Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Jean Calvin : la reconnaissance du prêt à la production

    Jean Calvin a fourni une œuvre dont la dimension économique est historiquement d’une importance immense. En fait, sa perspective est même celle d’un capitalisme organisé qui n’en est pas un ; il témoigne encore une fois ici d’une approche dialectique très poussée.

    Son point de vue sur la banque est ici un exemple tout à fait pertinent dans ce cadre. Jean Calvin s’oppose ainsi formellement aux banques ; il a lutté pour qu’il n’y en ait pas à Genève.

    Il a ici une position qui est celle des religions monothéistes traditionnellement : prêter de l’argent avec intérêt, ce qu’on appelle l’usure est inacceptable dans le cadre de la même communauté religieuse, voire en général. Au Moyen-Âge, l’Église catholique utilisait ainsi administrativement des personnes juives pour s’en servir comme banquiers.

    Jean Calvin n’a donc pas une position ici très originale en apparence ; il dit fort logiquement :

    « C’est une chose fort étrange, et inique, cependant que chacun gagne sa vie avec grand’peine, cependant que les laboureurs se lassent à faire les journées, les artisans à grande sueur servent aux autres, les marchands non seulement travaillent mais s’exposent à beaucoup d’incommodités et dangers, que messieurs les usuriers assis sur leur banc sans rien faire reçoivent tribut du labeur de tous les autres. »

    Pourtant, à lire ces lignes on voit qu’il se met du point de vue de l’artisan et du marchand. L’usure n’est pas dénoncée simplement comme parasitisme, mais également comme en contradiction avec le travail comme activité.

    Ce n’est pas tout : artisans et marchands ont besoin qu’on leur prête de l’argent, pour développer leur production. Voilà pourquoi, c’est un fait nouveau, Jean Calvin autorise le prêt dans le cas où cela sert une production, et non pas une consommation.

    Il considère que le prêt à la consommation s’oppose au principe de charité universelle ; inversement, il affirme que le prêt pour une production pouvait être interdit dans l’Antiquité, mais que c’était une interdiction ciblée dans le temps, n’ayant pas une valeur universelle.

    Par contre, ce prêt à la production est une sorte d’investissement : le prêteur ne peut pas réclamer d’intérêt si l’emprunteur n’a pas gagné plus que cet intérêt.

    A cela s’ajoute que c’est la communauté qui fixe le taux de manière administrative ; à Genève avec Jean Calvin, elle fut de un pour quinze (soit 6,66%). Le métier d’usurier était également interdit en tant que tel : on ne pouvait faire du prêt sa profession.

    On a donc un prêt à la production qui satisfait les entrepreneurs, neutralisant l’usure médiévale et bloquant la formation d’un système bancaire massif comme il en existait également au Moyen-Âge, par exemple avec la famille des Fugger.

    C’était là une logique progressiste, aidant au développement des forces productives, s’opposant à la formation de grands ensembles économiques s’affirmant en oligarchie et naturellement se posant en soutien du régime. La dimension démocratique de la perspective de Jean Calvin est ici évidente.

    Karl Marx souligne l’importance de cette mise en place de la reconnaissance du crédit, qui demande bien entendu d’avoir la foi : la foi en l’investissement, la foi en le capitalisme s’élançant et se généralisant.

    Dans Le Capital, Karl Marx constate ainsi comment le protestantisme dépasse le simple rapport monétaire, pour construire dessus la confiance dans le crédit :

    « Le système monétaire est essentiellement catholique. Le système de crédit essentiellement protestant. The Scotch hate gold (les Ecossais haïssent l’or).

    En tant que papier-monnaie, le mode d’existence monétaire des marchandises n’a qu’une existence sociale. C’est la foi qui sauve.

    La foi en la valeur monétaire en tant qu’esprit immanent des marchandises, la foi dans le mode de production et son ordre tenu pour prédestiné, la foi dans les agents industriels de la production en tant que simples personnifications du capital qui se met lui-même en valeur.

    Mais le système de crédit ne s’est pas plus émancipé de la base du système monétaire que le protestantisme des fondements du catholicisme. »

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  • Jean Calvin : une position bourgeoise anti-féodale

    Ce que dit Jean Calvin permet l’avènement de l’individu, en tant que forme sociale nécessaire pour le capitalisme. Il faut bien faire ici à ne pas réduire les positions de Jean Calvin à la base culturelle pour le développement des capitalistes, ce qui en ferait une religion des capitalistes pour les capitalistes.

    En réalité, la théologie de Jean Calvin est le reflet des besoins du capitalisme en tant que mode de production. Or, quels étaient ces besoins ? Ils ne consistaient pas seulement en l’apparition d’une nouvelle couche sociale ayant des pratiques adéquates : il faut également la couche sociale qui est son pendant dialectique.

    Au capitaliste s’oppose, en effet, le travailleur libre. Sans travailleur libre, le capitaliste ne peut pas exister. Aussi le calvinisme s’adresse-t-il tant à l’un qu’à l’autre, en tant que reflet des exigences du mode de production capitaliste apparaissant.

    Pareillement, la bourgeoisie ne pouvait pas se développer isolément du reste de la société : elle était imbriquée dans un ensemble. Il fallait une révolution des mentalités, de toutes les mentalités. Le calvinisme ne peut s’explique que dans ce cadre.

    Institution chrétienne, de Jean Calvin
    Institution chrétienne, de Jean Calvin

    Il est tout à fait erroné de faire la même chose que le sociologue allemand Max Weber et de voir en le calvinisme (ou le protestantisme) le point de départ de la bourgeoisie, au lieu de voir en celui-ci l’aboutissement d’un mode de vie adapté aux exigences du mode de production capitaliste.

    Le calvinisme a ainsi permis une révolution culturelle dont il est lui-même issu ; il représente un saut qualitatif dans un processus qui est l’acte de naissance de la bourgeoisie, plus précisément son installation sociale, assumée et revendiquée.

    Le calvinisme vise à permettre des comportements adéquats, dont la base n’est pas l’austérité comme le pense Max Weber qui confond le calvinisme avec des mœurs puritaines qui se sont développées deux cent ans plus tard.

    Le calvinisme porte la tension dans son activité, l’attention aux actes effectués, bref de la méthode. Rien que de très français ici, et cela correspond à une bourgeoisie organisée ayant un besoin de rationalisme, tant de sa propre part que de celle de l’organisation économique et des gens employés.

    C’est le sens du calvinisme comme appel à l’entendement pour faire triompher une morale supérieure au nom de la spiritualité. C’est là son rôle historiquement progressiste.

    Jean Calvin appelle à l’activité individuelle par rapport à la morale, non plus son acceptation passive. C’est une position bourgeoise anti-féodale. Il explique de ce fait :

    « Le jugement commun recevra volontiers que quand on défend le mal on commande le bien qui est contraire. Car c’est une chose vulgaire, que quand on condamne les vices, on recommande les vertus.

    Mais nous demandons quelque chose davantage, que les hommes n’entendent communément en confessant cela.

    Car par la vertu contraire au vice, ils entendent seulement s’abstenir de vice: mais nous passons outre, à savoir en exposant que c’est faire le contraire du mal.

    Ce qui s’entendra mieux par exemple.

    Car en ce précepte, Tu ne tueras point : le sens commun des hommes ne considère autre chose, sinon qu’il se faut abstenir de tout outrage et de toute cupidité de nuire: mais je dis qu’il y faut entendre plus, à savoir que nous aidions à conserver la vie de notre prochain, par tous moyens qu’il nous sera possible.

    Et afin qu’il ne semble que je parle sans raison, je veux approuver mon dire. Le Seigneur nous défend de blesser et outrager notre prochain, pource qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse : il requiert donc semblablement les offices de charité, par lesquels elle peut être conservée. Ainsi, on peut apercevoir comment la fin du précepte nous enseigne ce qui nous y est commandé ou défendu de faire. »

    C’est pour cela que Jean Calvin oppose l’Ancien Testament au Nouveau Testament, en disant que l’Ancienpassait par la loi, le Nouveau par la chair du Christ. Il ne faut pas que l’obéissance, il faut la volonté, l’engouement, la participation.

    C’est cet aspect qui permet de visualiser les perspectives économiques qu’il ouvre.

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  • Jean Calvin et la «régénération»

    Jean Calvin propose ici un paradoxe, l’être humain pourrait et devrait être bon, mais la chute d’Adam a bouleversé la donne :

    « Nous disons donc que l’homme est naturellement corrompu en perversité : mais que cette perversité n’est point en lui de nature.

    Nous nions qu’elle doit de nature, afin de montrer que c’est plutôt une qualité survenue à l’homme, qu’une propriété de substance, laquelle a été dès le commencement enraciné en lui : toutes les fois que nous l’appelons naturelle, afin qu’aucun pense qu’elle s’acquiert d’un chacun par mauvaise coutume et exemple, comme ainsi soit qu’elle nous enveloppe tous dès notre première naissance. »

    Par conséquent, d’un côté Jean Calvin peut dire que :

    « Dieu donc a garni l’âme d’intelligence, par laquelle elle peut discerner le bien du mal, ce qui est juste d’avec ce qui est injuste, et voit ce qu’elle doit suivre ou fuir, étant conduite par la clarté de la raison. »

    De l’autre, il est obligé de dire que l’être humain doit renaître à cause de la chute :

    « C’est une chose résolue que l’homme n’a point libéral-arbitre à bien faire, sinon qu’il soit aidé de la grâce de Dieu, et de grâce spéciale qui est donnée aux élus tant seulement, par régénération. »

    Le moyen, c’est la piété, et cette piété correspond aux exigences du capitalisme, qui a besoin de capitalistes.

    La piété appelle à se révolutionner ; ce processus engendre des êtres humains aux attitudes nouvelles, correspondant aux exigences de l’accumulation capitaliste.

    Jean Calvin a ici procédé de manière dialectique dans sa construction ; d’ailleurs, les commentateurs bourgeois n’y ont eux-mêmes rien compris, calvinistes parfois y compris.

    Jean Calvin dit que Dieu est tout puissant et que l’être humain a déchu, par conséquent c’est Dieu qui décide de qui est sauvé ou pas. Cela ne peut pas relever de l’être humain, et encore moins de ses actes, parce que sinon cela voudrait dire que l’être humain amène Dieu à faire ceci ou cela, à le sauver ou non.

    On parle alors de prédestination : qui est sauvé et qui ne l’est pas a déjà été décidé. Les commentateurs qui se trompent considèrent alors que le choix est arbitraire. C’est là ne rien comprendre à la dialectique de Jean Calvin.

    Car celui-ci dit qu’il y a un moyen de savoir si on est sauvé ou non. Ce moyen c’est de regarder dans quelle mesure sa propre attitude est conforme à la parole biblique. Plus elle l’est, plus c’est la preuve qu’on va être sauvé car les choix corrects reflètent notre nature correcte, conforme aux choix de Dieu relevant de la prédestination.

    Cela sera par la suite formalisé comme un des cinq points fondamentaux de la théologie réformée appelé « la doctrine de la persévérance des saints ». Les « saints » (ce qui ont été choisi par Dieu) ne peuvent pas déchoir de la grâce et donc persévérerons dans le chemin tracé par la Bible, s’ils finissent par s’écarter de la foi, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment des saints.

    Il n’est donc ici pas question de choix individuel, mais de dépassement, de saut qualitatif: si celui-ci est fait, un retour en arrière n’est pas réellement possible. Dieu sert ici de moyen pour exiger l’auto-dépassement de l’individu.

    Pour maintenir la stabilité de ce système, Jean Calvin est obligé de dire que Dieu est toujours présent ; il n’est pas parti comme le penseront les déistes du XVIIIe siècle. En effet, pour que la preuve s’exprime aux yeux des croyants, il faut que ce qui se passe soit conforme à la nature de l’âme en question et donc que Dieu organise le monde en conséquence.

    Dieu n’est pas un gouverneur abstrait ; au contraire il gère tout, plaçant les actes bons et mauvais des êtres humains dans le monde, faisant en sorte qu’il en ressorte ce que lui-même veut.

    Jean Calvin dit ainsi :

    « Mon intention est seulement de réprouver l’opinion qui est par trop commune, laquelle attribue à Dieu un mouvement incertain, confus et comme aveugle : et ce pendant [ainsi] lui ravit le principal, c’est que par sa sagesse incompréhensible il adresse et dispose toutes choses à telle fin que bon lui semble.

    Car cette opinion ne mérite nullement d’être reçue, vue qu’elle fait Dieu gouverneur du monde en titre seulement, et non pas d’effet, en lui ôtant le soin et l’office d’ordonner ce qui se doit faire. »

    Dieu agence les individus comme il le veut ; c’est cela qui explique qu’on peut être amené à acquérir des connaissances scientifiques de la part de gens non croyants. Il y a un mélange divin des individus, dont le fil nous échappe, car il est impossible de comprendre où Dieu veut en venir :

    « Quand ils enquièrent de la prédestination [les êtres humains] entrent au sanctuaire de la sagesse divine, auquel si quelqu’un se fourre ou ingère en trop grande confiance et hardiesse, il n’atteindra jamais là de pouvoir rassasier sa curiosité, et entrera en un labyrinthe où il ne trouvera nulle issue. »

    Cela reflète bien entendu le mode de production capitaliste, dont le mouvement semble incompréhensible, amenant un tel ou un tel à triompher sur le marché, c’est-à-dire à se voir reconnu par le capitalisme comme le capitaliste authentique.

    La position de Jean Calvin sur la prédestination est un décalque strict de cela, un reflet théorico-religieux de la réalité pratique. Reste à savoir comment la morale qu’il mettait en avant correspondait aux exigences du capitalisme.

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  • Jean Calvin et la chute d’Adam

    Jean Calvin considère que les « philosophes » ont eu raison de chercher ce qu’était l’entendement humain, mais que leur méconnaissance de la chute d’Adam les a empêchés de comprendre l’origine du problème.

    Jean Calvin fait donc la même chose que Maïmonide ou Thomas d’Aquin : il considère que les philosophes, normalement rejetés catégoriquement par les religions, ont posé des problèmes intéressants, mais qu’ils ne pouvaient comprendre authentiquement.

    On voit ici que les religions ne pouvaient plus exister sous leur ancienne forme féodale ; elles devaient élever leur niveau technique, intellectuel, théologique, s’adapter aux nouvelles conditions.

    Jean Calvin doit donc obligatoirement critiquer l’averroïsme, c’est-à-dire le matérialisme issu d’Aristote et porté par la falsafa arabo-persane puis dans le monde latin ; voici comment Jean Calvin résume assez justement l’averroïsme :

    « L’erreur de ceux qui attribuent à Dieu un gouvernement général et confus, est moins lourd, d’autant qu’ils confessent que Dieu maintient le monde et toutes ses parties en leur être, mais seulement par un mouvement naturel, sans adresser en particulier ce qui se fait : si est-ce néanmoins que tel erreur n’est point supportable.

    Car ils disent que par cette providence, qu’ils appellent universelle, nulle créature n’est empechée de tourner çà et là comme à l’aventure, ne l’homme de se guider et adresser par son franc arbitre où bon lui semblera.

    Voici comment ils partissent entre Dieu et l’homme : c’est que Dieu inspire par sa vertu à l’homme mouvement naturel, à ce qu’il ait vigueur pour s’appliquer à ce que nature porte : et l’homme ayant telle faculté gouverne par son propre conseil et volonté tout ce qu’il fait.

    Bref ils imaginent que le monde et les hommes avec leurs affaires se maintiennent par la vertu de Dieu : mais qu’ils ne sont pas gouvernés selon qu’il ordonne et dispose. »

    Jean Calvin
    Jean Calvin

    La chute d’Adam a ici une fonction historique : celle de justifier le travail. Dans le jardin d’Eden, le travail n’existait pas : pour justifier le travail transformateur de la bourgeoisie, qui est l’aspect positif, Jean Calvin lui oppose la punition divine avec la chute d’Adam, qui est l’aspect négatif.

    L’être humain doit travailler depuis la sortie du jardin d’Eden, c’est là la clef du protestantisme, qui reflète le capitalisme naissant (et n’est ainsi pas le « déclencheur » comme le pense l’historien des idées Max Weber).

    Jean Calvin dit en fait pratiquement la même chose que les averroïstes – les êtres humains disposent de l’entendement – sauf qu’il modifie la perspective en disant : la chute d’Adam empêche que l’entendement s’affirme correctement.

    Les êtres humains pourraient en général, mais la chute d’Adam a fait que chaque être en particulier devient brutal, nonchalant, présomptueux,

    L’être humain est déchu, corrompu par cette chute – et inversement sa dignité passe par cette chute dans la mesure où Jésus sur la croix est un rappel à l’ordre et une contribution dans la mesure où celui-ci porte les péchés du monde. Ce qui a été « perdu » en Adam est « recouvert » par la figure du Christ.

    Jean Calvin, bien entendu, s’appuie régulièrement sur les écrits bibliques ; il cite ici Jean (3:6) afin de justifier la « renaissance » :

    « Mais il y eut un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, un chef des Juifs, qui vint, lui, auprès de Jésus, de nuit, et lui dit: Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui. Jésus lui répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.

    Nicodème lui dit: Comment un homme peut-il naître quand il est vieux? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître? Jésus répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t’étonne pas que je t’aie dit: Il faut que vous naissiez de nouveau. Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. »

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  • Jean Calvin et un Dieu exigeant, donnant des ordres

    Jean Calvin, malgré sa défense de l’entendement, n’est donc pas un matérialiste : il ne peut pas assumer le matérialisme. Il n’appartient pas à une société dont le mode de production s’est émancipé de la soumission à l’environnement. Son appel à l’entendement tout puissant correspond aux exigences de la bourgeoisie qui veut transformer, qui a commencé à le faire, mais qui n’a pas encore transformé l’ensemble de la réalité.

    On se doute que, forcément, par la suite les enseignements de Jean Calvin changeront de sens pour la bourgeoisie une fois arrivée au pouvoir. En tout cas, à l’époque où il écrit, Jean Calvin a besoin du concept de Dieu. Il parle donc ouvertement des épicuriens, c’est-à-dire pour lui les matérialistes ; il aborde ouvertement les thèmes d’Aristote, qu’il reconnaît partiellement pour les contrebalancer par les thèses idéalistes de Platon.

    Jean Calvin est ici fidèle au néo-platonisme du christianisme et il ne remet pas en cause la « trinité », où Dieu consiste en le « Père », le « Fils » et le « saint esprit ». Ce dernier balaie le monde et permet à l’humanité de comprendre le monde ; c’est une sorte de thèse idéaliste pour expliquer que l’esprit reflète la réalité, mais de manière parfois non claire, non directement lisible.

    Jean Calvin ne considère pas en effet que « Dieu » soit l’Univers, comme Baruch Spinoza. Il est encore prisonnier des préjugés religieux, car la société est encore prisonnière d’un mode de production peu développé, prisonnier des aléas de la nature.

    L’humanité ne fait pas encore face à la nature – comme dans le matérialisme dialectique, où l’humanité retrouve la nature après s’en être apparemment émancipée, pour élever son propre mode de production.

    Avec Jean Calvin, on a l’humanité qui s’arrache à la nature. Par conséquent, le Dieu de Jean Calvin consiste précisément en l’humanité se parlant à elle-même et s’ordonnant des tâches. Il faut donc un Dieu exigeant, donnant des ordres.

    Les positions de Jean Calvin sont ainsi celles d’un néo-platonisme devenu autoritaire sur le plan du travail. Il dit lui-même :

    « Or nous sommes contraints de nous reculer un petit peu de cette façon d’enseigner : pour ce que les Philosophes, qui n’ont jamais connu le vice originel, qui est la punition de la ruine d’Adam, confondent inconsidérément deux états de l’homme, qui sont fort divers l’un de l’autre.

    Il nous faut donc prendre une autre division : c’est qu’il y a deux parties en notre âme, intelligence et volonté : l’intelligence est pour discerner entre toutes choses qui nous sont proposées, et juger ce qui nous doit être approuvé ou condamné.

    L’office de la volonté est d’élire et suivre ce que l’entendement aura jugé être bon, au contraire rejeter et fuir ce qu’il aura réprouvé. »

    C’est là où la mise en valeur de l’entendement par Jean Calvin se révèle en partie contradictoire ; Jean Calvin ne va pas cesser de répondre à cela en bricolant des points précis, dont les déséquilibres donneront naissance à de multiples courants calvinistes, néo-calvinistes, para-calvinistes, semi-calvinistes, etc.

    Tout comme chez les philosophes, on a l’entendement – mais tout comme les religieux, on a la volonté.

    Mais si l’entendement vient de l’ordre de l’Univers, comme chez les philosophes, quelle place y a-t-il pour un « libre-arbitre » ?

    Chez Platon, l’âme ne « choisit » pas de vouloir revenir à sa source divine : c’est dans sa nature même. De la même manière, chez Aristote chaque être a une place bien précise et ne peut être en phase avec elle-même qu’à cette place, avec la compréhension de cette place.

    Jean Calvin lui reconnaît l’entendement, mais il a besoin d’une autorité permettant d’agir sur terre, amenant la volonté des êtres humains à se mettre en branle. Il y a là une tension énorme entre le déterminisme et la liberté, que Jean Calvin va tenter de combler avec les principes de la chute d’Adam et de la prédestination.

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  • Jean Calvin et l’averroïsme

    Dieu produit la piété qui produit la religion – mais pourquoi Jean Calvin ne pense-t-il pas, tels les philosophes, que les êtres humains peuvent utiliser l’entendement – la piété – sans la religion ?

    C’est parce qu’il a constaté que les esprits faisaient un fétichisme de leur capacité à raisonner. Le calvinisme n’est pas une idéologie de l’individualisme bourgeois, mais de l’individualité bourgeoise au sein de la société bourgeoise. C’est radicalement différent.

    Jean Calvin souligne cela par exemple de la manière suivante :

    « Et ici se découvre une ingratitude trop vilaine, d’autant que les hommes ayant en eux comme une boutique excellente de tant de beaux ouvrages de Dieu, et une autre richement pleine et garnie d’une quantité inestimable de tous biens, au lieu de se mettre en avant à louer Dieu s’enflent de tant plus grand orgueil et présomption. »

    Les gens qui nient Dieu sont donc ici des gens trop fiers, qui savent qu’il y a une réalité autour d’eux, mais refusent de le reconnaître. Le concept de Dieu est ici utilisé par Jean Calvin afin de dénoncer le solipsisme des individus ne s’orientant plus que par eux-mêmes.

    Jean Calvin explique cette présomption en les termes suivants :

    « Cette connaissance est ou étouffée ou corrompue, partie par la sottise des hommes, partie par leur malice. »

    On comprend alors tout de suite pourquoi Jean Calvin critiquait les épicuriens, qu’il associe justement aux partisans d’Aristote. Jean Calvin propose une théorie de la connaissance qui, si elle s’oppose à celle de l’Église catholique, doit absolument pour pouvoir exister se distinguer de l’averroïsme.

    Jean Calvin reproche en fait à l’averroïsme de proposer un Aristote affirmant que la pensée relève de « l’intellect » universel, mais sans attribuer de contenu précis à cet intellect.

    Or, une société organisée selon les exigences de la bourgeoisie ne peut pas se contenter de faire comme Aristote et de contempler l’univers tel qu’il a été fait par le « moteur premier ». C’est pour cela que Jean Calvin associe partisans d’Aristote et épicuriens : ils ne proposent pas de voie pratique, or la pratique est le critère utilitaire fondamental de la bourgeoisie naissante.

    L’esprit doit amener au travail, pas à la contemplation de l’ordre cosmique, aussi Jean Calvin reproche-t-il aux épicuriens la chose suivante :

    « Mais je laisse pour cette heure ces pourceaux en leurs étables : je m’adresse à ces esprits volages, lesquels volontiers tireraient par façon oblique ce dicton d’Aristote, tant pour abolir l’immortalité des âmes, que pour ravir à Dieu son droit.

    Car sous ombre que les vertus de l’âme sont instrumentales pour s’appliquer d’un accord avec les parties extérieures, ces rustres l’attachent au corps comme si elle ne pouvait sans lui : et en magnifiant nature tant qu’il leur est possible ils tâchent d’amourtir [faire dépérir, supprimer] le nom de Dieu.

    Or il s’en faut beaucoup que les vertus de l’âme soient encloses en ce qui est pour servir au corps. Je vous prie quelle correspondance y a-il des sens corporels avec cette appréhension si haute et si noble, de savoir mesurer le ciel, mettre les étoiles en conte et en nombre, déterminer de la grandeur de chacune, connaître quelle distance il y a de l’une à l’autre, combien chacune est hâtive ou tardive à faire son cours, de combien de degrés elles déclinent çà ou là ?

    Je confesse que l’astrologie est utile à cette vie caduque, et que quelque fruit et usage de cette étude de l’âme en revient au corps : seulement je veux montrer que l’âme a ses vertus à part, qui ne sont point liées à telle mesure qu’on les puisse appeler organiques ou instrumentales au regard du corps, comme on acouple deux bœufs ou deux chevaux à traîner une charrue. »

    Jean Calvin affirme ici que l’âme ne meurt pas avec le corps, et que si les sens sont utiles pour des connaissances scientifiques en ce bas monde, ils ne sont que « mécaniques » en quelque sorte, et que ce n’est pas le cas de l’âme qui elle fait faire, en quelque sorte, un saut qualitatif à l’entendement.

    Jean Calvin rejette ainsi le matérialisme pour qui l’entendement est un assemblage des sens (et pour le matérialisme dialectique une synthèse de la réalité issue de l’activité pratique).

    Il a besoin de justifier l’âme car il veut une activité sociale pratique, pas simplement une contemplation – et ici l’exemple des étoiles va avec cela : l’astronomie est une constatation passive de l’ordre cosmique, et une activité par ailleurs logique dans la perspective d’Aristote (au point de dériver même en astrologie).

    Jean Calvin veut l’activité consciente – il a besoin d’un entendement non pas simplement contemplant l’ordre cosmique, mais en phase avec des exigences concrètes, dynamiques – il a donc besoin non pas d’un moteur premier passif et lointain comme chez Aristote et l’averroïsme, mais d’un Dieu qui s’adresse aux êtres humains.

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  • Jean Calvin : l’entendement assume la morale

    Le calvinisme a une image de grande rigueur et de grande exigence, dans un esprit particulièrement austère. Une telle approche est erronée et ne s’intéresse qu’aux apparences.

    Si l’on veut comprendre la démarche de Jean Calvin, et son importance, il faut se concentrer sur comment Jean Calvin formule une théorie de la connaissance où la conscience a un rôle majeur. C’est ici que Jean Calvin révèle sa nature de classe révolutionnaire, portant la bourgeoisie qui alors brise les chaînes de la féodalité.

    Pour comprendre cela, il suffit d’effectuer quelque chose de très simple : remplacer le terme Dieu par celui de morale dans le cadre d’une société organisée. Dieu, chez Jean Calvin, n’est pas un « tyran » lointain, mais celui qui justifie la possibilité de l’humanité disposant de l’entendement.

    Sans Dieu, il n’y a pas d’entendement possible, il n’y a pas de raison, et donc d’acte raisonné. C’est pour cela que Jean Calvin reproche aux épicuriens de sombrer dans une oisiveté sans intérêt, dans l’absence d’organisation sociale, bref dans le nihilisme social :

    « Car quel profit y aura-il de confesser avec les Épicuriens, qu’il y a quelque Dieu, lequel s’étant déchargé du soin de gouverner le monde, prenne plaisir en oisiveté ? Mesniesde quoy servira-il de cognoistre un Dieu, avec lequel nous n’ayons que faire ? »

    Si Dieu existe, au contraire, il y a une exigence morale qui pousse les humains à s’élever sur le plan de l’organisation sociale. La religion découle de la « piété », qui elle-même découle des vertus de Dieu : la religion n’a pas la première place, mais la seconde par rapport à la morale permise par Dieu.

    Jean Calvin affirme ainsi :

    « A parler droitement nous ne dirons pas que Dieu soit connu, où il n’y a nulle religion de piété (…). Ce sentiment des vertus de Dieu, est le seul bon maître et propre pour nous enseigner piété, de laquelle la religion procède (…).

    J’appelle Piété, une révérence et amour de Dieu conjointes ensemble, à laquelle nous sommes attirez, connaissant les biens qu’il nous fait ».

    Il y a là l’élément clef de l’œuvre de Jean Calvin. Il ne s’agit pas d’une tyrannie de la religion, mais de la morale. La religion n’est que l’enseignement au sujet de la piété, qui elle-même consiste en l’expression humaine de valeurs morales portées par Dieu.

    C’est là un puissant renversement de la position féodale où c’est l’Église organisée qui porte la morale, au nom de Dieu. Ici, chaque individu accède, non plus simplement à la religion en tant que structure hiérarchisée, mais directement à la piété émanant de Dieu.

    Jean Calvin

    La morale sociale est la base psychique pour des humains vivant en collectivité. Dieu est la morale surplombant les humains et ceux-ci, s’ils veulent vivre en tant qu’humains réels, hors du chaos, doivent se plier à la morale, qui leur correspond finalement également.

    Toute la tension de la morale calviniste est là : à la fois on soumet l’être humain, mais en même temps c’est dans sa nature – cette tension ira jusqu’à devenir une contradiction que Jean Calvin résoudra au moyen de la « prédestination » de certaines âmes devant être sauvées, comme on le verra.

    Il fallait bien expliquer, en effet, pourquoi certains ne « répondaient » pas aux appels de la morale.

    Jean Calvin explique donc, en tout cas, que connaître Dieu revient à connaître la morale propre aux sociétés humaines réelles :

    « Or si tous hommes naissent et vivent à ceste condition de connaître Dieu, et que la connaissance de Dieu si elle ne s’avance jusques-là où j’ai dit, soit vaine et s’évanouisse : il apparaît que tous ceux qui n’adressent point toutes leurs pensées et leurs œuvres à ce but, se fourvoient et s’égarent de la fin pour laquelle ils sont crées.

    Ce qui n’a pas été inconnu même des Philosophes païens : car c’est ce qu’a entendu Platon, disant que le souverain bien de l’âme est de ressembler à Dieu, quand après l’avoir connu, elle est du tout transformée en lui (…).

    Par quoi un certain personnage qu’introduit Plutarque argue très bien, en remontrant que si on ôte la religion de la vie des hommes, non-seulement ils n’auront de quoi pour être préféré aux bêtes brutes, mais seront beaucoup plus misérables, vue qu’étant sujets à tant d’espèces de misères, ils mèneront en grand regret et angoisse une vie pleine de trouble et inquiétude.

    Dont il conclue qu’il n’y a que la religion qui nous rende plus excellents que les bêtes brutes, vue que c’est par elle que nous tendons à immortalité. »

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  • Jean Calvin et la dignité complète de l’individu

    Ce qui caractérise la pensée de Jean Calvin, c’est l’affirmation de l’individu en tant qu’être autonome disposant de l’entendement. A l’Église catholique qui interdit de lire la Bible, réservant l’interprétation de celle-ci à une caste, Jean Calvin oppose les larges masses étudiant et lisant la Bible.

    L’être humain, chez Jean Calvin, est capable de discerner le bien et le mal. Voici ce qu’il dit dès le début de son ouvrage majeur, l’Institution de la religion chrétienne (au français relativement modernisé ici pour faciliter la compréhension) :

    « Toute la somme de notre sagesse, laquelle mérite d’être appelée vraie et certaine sagesse, est quasi comprise en deux parties, à savoir la connaissance de Dieu, et de nous-mêmes.

    Dont la première doit montrer, non seulement qu’il est un seul Dieu, lequel il faut que tous adorent et honorent : mais aussi que celui-ci est la fontaine de toute vérité, sapience [sagesse], bonté, justice, jugement, miséricorde, puissance, et sainteté : à fin que de lui nous apprenions d’attendre et demander toutes ces choses.

    D’avantage de le[s] reconnaître avec louange et action de grâce procéder de lui. La seconde en nous montrant notre imbécillité, misère, vanité, et vilenie, nous amène à déjection, défiance, et haine de nous-mêmes : en après enflamme en nous un désir de chercher Dieu d’autant qu’en lui repose tout notre bien : duquel nous-nous trouvons vides et dénués.

    Or il n’est pas facile de discerner laquelle des deux précède et produit l’autre.

    Car il est voulu qu’il se trouve un monde de toute misère en l’homme : nous ne nous pouvons pas droitement regarder, que nous ne soyons touchez et points de la connaissance de notre malheurté [caractère malheureux], pour incontinent [aussitôt] élever les yeux à Dieu, et venir pour le moins en quelque connaissance de lui.

    Ainsi par le sentiment de notre petitesse, rudesse, vanité, mêmes aussi perversité et corruption, nous reconnaissons que la vraie grandeur, sapience, vérité, justice, et pureté gît en Dieu. »

    Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne

    On voit ici ce qu’a fait l’Église catholique : elle a résumé le calvinisme au seul aspect négatif, où il est dit que l’être humain se comporte de mauvaise manière. Pourtant, l’aspect principal est qu’il y a un Dieu idéal dont les enseignements font de l’être humain un être qui sait se comporter de manière correcte.

    Ce qui importe, ce n’est pas la négation de l’être humain dans ses actes, mais la négation de ses actes erronés par le moyen de l’entendement – un entendement dont les forces féodales ne voulaient justement pas entendre parler.

    La position de Jean Calvin est donc anti-féodale, car elle affirme une seule humanité face à Dieu, supprimant l’organisation d’une Église comme structure indépendante et représentant Dieu sur Terre. Dieu est dans le Ciel, il n’est plus sur la Terre.

    Qui plus est, chaque être humain peut comprendre cela et se comporter de manière adéquate, c’est-à-dire devenir un être moral, un protagoniste de sa propre vie.

    On a là une réalité authentiquement bourgeoise, avec un acteur agissant sur la transformation, et non plus une réalité féodale où l’individu ne fait que reproduire ce que ses parents lui ont enseigné comme métier, restant dans sa couche sociale sans aucune possibilité d’en sortir, ne se déplaçant pas de son territoire, obéissant à des rituels encastrés dans une soumission complète sur le plan intellectuel et moral à l’Église.

    L’être humain agissant prend conscience de lui-même, et le figure de Jésus-Christ est ici le prétexte à la conquête de sa propre dignité, en tant qu’entité humaine autonome, capable d’entendement, de choix possiblement moral correspondant à une morale universelle proposée par un Dieu qui, comme l’a expliqué Ludwig Feuerbach et Karl Marx à sa suite, est le reflet inversé de l’humanité prenant conscience d’elle-même, dans ce qu’elle envisage de meilleur en elle-même.

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  • Jean Calvin et l’avènement de l’individu: un titan attaqué par la féodalité

    Pourquoi Jean Calvin est-il une figure absolument française, la plus progressiste du XVIe siècle, qui soit si peu connue en France ?

    La raison tient à la victoire de la réaction catholique en France, formant un obstacle au progrès qui reste encore à surmonter. L’image de Jean Calvin a été noirci au possible, comme en témoigne la présentation qu’en fait Honoré de Balzac dans son roman Sur Catherine de Médicis, par ailleurs fascinant et qui décrit justement la période décisive pour l’histoire de France où le calvinisme a été écrasé.

    Ce qu’a représenté Jean Calvin a alors d’autant plus été jeté à la trappe que la France a littéralement « bricolé » des moyens pour compenser cette absence, au moyen de la philosophie de René Descartes et de la franc-maçonnerie principalement, c’est-à-dire de la « laïcité ».

    La « laïcité » est un compromis entre la société et la religion, qui est issu de l’incapacité de la société à écraser le clergé et le catholicisme. A ce titre, le calvinisme possède une indéniable actualité démocratique, qui ne peut qu’être porté désormais par la classe ouvrière.

    A l’époque par contre, le véritable calvinisme était porté par la bourgeoisie. Un calvinisme plus pragmatique était soutenu par la petite noblesse, et un calvinisme outrancièrement opportuniste était assumé par des secteurs de la haute noblesse.

    En fait, la France n’avait pas eu d’écho du hussitisme ; ce n’est qu’avec les succès de Martin Luther dans les pays allemands que le protestantisme commence à s’affirmer au début du XVIe siècle, avec comme contenu la remise en cause de l’Église catholique.

    Jean Calvin, nom latinisé de Jehan Cauvin, est quant à lui né le 10 juillet 1509 à Noyon en Picardie. Rompant jeune avec l’Église catholique, il fuit les persécutions et se retrouvera finalement à Genève, en Suisse, où il va jouer un rôle capital dans l’organisation du protestantisme.

    C’est dans ce cadre qu’il produit son œuvre « classique », Institution de la religion chrétienne,que la monarchie française ne cessera d’interdire et d’en pourchasser la diffusion, et pour cause : c’est par elle que Jean Calvin parvient à structurer le protestantisme, sur la base d’une doctrine épaulé par des missionnaires.

    Jean Calvin

    En 1561, on compte ainsi 670 Églises réformée, alors que le protestantisme influence pratiquement le quart de la population, avec 1/10 de celle-ci acquise à sa cause.

    Ce protestantisme représente pourtant trois tendances radicalement différentes. Du côté bourgeois, il s’agit du protestantisme authentique, qui vise à développer l’individu, la libre-entreprise, à abattre le féodalisme.

    Du côté de la petite noblesse par contre, il s’agit d’abattre surtout le clergé devenu prépondérant dans la société. Du côté de la haute noblesse, il s’agit d’empêcher l’avènement de la monarchie absolue.

    On a ici exactement le même schéma que dans le hussitisme, à ceci près qu’il manque deux éléments : la plèbe et les masses paysannes. La première manquera pratiquement totalement ; les masses paysannes ne seront actives que dans certaines zones seulement, notamment le fameux « croisant » protestant dans le sud de la France.

    Dans tous les cas cependant, c’est la noblesse qui décidera de la direction du protestantisme français, l’amenant à sa faillite.

    En effet, la monarchie française de François Ier oscillait entre humanisme et Renaissance italienne, étant influencée tant par les changements économiques des Pays-Bas que par la modernisation du Vatican.

    Cette position fut si forte, la France fut tellement coincée, que depuis cette période on assimile, de manière fondamentalement erronée, l’humanisme à la Renaissance italienne, alors que ce sont deux mouvements historiques contradictoires.

    Cela se révéla ainsi, en 1534, par la fameuse affaire dite des « Placards », c’est-à-dire des affiches posées à Paris, Blois, Rouen, Tours, Orléans, ainsi que sur la chambre royale de François Ier au château d’Amboise.

    Leur titre était le suivant : Articles véritables sur les horribles, grands et importables abus de la messe papale, inventée directement contre la Sainte Cène de notre Seigneur, seul médiateur et seul Sauveur Jésus-Christ ; leur contenu était une attaque ouverte contre l’Église catholique.

    François Ier se voyait coincé : soit il suivait le mouvement historique progressiste et procédait, comme en Angleterre, à la liquidation de l’Église catholique romaine et à la formation d’une Eglise « gallicane », soit il tentait de construire sa monarchie absolue dans un compromis historique avec celle-ci.

    Il choisit la seconde option et il s’ensuivit une répression, que continua son successeur, Henri II. A la mort accidentelle de celui-ci, la haute noblesse protestante prit alors l’initiative de tenter ce qui fut appelé la conjuration d’Amboise en 1560, qui ne fut finalement qu’un « tumulte ».

    L’opération visait à arracher le jeune François II, devenu roi, de son environnement royal et surtout de la famille des Guises qui dirige pratiquement le pays.

    Son échec aboutit aux multiples guerres de religion en France, dont les dates sont les suivantes : 1562-1563, 1567-1568, 1568-1570, 1572-1573, 1574-1576, 1576-1577, 1579-1580, 1585-1598.

    Le massacre de la Saint-Barthélemy, qui liquide en 1572 les chefs politiques du protestantisme dans la noblesse, joue ici un rôle majeur. Il s’ensuit alors uniquement des défaites.

    Le Massacre de la Saint-Barthélemy, par François Dubois (1529-1584)
    Le Massacre de la Saint-Barthélemy, par François Dubois (1529-1584)

    Henri IV est un roi issu du protestantisme mais l’ayant abjuré ; les chefs protestants sont en fait intégrés par la corruption généralisée.

    Deux figures historiques symbolisent ici la trahison de la haute noblesse : François de Bonne de Lesdiguières (1543-1626) et Henri III de La Trémoille (1598-1674), qui virent en leur honneur leurs noms donnés aux deux pavillons du Louvre.

    Le premier trahit au moment d’Henri IV, devenant en 1622 pas moins que Connétable de France, c’est-à-dire chef des armées du roi (il en sera le dernier), le second trahit lors du siège de La Rochelle en 1628, devenant Maître-de-camp-général de la Cavalerie légère.

    L’Edit de Nantes de 1598 accordé par Henri IV est rapidement bafoué, notamment à travers le sanglant épisode du Siège de La Rochelle de 1627-1628, avant d’être ouvertement révoqué en 1685 par l’Édit de Fontainebleau.

    Les temples protestants sont détruits, le culte et les écoles protestants interdits ; les pasteurs sont bannis ou inversement reçoivent des pensions à vie tout en ayant des facilités de reconversion dans des métiers du droit.

    La noblesse est encadrée : elle doit se marier à l’église, faire baptiser les enfants dans les 24 heures. Dans l’administration il en va de même il faut un certificat de bonne catholicité pour l’obtention d’une charge juridique, des diplômes de droit et de médecine, etc.

    200 000 personnes émigrent alors, dans un épisode appelé par les protestants le « Refuge ». Les 600 000 protestants qui restent font quant à eux face à une répression systématique, notamment lors d’opérations de « dragonnades » meurtrières de la part de l’armée qui utilise également la torture de manière généralisée.

    Le recul était déjà patent : 800 000 protestants à la fin du XVIe siècle, c’est déjà 200 000 de moins que 70 ans auparavant, alors que la population avait augmenté. Les protestants étaient passés d’environ 10 % à 4 % de la population totale.

    Le protestantisme avait été dès le départ happé par la noblesse dans son opposition au clergé et à la monarchie absolue ; la bourgeoisie n’avait pas été en mesure d’en prendre la direction pour défendre ses intérêts. Jean Calvin, son titan, devra être son porte-parole depuis la Suisse, où il décédera en 1564.

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  • Jean Calvin : une introduction

    De toutes les figures de l’histoire de France, Jean Calvin est celle dont l’impact culturel et idéologique a été le plus puissant. Pourtant, on pense plutôt à Maximilien Robespierre et Napoléon, ou encore Charles De Gaulle, quand on se réfère aux grandes figures de l’histoire de notre pays.

    La figure de Jean Calvin reste obscure, voire inconnue ; dans la plupart des cas, si elle est un tant soit peu connue elle sera reliée au sectarisme, à un puritanisme fanatique, bref à une mort de la pensée et à des raisonnements opposés à la joie et aux sentiments.

    Tout cela a une origine : le triomphe des forces féodales sur les forces progressistes portées par le protestantisme dont Jean Calvin a été le héraut, la figure la plus aboutie, la plus conséquente.

    Jean Calvin a été une figure incontournable de la France pour toute une époque, et pourtant son histoire est niée. L’éditeur de ses œuvres en français, en 1842, peut constater de manière tout à fait juste :

    « Le style de Calvin est un des plus grands styles du seizième siècle : simple, correct, élégant, clair, ingénieux, animé, varié de formes et de tons, il a commencé à fixer la langue française pour la prose, comme celui de Clément Marot l’avait fait pour les vers.

    Ce style est moins savant, moins travaillé, moins ouvragé, pour ainsi dire, que le style de Rabelais; mais il est plus prompt, plus souple et plus habile à exprimer toutes les nuances de la pensée et du sentiment ; il est moins naïf, moins agréable et moins riche que celui d’Amyot , mais il est plus incisif, plus imposant et plus grammatical; il est moins capricieux, moins coloré et moins attachant que celui de Montaigne, mais il est plus concis, plus grave et plus français, si l’on peut reprocher à l’auteur des Essais d’écrire quelquefois à la gasconne.

    Et pourtant il n’existe pas une seule édition des oeuvres françaises de Calvin, à l’exception du Recueil de ses Opuscules, publié par Théodore de Bèze, à Genève, en 1566, énorme volume in-folio de 2,000 pages, aujourd’hui fort rare, dans lequel on a confondu les traités écrits originairement en français par Calvin, avec ceux qui ont été traduits en cette langue d’après l’original latin, par ses secrétaires et ses amis; car la plupart de ces traités parurent également et presque à la fois dans les deux langues, soit que l’infatigable Calvin en rédigeât les deux versions, soit qu’il fit faire sous ses yeux celle qui ne devait être que la translation fidèle de l’ouvrage primitif, écrit en latin ou en français, suivant l’occasion.

    Il est donc impossible de distinguer, dans le Recueil des Opuscules. les morceaux qui appartiennent réellement à la plume de Calvin.

    On voit, par là, que l’éditeur, quoique habile écrivain lui-même, se préoccupait beaucoup moins de la lettre que de l’esprit dans les écrits du réformateur de Genève.

    Enfin, comme si l’on eût voulu lui enlever ses titres de bon écrivain français, on imagina de n’insérer dans les éditions de ses œuvres que des textes latins, et de traduire même tout ce qui n’avait jamais été traduit dans cette langue, comme les sermons, les lettres, etc. Les trois éditions volumineuses qui ont été faites dans ce système anti-littéraire ne renferment pas une seule pièce qui témoigne au moins que Calvin savait écrire en français aussi facilement et aussi remarquablement qu’en latin. »

    Il faut ici comprendre le contexte. Le protestantisme trouve ses prémices avec Jean Hus puis les hussites qui révolutionnant l’Est de l’Europe, il s’affirme avec Martin Luther, Thomas Müntzer et les guerres paysannes, mais c’est avec Jean Calvin qu’il devient un système unifié, systématisé, entièrement cohérent.

    Jean Calvin

    Là où le protestantisme fait parfois des compromis, des pas en arrière, lui fait face un calvinisme porté par le progrès, la nouvelle époque.

    A l’Angleterre de la monarchie constitutionnelle capitaliste répond l’Amérique libérale capitaliste, à la France de la monarchie absolue répond la république de Genève, et dans ce contexte les Pays-Baslibérés de la tutelle espagnole et catholiques’affirment comme le principal vecteur du libéralisme et du capitalisme.

    L’individu, figure au centre du libéralisme, est entièrement assumé comme figure politique comme protestantisme, par l’intermédiaire de Jésus-Christ, qui octroie à chaque individu la dignité, l’entendement, la possibilité d’avoir une reconnaissance en tant que telle, au-delà du système réactionnaire féodal.

    Jean Calvin fut donc une arme idéologique et culturelle de premier plan. S’il échoua en France, c’est en raison du manque de maturité du développement historique de notre pays, ou plus exactement du développement inégal qui a existé entre les différentes régions.

    Le protestantisme des villes, authentique, n’est pas le même que celui des campagnes où la petite aristocratie ainsi que l’aristocratie forte loin de Paris cherche surtout à affaiblir le pouvoir central et l’Église.

    Le protestantisme de Jean Calvin fut ici récupéré pour une logique décentralisatrice qui possède une très forte tradition depuis, dans notre pays, comme en témoigne les multiples courants régionalistes, autogestionnaires, etc., dont la base idéologique relève directement du protestantisme français de l’époque de Jean Calvin.

    Mais ce n’est qu’un aspect, et on voit très bien comment dans son épître à François Ier, Jean Calvin valorise le roi, le portant aux louanges, tout en le tutoyant et lui expliquant que s’il ne change pas son interprétation du protestantisme, s’il continue de l’interpréter comme une sédition qu’il faut écraser, alors l’histoire sera contre lui car il s’allie avec l’Antéchrist et Dieu rétablira un rapport de forces en faveur des vrais croyants.

    C’est un nouveau système qui s’affirme ici, qui exige la fin de la féodalité, ou tout au moins sa transformation radicale dans son noyau, pour préparer l’avenir.

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  • Karl Marx et la crise de surproduction : la surproduction des moyens de production

    Immédiatement après avoir précisé dans quelle mesure la surproduction de capital n’est pas une « surproduction absolue tout court », Karl Marx précise dans quel cas elle serait une surproduction des moyens de production, une surproduction absolue.

    Il faut comprendre la chose ainsi selon lui :

    « [La véritable, en tant que telle] surproduction de capital ne signifie jamais autre chose que surproduction de moyens de production – moyens de travail et subsistances – pouvant exercer la fonction de capital, c’est-à-dire susceptibles d’être utilisés pour exploiter le travail à un degré d’exploitation donné. »

    Karl Marx, Le capital

    Ce que cela implique, c’est la surproduction de marchandises. La véritable crise du capitalisme ne consiste pas en une simple surproduction de capital. C’est pour cela que Lénine a pu définir l’impérialisme, comme émergence historique de la surproduction de capital et son affirmation comme superstructure, sans modification de l’infrastructure capitaliste.

    La véritable crise du capitalisme consiste en la combinaison de la surproduction de capital et de la surproduction de marchandises. Karl Marx synthétise de la manière suivante cette double nature :

    « La fin [au sens de l’objectif] du capital étant la production de profit et non la satisfaction des besoins, le capital n’atteignant ce but que par des méthodes qui adaptent la masse de sa production à l’échelle de production et non inversement, il doit nécessairement y avoir sans cesse discordance entre les dimensions restreintes de la consommation sur la base capitaliste et une production qui sans cesse tend à franchir cette barrière qui lui est immanente.

    Du reste, on sait que le capital se compose de marchandises et par suite la surproduction de capital inclut celle des marchandises.

    D’où la bizarrerie du fait que les mêmes économistes qui nient toute surproduction de marchandises reconnaissent la surproduction de capital. »

    Karl Marx, Le capital

    La chose est ici très claire et ceux qui résument la crise à une surproduction de capital n’ont pas compris qu’il ne s’agissait que d’un aspect de la question.

    À quoi ressemblerait cependant une situation de surproduction de capital et de surproduction de marchandises ? Karl Marx relie cela à la question de chaque cycle capitaliste, qui produit davantage de capital. Il définit par conséquent la chose ainsi :

    « Le taux de profit, c’est-à-dire l’accroissement relatif de capital, est surtout important pour toutes les nouvelles agglomérations de capital qui se forment d’elles-mêmes.

    Et si la formation de capital devenait le monopole exclusif d’un petit nombre de gros capitaux arrivé à maturité, pour lesquels la masse de capitaux l’emporterait sur son taux, le feu de la production s’éteindrait définitivement. »

    Karl Marx, Le capital

    On sait maintenant quand se produit la crise générale du capitalisme : quand le cycle est cassé, c’est-à-dire quand les capitalistes empêchent l’émergence d’autres capitalistes, ne vivant par ailleurs plus que d’une vaste production, allant dans le sens d’une mise en esclavage, ne s’intéressant plus à la question du taux de profit.

    On est là dans ce que Lénine a appelé le capitalisme monopoliste d’État pendant la Seconde Guerre mondiale, mais pas du tout au sens d’un nouveau mode de production (comme chez Eugen Varga et Paul Boccara), seulement au sens du moment d’effondrement final des cycles capitalistes.

    Cet effondrement va de pair avec la socialisation obligatoire de l’économie, sans quoi c’est le retour – par ailleurs impossible de par les lois du mouvement de la matière – à la féodalité.

    Lorsque les capitalistes monopolistes prédominent totalement, dans une situation historique, alors le capitalisme monopoliste est l’antichambre du socialisme.

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  • Karl Marx et la crise de surproduction : la surproduction absolue de capital

    La sous-partie « Excédent de capital accompagné d’une population excédentaire » est aussi longue que les deux précédentes prises ensemble ; elle dispose qui plus est d’un addenda tout aussi long, qui fournit cependant des éléments secondaires, des précisions.

    Elle est le prolongement direct de ce qu’a dit Karl Marx auparavant et présente les traits généraux de ce qu’est la crise du mode de production capitaliste au sens strict.

    Le premier aspect, vraiment important, est l’explication pourquoi au bout d’un moment, les petits capitaux sont particulièrement agressifs. C’est qu’ils sont placés dans une situation particulièrement exigeante.

    Voici comment la chose est présentée :

    « La masse des petits capitaux éparpillés est ainsi contrainte à s’engager dans la voie de l’aventure : spéculation, gonflement abusif du crédit, bluff sur les actions, crises.

    Ce qu’on appelle la plethora [la pléthore] de capital concerne toujours essentiellement la pléthore du capital pour lequel la chute du taux de profit n’est pas compensée par sa masse [comme pour le grand capital] – et c’est le cas toujours des bourgeonnements de capital frais qui viennent de se former – ou la pléthore qui, sous forme de crédit, met ces capitaux, incapables d’exercer une action à leur propre bénéfice, à la disposition de ceux qui dirigent les grands secteurs commerciaux ou industriels.

    Cette pléthore de capital naît des mêmes conditions qui provoquent une surpopulation relative, et c’est donc un phénomène qui vient compléter celle-ci, bien que les deux faits se situent à des pôles opposés, capital inemployé d’un côté et population ouvrière non occupée de l’autre. »

    Karl Marx, Le capital

    Il ne s’agit ici que d’une précision de ce qui a été dit auparavant. Eugen Varga en fera d’ailleurs la base principale de sa description du capitalisme « bloqué », en théorisant un chômage de masse permanent.

    La phrase qui suit la citation est pourtant d’une importance très grande :

    « Surproduction de capital, non de marchandises singulières – quoique la surproduction de capital implique toujours surproduction de marchandises – signifie donc suraccumulation de capital. »

    Karl Marx, Le capital

    Eugen Varga mit cet aspect de côté ; son disciple français Paul Boccara en fit par contre le cœur de son interprétation du « capitalisme monopoliste d’État ». La suraccumulation, le fait que le capital ne puisse plus se placer quelque part, serait telle que l’État s’assimilerait au capital pour trouver de nouveaux espaces.

    Le problème est que Karl Marx ne mentionne cette suraccumulation de capital, ou bien surproduction absolue de capital, seulement comme hypothèse de travail pour développer sa thèse sur la crise.

    Chez Paul Boccara, cette hypothèse est prise pour la réalité, il est vrai pour justifier dans les années 1960 la participation aux institutions pour les protéger contre un prétendu assaut du capital en surplus.

    Mais pourquoi Karl Marx a-t-il besoin de l’hypothèse de la surproduction absolue de capital ?

    La raison en est la suivante. Il imagine que cela soit le cas et il dit qu’il y aurait alors une partie du capital en jachère, comme en attente, et de l’autre un capital en action, mais peu mis en valeur en raison de la grande concurrence posée par le capital en attente.

    Il expose alors la situation, qui serait marquée par une destruction de capital provoquée par une crise ayant comme source l’impossibilité de valoriser par la vente de marchandises, dans un contexte d’hyper-concurrence.

    Les prix s’effondreraient, il y aurait une sorte de décompression, mais ce n’est pas du tout la question ici : Karl Marx mentionne justement cette hypothèse pour dire qu’elle n’est pas possible. Il est explicite :

    « Et ainsi la boucle serait de nouveau bouclée. Une partie du capital dévalué pour avoir cessé de fonctionner retrouverait son ancienne valeur.

    Pour le reste, les choses décriraient de nouveau le même cercle vicieux sur la base de conditions de production élargies, d’un marché plus vaste, d’une force productive augmentée.

    Mais même dans l’hypothèse extrême que nous avons émise de surproduction absolue de capital, il n’y aurait pas en fait surproduction absolue tout court, surproduction absolue des moyens de production.

    Il n’y a surproduction de moyens de production que dans la mesure où ceux-ci font office de capital et, partant, impliquent par rapport à leur valeur qui s’est gonflée avec leur masse une mise en valeur de cette valeur, dans la mesure où ils doivent créer une valeur additionnelle. »

    Karl Marx, Le capital

    On sait désormais comment Karl Marx voit la crise du capitalisme : comme surproduction des moyens de production.

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  • Karl Marx et la crise de surproduction : la question de la nature de la crise

    Il ne faut jamais perdre de vue que la question de la nature de la crise n’exige pas simplement une « logique » adéquate ; c’est indéniablement avant tout une question politique.

    C’est la lecture politique de la réalité qui va prédéterminer la manière de saisir la crise du capitalisme et ses modalités. Cette question a pour cette raison été celle des grands débats dans l’Internationale Communiste dans les années 1920.

    Si Léon Trotsky se fait ainsi rejeter, c’est parce que sa thèse implique que le capitalisme a rencontré le mur, que les forces productives ne peuvent plus se développer. Cela signifie, de fait, que les trotskystes expliquent depuis des décennies que les forces productives ne se seraient plus développés depuis 1920…

    Si Boukharine se fait pareillement rejeter, c’est parce qu’il affirme que dans chaque pays, les monopoles ont entièrement pris le pouvoir et qu’il n’y a plus de contradiction dans le capitalisme au niveau national.

    On l’a compris, la question revenant inlassablement est celle du capitalisme organisé. Cette conception est d’ailleurs ouvertement assumée par les socialistes allemands après 1918. Ils considèrent que les communistes ont tort de penser que le capitalisme est à bout de souffle.

    La thèse qui triompha à l’opposé au sein de l’Internationale Communiste est celle de la stabilité relative dans la crise générale du capitalisme : le capitalisme a rencontré le mur de ses limites, mais peut passer quelques paliers, difficilement, et dans tous les cas en s’orientant toujours plus vers la guerre.

    Eugen Varga, qui a participé au premier chef à l’élaboration de ce concept, va toutefois le fétichiser, et considérer que le capitalisme maintenu va modifier sa nature, se rationaliser, s’intellectualiser pour trouver une solution.

    Le marxisme ne considérant pas que le capital « pense », il alla chercher ce « cerveau » auprès de l’État. L’alliance de l’État et du capital aurait permis le maintien du capitalisme.

    Dans les années 1960, Paul Boccara poursuivra directement le tir, en faisant du capitalisme monopoliste d’État une sorte de super-capitalisme s’auto-gérant.

    Il y eut par ailleurs de nombreuses analyses du même type, faisant du capitalisme une forme sociale gérée par une bureaucratie par les cadres des entreprises (le « néo-capitalisme »), par une toute petite oligarchie organisée de manière complotiste (le « groupe Bilderberg », les « illuminatis », etc.), par les État-Unis d’Amérique, par le FMI et la banque mondiale, par les complexes militaro-industriels, par les multinationales, etc.

    Toutes ces conceptions d’un capitalisme organisé sont directement reliés historiquement à la négation de la possibilité de la crise du capitalisme.

    Karl Marx, au moyen de la troisième partie de son analyse de la baisse tendancielle du taux de profit, contredit pourtant cela.

    Le long exposé intitulé « Excédent de capital accompagné d’une population excédentaire » donne une réponse très claire à la question de savoir ce qu’est la crise capitaliste.

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  • Karl Marx et la crise de surproduction : l’ultime barrière

    Voici un long passage dans lequel Karl Marx explique la nature de « crise » propre au capitalisme. Il faut ici bien faire attention : ce n’est pas une définition terminée, il reste une sous-partie, on n’en est ici qu’à la fin de la seconde sous-partie.

    Si l’on s’arrête là, on tombe inévitablement dans l’interprétation erronée d’Eugen Varga, qui a secoué l’Internationale Communiste dans les années 1920-1930. C’est la thèse d’une « crise générale du capitalisme » qui serait un capitalisme perpétuellement en crise, surmontant par moments celle-ci pour une relance cyclique, qui basculerait elle-même dans la crise, etc., dans une sorte d’allers-retours sans fin.

    Karl Marx dit la chose suivante :

    « La dépréciation périodique du capital existant [car à chaque cycle le capital s’agrandit, donc le capital précédent voit sa part dans le total s’abaisser], qui est un moyen immanent au mode de production capitaliste d’arrêter la baisse du taux de profit et d’accélérer l’accumulation de valeur-capital par la formation de capital neuf, perturbe les conditions données, dans lesquelles s’accomplissent les procès de circulation et de reproduction du capital, et, par suite, s’accompagnent de brusques interruptions et de crises du procès de production.

    La baisse relative du capital variable par rapport au capital constant, qui va de pair avec le développement des forces productives, stimule l’accroissement de la population ouvrière, tout en créant constamment une surpopulation artificielle [c’est-à-dire que le chômage est provoqué ici par l’abaissement de la part des ouvriers dans la production, aux dépens des machines].

    L’accumulation du capital, au point de vue de sa valeur, est ralentie par la baisse du taux de profit, qui hâte encore l’accumulation de la valeur d’usage [de marchandises utiles, utilisées], tandis que celle-ci, à son tour accélère le cours de l’accumulation quant à sa valeur [car plus de choses sont produites et vendues, donc valorisant le capital].

    La production capitaliste tend sans cesse à dépasser ces limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant des moyens qui, de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières.

    La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. »

    Cela signifie ici que le capitalisme est par nature déséquilibré, car il augmente les forces productives, mais en même temps s’appuie sur l’appauvrissement du plus grand nombre, or il faut bien vendre ce qui a été produit pour passer au prochain cycle productif.

    Le capitalisme connaît donc une ultime barrière, propre à sa nature, existant de manière interne. Il développe les moyens d’existence de l’humanité, mais le capital étant sa propre fin, il ôte en même temps ce qu’il fournit.

    Cependant, cela veut-il dire que les crises du capitalisme ne sont finalement que des situations d’équilibre, et que le capitalisme est toujours en déséquilibre, sans pour autant connaître de crise finale ?

    Faut-il alors considérer qu’à un moment, on est tellement proche de la barrière, que le capitalisme ne peut plus vraiment grandir ?

    Ou bien qu’il y aura toujours une nouvelle vague de capitalistes produit par le nouveau cycle, et relançant la machine ?

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  • Karl Marx et la crise de surproduction : la notion de crise

    Karl Marx, pour commencer, constate la chose suivante dans la seconde partie du chapitre XV. Les capitalistes peuvent soit mettre de côté des ouvriers, soit renforcer leur exploitation. Dans le premier cas, le taux de profit baisse, dans le second il augmente.

    Or, même en augmentant le taux d’exploitation des ouvriers restants, on ne rattrapera pas le niveau d’exploitation acquis lorsqu’il y avait plus d’ouvriers. La baisse tendancielle du taux de profit semble inéluctable.

    Seulement voilà, et ici Karl Marx montre qu’il avait tout à fait prévu l’avenir, contrairement à ce qui est dit : selon lui, plus les forces productives augmentent, plus il y a des marchandises qu’on peut acheter.

    Préfigurant la « société de consommation », Karl Marx explique la chose suivante :

    « Le développement de la force productive du travail contribue indirectement à augmenter la valeur-capital existante en multipliant la masse et la diversité des valeurs d’usage qui représentent la même valeur d’échange et constituent le substrat matériel du capital, ses éléments concrets, les objets matériels qui composent directement le capital constant et, au moins indirectement, le capital variable.

    Avec le même capital et le même travail, on crée davantage d’objets susceptibles d’être convertis en capital, abstraction faite de leur valeur d’échange ; objets qui peuvent servir à absorber du travail additionnel, donc du surtravail additionnel aussi, et donc peuvent servir à créer du capital additionnel. »

    Karl Marx, Le capital

    Cela correspond à ce qui a été formulé : un accroissement du nombre de marchandises est un saut quantitatif, mais ne modifie pas le problème sur le plan qualitatif.

    Ce n’est pas tout. Avec le développement des forces productives, le même capital devient plus productif qu’auparavant. Il a gagné en puissance qualitative. Et le capital est plus nombreux à chaque cycle, il y a donc plus de capital, ce qui fait que le même capital a perdu de la puissance quantitative.

    À chaque cycle, le capital est plus grand, le même capital plus puissant par rapport à ce qu’il était, mais sa part dans l’ensemble du capital s’est vu réduite, puisqu’il y a davantage de capital. On a là un faisceau de contradictions et Karl Marx embraie alors là-dessus, en avertissant de la complexité dialectique à laquelle on va faire face.

    Il prévient ainsi :

    « Mais il ne faut pas se contenter, à la manière de Ricardo, d’étudier ces deux phases [baisse qualitative du taux de profit, augmentation du profit par le renforcement quantitatif de la production], incluses dans le procès d’accumulation, dans leur coexistence paisible : elles renferment une contradiction qui se manifeste en tendances et en phénomènes contradictoires. Les facteurs antagoniques agissent simultanément les uns contre les autres (…).

    Périodiquement, le conflit des facteurs antagoniques se fait jour dans des crises. Les crises ne sont jamais que des solutions violentes et momentanées des contradictions existantes, de violentes éruptions qui rétablissent pour un instant l’équilibre rompu. »

    Karl Marx, Le capital

    Nous voilà donc au cœur de la question de crises, que Karl Marx définit ici comme interne au processus d’accumulation, d’une part, et ensuite comme également momentanées. Cependant, on voit également que ces éruptions ne font que momentanément rétablir l’équilibre : il faut bien voir que pour Karl Marx la crise n’est pas un déséquilibre, mais un équilibre !

    Le capitalisme ne se développe qu’à travers un déséquilibre. Sa croissance n’est pas une symétrie entre ses composantes, mais une dissymétrie.

    C’est pourquoi la planification en URSS, développée sous Staline, lui oppose le plan comme développement harmonieux des forces productives.

    Cependant, en quoi consiste alors la notion de crise chez Karl Marx ? Quel est son sens, puisque la crise est ici équilibre, et non pas déséquilibre ? C’est qu’en fait, le capitalisme est lui-même une crise dans son existence elle-même.

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