La position d’Al-Farabi reflète à la fois les avancées permises par le passage au mode de production féodal et l’impossibilité de saisir le réel, à travers l’incapacité à formuler une idéologie totale qui permette de faire face aux contradictions qui se développent en son sein.
Ainsi, le mode de production féodal permet la constitution d’agglomérations durables, rassemblant les capacités humaines en leur donnant à travers l’expression juridico-urbaine de l’Islam une perspective de civilisation.
Mais cette perspective ne peut s’appliquer de la même manière dans les campagnes, où les rapports de domination s’imposent largement par la force militaire, directement ou indirectement appliquée, pour lever les impôts, distribuer ou redistribuer les propriétés, exercer la justice, assurer le ravitaillement etc.
De même, la ville islamique apparaît comme un chaudron, l’ébullition des capacités rassemblées et la différenciation croissante des situations permettent un foisonnement d’éclosions culturelles, encore favorisé par les échanges et le développement d’un marché de mieux en mieux organisé.
La ville apparaît dès lors à la fois comme l’horizon même de la civilisation islamique et son pire adversaire, favorisant toutes les divergences et les dissidences. Al-Farabi lui-même a longuement fréquenté au cours de sa formation des maîtres, musulmans de différentes écoles ou chrétiens, notamment nestoriens, à commencer par son maître, Abū Bishr Mattā ibn Yūnus, surnommé al-Qunnā’ī.
Deux voies s’ouvraient alors, face auxquelles la pensée d’Al-Farabi se trouve précisément au seuil.
Sa pensée tente d’abord de proposer un cadre institutionnel pour discipliner la ville, avec plus de profondeur que simplement le droit : par une morale allant à l’esprit chevaleresque. C’est ce chemin qui verra se développer ensuite la futuwwa, comme esprit urbain de la chevalerie, avec ses confréries initiatrices quadrillant la ville, son organisation et son quotidien, en la repliant sur elle-même pour la geler dans son essence militaire.
Ensuite, sa pensée saute par-dessus la contradiction villes-campagnes, pour chercher à trouver à la ville un autre antagoniste comme porte de sortie : le désert. En l’espèce, il s’agit des populations nomades et pastorales, tels les Bédouins arabes, les Kurdes, comme l’étaient les Bouyides à l’origine, mais aussi les Turcs s’insérant de plus en plus fréquemment dans l’Orient musulman.
En fait, ces deux aspects des contradictions ouvertes par les villes trouvent leur solution pour Al-Farabi dans une seule et même chose : l’appel à une aristocratie militaire, d’essence nomade et pastorale, qu’il voit comme une nécessité pour imposer à la ville un cadre pour empêcher son développement, perçu comme une chute en décadence, tout son idéal étant de l’immobiliser et de contrôler strictement ses mouvements.
Al-Farabi présente ainsi la nécessité de la domination aristocratique, par la qualité de l’éloquence, la fasaha, qui permet l’exercice du bon gouvernement, une fois alliée à la force armée. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il cherche cette qualité aristocratique dans la pureté des populations nomades du « désert », c’est-à-dire des espaces pastoraux de la planète, comme l’est l’Arabie, mais aussi l’Asie centrale.
Ces peuples auraient selon lui maintenus une langue « pure », préservée des concepts et des néologismes permis par l’agglomération des capacités dans la ville :
« Donc il faut savoir à qui s’adresser pour prendre la langue de cette nation, il faut la prendre chez ceux dont l’habitude s’est fermement enracinée, habitude telle qu’elle les protège d’imaginer des sons distincts de leurs propres sons et de leur proférer ou bien d’acquérir des sons distincts de ceux dont sont composés leur propre langue et de les proférer.
Il faut prendre cette langue chez ceux qui n’ont jamais entendu d’autres langues ou d’autres expressions que les leur, ou chez ceux qui les ayant entendues, ceux dont l’esprit s’est détourné de les imaginer quand ils les ont entendues et dont la langue s’est détournée de les proférer ».
Cette pureté dans la langue leur permettrait de mieux accéder à la compréhension immédiate de la religion, et surtout de constituer un groupe militaire uni, exprimé dans une langue éloquente, mais non conceptuelle, contrairement à celle de la ville.
On a là posé ce qui se développera comme théorie systématique dans la pensée d’Ibn Khaldun au 13e siècle, avec cette idée que la civilisation se développe dans les villes, mais doit être encadrée, voire purgée, par une aristocratie militaire externe, seule en mesure de diriger convenablement la Cité et de la purifier de sa tendance à la décadence et à la dissidence.
Il se trouve dès lors une perspective eschatologique globale qui va permettre à la religion musulmane de compenser puissamment son incapacité à se formaliser en idéologie totale permettant de saisir le réel et son mouvement.
Au cadre juridico-urbain développé jusque-là par l’Islam, va s’ajouter la mystique chevaleresque initiatique comme moyen de bloquer la ville et de la replier sur elle-même.
À la contradiction villes-campagnes est opposé un appel au désert et à l’invasion rédemptrice devant imposer la réforme et l’ordre.
Dans tous les cas, les espaces de révoltes des masses et de développement d’une bourgeoisie se trouvent étranglés par un cadre féodal, liant les couches dominantes des villes à une aristocratie militaire, idéalement extérieure et fanatique, qui se montre prêt à se liquider pour se relancer dès lors que les contradictions s’accumuleraient.
Chez Al-Farabi ces développements apparaissent encore de manière élémentaire et encore confuse, mais ils vont trouver à s’exprimer par la suite de manière nette et affirmée.
L’incohérence d’Al-Farabi dans la question du chef se lit dans les critères qu’il donne à ce sujet.
Il faut bien voir cependant qu’Al-Farabi a fait émerger la science politique dans l’aire arabo-persane, en posant une identité entre le philosophe et l’Imam dans la position du chef.
Même si cette incohérence s’explique alors historiquement par l’émergence du chiisme (comme force politique) dont il relève ou auquel il converge, on dépasse en effet en même temps la situation particulière pour atteindre l’universel. C’est cela qui sera marquant par la suite.
Lorsque Al-Farabi dit que le but de la cité ne peut pas être seulement de subsister, ni même de disposer de la richesse ou de profiter des plaisirs (ou des passions individuelles), d’avoir de la renommée ou de la puissance, il pose une exigence de contenu, de bonheur naturel.
D’où le contenu des « dispositions » que le philosophe-Imam doit posséder afin d’être authentique :
– avoir les organes au complet et assez puissant pour ce qui doit être accompli ;
– être doué pour comprendre ce qu’on lui dit selon le sens visé ;
– avoir une bonne mémoire ;
– avoir l’esprit perspicace ;
– avoir une belle élocution et pouvoir énoncer avec une clarté parfaite ce qui est voulu ;
– aimer s’instruire et y parvenir sans peine ;
– être contre les excès dans la nourriture, le plaisir charnel, etc. ;
– aimer la vérité et les véridiques, haïr le mensonge et les menteurs ;
– avoir de la grandeur d’âme et aimer la dignité ;
– mépriser les richesses et les biens de la terre ;
– aimer la justice et les justes, haïr l’injustice et la tyrannie et ceux qui les commettent ;
– être d’une forte décision, audacieux et entreprenant dans ce qui doit être accompli.
Mais en même temps, comme un tel chef est bien rare, Al-Farabi relativise et dit qu’il faut au moins les critères suivants, ce qui le fait basculer dans le conservatisme et le traditionalisme :
– être sage ;
– être savant, connaître les lois et traditions établies par les premiers chefs et s’y conformer fidèlement ;
– exceller dans l’art de la déduction au sujet des cas non prévu par les prédécesseurs ;
– avoir une grande puissance de réflexion et de déduction pour prévoir les événements non prévus par les premiers chefs, et pouvoir les résoudre pour améliorer l’état de la cité ;
– avoir une excellence de direction par la parole vers les lois des premiers chefs et celles qui ont été déduite à leur suite ;
– avoir une fermeté corporelle pour pouvoir mener les opérations de guerre, et posséder l’art militaire.
La démarche d’Al-Farabi l’amène à toujours à se retourner en son contraire. D’où l’incohérence de la définition générale du chef en témoigne :
« Le chef de la cité idéale ne peut pas être n’importe quel être humain, car la présidence suppose deux conditions : l’une d’elles est que le chef soit préparé par la disposition et l’aptitude, et la deuxième qu’il ait en lui une disposition et une habitude volontaire. »
Cette définition est en effet abstraite, tombant dans le formalisme en n’étant pas capable de se tourner vers la dignité du réel. C’est une définition « métaphysique » au sens erroné du terme.
Al-Farabi a une vision éminemment matérialiste : les êtres humains ne pensent pas, il faut se conformer à l’univers. Mais ce dernier est statique. Ainsi, sa proposition de suivre un guide est à la fois correcte et à la fois erronée, car ce guide ne suit pas un monde en transformation.
D’un côté il s’agit donc de chercher la félicité en étant en adéquation avec l’univers, de l’autre cela est rendu impossible par la lecture de l’univers comme statique.
Voici comment Al-Farabi présente la quête de la félicité permise par le chef :
« Il est évident que lorsqu’il s’agit de donner une existence effective aux intelligibles des choses qui dépendent de la volonté, que la philosophie pratique fournit, il [le gouvernant suprême] doit prescrire les conditions qui rendent possible leur réalisation.
Une fois prescrites les conditions qui rendent possible leur réalisation, les intelligibles de la volonté (al’irāda) sont incorporés dans les lois.
Par conséquent, le législateur est celui qui, par l’excellence de sa délibération (al-fikra), a la capacité de réunir les conditions requises pour l’existence effective des intelligibles de la volonté de manière à conduire à la réalisation du bonheur suprême.
Il est également évident que c’est seulement après que son intellect les aura saisis que le législateur cherchera à découvrir leurs conditions, et il ne pourra trouver les conditions qui lui permettront de guider les autres vers le bonheur suprême sans avoir lui-même saisi le bonheur suprême avec son intellect (…).
[Le faux chef / philosophe] acquiert les sciences théoriques sans avoir atteint la perfection la plus haute qui lui permettrait de transmettre aux autres ce qu’il connaît selon leur capacité (…).
Posséder à la fois les sciences théoriques et la faculté de les utiliser pour le bien de tous les autres selon leur capacité.
Si l’on devait examiner le cas du vrai philosophe, on ne verrait aucune différence entre lui et le gouvernant suprême (arrayss al-awal).
Car celui qui possède la faculté d’utiliser ce qui est contenu dans les questions théoriques pour le bien de tous les autres membres de sa communauté possède la faculté de rendre de telles questions intelligibles ainsi que de faire passer à l’existence des intelligibles qui dépendent de la volonté.
Sa philosophie est d’autant plus parfaite que sa puissance d’accomplir cela est grande. »
Or, le monde est statique : le chef tend inévitablement, par conséquent, à basculer dans le conservatisme. D’où d’ailleurs qu’Al-Farabi puise dans son Platon, puisque ce dernier propose dans la « République » (en fait « A propos de la cité ») une entité politique ultra-hiérarchisé et militarisé. Al-Farabi a cet ouvrage en référence et dit ainsi :
« [Platon] a évoqué le fait que le législateur véritable est celui qui ordonne les vertus (humaines) selon un ordre conforme pour convenir à l’advenue des vertus divines, parce que la vertu humaine, lorsqu’elle est employée par son possesseur selon ce qu’impose la loi, est la divine. »
De plus, le cadre est l’Islam et par conséquent la félicité qui peut être atteinte ne peut qu’être relative par rapport au Paradis qu’on rejoint après la mort.
Cela fait qu’au lieu d’avoir un simple chef comme guide, on se retrouve avec une vision du monde entièrement hiérarchisée. Et là on retombe dans un esprit de soumission propre à l’Islam comme structure militaro-urbaine, avec une hiérarchie auto-justifiée de par son action et son emplacement en phase avec l’ensemble hiérarchique cosmique.
C’est-à-dire qu’on retombe dans la vision politico-religieuse chiite.
« Quant aux actions, les premières d’entre elles sont les actions et les discours par lesquels Dieu est magnifié et glorifié, puis ceux par lesquels sont magnifiés les êtres spirituels et les anges ;
puis ceux par lesquels sont magnifiés les prophètes, les rois très vertueux, les chefs édifiants et les guides de la direction droite qui vécurent dans le temps passé ;
puis ceux par lesquels sont décrits les rois très vils, les chefs débauchés et les guides de l’égarement, qui vécurent dans le temps passé et par lesquels leurs œuvres sont vilipendées ;
puis ceux par lesquels sont magnifiés les rois très vertueux, les chefs édifiants et les guides de la direction droite du temps présent et par lesquels sont décriés leurs contraires du temps présent.
Après tout cela, elles comprennent la détermination des actions dont résultent les relations sociales entre les habitants des cités, soit pour les devoirs de l’homme à son propre endroit, soit pour la manière dont il doit traiter un autre que lui, et l’explication de ce qui est juste dans chacune de ses actions. »
Al-Farabi a bien développé une démarche philosophique du chef comme capable de refléter l’univers considéré comme matériel, mais cela rendre dans un cadre historique religieux empêchant toute productivité à l’ensemble.
En posant un chef capable de recevoir pour ainsi dire des compléments d’information venant de l’émanation divine, Al-Farabi relève du courant musulman chiite. Ce dernier multiplie les prophètes – dans le passé et le futur (avec Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, les Imams qui le suivent, voire ceux qui suivent ceux qui suivent, etc.) – afin de justifier une guidance spirituelle et matérielle qui sinon perdrait son sens.
C’est là en réalité le masque de la rébellion en mode administratif-impérial persan contre la logique du chef militaire arabe. Mais cela a produit toute une littérature prophétologique, dont Al-Farabi fait partie.
Cependant, Al-Farabi ne dit pas qu’il faut que le chef relève de la descendance d’Ali, ni qu’il y a des élus. C’est bien au contraire par en bas qu’on se « connecte » à l’ordre cosmique et, en fait, n’importe qui peut le faire à condition d’être « philosophe ».
Al-Farabi dit très clairement que cette « connexion » consiste en fait en une synthèse réalisée par la puissance imaginative, qui retrouve pour ainsi dire des modèles de la réalité. Cela est fait passivement, dans le sommeil, le plus souvent, mais certains y parviennent à l’état d’éveil, de par la force de leur puissance imaginative – on dirait aujourd’hui : leur puissance conceptuelle.
« L’intelligence agente fournit à la puissance imaginative par les songes et les visions véridiques, des fragments d’événements.
Cela [le produit de la puissance imaginative] lui donne aussi des intelligibles, mais auxquels elle substitue des imitations des choses divines).
Toutes ces choses se produisent soit durant le sommeil, soit à l’état de veille, mais elles sont rares dans ce dernier cas, et sont chez peu de gens. Celles qui se produisent à l’état de sommeil sont des fragments pour la plupart, quant aux intelligibles ils sont rares. »
Cela fait qu’Al-Farabi est obligé de concevoir l’existence d’un chef, car il y a par définition toujours une personne davantage en avance dans le processus de conceptualisation. On doit même dire qu’il formule la conception d’un développement inégal dans la réception – conceptualisation du monde et que, partant de là, il faut suivre le plus avancé en ce chemin.
Le bien amène en effet le bien :
« La félicité est le bien absolument parlant et tout ce qui est utile pour atteindre à la félicité et y amener est également un bien, non toutefois par soi-même, mais compte tenu de son utilité en vue de la félicité. »
Il faut donc partir de l’inégalité de développement pour constater les différences et, partant, les rôles différents, avec le chef permettant d’aider à suivre la voie devant être prise car adaptée à la personne. Le chef est un guide.
« Comme l’objet visé par l’existence de l’homme est d’atteindre la félicité et comme c’est là la perfection suprême que doit encore lui conférer ce qu’il pourra recueillir de la connaissance des étants [=des modes d’existence] possibles, il faut parler du moyen par lequel il est possible à l’homme de s’avancer vers cette félicité.
Cela lui est possible dans la mesure où l’intellect agent lui aura à l’origine donné les intelligibles premiers qui sont les connaissances premières.
Or, tout homme n’est pas engendré naturellement disposé à la réception des intelligibles premiers, parce que chacun des hommes est par nature amené à l’existence avec certaines facultés de plus ou moins grande excellence et suivant diverses propensions à recevoir (…).
Ainsi, parmi eux [les hommes], il en est qui, par nature, ne reçoivent aucun des intelligibles premiers ; il en est qui les reçoivent autrement qu’il ne faut, comme les fous ; et il en est qui les reçoivent comme il faut. Ces derniers sont ceux dont la norme originelle de l’humanité est saine et c’est à eux en propre et non aux autres qu’il est possible de parvenir à la félicité (…).
Les hommes dont la norme originelle est saine ont [tous] une norme originelle commune qui fait qu’ils sont [chacun] disposés à la réception d’intelligibles qui, étant communs à l’ensemble d’entre eux, font qu’ils tendent à des occupations et des activités qui leur sont communes.
Puis, ensuite de cela, ils se diversifient et se différencient les uns des autres [sous l’effet de certaines causes], de sorte que des naturels leur adviennent qui caractérisent en propre chacun d’entre eux et chaque classe d’hommes (…).
Les normes originelles, qui existent par nature, ne contraignent ni ne forcent quiconque à faire une telle chose. Elles sont telles, en revanche, qu’il est seulement plus facile [pour les hommes qui en sont dotés] de faire ce à quoi ils sont disposés par nature (…).
Pour autant, quand même […], ils [les hommes] ne mettent certainement pas en pratique ce qu’ils ont préalablement appris et ce vers quoi on les a guidés si quelque sollicitation extérieure et élan ne les y poussent. La majorité des hommes est ainsi.
C’est ce qui fait qu’ils ont besoin que quelqu’un leur fasse connaître toutes ces choses et leur imprime l’élan conduisant à mettre celles-ci en pratique (…).
La signification de philosophe (al-faylassūf), de gouvernant suprême (arrais-al-awal), de prince (al-malik), de législateur (wādiʻ annawamīse) et [homme de religion guidant] (al-imām) est une seule et même signification. »
Le parallèle avec le principe communiste de la pensée-guide est évident. Mais, évidemment, Al-Farabi ne conçoit pas le monde comme en mouvement, en transformation. Il vise à se comporter de manière adéquate par rapport à un univers statique. C’est cela qui le ramène à la religion.
Al-Farabi a trouvé le moyen de définir le chef de la cité vertueuse, en mêlant l’Islam à Aristote et en s’appuyant sur Platon pour corriger les inévitables défauts d’un système combinant un idéalisme religieux et un matérialisme philosophique.
Al-Farabi dit somme toute la chose suivante : Aristote a raison de dire que l’être humain ne pense pas et qu’il existe une intelligence virtuelle universelle à laquelle on correspond en pensée si on réfléchit de manière cohérente.
Un être humain ne peut pas penser et conceptualiser, il ne peut le faire que parce que les choses sont conceptualisables et si les choses sont conceptualisables, c’est que le monde est conceptualisé. S’il est conceptualisé, c’est qu’il est posé en termes de concepts et il existe une pensée virtuelle somme de tous ces concepts.
Le monde est matériel et ordonné, contempler le monde c’est en retrouver les principes, mais on ne « pense » pas, on reflète dans sa pensée l’ordre du monde. Plus on le fait, plus on est en phase avec le monde, et plus on est heureux.
Chez Aristote, être heureux c’est comprendre le plus possible le fonctionnement du monde, en correspondant à sa propre nature (les non-humains se contentant de ce dernier aspect, qu’ils soient un lapin, un nuage, un tournesol, etc.).
Al-Farabi ajoute cependant un aspect. Il dit que ce qu’on réfléchit, lorsqu’on le fait correctement et qu’on retombe sur l’ordre du monde, peut correspondre à deux situations. Il peut s’agir d’une interrogation théorique, comme cela peut concerner une question pratique.
C’est là une lecture indubitablement dialectique, qu’Aristote n’avait pas fait, relevant d’une société esclavagiste ne reconnaissant par définition pas la dignité du travail.
Al-Farabi appartient lui à une société qui s’est matériellement développée et même s’il privilégie en tant que musulman le « centre » divin, le « centre » de la ville, le « centre » militaire, il accorde une valeur en soi à la transformation pratique.
Il peut donc discerner théorie et pratique, et en pratique les séparer et les poser en opposition dialectique.
« L’intelligence agente est la cause par laquelle les intelligibles en puissance deviennent des intelligibles en acte, elle est aussi la cause par laquelle l’intelligence en puissance devient intelligence en acte.
Or ce qui doit être intelligence en acte, c’est la puissance raisonnable, et celle-ci a deux aspects : un aspect théorique et un aspect pratique, cette dernière a pour rôle de réaliser les choses particulières présentes et futures, alors que la théorique a pour rôle d’intelliger les intelligibles connaissables.
La puissance imaginative fait le lien entre les deux aspects de la puissance raisonnable. Ainsi ce que la puissance raisonnable reçoit de l’intelligence agente – qui est dans la même situation que la lumière de la vue- peut déborder sur la puissance imaginative.
Alors l’intelligence agente aura une certaine action sur la puissance imaginative, elle lui fournit parfois les intelligibles qui se produisent dans la puissance raisonnable théorique, et parfois elle lui fournit des partielles sensibles qui se produisent dans la puissance raisonnable pratique ; la puissance imaginative reçoit ainsi les intelligibles par les imitations sensibles composées par elle. »
Il y a donc deux formes de puissance imaginative : celle concernant la théorie et celle concernant la pratique.
Or, Al-Farabi est musulman. Chez Aristote, Dieu est un concept simplement pratique pour expliquer que le monde existe car Dieu l’a produit, mais Dieu est tourné vers lui-même, il se satisfait de lui-même de manière totale, le monde n’est qu’un sous-produit indirect dont il ne se préoccupe pas.
Al-Farabi, par contre, croit en un Dieu qui est tourné vers le monde. Comme cela ne correspond pas à ce qui dit Aristote, il modifie le Dieu passif d’Aristote en le remplaçant par le Dieu actif de Platon et des néo-platoniciens.
Al-Farabi reprend le principe de l’émanation : Dieu « émane » sa lumière divine à une première forme, la première forme à une seconde, la seconde à une troisième, etc. jusqu’à ce que cela émane sur le monde.
Il est d’usage ici de faire correspondre ces étapes aux anges et aux planètes (la 1ère intelligence correspond au premier ciel, la seconde aux étoiles fixes, la troisième à Saturne, la quatrième à Jupiter, la cinquième à Mars, la sixième au Soleil, la septième à Vénus, la huitième à Mercure, la neuvième à la lune, la dixième au monde).
Le chef adéquat profite ici de cette émanation en série, car il parvient à en saisir le débordement au moyen de sa puissance imaginative. C’est ce qui le distingue des autres êtres humains et lui confère une dimension prophétique.
« Le premier degré par quoi l’homme est l’homme, c’est cette disposition naturelle réceptive destinée à devenir intelligence en acte. Elle est commune à tous les hommes (…).
Ce qui déborde de Dieu (…) sur l’intellect agent, ce dernier le déverse sur l’intellect patient de cet homme par l’intermédiaire de l’intellect acquis, puis sur sa puissance imaginative.
Par ce qui déborde sur son intellect patient, il devient sage, philosophe et parfaitement intelligent.
Par ce qui déborde sur sa puissance imaginative, [il devient] prophète, annonciateur du futur et narrateur des [événements] particuliers présents, et ce grâce à un être dans lequel il intellige le divin.
Pareil homme est au rang le plus achevé de l’humanité et au faîte du bonheur. Son âme est parfaite et unie à l’Intellect agent. »
Le chef se distingue par sa capacité à réceptionner le débordement d’informations émanant de l’ordre cosmique.
Al-Farabi, vraisemblablement de père persan et de mère turque, accompagne l’affirmation du chiisme dans ce qui est actuellement l’Irak et l’Iran, mais il le fait en étant un intellectuel entièrement tourné vers la philosophie grecque. Contrairement à Al-Kindi, Al-Farabi n’est pas un musulman cherchant à puiser des outils dans la philosophie grecque, tout comme le califat abasside à l’époque s’appropriait la science de l’époque.
Al-Farabi est un penseur qui sépare radicalement la religion islamique de la philosophie grecque, tout en considérant qu’elles sont strictement parallèles car traitant de la réalité. Pour cette raison, dans le contexte de son époque où les variantes religieuses concernent avant tout la forme politique de l’État islamique, son œuvre la plus célèbre est le Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse (Mabādi Ārā’ al-Madīna al-Fāḍila).
Représentation allégorique d’Al-Farabi sur une timbre iranien
Il faut bien saisir qu’Al-Farabi n’arrive pas au moment où les Bouyides ont triomphé. Lorsque lui-même est à Bagdad, huit califes sont torturés et six même assassinés, dans d’incessantes batailles pour le pouvoir. Son initiative philosophique vise ainsi établir un modèle, ou plutôt un contre-modèle.
Il puisa ainsi dans Platon et Aristote, afin de proposer un modèle idéal de vie. C’est la combinaison de l’appel musulman à une vie juste dans le cosmos selon les lois naturelles et de l’enquête matérialiste d’Aristote sur la réalité, avec un sens de la hiérarchie empruntée à Platon et conforme à la structure de l’État islamique, y compris par la suite sous sa forme bouyide.
Al-Farabi dit ainsi que l’être humain est un animal politique, qu’il ne peut subvenir d’ailleurs à ses besoins en général en restant seul. Il faut une société.
« Chaque être humain de par sa nature a besoin pour subsister et pour atteindre l’éminence de sa perfection de beaucoup de choses qu’il lui est impossible de réaliser seul. Il a besoin d’un ensemble de personnes qui lui ferait chacune une des choses dont il a besoin ; et chacune des personnes est dans la même situation. »
Or, il faut une société idéalement organisée afin de permettre le développement de chacun de ses membres. En effet, Al-Farabi considère, dans le prolongement d’Aristote, qu’il faut comprendre le monde pour être en adéquation avec lui et ainsi atteindre la félicité. Il faut pour ainsi dire être en osmose, en adéquation avec la réalité et également l’admirer dans la contemplation.
Aussi, la « cité vertueuse » est celle qui permet une telle chose.
« La cité dans le rassemblement qui constitue un soutien pour réaliser les choses qui mènent à la félicité est en réalité la cité vertueuse, et le rassemblement par lequel on s’entraide afin d’obtenir la félicité est le rassemblement idéal. »
Il faut bien se rappeler ici que la première ville du monde à dépasser le million d’habitants est Bagdad, construite artificiellement par les conquérants musulmans, comme d’ailleurs toutes leurs villes qui ne sont que le prolongement direct de leur camp militaire.
Cette ville-garnison est l’alpha et l’oméga de la démarche musulmane, telle une transposition de La Mecque. Elle est en effet le lieu du pouvoir et du maintien de l’ordre spirituel, dans une zone conquise avec une population forcément en décalage par rapport au centre.
L’Islam ne peut ainsi penser qu’en termes de ville et la ville équivaut à une garnison militaire. On a ici l’expression directe de la contradiction entre les villes et les campagnes.
D’où l’intensité du discours d’Al-Farabi sur la cité. La cité vertueuse est l’idéal, elle s’oppose à la cité étrangère (au sens d’ignorante) à la sagesse (al-madīna al-jahiliya), la cité corrompue (al-madīna al-fāsiqa) et la cité aux buts dévoyés (al-madīna al-mubaddala).
Billet de banque de 1999 du Kazakhstan avec une représentation allégorique d’Al-Farabi
La cité étrangère à la sagesse est la cité qui ne connaît pas l’Islam en tant que vision du monde, et qui ainsi est primitive, puisque l’Islam permet l’adéquation avec le monde.
La cité corrompue est celle qui ne correspond pas à l’Islam en termes de mœurs : il faut se rappeler que les villes de l’Islam, de par leur fondement militaire, ont des maisons tournées vers l’intérieur alors que les rues sont étroites. Il n’y a pas de lieu de rassemblement (à part les mosquées), pas de lieux culturels ou d’amusement.
La cité aux buts dévoyés est celle qui est mal orientée. Forcément, de par l’organisation musulmane, c’est que son chef oriente mal les choses. Al-Farabi le décrit comme suit :
« Son premier chef est parmi ceux qui s’imaginent avoir une révélation sans que cela soit. Mais il utilisera pour cela les falsifications, les tromperies et la séduction. »
Cette critique de la cité des buts dévoyés est très importante, car elle implique une critique possible de la nature du chef, ce qui n’est pas possible dans le sunnisme. Al-Farabi sous-tend que le chef doit être vertueux, porter la bonne direction en étant lui-même bien guidé.
Il ne saurait être chef pour être chef, se contenter des honneurs et s’en satisfaire.
« Quand donc le chef est un amoureux des honneurs, rien ne l’empêche, par quelque moyen que ce soit, de se créer, pour lui-même et son fils après lui, une réputation glorieuse ; et afin qu’après la mémoire en soit préservée par son fils, il transmet la royauté à son fils ou à sa parentèle.
Ensuite, rien ne l’empêche de se créer un riche patrimoine qui lui vaudra d’être honoré, même si cela ne devait profiter à personne d’autre que lui.
Puis il honore un certain groupe de gens pour que ceux-ci l’honorent à leur tour.
Après quoi, il amasse l’ensemble des choses qui lui vaudront d’être honoré par les hommes, puis se réserve tout particulièrement celles qui, aux yeux des hommes, valent à celui qui les possède éclat, prestance, éminence et majesté, qu’il s’agisse de constructions, de vêtures ou d’emblèmes.
Ensuite vient l’étiquette, qui le soustrait à la vue du commun des hommes. »
Reste alors à définir ce qu’est un bon chef et cela Al-Farabi le fait en combinant ouvertement l’Islam et la philosophie d’Aristote, en contournant les problèmes de l’incohérence au moyen de Platon.
Lorsque Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (Alkindus en Europe, ou encore Al-Kindi), au début du 9e siècle, se tourne vers la philosophie grecque et notamment Aristote, il relève de l’entreprise du califat abasside, qui s’appuie sur le patrimoine de l’administration persane pour structurer l’État islamique né des conquêtes.
En l’espèce, ce patrimoine se constitue des cadres de l’administration impériale tels que structurés dans l’Empire sassanide vaincu par les Arabes (en persan le Ērān shahr/l’Empire des Iraniens). Au plan général, cette administration se compose d’une Cour composée de hauts dignitaires issus des grandes familles aristocratiques, liées par leurs alliances maritales à la dynastie royale, organisée de manière bureaucratique.
Le roi Shapur II, empire sassanide, quatrième siècle
On trouvait ainsi un bureau chargé de l’armée et des affaires diplomatiques, un bureau des impôts, de la justice, de la gestion des moyens agricoles etc. L’ensemble composant le gouvernement, dont l’arabe a repris du persan le mot Diwan, désignant le Conseil, au sens de gouvernement central, et son organisation protocolaire très poussé.
La langue de cette bureaucratie était d’abord l’assyrien, avant que la langue persane ne s’impose, en conservant l’alphabet syriaque. Par cette langue, nombre de termes et d’institutions issus du grec (tel que parlé alors dans l’Empire romain) se sont ainsi infiltrés en persan, avant de passer ensuite à l’arabe.
C’est notamment le cas des termes qualifiant la monnaie : l’arabo-persan a ainsi annexé le terme dirham venu du grec drachme, et le terme dinar venu du gréco-latin denarius / denier.
Toute l’organisation de l’État était tournée vers les couches dominantes, constituant désormais une aristocratie dynastique, appuyée sur une petite noblesse de propriétaires locaux militarisés et dévoués au service de l’État.
En ce sens, l’Empire perse des Sassanides était déjà engagé dans le mode de production féodal, mais d’une façon encore primitive. Ce qui manquait à l’État sassanide était une idéologie et une culture en mesure d’encadrer les masses, sans plus recourir massivement ou systématiquement à l’esclavage.
Ambassadeur sassanide avec le symbole de l’empire sassanide qu’est l’oiseau fabuleux le Simorgh, vers 648–651
Le face à face entre propriétaires et esclavages avait conduit les couches dominantes à se relancer en transformant l’asservissement brutal en exploitation fidélisée, l’oppression directe en protection patriarcale. La tendance générale était de rechercher une servitude avec un horizon de justice et une certaine dignité reconnue aux travailleurs exploités.
Malgré le développement de l’antique religion mazdéenne, réformée ensuite dans le zoroastrisme, le développement massif d’une telle idéologie, d’une telle culture n’a pas ici trouvé son chemin au sein des masses.
D’autant que, à la base, de manière locale, la petite noblesse et certaines familles dynastiques réussissaient plus efficacement ce développement culturel, mais sur la base du christianisme (sous des formes dissidentes du christianisme romain) ou du manichéisme. À ces formes locales avancées il manquait un centre, et le centre n’avait pas de bases solides, sorti de son propre noyau.
C’est l’Islam qui va ici fournir la clef du passage plus complet dans le mode de production féodal.
Les conquêtes musulmanes (en bordeaux 622-632, en ocre orangé 632-661, en beige 661-750 avec à l’ouest Lisbonne et à l’est Kaboul)
De fait, on voit ici la rencontre d’une double nécessité : les conquérants arabes portant cette religion sont eux-mêmes issus d’une frange encore largement marquée par le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale quand ils font la conquête de l’immense Empire perse.
La stabilisation des conquêtes ne peut alors se faire que par une fusion, un saut dialectique consistant à se développer pour se maintenir.
On passe ainsi progressivement d’une conquête arabe à un régime se développant et cherchant à se moderniser. Ce fut une phase progressiste. Mais ce dépassement d’une situation initiale ne pouvait pas suffire, les conquêtes continuant en effet.
De fait, la fusion entre le patrimoine impérial persan, son appareil et son personnel et la culture arabo-islamique, avec ses couches dominantes et leurs troupes de fidèles, ne fut jamais complète et unifiée ; surtout, elle ne fut pas centralisée.
Bagdad plus d’un siècle après sa fondation ex nihilo en 762 à partir d’une garnison militaire par le califat abasside
Le califat abasside s’effondra ainsi de par son incapacité à intégrer tous les peuples ayant embrassé l’Islam, la religion elle-même se divisant en de multiples factions concurrentes, les interprétations religieuses accompagnant les multiples réalités locales, tribales, ethniques, etc.
L’interprétation rationaliste de l’Islam par le califat abasside au moyen de la variante appelé le mutazilisme disparut ainsi avec lui. Trois courants idéologiques s’exprimèrent alors, donnant corps à autant d’interprétations différentes de l’Islam.
Il y a le courant traditionnel, qui tend à la lecture arabe originelle. La religion doit rester telle quelle, entièrement littérale, avec un fort clergé justifiant l’État comme appareil militaire. C’est le sunnisme.
Or, qui dit appareil militaire dit un chef nommant ses hommes. Autrement dit, le calife a un entourage, cet entourage est nommé par le calife avec des postes héréditaires : changer le calife implique de changer l’entourage.
Il ne s’agit pas tant d’être calife à la place du calife que d’être nommé à un haut poste par un nouveau calife, pour être une part de la nouvelle aristocratie musulmane. D’où les incessants coups de force, tortures et assassinats.
Page du Coran en script maghribi, 13e-14e siècle
Il y a le courant dit kharidjisme, qui exige des califes qu’ils soient élus et qu’ils aient une vie exemplaire, tout comme d’ailleurs son entourage. C’est l’expression de la base populaire croyant en l’Islam mais qui s’oppose à un appareil politique par définition entièrement séparé d’elle. Il y a l’idéalisme d’un choix démocratique de figures militaires « pures ».
Ce courant connaîtra différentes variantes, ne parvenant pas à se synthétiser en raison de sa base populaire diffuse. Elle sera finalement écrasée, sauf dans la péninsule arabe elle-même, où se maintient localement cette forme primitive de l’slam sous une forme « démocratique » tribale élémentaire.
Cette forme tribale finit par rompre avec le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale, mais en refusant l’organisation politique du féodalisme, impliquant le développement d’un appareil d’État centralisant les capacités d’une aristocratie militaire à son service, et d’un personnel religieux dévoué à unifier de manière universelle la culture.
Dans certains espaces marginaux, cette forme élémentaire va ainsi se maintenir, notamment en Oman et même au Maghreb de manière toujours isolée et locale, voire repliée et fanatique. On peut noter ici que ce courant cherche aujourd’hui activement à se relancer depuis l’Oman, qui mène une active campagne de promotion du kharidjisme ibadite, que le régime de ce pays désigne comme une « tradition démocratique islamique ».
Pyxide au nom du prince Al-Mugẖīra, fils du calife ‘Abd al-Rahman III, Espagne islamique, 968
Il y a enfin le courant chiite. Ce courant représente une ligne proposant la fusion du religieux et du politique, au sens où le calife doit être un descendant d’Ali, considéré comme une figure mystique portant les secrets de Mahomet.
Ici, en fait, le calife doit avoir une valeur religieuse, ce qui d’un côté le protège d’un coup de force le renversant, et de l’autre exige de lui une « ligne » idéologique renforçant le rôle de son entourage sur la même « ligne » et affaiblissant sa toute puissance.
Le courant chiite s’appuie en fait fondamentalement sur la tradition impériale persane avec un empereur portant des valeurs et n’étant pas un simple chef de guerre. L’Islam chiite accorde pour cette raison une grande place à une progression spirituelle « chevaleresque », avec une lecture mystique de la réalité, dans le prolongement de la religion persane impériale que fut le zoroastrisme.
L’Islam n’est ici pas la fin du sceau de la prophétie, comme dans le sunnisme, avec une situation figée où le chef domine simplement en tant que chef, avec rien à interpréter, mais tout à répéter. On a bien au contraire un Islam appelant à un paradis futur totalement différent, à condition d’accompagner une progression spirituelle portée par le chef aux propriétés « mystiques » accompagné de toute son équipe de « chevaliers spirituels ».
C’est dans ce cadre qu’apparaît en Perse en 932 la dynastie chiite des Bouyides, qui va finir par s’imposer dans ce qui est aujourd’hui l’Irak et une large partie de l’Iran.
La fragmentation du califat
Les Bouyides se situaient directement dans la tradition persane qui avait permis au premier califat islamique, celui des abassides, d’établir une réelle administration. À ce titre, les Bouyides se revendiquèrent ouvertement de la dynastie perse des Sassanides, reprenant même le titre persan de « roi des rois », Shahanshah.
Les Bouyides étaient issus d’un espace marginal de l’Empire abbasside, le Daylam (soit le sud de la mer Caspienne), où en l’absence de toute présence militaire arabe, l’islam avait pu se fondre complètement dans la culture persane locale par le biais de son aristocratie dynastique et de son réseau de fidèles.
Son succès s’explique aussi par celui d’une dissidence de l’appareil militaire provincial, centralisant localement le pouvoir et diffusant un islam impérial, avec une coupure entre l’aristocratie militaire servant l’État et son appareil et les masses.
On a ainsi un islam impérial et aristocratique, de nature chiite, ayant une dimension initiatique et « chevaleresque », admettant dans le même mouvement des expressions religieuses non conformes, comme autant d’étapes inférieures d’une même religion devant se développer, tout en reflétant la hiérarchie de la domination.
On a ainsi par exemple, à côté des Bouyides occupant la Perse et l’Irak, l’État persan des Samanides au Khorassan et en Afghanistan, l’État arabe chiite des Hamdanides en Syrie, l’État arabo-berbère chiite des Fatimides en Égypte, et l’État arabo-berbère omeyyade, formellement sunnite, en Andalousie.
Coupe à décor d’engobe sur engobe sous glaçure, art du Khorassan, 11e-13e siècle
Il y a partout de fait une « tolérance » relative face aux autres religions et à des courants islamiques de diverses obédiences, raison pour laquelle les Bouyides ne mettent par exemple pas fin au Califat des Abbassides, qui lui incarne les courants sunnites, qui restent majoritaires en Irak et à Bagdad notamment.
Bagdad est alors une gigantesque agglomération qui existe depuis seulement un siècle, avec de manière très marquée à la fois un aspect militaire-impérial et un aspect cosmopolite. C’est là mieux qu’ailleurs que prend forme la cosmologie portée par l’Islam dans le cadre du mode de production féodal qui s’organise, en particulier, en tant qu’expression juridico-urbaine de la contradiction villes-campagnes.
Bagdad prend alors le relais d’Athènes et de Rome comme expression de l’universalisme tel que proposé selon les capacités du féodalisme. Bagdad peut ainsi offrir le miroir de toutes les contradictions de l’idéologie islamique qui cherche à se formaliser sur le plan de la pensée : à la fois comme Cité idéale et comme chaudron où tous les égarements, toutes les dissidences sont possibles.
Et une grande figure historique accompagna l’émergence de tous ces processus sous la dynastie des Bouyides : Abû Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh al-Fârâbî (872-950), connu en Europe sous les noms de Alpharabius, Al-Farabi, Al-Fārābī, Farabi, Abunaser et Alfarabi.
Même s’il se généralise sur un mode impérial, il ne faut pas considérer que le mode de production esclavagiste est systématique : il laisse de nombreux espaces à sa périphérie. Ces espaces sont occupés par d’anciennes formes matriarcales, ou claniques, ou semi-esclavagistes, voire même pré-féodales pour les plus avancées.
Il existe par exemple un ouvrage écrit en grec au tout début de notre ère, Le Périple de la mer Érythrée. Écrit par un marchand grec en Égypte, il raconte le commerce depuis Rome jusqu’à l’Afrique orientale, la péninsule arabique, les Indes.
Parlant d’une zone de la corne de l’Afrique, il raconte que :
« On importe en ces endroits, du tissu écru fabriqué en Égypte pour les Barbares; des robes d’Arsinoé ; des capes de moindre qualité teintes en couleurs; des capes en lin à double-frange; de nombreux articles de verroterie et d’autres de murrhine, faits à Diospolis ; du laiton, utilisé pour la décoration et des pièces coupées à la place de la monnaie; des feuilles de cuivre doux, utilisées pour des ustensiles de cuisine et coupés pour faire des bracelets et des anneaux de chevilles pour les femmes; du fer, transformé en lances utilisées contre les éléphants, d’autres bêtes fauves et dans les combats.
En outre, on importe de petites haches, des doloires et des épées ; des coupes à boire en cuivre, grandes et rondes ; de la menue monnaie pour ceux venant au marché ; du vin de Laodicée et d’Italie, en petite quantité ; un peu d’huile d’olive ; pour le roi, des plats en or et en argent façonnés au goût du pays et quant aux vêtements, des habits militaires et de minces manteaux de peau, de peu de valeur.
De même, on importe du district d’Ariaca par cette mer, du fer indien, de l’acier et des tissus indiens de coton ; de larges toiles appelés monache et sagmatogene, des gaines, des manteaux de peau, du tissu de couleur mauve, quelques mousselines et de la laque de couleur.
On exporte de là l’ivoire, l’écaille de tortue et la corne de rhinocéros. »
L’ouvrage est ainsi un compte-rendu détaillé du point de vue commercial ; on lit encore par exemple que :
« La ville commerçante de Mouza n’a pas de port, mais elle a une bonne rade et un ancrage grâce au fond sablonneux environnant, où les ancres tiennent en toute quiétude.
Les marchandises qu’on y importe sont : des tissus pourpres, premier choix et grossiers ; des vêtements arabes à manches ; les uns simples et communs, les autres soutachés ou brodés avec du fil d’or ; du safran, du souchet, des mousselines, des manteaux, quelques couvertures, les unes ordinaires, les autres fabriquées au goût du pays,; des ceintures de différentes couleurs, une certaine quantité d’onguents parfumés, un peu de vin et du blé.
Le pays d’ailleurs produit lui-même du froment en quantité modérée et beaucoup de vin. Au roi et au seigneur on apporte des chevaux et des mules de bât, des vases d’or et d’argent ciselés, des vêtements finement tissés et des ustensiles en cuivre.
On exporte de Mouza les produits du pays : la myrrhe locale de la meilleure qualité et de la résine minéenne, de l’albâtre et toutes les marchandises déjà mentionnées d’Avalitès sur la côte d’en face.
Le meilleur moment pour voyager à cet endroit est le mois de septembre, c’est-à-dire Thoth ; mais rien ne s’oppose à ce qu’on y vienne plus tôt. »
Cela souligne l’importance des échanges, du commerce reliant ces territoires périphériques aux centres de la consommation urbaine propre au mode de production esclavagiste. C’est en particulier vrai pour Rome.
Dans Le capital, Karl Marx note une chose particulière qui distingue Rome, un régime esclavagiste, de l’esclavagisme ayant existé jusque-là. Il dit :
« Dans ces systèmes de production anciens, le possesseur principal du surproduit auquel a affaire le commerçant, propriétaire d’esclaves, suzerain, État (par exemple, le despote oriental) symbolise la richesse tournée vers la jouissance.
Le commerçant lui tend des pièges, comme l’a très bien senti Adam Smith dans le passage mentionné sur l’époque féodale.
Là où le capital marchand domine, il représente, par conséquent partout, un système de pillage tout comme d’ailleurs est directement liée au pillage son évolution chez les peuples commerçants des temps anciens et des nouveaux, par la violence, à la piraterie, au rapt d’esclaves, à la soumission (dans les colonies) ; ainsi à Carthage, à Rome, plus tard chez les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais, etc.
Le développement du commerce et du capital marchand favorise l’orientation en général de la production vers la valeur d’échange ; il accroît son volume, la diversifie et l’internationalise, transforme la monnaie en monnaie universelle.
Le commerce comporte donc partout une action plus ou moins dissolvante sur les organisations existantes de la production qui, dans toute la diversité de leurs formes, sont principalement orientées vers la valeur d’usage.
Mais la mesure dans laquelle il détruit l’ancien système de production dépend d’abord de la solidité et de la structure intérieure de celui-ci.
Ce n’est pas non plus du commerce, mais du caractère de l’ancien mode de production que dépend le résultat du processus de dissolution, c’est-à-dire le mode de production nouveau qui remplacera l’ancien.
Dans le monde antique, l’action du commerce et le développement du capital marchand aboutissent toujours à une économie esclavagiste ; ou, suivant leur point de départ, pouvant aboutir à la simple transformation d’un système d’esclavage patriarcal orienté vers la production de moyens de subsistances directs en un système orienté vers la production de plus-value.
Par contre, dans le monde moderne, l’action du commerce conduit au mode capitaliste de la production.
Dès que l’industrie citadine se sépare de l’industrie agricole, il est dans la nature des choses que ses produits soient d’emblée des marchandises dont la vente a besoin du chaînon intermédiaire du commerce.
Il va donc de soi que le commerce se développe en même temps que les villes et qu’inversement le développement de celles-ci soit conditionné par le commerce.
Cependant, ce sont des circonstances autres qui déterminent le degré de développement simultané de l’industrie.
La Rome antique, vers la fin de sa période républicaine, porte déjà le développement du capital marchand plus haut qu’il n’a jamais été auparavant dans l’Ancien monde, sans qu’il y ait eu pour cela le moindre progrès industriel, tandis qu’à Corinthe et en d’autres cités grecques de l’Europe et de l’Asie Mineure, les progrès de l’industrie et du commerce marchent de front.
Par ailleurs, et inversement au développement des villes et des conditions qu’il crée, l’esprit de négoce et le développement du capital marchand sont souvent le fait de peuples nomades, non sédentaires. »
C’est un point essentiel pour comprendre la disparition du mode de production esclavagiste. Il y a un développement inégal de l’humanité et si le mode de production esclavagiste s’est développé, il n’occupe pas tous les espaces possibles.
Ce contraste entre les centres du mode de production esclavagiste et ses marges permet aux contradictions de trouver un chemin, par la fuite, l’invasion dans un sens ou la conquête dans l’autre, suivant l’état des rapports de forces.
Ces marges constituent, selon les situations, soit des bases arriérées dans le tribalisme, soit au contraire elles produisent la source de ce qui deviendra le nouvel élan de la domination aristocratique sur la société : le féodalisme.
Cela se verra en particulier lorsque les zones en périphérie de l’empire romain historique vont développer le féodalisme, à la fois en conséquence du développement inégal dans l’esclavagisme romain et du développement inégal de l’humanité avec des barbares germaniques restés à l’extérieur de l’empire romain, avant que le féodalisme ne gagne l’Empire romain lui-même.
Il y a un aspect essentiel du mode de production esclavagiste, c’est sa dimension statique.
Tout le Cosmos étant appréhendé comme sous le rapport de l’enclos, il ne peut saisir le réel à mesure de sa croissance et ratatine son imagination en pensant l’existence comme une quête d’un juste équilibre se justifiant au-delà du monde matériel Il s’agit ici de tendre à clore et immobiliser la réalité pour la rapprocher de la perfection « divine » servant de modèle.
Il faut sur ce point le rapprocher du mode de production capitaliste que nous avons sous les yeux pour observer adéquatement cette particularité.
Dans Le capital, Karl Marx nous dit que :
« La période d’activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coûte, il est du vrai, du travail à l’ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui.
Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d’une création ex nihilo [= à partir de rien]. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le travail dépensé en elle surtravail (…).
Les différentes formes économiques revêtues par la société, l’esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l’ouvrier. »
Le bourgeois exploite le prolétaire tout comme l’homme libre exploite l’esclave durant l’antiquité. Il est bien connu que cela a été source d’immenses tensions dans les rapports entre hommes libres et esclaves.
Il faut ici distinguer deux types d’esclavage. Dans un cas, les esclaves relèvent de marchandises possédées par des personnes ; dans l’autre, les esclaves sont de la main d’œuvre propriété de l’État.
La cité grecque de Sparte possédait ainsi ces esclaves appelés « hilotes », et les Spartiates pratiquaient une formation militaire très poussée afin de maintenir leur domination, organisant également des massacres de ces hilotes pour asseoir celle-ci. L’historien grec Thucydide, contemporain de Sparte, raconte ainsi :
« Les Lacédémoniens [ = les Spartiates] leur demandèrent de désigner ceux d’entre eux qui les avaient le mieux secondés à la guerre, en disant qu’ils voulaient les affranchir.
En réalité, ce n’était qu’un piège ; ils estimaient que ceux qui seraient les premiers à revendiquer par fierté d’âme la liberté seraient également les premiers à se soulever.
Deux mille environ furent ainsi désignés ; le front ceint d’une couronne, ils se promenèrent autour des temples, en signe que déjà ils étaient affranchis ; mais peu de temps après, les Lacédémoniens les firent disparaître, et nul ne sut jamais de quelle manière ils avaient péri. »
Athènes et Rome sont par contre l’exemple même d’un régime social utilisant de manière systématique le principe d’esclaves comme marchandises.
Dinos laconien du Peintre des Cavaliers, 6e siècle avant notre ère
Sparte était en fait restée à une étape arriérée, où les esclaves consistaient en une tribu ou plusieurs tribus vaincues. Avec Athènes et Rome, on a l’esclavage comme moyen d’approfondir sa domination, de cumuler des richesses.
Cependant, ce processus d’élargissement de l’esclavage est très mesuré. En effet, l’esclave travaille mal et est méprisé ; le mode de production esclavagiste n’est nullement propice à un développement des forces productives, des techniques.
Disposer de davantage d’esclaves, c’est ainsi se faciliter la vie, mais il ne saurait y avoir de révolution de la vie quotidienne par l’accumulation d’esclaves, seulement plus d’aisance. Ce qui compte, c’est de profiter de l’usage de nombreuses choses, de vivre de manière oisive ; la dynamique d’une telle position sociale historique est donc purement passive.
C’est pourquoi Karl Marx souligne dans Le capital que :
« Le capital n’a point inventé le surtravail.
Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production
Que ce propriétaire soi Kalos kagathos [= beau et bon en grec] athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe !
Avant d’aller plus loin, constatons d’abord un fait.
Quand la forme d’une société est telle, au point de vue économique, que ce n’est point la valeur d’échange mais la valeur d’usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins déterminés ; mais le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant.
Quand il s’agit d’obtenir la valeur d’échange sous sa forme spécifique, par la production de l’or et de l’argent, nous trouvons déjà dans l’antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive devient alors la loi. Qu’on lise seulement à ce sujet Diodore de Sicile.
Cependant dans le monde antique ce sont là des exceptions. »
En ce sens, le mode de production esclavagiste est en profonde contradiction avec lui-même, car il ne parvient pas à développer une dynamique entraînant sa base. L’asservissement peut se généraliser, il ne saurait pourtant être accepter durablement par les masses. Le mode de production capitaliste dispose en comparaison d’un effet d’entraînement et même les prolétaires sont emportés par le mouvement, que ce soit parce qu’ils doivent payer leur loyer ou leur alimentation, ou bien parce que leur mode de vie s’élève relativement.
On n’a rien de cela dans le mode de production esclavagiste, où l’homme libre apparaît comme figé dans le temps face à un esclave lui-même figé dans le temps. Cela ne pouvait que provoquer des explosions sporadiques, avec des révoltes d’esclaves sapant les bases mêmes du mode de production esclavagiste, telle celle dirigée par Spartacus entre 73 et 71 avant notre ère.
Il est à noter dialectiquement que, dans certains cas, l’esclavage est parvenu à un effet d’entraînement, avec son affirmation comme fin en soi. En effet, c’est l’isolement de l’activité de chaque esclave qui empêchait le développement réel des forces productives. Or, lorsque l’esclavage était par moments employé sous supervision centralisée, cela aboutissait à une coopération de grande ampleur.
Portrait de l’empereur chinois Sui Yangdi, commandé en 643 par l’empereur Tang Taizong, peint par Yan Liben (600–673)
C’est cette coopération qui a amené la production des sept merveilles du monde ; elles restent cependant isolées dans leur existence, comme expression marginale d’un esclavagisme replié en fait sur lui-même.
Il était cependant inévitable que le mouvement l’emporte, et malgré sa tendance à vouloir geler la société, on peut établir une chronologie du mode de production esclavagiste.
Voici concernant l’aire méditerranéenne ce qu’il est possible d’établir en terme d’étapes :
* De 3500 à -1200 prédominent les organisations centralisées autour de palais ou de temples, préfigurant les villes, et les royaumes, sous la forme de la fédération aristocratique.
Les forces d’unification sont faibles, et la pulvérisation multipolaire l’emporte. De grandes réalisations, parfois spectaculaires, mais d’autant plus remarquables et exceptionnelles justement, sont néanmoins possibles à mesure que les capacités politiques et religieuses se développent pour asservir et encadrer des masses de plus en plus larges.
Régulièrement, des révoltes s’élancent, soit au sein des masses asservies au cœur même du dispositif, soit depuis les marges-refuges plus ou moins arriérées, avec l’appui de telle ou telle faction. Les grands États de cette période, à savoir les palais mycéniens, le royaume Hittite, le royaume d’Égypte notamment sont emportés en -1200 par une crise générale, sous la forme d’une révolte/invasion connue comme celle des « Peuples de la mer ».
Empreinte de sceau avec inscription, civilisation de Mohenjo-daro (3000 – 1800 ans) avant notre ère
* De -1200 à -400 il y a l’essor à proprement parler des Cités-États et des Empires en tant que tels, avec comme aboutissement l’Empire perse et Athènes.
Les deux fusionnent suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand, ce qui avec l’hellénisme produisit la première véritable culture universaliste, d’abord destinée aux couches dominantes, mais qui permit d’ouvrir un espace idéologique à l’utopie révolutionnaire, cherchant la rupture avec le mode de production esclavagiste au sens strict.
* De -400 à 300, les développements de l’hellénisme puis de la romanisation aboutissent à la formation impériale de la Cité universelle, sous la forme de l’Empire romain.
Les empereurs deviennent les figures de la nouvelle Humanité qui se dessine dans le mode de production esclavagiste décadent, annonçant le féodalisme : soit pour conserver stoïquement le monde dans son enclos, avec par exemple le Siècle d’Auguste, soit pour entraîner les masses dans un nouvel élan, en mesure de susciter leur adhésion, sous la forme d’une servitude volontaire et « juste », avec par exemple Caracalla, mais surtout Constantin, qui relance l’Empire en posant les bases du féodalisme, que les invasions germaniques du Ve siècle permettront de développer de manière définitive.
Sphinx du palais de Darius à Suse, briques siliceuses à glaçure, vers 510 avant notre ère
Parallèlement à l’Empire romain, l’Empire perse connut une série d’évolution comparable, sans que là une religion universelle ne parvienne toutefois à s’imposer du fait de l’échec du zoroastrisme à écraser les résistances. La Perse et l’Orient entreront dans le féodalisme avec l’Islam, mais sous une forme peu avancée du fait du maintien d’un puissant appareil impérial issu du mode de production esclavagiste.
On peut aussi évoquer ici le cas de l’Inde, où les couches dominantes parvinrent à « geler » la société dans l’asservissement, en assumant très tôt un saut qualitatif distordu dans le féodalisme à travers l’écrasement du bouddhisme et le passage du brahmanisme à l’hindouisme avec toutes ses variantes concurrentes mais unifiées.
D’une manière générale donc, le mode de production esclavagiste, dominé par une caste de propriétaires, se relance en quelque sorte de lui-même en développant un État impérial, sur une base fiscalo-militaire, appuyé par une idéologie religieuse permettant une adhésion et un encadrement des masses.
Cet aspect quantitatif détermine un saut qualitatif dans un nouveau mode de production : le féodalisme.
Dans les Cités-États comme dans les Empires, la société, entièrement patriarcale dans sa hiérarchie avec un refus que les femmes participent aux activité politiques, militaires et culturelles, consista alors en deux véritables pôles antagoniques : les esclaves et leurs propriétaires.
Ces derniers se divisaient en petits propriétaires et grands propriétaires, parallèlement à une couche sociale de prêtres au service du pouvoir central, et d’une couche mêlant artisans, commerçants, hommes libres pauvres, formant ensemble une plèbe, principalement urbaine. Dans les campagnes, les situations étaient variées, de l’asservissement le plus brutal à la « liberté » relative permise par l’éloignement, voire l’isolement.
C’est à cette époque de l’humanité que se fonde l’État, comme appareil d’oppression condensant les rapports de force à l’échelle de la société.
Lénine résume cela en nous enseignant que :
« On doit tout d’abord observer que l’État n’a pas toujours existé. Il fut un temps où il n’y avait pas d’État. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.
Avant que surgît la première forme de l’exploitation de l’homme par l’homme, la première forme de la division en classes – propriétaires d’esclaves et esclaves, – il y avait la famille patriarcale ou, comme on l’appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l’époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs.
Si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu’il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n’était pas divisée en propriétaires d’esclaves et en esclaves.
Alors il n’y avait pas d’État, pas d’appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s’y soumettre. C’est cet appareil qu’on appelle l’État.
Dans la société primitive, à l’époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l’humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d’années, on n’observe pas d’indices d’existence de l’État.
On y voit régner les coutumes, l’autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes – la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu’elle est aujourd’hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d’hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d’une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l’heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d’autrui par la violence, qui constitue l’essence même de l’État.
Si l’on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l’on va vraiment au fond des choses, on verra que l’État se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s’est dégagé de la société.
C’est quand apparaît ce groupe d’hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d’un appareil coercitif particulier, – prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d’autrui par la violence, alors apparaît l’État.
Mais il fut un temps où l’État n’existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l’organisation du travail tenaient par la force de l’habitude et des traditions, par l’autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n’existait pas une catégorie particulière d’hommes, de spécialistes, pour gouverner.
L’histoire montre que l’État, appareil coercitif distinct, n’a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d’hommes dont les uns peuvent constamment s’approprier le travail d’autrui, là où les uns exploitent les autres.
Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l’histoire est le fait essentiel.
L’évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l’esclavage, une société esclavagiste.
Toute l’Europe civilisée moderne passa par là : l’esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l’écrasante majorité des peuples des autres continents.
Des traces de l’esclavage subsistent, aujourd’hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l’esclavage, en Afrique par exemple.
Propriétaires d’esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d’esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves (…).
L’État, c’est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre.
Quand la société ignorait l’existence des classes ; quand les hommes, avant l’époque de l’esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l’homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d’hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société.
C’est seulement quand l’esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d’hommes, en s’adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n’était pas absolument indispensable à l’existence extrêmement misérable de l’esclave, était accaparé par les propriétaires d’esclaves, c’est alors que cette dernière classe s’est affermie ; mais pour qu’elle pût s’affermir, il fallait que l’État apparût.
Et il est apparu, l’État esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d’esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. »
La mise en place de Cités-États dans les zones les plus favorables à une agriculture encore relativement élémentaire implique une contradiction : d’un côté, il y a unité (au sens d’unification), de l’autre division (au sens de différence et de contradiction, d’affrontement).
De fait, pour arriver à la Cité-État, il fallut passer une intense organisation affinitaire entre les clans familiaux, qui se mélangeaient au point de former des tribus, qui elles-mêmes rentraient en inter-relations ou en concurrence.
Rome, par exemple, fut formée par trois tribus selon la tradition : les Tites, les Ramnes et les Luceres. Chacune de ces tribus était elle-même divisée en dix « curies ». Rome parvint à un tel croisement de ces tribus que, finalement, au VIe siècle avant notre ère, il y eut une réorganisation en tribus territoriales, avec 17 tribus rurales et 4 urbaines.
Parthes enchaînés représentés sur l’Arc de triomphe de Septime Sévère, 3e siècle
Par contre, cela impliquait une double dynamique patriarcale. Déjà, les hommes auparavant au service des femmes se faisaient désormais des combattants décidant de tout et, de plus, l’élévation de la division du travail impliquait une centralisation des décisions qui, par définition en raison des faiblesses de l’époque, étaient prises sur un mode patriarcal.
Partout la figure du patriarche se confond donc avec celle du héros fondateur, du guide communautaire donnant son nom à tribut qui se rassemble sous le culte de sa mémoire, et finalement finit par devenir ici un dieu, là un prophète.
Le même processus d’unité tribale marque la naissance de Babylone, de Sumer, des civilisations des Araméens, des Assyriens, des Akkadiens, des Égyptiens, des Perses, des Grecs, des Chinois. C’est très certainement le même processus pour la civilisation de la vallée de l’Indus au même moment, dont on connaît les restes de nombreuses et vastes villes (Mohenjo-daro, Harappa, Dholavira, Ganweriwala, Rakhigarhi).
Le saut qualitatif dans la coopération se montre avec l’émergence de l’écriture cunéiforme, vers 3400-3300 avant notre ère. Les « sept merveilles du monde » qui furent construites durant cette période témoignent d’une intense capacité de coopération et de valorisation culturelle.
La pyramide de Khéops – qui fait 225 mètres pour chaque côté pour une hauteur de 150 mètres – aurait été construite par 100 000 personnes selon l’historien Hérodote.
Les sept Merveilles du monde, gravure de Maarten von Heemskerck, 1572
Mais ce processus d’unification tribale passait également par des conflits entre clans, entre tribus, entre Cités–États. Dans ce cadre où l’ennemi relevait d’une dynamique extérieure à la sienne, les perdants étaient réduits en esclavage, afin d’apporter leur contribution physique de manière forcée.
Et ce processus s’accumula au fur et à mesure des luttes et des siècles. On peut lire dans les contes et légendes de l’époque, dans les écrits mystico-religieux, notamment dans la Bible, à quel point d’un côté l’esclavage est massivement présent, mais aussi comment la mosaïque des dieux correspond, en fait, au mélange des dieux des différentes tribus, avec également des déesses issues des anciens cultes de la déesse-mère.
Il faut bien saisir ici que le mode de production esclavagiste ne se systématise pas : il se construit sur le tas et il existe pendant longtemps tout une gamme de variantes allant de restes du communisme primitif à un système esclavagiste centralisé autour d’une Cité–État victorieuse dans une région.
Le roi assyrien Sennacherib pendant la guerre contre Babylone, bas-relief de son palais à Ninive, 7e siècle avant notre ère
Dans certains cas, une Cité–État obtient une hégémonie régionale, comme Athènes d’un côté, Sparte de l’autre, pour la Grèce antique.
Athènes était de fait la plus importante des villes, avec 40 000 habitants du temps de Périclès, alors que Syracuse, Agrigente et Argos, les suivantes en termes numériques, n’en avait que 20 000. Suivaient une quinzaine de villes avec 10 000 habitants, Sparte en ayant 8 000, alors que l’île de Crète était divisée en 50 petites Cités–États indépendantes les unes des autres.
Il y a aussi la situation dans laquelle l’État prend un rôle prépondérant à grande échelle en raison de la nécessité de grands travaux pour maintenir l’agriculture au moyen de grands travaux, ou bien pour empêcher les invasions, que seule une force centralisée peut mettre en place.
C’est le cas en Égypte, mais également en Perse, en Chine (ainsi avec la grande muraille). Dans ces cas précis, le souverain prend une dimension divine, car son intervention permet de maintenir l’existence de l’agriculture, et donc celle de la population.
Certains de ces États deviennent dans ce processus des Empires, appuyés sur l’économie agro-pastorale, et développent des capacités militaires propres.
Une caste militaire développe alors une idéologie convergeant avec celle de l’élevage, consistant à voir dans les masses dominées un troupeau. C’est l’organisation de ce « troupeau » qui permet l’émergence d’un certain universalisme en mesure de briser les bornes du tribalisme, mais selon une perspective élitiste de caste.
Le dieu phénincien Baalshamin, maître des cieux entre le dieu Lune Aglibôl et le dieu Soleil Malakbêl, 1er siècle
Ces Empires, notamment l’Empire achéménide en Orient de par ses dimensions gigantesques, ont imprimé puissamment les cultures de caste du mode de production esclavagiste.
L’Empire achéménide (vers -550 à -330) dépassait en effet la forme d’une royauté ou d’une Cité-État simplement élargie, dont les Empires précédents étaient l’expression jusque-là, y compris les Empires assyriens (vers -900 à -600) et néo-Babyloniens (-636 à -539).
Il est emblématique de l’idéologie de l’élevage ; il suffit par exemple de souligner l’origine persane, par le biais de la culture achéménide, du terme de paradis, signifiant un vaste enclos domestiquant la Nature autour du palais d’un chef patriarcal et de sa suite.
L’Empire achéménide fut ainsi en mesure de concentrer de vastes moyens militaires, polarisés dans des régions appelées satrapies, dans lequel la caste dominante localement devait organiser les forces productives des masses sous son contrôle, afin de cotiser le tribut nécessaire, dont en retour elle bénéficiait elle-même de par son accès au partage dans le cadre de la Cour, pour ses éléments les plus fidèles, ou par le soutien de l’armée royale en cas d’invasion ou de répression à mener.
Combat entre un guerrier perse et un guerrier grec, kylix grec du 5e siècle avant notre ère
Cette organisation militaire était particulièrement développée dans certaines régions, tels le le Khorassan en Asie centrale, l’Arménie ou certaines régions d’Anatolie, au point qu’elles ont gagné la constitution de véritables entités « nationales » au sens permis par la dimension d’une telle organisation.
En son centre se développait, autour du mazdéisme comme religion hiérarchisée spirituellement et rituellement, certaines tendances au monothéisme et à la réforme, exigeant la rupture avec l’esclavagisme le plus humiliant, afin de mieux souder les masses autour d’une élite régénérée et allant dans le sens d’une aristocratie « civilisée ». Les religions servirent ici cette ligne idéologique nouvelle autour du culte de Mithra en Perse, qui s’insinua profondément dans l’Empire romain par la suite.
La figure du souverain devenait aussi celle d’un roi au-dessus des autres, les écrasant de manière humiliante d’un côté, mais aussi les rassemblant sous son autorité en vue de leur unité, comme l’illustrent les bas-reliefs de Behistun par exemple, dans lesquels le roi de Perse s’affirme comme conquérant et maître unitaire, ou comme la figure de l’empereur Qin (père et fils), fondateurs de la Chine unitaire (entre -221 et -206), qui met fin à la période des « Royaumes combattants » et a fait édifier la Grande Muraille.
Darius le grand, inscription de Behistun, 5e siècle avant notre ère
Cependant, au sens strict, la caste esclavagiste disposait encore d’un tout autre modèle, dont Athènes fut l’aboutissement le plus remarquable sur le plan historique. Ici il ne s’agissait pas d’établir une unité universelle sous la forme d’un Empire, mais de gouverner une communauté locale de la manière la plus stable possible, en développant une emprise totale sur celle-ci.
Les couches dominantes athéniennes allèrent loin dans le développement de leur propre culture, générant une sous-couche de législateurs, de lettrés et de philosophes en mesure de proposer un cadre. Toute une culture exigeante servant la caste dominante ou bien convergeant avec elle se développa autour d’écoles de pensées très actives, produisant ce qui deviendra la paideia, c’est-à-dire l’éducation et le style de l’élite hellénistique. Athènes poussa la réflexion savante, philosophique et politique aussi loin que possible.
Malgré la disproportion des forces en présence, l’Empire perse se brisa d’ailleurs sur les Cités-États grecques et en particulier sur Athènes. Cette dernière, même vaincue après la Guerre du Péloponnèse à la fin du Ve siècle avant notre ère, elle produisit les deux plus grands philosophes de l’Antiquité : Platon et surtout l’immense Aristote.
Au fond, la situation était celle-ci : les couches dominantes esclavagistes avaient produit deux pôles de développement permettant son essor maximal : l’Empire quasi-universel des Achéménides et la Cité des Athéniens. Leur rencontre et leur fusion était une nécessité. Elle advint sous la forme de l’Empire romain, qui porte le mode de production esclavagiste, et ses contradictions, à son terme.
Le mode de production esclavagiste est d’abord le reflet patriarcal de la société d’alors. On y trouve une élite dominante qui organise le fonctionnement de la société sous son pouvoir : l’élite politique, a comme tâche de superviser la gestion centralisée de la société sur le plan économique, alors que l’élite religieuse a comme tâche de superviser l’unité (ou l’unification) spirituelle-culturelle de la société.
Cela passe par le développement d’un système d’impôts permettant d’organiser le gouvernement central et la religion, tout d’abord sous la forme du tribut imposé pour les populations asservies. Les artisans se mirent au service des couches dominantes, renforçant les échanges entre eux. Dans le cadre du développement des forces productives, les paysans se mirent également à vendre une partie de leur production, voire leurs terres, afin de se procurer des produits des artisans.
Cela généralisa alors les marchés et avec eux les commerçants, sous le patronage des couches dominantes et de leurs capacités d’organisation. Une nouvelle échelle du marché émergea alors, reliant des espaces plus ou moins grands, en liaison avec des territoires plus ou moins lointains.
Le roi Hammurabi de Babylone face au dieu Shamash, détail de la stèle du Code de Hammurabi, 18e siècle avant notre ère
Ce marché élargi existait également d’abord comme fête religieuse, celle d’une foire, sous la protection d’un pouvoir ou d’un d’autre tenu par les couches dominantes du pouvoir ou de la religion, ou des deux.
L’existence de marchands et d’un marché dans le cadre du mode de production esclavagiste constitue d’ailleurs un point important sur lequel la bourgeoisie s’appuie pour tenter de naturaliser sa propre existence à notre époque, déformant toutes les évidences. On trouve ainsi des débats entre historiens prétendant démontrer que les Cités grecques auraient déjà été « capitalistes ».
Mais à ce stade, quelle que puisse être leur importance, les marchands ne sont pas en mesure de se détacher formellement des couches dominantes, et d’ailleurs les exemples ne manquent pas des éléments de celle-ci s’engagent plus ou moins directement dans les activités commerçantes, notamment concernant des marchandises ou des circulations permettant de dégager des profits parfois démesurés.
De même, le marché, surtout quand il s’agit d’une rencontre à large échelle, est avant tout une fête religieuse strictement encadré par les couches dominantes et leurs organes, structuré par des rituels et des échanges qui n’ont rien à voir avec ceux dans le cadre du capitalisme.
Néanmoins, la généralisation des échanges imposa rapidement de mettre en place une innovation de grande valeur : la monnaie, comme outil pour exprimer et permettre d’augmenter les échanges au plan des volumes.
Pièce en or dite darique de la dynastie achéménide, vers 490 avant notre ère
La monnaie apparaît comme le terme de l’échange, de biens ou même de service, puisque le versement des tributs, comme celui des rations, se voit de plus en plus imposé en monnaie. La monnaie convertit la valeur d’un échange donné en poids relatif de métal précieux, en or ou le plus souvent en argent et en bronze, garanti par une marque sur la pièce.
Au quotidien et de plus en plus, la simple présence de cette marque suffit à donner la valeur symbolique de la monnaie, mais sa multiplication et les circulations entraînent la nécessité de continuer à la pesée, à les re-marquer, ou à les fondre, pour les convertir ou les thésauriser. La monnaie, de fait, peine à franchir l’étape de la fiduciarisation, c’est-à-dire celle d’une reconnaissance générale symbolique, nécessaire aux échanges capitalistes.
Plus directement, cette systématisation de la monnaie se fit aux dépens des campagnes, les paysans passant sous la coupe du reste de la société pour disposer de prêts, de bétail, de semences et surtout s’acquitter des dettes et des tributs.
Avec l’endettement, une partie de la population passa alors dans l’esclavage. Dans la Bible, on lit ainsi (Deutéronome, 15,12-20) :
« 12 Si l’un de tes compatriotes hébreux, homme ou femme, se vend à toi comme esclave, il sera à ton service pendant six ans. La septième année, tu lui rendras la liberté.
13 Mais le jour de sa libération, tu ne le laisseras pas partir les mains vides.
14 Tu lui donneras en présent une part de ce que l’Eternel t’aura accordé comme bénédiction : du petit bétail, du blé et du vin.
15 Souvenez-vous que vous avez vous-mêmes été esclaves en Egypte et que l’Eternel votre Dieu vous en a libérés. C’est pour cela que je vous donne aujourd’hui ce commandement.
16 Il peut arriver que ton esclave te dise : « Je ne veux pas te quitter », parce qu’il s’est attaché à toi et à ta famille et qu’il est heureux chez toi.
17 Alors tu prendras un poinçon et tu lui perceras l’oreille en l’appuyant contre le battant de ta porte. Ainsi, il sera pour toujours ton serviteur. Tu agiras de même pour ta servante.
18 Mais si tu dois rendre la liberté à un esclave, n’en sois pas contrarié, car après t’avoir servi pendant six ans, il t’a rapporté deux fois plus qu’un ouvrier salarié. Rends-lui donc sa liberté, et l’Éternel ton Dieu te bénira dans tout ce que tu entreprendras. »
À strictement parler, l’esclavage n’est toutefois pas apparu dans le mode de production esclavagiste. C’est de fait sa généralisation qui permet à la société de faire un saut qualitatif dans cette direction, sur la base de l’élan historique acquis antérieurement.
Auparavant existant pour les peuples extérieurs défaits militairement, l’esclavage avait intégré la société elle-même, témoignant que le patriarcat était le véritable socle du fonctionnement général de l’économie.
On a une transformation d’un cadre communautaire collectif, formant l’aspect quantitatif, en une production plus avancée portée par des petits groupes séparés, formant l’aspect qualitatif. Ou, inversement, le matriarcat formant l’aspect qualitatif s’efface devant la dispersion du pouvoir de manière hiérarchique, formant l’aspect qualitatif.
Ce processus fut évidemment inégal à tous les niveaux de développement.
Ainsi, l’accès aux eaux, aux forêts et aux terres communes resta relativement ouvert pour une longue période, voire se maintint en tant que tel.
Cela se reflète également dans la mosaïque de dieux, de hiérarchies célestes, dans une accumulation incessante de nouvelles figures dans le panthéon, accompagnant l’intégration de nouveaux chefs historiques.
Le combat entre Kripa et Shikhandi raconté dans le Mahabharata, ici présenté vers 1670
On trouve dans la littérature indienne, notamment avec l’épopée du Mahabharata, tout un descriptif romancé des conflits caractérisant justement les protagonistes d’une remise en cause permanente des hiérarchies.
On y lit par exemple dans le livre IV :
« 4.29. Susharman, le roi des Trigarta, propose que l’on aille attaquer Virâta, affaibli par la mort de Kîcaka Karna l’approuve et Duryodhana donne l’ordre de marche : Susharman marchera avec son armée sur le royaume de Matsya, il suivra avec les siens à un jour de distance et que l’on prenne le maximum de bétail Ainsi est fait, et le vol du bétail commence.
4.30. Le chef des étables vient avertir Virâta que les Trigarta sont en train de voler des centaines de milliers de vaches Les Matsya s’équipent et partent en campagne Virâta ordonne que l’on arme également Yudhishthira, Bhîma, Nakula et Sahadeva et qu’on les fasse combattre avec eux L’armée de Virâta se met en route sur la trace du bétail.
4.31. Les Matsya rejoignent les Trigarta au coucher du soleil Le combat commence aussitôt Les Matsya pénètrent les rangs des Trigarta Rencontre de Virâta avec Susharman Il fait trop noir, le combat cesse.
4.32. La lune se lève et le combat reprend Susharman et son frère capturent Virâta Les Matsya prennent la fuite Yudhishthira envoie Bhîma délivrer Virâta Bhîma veut déraciner un arbre, mais Yudhishthira le lui défend : on le reconnaîtrait à cet exploit Bhîma délivre Virâta et capture Susharman Les Trigarta fuient Virâta envoie chercher ses fils pour célébrer la victoire.
4.33. Pendant ce temps, Duryodhana dérobe soixante mille vaches dans le pays des Matsya Le chef des vachers se précipite à la ville, annonce le désastre au fils de Virâta, Uttara, et l’engage à marcher sur les Kaurava pour récupérer le bétail : son père lui a confié le royaume. »
De même les Jing, c’est-à-dire les « Classiques » de la pensée confucéenne (élaborés autour de la figure du lettré Kong Fuzi, connu sous le nom de Confucius en Europe et tenu pour avoir vécu entre -551 et -479), tentent d’articuler une morale individuelle fondée sur le respect filial à ses supérieurs (le ren) avec une organisation sociale pensée par l’importance des relations hiérarchiques, matérialisées par des rites bien précis et sensés être incontournables (les li).
La concurrence patriarcale implique ainsi une instabilité systématique, à tous les niveaux. Le terrain privilégié pour cela fut la ville, centre du pouvoir, lieu de toutes les tentatives de prise de contrôle, avec d’innombrables assassinats, empoisonnements, révolutions de palais, etc.
L’esclavage en était d’autant plus renforcé, du fait des batailles et de l’utilisation des esclaves pour se renforcer matériellement. L’asservissement des femmes était pareillement accentué au fur et à mesure d’une expression patriarcale dont le périmètre ne cessait de s’étendre.
Esclaves travaillant dans une mine, tablette en terre cuite, Corinthe, 7e siècle avant notre ère
Une grande importance fut alors donnée, par les couches dominantes et leur appareil, à exprimer la capacité d’asservissement et la domestication des masses humaines, et au-delà d’elle, de la Nature.
Alors les villes acquirent un aspect monumental sans précédent, avec une architecture reflétant l’état des connaissances (et des préjugés) accumulés. La recherche de connaissances, le développement de la civilisation reçut un soutien massif et déterminant des couches dominantes, permettant à une couche de lettrés et d’artistes de se constituer.
Cette civilisation appuyait de fait la domination militaire exercée sur la majorité, elle n’avait pas vocation à s’étendre à toute la société ; les éléments les plus avancés de la culture étaient d’abord destiné à affirmer la puissance des couches dominantes et de leur dispositif.
L’ouvrage de Platon connu sous le nom de « République » (en fait « À propos de la cité ») exprime un point de vue ultra-réactionnaire visant à réimpulser justement ce dispositif dans le contexte de l’époque.
Fragement de La République de Platon sur un papyrus trouvé à Oxyrhynque en Egypte, 3e siècle
La logique patriarcale impliquait l’asservissement et le renforcement ininterrompu. L’asservissement brutal et humiliant des habitants de la Messénie, une fois ses couches dominantes éliminées, par leur voisins Spartiates, illustre cette tendance à l’écrasement.
Avec un tel arrière-plan, la différenciation entre la ville et la campagne ne fit dès lors que se renforcer, l’asservissement se généralisant dans celle-ci plus profondément et aussi souvent plus brutalement qu’en ville, réduisant même parfois dramatiquement les capacités des couches dominantes à reproduire leur propre dispositif.
Dès lors, la religion, tout comme le droit, se développèrent en raison du besoin de toujours trouver des arbitrages, de limiter la tendance à l’écrasement servile démesuré et de naturaliser l’ordre social ainsi produit.
L’ancestral panthéon varié se réduisit toujours plus et se hiérarchisa selon les rapport de force. Des systèmes de mythologies plus cohérents furent établis, avec en leur la conception d’un dieu masculin tout-puissant mandatant immanquablement les couches dominantes.
Les déesses-mères originaires furent supprimées ou annexées aux nouvelles religions patriarcales, formant des restes dépendant du niveau de développement. La vénération de la déesse Kali est ainsi restée présent dans l’hindouisme jusqu’au 20e siècle au Bengale.
Pièce de monnaie de l’époque du roi indo-scythe Azes I, avec la déesse de la fertilité et des récoltes Déméter d’un côté, Hermès de l’autre, 1er siècle avant notre ère
L’élévation de grands aménagements collectifs canalisant les eaux, drainant les plaines, édifiant des palais et des tombes gigantesques, sillonnant le territoire, le cadastrant, etc. sont autant de reflets du même élan dominateur et asservissant.
Cela se fit avec de manière prolongée, durant des millénaires entiers, de -3500 avant notre ère à environ 300 de notre ère, et cette affirmation prolongée du mode de production esclavagiste, et de la culture qui en découle, coupa toujours plus dans les consciences le lien entre l’Humanité et la Nature, de manière artificielle et illusoire, au point de permettre une distinction entre les deux termes.
À la Culture de l’Humanité qui se développait, dans l’asservissement généralisé, faisait face la Nature, qu’il s’agissait de dominer.
Tout un mode de vie propre aux couches dominantes se développa sur le plan de la civilisation, exprimant un style distinctif, fait d’éducation raffinée et de l’exercice contrôlée de la violence. La chasse notamment devint un critère de distinction, une activité élitiste – patriarcale pénétrée de symboles, plus qu’une nécessité alimentaire en tant que telle, même si cette dimension était encore importante.
La civilisation esclavagiste ignorait à vrai dire forcément le principe d’Humanité, tout comme le principe de Nature : il n’y avait qu’un territoire sous la forme d’un enclos, dont les couches dominantes devaient assurer la garde et la direction sur tous les plans, économique, spirituel comme militaire.
L’entrée dans la période historique à proprement parler, avec une humanité transformant la réalité naturelle, par la mise en forme du mode de production esclavagiste, voit le développement de trois types de situations instituant la nouvelle organisation générale de la production.
Au vu cependant des moyens disponibles, et de la perspective même du mode de production esclavagiste, cette institutionnalisation reste élémentaire et limitée.
Il faut ainsi constater qu’une partie de l’Humanité continue de s’organiser en marge de la transformation permise par l’agriculture et l’élevage, en maintenant un mode de production fondé encore largement sur le prélèvement (par la chasse, la pêche extensive et la cueillette), dans lequel l’agriculture ou le petit élevage restent des activités secondaires demandant somme toute peu de moyens.
Cela va surtout concerner les espaces tropicaux de la planète, et dans une moindre mesure l’Arctique, où l’abondance des ressources alimentaires permises par le cadre local de la Biosphère ne pousse pas l’Humanité en avant vers la rupture agro-pastorale et le patriarcat de manière franche.
Une famille inuit en 1917
On observe aussi ce type de stagnation ou d’arriération relative dans les zones montagneuses d’Asie, notamment le long d’un vaste ensemble s’étendant des contreforts Indochinois jusqu’au Caucase, en passant par l’Himalaya et ses prolongements de l’Hindu-Kush et de l’Altaï, et se prolongeant même jusqu’aux Balkans.
Dans les Alpes, les Pyrénées, les montagnes du nord de l’Europe, en Écosse ou en Scandinavie, et vers la Méditerranée, dans l’Atlas, la situation est identique : des populations sédentaires maintiennent ici un mode de production enserré au niveau d’une tribu, dans un cadre agro-pastoral borné, ultra-communautaire et volontairement isolé.
Dans ce dernier cas toutefois, la proximité des grandes zones de nomadisation et d’agriculture imposent à ces sociétés des liens et des évolutions qui relativisent la différenciation, apportant de significatives nuances.
Durant des siècles et quasiment jusqu’à nos jours dans certains cas, ces territoires restent des « montages-refuges » ou des zones rebelles, voire les deux.
Il apparaît alors que de tels territoires soient prétextes à une puissante source de romantisme anti-moderne, de par le contraste apparent qu’elles offrent avec le capitalisme, sa modernité historique et ses contradictions.
Ce sont les fantasmes primitivistes sur les Achouars d’Amazonie, les Maasaïs du Kenya, les Karens de Birmanie, etc.
Des guerriers maasaïs en 1930
Ce qu’il faut bien saisir ici, c’est que le mouvement historique, en se complexifiant, a nécessairement vu se multiplier les contrastes et les différenciations. Le matérialisme dialectique met précisément au cœur de sa réflexion, sur le plan historique notamment, l’existence de ces contrastes et les effets de la différenciation qui en découle.
Mao Zedong a souligné que :
« Sans contraste, pas de différenciation. Sans différenciation et sans lutte, pas de développement. »
Pour comprendre correctement le mode de production esclavagiste, il va donc falloir ici s’en tenir à brosser les grandes lignes significatives, qui permettent d’en comprendre le périmètre comme cadre, son organisation contradictoire et de rendre intelligible le mouvement historique qui l’anime, avec ses impasses et son cheminement.
Toute une histoire des contrastes et des différences demande par là même, à partir de cette période, encore plus qu’auparavant, à être actualisée, précisée, approfondie voire parfois simplement même écrite.
Il faut donc analyser les deux principaux types d’organisations politiques du mode de production esclavagiste : les Cités-États et les Empires.
L’un et l’autre sont ici à considérer comme des antagonismes relatifs, qui participent en réalité du même cadre, exprimant une culture relativement identique.
Le matérialisme dialectique correspond à la science ; il n’est pas une méthode, mais la juste vision du monde expliquant la nature de l’univers et les phénomènes qui s’y produisent.
Le marxisme-léninisme-maoïsme est une idéologie temporaire guidant des tâches politiques propre à une époque donnée.
Cette distinction est le produit du rapport dialectique entre science et idéologie, à travers tout un processus de maturation.
Lorsque le marxisme est défini par Engels, il s’inscrit dans la seconde Internationale qui, avec Karl Kautsky, met l’accent sur le matérialisme historique. Le matérialisme dialectique est relégué à de la philosophie en arrière-plan, et encore est-il résumé à un matérialisme d’allure dialectique, et considéré comme discutable.
Au sein de la social-démocratie, ce seront seulement les bolcheviks russes, sous l’impulsion de Lénine, qui considéreront le matérialisme dialectique à la fois comme incontournable et comme une théorie de la connaissance bien délimitée. Lénine formule cela notamment dans Matérialisme et empirio-criticisme, en 1909.
Néanmoins, lorsque Staline synthétise le marxisme-léninisme lors de conférences en 1924 (rassemblées pour former l’ouvrage Les principes du léninisme), il n’aborde que des questions idéologiques. Il en va de même dans la seconde partie des années 1920 pour les documents de Staline rassemblés ensuite dans le document Questions du léninisme.
Il faudra attendre la liquidation des courants déviationnistes dans le Parti bolchevik pour que, à partir de 1929, il y ait une valorisation systématique du matérialisme dialectique, en tant que théorie de la connaissance. Cela est officialisé dans le précis d’histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS en 1938, où l’on trouve un long passage directement rédigé par Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique.
La définition donnée est alors la suivante :
« Le matérialisme dialectique est la théorie générale du parti marxiste-léniniste.
Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que la façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste.
Le matérialisme historique étend les principes du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société. »
De fait, à partir de 1938, la tendance initiée en 1929 est systématisée et il y a une montée en puissance dans la valorisation du matérialisme dialectique, au sens où il n’est plus considéré comme une méthode nécessaire comme dans les années 1930, mais comme une vision du monde.
La seconde guerre mondiale impérialiste freine ce processus, mais il se systématise durant la période 1946-1953. Ces années sont celles de grand conflit dans les sciences et les arts, avec l’exigence du Parti que tout se fonde sur la vision du monde matérialiste dialectique.
Le triomphe du révisionnisme à la mort de Staline en 1953, avec des éléments déjà puissants dès 1952, supprime la systématisation du matérialisme dialectique comme vision du monde et rétrograde celui-ci à une théorie de la connaissance par ailleurs de plus en plus tronquée.
Cependant, en Chine, Mao Zedong s’appuyait sur l’initiative prise en 1929 et avait saisi l’importance du matérialisme dialectique. Son ouvrage De la contradiction, en 1937, tend directement à présenter le matérialisme dialectique comme une méthode systématique.
Il dit ainsi :
« Depuis la découverte de la conception matérialiste-dialectique du monde par les grands fondateurs et continuateurs du marxisme, Marx, Engels, Lénine et Staline, la dialectique matérialiste a été appliquée avec le plus grand succès à l’analyse de nombreux aspects de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle, ainsi qu’à la transformation de nombreux aspects de la société et de la nature (par exemple en URSS) (…).
Lénine souligne que Marx, dans Le Capital, a donné un modèle d’analyse du mouvement contradictoire qui traverse tout le processus de développement d’une chose, d’un phénomène, du début à la fin.
C’est la méthode à employer lorsqu’on étudie le processus de développement de toute chose, de tout phénomène. Et Lénine lui-même a utilisé judicieusement cette méthode, qui imprègne tous ses écrits. »
Mao Zedong a par la suite réfuté le révisionnisme soviétique de Khrouchtchev et a affirmé qu’il fallait maintenir les principes de la méthode dialectique, les systématiser. C’est le sens de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. L’éditorial du Quotidien du peuple du 2 juin 1966, intitulé « Une Grande Révolution qui touche l’homme dans ce qu’il a de plus profond », dit ainsi :
« Il est faux d’affirmer qu’il n’existe pas de contradictions dans la société socialiste ; cela va à rencontre du marxisme-léninisme et est en désaccord avec la dialectique.
Comment pourrait-il ne pas y avoir de contradictions ?
Il y en aura toujours, dans mille ans, dix mille ans, voire cent millions d’années. La terre serait-elle détruite et le soleil se serait-il éteint qu’il en existerait encore dans l’univers.
Chaque chose est en contradiction, lutte et changement. C’est cela le point de vue marxiste-léniniste. »
Or, au fur et à mesure de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, il y a une systématisation des documents se référant au matérialisme dialectique, tels « ‘‘Deux fusionnent en un’’, philosophie réactionnaire de la restauration capitaliste », « La théorie des deux points », « Le progrès en spirale de l’histoire », etc. Il y a également la valorisation du physicien japonais Sakata Shoichi et de sa conception d’un « univers en oignon », avec des couches ininterrompues mêlées les unes aux autres.
De manière générale, cela s’appuie sur la thèse de Mao Zedong popularisée alors comme quoi rien n’est indivisible. Plus on avance dans la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, plus on constate que le matérialisme dialectique est présenté comme la vision du monde devenant l’aspect principal par rapport à l’idéologie.
Le caractère indivisible des choses, c’est-à-dire leur nature dialectique, exige qu’on ne prenne pas les phénomènes de l’extérieur avec une méthode dialectique, mais qu’on les cerne en saisissant que tous les processus sont liés, qu’on est une composante de cette dialectique générale.
Cela dépasse l’approche de l’époque de Staline, où il a par exemple été compris que la planète était une Biosphère où tous les éléments sont liés, mais de manière passive, au moyen d’une méthode matérialiste dialectique, et non d’une démarche scientifique comme vision du monde impliquant un élargissement, un approfondissement de la vision du monde.
En fait, durant tout ce processus allant du marxisme au maoïsme en passant par le léninisme, il s’est posé un rapport dialectique entre le matérialisme dialectique comme science et le marxisme-léninisme-maoïsme comme idéologie.
L’idéologie a été le moteur pour l’affirmation de la science, elle a ouvert la voie aux approches scientifiques soviétiques et chinoise, tout comme la science a initialement été le point de départ pour la possibilité de l’affirmation de l’idéologie grâce à la compréhension du matérialisme dialectique par Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong.
En raison du développement inégal, la seconde Internationale s’est focalisée sur l’idéologie, finalement de manière unilatérale, avec la figure de Karl Kautsky faisant office de « gardien du temple ». Lénine était initialement un disciple de Karl Kautsky, mais il a constaté que celui-ci avait perdu la substance du marxisme, d’où sa réaffirmation du matérialisme dialectique comme science.
Durant les années 1920 et 1930, la différence fondamentale entre les communistes et les socialistes, tous se revendiquant marxistes, est que les premiers assumaient le matérialisme dialectique, les seconds le considérant comme secondaire ou sans importance.
Par la suite, en défendant l’idéologie contre le révisionnisme soviétique, tout en assumant le matérialisme dialectique (dialectiquement lui-même base de l’idéologie), Mao Zedong a affirmé qu’il fallait systématiser la connaissance du matérialisme dialectique dans les masses, et cela non plus simplement comme méthode, mais comme vision du monde.
C’est ce qui amène cette affirmation, au début des années 1970, dans l’article « L’univers est l’unité du fini et de l’infini » du Journal de la dialectique de la nature :
« La fin de toute chose concrète, le soleil, la Terre et l’humanité n’est pas la fin de l’univers. La fin de la Terre apportera un corps cosmique nouveau et plus sophistiqué.
À ce moment-là, les gens tiendront des réunions et célébreront la victoire de la dialectique et souhaiteront la bienvenue à la naissance de nouvelles planètes.
La fin de l’humanité se traduira également par de nouvelles espèces qui hériteront de toutes nos réalisations. En ce sens… la mort de l’ancien est la condition de la naissance du nouveau. »
Le matérialisme dialectique n’est pas simplement le point de départ d’une étude : il est également son point d’arrivée, car tout est matière et la matière est en mouvement dialectique.
On peut en fait dire que l’idéologie – le marxisme-léninisme-maoïsme – est l’application dans le domaine politique (et donc militaire, économique, culturel, social, artistique, etc.) du matérialisme dialectique.
Le marxisme-léninisme-maoïsme est par conséquent une idéologie relative, le matérialisme dialectique étant absolu.
Lorsque l’humanité sera passée au communisme, à l’échelle de la planète, le marxisme-léninisme-maoïsme disparaîtra et sera remplacé par une autre idéologie impliquant d’autres défis dans l’expansion du communisme au niveau universel, et ce dans un processus infini.
Le matérialisme dialectique, lui, restera ce qu’il est, même s’il sera toujours plus développé au fur et à mesure, dans un processus infini et contradictoire.
Il va de soi que la prétention de l’art contemporain est, à la base même, antagonique avec les masses et leur histoire. Puisqu’il s’agit en effet de mettre en avant le subjectivisme et de lui accorder une valeur en soi, il faut que tout ce qui ne soit pas une « conscience pure » soit invalidée.
L’art contemporain est, de fait, un impressionnisme mais non plus dans une société où seule la bourgeoisie consomme réellement : l’art contemporain est un impressionnisme poussé jusqu’au subjectivisme dans une société de consommation de masse.
La contradiction capitaliste se révèle ainsi directement dans le contenu de l’art contemporain. Et les masses sont donc fondamentalement réactionnaires selon l’art contemporain, car elles s’en tiennent éloignées, elles ne lui accordent aucune attention.
Elles refusent en effet ou du moins sont rétives à accorder de la valeur à l’expression directe d’une conscience individuelle étalant sa subjectivité et lui attribuant une valeur en soi. C’est une constante et l’art contemporain dénonce régulièrement la prétendue arriération des masses tout en cherchant à leur bourrer le crâne au moyen des institutions.
Vtraux réalisés par Zao Wou-Ki pour le réfectoire du prieuré de Saint-Cosme, wikipédia
L’art est ici, en raison de sa dimension accessible en pratique dans une société matériellement développée, le terrain d’une immense lutte de classes. Le capitalisme cherche d’ailleurs en permanence à corrompre les artistes pour les pousser dans le subjectivisme.
L’art contemporain ne conçoit ainsi qu’une société d’individus atomisés, à l’instar de tous les arts dans le capitalisme. Il se considère même comme la pointe la plus développée de l’affirmation individuelle « réelle ».
L’affirmation la plus connue dans l’art contemporain à ce niveau est celle d’Arthur C. Danto (1924-2013), professeur à Columbia, dans son article Le Monde de l’art de 1964. Il y affirme que ce qui donne du sens à une œuvre, c’est l’artiste lui-même au nom de conceptions qui sont les siennes, de son appartenance à une « élite » :
« Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir — une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. »
C’est là s’opposer substantiellement au réalisme socialiste qui insiste sur le reflet de la réalité, l’importance de la dignité de la vie quotidienne, l’ancrage dans l’héritage national. Arthur C. Danto mentionne d’ailleurs l’expérience suivante pour justifier son point de vue.
Assistant à une exposition d’Andy Warhol à la Galerie Stable à New York, il y vit des boîtes de lunettes de la marque Brillo. Il en déduit que ces boîtes dans un entrepôt ne sont pas des œuvres d’art, mais que posées dans une exposition par Andy Warhol, elles acquièrent une valeur en soi, parce qu’un individu l’a défini comme art.
Pareillement, en 1961, Robert Rauschenberg était invité à participer à une exposition à Paris à la galerie Iris Clert, où cette dernière devait avoir son portrait par les artistes. Il envoya un télégramme : « ceci est un portrait d’Iris Clert si je le dis ».
C’est là affirmer la suprématie complète de la société de consommation capitaliste, au sens où la société est reconnue comme une société de marchandises où tout un chacun peut trouver son compte individuellement, y compris « spirituellement » par des formes « artistiques ».
L’université de Washington avec l’une des versions de la Broken Obelisk (« Obélisque brisé ») de Barnett Newman,
Dans le prolongement de cette lecture élitiste, un autre professeur américain, Howard S. Becker, publia Le monde de l’art en 1982, où il s’évertua à expliquer qu’un artiste était quelqu’un ayant réussi à lancer sa carrière, disposant d’un groupe pour l’épauler matériellement pour faire ce qu’il fait et ayant obtenu une reconnaissance par les achats de ses œuvres.
Un « monde de l’art » est ici un « réseau de coopération au sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière » pour mettre en place une œuvre d’art, l’artiste n’étant qu’un élément d’une chaîne allant du producteur de peinture à l’acheteur dans une galerie. C’est là définir l’art comme relevant d’une aventure entrepreneuriale ayant réussie.
On passe en fait de l’aventure spirituelle élitiste à un « acte » ayant de la valeur en soi, parce qu’on lui attribue soi-même de la valeur. C’est le subjectivisme poussé à son paroxysme, d’où la liquidation par le capitalisme de toutes les questions esthétiques.
L’art est pour le capitalisme le lieu d’une consommation comme une autre – et doit se plier à la circulation accélérée des marchandises sur le marché, conformément aux principes de la concurrence capitaliste. Quant à l’artiste, il ne porte plus rien, à part lui-même ou plutôt comment il s’imagine lui-même, dans une affirmation entièrement subjectiviste.
Le grand paradoxe de l’art contemporain, c’est qu’il se veut le dépassement de l’abstraction américaine des années 1950, qu’il insiste sur sa dimension multiforme occupant des espaces, mais qu’en pratique c’est toujours la peinture qui prédomine.
Ainsi, autour de 42 % des œuvres relèvent de peintures, mais ce n’est pas tout, celles-ci ont le dessus en termes de valeur, puisqu’elles représentent autour de 73 % du chiffre d’affaires. Autour de 82 % de toutes les « œuvres » dépassant le million de dollars sont également des peintures.
C’est là une défaite historique pour l’art contemporain, qui part de l’abstraction pour affirmer la toute-puissance de « l’absolu » et du « vécu », méprisant les musées et la peinture.
Anselm Kiefer, Die berühmten Orden der Nacht, 1997, wikipédia
En pratique, les musées d’art contemporain sont également devenus des emblèmes de la modernité capitaliste, profitant d’un immense prestige. C’est le MoMA de New York, la Tate Modern à Londres, le Palazzo Grassi de Venise, le 21st Century Museum of Contemporary Art à Kanazawa et le MOMAT de Tokyo, le Stedelijk Museum d’Amsterdam, le Musée Guggenheim de Bilbao… ainsi qu’à Paris le Palais de Tokyo, le Centre Georges Pompidou, la Fondation Louis Vuitton.
Cela signifie que l’art contemporain, ce sont des peintures et des sculptures, des installations, des dessins et photographies, des vidéos et des « NFT », mais que l’horizon indépassable reste la peinture placée dans un environnement traditionnel de la culture.
Cela reflète une contradiction fondamentale dans l’art contemporain. Il y a en effet deux tendances de fond : celle affirmant qu’il faut que l’individu parvienne individuellement à l’absolu, celle posant l’art comme le témoignage subjectif (en fait subjectiviste) d’une personne (en fait d’un individu).
Il y a en effet deux postures chez les artistes contemporains. Les premiers cherchent l’absolu, ils sont influencés par les mysticismes et les drogues, pour eux les activités de l’art contemporain sont en fait des équivalents de la poésie contemporaine, au sens d’une sorte de « troisième œil ».
Voici un tableau formulé par Georges Mathieu, un peintre français ayant une importance considérable dans « l’abstraction lyrique » c’est-à-dire l’abstraction à la française. On y voit comment les « signes » c’est-à-dire les éléments sur le tableau sont censés avoir été assimilés par l’abstraction, puis modifiés, distordus, jusqu’à aboutir à des œuvres censées porter quelque chose d’ultime.
Étape I
Recherche
Recherche sur les signes comme signes
Wols, Michaux
Étape II
Incarnation
Reconnaissance des signes
Hartung, Capogrossi
Étape III
Formalisme
Assimilation des signes à leurs signification (académisme)
Mondrian
Étape IV
Baroque
Des éléments additionnels sont ajoutés aux signes
Dubuffet
Étape V
Destruction
Distorsion des signes jusqu’à la destruction
Picasso
Étape VI
Informel
Les signes ne portent plus de signification
Tobey, Rothko
Les seconds ne cherchent pas cet absolu, car pour eux une œuvre n’existe qu’en tant qu’elle est vécue par des gens, dans une sorte d’échange de contenu subjectif (en fait subjectiviste). L’art n’est pas ici un ressenti individuel « maximal » mais au contraire une expérience minimale accumulée, approfondissant l’individualité.
Il ne s’agit pas de chercher l’intime, mais une relation active entre l’œuvre et le spectateur. C’est une sorte de quête commerciale au nom de l’émotion, avec le maquillage du subjectif pour accorder une pseudo « valeur » humaine.
D’où les « installations », que définit comme suit le Fonds Régional d’Art Contemporain de la région Centre :
« La spatialité inhérente à l’installation implique un rapport physique à l’œuvre. Le corps humain tout entier se trouve sollicité dans ses déplacements, soit en tournant autour de l’œuvre (dECOi), soit en la traversant (BIOTHING).
Qu’elles prennent place au sein d’un environnement naturel (Ettore Sottsass Jr, Ant Farm), muséal (OCEAN) ou urbain (Ugo La Pietra), elles entretiennent souvent un rapport étroit avec le contexte dans lequel elles prennent place.
Elles peuvent alors être qualifiées d’œuvres in situ dans la mesure où elles tirent parti du lieu dans lequel elles s’inscrivent et en modifient la perception initiale.
L’installation est également indissociable de considérations temporelles et évènementielles. Elle n’a pas nécessairement vocation à durer dans le temps et l’espace.
Elle peut entretenir une relation privilégiée avec la performance artistique, en constituer le cadre ou le résultat. Cette dimension temporelle est plus forte encore dans certaines installations impliquant un séquençage ou à un chronométrage précis.
Le dispositif s’éprouve alors dans la durée : il s’illumine (Electronic Shadow), se laisse recouvrir de sciure (Miguel Palma), se disperse ou s’étale (Kader Attia).
L’œuvre devient ainsi changeante, évoluant sur le plan perceptif et formel. Parfois réalisées avec des matériaux communs (Jordi Colomer), existant le temps d’une prise de vue photographique (Ettore Sottsass Jr), les installations revendiquent parfois une certaine forme de fragilité et de précarité. »
D’où l’inflation dans les expériences menées, notamment avec des occupations massives d’espace, tel l’emballage de l’arc de triomphe parisien par Christo, Monumenta au Grand Palais à Paris, Turbine Hall à la Tate Modern à Londres. C’est un moyen de compenser le rapport direct à la peinture.
Car, que ce soit pour l’installation comme pour l’abstraction « absolue », le but est de contourner la peinture comme représentation. L’une comme l’autre sont non-figuratives et non-objectivistes : elles ne montrent rien, elles ont coupé tout rapport à la réalité.
L’art contemporain est, dans son essence même, une guerre au réalisme. Comme le dit le Manifeste de l’art Gutaï publié au Japon en décembre 1956, l’art consiste à faire plier la matière selon les desiderata du subjectivisme :
« L’art Gutaï ne transforme pas, ne détourne pas la matière ; il lui donne vie. Il participe à la réconciliation de l’esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée ni soumise et qui, une fois révélée en tant que telle se mettra à parler et même à crier.
L’esprit la vivifie pleinement et, réciproquement, l’introduction de la matière dans le domaine spirituel contribue à l’élévation de celui-ci. »