sentir que la sève des feuilles coule directement dans les veines de l’homme:ne pas laisser les lèvres de l’homme se dessécher loin du sein de sa nourrice (…).

    Il ne s’agit plus de maintenir le Français, ni même l’Européen, mais l’Humain.

    Maintenir l’humain, faire en sorte qu’il y ait encore longtemps une expression humaine du monde, par des chants et des prières, des amours, toutes sortes de fabriques.

    Car nous ne voulons pas encore nous perdre tout entiers en Dieu. Faits de la boue de cette planète, nous ne pouvons concevoir l’activité spirituelle que selon une morphologie inhérente à cette boue. »

    Et Pierre Drieu La Rochelle est tout à fait conscient des limites de son romantisme, de l’incapacité totale à être en mesure de mettre en place ce qui reste une fantasmagorie :

    « [Pierre Drieu La Rochelle fait ici parler quelqu’un critiquant son point de vue] Donc, on détruit l’économie : au diable les banques, les usines, les chemins de fer. Plus d’argent. Plus de presse.

    Enfin les hommes respirent, ils ne vont plus au bureau, ils quittent les villes… Car c’est bien cela, n’est-ce pas, que vous voulez? Votre effort ne peut aboutir qu’à cela.

    Votre passion pour ébranler le inonde présent devrait être si violente qu’elle ne pourrait moins faire que le briser. Ou bien alors c’est un effort modéré, qui veut en prendre et en laisser, mais qui alors s’amortira et se confondra avec les autres compromis.

    Le communisme en Russie, parce qu’il n’a point rétrogradé à la horde, rejoint l’américanisme, un idéal de production de fer-blanc.

    MOI

    Oui, ce rude dilemme : un réformisme rafistoleur, équivoque, souffreteux, ou un anarchisme incendiaire qui seul puisse relancer le feu des âmes. »

    Telle est la base qui a amené à la conception du Socialisme fasciste : l’incapacité à avancer vers un bloc continental a renforcé la critique d’un monde moderne vu selon un prisme petit-bourgeois, mais avec une charge romantique très puissante, s’appuyant sur une dignité du réel totalement incomprise.

    C’est pour cela que les événements de 1934 vont être l’occasion d’une lecture idéaliste et forcée, prétexte à l’affirmation d’une conception fasciste censée être pure.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la petite-bourgeoisie contre la machine

    Comment Pierre Drieu La Rochelle, avec son romantisme, caractérise-t-il la société? Dans Le jeune européen, Pierre Drieu La Rochelle exprime en fait une panique petite-bourgeoise devant le monde moderne, qui se résume pour lui en deux aspects : le machinisme d’un côté, l’égalitarisme de l’autre.

    C’est ce point de vue petit-bourgeois qui lui fait s’associer de manière idéaliste le capitalisme et le communisme, considérés comme les rouleaux compresseurs de la production centralisée.

    Cela se fait aux dépens de la personne, mais en romantique ayant basculé dans la réaction, Pierre Drieu La Rochelle assimile la personne à l’individu. Capitalisme et communisme apparaissent alors comme de gigantesques processus d’anonymisation.

    Le communisme, permettant l’épanouissement des personnes par le dépassement de l’individu dans le collectivisme, dans la richesse matérielle et l’unification culturelle, lui est invisible ou, lorsque cela est perçu, foncièrement nocif.

    Voici comment il exprime cette panique obsessionnelle petite-bourgeoise :

    « Nous entrons dans une époque où la vie n’est qu’un rêve collectif. Les hommes mènent des destinées parallèles ; chacun ne pense qu’à son individu mais il ne trouve plus pour nourrir cet individu qu’une panade commune, un brouet spartiate, de plus en plus délayé.

    Regardez dans un cinéma cette foule qui baigne dans une ombre égale. Ce poisson vient battre, comme dans un aquarium, contre la paroi lumineuse de l’écran, la seule issue pour tous ces égoïsmes, noyés, asphyxiés.

    L’individu exaspéré, exténué va mourir, et de lui va naître un communisme étrange, fascinante, inévitable.

    Cela me fait peur. Quelle tournante évolution suit l’humanité ? Pour le moment voilà où nous en sommes, à cet alignement monotone de signes, sans plus de valeur personnelle, de plus en plus désincarnés.

    Et la scène va-t-elle produire quelque chose de plus substantiel que ces chiffres serrés les uns contre les autres, qui ne gardent que par habitude leurs vieux masques divins, ces chiffres qui font semblant d’être encore des visages ? »

    La critique romantique idéaliste, en quête d’une source extérieure par incapacité à lire la contradiction interne, voit ici un dénominateur commun au capitalisme et au communisme : la machine.

    Pourquoi ? Parce que la machine s’oppose au corps. On a ici une dénonciation romantique en lieu et en place de la critique scientifique, matérialiste dialectique, de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, entre villes et campagnes.

    Ne profitant pas de cette base intellectuelle, perdu dans son nietzschéisme, Pierre Drieu La Rochelle aboutit à une critique idéaliste qui, incapable de voir ce qu’est une production, pleurniche sur la création, sur l’artisanat, avec un imaginaire résolument petit-bourgeois :

    « L’homme n’a de génie qu’à vingt ans et s’il a faim. Mais l’abondance de l’épicerie tue les passions. Bourrée de conserves, il se fait dans la bouche de l’homme une mauvaise chimie qui corrompt les vocables.

    Plus de religions, plus d’arts, plus de langages. Ses désirs assommés, l’homme n’exprime plus rien.

    Il est écrit dans l’évangile de Saint Jean : « Je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous. » Les doigts de l’homme sont divins : à la matière qui est vivante — un caillou est mouvant comme mon cœur — ils peuvent communiquer une seconde vie, de même que, selon le dogme catholique, du pain qui est déjà chair et sang, le prêtre peut faire l’Eucharistie, qui est deux fois pain de vie.

    Mais l’homme ne peut déléguer ce pouvoir absolu de ses doigts à un agent déjà issu de ses œuvres. A peine si le sculpteur peut se servir de l’ébauchoir, le peintre du pinceau, le musicien de l’archet.

    L’homme peut imprégner d’esprit un objet, faire jaillir d’un piano, d’un vase, d’un paysage, de longues sources de suggestions spirituelles, mais il faut qu’il soit là, qu’il les ébranle de ses mains.

    L’outil n’est efficace que dans la main de l’homme, l’homme ne peut abandonner l’outil à lui-même. La filiation poussée au second degré ne porte plus ou, du moins, dégénère sans remède.

    L’homme peut engendrer, il ne peut transmettre le pouvoir de la génération, insérer dans l’ordre de la matière une initiative indépendante et neuve, intercaler entre lui et les choses une race intermédiaire.

    Mais cela qui lui est interdit l’homme a voulu l’accomplir et l’imposer à la nature, le faire accepter de Dieu. Il l’a voulu pour la pire raison par lassitude. La race européenne, américaine, maîtresse de la planète, comme les grands peuples conquérants au bout de leur effort, a voulu se reposer du poids de son travail sur un monde inférieur de vaincus et d’esclaves.

    Au lieu de les prendre dans les rangs d’autres races — ce qui lui était interdit par tout un monde de circonstances et de pensées — elle a été les chercher hors du cercle animal, dans ce monde qu’à tort elle dit inanimé, dans le règne minéral, végétal. Avec les métaux, après avoir façonné l’outil unilatéral, inarticulé, inerte, elle conçoit la machine subtile, complexe, souple, capable de reprendre l’impulsion, de conserver le mouvement.

    Beaucoup croyaient qu’ainsi l’homme servait son désir le plus haut, qu’après une victoire définitive sur la matière, il allait aiguiller l’esprit sur une voie libre, le lancer sur un rail d’infini.

    Mais le mal se mêle au bien et rend les intentions fourchues : au moment même où il faisait un si grand effort, l’homme cherchait une pente où se laisser aller et se détendre. Il l’a trouvée et il s’y est tenu; et c’est pourquoi il est puni.

    Car s’il ne peut conférer à des instruments le pouvoir d’engendrer la vie, par un revers inexorable, il peut les investir d’un pouvoir de mort.

    La machine est née de la paresse de l’homme. Elle est née décrépite et ruineuse, elle ne peut engendrer que des cadavres. Pourtant, comme ils ont l’air jeune et vigoureux, ces beaux bras d’acier !

    Mais ce ne sont que les pinces d’un vieux crabe maléfique.

    Un enfant sort du ventre de sa mère ; si Dieu oublie de lui donner une âme, il coule comme de la gelée. Ainsi tout ce qui sort de la machine. »

    Ce discours anti-machines est typique de la petite-bourgeoisie des années 1930, reflétant son refus du grand capitalisme, qu’elle sait être son fossoyeur. Et ce discours utilise des ressorts philosophiques à prétention humaniste, alors qu’il s’agit en réalité d’un existentialisme nietzschéen.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre l’unanimité aseptisée

    L’essai Le jeune européen est une tentative de formulation romantique d’un dépassement de sa situation personnelle historique pour aboutir, à travers l’ultra-subjectivisme, à la production d’un idéalisme « pur ».

    Comment Pierre Drieu La Rochelle se présente-t-il ? Il dit de lui :

    « Toute une époque est une aventure. Je suis un aventurier. Bonne époque pour moi que mon époque, notre chère époque. Je connaissais déjà les courses d’auto, la cocaïne, l’alpinisme.

    Je trouvais dans cette Champagne désolée, abstraite, le sport d’abîme que je flairais depuis longtemps.

    Patrouilles, guerre de mines, camaraderie bestiale et farouche, gloire sordide. »

    Ce fut la base d’une expérience présentée sous un angle mystique :

    « Pendant trois mois d’abjection physique, dans la dysenterie, parmi ces armées de paysans, d’employés et d’ouvriers, encadrées d’intellectuels délirants, jetées les unes contre les autres, par de vieux chefs de gare désorientés, dans des massacres obscurs, je connus un transport inouï.

    Je fus l’ermite des charniers. »

    Par conséquent, il y a une forme de transcendance, qu’il s’agit de revivre afin de pouvoir ne serait-ce que vivre :

    « Il faut avoir tué de sa main pour comprendre la vie. La seule vie dont les hommes sont capables, je vous le redis, c’est l’effusion du sang : meurtres et coïts. Tout le reste n’est que fin de course, décadence. »

    Or, le développement du capitalisme, en tant que développement des forces productives, d’une vie facile se développant malgré et même contre l’expérience de la première guerre mondiale, pose une approche radicalement différente, que Pierre Drieu La Rochelle vit extrêmement mal :

    « Tandis que les Américains canonnaient la Nature, les Européens, les uns sur les autres, encore trompés par de vieilles coutumes, se canonnaient entre eux.

    Mais vienne la paix et il ne s’agirait plus que de boîtes de conserve et d’autos à bon marché. »

    On voit le grand problème : Pierre Drieu La Rochelle reconnaît l’aliénation amené par le développement du capitalisme, mais il lui oppose non pas l’avenir, mais le passé.

    Il est à la fois scandalisé que sa propre expérience soit aussi rapidement placée à l’arrière-plan de l’histoire, et choquée de la rapidité du développement en cours.

    Le thème de la nature est vu, mais incompris, cantonné principalement à la question du corps, celui de l’homme, et pourtant on devine tout à fait comment, à travers la critique romantique petite-bourgeoise de Pierre Drieu La Rochelle, il y a la dénonciation romantique d’un monde rempli de futilités, voire une véritable critique de l’aliénation, comme dans le long passage suivant :

    « L’éclairage : sauf dans quelques intérieurs étroits, l’homme pas encore su maîtriser la force nouvelle de l’électricité, dont il se blesse par mille éclats, par infatuation.

    Il ne sait pas la capter, la calmer, la rendre chaude et douce ou alors il l’amortit, il la met sous le boisseau, et ce sont des pénombres funèbres (…).

    Ces idiots aveugles, incapables de se tenir à la hauteur de leurs propres inventions, n’ont pas encore remarqué que l’électricité tuait les nuances et que seules des couleurs crues, profondément massées, pouvaient faire front contre ces charges de clarté blanche.

    De même, le vêtement n’est pas traité à l’échelle neuve : des détails vétilleux embrouillent la tache des costumes, entravent l’arabesque des corps.

    Il faudrait faire alterner des partis-pris : tantôt, sur un fond uni, faire ressortir le corps humain à force de lumière, comme le font photographes et cinégraphes, et tirer de cette seule matière tout son trésor de suggestion linéaire quand c’est une ombre plate sur un fond clair, ou de plasticité quand son volume est pétri par l’ombre : tantôt fondre ce corps dans le décor, ne l’utiliser plus que comme un élément entre autres, comme un véhicule pour charrier des couleurs, un mobile pour déplacer des lignes dans un tableau qui capte tout le tourbillon de la nature, comme font les Ballets Russes. »

    « Que de femmes, cette époque est femme, abîme de jouissance, anxieuse et énervée. »

    D’où une révolte romantique contre la banalité de la vie quotidienne, contre le sordide d’une vie quotidienne vide de sens.

    « Apparemment, on peut se retourner encore dans le monde par un débrouillage individue ; l’un est très fier d’avoir inventé un nouveau système de boutons de manchettes ; l’autre d’avoir réuni la fabrication des fromages et l’industrie touristique dans le Lot-et-Garonne.

    Mais ils ne prennent pas garde que leur initiative émerge à peine un instant du courant de plus en plus monotone de la production moderne, et qu’en réalité, depuis le président de la banque jusqu’au dernier comptable, ils sont tous employés, salariés, dans les mêmes bureaux, mobilisés de force au service d’un vaste communisme obscur, confortable, ennuyeux, laid.

    Il n’y a pas de bonté, mais un grand adoucissement des mœurs. Les riches ne voient pas les pauvres, ne conçoivent pas les pauvres. Mais peu à peu, riches et pauvres abandonnent leur état particulier pour se rencontrer et se fondre dans un état intermédiaire.

    Il manque les ouvriers à ce tableau. Ils sont dans leurs faubourgs, au cinéma, et se gorgent de films qui, pour quelques sous, les introduisent dans les salons des riches.

    Il suffit de voir les hommes devant les bêtes pour constater leur unanimité. Voici justement sur la scène des otaries.

    J’entends les hommes le lendemain : Dis-donc, Félix, on ne s’est pas embêté, hier soir, hein ! Nous en avons eu pour notre argent.

    Et qu’est-ce qu’on s’était mis à dîner. Il faut raconter cela à Léon. Garçon ! trois Chambéry-fraise. On a été avec Madame Félix et la gosse au Casino. Dis-donc, c’est bien le moins, hein ! Il y a assez longtemps qu’on turbine.

    Un peuple, mon vieux, bondé. Des gens chic. Y avait des tas de gonzesses à poil. Pas mal. Mais quand l’Américain a amené les otaries…. Ah ! les vaches ! C’est le moment qu’on a commencé à jouir. On se sentait vivre. Non Sont-elles moches !

    Tu dirais des gonzesses qui ont le derrière pris dans un édredon et qui courent après l’autobus. Ah ! C’est pas permis d’être bâti comme ça. C’est tout désossé, ça tortille sa viande comme une amoureuse. Ça se pousse, ça tangue, ça mugit comme un veau, ça essaye de se mettre en colère. »

    Félix, Léon et Ernest boivent d’autres Chambéry-fraise.

    « Nous sommes les hommes, c’est nous les rois. Le soir, on nous voit assis, avec nos lardons, au music-hall. Tout est en ordre sur la terre. Nos femmes sont en peaux de bêtes et couronnées d’oiseaux morts.

    Nous avons roulé l’éléphant, soufflé au lion ses chasses. Le cheval n’est qu’un abruti et le chien fut pris par ses bons sentiments. Nous avons vaincu toutes les bestioles. C’est la gloire. Nos petits drapeaux ornent les Pôles.

    Nous avons traîné les otaries dans les cirques comme des reines liées par les genoux. Tu en fais, un œil. Hourra! Que la grosse caisse crève ! Tant pis, si les cymbales attrapent des ampoules ! Hourra pour la coterie ! Sifflons avec la puissance de la vapeur : on va écraser les étoiles. C’est une fameuse rigolade. »

    Otaries, sirènes, glissez dans l’eau et la nageuse sera sans grâce. »

    Cette révolte contre l’unanimité aseptisée est romantique dans ses exigences, mais elle est malheureusement incapable de lire les contradictions existantes, et donc le potentiel pour un avenir justement radieux. Il ne reste plus que le passé à idéaliser, où se réfugier, tel un au-delà servant de refuge existentiel.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : l’idée d’Europe contre le nationalisme

    Dans l’immédiate après-guerre, avant de devenir un théoricien d’un prétendu Socialisme fasciste, Pierre Drieu La Rochelle se fait le grand partisan de la formation d’un bloc continental européen. Dans le recueil Interrogation, il écrivait déjà un poème intitulé Plainte des soldats européens.

    L’approche était nietzschéenne, comme l’ensemble de son œuvre :

    « Tel est le secret. Telle est la nécessité de la guerre. L’élite n’est point faite pour le peuple, mais l’élite et le peuple pour accomplir le commandement de la Vie qui se complaît dans le chaos.

    Le secret est de se réjouir de l’imperfection du monde.

    Ils demandent à quoi sert la guerre mais ils veulent dire à quoi sert la vie.

    Il faut choisir entre le néant ou le chaos. »

    Cependant, c’était aussi la tentative d’une complainte générale des combattants, avec la déception fondamentale du soldat qui s’aperçoit qu’il n’est qu’un jouet de forces l’utilisant et que la vie continue sans lui :

    « Par le travers de l’Europe, nous sommes des millions et seuls.

    Multitude solitaire, qui divulguera notre peine inconnue ?

    Ennemis de cette tranchée-ci ou de la tranchée d’en face

    Tous ensemble isolés au milieu monde

    Au milieu de l’implacable sollicitude du monde (…).

    Nous avons compris l’aventure plus tard quand derrière nos tranchées abominables du premier hiver,

    On rouvrit les cinémas. »

    Comme il lui fallait trouver un sens aux sacrifices pourtant vains de la première guerre mondiale, Pierre Drieu La Rochelle développe le thème d’un nationalisme européen qui naîtrait de la guerre, afin de faire face aux puissances s’étant développé parallèlement à la première guerre mondiale : les Etats-Unis et l’URSS.

    Pierre Drieu La Rochelle a alors une fascination petite-bourgeoise pour le principe d’empire, qui permettrait on le devine la stabilité généralisée, en dépassant ce qui pose « souci ». Incapable de lire la contradiction interne propre au mode de production capitaliste, Pierre Drieu La Rochelle voit en la concurrence extérieure la source des problèmes fondamentaux.

    Parmi les nombreux ouvrages qu’il va écrire au sujet du bloc européen, il y a en 1928 Genève ou Moscou, qu’il présente ainsi :

    « Il faut saisir la réalité du monde sous les mots. Aux Etats-Unis d’Amérique ceux qu’on nomme capitalistes, dans l’U.R.S.S. de Russie ceux qu’on nomme communistes font la même chose.

    Tous ces rudes mécaniciens de la grande machinerie moderne avancent en plein mystère et créent les ressources d’une société planétaire aux mœurs imprévues.

    L’opposition communisme contre capitalisme n’existe plus qu’en Europe. Chez nous, contre un capitalisme arriéré et hésitant se dresse encore une ombre de critique furieuse et de désespoir qui garde au mot communisme son sens ancien, unilatéral, démodé déjà en Russie, inconnu en Amérique.

    Le capitalisme européen doit se décider, accomplir une synthèse semblable à celles qui se font en Amérique et en Russie. Il doit accomplir de lui-même les désirs qui s’agitent sous un mot ennemi, mais qui au fond sont les siens.

    Pour assurer, lui aussi, l’unification politique et économique de son continent, le capitalisme européen doit avant tout détruire le patriotisme local qui s’oppose au patriotisme européen.

    Genève est le symbole de la fin des patries, désormais la condition inéluctable de l’ordre européen. Si le capitalisme européen ne s’unifie pas sous le signe de Genève, il ne pourra pas lutter contre l’impérialisme américain qui monte.

    Les importations américaines – qui sont faites pour reporter sur l’Europe la crise qui devrait éclater en Amérique et que l’Amérique pourrait résoudre en se repliant sur elle-même grâce au communisme latent qui est dans son système – jetteront l’Europe dans de terribles difficultés économiques qu’entravée par ses frontières et ses douanes elle ne pourra surmonter. Les guerres intestines renaîtront qui engendreront les révolutions inexpiables.

    Si la capitale politique et économique des États-Unis d’Europe, si Genève ne se fait pas, Moscou se fera. »

    En 1931, Pierre Drieu La Rochelle publiait L’Europe contre les patries, que lui-même présente de la manière suivante :

    « Ce qu’on appelle dans le monde entier, aujourd’hui, le nationalisme, c’est le résidu d’un état d’âme, qui a eu son heure de pleine vérité et de pleine fécondité.

    Mais ce résidu tourne et s’aigrit. Quand les hommes deviennent conscients d’un état d’âme, c’est qu’il commence à se fatiguer et à ne plus correspondre aux faits. Alors on fait intervenir la volonté. Et bientôt on rentre dans l’exagération.

    Ce qui était spontané et inconscient – faire partie d’une nation – devient une attitude – être nationaliste – bourrée d’intentions et de significations qui extravaguent fort loin du naïf point de départ.

    Il est à peine besoin de montrer qu’il y a péril mortel pour les humains à mettre toute leur vie, toute leur activité à la merci des formations anachroniques que cause un tel résidu. Mais il faut faire toucher du doigt dans chacun des problèmes de l’Europe d’aujourd’hui comment les Européens, plus que tous les autres humains, s’embrouillent à chaque pas dans ce malentendu qui est tout près de leur être fatal.

    Le point capital de cet essai, c’est de montrer qu’alors que le nationalisme, à bout de course chez les vieilles nations de l’Occident et du Centre (Angleterre, France, Italie, Allemagne), pourrait mourir de sa belle mort, il renaît d’autant plus dangereux que plus sénile au contact des jeunes nationalismes de l’Est qui pourtant ne sont eux-mêmes que des imitations artificielles, parce que tardives, de ce phénomène né à l’Ouest.

    La solution, c’est que l’Europe se hâte de régler les derniers problèmes nationaux à l’Est pour pouvoir ensuite anéantir – s’il n’est pas trop tard – le nationalisme qui la subvertit et la divise et en venir à cette union, sans laquelle elle ne pourra pas lutter contre les fédérations continentales qui la menacent (Russie, Amérique). »

    Cette quête d’une sorte de troisième voie impériale va être le prétexte à une critique généralisée, totalement romantique, de la mécanisation du monde, dans l’oeuvre majeure de cette période qu’est Le jeune européen, publié en 1927.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre la guerre, pour le sport

    Une preuve du romantisme fasciste de Pierre Drieu La Rochelle est son refus de la guerre. La petite-bourgeoisie a en effet besoin de stabilité, pas d’une guerre où elle serait inévitablement affaiblie, manipulée.

    D’où une dénonciation de la guerre comme étant devenue mécanisée et par-là inhumaine. Le virilisme forcené, le nietzschéisme, la vision romantique du corps déformé en culte de celui-ci lui font réfuter la guerre moderne.

    Dans Socialisme fasciste, en 1934 il prévient ainsi :

    « La guerre militaire moderne est sur toute la ligne une abomination. Je me suis efforcé depuis quinze ans de démontrer et de faire sentir que cette guerre, en effet, détruit toutes les valeurs viriles (…).

    Pas l’ombre d’aventure, le facteur individuel faut de contact entre les adversaires étant réduit au plus mince. Dans la prochaine, ce sera vrai pour l’aviation comme pour l’infanterie et l’artillerie.

    A l’arrière c’est la vie de caserne, réglée, automatique, à l’avant aussi. Pas d’aventure, donc pas de gloire. Voilà la guerre moderne, elle n’a plus rien d’humain.

    Et quel est le résultat ? Des millions de morts, de blessés et de malades. Pas de gloire et des destructions immenses.

    Les villes anéanties : Londres, Paris, Berlin, Milan rayées de la carte au premier jour. Les femmes, les enfants, les vieillards, les animaux, les plantes, la forme même des paysages, tout cela dissipé comme le corps des soldats.

    Une Europe réduite au désespoir, à la négation de tout. La jeunesse qui est la vie, qui est la beauté ne peut être que contre cela. »

    Or, le souci, c’est que la philosophie de Pierre Drieu La Rochelle s’appuie directement sur Nietzsche et Sorel : il faut pourtant tout de même la guerre, qu’on refuse en même temps.

    D’où cette réflexion fort étrange aboutissant au refus de la guerre, à son remplacement par le sport :

    « Dans la guerre il y a la force, le courage. Le courage, c’est de tuer mais aussi d’être tué, le courage de blesser mais aussi d’être blessé, le courage de ruiner et d’incendie, mais aussi le courage de supporter la faim et la soif, le froid et le chaud, l’insomnie et la saleté, la paresse et les lourds travaux, la solitude et la promiscuité.

    D’une façon plus profonde, le courage c’est bien plus, c’est tout. C’est de se connaître et de s’affirmer, d’être quelque chose et quelqu’un en dépit de tous les obstacles et de toutes les menaces (…).

    Que serait-ce qu’un citoyen qui ne serait qu’une pensée ? Qui ne serait pas un corps incarnant cette pensée et répondant d’elle, un corps prêt à être blessé ou tué pour elle ? (…). L’État ne peut vivre et se renouveler que par l’insurrection, la révolution, la guerre intérieure.

    Et l’Espèce a besoin de cette insécurité dans l’État (…).

    La jeunesse voyant l’esprit de paix tuer l’esprit de révolution, a restauré l’esprit de guerre pour sauver cet esprit de révolution dont il est inhérent.

    Mais c’est ici que nous, Français, qui n’avons point été mêlés à toute cette aventure (bien que nous l’ayons pressentie dans le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, et que nous ayons produit Proudhon, Blanqui et Sorel, apôtres de diverses manières de la révolution guerrière), nous devons ouvrir l’oeil et profiter de notre distance.

    Nous devons admirer ce beau sursaut de la jeunesse d’ailleurs. Mais puisque nous sommes voués à la sagesse plutôt qu’à l’audace, profitons-en.

    Puisque nous sommes amenés les derniers à une certaine action, tâchons d’en prendre les avantages sans en adopter les inconvénients (…).

    Mais elle [la jeunesse européenne] s’est jetée dans l’excès contraire. Elle a restauré pêle-mêle la guerre avec la révolution. La jeunesse de l’Europe centrale et orientale, pour sauver la révolution, a admis la guerre.

    Elle a réagi, elle s’est montrée réactionnaire, en plein (…).

    La révolution fasciste, qui a peut-être compris la solution propre à l’esprit européen du problème social, n’a pas compris le problème de la guerre. Elle n’a pu faire la dissociation d’idées, nécessaire aujourd’hui pour le salut de l’Espèce, entre la guerre moderne et la guerre éternelles, entre la guerre et l’esprit de guerre (…).

    Dans le bellicisme des fascistes, il y a un effort beaucoup plus qu’un abandon, un effort qui se crispe, qui s’exagère.

    Dans le fascisme, la crispation est de trop et signale une erreur.

    Le fascisme demande trop à l’homme ; en même temps qu’il lui redonne la vie, l’orgueil de sa jeunesse, il le prépare à une mort hideuse et stérile.

    Notre effort, pour être plus mesuré, pourrait être plus heureux. En analysant notre but mieux que les autres, nous pourrions nous façonner à une tension plus saine et peut-être plus durable.

    A cause de la déviation démoniaque qu’a subie la guerre moderne, nous nous contenterons de l’exercice transposé de la guerre : du sport.

    La guerre peut bien supporter une transposition comme l’amour. Il y a loin du rapt primitif à l’amour sentimental. Il faut bien que l’Espèce se contente de cette transposition et de cette atténuation de l’instinct de reproduction.

    Remplaçons les batailles par des matches de football, l’héroïsme de la terre par l’héroïsme du ciel.

    Espérons que l’esprit du sport suffira à nous maintenir assez belliqueux pour demeurer révolutionnaires dans le cercle intérieur. »

    On a ici un romantisme complet, un décalage total par rapport à la réalité des guerres impérialistes. Pierre Drieu La Rochelle l’a deviné alors, et il annonce la « puissance démoniaque » qui va s’exprimer lors de la prochaine guerre :

    « La guerre éclate, dans cinq ans. La France et l’Allemagne se ruent l’une sur l’autre.

    La France seule serait battue, encore plus sûrement qu’en 1914 (…). La prochaine fois, ce sera la lutte à couteaux tirés entre le fascisme e le communisme.

    Les nécessités de la lutte obligeront les bourgeois d’Occident, mêlés à la lutte entre le gouvernement antidémocratique de la Russie et le gouvernement antidémocratique de Berlin, à jeter aux orties leur dépouille démocratique (…).

    On verra des bourgeois jusque-là nationalistes s’apercevoir que le nationalisme n’était pas l’âme de leur vie autant qu’ils le croyaient.

    On les verra justifier soudain l’esprit allemand et entrer dans des concessions telles que n’en ont jamais rêvé les braves gens de la gauche. Hitler a encore de beaux jours devant lui.

    Toute cette énorme et confuse situation nouvelle semble donc se ramener à ce dilemme étrange ; les Français préféreront-ils devenir communistes pour ne pas devenir Allemands ? Ou devenir Allemands pour ne pas devenir communistes ? Et n’en sera-t-il pas de même en Italie et en Angleterre ? (…).

    Le troisième caractère abominable de la prochaine guerre reste la puissance démoniaque et irrémédiablement hostile à l’humanité, des instruments. A lui seul, il suffirait à la rendre exécrable. »

    Avec une telle analyse, Pierre Drieu La Rochelle aurait dû passer dans le camp pacifiste, donc le camp communiste. Mais sa base petite-bourgeoise, ses fréquentations de la haute bourgeoisie, l’ont corrompu, et il en vient espérer un fascisme d’opérette :

    « Le fascisme, c’est la crispation de l’homme européen autour de l’idée de vertu virile qu’il sent menacée par le cours inévitable des choses vers la paix définitive.

    Il n’est pas sûr que le fascisme veuille vraiment la guerre et soit capable de guerre, surtout de la terrible guerre moderne.

    Le fascisme se contenterait peut-être volontiers de sport et de parade, d’exercice et de danse. Qui sait s’il ne montrera pas épouvanté devant la conséquence dernière de son attitude ?

    Il confond dans ses paroles le sport et la guerre, la restauration physique de l’homme – si nécessaire pour lutter contre les méfaits des grandes villes et pour maintenir l’homme dans ses facultés essentielles – avec la continuation des vieilles formes militaire.

    Mais peut-être qu’au fond de lui-même, la distinction est déjà faite entre la transposition de l’esprit de guerre en sport et parade et la continuation de la forme militaire. »

    Quiconque voit la base du fascisme sait bien que la guerre est un élément revendiqué, assumé. Le militarisme expansionniste est une composante essentielle et même pas masqué du fascisme.

    Pierre Drieu La Rochelle ne peut pas le savoir. Mais son romantisme est borné, sa vision opportuniste, donc son positionnement nécessairement bancal, faible, capitulard.

    De fait, il a capitulé devant son propre romantisme. D’autres, en raison d’un romantisme très similaire, passeront dans le pacifisme passif pro-occupation, ou bien dans la Résistance mais avec une perspective spiritualiste de régénération, comme la fameuse Ecole d’Uriage.

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