Don Quichotte, l’oeuvre préférée de Karl Marx

Quand on lit Don Quichotte, on ne peut qu’être frappé d’une chose : son style a indubitablement marqué celui de Karl Marx. On y retrouve le même goût pour l’élan, pour les retournements de proposition, la même fascination pour le peuple en mouvement.

C’est dans le cadre de son activité journalistique des années 1850, plus précisément ici pour le New-York Daily Tribune qui visait les travailleurs, que Karl Marx s’est intéressé à l’Espagne, allant jusqu’à apprendre l’espagnol.

Karl Marx

Cherchant à comprendre la réalité sociale de l’Espagne et la puissante contestation s’y développant, il en a étudié les différentes séquences politiques des cinquante premières années du 19e siècle. Cela donna naissance à neuf articles, dont huit furent publiés en pratique par le New-York Daily Tribune, entre le 9 septembre et le 2 décembre 1854.

Karl Marx commença son étude de l’espagnol par la pièce de théâtre Le médecin prodigieux, de Pedro Calderón de la Barca, un grand poète du siècle d’or. De nombreuses autres œuvres d’auteurs classiques se trouvaient par ailleurs dans sa bibliothèque.

Anselmo Lorenzo, le grand précurseur de l’anarchisme espagnol, raconte justement dans ses mémoires, intitulée Le prolétariat militant. Mémoires d’un internationaliste, comment il avait longuement parlé avec Karl Marx à l’occasion d’une conférence de la première Internationale, en 1872.

Leur conversation eut lieu en espagnol, au sujet de Cervantès et des auteurs du siècle d’or espagnol après que les questions révolutionnaires aient été abordées.

« Ayant épuisé la matière ou plutôt désirant donner cours à un penchant particulier, mon respectable interlocuteur me parla de littérature espagnole, qu’il connaissait en détail et profondément, me causant de l’étonnement de ce qu’il dit de notre théâtre antique dont il dominait parfaitement l’histoire, les vicissitudes et les progrès.

Calderón, Lope de Vega, Tirso et d’autres grands maîtres, non seulement du théâtre espagnol, mais du théâtre européen, selon lui, ont été analysés de manière concise et à mon avis cela semble être un résumé très juste.

En présence de ce grand homme, face aux manifestations d’une telle intelligence, je me suis senti abasourdi et malgré l’immense joie que j’éprouvais, j’eus préféré me retrouver au calme dans ma maison, où, même si ne m’agresseraient pas des sensations si diverses, rien ne me reprocherait de ne pas être en harmonie avec la situation ou avec les gens.

Cependant, faisant un effort presque héroïque pour ne pas donner une triste idée de mon ignorance, j’ai évoqué la comparaison qu’on fait habituellement entre Shakespeare et Calderón, et évoqué le souvenir de Cervantes.

De tout cela, Marx a parlé d’une intelligentsia accomplie, consacrant des phrases d admiration pour l’Ingénieux Hidalgo de La Mancha.

Je dois noter que la conversation s’est déroulée en espagnol, que Marx parlait couramment, avec une bonne syntaxe, comme cela arrive à beaucoup des étrangers éclairés, bien qu’avec une prononciation défectueuse, dû en grande partie à la robustesse de nos cc, gg, jj et rr.

À une heure très avancée du matin, il m’a accompagné jusqu’à la chambre qui m’a été destiné, où je me suis donné plus que du repos pour la contemplation des images infinies qui, dans une confusion révoltée, bouillonnaient dans mon esprit à cause de la tournure extraordinaire qu’en peu de jours a pris le cours de ma vie. »

Cela n’apporte malheureusement guère d’informations sur la vision qu’avait Karl Marx du siècle d’or espagnol. On en sait un tout petit plus avec Paul Lafargue, le révolutionnaire français qui était son gendre, et qui raconte la chose suivante dans ses Souvenirs personnels sur Karl Marx.

Voici le passage concerné, et même un peu plus, tellement on ne peut qu’être admiratif devant le titan que fut Karl Marx, notre maître.

« De temps à autre, il s’étendait sur le divan et lisait un roman : il en lisait jusqu’à deux ou trois à la fois, allant de l’un à l’autre.

Comme Darwin, il était grand liseur de romans. Il aimait surtout ceux du dix-huitième siècle, et particulièrement le Tom Jones de Fielding. Les auteurs modernes qu’il lisait le plus étaient Paul de Kock, Charles Lever, Alexandre Dumas père et Walter Scott dont il considérait l’Old Mortality comme une œuvre magistrale. Il avait une prédilection particulière pour les récits d’aventures et les contes amusants.

Il plaçait Cervantès et Balzac au-dessus de tous les autres romanciers.

Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule.

Et il avait une telle admiration pour Balzac qu’il se proposait d’écrire un ouvrage critique sur la Comédie humaine dès qu’il aurait terminé son œuvre économique.

Balzac, l’historien de la société de son temps, fut aussi le créateur de types qui, à l’époque de Louis-Philippe, n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire et ne se développèrent complètement que sous Napoléon III, après la mort de l’écrivain.

Marx lisait couramment toutes les langues européennes et en écrivait trois : l’allemand, le français et l’anglais, si bien que ceux qui possédaient ces langues en étaient étonnés. « Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie », avait-il l’habitude de dire.

Il avait une grande facilité pour les langues et ses filles en héritèrent.

À 50 ans, il entreprit l’étude du russe et, quoique cette langue n’eût aucun rapport étymologique avec les langues anciennes et modernes qu’il connaissait, il en savait assez au bout de six mois pour trouver plaisir à la lecture des poètes et écrivains russes qu’il aimait le plus : Pouchkine, Gogol et Chtchédrine.

S’il entreprit l’étude du russe, ce fut pour pouvoir lire les documents rédigés par les commissions d’enquêtes officielles dont le gouvernement du tsar empêchait la divulgation à cause de leurs révélations terribles. Des amis dévoués les lui envoyaient, et il fut certainement le seul économiste d’Europe occidentale à pouvoir en prendre connaissance.

À part les poètes et les romanciers, Marx avait un moyen original de se distraire : les mathématiques, pour lesquelles il avait une prédilection toute particulière.

L’algèbre lui apportait même un réconfort moral ; elle le soutint aux moments les plus douloureux de son existence mouvementée. Pendant la dernière maladie de sa femme, il lui fut impossible de s’occuper de ses travaux scientifiques ordinaires ; il ne pouvait sortir de l’état pénible où le mettaient les souffrances de sa compagne qu’en se plongeant dans les mathématiques.

C’est pendant cette période de souffrances morales qu’il écrivit un ouvrage sur le calcul infinitésimal, ouvrage d’une grande valeur, assurent les mathématiciens qui le connaissent… Marx retrouvait dans les mathématiques supérieures le mouvement dialectique sous sa forme la plus logique et la plus simple. Une science, disait-il, n’est vraiment développée que quand elle peut utiliser les mathématiques.

Sa bibliothèque, qui comptait plus de mille volumes soigneusement rassemblés au cours d’une longue vie d’études ne lui suffisait pas : il fut pendant des années un hôte assidu du British Museum dont il appréciait fort le catalogue.

Ses adversaires eux-mêmes ont été obligés de reconnaître l’étendue et la profondeur de ses connaissances qui embrassaient non seulement son domaine propre, l’économie politique, mais aussi l’histoire, la philosophie et la littérature universelle.

Quoiqu’il se couchât à une heure très avancée de la nuit, il était toujours debout entre huit et neuf heures du matin ; il absorbait son café noir, parcourait les journaux et passait dans son cabinet de travail où il travaillait jusqu’à deux ou trois heures de la nuit.

Il ne s’interrompait que pour prendre ses repas et faire, le soir, quand le temps le permettait, une promenade du côté de Hampstead Heath ; dans la journée, il dormait une heure ou deux sur son canapé. Pendant sa jeunesse, il lui arrivait de passer des nuits entières à travailler. »

Les raisons de Karl Marx pour trouver Don Quichotte fascinant sont faciles à comprendre à la lecture de l’oeuvre, où les pôles contradictoires se retrouvent à tous les niveaux, que ce soit entre la réalité et son interprétation par Don Quichotte, comme entre Don Quichotte et Sancho Panza, sans compter que les personnages sont eux-mêmes puissamment contradictoires.

La lecture de l’oeuvre l’emporte aussi pour saisir sa nature dialectique, et il est terriblement dommage que jusqu’à présent cet aspect n’ait pas été vu.

Reste la question de l’interprétation de la situation de l’Espagne à ce moment-là. C’est la phrase clef de Paul Lafargue résumant la pensée de Karl Marx qui a joué ici :

« Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule. »

Deux historiens ont tenté de réaliser une analyse prolongeant cette phrase. Le premier est le français Pierre Vilar, une figure institutionnelle (École normale supérieure, École pratique des hautes études, la Sorbonne).

Spécialiste de l’Espagne ainsi que de la Catalogne, c’est lui qui écrivit « Histoire de l’Espagne », en 1947, pour la collection fameuse alors « Que sais-je ? » ; il réédita en 1976 avec « La guerre d’Espagne ». 

Il fut toujours proche du PCF sans jamais y adhérer, étant l’un des initiateurs de la revue La Pensée, où il écrivit un article dans le premier numéro, en 1939, intitulé « Histoires d’Espagne », ainsi que très actif pour la formation du Centre d’études et de recherches marxistes.

Pierre Vilar eut un écho très important en Espagne, ainsi qu’en Amérique latine ; son point de vue sur Don Quichotte eut ainsi un réel écho.

Sa thèse est la suivante : le roman Don Quichotte est un « adieu ironique » à la société féodale. Cependant, rien ne vient remplacer la société féodale en raison de l’absence du développement du capitalisme en Espagne.

Ainsi, selon Pierre Vilar, la société espagnole est-elle alors en décomposition ; Don Quichotte est un roman qui exprimerait une crise historique, qui présenterait « le naufrage d’un monde et de ses valeurs ».

Pierre Vilar s’appuie notamment pour sa thèse sur la figure de Martín González de Cellorigo (1570-1620) qui, sans aucun succès à l’époque, fit de nombreuses propositions pour relancer l’économie espagnole selon lui en déclin. Les Espagnols auraient vécu ainsi comme des « hommes enchantés », ayant fait divorce avec la réalité.

Cette thèse est absurde : comment une société en pleine décadence pourrait-elle produire des choses ayant de la valeur sur le plan de la culture ?

En réalité, le double caractère de la réalité impériale-catholique n’a pas été compris par Pierre Vilar, qui a eu une lecture unilatérale, où le régime espagnol est vu comme simplement et uniquement réactionnaire.

La première édition de la seconde partie de Don Quichotte, en 1615

La seconde figure est Lúdovik Osterc, un Slovène qui a travaillé sur Émile Zola et participé à la Résistance, avant de faire après la guerre toute sa carrière au Mexique, en tant que spécialiste de Cervantès et notamment de Don Quichotte.

Se revendiquant du matérialisme historique, il expose la chose suivante : Cervantès est un progressiste, qui se confronte à l’Espagne réactionnaire de Philippe II. Don Quichotte est une satire de la société, du cadre économique et social, même des institutions politiques et religieuses. L’humour permettrait de contourner la censure.

La simple lecture de l’oeuvre permet pourtant de voir que Cervantès ne se positionne jamais en porte-à-faux avec les valeurs du régime, qui a de plus tout à fait toléré la diffusion de l’ouvrage et ne l’a jamais vu comme une menace.

En pratique, tant Pierre Vilar que Lúdovik Osterc sont allés trop vite en besogne. Ils n’ont pas compris la sortie de la féodalité par la réalité impériale et catholique, s’imaginant que l’Espagne n’était jamais sortie de la féodalité… Parce que par la suite, il y a eu un retour en arrière, avec l’effondrement de l’empire. C’est le développement inégal de l’Espagne qui n’a pas été vu.

Les figures décidées de José de Ribera

José de Ribera (1591-1652) est un peintre espagnol qui est parti s’installer à Naples, sous domination espagnole. Si l’on parle du caractère décidé de l’esprit espagnol de ce temps, alors il faut se confronter à ces œuvres d’une présence forte, ténébreuse, à la fois raide et mobile.

Son Reniement de Saint Pierre, peint vers 1615, est d’un réalisme teinté de naturalisme. Il faut une vraie capacité de retranscription du réel pour parvenir à une telle composition, et les personnages nous marquent de leur détermination particulière à chacun.

Avec José de Ribera, on a la fougue de l’esprit, la netteté de la figuration, la clarté du positionnement, c’est-à-dire les caractéristiques de la posture espagnole au moment du siècle d’or. Inévitablement, c’est par des moments de tension extrême que c’est le mieux représenté.

On a alors tendance à lire quelque chose d’emporté, alors qu’en réalité c’est une mobilité fondée sur une grande raideur. Le Martyre de saint Barthélemy, vers 1616, est tout à fait représentatif de cette problématique.

Ce compagnon de Jésus, païen devenu apôtre, a fini écorché vif. Il est – cela ne s’invente pas – patron des bouchers, des tanneurs et des relieurs ! L’oeuvre est brutale, et même pleine de cruauté. Le personnage est raidi par sa position, puisqu’il est ligoté, et pourtant la scène est prise par le mouvement de celui qui massacre Barthélemy.

Raideur et mobilité, dans un cadre sombre, ténébreux, on retrouve tous les ingrédients de la conscience espagnole, qui se veut limpide mais est inquiète, se veut idéaliste tout en suivant rigidement des principes.

Voici La Flagellation du Christ et Le Martyre de saint Philippe, un apôtre qui fut lapidé et crucifié.

Deux œuvres sont d’une expressivité terrible, représentant deux figures tourmentées de la mythologie grecque, Ixion et Tytios.

José de Ribera a peint de très nombreux tableaux, et parmi eux on a plusieurs représentations de saint Jérôme.

On y retrouve l’attention extrême porté au corps – le peintre est souvent défini par les critiques d’art comme un « naturaliste ».

Cependant, il faut toujours avoir en perspective qu’une peinture est une composition, que les éléments se répondent.

On ne peut pas parler de naturalisme au sens strict lorsqu’est représenté une pose ou une situation figée de manière typique comme on en a dans les représentations religieuses.

On retrouve ici la question de ce qu’est le réalisme dans le cadre d’une société impériale et catholique. Plus que de naturalisme, il faudrait parler d’un réalisme encadré, avec des caractéristiques bien précises propres à l’émergence de la nation espagnole durant cette période de développement immense qu’est le « siècle d’or ».

On voit très bien comment la « légende noire » a frappé de son sceau l’histoire de l’Espagne dans les autres pays pour qu’un peintre comme José de Ribera ne dispose d’une renommée immense. S’il est bien entendu reconnu comme un immense artiste, et si le siècle d’or lui-même est reconnu comme tel, cela semble être quelque chose de totalement périphérique dans l’Histoire du monde, alors que naturellement, cela ne l’est pas du tout de par l’impact sur l’Amérique.

Voici le Portrait d’un musicien.

Voici Sébastien soigné par les saintes femmes.

Voici Le rêve de Jacob et Les larmes de saint Pierre, deux œuvres là encore réussies et puissantes, surtout la seconde. La profondeur psychologique est patente, la dimension humaine ressort avec une vigueur époustouflante, l’existence des personnages est palpable, prégnante même.

On imagine le degré de culture atteint par le siècle d’or à voir ces peintures. Pour parvenir à une telle intensité, il faut que la société soit en mesure de fournir au peintre les moyens de se confronter au réel et de parvenir à sa représentation.

Le vecteur catholique et impérial de cette peinture ne doit absolument pas masquer son double caractère, avec le réalisme qui jaillit parallèlement à l’émergence nationale espagnole.

Don Quichotte et le gouvernement idéal

Dans le roman de Cervantès, la figure de Don Quichotte est totalement délirante lorsqu’elle croit être un chevalier errant affrontant des géants, des monstres, des enchanteurs, etc. Dans une ambiance sociale réelle et sérieuse par contre, Don Quichotte se comporte de manière exquise et savante. Le narrateur ne cesse de souligner comment les gens sont émerveillés de ce qu’il raconte de manière philosophique sur le sens de la vie.

D’ailleurs, et c’est là le paradoxe, Don Quichotte expose de manière très développée le rôle de justicier du chevalier errant, ses responsabilités morales envers les plus faibles. C’est naturellement voulu par Cervantès et cela va jusqu’à la question de gouverner.

Quand on est déterminé à gouverner, alors il faut le faire avec une conscience pleine. On est là dans une rupture complète avec le moyen-âge où les consciences s’inséraient de manière forcée dans des carcans. La société est désormais vivante, il faut donc un esprit vivant quand on gouverne.

Voici un exemple de comment Don Quichotte donne des conseils à Sancho Panza, qui va devenir (temporairement) gouverneur.

« Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu’avant que j’eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver, dans les faveurs que m’accorderait le sort, de quoi payer tes services, je me vois encore au début de mon chemin ; et toi, avant le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes désirs comblés.

Les uns répandent les cadeaux et les largesses, sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient, s’opiniâtrent, et n’obtiennent pas ce qu’ils demandent. Un autre arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve gratifié de l’emploi que sollicitaient une foule de prétendants. C’est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il n’y a qu’heur et malheur.

Toi, qui n’es à mes yeux qu’une grosse bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t’a touché de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d’une île.

Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n’attribues pas à tes mérites la faveur qui t’est faite, mais pour que tu rendes grâces, d’abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier errant.

Maintenant que ton cœur est disposé à croire ce que je t’ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton qui veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton guide pour t’acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où tu vas te lancer, les hauts emplois n’étant autre chose qu’un profond abîme, couvert d’obscurité et garni d’écueils.

Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu ; car dans cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais dans l’erreur.

Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même ; c’est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. De te connaître, il résultera que tu ne t’enfleras point comme la grenouille qui voulut s’égaler au bœuf.

En ce cas, quand ta vanité fera la roue [tel un paon], une considération remplacera pour toi la laideur des pieds [le paon cessant sa roue au moment où il regarde ses pieds] ; c’est le souvenir que tu as gardé les cochons dans ton pays.

– Je ne puis le nier, interrompit Sancho ; mais c’est quand j’étais petit garçon. Plus tard, et devenu un petit homme, ce sont des oies que j’ai gardées, et non pas des cochons. Mais il me semble que cela ne fait rien à l’affaire, car tous ceux qui gouvernent ne viennent pas de souches de rois.

– Cela est vrai, répliqua don Quichotte ; aussi ceux qui n’ont pas une noble origine doivent-ils allier à la gravité de l’emploi qu’ils exercent une douceur affable, qui, bien dirigée par la prudence, les préserve des morsures de la médisance, auxquelles nul état ne saurait échapper.

Fais gloire, Sancho, de l’humilité de ta naissance, et n’aie pas honte de dire que tu descends d’une famille de laboureurs. Voyant que tu n’en rougis pas, personne ne t’en fera rougir ; et pique-toi plutôt d’être humble vertueux que pécheur superbe.

Ceux-là sont innombrables qui, nés de basse condition, se sont élevés jusqu’à la suprême dignité de la tiare ou de la couronne, et je pourrais t’en citer des exemples jusqu’à te fatiguer.

Fais bien attention, Sancho, que, si tu prends la vertu pour guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des grands seigneurs ; car le sang s’hérite et la vertu s’acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.

Cela étant, si, quand tu seras dans ton île, quelqu’un de tes parents vient te voir, ne le renvoie pas et ne lui fais point d’affront ; au contraire, il faut l’accueillir, le caresser, le fêter.

De cette manière, tu satisferas à tes devoirs envers le ciel, qui n’aime pas que personne dédaigne ce qu’il a fait, et à tes devoirs envers la nature.

Si tu conduis ta femme avec toi (et il ne convient pas que ceux qui résident dans les gouvernements soient longtemps sans leurs propres femmes), aie soin de l’endoctriner, de la dégrossir, de la tirer de sa rudesse naturelle ; car tout ce que peut gagner un gouverneur discret se perd et se répand par une femme sotte et grossière.

Si par hasard tu devenais veuf, chose qui peut arriver, et si l’emploi te faisait trouver une seconde femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu’elle te serve d’amorce et de ligne à pêcher, et de capuchon pour dire : Je ne veux pas [allusion au proverbe « Non, non, je n’en veux pas, mais jette-le-moi dans mon capuchon », les juges feignant d’être incorruptibles mais indiquant de placer leur argent dans le capuchon de leur manteau].

Je te le dis en vérité, tout ce que reçoit la femme du juge, c’est le mari qui en rendra compte au jugement universel, et il payera au quadruple, après la mort, les articles de compte dont il ne sera pas chargé pendant sa vie.

Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir, si en faveur auprès des ignorants, qui se piquent de finesse et de pénétration.

Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion, mais non plus de justice que les requêtes du riche.

Tâche de découvrir la vérité, à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.

Quand l’équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur le coupable toute la rigueur de la loi ; car la réputation de juge impitoyable ne vaut certes pas mieux que celle de juge compatissant.

Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la miséricorde.

S’il t’arrive de juger un procès où soit partie quelqu’un de tes ennemis, éloigne ta pensée du souvenir de ton injure, et fixe-la sur la vérité du fait.

Que la passion personnelle ne t’aveugle jamais dans la cause d’autrui. Les fautes que tu commettrais ainsi seraient irrémédiables la plupart du temps, et, si elles avaient un remède, ce ne serait qu’aux dépens de ton crédit et même de ta bourse.

Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne les yeux de ses larmes, et ne prête point l’oreille à ses gémissements ; mais considère avec calme et lenteur la substance de ce qu’elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses larmes, et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs.

Celui que tu dois châtier en action, ne le maltraite pas en paroles ; la peine du supplice suffit aux malheureux, sans qu’on y ajoute les mauvais propos.

Le coupable qui tombera sous ta juridiction, considère-le comme un homme faible et misérable, sujet aux infirmités de notre nature dépravée. En tout ce qui dépendra de toi, sans faire injustice à la partie contraire, montre-toi à son égard pitoyable et clément ; car, bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant celui de la miséricorde brille et resplendit à nos yeux avec plus d’éclat encore que celui de la justice.

Si tu suis, ô Sancho, ces règles et ces maximes, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs comblés, ta félicité ineffable.

Tu marieras tes enfants comme tu voudras ; ils auront des titres de noblesse, eux et tes petits-enfants ; tu vivras dans la paix et avec les bénédictions des gens ; au terme de ta vie, la mort t’atteindra dans une douce et mûre vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les tendres et délicates mains de tes arrière-neveux.

Ce que je t’ai dit jusqu’à présent, ce sont des avis propres à orner ton âme. Écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps. »

On a ici une conscience qui se gouverne elle-même dans son rôle de gouverner. On est très loin de la caricature d’une Espagne arc-boutée sur le féodalisme ; on est en pratique dans une avancée de la complexité de l’humanité parallèle à celle du protestantisme.

Bien entendu, le protestantisme est supérieur en qualité, mais le détour espagnol apporte, dans son développement inégal, une touche humaine très particulière, qui fait que même dans la religiosité obséquieuse la plus affreuse de l’Espagne et du monde latino-américain, on retrouve toujours des touches profondes d’humanité.

Dans la pire raideur, il y a la mobilité ; mais dans la mobilité, il y a la raideur. Les moindres alliances de la musique et de la danse dans le monde latino-américain (reggaeton, salsa, bachata, tango, etc.) sont ainsi particulièrement mobiles dans leur expression et en même temps d’une codification théorique extrêmement raide.

Cette dialectique du raide et du mobile, propre à l’Espagne se développant comme nation à l’époque du siècle d’or, se lit dans tout le roman Don Quichotte. Et après avoir donné ses conseils, Don Quichotte envoie un peu plus tard une lettre à Sancho Panza, après avoir eu les premiers échos de l’activité de gouverneur de celui-ci.

Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria

« Quand je m’attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies et de tes impertinences, ami Sancho, j’en ai reçu de ta sage conduite ; de quoi j’ai rendu de particulières actions de grâces au ciel, qui sait élever le pauvre du fumier, et des sots faire des gens d’esprit.

On annonce que tu gouvernes comme si tu étais un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu te traites avec humilité.

Mais je veux te faire observer, Sancho, que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l’autorité de l’office, d’aller contre l’humilité du cœur ; car la parure de la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme à ce qu’ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son humilité naturelle.

Habille-toi bien ; un bâton paré ne paraît plus un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles, ni qu’étant magistrat tu t’habilles en militaire ; mais que tu te pares avec l’habit que requiert ton office, en le portant propre et bien tenu.

Pour gagner l’affection du pays que tu gouvernes, tu dois, entre autres, faire deux choses ; l’une, être affable et poli avec tout le monde, c’est ce que je t’ai déjà dit une fois ; l’autre, veiller à l’abondance des approvisionnements ; il n’y a rien qui fatigue plus le cœur du pauvre que la disette et la faim.

Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d’ordonnances ; si tu en fais, tâche qu’elles soient bonnes, et surtout qu’on les observe et qu’on les exécute ; car les ordonnances qu’on n’observe point sont comme si elles n’étaient pas rendues ; au contraire, elles laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et d’autorité pour les rendre, n’a pas assez de force et de courage pour les faire exécuter.

Or, les lois qui doivent effrayer, et qui restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi des grenouilles, qui les épouvantait dans l’origine, et qu’elles méprisèrent avec le temps jusqu’à lui monter dessus. Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices.

Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et choisis le milieu entre ces deux extrêmes ; c’est là qu’est le vrai point de la discrétion.

Visite les prisons, les boucheries, les marchés ; la présence du gouverneur dans ces endroits est d’une haute importance.

Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires. Sois un épouvantail pour les bouchers et pour les revendeurs, afin qu’ils donnent le juste poids.

Garde-toi bien de te montrer, si tu l’étais par hasard, ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux femmes ; car dès qu’on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te battrait en brèche par ce côté, jusqu’à t’abattre dans les profondeurs de la perdition.

Lis et relis, passe et repasse les conseils et les instructions que je t’ai donnés par écrit avant que tu partisses pour ton gouvernement ; tu verras, si tu les observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque pas.

Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard ; car l’ingratitude est fille de l’orgueil, et l’un des plus grands péchés que l’on connaisse.

L’homme qui est reconnaissant envers ceux qui lui font du bien témoigne qu’il le sera de même envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.

Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza ; nous attendons à chaque instant la réponse.

J’ai été quelque peu indisposé de certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon nez ne s’est pas trouvé fort bien ; mais ce n’a rien été ; s’il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d’autres qui me protègent.

Fais-moi savoir si le majordome qui t’accompagne a pris quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l’avais soupçonné.

De tout ce qui t’arrivera tu me donneras avis, puisque la distance est si courte ; d’ailleurs je pense bientôt quitter cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle.

Une affaire s’est présentée, qui doit, j’imagine, me faire tomber dans la disgrâce du duc et de la duchesse.

Mais, bien que cela me fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout ; car enfin, enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu’à leur bon plaisir, suivant cet adage : Amicus Plato sed magis amica veritas [Je suis ami de Platon mais encore plus ami de la vérité].

Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que tu es gouverneur, tu l’auras appris. À Dieu, et qu’il te préserve de ce que personne te porte compassion.

Ton ami.

DON QUICHOTTE DE LA MANCHE. »

Être toujours respectable, être toujours respecté : ce mélange de civilisation et de posture patriarcale porte les esprits espagnols alors.

Les figures déterminées de Zurbarán

La capacité de décision de type espagnol ne se retrouve pas que chez les conquistadors : elle forme également l’arrière-plan de l’art en général, notamment religieux. Les figures de mystiques jetant leur vie, la propulsant dans la dévotion, pour Dieu, dans une rencontre de raideur et de mobilité, sont incontournables du siècle d’or.

La grande référence ici, c’est Francisco de Zurbarán (1598–1664). On comprend tout de suite sa démarche avec Le Martyre de saint Sérapion, de 1628. On parle ici d’un Anglais qui a participé à une croisade, puis est venu se battre aux côtés des Espagnols lors de la Reconquista.

Il rejoignit ensuite comme religieux l’ordre de la Merci et fut affreusement supplicié, éviscéré notamment, par l’empire ottoman à Alger. Il s’était proposé en otage, dans l’attente du paiement de rançons pour racheter les prisonniers espagnols.

L’oeuvre est expressive, évocatrice à un travers une fort contraste, tout en restant d’une grande sobriété. On retrouve la raideur et la mobilité espagnoles.

Ami de Diego Vélasquez, Francisco de Zurbarán a peint de très nombreuses œuvres religieuses ; il fut également proche du Roi qui lui fit des commandes. Sa renommée fut d’ailleurs rapidement immense. Il faut dire que la dialectique du raide et du mobile est ici particulièrement réussie, au sens où cela donne une dimension flamboyante, qui contraste avec le minimalisme de l’approche générale

Sa représentation de la Vierge enfant en train de dormir est exemplaire de cela. Les traits semblent imparfait chez Francisco de Zurbarán, ce n’est pas la technique qui supporte l’oeuvre. Le réalisme provient d’une opposition entre le raide et le mobile, dans le cadre d’un sens de la mise en scène, toujours sobre, et pourtant à chaque fois les œuvres semblent emplies.

Si l’on veut, on peut dire que la posture, toujours marquée par la raideur et la mobilité, donne un caractère vivant qui permet de surpasser une représentation sinon trop simpliste, trop formelle.

Cela fait que les personnages relevant de la religion fournissent, somme toute, une image humaine, réelle, mais avec des figures pleines de détermination.

Voici deux saintes, Marguerite (une païenne convertie) et Casilde (une musulmane convertie).

On voit très bien comment chez Zurbarán la religion est le support à une forme d’élévation de l’esprit, de dignité, dans une forme simple d’existence, en rupture nette avec le minimalisme religieux féodal qui soulignait surtout la majesté, le caractère transcendant des figures religieuses.

C’est le paradoxe de ce réalisme espagnol d’être religieux, il ramène la religion sur terre, mais au prix de forcer la réalité à se plier aux valeurs religieuses. Les représentations de Saint François par Zurbarán sont exemplaires de comment l’Espagne sort du Moyen-Âge, mais pas par la reconnaissance protestante de la vie intérieure. C’est l’exigence catholique d’une existence déterminée qui porte le mouvement sur le plan idéologique et culturel.

La représentation de la Vierge pour un monastère, la chartreuse Notre-Dame de las Cuevas, montre très bien le dépassement : si la Vierge est pleine de majesté médiévale, ceux qu’elles protègent sont justement pleins de détermination.

C’est très exactement l’esprit de Don Quichotte tout au long du roman, c’est précisément cet état d’esprit qu’il valorise, au-delà de son ridicule apparent du à sa folie d’être un « chevalier errant ». C’est un esprit chevaleresque sans chevalerie qui marque l’Espagne.

Du conquistador à Don Quichotte, la capacité de décision

Il est bien connu que l’Amérique a été colonisée sous l’égide des « conquistadors », des conquérants venus d’Espagne et du Portugal. On a là tout un état d’esprit, mêlant démarche militaire et curiosité d’explorateur, qui est né dans le contexte historique.

L’arrière-plan, c’est l’affrontement avec la conquête musulmane, pendant 781 années. On parle ici d’une dimension patriarcale, mais mêlée à l’idée démocratique de protéger sa propre population face à un envahisseur. C’est le moment où l’idée de la « cause juste » de la libération de l’Espagne fusionna avec le roi et le catholicisme.

Les conquistadors possédaient donc une mentalité très particulière ; il faut relever ici entre autres dans leur substance le maniement des armes, les conceptions tactiques de l’action militaire, l’utilisation de molosses dans les combats et plus généralement d’expédients de manière pragmatique, la compréhension de l’importance de la guerre psychologique, le courage collectif dans les affrontements, l’esprit de corps.

Le casque typique des conquistadors

Si on ne comprend pas cela, on ne peut pas comprendre comment Hernán Cortés a dirigé la victoire sur l’empire aztèque, et Francisco Pizarro sur l’empire inca, et cela en très peu d’années.

Voici ce que dit Francisco Pizarro à ses 177 soldats, alors qu’ils allaient s’affronter à des milliers Incas à Cajamarca en 1532.

« Ayez le courage de faire ce que j’attends de vous et ce que tous les bons Espagnols doivent faire, et ne soyez pas alarmés par la multitude que l’on dit que l’ennemi a, ni par le nombre réduit de chrétiens.

Car même si nous étions moins nombreux et l’ennemi plus nombreux, l’aide de Dieu est encore plus grande, et à l’heure du besoin, il aide et favorise les siens pour déconcerter et humilier l’orgueil des infidèles et les attirer à la connaissance de notre Sainte Foi. »

L’attaque espagnole dura moins d’une demi-heure. Elle se solda par la mort de 2 000 Incas, 5 000 étant fait prisonniers, notamment l’empereur Atahualpa ; du côté espagnol il y eut un blessé et un esclave tué.

On a un excellent aperçu de la mentalité observatrice, attentive, machiavélique, courageuse et pieuse, opportuniste et humaniste, exploratrice et manipulatrice des conquistadors dans Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, écrite par Bernal Díaz del Castillo, qui participa à 119 affrontements dans le cadre de la victoire sur les Aztèques.

Cervantès, l’auteur de Don Quichotte lui-même a perdu à 24 ans l’usage de sa main gauche lors de la bataille de Lépante en 1571. On parle ici d’une bataille navale, au large de la Grèce actuelle, où s’affrontèrent plus de cinq cents navires.

Les protagonistes furent l’empire ottoman et la Sainte-Ligue. Cette dernière était une alliance de l’Espagne avec le pape, les Républiques de Venise et de Gênes, plus généralement l’ensemble des forces italiennes ainsi que maltaises.

Cervantès fut quelques années plus tard enlevé par des navires ottomans, et emprisonné cinq ans à Alger, où il tenta quatre fois de s’enfuir.

Une vision de la bataille de Lépante, fin du 16e siècle

On ne sera donc pas étonné de retrouver dans Don Quichotte tout cet esprit d’une époque, qui a façonné la culture nationale espagnole. Si Don Quichotte est ridicule, il est aussi grandiose, et si l’époque des chevaliers errants est terminé car l’empire est né, il n’en reste pas moins que l’esprit d’engagement, de sacrifice, de décision a donné naissance à la nouvelle situation.

Le très grand écrivain russe Ivan Tourgueniev (1818 – 1883) a précisément remarqué cela. Voici ce qu’il constate en 1860 dans Hamlet et Don Quichotte. Hamlet est manipulateur, il n’est pas honnête, alors que Don Quichotte sert une idée avec candeur.

« La première édition de Hamlet, la tragédie de Shakespeare, et la première partie du Don Quichotte de Cervantès ont paru la même année, au commencement du dix-septième siècle (…).

Que représente Don Quichotte ?

Examinons-le, non pas avec ce coup d’œil rapide qui ne s’arrête qu’à la surface ou aux menus détails, et nous ne verrons pas seulement en lui le chevalier de la triste figure, ce type créé pour tourner en ridicule les anciens romans de chevalerie ; non, ce type s’est élargi, comme on le sait, sous la main de son immortel créateur.

Le Don Quichotte de la seconde partie, l’aimable interlocuteur des ducs et des duchesses, le sage conseiller de l’écuyer gouverneur n’est plus le Don Quichotte de la première partie, surtout du début ; ce n’est plus ce bizarre et ridicule original sur lequel les coups pleuvent si libéralement ; essayons donc de pénétrer jusqu’à l’essence même de l’œuvre.

Nous le demandons encore une fois : que représente Don Quichotte ?

La foi avant tout, la foi en quelque chose d’éternel, d’immuable dans la vérité, dans cette vérité qui réside en dehors de l’individu, qui ne se donne pas à lui aisément, qui demande qu’on la serve et qu’on se sacrifie pour elle, mais qui finit par céder à la persistance du service et à l’énergie du sacrifice.

Don Quichotte est pénétré tout entier de dévouement à cet idéal pour lequel il est prêt à supporter toutes les privations, à donner même sa vie ; il n’estime cette vie que comme un moyen d’incarner l’idéal, de réaliser la vérité, la justice sur la terre.

On nous dira que son cerveau dérangé a puisé cet idéal dans le monde fantastique des romans de chevalerie. D’accord, et c’est là ce qui constitue le côté comique de Don Quichotte ; mais l’idéal n’en garde pas moins toute sa pureté primitive.

Vivre pour soi, s’occuper de soi, c’est une honte aux yeux de Don Quichotte.

Il vit tout entier, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de lui-même, pour les autres, pour ses frères, pour la destruction du mal, pour la lutte contre les forces hostiles à l’humanité, les sorciers, les géants, c’est-à-dire les oppresseurs.

Vous ne trouverez pas en lui une trace d’égoïsme : il ne s’occupe jamais de lui-même, il est tout sacrifice, — notez bien ce mot, — il croit, il croit fermement et sans arrière-pensée.

C’est pour cela qu’il est sans peur et patient, qu’il se contente de la nourriture la plus grossière, du costume le plus misérable. Que lui importe !

Humble de cœur, il est grand et hardi par l’esprit ; sa piété fervente ne gêne point sa liberté ; étranger à la vanité, il ne doute point de lui-même, de sa vocation, de ses forces physiques.

Sa volonté est une volonté indomptable. La poursuite constante d’un seul et même but prête quelque monotonie à ses pensées, quelque étroitesse à son intelligence ; il sait peu de choses, et il n’a pas besoin d’en savoir beaucoup.

Il sait en quoi consiste son œuvre, pourquoi il vit sur la terre ? Et n’est-ce pas la science capitale ?

Don Quichotte peut paraître tantôt complètement fou, parce que la réalité la plus incontestable se dérobe à ses yeux et fond comme la cire au feu de son enthousiasme, — il voit réellement des Maures vivants dans des marionnettes, et des chevaliers dans des moutons, — tantôt borné, parce qu’il ne sait ni sympathiser à demi, ni se réjouir à demi ; comme un vieil arbre il a poussé dans le sol de profondes racines, il n’est en état ni de changer ses convictions, ni de passer d’un objet à un autre. Son tempérament moral est d’une solidité à toute épreuve.

Remarquez bien que ce fou, ce chevalier errant, est l’être le plus moral du monde.

Ce trait prête une force et une grandeur particulière à ses jugements et à ses discours, à toute sa figure, malgré les situations comiques et humiliantes où il tombe constamment.

Don Quichotte est un enthousiaste, un serviteur de l’idée, ébloui par sa splendeur. »

Et encore :

« Un grand seigneur anglais, bon juge en ces matières, me disait un jour devant nous que Don Quichotte était le type du vrai gentleman.

En effet, si la simplicité et le calme des manières sont le trait distinctif de ce qu’on appelle l’homme comme il faut, Don Quichotte mérite ce titre à tous égards.

C’est un véritable hidalgo ; il reste tel, même quand les moqueuses servantes du duc s’amusent à lui laver la figure.

La simplicité de ses manières résulte d’une absence absolue, je ne dirai pas seulement d’amour-propre, mais de sentiment subjectif ; Don Quichotte n’est pas occupé de lui-même ; il ne songe point à poser pour les autres. »

En lisant cela, on comprend très bien comment la guerre d’Espagne, dans sa dynamique, a été une guerre espagnole au sens strict, et malheureusement ce qui a joué dans la guerre civile, c’est que la dimension nationale espagnole, le style espagnol, l’approche du type « au service d’une idée », a été trop peu comprise par le Front populaire, alors que le franquisme l’a massivement utilisé en le déformant à ses fins.

Diego Vélasquez et Les Ménines

Le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial est une position malaisée. Elle implique d’agir avec l’époque et contre elle, en s’affirmant à travers elle plus qu’en elle-même. Les fileuses, peint vers 1644-1657 par Diego Vélasquez (1599-1660), témoigne ici de manière magistrale d’un tel réalisme.

Les fileuses

La représentation des fileuses est magnifique dans sa composition et son caractère typique ; la roue de l’appareil employé sur la gauche voit ses rayons disparaître dans le mouvement, sans pour autant être central, conservant la dignité du réel.

Il y a une certaine vivacité, un sens de l’action typiquement espagnol. On sent les corps légers au mouvement, à rebours des représentations réalistes des Pays-Bas, pour prendre l’exemple le plus avancé.

La tapisserie à l’arrière-plan représente un épisode de la mythologie grecque, plus précisément des Métamorphoses d’Ovide, où la déesse grecque Athéna jalouse de la fileuse Arachné finit par transformer celle-ci en araignée.

Les femmes devant la tapisserie sont indéniablement membres des classes dominantes, et pourtant elles restent au loin, les travailleuses se situant au premier plan. On notera également, preuve de la confiance faite au réel, la présence du chat, bien à l’aise et dont on devine l’habitude d’être là.

C’est à la fois une référence culturelle et un appel à la modernité productive, ce qui fait de cette œuvre un manifeste véritable.

L’oeuvre la plus célèbre de Diego Vélasquez, Les Ménines (c’est-à-dire les demoiselles d’honneur), peinte en 1656, témoigne de son côté parfaitement des difficultés du réalisme dans le contexte espagnol.

Diego Vélasquez peint pour la cour, et il transporte le réalisme, mais comment le formuler lorsque le cadre est imposé à rebours du caractère naturel du réel ?

Diego Vélasquez s’en sort par un sens aigu de la composition, ayant rendu cette œuvre, de 3,18 m de haut sur 2,76 m de large, particulièrement fascinante, captant l’attention de manière très prononcée.

Les Ménines

On a neuf personnages, avec déjà, à gauche Diego Vélasquez lui-même, en train de peindre. Il y a deux tableaux au-dessus de lui : Pallas [Athéna] et Arachné de Rubens, Apollon et Marsyas de Jacob Jordaens.

Dans le miroir derrière le peintre, on a le roi Philippe IV et la reine Marie-Anne (d’Autriche). Sont-ils présents comme observateurs, ou bien le miroir montre le contenu du tableau ?

Dans tous les cas, le peintre témoigne ici d’une connivence très prononcée avec le couple royal. La petite fille, âgée de cinq ans alors, qu’on voit au premier plan est d’ailleurs leur enfant, c’est l’infante Marguerite-Thérèse.

Ses ancêtres appartiennent aux familles royales espagnole et autrichienne et elle-même… se mariera en Autriche, devenant impératrice. Sa demi-sœur, Marie-Thérèse d’Autriche, se maria avec Louis XIV.

L’infante se voit présentée un plateau en or, avec une cruche (provenant de Nouvelle Espagne) et des biscuits, par doña María Agustina Sarmiento de Sotomayor, fille du comte de Salvatierra, qui est à genoux. C’est une demoiselle d’honneur, tout comme doña Isabel de Velasco, qui est de l’autre côté, penchée pour faire la révérence.

Derrière cette dernière, on a doña Marcela de Ulloa, chaperonne de la princesse, habillée en deuil, et près d’elle un garde. Plus au fond, au niveau d’un rideau, on a le chambellan de la reine et chef des ateliers de la tapisserie royale, Don José Nieto Velázquez.

Tout à droite on a deux nains, un Italien, Nicolas Pertusato, qui ennuie le chien au premier plan, et une Allemande, Maribarbola (Maria Barbara Asquin). Les nains servaient de faire-valoir, d’amuseurs, de preuves du caractère magnanime du roi, etc. ; il y eut 127 personnes de ce type à la Cour d’Espagne entre 1563 et 1710.

Cette peinture des Ménines par Diego Vélasquez exerce une profonde fascination historiquement (comme inversement elle peut laisser perplexe). C’est qu’il y a dans la culture espagnole du siècle d’or un mélange de raideur et de mobilité qui est unique, et qui si elle n’est pas saisie, ne permet pas d’accéder à l’Espagne.

Le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial

Quel peut être le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial ? C’est qu’on parle d’un régime qui se met en place, et dans son élan, il bouscule, renverse des structures anciennes, faisant triompher le nouveau contre l’ancien.

L’instauration d’un régime féodal relativement unifié est le produit du dépassement d’un morcellement réactionnaire. On reste dans la féodalité, avec pourtant un phénomène de complexification, de synthèse.

Il y a encore des affrontements littéralement claniques ; le banditisme reste une tradition. L’esprit soldatesque est omniprésent. On échappe pourtant plus ni au Roi, ni à l’Église, et ce en aucunes manières.

La dimension impériale oblige à dépasser les particularismes et à promouvoir la synthèse, à une dimension encore plus vaste. Bien sûr, cet empire est artificiel et ne se maintiendra pas ; il est ici équivalent à l’empire des Habsbourg au centre de l’Europe.

La résidence du roi d’Espagne, Saint-Laurent-de-l’Escurial, peint par Michel-Ange Houasse en 1722

Cependant, il implique des échanges majeurs, qui font passer un cap, et ce d’autant plus que contrairement à l’empire des Habsbourg en Europe centrale, il n’y a pas de disparités nationales marquées. Même si la Catalogne a son propre parcours, Don Quichotte qui vient de la région de la Manche, au centre du pays, passe ainsi par Barcelone.

On baigne ici dans une culture latine très prononcée. Un artiste italien majeur comme Le Bernin (1598-1680) était un sujet du roi d’Espagne, tout comme le compositeur Claudio Monteverdi (1567-1643).

Deux auteurs espagnols majeurs, Miguel de Cervantes (1547-1616), l’auteur de Don Quichotte, et Francisco de Quevedo (1580-1645), ont vécu une partie de leur vie dans la partie de l’Italie sous domination espagnole.

De plus, si on prend la vague catholique, qui a un objectif de manipulation des masses, on constate qu’elle est obligée, dans l’effervescence de la « reconquête », de passer par une dimension populaire afin d’obtenir un réel ressort.

Les processions espagnoles sont ici bien connues, avec une ferveur religieuse vigoureuse dans la représentation. C’est d’autant plus vrai que l’Église devait aller chercher les artistes pour promouvoir les arts à sa manière, et qu’il fallait pour cela un terreau culturel réel, hors-religion.

Vierge à l’enfant, par Luis de Morales, 1565

On reconnaît là le drame espagnol, qui est la même que pour le Mexique ou la Pologne : la nation naît à travers le catholicisme, ce qui complique particulièrement la tâche de faire la part des choses.

Nombre d’initiatives historiquement correctes ont, dans ces pays, connu une défaite majeure en raison de leur tentative forcée de dépasser la religion arc-boutée sur la dimension féodale justement ennemie.

Et pareillement que pour la religion s’installant dans l’Espagne désormais « purement » catholique – les tenants des religions juive et musulmane sont expulsés à la victoire totale de la Reconquista – le colonialisme a un double caractère.

S’il est négatif dans sa nature au sens strict, il a une portée positive dans la mesure où il renverse le mode de production esclavagiste mésoaméricain et amène les masses à un niveau supérieur de développement, ce qui joue en retour sur la base coloniale elle-même.

D’ailleurs, l’indépendance des colonies américaines de l’Espagne va être poussée par des colons espagnols profitant de la défaite de la métropole face à Napoléon. Cela exprime une contradiction interne, où la féodalité espagnole se fait dépasser par elle-même, en quelque sorte, tout comme ce furent les conquistadors, aventuriers sans subordination directe réelle au roi, qui forcèrent militairement la victoire sur les empires aztèque et inca.

Autrement dit, le réalisme dans l’empire espagnol est véritablement à la croisée des tendances positives et des tendances négatives. Il existe malgré le régime, mais en même temps par le régime.

Don Quichotte, chef-d’oeuvre de la transformation impériale

En 1605, Miguel de Cervantes publie L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; en 1615 est publié une seconde partie. Ce roman, un chef-d’oeuvre d’ingéniosité et de finesse, provoqua une onde de choc culturelle, tant en Espagne que dans toute l’Europe.

L’oeuvre a depuis été mille fois commentée, avec mille interprétations différentes ; tous soulignent par contre sa fluidité, l’amusement qu’il provoque, la vivacité du caractère des différents personnages.

C’est qu’on s’attache immanquablement à Don Quichotte et à son écuyer Sancho Panza. Leurs mésaventures sont provoquées par le fait que le premier a trop lu de littérature au sujet des chevaliers errants. Il s’imagine en être devenu un, et son imagination fertile l’amène par exemple, l’épisode est fameux, à attaquer des moulins en s’imaginant qu’il s’agit de géants.

« Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse.

Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu.

Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge [une étoffe] ]du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine (…).

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien.

Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer (…).

Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde.

Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée.

Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. »

Tout cela est d’autant plus marquant que Don Quichotte et Sancho Panza sont terriblement bavards et très fins. Leurs remarques sont ainsi parfois très élevées, remplies de subtilité et même de références, tout comme elles peuvent être délirantes dès qu’on se rapproche du thème du chevalier errant à qui il arrive des histoires merveilleuses remplies de princesses à sauver et de malins enchanteurs.

Il ne faut toutefois pas s’attendre à un roman reposant sur une grande fluidité, comme on en connaîtra par la suite, surtout avec la littérature russe à partir de Pouchkine. L’oeuvre est un assemblage de courtes histoires, où l’on suit le périple de Don Quichotte accompagné de Sancho Panza.

La première édition

Tout s’entremêle de manière assez tortueuse, et en ce sens on est dans l’esprit de la toute fin du Moyen-Âge. Pour trouver un équivalent dans un genre différent en France, il faut se tourner vers les Essais de Montaigne, publiés à peu près au même moment (1580).

L’ouvrage est pareillement extrêmement intéressant, mais l’expression est d’une construction fatigante, les références et les allusions très nombreuses ; tout s’assemble de manière accumulatrice, voire un peu forcée.

La force de Don Quichotte, c’est toutefois que chaque petite histoire se suffit à elle-même et est très souvent bien amenée, et surtout que le caractère contradictoire du personnage de Don Quichotte permet une dialectique très vivante.

Il est brillant et ridicule, intelligent et niais, héroïque et pathétique, cultivé et niais, courageux et poltron, et tous les gens autour de lui le constatent, avec étonnement.

Car l’oeuvre fourmille de personnages et de lieux. Les descriptions sont réalistes, et le peuple, omniprésent, est montré tel quel ; ce qui se passe est par contre plein de pittoresque et de charme espagnol.

Représentation de Don Quichotte lisant ses livres de chevalerie dans la première édition faite par l’Académie royale espagnole en 1780.

Les débats sans fin ont justement été provoqué par ce qui arrive dans le roman : comment l’interpréter ? Cervantes vise-t-il les uns, ou bien les autres ?

La clef de l’oeuvre se situe ici à la fin du second tome. Don Quichotte, juste avant de mourir, rejette les ouvrages de la chevalerie errante. C’est étonnant, car l’oeuvre très longue, tout en s’en moquant, n’a pas cessé d’exposer les valeurs de celle-ci, de mentionner les innombrables ouvrages de chevalerie racontant les exploits de telle ou telle figure mythique, tel Amadis de Gaule, Lancelot du Lac, Roland le Furieux, etc.

Mais ce qu’on comprend, c’est que toute référence à la chevalerie en général n’est plus d’époque. Les mentalités ont changé, les gens voient cela comme quelque chose d’idéaliste et sans lien avec le réel.

Seul un esprit aristocratique « pur », sans aucun opportunisme ou quête d’un quelconque intérêt matériel, peut s’y intéresser, et encore sans mener à rien. La figure de Don Quichotte est ainsi tragique, car condamné dans sa substance même, et c’est cela qui la rend si attachante justement.

Et ce qui a porté cette présentation à la fois moqueuse et remplie de référence, c’est l’âge impérial qui s’installe. Il est patriarcal, comme le fut la période précédente, néanmoins il y a désormais un cadre général qui fonctionne au-dessus de chaque lieu, de chaque activité : l’État central du roi et l’Église catholique.

C’est là que penche désormais tout ce qui est culturel, idéologique et il n’y a plus de place pour un esprit chevaleresque qui serait une fin en soi.

La dimension impériale du siècle d’or espagnol

La France a connu avec Louis XIV, au 17e siècle, sa grande affirmation nationale, dans le prolongement de son émergence comme nation, avec François Ier au début du 16e siècle. Le « grand siècle » que fut le 17e siècle pour la France a fixé les traits nationaux de celle-ci.

Dans le prolongement de Du Bellay et de Ronsard, la langue française a été puissamment travaillée par La Fontaine, Molière, Boileau et bien sûr Racine, qui l’a emporté sur Corneille et son influence espagnole.

L’Espagne formait en effet une menace prégnante pour la France d’alors. Elle a, en fait, connu précisément le même processus de cristallisation nationale, qui reste malheureusement très largement inconnu en France, alors que le parallèle est utile à connaître.

La raison pour cela tient à ce que l’Espagne ayant pris de l’avance sur la France, elle chercha à phagocyter celle-ci. L’influence espagnole est majeure dans la guerre de religions en France et lorsqu’on parle du parti catholique alors, on parle concrètement d’un parti « espagnol ».

C’est l’importance de cette influence étrangère qui a amené les « politiques » à privilégier l’État comme forme au-dessus des religions. Ils considéraient que la France allait soit s’effondrer dans une guerre civile sans fin si les protestants l’emportaient, soit devenir soumise à l’Espagne si le camp catholique l’emportait totalement.

Les « politiques », qui sont parvenus à prendre le contrôle de l’État, ont ici développé comme idéologie le scepticisme, élaboré par Montaigne qui fut également un acteur majeur pour épauler Henri IV.

Portrait de Henri IV de son vivant

Les écrits bien connus de Montaigne au sujet de la colonisation de l’Amérique sont d’ailleurs bien entendu humanistes, mais leur fonction politique alors était concrètement de dénoncer l’Espagne. La monarchie absolue française est née comme mise de côté relative du pouvoir catholique et contre la monarchie espagnole.

Il n’est toutefois pas tout à fait juste de parler de monarchie espagnole. Il vaut mieux parler d’empire espagnol. Car le « siècle d’or » de l’Espagne tient à une dynamique impériale, portée par les Habsbourg.

Ce triomphe impérial est d’autant plus paradoxal si l’on voit d’où il sort. Quand on remonte bien plus loin, on a l’arrivée des Goths en Espagne. Eux-mêmes furent ensuite battus par les envahisseurs musulmans et en 721, la quasi totalité de l’Hispanie est un califat.

Cependant, comme on le sait, l’Islam fonctionne comme un féodalisme militaire, qui a besoin de conquêtes. En raison de l’échec face aux Francs, avec notamment Pépin le bref, il implose en luttes factionnelles et au 13e siècle, la « reconquête » chrétienne a déjà largement triomphé.

Celle-ci repose toutefois sur une démarche chevaleresque dans un esprit de croisade, sur la base des royaumes de Castille et d’Aragon. Il s’ensuit que les succès débouchent sur des conflits internes, des bandits agissant ici et là, des guerres civiles, des guerres de succession ou de vengeance, des affrontements entre royaumes, etc.

Cela est vrai tant pour la Navarre que la Castille et l’Aragon, ainsi que pour le Portugal qui fut en guerre avec la Castille.

Une carte de la « reconquête » au 12e siècle avec Alphonse Ier (wikipédia)

L’Histoire va alors connaître un tournant inattendu, propulsant l’Espagne d’une zone arriérée de combats à la périphérie de l’Europe à une véritable base impériale.

Première étape, le mariage de Ferdinand II d’Aragon et d’Isabelle de Castille en 1469 permit une unité territoriale suffisante afin d’obtenir l’hégémonie. C’est la naissance de la Couronne espagnole.

À ce niveau, on reste dans un phénomène classique d’une féodalité morcelée (= quantité), s’auto-dépassant par l’unification (= qualité).

Seconde étape, le dernier émirat en Espagne, Grenade, qui subsistait comme vassal de la Castille, implose en raison des combats factionnels ; en 1492, la Couronne espagnole en prend le contrôle et termine la reconquête de l’Espagne, la reconquista.

C’est la fin d’une croisade et, à ce titre, c’est un succès de très grande ampleur pour l’Église catholique. Pour cette raison, la monarchie espagnole se confond idéologiquement avec la reconquête catholique. La monarchie et la religion catholique sont assimilées l’une à l’autre.

Le pape Alexandre VI accorda d’ailleurs à Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille le titre de  Reyes catolicos, « Rois catholiques ».

Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille à leur mariage

Troisième étape, en 1492 encore, Christophe Colomb découvre (du point de vue européen) l’Amérique. C’est le début de la colonisation massive du continent américain par la nouvelle Couronne, avec une extension territoriale prétexte à un pillage de richesses, une profusion de nouveaux biens qui circulent (piments, tomates, maïs, etc.).

L’Espagne passe en quelques décennies du moyen-âge avec ses affrontements incessants à une monarchie de dimension impériale. Et cela va apporter de très grandes richesses et un immense prestige à la monarchie espagnole.

Naturellement, cela ne tiendra pas, car on est dans un contexte de féodalisme (et non pas de capitalisme naissant comme pour le colonialisme très différent mené par les Pays-Bas). Pour un temps, toutefois, cela suffit à apporter une grande dynamique économique, avec un cadre impérial.

Les provinces espagnoles en Amérique en 1800

Et justement, quatrième étape, de vastes territoires européens se voient liés à l’Espagne, par la famille des Habsbourg. C’est l’aspect impérial qui va déterminer le siècle d’or.

L’arrière-plan, sordide, c’est le jeu des mariages entre puissants courants à l’époque (et ce jusqu’à la consanguinité), et toujours réalisés avec un intention politique à chaque fois.

Pour faire le plus simple possible et en évitant les détails innombrables, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille eurent l’une de leurs filles, Jeanne, qui s’était marié à Philippe de Habsbourg (dit le Beau), fils de l’archiduc Maximilien d’Autriche, futur empereur, et de la duchesse Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire.

Leur fils Charles va alors hériter… de la Bourgogne, mais également de la Castille, de l’Aragon, ainsi que des Habsbourg. C’est le fameux Charles Quint, qui a pu dire : « Sur mon empire, le soleil ne se couche jamais ».

Il règne en effet sur l’Espagne, les Pays-Bas (comprenant encore la Belgique), l’Autriche, le royaume de Naples, ainsi que sur de vastes territoires sur le continent américain, composant la vice-royauté de la Nouvelle Espagne et la vice-royauté du Pérou.

Charles Quint par Juan Pantoja de la Cruz 

Il a pu également affirmer : « J’ai appris l’italien pour parler au pape ; l’espagnol pour parler à ma mère ; l’anglais pour parler à ma tante ; l’allemand pour parler à mes amis ; le français pour me parler à moi-même ».

Ce dernier point reflète comment les plus hautes couches dominantes européennes formait une sorte de caste. Cependant, la consanguinité a un prix terrible, payé ensuite par le malheureux Charles II (1661-1700), souffrant d’idiotie, d’épilepsie, de syphilis depuis das naissance, stérile, ne sachant pas écrire, ayant des difficultés à parler.

Sa mort marqua la fin du règne des Habsbourg sur l’Espagne et Louis XIV avait dans ce cadre tenté de prendre le contrôle sur l’Espagne, c’est pourquoi la famille royale devint celle des Bourbons : le premier roi de la nouvelle dynastie, Philippe V le Brave, est le petit-fils de Louis XIV.

On passe alors à une autre époque, hors du siècle d’or. On peut considérer que ce dernier s’étale de 1504 à 1700, correspondant à la dynastie des Habsbourg. Ses très grandes richesses culturelles expriment l’élan unificateur, à rebours de la base de cet élan, de type féodal.

Les possessions des Habsbourg à la fin du règne de Charles Quint

Il est frappant ici de voir que les dimensions féodale, catholique, coloniale et impériale annoncent immanquablement tous les troubles intérieurs de l’Espagne par la suite.

Pour un temps toutefois, ces mêmes dimensions vont jouer un rôle historique transformateur. L’enlisement va ensuite précipiter rapidement la décadence.

L’Espagne ne sera plus un empire tout ayant été fondé comme telle ; la dimension coloniale va disparaître alors qu’elle était une ressource vitale. Pour le régime, forcer les traits catholiques et féodaux était une conséquence inévitable historiquement et le franquisme ne s’explique pas autrement.

Plus que révolutionnaire à la française, il faut être dialecticien pour la Révolution

Karl Marx n’était pas français et n’aurait pas pu l’être. Pourquoi ? Parce qu’il donnait une opinion tranchée, et c’est quelque chose que les Français ne savent pas faire, en tout cas jusqu’à présent. Les Français considèrent que lorsqu’on affirme quelque chose, il faut toujours laisser de la place au doute et mettre les choses en perspective.

Cela provient de l’époque de la mise en place de la nation française, avec François Ier, Henri IV, Montaigne, Rabelais. L’État et le doute raisonnable ont réussi à triompher sur les guerres de religions qui allaient emporter le pays. Si les protestants avaient obtenu la victoire, le pays aurait implosé ; si les catholiques l’avaient emporté, la France serait devenue le vassal de l’Espagne.

Et voilà comment on est arrivé ensuite à une France pourchassant les protestants tout en s’alliant à eux et à l’Empire ottoman pour contrer les concurrents européens pourtant catholiques. Les Français ont une tradition d’intervention savante, de pragmatisme calculé, d’opérations en grande souplesse.

En tant que Français, il faut toujours avoir à disposition les moyens de s’adapter et de modifier ce qui a été mis en place. L’esprit français pense être capable de résoudre toutes les situations nouvelles. C’est pourquoi, pour chaque Français, au fond, ce qui prédomine c’est la conception selon laquelle « tout excès est insignifiant ». Celui qui en fait trop se brûle les ailes, il insulte l’avenir.

On peut ainsi prendre n’importe quel intellectuel d’envergure dans l’histoire de notre pays, on ne trouvera aucune conception systématique, aucune théorie élaborée avec rigueur. Jean Jaurès, Charles Maurras, René Descartes, Michel de Montaigne, Jacques-Bénigne Bossuet, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot, Henri Bergson, Jean-Paul Sartre, Albert Camus… tous ont bien soigneusement évité de formuler une vision du monde « fermée ». Ils ont toujours cherché à maintenir des « portes ouvertes » pour s’adapter.

Comment faut-il aborder ce refus d’une dimension systématique ? C’est d’un côté conforme à notre culture nationale, qui valorise les subtilités, [se méfie du formalisme] , qui a le regard qui s’adapte quand il le faut, l’esprit qui soupèse en permanence. C’est ce qu’on appelle le « génie national français ». Une telle contradiction amène les Français à être surtout bon dans l’adversité. C’est au pied du mur que les Français réagissent, avec beaucoup de vigueur et c’est ce qui apparaît comme du panache. Dans le domaine du sport, on se méfie d’ailleurs toujours des Français, car ils sont en mesure d’être imprévisibles.

Si l’on veut, c’est l’opposition entre la posture allemande de respect absolu des feux de signalisation et l’attitude française par rapport à eux, à la fois spontanée et savamment calculée. L’équipe de rugby qui renverse la situation en jouant des coudes résonne ici avec l’appel-sauvetage du 18 juin 1940 du général de Gaulle, et les missions impossibles de la Légion étrangère s’accordent avec la finesse tactique de Napoléon Bonaparte.

La France, comme l’a défini de manière très connue le poète Joachim Du Bellay, est « mère des arts [au sens des techniques], des armes et des lois ». Les Français produisent des ingénieurs efficaces, d’excellents mathématiciens, des soldats opérationnels dans tous les domaines, de brillants avocats, des juristes éprouvés.

Cependant, à se vouloir trop ingénieux, on abandonne tout esprit de décision d’envergure. Jean Jaurès n’a pas été capable de rompre avec le climat politique ambiant et s’est fait assassiner en 1914. Il a d’ailleurs toujours été sensible à un jeu « intelligent » avec les forces républicaines. C’est également cet orgueil ou cette prétention qui ont amené le Front populaire à s’enliser, puis la Résistance à se soumettre au régime après 1945.

L’esprit national français a donc du bon et du mauvais. Il a du bon, car il pousse à l’action intelligente. Tout cela est très utile pour fabriquer des révolutionnaires capables de gérer une barricade au 19e siècle et des syndicalistes capables de gérer une grève au 20e siècle. En France, il y a une grande culture de l’observation critique, de la contestation. C’est l’aspect positif.

Néanmoins, c’est opposé au principe de révolution et c’est là l’aspect négatif.

Une révolution, c’est une vérité qu’on impose par la force. Il faut être volontaire, décidé, tant pour fusiller l’ennemi que parce que l’ennemi entend vous fusiller. La demi-mesure n’est pas possible et comme l’a dit Mao Zedong, « la révolution n’est pas un dîner de gala ».

Si on la joue ici à la française, alors on s’arrête toujours à mi-chemin. Et c’est une tradition. Lorsque l’extrême-droite française tente son coup de force le 6 février 1934, elle ne va pas jusqu’au bout. Pareil pour le Front populaire en 1936, pareil pour la Résistance en 1945.

Le coup d’État de 1958 ne provoque même pas de guerre civile ; mai et juin 1968 n’aboutiront qu’à de rares décès maquillés en accidents de la circulation.

Dans les années 1970, les « maos » de la Gauche prolétarienne s’arrêteront avant même d’avoir commencé à instaurer la subversion violente, et il en va de même pour les trotskistes-guévaristes de la « Ligue Communiste » (ce qui est raconté dans le film Mourir à trente ans qu’il est toujours intéressant de voir ou revoir, au-delà de sa lecture romancée des choses).

C’est qu’à force d’être « intelligent » [rajout donc des guillemets par rapport à remarque précédente], on se dit qu’il y a toujours moyen de trouver une voie permettant d’éviter les complications trop rudes, les affrontements violents, les conflits.

Le principe de laïcité est exemplaire de cette mentalité de compromis et c’est l’occasion justement de rappeler que le vrai principe qui doit prédominer, c’est non pas la séparation de l’école publique et de l’école privée, mais le monopole absolu de l’école publique.

Pour résumer, être un peu français est donc très bien pour contribuer à l’esprit de la rébellion et des barricades ; l’être trop abouti à vouloir réformer les choses à l’infini, car on se croit toujours plus malin que tout le monde et que tous les phénomènes.

Si on veut la révolution, on doit prendre le meilleur de la mentalité française, et rejeter le reste.

On a vu comment le Front populaire triomphant de 1936 a d’ailleurs tenté de modifier l’État de l’intérieur avec le socialiste Léon Blum, comment la Résistance héroïque s’est alignée sur le gaullisme et les institutions nouvelles en raison du renégat Maurice Thorez à la tête du PCF, comment le programme commun victorieux en 1981 a débouché sur l’opportunisme machiavélique du socialiste François Mitterrand.

Veut-on que la même chose se produise ? Veut-on un échec de plus ? Et on sait ce qui accompagne cet esprit trop subtil : un anarchisme et un syndicalisme justement sans subtilités, marginaux mais permanents, tous deux anti-politiques et bruyants, qui prétendent être en mesure de tout changer, de tout casser, sans en réalité jamais parvenir à produire quoi que ce soit.

Et comment faut-il échapper à cet esprit subtil de compromis, cette démarche de compromission intelligente ? Naturellement, en regardant dans le passé comment on en est arrivé là. Et l’origine du problème est facile à voir : c’est que les Français ont raté le protestantisme.

Le protestantisme, développé en tant que tel par le Français Jean Calvin, a échoué à triompher en France, et les Français ont conservé le côté catholique hypocrite, où l’on dit une chose, on en pense une autre, et on fait encore autre chose. Ce côté catholique où rien n’est grave, puisqu’on peut toujours se confesser, se repentir, autant de fois qu’on le voudra.

Le protestantisme proposait l’auto-détermination, c’est précisément ce qu’il manque aux Français. Et nous sommes au 21e siècle, il ne s’agit plus de proposer de nouveau le protestantisme.

Il s’agit d’en garder la substance historique, et d’attendre de chacun qu’il s’implique de tout son être, de manière générale dans tous les aspects de sa vie. Ce n’est pas être révolutionnaire dans un aspect de sa vie qui compte, mais la révolution touchant l’être humain dans ce qu’il a de plus profond. C’est dialecticien qu’il faut être.

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La subjectivité dialecticienne, pinacle du marxisme-léninisme-maoïsme pour le XXIe siècle

Le XXe siècle nous offre un recul précieux pour aborder les contours de la révolution au XXIe siècle. C’est un point essentiel qu’il faut sans cesse rabâcher. Avec l’acquisition du marxisme-léninisme-maoïsme par le PCF (mlm) dans les années 2010, puis la mise en avant novatrice du Parti matérialiste dialectique dans le flux de l’affirmation de la Seconde crise générale du capitalisme commencée en 2020, on lit dorénavant correctement la Révolution dans toutes ses dimensions.

Projetons-nous historiquement. En 1913, Lénine nous offrait une synthèse des racines historiques du marxisme avec son article sur les « trois sources constitutives du marxisme ». Il y argumentait que la philosophie allemande, le socialisme français et l’économie politique anglaise, formaient la base essentielle pour voir se développer ensuite le marxisme.

Si l’on relit cet article à l’aune du maoïsme, on peut affiner la compréhension des fondements du marxisme en y intégrant le statut de chacun de ces éléments.

Ce qui apparaît clairement est que les trois parties constitutives du marxisme n’ont finalement pas le même rôle dans la conscience révolutionnaire propre à chaque contexte national.

Ce qu’on peut donc affirmer, c’est qu’au XXe siècle, ce qui a principalement manqué à la France, c’est bien la dimension allemande, c’est-à-dire idéologique, celle qui assume une vision du monde générale et cohérente. Et de manière dialectique, l’Allemagne a raté la dimension française, celle de l’action ingénieuse au moment voulu – la victoire du nazisme aura été fatale à ce point de vue.

La question de l’état d’esprit français, empressé de lier la pensée à l’action immédiate, avait été souligné par Karl Marx dès la publication du Capital en traduction française. Dans sa lettre au traducteur, il déclare la chose suivante :

« La méthode d’analyse que j’ai employée, et qui n’avait pas encore été appliquée aux sujets économiques, rend assez ardue la lecture des premiers chapitres, et il est à craindre que le public français, toujours impatient de conclure, avide de connaître le rapport des principes généraux avec les questions immédiates qui le passionnent, ne se rebute parce qu’il n’aura pu tout d’abord passer outre.

C’est là un désavantage contre lequel je ne puis rien si ce n’est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité.

Il n’y a pas de route royale pour la science, et ceux-là seulement ont chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés. »

Karl Marx dit ni plus ni moins que les Français n’arrivent pas à avoir une réflexion systématisée leur permettant d’obtenir une vue scientifique d’ensemble. Ils s’emmêlent les pinceaux, aboutissant à des bricolages idéologiques, comme il a pu le constater et le critiquer violemment face à Proudhon.

Si l’on regarde par contre la Russie de Lénine, celle de 1900, il est clair que l’aspect principal était l’aspect anglais : les Russes avaient été trop « contaminés » par le populisme et la fable d’une transition directe du tsarisme féodal au socialisme sans passage par le « purgatoire capitaliste ».

Lénine l’avait parfaitement compris et en insistant sur cet aspect, il s’est appuyé sur l’aspect principal pour affirmer correctement le marxisme en Russie, pavant la voie à la réussite de la première révolution socialiste.

Cette affirmation ne s’est pas faite de manière abstraite mais justement en tenant compte de ces caractéristiques : les mencheviques, formalistes, proclamait l’« attente » du développement du capitalisme pour avoir les bases à la révolution, alors même que la Russie avait été marquée par ce populisme appelant à l’activité révolutionnaire « sans plus attendre ».

Avec le bolchevisme et l’affirmation de l’interpénétration de la révolution démocratique et socialiste menée par le prolétariat, la contradiction a été résolue correctement. Il avait été insisté sur la critique scientifique de l’économie politique, cela a eu son résultat.

On peut également affirmer que Mao Zedong, dans le contexte d’une Chine pourrie par des mœurs issues de conceptions féodales spécifiques tels que le confucianisme, a affirmé l’importance du rôle de la philosophie, ici des racines philosophiques allemandes du marxisme.

Ce qu’on doit donc relever, c’est que le marxisme a été correctement saisi dans des contextes nationaux particuliers où une figure particulière est parvenue à saisir ce qui devait primer, comme source, dans sa réception publique. En soi, le léninisme, en tant que réalisation de la pensée-guide de Lénine au contexte russe, est l’insistance sur l’acquisition par le prolétariat russe de la critique de l’économie politique, grâce à une organisation politique indépendante de la conjoncture sociale-économique.

L’insistance sur l’une des racines du marxisme apparaissait d’autant plus importante que l’on se situait au début du lancement du mode de production capitaliste sur ses bases spécifiques – c’est-à-dire visant la liquidation complète de la paysannerie issue de l’ancien régime et le développement total d’une société de consommation. La naissance du prolétariat permettait l’existence d’un temps libre en dehors du travail. Il n’y avait pas l’écrasement par la société de consommation.

Il existait bien entendu l’hégémonie restante de l’ancien régime (église, religion…), mais il y avait le contre-poids de l’éducation et de la « conscientisation » dans le but de saisir correctement le processus d’industrialisation en cours.

« Le développement du capitalisme en Russie » est ici un grand classique de Lénine. Et cela pouvait aller jusqu’à, le cas échéant, en prendre la direction, ce qui fut le but de la révolution d’octobre 1917 puis l’affirmation de la construction du socialisme en URSS.

On parle donc ici d’un aspect très important. Il en allait pour les révolutionnaires russes de comprendre correctement la naissance du marxisme dans ses fondements historiques. C’était une question d’apprentissage du marxisme, d’éducation.

Et c’était vrai bien entendu pour les révolutionnaires de chaque pays, qui devaient repérer les lacunes particulières, propres à leur pays, pour bien saisir le marxisme en ce qu’il avait d’universel.

Au regard du XXIe siècle, cette question apparaît pourtant comme secondaire. Non pas que les contextes nationaux aient perdu de leur importance.

L’échec de la bonne réception du marxisme en France exige encore en retour d’avoir une approche systématique, du type de l’héritage philosophique allemand. Le relativisme français, à prétention rationaliste, est un frein.

Mais cet aspect ne joue plus l’aspect principal comme cela devait être le cas au XIXe et début XXe siècles.

Depuis ses fondements historiques du XVIIIe siècle, le marxisme s’est en effet enrichi, développé jusqu’au marxisme-léninisme-maoïsme. Il s’est émancipé de ses fondements, en ayant acquis son propre développement, son évolution autonome.

La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, avec la mise en avant du matérialisme dialectique, est le point de bascule historique dans cette affirmation. À partir de là, le marxisme au XXIe siècle est un fruit mûr dont le nectar peut être extrait.

Le développement abouti du mode de production capitaliste – liquidation complète de la paysannerie, développement d’une société de consommation disposant de tout le temps « libre » – amène à ce que les prolétariats de chaque pays ont à saisir la substance même du marxisme-léninisme-maoïsme.

Il eut été bien naïf, et non-dialectique, de penser que le marxisme, bien qu’enrichi par les expériences du XXe siècle par le léninisme puis le maoïsme, avec le marxisme-léninisme-maoïsme, se suffise à lui-même. De la même manière que la pomme arrivée à maturité fournit son pur jus, le marxisme arrivé à maturité fournit son nectar.

C’est toute la raison pour laquelle il faut attendre la France des années 2020 pour voir surgir la proposition du Parti matérialiste dialectique : c’est à la fois un « rattrapage » après un siècle d’erreurs anti-idéologiques et une affirmation générale, universelle, propre à la situation du mode de production capitaliste parvenu à développer une société de consommation mature.

Il n’est plus question d’un prolétariat « libre » en dehors du travail salarié, lisant des journaux et cherchant à s’organiser pour son émancipation. Il n’est donc plus simplement question de l’importance de la conscience, de l’élévation de son niveau.

Il faut une démarche subjective de rupture avec une conception périmée du monde, périmée car le précipitant dans la décadence généralisée avec la guerre mondiale comme horizon.

Dorénavant, devant le XXIe siècle posant l’effondrement historique de l’Occident et l’illusion d’un nouvel ordre fondé sur un Tiers-Monde intégré à la mondialisation capitaliste, le marxisme plein de maturité historique peut lancer un mot d’ordre synthétique : la dialectique partout !

Si l’on veut que la révolution triomphe, c’est-à-dire si l’on a comme programme le changement complet de l’univers mental, on a besoin précisément d’un nouvel horizon, d’une nouvelle perspective, d’une vision complète du monde, et non pas simplement d’une « doctrine » historique et d’un programme politique.

Ce qui se suffit, c’est le noyau commun qui est le matérialisme dialectique, et comme le prolétariat des métropoles capitalistes avancées a acquis un niveau de savoir et de connaissances plus qu’élaboré, on peut même dire que le matérialisme est acquis, au moins en tout cas dans les éléments avancés de la classe. Reste donc la substance essentielle : la dialectique.

À ce sujet, le prolétariat d’un pays avancé comme la France a tout à fait saisi que le capitalisme n’était pas simplement l’accumulation de capitaux sur différents marchés, mais aussi une production idéologique rendue nécessaire pour écouler l’avalanche de marchandises produites dans le cadre de la société de consommation. Que le prolétariat ait compris cela ne signifie pas qu’il n’ait pas mis les pieds dedans.

Toujours est-il que le capitalisme a fait triompher une idéologie conforme à son développement avancé : on n’est plus dans le républicanisme, le fédéralisme saupoudré de libéralisme, mais dans l’idéologie post-moderne qui valorise la juxtaposition (« inclusion ») des différentes identités ressenties et choisies selon le modèle de consommation proposé. Derrière ce modèle, il y a le triomphe des principes de cloisonnement et de particularisme, tout en feignant leur « connexion » par leur intégration dans les flux marchands.

À la base de cela, il y a tout un mode de vie : des pavillons en série aux enseignes commerciales en lot en passant par la « personnalisation » de son automobile ou de sa « playlist ».

C’est la quintessence de la proposition capitaliste de procéder à la séparation des choses, au cloisonnement de la vie, tout en la mélangeant en apparence, et en la mélangeant vraiment, mais de manière relative seulement. Le capitalisme implique de ce fait un mélange factice, superficiel, en fait archaïque, car incapable d’une fusion réelle et aboutie, cohérente, universelle.

Prenons un exemple concret : l’alimentation végétale. Dans la société bourgeoise, les personnes qui arrivent jusqu’à assumer cette alimentation le font le plus souvent avec plusieurs justifications en tête.

Cela sera la Planète contre les émissions de carbone de l’élevage, la condition horrible des animaux d’exploitation, des considérations de santé. On juxtapose les choses sans en saisir la substance, ainsi et les géants de l’agroalimentaire sont saufs, car ils peuvent proposer des « marchés ».

D’où l’adoption par les végétaliens de produits de substitution, de type simili-carné, au lieu de produire une nouvelle culture culinaire ou bien de puiser dans la très riche histoire culinaire justement végétalienne.

Cette absence de capacité à réaliser une liaison à l’histoire, à saisir les interrelations, est un puissant un obstacle à l’avancée de la civilisation.

Une subjectivité dialecticienne, à l’inverse, ne sépare pas les choses. Elle affirme par exemple ici le fait qu’en tant qu’animal naturel, l’être humain est un organisme naturel qui se doit de s’inscrire correctement dans le mouvement d’ensemble de la Nature.

Il n’y a pas de justifications « séparées », mais une démarche d’ensemble logique et connectée qui se résume par : la nature ne s’autodétruit pas et cela englobe donc nos amis vivants, la planète elle-même comme super-organisme vivant évoluant dans le tout général de l’Univers.

Considéré ainsi, il y a un appel clair et limpide à la Révolution et à tout ce qui empêche la réalisation d’une telle harmonie universelle, à commencer par les monopoles agroalimentaires qui ont tout cloisonné pour mieux neutraliser et perpétrer leurs profits fondés sur le carnage. Ce qu’il s’agit de bien comprendre, c’est qu’on ne peut s’émanciper d’une société moderne sans abattre son socle matériel et sa justification « intellectuelle ».

La propriété privée érigée en « droit naturel » en forme le socle, du patron décidant comme bon lui semble de l’emploi des ses machines au féminisme bourgeois du « mon corps, mon choix », jusqu’à l’humanité anthropocentriste se refusant de considérer la Nature, et donc les animaux, autrement que comme une ressource exploitable.

Ce dont les révolutionnaires ont besoin, ce n’est pas seulement de savoir construire les « trois épées » que sont le Parti, l’Armée, le Front, compris correctement au XXe siècle dans ce qui est devenu le marxisme-léninisme-maoïsme, mais de générer une subjectivité qui a banni de son raisonnement le cloisonnement, le particularisme, l’unilatéralisme.

Maintenir le drapeau rouge levé au XXIe siècle, c’est par conséquent et de manière toute naturelle réaliser une subjectivité dialecticienne.

Cela n’est pas une méthode pour résoudre à la manière d’ingénieurs les questions économiques, politiques, écologiques, ni même artistiques et culturelles. C’est une vision du monde à la hauteur d’une situation historique qui tend à plus de densité, de complexité et d’interconnexions.

Il faut accepter d’analyser toute chose comme issue d’une contradiction entre deux forces se confrontant, avec des aspects plus ou moins importants dans cette même confrontation, l’une des forces représentant l’ancien, l’autre le nouveau. Cela exige une implication subjective certaine, un effort intellectuel prolongé assumé, une propension à l’étude de tous les éléments.

Partout et tout le temps, devant n’importe quel problème que la vie pose devant soi, du plus infime au plus important, ce qui est moralement juste est la décision qui accompagne l’affirmation de la nécessité positive contenue dans « le problème ».

Problème entre guillemets, car en fait il n’y a jamais à proprement de « problème » puisque rien n’est figé et tout se transforme, reste à savoir comment bien refléter et accompagner cette transformation pour ne pas accuser des retards et retours en arrière trop coûteux.

Comprendre le mouvement du monde, y participer, porter le nouveau contre l’ancien, le juste contre l’injuste – tel est le sens de la dialectique.

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Pour le dialecticien, tout est comme une partie d’échecs

Le matérialisme dialectique, c’est la théorie des « deux points » comme vision du monde. Deux points se font face, c’est une contradiction, et tout se décide par cette contradiction.

« La philosophie marxiste considère que la loi de l’unité des contraires est la loi fondamentale de l’univers. Cette loi agit universellement aussi bien dans la nature que dans la société humaine et dans la pensée des hommes. Entre les aspects opposés de la contradiction, il y a à la fois unité et lutte, c’est cela même qui pousse les choses et les phénomènes à se mouvoir et à changer. »

Voilà ce que nous dit Mao Zedong.

Cela ne veut pas dire qu’il s’agisse d’une méthode à appliquer a posteriori, une fois qu’on fait déjà face à un phénomène. Cela implique qu’avant même de commencer quoi que ce soit, tout est agencé pour être saisi suivant la théorie des « deux points ».

Il ne s’agit pas d’accompagner ce qui existe, en appliquant une méthode dialectique. Cela, c’était l’approche marxiste-léniniste, avant le marxisme-léninisme-maoïsme qui en a compris les limites. Ce qu’il faut, c’est configurer sa réalité de telle manière à toujours se fonder sur « deux points », sur « deux lignes ». C’est là le grand acquis de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire, qui a généralisé à tous les domaines la nécessité de toujours se placer de telle manière à s’appuyer sur une ligne contre une autre.

Il ne faut pas adopter une position opportuniste et attendre que les choses soient disposées pour agir. C’est d’une part faux, car on ne lit pas les contradictions internes, puisqu’on sort de la dignité du réel. C’est ensuite prétexte à l’opportunisme, car au moyen de la dialectique, on peut s’y connaître suffisamment pour chercher à « profiter » de la situation, sans changer quoi que ce soit.

Cela ne dure qu’un temps, puisque pour saisir la dialectique des choses, il faut être authentique. Néanmoins, il existe ici un espace pour manoeuvrer, dans la mesure où on s’est mis à l’écart des choses.

Pour prendre un exemple concret, qui soit parlant, il suffit de penser aux cadres de la Gauche Prolétarienne du début des années 1970. Ils espéraient mener la révolution, et quelques années plus tard, ils se sont pour beaucoup placés au sein de la bourgeoisie, de son appareil culturel, de son appareil d’État, etc.

Comment ont-ils fait ? Ils ont tout simplement profité, de manière abusive, de leur expérience révolutionnaire. Ils lisaient mieux les choses, et avant de devenir de vils corrompus, ils ont pu apparaître comme brillants, de par le regard nouveau qu’ils apportaient. Des éditions du Seuil au quotidien Libération, de Radio Nova à l’enseignement supérieur, les anciens « maos » ont fait carrière, apportant leur « supplément d’âme ».

C’est là le prix à payer lorsqu’on laisse des gens profiter des conceptions nouvelles, sans faire en sorte que ces conceptions nouvelles soient toujours liées à la vision d’ensemble. Mais il est vrai également qu’à cette époque, il était raisonné en termes de maoïsme et non de matérialisme dialectique, c’est-à-dire qu’il était considéré que, somme toute, la question était politique seulement.

Or, lorsqu’on résume les choses à la politique et qu’on ferme la porte à ce niveau seulement, on laisse grande ouverte les fenêtres de la culture, des questions scientifiques, de la vie quotidienne, etc. L’opportunisme passe par là.

Certains ont alors tenté de tout verrouiller en assimilant la politique à la lutte armée, mais il va de soi que cela ne saurait suffire en soi : même si la lutte armée est la forme suprême de l’action politique, elle n’exprime pas en soi à tous les niveaux la question de la vision du monde, même si elle la porte.

C’est ici l’erreur du Parti Communiste du Pérou qu’on retrouve : sa guerre populaire a été victorieuse, mais l’arrestation de son dirigeant Gonzalo a précipité la défaite, en raison de l’incapacité à s’appuyer sur une vision du monde suffisamment systématisée sur tous les plans.

L’opportunisme est passé par là pour tout emporter sur son passage, en multipliant les brèches dans tous les domaines, sapant la démarche générale déjà affaiblie par l’arrestation de Gonzalo et la liquidation physique de très nombreux dirigeants par la contre-révolution.

C’est d’autant plus vrai alors que les forces productives se sont considérablement élargies et approfondies. Aujourd’hui, et c’est vrai pour toute la planète, les gens ont des connaissances significatives dans plusieurs domaines, et se sont souvent spécialisées dans un domaine particulier.

Cela peut être un jeu vidéo, une collection de timbres, la salsa ou bien la cuisine libanaise, mais il est courant de trouver chez les gens un aspect particulier où les connaissances sont vraiment fournies.

C’est là un moteur qui joue fondamentalement dans leur vie et ici il y a deux choses à faire : reconnaître cet aspect, qui est le fruit du développement inégal de la personne, et faire en sorte qu’il y ait une lecture dialectique à la base de cette activité (et non a posteriori).

Si les militants de la Gauche Prolétarienne des années 1970, au lieu de pratiquer un militantisme standardisé, avaient apporter chacun leur richesse personnelle, les choses auraient été totalement différentes. S’il y a bien sûr un dénominateur commun, il est évident que pour parvenir à quelque chose, il faut prendre les gens tels qu’ils sont, et « tels qu’ils sont » implique de reconnaître l’aspect inégal qui joue un rôle majeur dans leur vie.

Il faut bien entendu peser le pour et le contre, car malheureusement le capitalisme a façonné les intérêts des uns et des autres. Il y a cependant une dignité à la base de chaque intérêt personnel particulier, et le retrouver est une tâche fondamentale.

C’est en ce sens que pour un dialecticien, tout est une partie d’échecs. Il y a un début de partie, un milieu de partie, une fin de partie. De la même manière, il faut dès le départ raisonner en termes de deux lignes pour chaque phénomène, comprendre comment les choses se confrontent, trouver le point de bascule – le nexus – pour qu’il y ait une sortie productive à la contradiction.

Quelqu’un qui passe son temps à la salle de sport exprime la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel, qu’il entend dépasser, sans savoir réellement comment. L’homme qui désire devenir entrepreneur reflète un besoin d’abondance matérielle (mais égoïste, au lieu du Communisme) et d’initiatives (mais élitiste, et non démocratique).

Ce dont il s’agit, c’est de faire en sorte que les gens relisent leur propre existence, en partant dès le départ de la dialectique, pour trouver ce qui correspond au positif et ce qui correspond au négatif.

C’est le principe même de la révolution culturelle en Chine populaire. Et son exigence est essentielle dans un pays capitaliste développé, où il y a tellement moyen de se perdre en route, en raison de la corruption possible par ce qui est proposé.

Se méfier est incontournable, raisonner en termes de partie d’échec pour chaque choix est ainsi juste, si on pense bien qu’il ne s’agit pas de « gagner », mais de connaître un développement dialectique authentique.

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Être dialecticien pour ne pas rater sa vie, pour chaque personne comme pour l’humanité

Dans la vie, on doit faire des choix, et quand on ne fait pas les bons, on en paie le prix. Être dialecticien, c’est savoir qu’il y a deux lignes en tout ; il y a une ligne juste et une ligne erronée, une ligne qui fait avancer et l’autre reculer. Et on avance dans la vie comme avance la guerre populaire : lentement, mais sûrement ; de manière sinueuse mais lumineuse. Si on se trompe par contre, tout va très vite, tout apparaît très beau au début, et c’est l’effondrement.

La vérité a un prix, et ce prix, c’est d’assumer la dignité du réel. Un réel qui est toujours faible dans son expression authentique initiale, qui a besoin de s’exposer prudemment, de s’étendre au fur et à mesure. Ce qui est vrai obéit au développement inégal, que ce soit pour la révolution, une découverte scientifique, une relation sentimentale, un rapport amical, une réalisation artistique, le travail d’un jour ou d’une vie.

Pour résumer, qui ne comprend pas le mouvement dialectique de la réalité est amené à agir selon une grille de lecture erronée. Les conséquences néfastes sont innombrables, à l’échelle d’une personne ou de l’humanité, tous les désastres viennent de là.

Pour l’humanité, on dispose d’un exemple très simple et très compliqué à la fois qui tient aux énergies fossiles. Ces énergies – gaz, charbon, pétrole – ont permis à l’humanité de disposer abondamment de quoi fournir les machines, les locomotives, le chauffage, etc. Sans ces énergies, le développement des forces productives aurait mis bien plus de temps.

Comme on le sait cependant, l’utilisation massive de ces énergies a abouti au réchauffement climatique. L’humanité a agi dans la précipitation, sans se préoccuper des liaisons entre les choses. Il a été possible de les utiliser, donc cela a été fait avec agitation, sans réflexion. Cela a été le pragmatisme pur et simple.

Si elle avait disposé d’une vision matérialiste dialectique du monde, elle aurait compris que les choses étaient compliquées, et qu’il fallait agir de manière raisonnée. Dit différemment : on ne peut pas brûler en quelques décennies ce qui a mis un temps géologique incroyable à se former.

Les énergies fossiles sont, en effet, le produit de la vie elle-même ; c’est la sédimentation de la matière qui n’a pas été « directement » recyclée dans le cours du vivant. Si l’humanité avait porté son attention sur cet aspect, cela aurait modifié son approche. Il y aurait des études, des réflexions, des questionnements, des choix.

On aurait constaté que les énergies fossiles étaient le résultat de toute une activité naturelle liée au vivant. L’humanité relevant du vivant aussi, est-ce du vivant passé au service du passé présent ? Quel est le sens et la signification d’une telle contradiction ? Comment comprendre cette énergie mise à disposition de l’humanité travailleuse, produit du développement inégal de la vie, par la vie en général ?

Il est nécessaire ici de vraiment cerner l’importance de cet aspect. Les énergies fossiles viennent de la vie ; ce n’est pas de la matière « morte » comme des montagnes ou des minéraux. L’illustre savant Vladimir Vernadsky, en 1924, soulignait que :

« Les pétroles sont des produits de la transformation des premiers des produits de la décomposition sous l’eau des matières vivantes, dans les régions de l’écorce pauvres en oxygène, à une température et à une pression plus hautes que celles de la biosphère. L’origine de leur genèse est biochimique. »

La grande preuve de cela est la nature chimique des énergies fossiles, qui montrent qu’elles relèvent de la dissymétrie moléculaire constatée par Louis Pasteur et qui est ici directement relié au vivant.

Pour faire simple, une même composition chimique peut exister pour deux formes, dont l’une est par contre comme le miroir de l’autre, tourné à l’envers. Seule la vie porte la dissymétrie (et, selon Pasteur et Vernadsky, seule la dissymétrie porte la vie).

Vladimir Vernadsky constate ainsi en 1930 :

« Les albumines, les graisses, les hydrates de carbone, les alcaloïdes, les hydrocarbures, les sucres etc. sont dissymétriques. Tous les corps chimiques construisant les grains et les œufs sont tous sans exception nettement dissymétriques.

Les composés naturels inorganiques, les minéraux inorganiques, ne manifestent une telle dissymétrie moléculaire dans aucun cas, la propriété de la rotation du plan de la polarisation de la lumière à l’état liquide ou dans les solutions leur fait défaut (…).

Pasteur en a déduit avec raison qu’une si nette différence entre la matière des organismes vivants et la matière brute devait être étroitement liée avec les propriétés fondamentales de la manifestation de la vie et qu’elle exigeait inévitablement des forces cosmiques particulières sous l’action desquelles la vie se manifeste. »

Cela signifie que les progrès de l’humanité, qui relève de la matière vivante, doivent à la matière vivante elle-même, à son existence s’étalant sur des milliers, des millions d’années… et permettant la formation des énergies fossiles. Il faut 20 à 350 millions d’années pour que le pétrole se forme, 300 à 500 millions d’années pour le charbon, pareillement des centaines de millions d’années pour le gaz naturel. À titre indicatif, les diamants ont mis entre 1 et 3 milliards d’années pour se former ; on parle ici d’un élément qui ne relève pas du vivant.

Ainsi, que l’humanité des temps primitifs ne se soit pas posé de question en ce qui concerne son activité, c’est compréhensible ; que l’humanité disposant de scientifiques et installant une industrie de masse au début du 20e siècle ne cherche pas à disposer d’un recul sur ce qu’elle fait… c’est là une contradiction. Une contradiction qui prend tout son sens au début du 21e siècle, justement sous la forme du réchauffement climatique.

On notera que Vladimir Vernadsky avait par ailleurs déjà également théorisé l’expansion du CO2 dans l’atmosphère comme conséquence de l’utilisation des énergies fossiles. Comme quoi le retard de la conscience de l’humanité sur ce qui avait été compris est vraiment important.

Et si on regarde bien, ce qu’on dit de l’humanité est valable pour chaque humain en particulier. Les gens ne se comportent pas en dialecticiens, ils se laissent porter par les flots du capitalisme. On passe du collège-lycée à une formation, des études, puis on se précipite dans la vie pour faire la fête et se mettre en couple parallèlement au travail, puis on a un logement et la vie s’écoule… jusqu’à la retraite.

Le niveau d’aigreur augmente à chaque étape, avec à chaque fois un regard en arrière catastrophé sur les erreurs commises, les fautes aussi, et surtout il y a le sentiment d’écrasement provoqué par la dimension de tout ce qui a été erroné dans sa vie passée.

Les jeunes prennent comme prétextes la possibilité de pouvoir, les plus âgés de soi-disant vouloir, et ainsi viennent les catastrophes à retardement. C’est la même chose que le réchauffement climatique causé par l’utilisation massive des énergies fossiles. Et le fondement de l’erreur tient, toujours, à une incompréhension du rapport dialectique entre les choses.

Les liaisons entre les choses ne sont pas vues, et le résultat est que les rapports vivants ne sont pas compris. On confond alors tout et on se voit embarqué dans quelque chose dont la base est tronquée, dont la matrice est incomplète, dont la tendance est faussée. S’il y a forcément à la base au moins un peu de dignité dans ce qu’on fait, au fur et à mesure le caractère inauthentique prend le dessus… Et on se retrouve sans rien.

Pour les gens, tout cela relève bien entendu de la fatalité et les chansons de radio comme Radio Nostalgie dégoulinent de mièvrerie pleurnicharde, de regrets envahissants et d’amertume confondante. Il y a ici un débat très important qui doit d’ailleurs se poser chez les dialecticiens.

Objectivement et subjectivement, les gens prisonniers du capitalisme ratent leur vie. Faut-il alors considérer cela comme un drame, donc quelque chose d’évitable, et le leur reprocher ? Ou bien est-ce une tragédie historique, un processus de toutes façons inévitables, et faut-il considérer qu’on n’y peut rien de toutes façons ?

Il y a ici une puissante contradiction. Car les choses ce qu’elles sont. Le cheminement de la conscience d’une personne reflète forcément ce trouble propre à une période de transition historique, mais chaque trajectoire individuelle n’est ni le problème du Parti, ni celui de l’Histoire. Ou bien il y a une conscience qui percute, ou bien la personne est balayée humainement par le mouvement historique. Autrement dit, soit elle bascule dans le positif, l’optimisme, soit elle s’effondre, s’écroule.

L’échec personnel d’une personne, qui rate sa vie donc, est dommageable pour l’humanité et pour cette personne ; on perd en sensibilité, en culture. Cependant, en même temps, l’évolution de l’humanité rend inéluctable l’échec d’un nombre significatif de gens, et s’il est normal d’éprouver de l’empathie, de la compassion, on ne saurait se focaliser là-dessus.

Ce qui amène à un paradoxe puissant. Comment cette attitude de rejet peut-elle s’allier dialectiquement avec l’universalisme du communisme ? Mao Zedong avait dit, avec raison : ou bien il y aura le communisme pour tout le monde, ou bien pour personne.

C’est en fait la contradiction entre l’universel et le particulier : il faut aider tout le monde, mais c’est tout le monde qui compte et pas les éléments pris séparément, même si ces éléments permettent qu’il y ait justement tout le monde. En même temps, un particulier prime sur l’universel : le Parti, la classe. Car il est l’universel, au-delà des particuliers.

C’est pourquoi il faut finalement toujours se fonder sur le principe que celui qui trahit se trahit en fait lui-même. Ce qui fait qu’au-delà de la nature de sa trahison, le fait qu’il ne soit pas à la hauteur de lui-même est inacceptable. C’est le paradoxe, qui fait qu’on se doit de rejeter une personne, au nom de cette personne elle-même, qui fait fausse route.

Ce n’est que par cette opposition dialectique que cette personne a une chance de se ressaisir. C’est le sens d’ailleurs du camp de travail tel qu’il a existé en URSS avec Staline et en Chine populaire avec Mao Zedong : par la transformation au moyen du travail, on se transforme soi-même, on retrouve le mouvement des choses, la dialectique.

On pourra arguer qu’on rejette une personne en raison d’un futur hypothétique de cette personne, puisqu’on ne sait pas si cette personne va réellement être en mesure de faire son autocritique, capable de se remettre sur les bons rails.

Néanmoins, tout est une question de ligne et il faut savoir maintenir la ligne, envers et contre tout. La contradiction entre l’absolu et le relatif, l’évitable et l’inévitable, fait que certains échoueront, là où d’autres réussiront. Cela ne doit pas jouer sur la définition de ce qui est juste et de ce qui est injuste, de ce qui est productif et de ce qui est contre-productif.

S’il n’en était pas ainsi, il ne serait pas possible ni nécessaire de mettre en place la dictature du prolétariat ; il suffirait d’un « humanisme » généralisé pour réussir à avancer dans l’Histoire. C’est la thèse du socialisme devenu réformiste et du révisionnisme ayant rejeté le marxisme-léninisme (ou le maoïsme).

C’est dans les grandes séparations que se font les grandes avancées, dans l’affirmation de la contradiction interne des puissantes contradictions. Être dialecticien, c’est en avoir conscience et c’est s’aligner sur cette réalité.

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Pour un dialecticien, les gens ne sont pas ce qu’ils ont l’air d’être

La première grande qualité du dialecticien, c’est de parvenir à voir qui sont réellement les gens. Si on ne dispose pas de cette qualité, alors on ne peut pas aimer le peuple, et si on ne peut pas aimer le peuple, alors on ne peut pas être communiste.

Jésus était, en ce sens, un communiste, bien entendu un communiste primitif. Son sens de l’empathie lui permettait, en effet, de croire en chaque personne. Chaque personne pouvait être sauvé, selon lui, sans exception. Cela exprime une fidélité au peuple.

La limite de Jésus, c’était qu’il s’appuyait sur sa démarche sur le principe de « Dieu le père ». Mais il exprime en pratique une forme de communisme primitif, et c’est pour cela qu’il a eu tant d’écho et une telle importance historique.

Quand on profite par contre de la dialectique, tout devient beaucoup plus concret, beaucoup plus vrai et il n’y a plus besoin de fictions religieuses. On réussit à lire une personne, dans la mesure où sa réalité nous apparaît de manière authentique, au-delà du voile des apparences. Car la grande erreur que commettent les gens, c’est de se forcer à être « équilibré », neutre, calme. Ils n’y parviennent d’ailleurs pas.

La dialectique permet sur ce plan de comprendre comment l’humanité dispose d’une conscience, et comment cette conscience est forcément contradictoire. En termes grossiers, on peut opposer ici la joie et la tristesse, la vigueur d’esprit et la mélancolie. Cette contradiction est inévitable, sans elle il n’y aurait pas d’esprit humain.

Le cerveau reflète tous les échos de la vie quotidienne, de la vie sociale, de la vie naturelle ; on les perçoit de différentes manières dans l’esprit, et si on n’est pas conscient du processus, alors surgissent les dépressions, les sentiments d’échecs, la négativité.

Les communistes, par contre, sont toujours des optimistes, car ils savent que les contradictions sont toujours productives, et ils savent comment chercher les fils conducteurs des événements, en se tournant vers la recherche des pôles contraires de chaque contradiction.

L’humanité, sortie de la Nature, il y a des milliers d’années, n’a pas de conception matérialiste dialectique du monde, et pour cette raison elle est déboussolée. C’est l’un des grands paradoxes sur ce plan de la société de consommation des pays impérialistes que de fournir une réelle aisance matérielle… et, dans le même temps, un désespoir psychique profond.

Les réseaux sociaux sont, à ce titre, remplis de remarques sur le développement personnel, d’initiatives d’affirmation de son ego, de flatteries et d’encouragements (mensongers), etc.

L’idéologie de « l’inclusivité » relève de cette domination bourgeoise, tout comme l’idéologie LGBT ; toutes ont le même fondement que le slogan de McDonald’s, « venez comme vous êtes ».

Sauf que les gens ne sont pas ce qu’ils sont. Ils masquent leur faiblesse, leurs sentiments, leurs sensations ; parfois, ils n’en ont même pas conscience. Ce que dit la Fraction Armée Rouge est ici édifiant, quand on pense que cela a été affirmé en 1972.

La présentation de la société de consommation est incroyablement d’actualité. Ses fondamentaux étaient déjà bien vus. Le capitalisme a gagné en qualité, il n’est plus seulement producteur de quantité réservée à une minorité.

« L’exploitation des masses dans la métropole n’a rien à voir avec le concept de Marx des travailleurs salariés dont la plus-value est extraite.

C’est un fait qu’avec la division croissante du travail, il y a eu une énorme intensification et la propagation de l’exploitation dans le domaine de la production, et le travail est devenu un fardeau plus lourd, à la fois physiquement et psychologiquement.

Il est également un fait que, avec l’introduction de la journée de travail de 8 heures – la condition préalable pour augmenter l’intensité de travail – le système a usurpé tout le temps libre que les gens avaient.

A l’exploitation physique dans l’usine a été ajoutée l’exploitation de leurs sentiments et de leurs pensées, de leurs souhaits, et de leurs rêves utopiques – au despotisme capitaliste dans l’usine a été ajouté le despotisme capitaliste dans tous les domaines de la vie, à travers la consommation de masse et les médias de masse.

Avec l’introduction de la journée de travail de 8 heures, le 24 heures par jour de la domination de la classe ouvrière par le système a commencé sa marche triomphale- avec la création de pouvoir d’achat de masse et du « revenu de pointe » le système a commencé sa marche triomphale sur les plans, les désirs, les alternatives, les fantasmes, et la spontanéité du peuple ; en bref, sur les gens eux-mêmes !

Le système de la métropole a réussi à glisser les masses si loin dans leur propre saleté qu’elles semblent avoir largement perdu tout sens de la nature oppressive et exploiteuse de leur situation, de leur situation comme des objets du système impérialiste.

Ainsi pour une voiture, une paire de jeans, une assurance-vie, et un prêt, elles accepteront facilement un outrage de la part du système.

En fait, elles ne peuvent plus imaginer ou souhaiter quelque chose au-delà d’une voiture, des vacances, et d’une salle de bains carrelée.

Il en résulte, cependant, que le sujet révolutionnaire est quelqu’un qui se libère de ces contraintes et refuse de prendre part aux crimes de ce système.

Tous ceux qui trouvent leur identité dans les luttes de libération des peuples du tiers-monde, tous ceux qui refusent, tous ceux qui ne participent plus ; ce sont tous des sujets révolutionnaires – des camarades (…).

Si les peuples du tiers-monde sont l’avant-garde de la révolution anti-impérialiste, alors cela signifie qu’ils représentent objectivement le plus grand espoir pour les gens dans la métropole pour atteindre leur propre liberté.

Si tel est le cas, alors il est de notre devoir d’établir un lien entre la lutte de libération des peuples du tiers-monde et l’aspiration à la liberté dans la métropole où que ce soit qu’elle émerge.

Cela veut dire dans les écoles diplômantes, dans les écoles secondaires, dans les usines, dans les familles, dans les prisons, dans les bureaux, dans les hôpitaux, dans les administrations, dans les partis politiques, les syndicats – partout.

Contre tout ce qui nie ouvertement ce lien ouvertement, le supprime et le détruit : le consumérisme, les médias, la cogestion, l’opportunisme, le dogmatisme, la domination, le paternalisme, la brutalité et l’aliénation.

« C’est nous qui sommes concernés ! » – le sujet révolutionnaire c’est nous.

Quiconque commence à lutter et à mener la résistance est l’un d’entre nous. »

Malheureusement, la vague révolutionnaire qui datait de la période de la mise en place de la société de consommation a échoué. Il n’est plus possible de lutter contre le développement du capitalisme et la mise en place de la société de consommation. L’URSS de Lénine et Staline, et la Chine populaire de Mao Zedong, ont été aussi battus par l’incroyable développement de la superpuissance impérialiste américaine et le mode de vie qu’elle a instauré.

Entre les années 1989 et 2020, ce mode de vie a même été instauré au niveau mondial, même si bien entendu avec des degrés très différents. Cependant, on retrouve la même aliénation de la société de consommation dans les banlieues de Lima, les campagnes indiennes ou des métropoles comme Tokyo, Paris et New York.

C’est d’autant plus paradoxal que cette société de consommation – avec des degrés extrêmement diversifiés – existe justement même dans des pays semi-féodaux, comme l’Inde, les Émirats Arabes Unis, le Brésil, le Nigeria, etc.

En fait, la majeure partie de la population mondiale vit dans des pays semi-féodaux, semi-coloniaux, et en même temps en raison de la croissance des forces productives, le capitalisme produit déjà ses méfaits au moyen de la société de consommation.

C’est ce qui explique le gain de qualité dans l’horreur de la violence sociale, depuis les cartels du Mexique jusqu’à l’immense hostilité sociale visant les femmes dans tout le sous-continent indien. Et dans les métropoles impérialistes elles-mêmes, c’est le cannibalisme social qui se développe massivement justement, avec le lumpenprolétariat en expansion, les mafias prenant une taille toujours plus grande.

Dans un tel contexte, impossible d’être soi-même. Les gens peuvent se tourner comme ils le veulent derrière des fictions, notamment la propriété. Ils n’obtiennent pas de stabilité mentale, psychique, sentimentale, sensible pour autant.

Il suffit d’aller dans un grand musée et de voir à quelle vitesse les gens le traversent, en prenant des photos à la va-vite sans jamais aller au fond des choses, pour comprendre ce qui ne va pas. Le problème relève de la sensibilité, de la culture, de la vision du monde.

Ici, il faut bien entendu mentionner le rapport aux animaux. L’indifférence quasi totale de la quasi-totalité des gens envers la réalité animale est un témoignage à lui tout seul de la barbarie. Il ne s’agit pas seulement de l’industrie de la viande et du poisson, qui ont pris un caractère universel et terrifiant. Il s’agit également, voire surtout, du rapport à la vie elle-même, de l’empathie, de la sensibilité, de l’admiration pour le vivant.

Les êtres vivants deviennent ici grossiers, lourdauds, passifs. Bref, ils sont forgés par la société de consommation, au point que les Français des années 1960 apparaissent comme des êtres raffinés, travailleurs, cultivés et stables en comparaison avec ceux des années 2020, agités et superficiels, velléitaires et attentistes.

Il s’agit bien sûr de voir que cette évolution était inévitable de par le triomphe de la société de consommation, et que de manière dialectique, cela va permettre le succès du Socialisme. Cependant, pour que cela soit possible, les gens vont devoir devenir eux-mêmes. Ils vont devoir cesser les faux-semblants. Il faut qu’ils arrêtent de consommer aveuglément pour obtenir un sentiment d’existence par ailleurs faux. Il faut qu’ils aillent au fond des choses.

Ici, c’est la question féminine qui est au centre de toute réponse. Les femmes sont opprimées depuis la fin du matriarcat ; depuis des milliers d’années, leur personnalité a été écrasée, étouffée. Elles ont en elles une violence immense qui doit s’exprimer. Le slogan du Parti Communiste du Pérou dirigé par Gonzalo est ici excellent en ce qu’il résume tout : « désenchaîner la fureur des femmes ! ».

La libération des femmes est la clef pour mettre un terme au vaste cycle où l’humanité est sortie de la Nature à travers le patriarcat et le système esclavagiste, la féodalité, le capitalisme.

Avec le retour des femmes comme protagonistes dans la société, le rapport à la Nature va redevenir ce qu’il a été avant la sortie de celle-ci par l’humanité. Il suffit de voir quel est le rapport des femmes à la Nature, aux animaux, et inversement à la guerre, aux crimes, pour saisir la portée de la question.

Bien entendu, l’humanité conservera les acquis de son long parcours. L’être humain est un animal qui a connu un parcours particulier : c’est conforme à ce que dit le matérialisme dialectique sur le développement inégal.

Mais, justement, un développement inégal n’aboutit pas à une indépendance par rapport à la réalité et l’humanité qui détruit n’a pas sa place. Elle doit donc se transformer, pour reprendre une position productive, constructive, dans la Nature.

Il est évident ici que l’humanité doit répandre la vie dans le Cosmos, protéger la planète Terre qui est une Biosphère. L’humanité est un moyen pour la matière en mouvement qu’est la vie de se développer. Comme on en est loin encore aujourd’hui en apparence quand on voit les gens ! Mais c’est en ce sens que les gens ne sont pas ce qu’ils ont l’air d’être.

Et même, ils ne sont pas ce qu’ils sont, car personne ne peut vivre de manière correcte, sans parler de dignité, sans saisir le besoin de communisme. Qui rejette le besoin de communisme est obligé de tomber dans la dépression, la tristesse, l’isolement, la négativité.

Être dialecticien, c’est par contre développer ses facultés, ses connaissances et sa sensibilité, tout le temps. C’est voir comment le mouvement dialectique des choses est productif, et en réfutant la ligne noire qui est régressive, réactionnaire, on choisit la ligne rouge qui est affirmation, optimisme, production, harmonie.

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Les dialecticiens affirment la dialectique des sentiments

Les gens apprécient les dialecticiens. Pourquoi ? Car ils donnent de bons conseils pour la vie de tous les jours. Il aiment analyser toute situation non pas par charité ou pour se flatter mais parce que toutes les situations relèvent du reflet de la réalité et renferment des enseignements.

Et il y a un domaine où l’on demande souvent des conseils et où cela tient particulièrement à cœur, ce sont les relations et, a fortiori, les relations sentimentales.

Pour la majorité des gens, il est en effet très difficile de démêler la complexité des sentiments et des réactions humaines. Ces dernières sont en effet considérées à part, et encore plus en inter-relation avec leur complexité intime. Et si l’on parle de la jeunesse, les relations ne sont même presque plus, ou très difficilement reconnues en tant que telles, noyées dans un flot de rencontres facilitées, banalisées par l’usage des applications sur internet.

Face à cette complexité, souvent revient l’idée qu’il faut se connaître soi-même, notamment grâce au fait d’être autonome dans sa vie, avant de pouvoir commencer une vraie histoire d’amour. En parlant en des termes matérialistes dialectiques, cela revient à maîtriser un des aspects de la contradiction, puisqu’une relation est une contradiction entre deux personnes cherchant à se résoudre. C’est cela le moteur d’une relation.

En pratique, dans les discussions, grâce au matérialisme dialectique, il est possible de saisir les différents aspects, y compris ceux qui apparaissent comme secondaires ou sans rapport. Il ne suffit évidemment pas d’avoir le point de vue des personnes impliquées dans une relation mais aussi de mettre les choses en rapport avec le contexte et les autres niveaux de contradiction.

C’est une démarche qui n’a rien à voir avec la psychologie, car la psychologie sépare les choses, sépare les individus et ne vise qu’à recentrer sur soi. Cela ne permet, au mieux, qu’à deux individus d’avancer côte à côte en mettant en avant la « compatibilité », au lieu de mettre en avant l’existence d’une contradiction productive.

L’approche psychologique est malheureusement très répandue parmi les masses, principalement par le biais du développement personnel.

Ce dernier est une voie de garage psychologique qui n’est qu’une manière de faire peser le poids de la société sur l’individu et dont les méthodes principales sont l’auto-persuasion et la consommation (de paysages, de voyages, d’une multitude de styles de vie,de régime alimentaire, de salles de fitness, de pratiques sectaires de repli sur soi…).

Sous cette influence, les gens deviennent des petits rois et reine de l’illusion du bien-être et de la joie, sans cesser d’être tout à fait malheureux en leur for intérieur. Dans ces conditions, impossible de vivre de vraies rencontres.

Avec un tel arrière-plan historique, les dialecticiens sont, dans les discussions, le plus souvent assimilés à des psychologues savants, ou du moins, à des personnes s’intéressant à la psyché humaine, ce qui n’est pas faux bien entendu. Mais il existe un fossé entre les conceptions dialectiques et celles « psychologiques », un antagonisme profond qui sera un aspect de la bataille culturelle entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Il y a également un autre travers possible quand on parle de relations, c’est de tomber dans la sociologie. Cette dernière introduit la notion de contexte historique avec les rapports d’oppression, mais ne voyant pas cela comme une contradiction, elle formule des solutions tranchées, volontaristes, niant la dignité du réel.

Ici, la richesse des rapports entre les êtres humains est nié au nom d’un formalisme qui démolit, qui assèche. On disqualifie l’autre, on nie la complexité, on supprime le rapport dialectique. Cela a pu donner entre autre, en tant que courant idéologique, le lesbianisme politique ou le séparatisme (entre hommes et femmes), mais le pragmatisme capitaliste qui rejette les sentiments au nom du calcul des bénéfices n’est pas fondamentalement différent.

Le matérialisme dialectique, lui, saisit les mouvements historiques en mettant en avant la contradiction millénaire entre les hommes et les femmes. Il comprend ce qu’est le patriarcat. Il regarde d’où viennent les gens, de quoi ils sont le produit, vers quoi ils se tournent. Il distingue les tendances en développement.

Soulignons toutefois un point, justement dialectique. Discuter avec une personne maniant la dialectique peut être tour à tour réconfortant et déboussolant, car cela expose, tout en remettant en cause. Qui plus est, cela ne saurait suffire à régler ses problèmes, sinon il suffirait d’avoir des consultants en dialectique.

Pour aller vers la symbiose et les relations harmonieuses, il faut évidemment changer les rapports sociaux et pour cela que les gens eux-même s’emparent de la dialectique et l’appliquent à tous les aspects de leur vie, pour en faire ressortir les contradictions.

Qui ne le fait pas ne peut pas prétendre à être communiste, et c’est précisément parce que plein de « contestataires » ne sont pas matérialistes dialectiques qu’il y a, de manière régulière, des viols et des personnes toxiques dans le milieu « militant ».

C’est là une situation de vie quotidienne corrompue par le capitalisme, reproduisant les crimes qu’on trouve dans la société. L’incapacité à s’emparer du matérialisme dialectique qu’on trouve ici reflète le caractère petit-bourgeois d’un tel milieu, révulsé de se soumettre à une idéologie toute puissante car scientifique.

Des relations saines pour l’homme nouveau, la femme nouvelle, passent par le principe de non-séparation entre les sentiments et la sexualité, entre les membres du couple et le couple lui-même. Dans le capitalisme, la pensée dominante affirme exactement l’inverse.

Et les femmes sont ici les premières victimes, car en reprenant la ligne dominante, elles vivent dans la répétition de leurs traumatismes et dans la reproduction moderne du patriarcat.

Les hommes qui s’alignent sur l’individualisme ambiant sont quant à eux surtout des profiteurs qui s’arrêtent à ce qui les arrange.

Dans ses Souvenirs sur Lénine, Clara Zetkin reconstitue de manière tout à fait claire le point de vue de Lénine.

« En tant que communiste, je n’ai pas la moindre sympathie pour la théorie du verre d’eau [qui affirme qu’on peut coucher avec quelqu’un comme on boit un verre d’eau], même quand elle arbore cette belle étiquette de « libération de l’amour ».

D’ailleurs, cette libération de l’amour n’est plus une chose nouvelle, pas plus qu’elle n’est communiste. Rappelez-vous qu’elle a été prêchée dans la littérature au milieu du siècle dernier, comme l’« émancipation du cœur ». Dans la pratique de la bourgeoisie, cette « émancipation du cœur » s’est révélée en fait comme l’« émancipation de la chair ».

La prédication était faite, à cette époque, avec plus de talent qu’aujourd’hui. Je ne puis juger à quel point elle reste en accord avec la pratique.

Ce n’est pas que j’aie l’intention de prêcher l’ascétisme. Pas le moins du monde.

Le communisme n’apportera pas l’ascétisme, mais la joie de vivre, la force, entre autres, par la satisfaction complète du besoin d’aimer. Mais je suis d’avis que cet abus des plaisirs sexuels que l’on constate en ce moment n’apporte ni la joie, ni la force.

Il ne fait que les diminuer. A l’époque de la Révolution, c’est grave, très grave !

C’est précisément la jeunesse qui a le plus besoin de joie et de force.

Du sport sain, de la gymnastique, de la natation, des excursions, des exercices physiques de toutes sortes, diversité des occupations intellectuelles !

Apprendre, étudier, faire des recherches, autant que possible en commun ! Tout cela donnera davantage à la jeunesse que les éternelles discussions et conférences sur les problèmes sexuels et les plaisirs de l’existence.

Des corps sains, des cerveaux sains : ni moine, ni Don Juan, ni non plus, comme milieu, le philistin allemand.

Vous connaissez notre jeune camarade X… Un garçon remarquable, très doué. Mais je crains qu’il n’arrive à rien de bon. Il bourdonne et va de femme en femme. Cela ne vaut rien pour la lutte politique, pour la Révolution.

Je n’ai aucune confiance dans la sûreté et la persévérance dans la lutte des femmes chez qui le roman personnel s’allie avec la politique.

Pas plus que dans les hommes qui courent après toutes les jupes et s’amourachent de toutes les femmes. Non, non, cela ne s’accorde pas avec la révolution !

La Révolution exige la concentration, le renforcement des énergies. Des individus autant que des masses.

Elle n’admet pas des excès, qui sont l’état normal des héros décadents à la d’Annunzio [écrivain italien d’esprit aventuriste et aligné sur le fascisme par la suite].

L’excès des plaisirs sexuels est un défaut bourgeois, c’est un symptôme de décomposition.

Le prolétariat est une classe qui monte. Elle n’a pas besoin de stupéfiant ni de stimulant.

Pas plus au moyen de l’excès des plaisirs sexuels qu’au moyen de l’alcool. Elle ne doit pas et ne veut pas s’oublier elle-même, oublier l’horreur et la barbarie du capitalisme.

Les motifs d’action, elle les tire de ses propres conditions d’existence et de son idéal communiste.

De la clarté, de la clarté, et encore de la clarté, c’est de cela qu’elle a surtout besoin ! C’est pourquoi, je le répète, pas d’affaiblissement, pas de gaspillage d’énergies !

La maîtrise de soi, la discipline intérieure, cela n’est pas de l’esclavage, même en amour ! »

Tout cela est très clair !

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