Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Michel-Ange, la Chapelle Sixtine et la fresque nationale italienne à la suite de Dante et Boccace

    Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine durant les années 1508-1521, alors que sa fresque du Jugement dernier concerne les années 1536-1541. Ce sont là de longues années et pourquoi Michel-Ange est-il passé si aisément de la sculpture monumentale à ce délire coloré rempli de figures colossales?

    La création d’Ève par Michel-Ange, plafond de la Chapelle Sixtine

    C’est qu’en fait, l’Eglise n’a pas fait que détourner la sculpture massive de Michel-Ange pour réussir à occuper spatialement la Chapelle Sixtine. Elle a également réalisé une appropriation du style italien, celui de la fresque. C’est ce qui explique l’engagement de Michel-Ange.

    Il faut ici comprendre le cheminement historique de l’Italie et la mentalité nationale qui en découle. Lorsque commence une période plus stable, plus lisible après l’effondrement du système esclavagiste s’étalant sur des siècles à travers la chute de Rome, alors que des villes se développent autour du commerce et des échanges, deux figures apparaissent exprimant un immense niveau de culture.

    Le premier est Dante Alighieri (1265-1321) et le second Boccace (1313-1375). Dante a écrit la fameuse Comédie, à la fin de sa vie ; la première édition imprimée apparaissant en 1472. L’adjectif « divine » a été ajouté devant le titre par Boccace, auteur de son côté du Décaméron (1349-1353).

    Portrait de Dante Alighieri, détail d’une fresque de la chapelle du Bargello attribuée à Giotto di Bondone

    Tous deux sont florentins et leur approche similaire va caractériser la démarche nationale italienne. Le principe est très simple : même si on est au 14e siècle seulement, l’Italie profite d’un très riche patrimoine littéraire à travers les œuvres en latin de l’ancienne Rome. Cela fait qu’il y a déjà un bagage intellectuel, avec des références donc, mais également des auteurs parlant d’autres auteurs, d’autres gens, etc.

    Or, que va-t-il se passer? Lorsque Florence se développe au 12e siècle, pour former une république avec tout un appareil administratif et une sorte de noblesse locale, il va immédiatement y avoir une tentative de coller à ce système de références, de faire comme si la société était aussi rempli de personnalités et de faits que pour toute la littérature de l’antiquité romaine.

    De plus, les grandes œuvres latines sont l’Énéide de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide, deux vastes fresques, s’étalant sur un vaste champ de faits et de gens.

    On a donc immédiatement une orientation vers le portrait d’ensemble, sous la forme d’une fresque, de manière littéraire mais avec des images figurées ; le troisième auteur national italien, Pétrarque (1304-1374), procédera de même dans son éloge de la femme aimée prétexte à la fresque d’Il Canzoniere, vaste recueil de poèmes.

    La Comédie correspond donc à ce jeu intellectuel, dont il est considéré comme l’expression la plus substantielle. Dante y raconte comment il visite l’enfer, le purgatoire, le paradis ; la liste de ses références à des faits et des gens est absolument innombrable et a donné naissance à un océan d’ouvrages d’analyses de ces références. Impossible de lire quelques lignes sans avoir des notes en série pour émettre telle ou telle hypothèse.

    Une des premières éditions de la Comédie

    Cela n’empêche pas l’oeuvre d’être magistrale de par son ample mouvement et ses figures particulièrement imagées, ses remarques intellectuelles imbriquées dans une approche littéraire particulièrement soignée.

    On a là le cœur de l’approche italienne : celui de la fresque littéraire à contenu intellectuel, à travers des figures imagés.

    Le Décaméron de Boccace relève du même principe. Des jeunes gens fuient la peste noire frappant Florence et pendant leur séjour à la campagne, chacun des dix protagonistes doit chaque jour raconter une petite histoire. Et là on a pareillement une fresque littéraire prétexte à des remarques intellectuelles, à travers des figures imagées.

    On comprend maintenant aisément que ce qui a attiré Michel-Ange dans la réalisation de la fresque de la Chapelle Sixtine, c’est la réalisation d’une sorte de panorama à l’italienne.

    Le sacrifice de Noé

    Le plafond de la Chapelle Sixtine ne présente pas simplement des thèmes religieux, on y trouve une fresque historique, avec la création du monde, celle de l’humanité, puis les débuts de l’humanité avec Noé.

    On a donc une trame pour ainsi dire à l’italienne, avec tout d’abord la séparation de la lumière des ténèbres, la création des astres, la séparation des eaux. Suivent la création d’Adam, celle d’Ève, le péché originel et enfin le sacrifice de Noé, le déluge, l’ivresse de Noé. Le Jugement dernier est pareillement composé de multiples éléments en mouvement, présentant ce jour d’intervention divine sous toutes ses facettes.

    Mais que restait-il d’italien? Strictement rien. On a ici un tournant, qui va être fatal à l’Italie : le Vatican a aspiré les forces nationales accompagnant l’émergence du capitalisme italien, de sa bourgeoisie.

    Le Vatican va évidemment, dans la foulée, briser ces forces nationales sur le plan culturel, passant très rapidement dans le camp du baroque pour réaliser une propagande populaire anti-protestante et anti-humaniste. Et la nation italienne aura perdu tout point de repère, errant dans son affirmation historique.

    Saint-Blaise et Sainte-Catherine dans le Jugement dernier de Michel-Ange : à gauche une copie du 16e siècle de l’original, à droite la version retouchée au même siècle par le Vatican, qui jusqu’au 20e siècle procéda à de tels ajustements

    Il est un homme qui, cependant, saisi le caractère éminemment décadent de la Rome de l’époque de Michel-Ange : Martin Luther. Ce dernier est à Rome, en 1510-1511 ; Michel-Ange était déjà depuis plusieurs années à l’oeuvre pour le plafond de la Chapelle Sixtine.

    Martin Luther en reviendra avec une haine complète pour la papauté et Rome, cette « prostituée babylonienne ». Le plafond de la Chapelle Sixtine est inagurée par le pape Jules II le 31 octobre 1512 ; le 31 octobre 1517 Martin Luther placarde ses 95 thèses sur les portes de l’église de Wittemberg.

    Martin Luther posait l’exigence de l’autonomie individuelle en pleine acceptation de sa vie intérieure, en prenant appui sur l’image d’un Christ humain en souffrance. Michel-Ange, quant à lui, ne représentait même pas le Christ sur le plafond de la Chapelle Sixtine ! Et il le montrait en colosse dans le Jugement dernier.

    Ce rejet de la vie intérieure, on le voit à une anecdote révélatrice. Lorsque le mur destiné au Jugement dernier fut préparé pour de la peinture à l’huile, techniquement plus précis et permettant des retouches, Michel-Ange, alors déjà âgé, fit tout recommencer à zéro pour peindre sur la mode des fresques, directement sur un enduit en train de sécher, avec cette idée de l’élan physique pour présenter une trame générale.

    C’était un geste italien – mais qui par son rejet de l’esprit de synthèse allait contribuer à nier l’Italie pour toute une période historique.

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  • Michel-Ange et la Chapelle Sixtine

    La Chapelle Sixtine est un palais du pape au Vatican ; de taille importante – 40 mètres de long sur 13 mètres de large avec 21 mètres de hauteur – elle est depuis le XIVe siècle le lieu d’élection du pape après le décès de celui.

    Un conclave, c’est-à-dire l’assemblée des cardinaux pour l’élection du prochain pape

    Cette chapelle est la Magna Capella Sacri Palatii ou Grande Chapelle du Sacré Palais ; seul le pape peut y célébrer une messe. Et ce lieu, un des principaux lieux idéologiques du catholicisme romain, fut principalement décoré par Michel-Ange, qui y passa de très nombreuses années de sa vie.

    C’était là un détournement catholique romain de l’activité de Michel-Ange. De sculpteur, il passa à peintre et de ce fait toute sa substance artistique se voyait tronquée. Au lieu de réaliser des figures monumentales sous la forme de statue, il se mit à mettre en place des figures théâtrales dans le cadre de mises en scène au service de la fiction religieuse.

    La dimension corporelle, le jeu dialectique des éléments sculpturaux… tout cela disparaissait au profit d’un travail d’agencement à grande échelle, illusion de complexité et réelle grossièreté dans l’assemblage à la fonction directement idéologique.

    Il suffit de voir Judith et Holopherne pour cerner ce qui est perdu par rapport à la sculpture. Le rapport à la réalité a disparu, seule reste la dimension massive utile pour occuper le vaste espace, ce qui est entièrement formel.

    On retrouve dans la punition de Haman des éléments sculpturaux, au point qu’on devine que cela aurait été une statue très intéressante, mais on a là simplement une occupation d’espace, avec des personnages d’arrière-plan aux traits simplistes.

    La Chapelle Sixtine combine occupation spatiale et simplicité, afin d’impressionner dans la présentation de la doctrine catholique romaine. C’est un détournement de la sculpture de Michel-Ange, dont la substance pour ainsi dire massive est déviée vers une mobilisation pour mettre en place des formes spatialement grandes, occupant assez d’espace et assez nombreuses pour surcharger l’esprit, faire impression.

    La Chapelle Sixtine est le lieu même d’une surcharge générale, avec tous ses murs et son plafond emplis de scènes, de couleurs ; c’est l’exact contraire de l’appel à la raison que font, au même moment, l’humanisme et le protestantisme.

    Ce qui était la liaison entre le naturel et le matériau brut dans la sculpture devient, même dans le meilleur des cas, une illustration isolée, dans une posture forcée, dans un environnement littéralement kitsch, comme ici pour la Sibylle libyque qui aurait pu être prétexte à une sculpture de la plus haute valeur.

    Et pour la grande majorité des cas, on a droit à des représentations tout à fait traditionnellement catholiques, associés à un côté massif provenant de la sculpture, aboutissant à des êtres physiquement grossiers, disproportionnés, dont seul intérêt plastique est d’occuper l’espace, comme ici pour le premier jour de la Création.

    Le caractère colossal et lascif des nus masculins qu’on trouve autour des figures religieuses est tout à fait représentatif d’un état d’esprit décadent propre à la papauté de l’époque
    Un nu plus en détail, très réussi mais entièrement tourné vers la dimension lascive et colossale agrémentant une représentation religieuse

    L’affrontement entre David et Goliath n’a aucune majesté : il suffit de le comparer à la statue de David ! Quant à la représentation du Déluge, on a un assemblage de choses massives : les corps, les muscles, les tissus, le bois, tout est boursouflé, dans une esthétisation de l’occupation de l’espace qui n’a aucune finesse, aucun rapport à la réalité.

    On est dans une combinaison de la fantasmagorie religieuse et du fantasme de l’occupation spatiale massive.

    La Création d’Adam est tout à fait en phase avec cette lecture esthétique boursouflée. Dieu est présenté de manière théologiquement absurde sous une forme humaine, accompagné d’êtres aux formes arrondies, pour ne pas dire qu’ils sont grotesques, dans un monument de kitscherie.

    Adam, à l’image d’un Dieu désormais humain, est très réussi de par sa dimension sculpturale, mais il aurait dû justement être une sculpture et non pas se retrouver amalgamé à une accumulation de formes et de couleurs.

    Cette autre représentation de Dieu sur le plafond de la Chapelle Sixtine témoigne de ce côté massif et on voit bien comment Michel-Ange a pu s’attacher à ce projet : il a fait un fétiche de la dimension massive.

    Les formes sont tout aussi grossières pour la fresque Le Jugement dernier, au fond de la Chapelle Sixtine. Le Christ est d’un caractère lourd, massif : il est l’exact opposé du Christ humain, fragile, symbole d’une humanité en quête d’un progrès intérieur, que met alors en avant le protestantisme avec sobriété et raison.

    Le Christ du Jugement dernier est à l’image d’un assemblage de personnages physiquement grotesques, tous plus massifs les uns que les autres et de ce qui relève littéralement d’une sorte de fantasme corporel homosexuel par ailleurs : tout est lourd, musclé, viril, massif dans les gestes.

    Michel-Ange a trahi la cause du réalisme avec ses travaux pour la Chapelle Sixtine : il a accepté le détournement de son art pour une orientation vers le massif au service d’une occupation spatiale servant une opération de propagande catholique romaine passant par la noyade des esprits.

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  • Le David de Michel-Ange

    Michel-Ange a sculpté le David de septembre 1501 à mai 1504 ; c’est une statue de marbre qui fait plus de quatre mètres. Sa gloire tient surtout à ce qu’au moment de sa réalisation, Florence est une Cité-État. L’oeuvre est alors placée devant le Palazzo Vecchio, le siège municipal de Florence, et est censé symboliser la détermination de l’esprit « républicain ».

    Au-delà de toute considération politique de ce type, il est en tout cas très clair que le David, de manière encore plus nette que le Moïse et la Pietà, est séparé de la religion. Il est évident que le thème religieux relève du contexte historique, voire sert même de prétexte.

    La référence à l’antiquité gréco-romaine apparaît si clairement qu’on doit parler de drapeau de la nation italienne en formation. Il y a ici un rapprochement assumé avec l’idéal antique, dans sa dimension païenne, avec l’harmonie, la détermination virile, la nudité aux muscles façonnés, la dimension imposante, etc.

    En ce sens, le David est un recul par rapport à la complexité du Moïse et de la Pietà. C’est, si l’on veut, un travail de référence, une allusion esthétique, un exposé nostalgique de l’idéalisme antique.

    Le problème de fond, c’est la simplicité apparente, qui élude toute complexité, toute profondeur psychologique, tout esprit synthétique. On est ici dans une immédiateté analytique, le grand travers de la Renaissance qui fonctionne par rapprochements, allusions, codes, dans un mélange de religion catholique romaine et de références idéalistes à Platon.

    Naturellement, les tenants de la Renaissance valorisent cette approche se voulant « harmonieuse », « idéale », qui en réalité laisse sur sa faim de par l’absence de contenu. L’oeuvre, relevant de l’idéalisme, est purement auto-référentielle.

    Le David de Michel-Ange présente ainsi un tournant dans l’histoire de l’art de la Renaissance italienne. Il montre que la nation italienne en formation a passé un cap, qu’elle sait exprimer un art national, mais qu’en même temps elle est obligé de passer par le prisme de la référence antique pour être en mesure de faire face au catholicisme romain.

    Ce faisant, tournant le dos à la réalité, à un rapport assumé à la réalité, le développement de la nation italienne se brisait. Il ne faisait plus le poids face à la production massive du catholicisme romain, qui profitant de ses réseaux pouvait se permettre d’intégrer des aspects populaires.

    Le baroque n’est pas qu’une réaction au réalisme de l’art flamand, au protestantisme, à l’humanisme ; il est aussi une déviation des énergies populaires italienne, autrichienne, tchèque, ôtant le terrain, du moins pour un temps, pour une affirmation nationale.

    La position de Michel-Ange est donc celle de celui qui a été le plus loin dans l’affirmation nationale italienne dans le domaine de la sculpture. L’utilisation de son talent pour la Chapelle Sixtine est littéralement un détournement ; il suffit de voir le travail effectué sur le David, oscillant entre réalisme et idéalisme, pour voir le décalage avec de très grandes fresques allégoriques techniquement faibles et directement religieuses.

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  • La Pietà de Michel-Ange

    Si Michel-Ange est parvenu à réaliser une sculpture d’une telle qualité avec Moïse, il faut bien saisir que ce n’est aucunement de l’art religieux, ce qui d’ailleurs n’existe pas au sens strict. Tout art est l’expression d’une société bien déterminée, la dimension religieuse n’étant qu’un voile.

    Michel-Ange exprime, substantiellement, l’affirmation de la nation italienne ; ce qu’on appelle la Renaissance n’est nullement un processus universel ou existant à travers divers pays, c’est au sens strict la Renaissance italienne.

    Michel-Ange exprime l’émergence de la nation italienne et historiquement, le Vatican a un poids tel qu’il vient largement parasiter celle-ci. Cela se révèle tout à fait avec la Pietà.

    Cette statue de marbre, réalisée par Michel-Ange en 1498-1499, fait grosso modo deux mètres sur deux, avec 70 cm de profondeur. Elle se trouve depuis le 18e siècle à la basilique Saint-Pierre du Vatican ; à l’origine, elle devait se situer dans une chapelle romaine liée au roi de France.

    Pour comprendre le caractère proprement non religieux de l’oeuvre, il suffit de porter son attention sur les proportions. On se doute qu’en sculpture, le rapport des proportions joue un rôle bien plus grand qu’en peinture (les fresques de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine sont d’ailleurs un détournement de la sculpture vers la peinture, ce qui est erroné).

    Il y a une dimension monumentale dans une sculpture et le rapport géométrique des éléments s’impose aux sens. Or, ici, ce qui se présente immédiatement, c’est la disproportion entre la Vierge Marie et le Christ.

    Une présentation en trois dimensions de l’oeuvre (réalisé pour wikipédia) souligne cette disproportion. La Vierge Marie est un bloc servant de support au Christ.

    Ainsi, la statue du Moïse possède une contradiction directement interne : une partie du corps est en mouvement, une autre est statique. Ici, les aspects statique et en mouvement s’opposent par l’intermédiaire de deux figures, au lieu d’une seule comme pour Moïse.

    On peut bien sûr trouver toutes les explications religieuses que l’on veut à cette disproportion. Cependant, ce serait partir d’un point de vue religieux. Un regard authentique sur l’oeuvre voit sa dynamique interne et cherche à saisir ce que cela reflète.

    Pour avancer, il faut ainsi voir le sens de l’interaction entre les deux figures, et pas simplement leur rapport formel.

    Ce dernier, donc consiste en ce que la Vierge Marie est présente de manière massive, alors que le Christ est allongé en formant un mouvement arrondi.

    Or, on s’aperçoit alors que des éléments de la Vierge Marie accompagnent la position du Christ, la renforçant.

    S’agit-il d’un simple appui formel? Si c’était le cas, on aurait un Christ en quelque sorte arrondi, comme en mouvement, et une Vierge Marie massive servant d’arrière-plan. Ce ne serait pas là un chef d’oeuvre, car les éléments ne se combineraient pas, il y aurait simplement une tentative d’emboîter les deux figures, ce qui serait forcément bancal.

    C’est là où il faut quitter le terrain directement religieux et voir la construction de l’oeuvre en tant que telle, dans sa dimension naturelle-humaine. Il s’agit de cerner les rapports internes à l’oeuvre, ses liaisons internes, ses rapports combinatoires.

    On s’aperçoit alors que Michel-Ange a utilisé le drapé de l’habit de la Vierge Marie pour combiner et recombiner en série avec la forme du Christ. Il y a un sens aigu de la combinaison, sans que l’ensemble ne soit surchargé.

    Un nombre très important d’éléments arrondis aurait pu encore être représenté, témoignant de la complexité de l’oeuvre

    On a ainsi un rapport approfondi de la Vierge Marie avec le Christ, mais en même temps une rupture puisque la Vierge Marie est massive, alors que le Christ est bien plus petit et qui plus est clairement dans une forme arrondie.

    Ainsi, il y a un rapport et en même temps il n’y a pas un rapport entre la Vierge Marie et le Christ… exactement comme une mère et son fils, mais d’autant plus comme entre la Vierge Marie et celui censé être Dieu.

    Etant donné qu’il faut que ce rapport et ce non-rapport soient eux-mêmes une unité des contraires qui soit dialectique, on doit les mettre en rapport avec les visages des deux figures. Il apparaît en effet que la Vierge Marie a un visage très jeune, et même plus que celui du Christ.

    Cela laisse forcément penser au tout début du dernier chapitre de la Divine Comédie de Dante, où Saint-Bernard intonne une prière qui commence par :

    « Vierge Mère, fille de ton Fils »

    Le sens de cette oeuvre est ainsi le paradoxe dialectique d’une mère qui est en même temps fille de son fils puisque celui-ci est censé être Dieu. C’est cela qui explique qu’il n’y a pas de tristesse dans le visage de la Vierge Marie, alors qu’en même temps le Christ apparaît sous la forme d’un corps tout à fait humain, à la fois fragile et brisé.

    C’est là qu’on saisit comment Michel-Ange a pris la religion comme contexte, mais dépasse largement son cadre en faisant des interactions dialectiques s’appuyant sur la réalité technique de la sculpture, mais également sur le corps humain, sur l’interaction ici de deux corps humains.

    Il y a une dignité entièrement humaine qui en ressort, et de ce fait aucune dimension de type mystico-religieux telle qu’on le voit par la suite avec le baroque.

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  • Le Moïse de Michel-Ange

    Un sculpteur prend une matière première, qu’il agence d’une certaine manière. Cette matière n’est pas que première, d’ailleurs, elle reste, elle confère à la forme sa nature concrète, elle est le matériau de la statue elle-même.

    Il y a ainsi un rapport de va-et-vient entre le matériau et la forme : la matière se veut brute, elle donne de la densité, la forme se veut raffinée, elle donne de l’intensité.

    Si Michel-Ange est un immense sculpteur, c’est parce qu’il a admirablement bien saisi ce rapport. Ses statues sont massives, elles s’appuient sur un caractère brut de la matière qui s’impose à celui qui les regarde. En même temps, il y a un travail raffiné pour établir des éléments donnant à la forme une complexité telle que la dimension brute, monumentale, devient secondaire et ne consiste plus qu’en un apport quantitatif à la dimension qualitative de la statue.

    Cela se lit parfaitement dans le Moïse de Michel-Ange, réalisé dans la période 1513-1516 ; c’est une oeuvre en marbre, d’une hauteur de 235 cm.

    Moïse appartient à une série d’œuvres sculptées du mausolée du pape Jules II, un projet maintes fois remanié pendant plusieurs décennies, que Michel-Ange ne fut jamais en mesure de terminer.

    Moïse est une oeuvre magistrale, portant la sculpture à un niveau encore plus élevé, en apportant de la monumentalité au contrapposto, c’est-à-dire au hanchement, à la posture avec une partie du corps fléchi, le poids du corps étant porté par une jambe seulement.

    L’approche de Michel-Ange est productive à tous les niveaux, avec des oppositions dialectiques puissantes, qui elles-mêmes se relient même dialectiquement les unes aux autres.

    Une première série dialectique est aisée à remarquer. Les deux bras sont en opposition : dans un cas l’avant-bras va vers le haut, dans l’autre il va vers le bas. C’est une opposition, avec un bras venant se poser sur le corps, comme détendu, avec la main sans fonction particulière, et un autre venant tenir les tables de la loi par l’intermédiaire d’une main ayant une fonction donc bien déterminée.

    Cette série répond dialectiquement à celle des deux jambes. La jambe droite permet une assise solide sur le sol, avec le pied posé, alors que la jambe gauche est en action, maintenant la position tournée du corps, avec par conséquent un pied à moitié posé.

    Les deux mains s’opposent, les deux pieds s’opposent, les mains et les pieds s’opposent, avec les bras et les jambes évidemment en rapport avec ces oppositions.

    Michel-Ange a, naturellement, rendu bien plus complexe cette opposition, en ajoutant un puissant contraste. Le tissu sur la jambe droite est plié et replié, il est comme en mouvement, s’opposant évidemment à la raideur de la jambe sur laquelle il est posé.

    Inversement, la jambe gauche en action, en tension, a sur elle un tissu marqué par une certaine raideur. Et qu’est-ce qui vient s’opposer à cette raideur ? Les muscles de la jambe qui sont comme dessinés, dans leur tension, par la raideur du tissu, dans une sorte de conflit renforçant l’idée que Moïse est en appui.

    On comprend maintenant pourquoi les tables de la loi sont au-dessus du tissu plié et replié. Sa forme géométrique s’oppose à ce tissu. Elles viennent comme casser, comme stopper le mouvement, d’ailleurs lui-même contradictoire : c’est l’avantage du tissu comme froissé, du drapé.

    C’est alors que Michel-Ange a l’idée d’ajouter des éléments faisant de ce Moïse un chef d’œuvre. La difficulté, on la devine, c’est qu’une statue implique une terrible rigidité. Sur le plan plastique, tout est figé. Même si l’on ajoute quelques éléments semblant en mouvement, la statue est comme posée pour l’éternité.

    C’est le sens des muscles des bras parfaitement ciselés par le sculpteur. Ceux-ci sont, fort logiquement, reliés aux mains et ces mains sont en opposition dialectique. Elles relèvent d’un mouvement vers l’intérieur, se rejoignant, mais l’une étant au-dessus de l’autre.

    Il faut évidemment que le buste suive, et là Michel-Ange va profiter du drapé pour asseoir l’opposition, tout en ajoutant une bande sur le haut du bras gauche afin de neutraliser celle-ci et de maintenir la cohérence de la pose. Cela ne suffirait pas et Michel-Ange profite du haut de l’habit de Moïse pour ancrer la scène, notamment au-dessus des tables de la loi, qui elles-mêmes exercent un poids absolument nécessaire à l’équilibre de l’ensemble.

    Si on regarde bien, l’habit au-dessus des tables de la loi glisse vers le bas en étant comme aplati, alors qu’il est comme tranché de l’autre côté, afin d’affaiblir la surface de ce côté-ci.

    Ce jeu d’opposition apparaît clairement si on regarde la statue depuis le côté inverse par rapport à là où elle penche. On voit très bien qu’il y a une pose figée, mais qu’il y a toute une série d’oppositions à l’oeuvre, une série d’oppositions entre les éléments.

    Les personnages à côté de Moïse sont Léa et Rachel, symbolisant, dans la tradition de Dante, respectivement la Vita activa et la Vita contemplativa

    Restait pour Michel-Ange à trouver un moyen pour que toutes ces oppositions n’apparaissent pas comme formelles. Michel-Ange a pour cela utilisé la barbe. Elle est en contradiction avec la position de la tête et pour que cela puisse se produire, le sculpteur a cassé son mouvement en quatre, avec deux directions opposées, mais évidemment un aspect principal : le fait que la barbe aille vers le bas.

    Comme il fallait maintenir l’ensemble, la main gauche a été utilisée pour comme saisir ou retenir la barbe. Reste alors un problème : comment maintenir la posture? Il faut en effet qu’elle reste naturelle. Il risquait d’y avoir un décalage entre le buste et la tête, l’un ou l’autre apparaissant possiblement comme disproportionné de par l’intensité de la barbe.

    Michel-Ange a résolu le problème avec deux sortes de triche, pour ainsi dire, mais évidemment avec une subtilité formidable.

    La première, c’est que si on y prend garde, Moïse est en fait très en arrière dans sa posture. Cela a donné à certains commentateurs l’impression d’ailleurs qu’il était en train de se lever ; il fut pensé à la scène du veau d’or et Moïse courroucé se lance contre eux. En réalité, Michel-Ange devait massifier l’assise pour donner de la contenance à la pose.

    L’autre triche consista… à faire prolonger la barbe, à la faire se prolonger dans les cheveux. Comme c’est une sculpture, c’est largement faisable : il n’y a pas de changement de couleur, de texture. Il suffisait de continuer l’ondulation et il y avait une continuité d’ensemble.

    Pour que la tête ne disparaisse toutefois pas dans le processus, Michel-Ange a rééquilibré dans l’autre sens avec deux cornes. Celles-ci relèvent d’une tradition erronée dans le catholicisme romain, l’hébreu parlant de rayons lumineux.

    Il faut ensuite constater la nature du regard, qui porte sur ce qui se passe à la gauche de Moïse. Les yeux prolongent la direction des cornes.

    C’est que Moïse est à l’écart, il protège les tables de la loi ; il est celui qui est tourné vers ce qui n’est pas les tables de la loi, mais qui penche vers elle. Il est le messager, le prophète. Il est le fort parmi les faibles, le prophète parmi les hommes, et le faible parmi le fort, Dieu. La contradiction de sa position historique se reflète dans cette oeuvre.

    Giorgio Vasari, illustre peintre et historien de l’art du XVIe siècle, dit avec justesse que c’est une représentation d’un ami de Dieu :

    « Michel-Ange a terminé le Moïse en marbre, une statue d’une taille de cinq braccia, inégalée par aucune œuvre moderne ou ancienne.

    Assis dans une attitude sérieuse, il repose avec un bras sur les tables, et avec l’autre tient sa longue barbe brillante, les poils, si difficiles à restituer en sculpture, étant si doux et duveteux qu’il semble que le ciseau de fer ait dû devenir un pinceau.

    Le beau visage, comme celui d’un saint et puissant prince, semble on le considère avoir besoin du voile pour le recouvrir, tant il paraît splendide et brillant, et si bien l’artiste a présenté dans le marbre la divinité dont Dieu avait doté cette sainte figure.

    Les draperies tombent en plis gracieux, les muscles de les bras et les os des mains sont d’une telle beauté et perfection, tout comme les jambes et les genoux, les pieds étaient ornés d’excellents souliers, que Moïse peut maintenant être appelé plus que jamais l’ami de Dieu, puisque Dieu a permis à son corps d’être prêt pour la résurrection avant les autres par la main de Michel-Ange.

    Les Juifs vont toujours tous les samedis en troupes pour le visiter et l’adorer comme une chose divine et non humaine. »

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  • Le sens de la scission au congrès de Tours du Parti socialiste SFIO en 1920

    Les scissionnistes avaient admirablement bien mené leur opération. Les partisans de l’Internationale Communiste pensaient en être débarrassés ; Ludovic-Oscar Frossard dit ainsi :

    « Ne nous dissimulons pas que la scission qui est intervenue est une scission de chefs bien plus qu’une scission de troupes – je pourrais même dire qu’elle est surtout une scission d’élus. (Applaudissements.) »

    C’était là une illusion totale, fondée sur une incompréhension d’un affrontement entre lignes. Les scissionnistes avaient formé un bloc et posé lors du congrès les bases de leur structuration. C’est tout à fait flagrant quand on voit les propos de Léon Blum au congrès de Tours quant à la défense nationale.

    Feignant l’humilité, prétendant s’empresser de quitter la tribune, Léon Blum a donné des gages à la bourgeoisie pour la suite :

    « Nous avons volontairement posé le problème dans notre motion. Nous avons affirmé quelque chose, et nous l’affirmons encore : il y a des circonstances où, même en régime capitaliste, le devoir de défense nationale existe pour les socialistes. (Mouvements divers).

    Je ne veux pas entrer dans le fond du débat.

    [Une voix : Précisez.]

    Non. Je ne veux pas prendre corps à corps une pensée qui, au fond, est une pensée tolstoïenne ou néo-chrétienne plutôt qu’une pensée socialiste.

    [Un délégué : Précisez les cas ; faites une hypothèse.]

    C’est bien simple : l’hypothèse d’une agression caractérisée, l’attaque de quelque nation que ce soit. (Mouvements divers, bruits, cris : « À bas la guerre ! ». Les délégués entonnent L’Internationale. Tumulte)

    [Le président : La parole est à Pressemane avec l’autorisation du camarade Blum.

    Voix nombreuses : Non ! Non ! (Bruit)]

    Je suis resté quelques minutes de trop à la tribune. Je vous remercie de l’attention que vous m’avez prêtée. Les derniers mots que j’ai prononcés ont fait apparaître chez vous des sentiments que vous exprimerez, j’espère, dans votre motion, car elle est encore muette sur ce point. (Applaudissement sur les bancs de droite, cris, tumulte)

    Cela dit, je me hâte de conclure et de descendre de la tribune.

    Sur les questions d’organisation, sur les questions de conception révolutionnaire, sur les rapports de l’organisation politique et de l’organisation corporative, sur la question de la dictature du prolétariat, sur la question de la défense nationale, je pourrais dire aussi sur ce résidu sentimental de la doctrine communiste, que nous ne pouvons pas plus accepter que sa forme théorique, sur tous ces points, il y a opposition et contradiction formelles entre ce qui a été jusqu’à présent le socialisme et ce qui sera demain le communisme. »

    Léon Blum ne quitta évidemment pas la tribune, continuant son discours.

    Daniel Renoult intervint dans la foulée pour le dénoncer vigoureusement, fort logiquement :

    « Je déclare que, en effet, à l’heure actuelle, après le discours provocateur que vous venez d’entendre, il est impossible que des socialistes vraiment révolutionnaires cohabitent dans le même Parti avec Léon Blum ! »

    Cela était juste, mais pour autant le congrès avait laissé un immense espace à Léon Blum qui, dans les faits, avaient bien plus que les tenants de la IIIe Internationale compris que le bolchevisme est une idéologie tout à fait complète :

    « Le IIe congrès international de Moscou avait eu de toute évidence le caractère d’une sorte de Congrès constituant.

    Sur tous les terrains, au point de vue doctrinal comme au point de vue tactique, il a énoncé un ensemble de résolutions qui se complètent les unes et les autres et dont l’ensemble forme une sorte d’édifice architectural, entièrement proportionné dans son plan, dont toutes les parties se tiennent les unes aux autres, dont il est impossible de nier le caractère de puissance et de majesté.

    Vous êtes en présence d’un tout, d’un ensemble doctrinal. Dès lors, la question qui se pose à tous est la suivante : Acceptez-vous ou n’acceptez-vous pas cet ensemble de doctrines qui ont été formulées par le Congrès de l’Internationale communiste ?

    Et accepter – j’espère qu’il n’y aura aucune divergence de pensée sur ce point – accepter, cela veut dire, accepter dans son intelligence, dans son cœur et dans sa volonté ; cela veut dire accepter avec la résolution de se conformer désormais d’une façon stricte dans sa pensée et dans son action, à la nouvelle doctrine qui a été formulée.

    Toute autre adhésion serait une comédie et indigne du Parti français.

    Vous êtes en présence d’un ensemble. Il n’y a même pas lieu d’ergoter sur tel ou tel point de détail. Il s’agit de voir la pensée d’ensemble, la pensée centrale.

    Si vous acceptez avec telle ou telle réserve de détail, peu importe. On ne chicane pas avec une doctrine comme celle-là.

    Mais si vous contestez des parties essentielles, alors vraiment vous n’avez pas le droit d’adhérer avec des réticences, avec des arrière-pensées ou avec des restrictions mentales.

    Il ne s’agit pas de dire : « J’adhère, mais du bout des lèvres, avec la certitude que tout cela n’est qu’une plaisanterie, et demain, le parti continuera à vivre ou à agir comme il le faisait hier ».

    Nous sommes tous d’accord pour rejeter de pareilles interprétations. (Applaudissements). »

    Léon Blum n’hésita pas à dire qu’il avait mieux compris la IIIe Internationale que ses partisans, que d’ailleurs la IIIe Internationale reconnaît tout à fait qu’elle veut refonder entièrement les socialistes français, sur une nouvelle base.

    En ce sens, il avait un coup d’avance sur les partisans de l’Internationale Communiste, qui de leur côté n’avaient pas saisi l’ampleur de la rupture.

    Leur manifeste écrit par Paul Vaillant-Couturier se fonde d’ailleurs sur une sorte de combinaison du « socialisme français » avec l’Internationale Communiste.

    Pour cette raison, la Section Française de l’Internationale Communiste naît aisément mais se précipite dans une liste sans fin de problèmes, alors que les scissionnistes naissent dans le chaos mais disposent d’une matrice déjà mise en place, leur permettant de se réactiver avec aisance, récupérant même le nom de Parti socialiste SFIO.

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  • La sortie des scissionnistes au congrès de Tours du Parti socialiste SFIO en 1920

    Devant l’exigence des « reconstructeurs », les partisans de la IIIe Internationale se posaient comme les défenseurs du passé de la SFIO et réfutèrent le principe d’exclusions. Ludovic-Oscar Frossard expliqua même qu’il n’était pas d’accord avec Zinoviev, que les centristes ne seraient pas « des serviteurs de l’influence bourgeoise ».

    Il tenta de jouer sur les sentiments, ne comprenant rien à au terrible coup que les centristes portaient au Parti :

    « Camarades de la reconstruction : restez avec nous ! Je le proclame : vous êtes autant que nous de bons ouvriers du Socialisme international.

    Restez avec nous, ô vous avec qui j’ai lutté dans les conditions les plus difficiles. Restez avec nous, je vous le demande. Restez avec nous pour l’avenir du Socialisme international !

    Il ne se peut pas que vous restiez insensibles à l’appel que je vous adresse de toutes mes forces, presque en désespéré.

    Camarades de la reconstruction, à cette heure difficile où nous tenons les destinées de notre parti entre nos mains, élevez-vous, je vous en conjure, comme j’essaie de le faire moi-même, au-dessus de nos déchirements intérieurs, si douloureux qu’ils soient, arrachez-vous aux blessures d’amour-propre et ne songez, comme j’essaie de le faire en cet instant suprême, qu’à l’intérêt qui doit nous unir tous, celui de la classe ouvrière et du Socialisme international. »

    Or, tout cela n’avait aucun sens. La position des centristes quant au télégramme de la IIIe Internationale n’était évidemment qu’un prétexte. En les valorisant ainsi, alors qu’ils étaient d’avoir une démarche scissionniste, Ludovic-Oscar Frossard ne faisait que leur donner une légitimité. Les centristes ruèrent ainsi dans les brancards, refusèrent d’en accepter le contenu, Longuet étant ici un très bon acteur.

    « Daniel Renoult : Mon cher Longuet…

    Longuet : Non ! Non ! Je suis un agent de la bourgeoisie, je ne peux plus vous être cher.

    Daniel Renoult : Je vous ai dit, mon cher Longuet… (Bruit au centre.) Vous le savez, nous vous l’avons dit au cours de la discussion que nous avons eue cet après-midi, nous n’acceptons à aucun degré l’interprétation que vous donnez à cette phrase de Zinoviev…

    Longuet : Ce n’est pas une interprétation, il y a des mots. »

    Et évidemment, la motion proposée par les partisans de la IIIe Internationale fut refusée par les « reconstructeurs », qui argumentaient qu’il faudrait dénoncer le télégramme, la confiance serait rompue, le prestige des centristes critiqués étant perdu ils seraient déshonorés s’ils restaient, etc.

    Qui vint alors à la rescousse des « reconstructeurs » ? Bien évidemment Léon Blum et sa tendance de « résistance socialiste ». C’était un admirable coup tactique. En se mettant à la marge au moment du vote, les partisans de Léon Blum n’apparaissaient pas comme des opposants à la bonne marche des choses et ils avaient d’autant plus les mains libres pour venir à la défense d’une minorité prétendument agressée par la nouvelle direction.

    Les partisans de Léon Blum affirmèrent ainsi qu’ils soutiendraient la motion des « reconstructeurs », rédigée par Paul Mistral, qui obtint 1398 mandats. La motion de la nouvelle direction s’appuyait de son côté sur 3 247 mandats, alors qu’il y avait 143 abstentions et 29 absents.

    Or, cela impliquait la formation de deux nouveaux blocs, une chose qui n’aurait pas pu avoir lieu si les partisans de Léon Blum avaient participé au vote initial.

    Ne restait plus alors qu’à porter le coup de grâce. Paul Faure annonça que les « reconstructeurs » se réuniraient le lendemain matin pour examiner la situation, c’est-à-dire évidemment en réalité de former une nouvelle structure, dont les bases avaient été prévues depuis plusieurs mois déjà. Il y a notamment une captation de fonds pour Le Populaire, un quotidien parisien qui deviendra par la suite l’organe de la SFIO « maintenue ».

    Il fallait toutefois que la mise à l’écart des « reconstructeurs » tourne à la crise ouverte. Là encore, les partisans de Léon Blum furent à la manœuvre. Dans la foulée de la décision des « reconstructeurs » de se réunir le lendemain, Dominique Paoli annonça le départ des partisans de la « résistance socialiste », officialisant par-là la scission, la déclaration qu’il lut accusant bien entendu la majorité de sectarisme, d’aventurisme, de dogmatisme, etc.

    « En dépit de tous les artifices accumulés jusqu’à la dernière heure pour en dissimuler le caractère et les conséquences, l’adhésion sans réserves et sans garanties à la IIIe Internationale crée un Parti entièrement nouveau, nouveau par sa doctrine, nouveau par sa tactique, nouveau par ses règles d’organisation et de discipline.

    Il ne dépend pas d’un vote de Congrès de reporter sur le Parti de demain l’engagement qui continue à nous lier au Parti d’hier et d’aujourd’hui ; qu’il ne dépend pas davantage d’un vote de Congrès d’interrompre la vie du socialisme en France ni d’empêcher la participation du prolétariat français à une Internationale qui puisse comprendre l’universalité des travailleurs organisés.

    Nous laissons donc le premier Congrès communiste tenir ici ses assises. Le Congrès du Parti socialiste (Section française de l’Internationale ouvrière) continuera ses travaux dans la salle du Démophile, 72 rue de Lariche, demain jeudi, à 10 heures du matin.

    Y sont invités tous ceux des délégués qui n’acceptent pas les résolutions du Congrès de Tours transformant le Parti en Parti communiste. »

    Non seulement les partisans de l’Internationale Communistes s’étaient fait manœuvrés, mais ils ne virent même pas que les scissionnistes menaient une grande opération de récupération du Parti socialiste SFIO afin de s’en présenter comme le canal historique, les seuls légitimes.

    Les partisans de l’Internationale Communiste pensaient avoir à faire face séparément à la droite, les « reconstructeurs », la « résistance socialiste » : tout convergeait en fait contre eux. Leur réussite dans la transformation du Parti socialiste SFIO en Section Française de l’Internationale Communiste commençait par une débâcle politique.

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  • Le piège en deux temps du vote pour l’adhésion au congrès de Tours du Parti socialiste SFIO en 1920

    Le piège s’est immanquablement refermé sur les partisans de la IIIe Internationale, en deux temps trois mouvements. La première étape consista à organiser un petit scandale avant le vote, au cinquième jour, le 29 décembre.

    À un moment pendant le congrès, on s’aperçoit qu’il manque des délégués, qui discutent à l’extérieur, apparemment en recherche d’un accord en marge du congrès. C’est le scandale général, il y a des débats pour savoir s’il doit y avoir ou non suspension de séance, ce qui a finalement lieu à 16h45, pour une reprise à 18h15, d’une très courte durée, juste le temps de décider de reprendre à 20h30 !

    La reprise a lieu en fait à 21h ; Fernand Le Goïc voulut intervenir en proposant une sorte de motion conciliatrice pour tout le monde, mais n’ayant pas de mandat il en fut empêché tant par le président que par l’ensemble des présents.

    Au congrès de Tours

    La première étape visait à établir une véritable tension, tout en cassant l’élan naturel allant au vote. Il fallait prolonger le tir et pour cette raison, dans la foulée, Léon Blum intervint alors encore une fois… pour dire que lui et ses partisans ne participeraient pas au vote sur l’adhésion à la IIIe Internationale !

    C’était là un coup magistral. Il s’agissait de pouvoir se positionner comme non-réformiste tout en faisant passer les pro-IIIe Internationale pour des sectaires. Ce coup était sorti de nulle part et personne ne protesta devant une telle action dont la nature était pourtant évidente si on réfléchit aux forces en présence.

    Les partisans de l’Internationale Communiste étaient piégés par leur volonté d’en finir. Et en apparence, ils triomphèrent, puisque le vote dans la foulée donna 3 208 mandats pour l’adhésion à la IIIe Internationale, à quoi s’ajoutent 44 mandats pour la motion d’ultra-gauche qui se reporta sur celle-ci.

    En face, la motion Longuet n’obtenait que 1 022 mandats, alors qu’il y avait 60 mandats pour une motion proposée par Adrien Pressemanne et voulant maintenir le principe de la « défense nationale ». Il y avait également 397 abstentions et 32 absents.

    Aux résultats, les partisans de la IIIe Internationale entonnèrent l’Internationale, repris par les partisans de Longuet qui enchaînèrent par « Vive Jaurès ! », ce qui fut repris par les premiers sous la forme « Vivent Jaurès et Lénine ! ».

    Dominique Paoli, Jules Blanc et Yvonne Sadoul au congrès de Tours

    Vint alors la troisième étape. En ne participant pas au vote les partisans de Jean Jaurès avaient provoqué une scission sans même que cela se remarque. Les « reconstructeurs » se précipitèrent dans la brèche.

    Ils exigèrent en effet dans la foulée du vote pour rejoindre la IIIe Internationale que soit votée la motion suivante, qui rejetait le contenu du message reçu par télégramme lors du congrès par cette même IIIe Internationale :

    « La Congrès, profondément ému par le télégramme du Comité exécutif de la IIIe Internationale et les violentes polémiques qu’il contient, déclare se refuser à s’engager dans la voie des exclusions demandées par ce télégramme, et proclame sa volonté de maintenir intacte l’unité actuelle du Parti socialiste. »

    Cette proposition de motion fut accompagnée d’un ultimatum : si elle n’était pas votée, les reconstructeurs sortiraient du Parti.

    Ce n’était évidemment qu’un prétexte pour ne pas se plier à la majorité. Mais celle-ci avait commise l’erreur de permettre à la tendance de Léon Blum de se mettre de côté et d’avoir toléré le scandale de négociations en coulisses en plein congrès.

    Qui plus est, les réserves de Ludovic-Oscar Frossard et de Marcel Cachin sur une prétendue brutalité de la part des bolcheviks laissaient un espace pour la présentation du télégramme comme d’un chantage.

    Les nouveaux majoritaires continuèrent d’ailleurs en cherchant à se distinguer de l’exigence des bolcheviks. La réponse des partisans de la IIIe Internationale, par la voix de Daniel Renoult, est ainsi… qu’il n’est pas besoin d’une telle motion, car aucune exclusion n’était prévue ! Du moment qu’on accepte les nouvelles règles dans le Parti, personne ne se fera exclure, le télégramme dit une chose mais ce serait négociable, etc.

    Une motion en ce sens fut alors proposée, contournant les exigences de la IIIe Internationale en disant que tout cela relève du débat d’idées, qu’il ne faut pas éjecter les centristes, etc.

    « Le Congrès ayant pris connaissance de la déclaration du camarade Zinovieff et de la critique qu’elle dirige, dans les termes ardents de la polémique doctrinale contre la politique de la droite et celle de la fraction dite centriste, rappelle que l’indispensable discipline vis-à-vis de l’Internationale communiste n’exclut pas pour celle-ci, ainsi qu’il est dit dans l’article 16 des conditions votées par le dernier Congrès de Moscou, le devoir de tenir compte des circonstances de lutte si variées et de n’adopter de résolutions générales et obligatoires que dans la mesure où elles sont possibles.

    Il déclare que la motion d’adhésion signée par le Comité français de la IIIe Internationale, approuvée par le Conseil exécutif de la IIIe Internationale, légifère pour l’avenir, n’impose aucune exclusion pour le passé, et précise, de la manière la plus formelle, que les exclusions prévues à l’article 7 et à l’article 20 des conditions de Moscou ne peuvent s’appliquer à aucun membre du Parti acceptant, dans son principe, la décision du présent Congrès et conformant son action publique à la discipline commune. »

    C’était là tenter une conciliation qui était précisément ce que les scissionnistes attendaient. Ils n’avaient qu’à finir le travail.

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  • Le jeu tactique des oppositionnels au congrès de Tours du Parti socialiste SFIO en 1920

    La grande erreur tactique de la gauche du Parti, c’est que les jeux sont faits : on sait avant même le congrès que l’adhésion à la IIIe Internationale est acquise, puisque chaque Fédération a voté en son sein et que les résultats sont connus avant le congrès lui-même. Or, cela permet à la droite de se poser comme unitaire et comme martyre.

    Les premiers mots du premier orateur, Léon Blum, relèvent de ce jeu tactique :

    « Je demande au Congrès d’avoir égard à ce qu’il y a d’ingrat dans la tâche que mes camarades m’ont confiée devant une assemblée dont la résolution est arrêtée, dont la volonté d’adhésion est fixée et inébranlable. »

    Il en va de même pour les premiers propos de Paul Faure, consistant à s’étonner qu’il va répéter ce qu’il a dit au congrès précédent, à Strasbourg, sans que cette fois la majorité du Parti soit avec lui :

    « Je sens que je vais me heurter à l’hostilité d’une grande majorité. Il faut donc qu’il se soit passé quelque chose de grave pour qu’il y ait eu un pareil déplacement des forces socialistes !

    Il faut que nous nous expliquions, que nous nous demandions les uns et les autres, pourquoi ce changement si rapide et si spontané chez les autres ?

    Je disais à Strasbourg : À Moscou ? – Oui ! Aujourd’hui encore je continue à faire la demande en mariage, mais pour le mariage il faut être deux et les réponses qui nous sont faites ne favorisent pas, à mon sens, le contrat. »

    Toute l’argumentation de la tendance de Léon Blum, comme celle de Longuet – Paul Faure dont elle n’est qu’une variante, est de dire que normalement les socialistes français savent discuter, qu’ils sont ouverts entre eux, que tout le monde se connaît, que donc rester bloqué sur tel ou tel point c’est sortir de la tradition, qu’eux défendent par conséquent la tradition, que les tenants de la IIIe Internationale importent des comportements et des attitudes étrangères et hors contexte, etc.

    Les oppositionnels seraient donc des martyrs d’un sectarisme importé de Russie. Léon Blum a le dessus parmi les oppositionnels justement parce que sa critique va plus loin : c’est celle qui oppose le plus le socialisme à la française au bolchevisme, parce qu’en fait il dénonce en même temps la social-démocratie historique avec sa primauté du politique et son souci de centralisation.

    Léon Blum ne le sait pas, mais il se fait le défenseur intransigeant de l’opposition au bolchevisme autant qu’à la social-démocratie, et c’est pour cela que son discours au congrès de Tours aura un tel succès. Elle reflète toute une tradition française, en opposant un parti décentralisé, fédéral, avec des tendances, au « bloc » de type social-démocrate / bolchevik :

    « Quel sera le parti nouveau que vous voulez créer ?

    Au lieu de la volonté populaire se formant à la base et remontant de degré en degré, votre régime de centralisation comporte la subordination de chaque organisme à l’organisme qui lui est hiérarchiquement supérieur ; c’est, au sommet, un comité directeur de qui tout doit dépendre, c’est une sorte de commandement militaire formulé d’en haut et se transmettant de grade en grade jusqu’aux simples militants, jusqu’aux simples sections.

    L’autonomie des groupes et des fédérations ? Les thèses vous disent que c’est une pure et simple hérésie. Il ne peut plus être question de cela dans l’organisme communiste.

    Donc hiérarchisation de tous les organes du Parti, de telle façon que tout organe dépende, par une subordination directe, de l’organisme qui lui est supérieur (…).

    Les thèses communistes vont vous imposer, d’une part, la subordination à tous les degrés, avec à la tête, un comité directeur, et, de l’autre, des organismes clandestins que vous êtes tenus d’organiser (…).

    Comment ces organismes se formeront-ils ? Est-ce qu’à l’issue de ce congrès, après avoir nommé votre comité directeur public, vous allez procéder à la nomination du comité clandestin ? (Exclamations)

    Est-ce que vous allez mettre aux voix la désignation de cet organisme ? (Applaudissements à droite)

    Votre comité directeur occulte ne pourra donc pas naître d’une délibération publique de votre congrès, il faudra qu’il ait une autre origine. Il faudra que sa constitution vous soit apportée du dehors.

    Ceci revient à dire que, dans le Parti qu’on veut nous faire, le pouvoir central appartiendra finalement à un comité occulte désigné – il n’y a pas d’autre hypothèse possible – sous le contrôle du comité exécutif de l’Internationale elle-même. Les actes les plus graves de la vie du Parti, ses décisions seront prises par qui ? Par des hommes que vous ne connaîtrez pas. (Exclamations. Bruit. Mouvement) (…)

    Il est vraiment bien extraordinaire qu’on vienne nous parler de tyrannie dans le Parti actuel : tyrannie des chefs, tyrannie des élus. Je ne sais pas quels moyens les élus emploient aujourd’hui pour exercer leur tyrannie, mais du moins vous les connaissez, vous pouvez vous en prendre à eux.

    Et demain ? Vous vous en prendrez à qui ? À des anonymes, à des inconnus, à des masques. (Protestations sur certains bancs, applaudissements sur d’autres)

    L’unité dans le Parti – on vous l’a dit hier en des termes que je voudrais que vous n’oubliiez pas – étant jusqu’à ce jour une unité synthétique, une unité harmonique, c’était une sorte de résultante de toutes les forces, et toutes les tendances intervenaient pour fixer et déterminer l’axe commun de l’action.

    Vous, ce n’est plus l’unité en ce sens que vous recherchez, c’est l’uniformité, homogénéité absolues.

    Vous ne voulez dans votre Parti que des hommes disposés, non seulement à agir ensemble, mais encore prenant l’engagement de penser ensemble : votre doctrine est fixée une fois pour toutes !

    Ne varietur ! Qui ne l’accepte pas, n’entre pas dans votre parti ; qui ne l’accepte plus devra en sortir. »

    Tout cela relève d’un jeu tactique en fait, car le but des oppositionnels est de présenter le vote majoritaire comme un putsch, une anomalie. Une fois mis cela en place lors des discours, la fracture sera aisément assumée au moment des votes.

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  • L’incapacité à dépasser les traditions socialistes françaises congrès de Tours de 1920

    Les appréhensions quant à la prise du pouvoir par la lutte armée s’accompagnaient de toute une série d’autres du même type, largement partagées. Ludovic-Oscar Frossard, pourtant le chef de file avec Marcel Cachin du mouvement pour l’adhésion à l’Internationale Communiste, ne cachait pas ses « réserves ».

    De manière totalement opposée au bolchevisme et absolument dans la tradition socialiste française, il expliqua ainsi qu’il voulait l’indépendance syndicale :

    « Je ne dissimule pas un instant au Congrès que je préférerais que le mouvement syndical, dans notre pays, à l’exemple du mouvement syndical dans d’autres pays, s’accordât davantage avec le mouvement socialiste (très bien!) et que si j’avais le choix, je préférerais à notre Confédération Générale du Travail une C.G.T. qui, à l’exemple de la Confédération Générale du Travail italienne, se mettrait à la disposition du Parti pour les grands mouvements d’ordre politique nécessités par les circonstances. »

    Puis, après avoir expliqué que c’est la conséquence du refus des syndicalistes de se plier aux réformistes socialistes alors, Frossard en déduit que :

    « La subordination du mouvement syndical au mouvement socialiste est dans notre pays une impossibilité matérielle et une impossibilité morale.

    Aussi bien n’est-ce pas cela qui importe pour l’action révolutionnaire que nous voulons accomplir. Ce qui importe, c’est que la Confédération Générale du Travail soit pénétrée de cet esprit ; c’est que dans les syndicats les socialistes sachent demeurer des socialistes prêts à toutes les éventualités (Applaudissements.)

    Ce qui importe, c’est qu’ils n’oublient jamais, nulle part, sur quelque terrain qu’ils se placent, leur devoir de socialistes ; c’est qu’on en finisse avec cette situation paradoxale de militants socialistes qui, au sein de l’organisation syndicale, combattent avec véhémence comme des « politiciens » leurs camarades du parti (Applaudissements.)

    Ce qui importe enfin, c’est que, par une propagande inlassable, nous parvenions à opérer le redressement de notre mouvement ouvrier et à lui redonner cette belle vigueur révolutionnaire qu’il avait avant la guerre (…).

    J’ai confiance que nous parviendrons à réaliser, non pas la subordination d’un mouvement à l’autre, mais l’unité de front du prolétariat révolutionnaire dans notre pays. Et c’est cela qui importe ?

    Il n’est pas un seul d’entre nous, je tiens à le redire, qui veuille domestiquer le mouvement syndical. »

    Ludovic-Oscar Frossard restait tout à fait dans le cadre de l’acceptation socialiste, voire de la fascination pour l’actionnisme substitutiste des syndicalistes révolutionnaires, pourtant foncièrement hostiles au Parti Socialiste SFIO.

    Une autre réserve de Ludovic-Oscar Frossard concernait la question de l’épuration. Base de la démarche bolchevik, Ludovic-Oscar Frossard la récusait au nom bien entendu des traditions socialistes françaises.

    Voici ce qu’il dit, assumant d’être en conflit avec l’Internationale Communiste :

    « Je parle ici au nom de la majorité solidaire : aucune exclusion.

    Comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement ? J’ai dit, non seulement ici, mais à Moscou et dans toute la campagne qui aboutit à l’adhésion de notre Parti à la IIIe Internationale, que des hommes comme moi se déshonoreraient s’ils acceptaient de renier et de frapper ceux aux côtés desquels ils ont mené la bataille pour le redressement socialiste pendant de longues années.

    Je le répète encore aujourd’hui, si l’on m’avait demandé de frapper Longuet d’exclusion, si l’exclusion de Longuet avait pu être votée par ce Congrès, moi, je serai parti avec Longuet. (Applaudissements.)

    On me demande d’être net, je suis net. (Mouvements divers.)

    Il n’est rien qui puisse, sur ce point, modifier ni mon état d’esprit, ni celui des membres de ma fraction, ni la résolution que nous avons signée ensemble. (Très bien à gauche.) (…)

    Ce n’est pas sans tristesse que je conclus. Nous allons nous séparer (…).

    Quant à moi, demain, je parlerai de vous sans amertume. Demain je ne prononcerai pas à votre égard une parole blessante. Je vous considère comme des socialistes et je le dis.

    Je vois ici des hommes que je connais depuis quinze ans, des hommes comme Blum qui a apporté au Parti son talent, sa vaste culture, sa puissance de travail, qui l’a grandement honoré, des hommes comme Renaudel, avec lequel je n’ai jamais été d’accord dans le Parti, mais dont je sais qu’il est un homme de courage et de probité (Applaudissements.), Renaudel dont il nous arrive souvent de nous dire entre nous : « S’il était avec nous, quelle belle force révolutionnaire ce serait. » (Très bien ! Mouvements.) (…)

    Maintenant, c’est à mes amis du centre que je vais m’adresser. Je leur dis : vous n’avez pas le droit de nous quitter ; vous ne le pouvez pas ; vous ne le devez pas. Nous avons besoin de vous comme vous avez besoin de nous. »

    Ludovic-Oscar Frossard en reste tout à fait au socialisme comme tempérament, faisant même l’éloge du mysticisme en s’appuyant sur la grande figure de l’idéalisme spiritualiste que fut Charles Péguy :

    « Je me souviens d’une époque où nous redoutions que les jeunes s’en aillent à d’autres organisations que les nôtres.

    Ils sont venus, les uns par passion anti-militariste et antiguerrière, les autres, comme autrefois ceux dont Charles Péguy parlait dans son livre Notre jeunesse, à la recherche d’une « mystique ».

    D’où qu’ils viennent, qu’ils soient les bienvenus parmi nous. »

    On est là très éloigné des exigences de conscience et d’organisation du bolchevisme. Et c’est justement cet idéalisme qui va donner des armes à Léon Blum pour présenter les oppositionnels comme les seuls rationalistes.

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  • Le congrès de Tours du Parti socialiste SFIO en 1920 et la grande peur de la lutte armée

    Le Parti socialiste SFIO, depuis sa fondation en 1905, est une machine de propagande se mettant en branle avec les élections. Il n’est pas un Parti de lutte sociale, car il laisse cela aux syndicats ; il n’est pas un Parti de lutte politique, car il est axé sur la République parlementaire.

    Il n’a donc aucune expérience du combat politique ouvert et de la clandestinité ; il appréhende donc particulièrement les exigences bolcheviques d’aller dans le sens de la guerre civile.

    L’opposition à l’adhésion ne cesse d’insister sur la question du mode d’organisation bolchevique, espérant convaincre encore en jouant la carte des traditions socialistes de soumission au cadre républicain. Les deux figures clefs sont Paul Faure et Léon Blum, qui prendront ensuite la direction de la SFIO « maintenue », Paul Faure étant le numéro 1 et également le rédacteur en chef du quotidien de la SFIO, Le Populaire.

    A la sortie du congrès de Tours

    Voici comment Paul Faure accuse au Congrès de Tours les partisans de l’Internationale Communiste de courir à l’aventure :

    « Dans la direction où vous allez, il faut que vous sachiez à quelles forces de résistance et de répression vous allez vous heurter. (Applaudissements sur certains bancs, bruits.)

    Toutes ces organisations se préparent contre la classe ouvrière et tout soulèvement éventuel. Elles se préparent non plus seulement avec le fusil – cette période est dépassée – mais, je le répète, avec les mitrailleuses, avec les gaz asphyxiants… (Interruptions, tumulte.).

    Il y a plus encore que l’organisation policière et militaire des répressions éventuelles. Vous vous heurterez aussi à l’organisation systématique et habile des briseurs de grèves (…).

    Toutes les révolutions ont été faites par des armées en déroute. (Très bien!) Les révolutions allemande, autrichienne, russe ont été faites par des armées, avec des soldats.

    Maintenant que les soldats ont rendu leurs armes, vous n’avez plus rien entre les mains.

    La bourgeoise – persuadez-vous en bien – cette bourgeoisie que vous avertissez tous les jours que vous allez faire la révolution, s’amuse de vous et vous amènera dans des guet-apens. (Applaudissements sur certains bancs. Mouvements divers.) »

    Voici comment Léon Blum dit la même chose en attaquant plus précisément le bolchevisme :

    « Il n’y a pas un socialiste, si modéré soit-il, qui se soit jamais condamné à n’attendre que d’un succès électoral la conquête du pouvoir. Là-dessus, il n’y a aucune discussion possible.

    Notre formule à tous est cette formule de Guesde, que Bracke me répétait il y a quelque temps : « Par tous les moyens, y compris les moyens légaux. »

    Mais cela dit, où apparaît le point de divergence ? Il apparaît en ceci, c’est que la conception révolutionnaire que je viens de vous indiquer, et qui était celle de Jaurès, de Vaillant, de Guesde, a toujours eu à se défendre contre deux déviations contraires et a toujours frayé difficilement son chemin entre une déviation de droite et une déviation de gauche.

    La première est précisément cette déviation réformiste dont je parlais tout à l’heure. Le fond de la thèse réformiste, c’est que, sinon la totalité de la transformation sociale, du moins ce qu’il y a de plus substantiel dans les avantages qu’elle doit procurer à la classe ouvrière, peut être obtenu sans crise préalable du pouvoir politique. Là est l’essence du réformisme.

    Mais il y a une seconde erreur, dont je suis bien obligé de dire qu’elle est, dans son essence, anarchiste. C’est celle qui consiste à penser que la conquête des pouvoirs publics est par elle-même une fin, alors qu’elle n’est qu’un moyen, qu’elle est le but, alors qu’elle n’est que la condition, qu’elle est la pièce, alors qu’elle n’est que le prologue (…).

    Ouvrez votre carte du Parti. Quel est l’objet que le parti socialiste jusqu’à présent se donnait à lui-même ? C’est la transformation du régime économique.

    Ouvrez les statuts de l’Internationale communiste. Lisez l’article dans lequel l’Internationale définit son but.

    Quel est ce but ? La lutte à la main armée contre le pouvoir bourgeois. »

    Suit alors une dénonciation populiste du bolchevisme par Léon Blum : ce serait du blanquisme, des petites avant-gardes cherchant non pas à organiser les masses « inorganiques », mais à les entraîner dans un soulèvement, etc.

    Cette question de la prise du pouvoir par la lutte armée reflète en fait tout l’arrière-plan républicain du Parti socialiste SFIO.

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  • L’intervention de Clara Zetkine au nom de l’Internationale Communiste au congrès de Tours en 1920

    L’Internationale Communiste envoya au congrès de Tours la communiste allemande Clara Zetkine, déjà très âgée puisque née en 1857. Elle fut dans l’impossibilité d’arriver dès le départ, car le gouvernement français d’Alexandre Millerand – exclu du Parti socialiste SFIO en 1904 – lui avait interdit l’entrée dans le pays.

    Elle écrivit par conséquent une lettre dénonçant son impossibilité de venir, dont le ton est très différent de celui du triomphalisme qu’on trouvait alors dans les rangs du Parti Socialiste SFIO, puisqu’elle accuse celui-ci d’être dans une faiblesse complète.

    Outre que le gouvernement soit en mesure de faire ce qu’il veut de par la faible influence des socialistes, elle rappelle que le gouvernement a accusé de complot Fernand Loriot et Boris Souvarine, à la suite de grèves des cheminots en mai ; il s’agit des principaux cadres du Comité de la IIIe Internationale, qui furent emprisonnés à la suite de cette accusation et ne purent ainsi participer au congrès de Tours.

    « Je laisse aux ouvriers révolutionnaires de France la réponse à donner au gouvernement [pour son interdiction d’entrée dans le pays], recourant aux moyens les plus misérables dans la lutte gigantesque entre les classes antagonistes.

    Il y en a une seule, digne d’eux. C’est l’adhésion à la Troisième Internationale, dont je devais être une porte-parole.

    Petite comme est la chose en elle-même, le refus du visa ressemble pourtant à ces pailles qui font voir d’où le vent vient et dans quel sens il va.

    Le même Parti Socialiste français, dont la plus grande majorité a enchaîné le prolétariat du pays au char de la guerre sanglante des impérialistes, assoiffés de profit et de puissance, ne jouit pas en récompense d’assez d’autorité et de respect, pour pouvoir décider qui sera admis à son Congrès et qui y prendra la parole.

    C’est le gouvernement des renégats du socialisme, des serviteurs sans vergogne et sans scrupule des expropriateurs des ouvriers et paysans, qui en décide. Les prolétaires qui, insensément, criminellement, ont sacrifié des centaines de milliers de leurs meilleurs, ne sont pas libres d’accorder l’hospitalité de leur pays à qui bon leur semble.

    Quelle preuve éclatante de la faiblesse, de l’impuissance de la classe ouvrière en France !

    Ce petit fait accentue ce que l’emprisonnement de longs mois des communistes convaincus et dévoués Loriot et Souvarine, ce que les condamnations des grévistes courageux ont gravé au cerveau des ouvriers français. »

    Arrivée enfin au congrès, de manière clandestine, elle tint un discours dans la même perspective :

    « Pour que ce Congrès réalise cette œuvre grandiose de l’Histoire, il faut que vous fassiez de la division pour arriver à l’union.

    Il faut faire la division avec le passé, avec la politique réformiste, opportuniste, des majoritaires et des centristes avec leur phraséologie et leur idéologie opportunistes et contre-révolutionnaires, phraséologie des social-patriotes d’un côté et social-pacifistes de l’autre.

    Il faut substituer à cette politique la politique purement révolutionnaire et la lutte de classes du prolétariat.

    L’unité du Parti que vous avez à présent n’est pas une forteresse qui décuplera vos forces dans la lutte contre l’ennemi.

    Cette unité du Parti n’est même pas une maison bien construite dans laquelle vous trouverez les agréments d’une petite vie domestique pour les travaux de réforme ; c’est un bâtiment en ruines, c’est une maison croulante où nos pas en avant sont empêchés par les ruines du passé (…).

    Il faut donner votre adhésion pure et simple, nettement, à la Troisième Internationale, pas seulement à ses principes, à sa tactique, mais aussi à ses conditions. (Applaudissements sur de nombreux bancs.) (…)

    Tous nos efforts au Parlement seront toujours anéantis par les balles et les mitrailleuses au service de la bourgeoisie. Alors, il faut arriver à la lutte révolutionnaire pour conquérir le pouvoir politique.

    Et si vous voulez faire cette conquête, vous ne pouvez pas marcher la main dans la main avec les défenseurs d’une politique de trahison et de faiblesse. »

    Cette insistance sur les balles et les mitrailleuses était évidente du point de vue de l’Internationale Communiste, mais elle posait un vrai problème de fond dans la tradition socialiste.

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  • Le télégramme du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste au congrès de Tours en 1920

    Pour l’Internationale Communiste, Marcel Cachin et Ludovic-Oscar Frossard ne sont nullement des bolcheviks, mais elle pense qu’il y a une tendance de fond et que les socialistes français, s’ils se lancent, peuvent se dépasser.

    Il s’agit de débloquer la situation avant tout et c’est pour cela que l’Internationale Communiste cherche des rapports cordiaux, sans être trop exigeante à part en ce qui concerne la rupture avec la droite et le centre. Elle considère que cette rupture faite, les choses avanceront d’elles-mêmes.

    Aussi, l’Internationale Communiste décida de saluer le congrès de Tours, au moyen d’un télégramme du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste. Il mettait l’accent sur l’affrontement avec les centristes – on devine qu’il n’était pas fait confiance en ce domaine à Marcel Cachin et Ludovic-Oscar Frossard.

    Voici le télégramme, reçu le troisième jour du congrès.

    Riga, 24 décembre.

    Chers camarades, c’est avec un plaisir extrême que le Comité exécutif de l’Internationale communiste suivra les travaux de votre Congrès, qui occupera sans aucun doute une place importante dans l’histoire du mouvement ouvrier français.

    Nous avons lu un projet de résolution portant les signatures des camarades Loriot, Monatte, Souvarine, Cachin, Frossard et autres.

    Sauf quelques points (la domination du Parti), nous pouvons nous solidariser avec cette résolution.

    Nous avons lu ensuite un projet de résolution signé par Longuet, Paul Faure et autres. Cette résolution est pénétrée d’un esprit de réformisme et de diplomatie mesquine et chicanière.

    Les thèses approuvées par le 2e Congrès de l’Internationale Communiste admettent certaines exceptions en faveur de réformistes qui se soumettront maintenant aux décisions de l’Internationale communiste et renonceront à leur opportunisme d’autrefois.

    Le projet de résolution signé de Longuet et Paul Faure montre que Longuet et son groupe n’ont aucune envie de faire exception dans le camp des réformistes. Ils ont été et restent des agents déterminés de l’influence bourgeoise sur le prolétariat.

    Ce qui est le plus remarquable dans leur résolution, c’est moins ce qu’ils disent que ce qu’ils taisent. De la révolution mondiale, de la dictature du prolétariat, du système soviétiste, Longuet et ses amis préfèrent, ou bien ne rien dire du tout, ou bien dire les plus banales ambiguïtés.

    L’Internationale Communiste ne peut rien avoir de commun avec les auteurs de pareilles résolutions. Le plus mauvais service qu’on puisse rendre dans les circonstances actuelles au prolétariat français est d’imaginer je ne sais quel compromis embrouillé qui sera ensuite un véritable boulet pour votre Parti.

    Nous sommes profondément convaincus, chers camarades, que la majorité des ouvriers conscients de France n’admettra pas un compromis aussi ruineux avec les réformistes et qu’elle créera enfin à Tours le vrai Parti communiste un et puissant, libéré des éléments réformistes et semi-réformistes.

    C’est en ce sens que nous saluons votre Congrès et que nous lui souhaitons le succès.

    Vive le Parti communiste de France ! Vive le prolétariat français !

    Le Comité exécutif de l’Internationale communiste : Zinoviev, Lénine, Trotsky, Boukharine (Russie) ; Rosmer (France) ; Janson (Hollande) ; Chabline (Bulgarie) ; Sultan Zade (Perse) ; Comwitch (Amérique) ; Quelch (Angleterre) ; Milkić (Yougoslavie) ; Manner (Finlande); Stučka (Lettonie) ; Chtchakaïa (Géorgie); Roudianski, Varga (Hongrie); Steinhardt (Autriche). — ROSTA [Agence Russe des Télégraphes]

    L’Internationale Communiste envoya également une de ses principales figures, en la personne de Clara Zetkine.

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  • Les tendances Leroy – Heine et Blum – Paoli au congrès de Tours en 1920

    Les deux autres tendances forment l’expression jusqu’au-boutiste de la conception du bolchevisme comme une sorte de machinerie implacable. La motion ultra-gauchiste de Georges Leroy et Maurice Heine considère que la motion Cachin – Frossard ne va pas assez loin dans la valorisation de ce « bolchevisme », tandis que la motion Blum – Paoli considère qu’on ne va pas assez loin dans sa dénonciation.

    Cette dernière motion est portée d’ailleurs par le « Comité dit de Résistance Socialiste », nom choisi afin de bien montrer qu’il s’agit de défendre les traditions socialistes françaises, avec en particulier la représentativité proportionnelle. Léon Blum fera un long discours à ce sujet, qui passera à la postérité et sera le catéchisme des socialistes au 20e siècle.

    La motion de Léon Blum et Dominique Paoli dit ainsi du Parti que :

    « Il se refuse à pousser la centralisation jusqu’au point où l’autonomie des groupes locaux et l’initiative du groupe parlementaire se trouveraient totalement anéanties.

    Il se refuse à priver les minorités du droit d’agir, en supprimant la Représentation proportionnelle ; du droit de penser, en supprimant la liberté de discussion ; ou même du droit de vivre à l’intérieur du Parti en organisation les exclusions en masse et les épurations périodiques.

    Il se refuse à créer à côté ou au-dessus des organismes publics du Parti, des organismes clandestins, et, par conséquent, irresponsables, qui les contrôlent. »

    La motion de Georges Leroy et Maurice Heine a la perspective contraire, au sens où elle a la même interprétation totalement faussée du bolchevisme. La motion exige en effet qu’il faut que l’adhésion s’accompagne de l’acceptation ouverte des 21 conditions exigées par la IIIe Internationale pour rejoindre ses rangs.

    Ce n’est toutefois qu’un masque pour prendre les commandes. En effet, Georges Leroy et Maurice Heine relevaient cependant de l’ultra-gauche, de la mouvance du « Parti Communiste » et la « Fédération Communiste des Soviets ». Au sens strict, ils représentent les tous premiers activistes, issus du syndicalisme, à se tourner vers la Russie soviétique, ici dans les rangs du Parti socialiste SFIO. Ils prétendent à ce titre prendre la direction du cours des choses.

    Georges Leroy, le premier orateur de cette tendance, commença évidemment par prétendre qu’il existerait une continuité révolutionnaire représentée justement par cette tendance :

    « De cœur avec les Zimmerwaldiens et avec les révolutionnaires russes depuis 1917, nous avons suivi avec attention leur action quotidienne, qui s’est toujours trouvée d’accord notre pensée.

    C’est donc sans hésitation que nous avons accepté les thèses et les conditions adoptées par le 2e congrès de la IIIe Internationale communiste, en faveur de laquelle nous n’avons cessé de militer, tant au sein du Comité de la IIIe, que dans les sections du Parti, dans les Syndicats ou dans les Coopératives.

    Personne plus que nous n’a vu avec satisfaction les progrès réalisés par ce mouvement qui ralliait chaque jour un nombre grandissant d’adeptes. »

    La motion de la tendance reprend la même argumentation visant à se légitimer :

    « Dès que nous fut parvenue la nouvelle de la constitution à Moscou de la IIIe Internationale – et alors que tant d’autres cherchaient leur voie – nous entreprenions spontanément, au sein du Parti Socialiste et malgré l’opposition acharnée de ceux qui formaient, à ce moment, sa majorité, la campagne de propagande communiste et soviétique la plus nette et la plus résolue.

    Communistes sans conditions de la première heure, nous sommes logiques avec nous-mêmes en demeurant, à la onzième heure, communistes sans réserves.

    Nous ne sommes donc, quoi qu’on ait dit, ni des « surextrémistes », ni des « superbolcheviks » (Rires), à moins que ce ne soit outrepasser la discipline communiste que de prendre au sérieux chacune des thèses comme chacune des conditions d’admission votées par le 2e congrès de l’Internationale communiste. (Approbations) »

    Ils ne resteront évidemment, en raison de leurs conceptions ultras, que très peu de temps dans la Section Française de l’Internationale Communiste, Maurice Heine se faisant notamment éjecter pour avoir tiré avec un pistolet au plafond lors d’une réunion, car on avait refusé une de ses prises parole !

    Au congrès de Tours, l’ultra-gauche utilise ainsi l’argument des 21 conditions, considéré comme une technique, afin de se faire valoir et de prendre les commandes. Georges Leroy cherche à se présenter comme le vrai porte-parole du bolchevisme :

    « Les thèses et conditions de l’Internationale communiste forment un tout qui constitue les moyens pratiques nécessaires et indispensables à l’établissement du régime nouveau, tel que seul il permettra de réaliser le communisme.

    Renoncer à ces moyens, les vouloir incomplets, les accommoder aux anciens moyens, qui ont surabondamment démontré leur vanité et leur impuissance, c’est continuer à se payer de mots et remettre la Révolution aux calendes grecques.

    L’Internationale communiste nous demande un changement radical, non seulement dans la forme et les noms, mais dans l’esprit et le caractère ; elle insiste pour une chose nouvelle, du tout au différente de la chose ancienne, qui a fait faillite et qui, continuée en son fond identique, ne peut que nous vouer à un nouvel échec. »

    Le masque tombe cependant dès que la perspective concrète se profile :

    « Nous ne sommes pas des sur-extrémistes, mais nous pensons qu’il n’y a pas d’action révolutionnaire possible si l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique ne sont pas convergentes et pour cela nous disons qu’il est indispensable que les militants du Parti forment des noyaux au sein de chacune des organisations où ils militent et que l’action de ces noyaux soit subordonnée à celle de l’ensemble du Parti. »

    Pour l’ultra-gauche, le Parti est un état-major permettant un mouvement par en bas, un syndicalisme, un anarchisme.

    Mais elle n’a aucune considération de la part de l’Internationale Communiste, qui porte son attention sur la dynamique portée par Marcel Cachin et Ludovic-Oscar Frossard.

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  • La tendance Longuet – Paul Faure au congrès de Tours en 1920

    La tendance représentée par Jean Longuet et Paul Faure est celle des « reconstructeurs ». Ceux-ci assument, du moins en paroles et en théorie, la dictature du prolétariat, la nécessité de la prise du pouvoir comme nécessité ; ils soutiennent la révolution russe.

    Ils sont d’accord pour dire que la seconde Internationale a failli, mais ils ne sont pas d’accord pour dire que l’Internationale Communiste la remplace. Ils pensent que l’expérience russe est particulière, que ses leçons ne peuvent pas être généralisées. On a à l’arrière-plan une remise en cause du principe de vague révolutionnaire mondiale, mis en avant par l’Internationale Communiste avec le concept de crise générale du capitalisme.

    Jean Longuet explique ainsi au congrès de Tours que :

    « Le Congrès [de fondation] de la IIIe Internationale s’est produit à un moment où nos camarades russes étaient particulièrement exaltés par leurs victoires sur la Pologne ; ils étaient persuadés que rien ne résistait plus à l’armée rouge.

    Et c’est dans cette exaltation, c’est dans ce moment tragique particulier qu’ils ont conçu une Internationale qui n’est pas une Internationale du prolétariat de tous les pays, mais une Internationale spécifiquement russe, avec des conceptions russes, une discipline russe et qui n’est pas adaptable aux autres pays. (Très bien à droite.) (…).

    Nos camarades russes – je suis tout à fait d’accord là-dessus avec Frossard – dans leur impatience légitime causée par les souffrances terribles qu’ils endurent au service de la révolution universelle, – pour quoi je les salue bien bas, en tant que lutteur de la révolution (applaudissements) – nos camarades russes attendent les gestes de la révolution immédiate.

    Ils ne tiennent aucun compte des circonstances de temps et de lieu, ils les ignorent, vivant dans l’hypnose de leur révolution… (Exclamations.)

    Nous ne sommes illuminés. Si nous étions en révolution, nous nous étonnerions comme eux que les autres pays ne fassent pas, eux aussi, la révolution. Ils sont excusables de leur erreur.

    Ceux qui ne sont pas excusables, ce sont ceux qui l’affirment, alors qu’ils savent qui c’est faux. »

    Les Russes voudraient ainsi aller trop vite et s’y prendraient mal. Les reconstructeurs les soutiennent, mais refusent leur modèle ; ils veulent pour cette raison une reconstruction avec tous les mouvements socialistes restant, sans distinction. C’est le sens du nom de leur motion : « Comité pour la Reconstruction de l’Internationale ».

    C’est, en quelque sorte, la ligne de la social-démocratie autrichienne, qui a Vienne comme bastion.

    Jean-Baptiste Lebas, une figure de la SFIO de Roubaix et du Nord en général, s’exprima ainsi au congrès, reflétant tout à fait cette approche :

    « Nous irons à [l’Internationale de] Vienne [où les sociaux-démocrates, très puissants, rejetaient la seconde Internationale tout en refusant la troisième], non pour créer une IVe Internationale (…), nous poursuivrons donc notre route et nous irons à Moscou. (Mouvements divers.)

    Mais nous irons à Moscou, non pas pour dire humblement : « Tout ce que vous nous avez imposé est accepté ; nous ne nous sommes même pas donné la peine de l’examiner ; il a suffi que vous parliez pour que nous allions à vous », mais, suivant le magnifique langage de [l’Italien Giacinto] Serrati, nous irons en hommes libres, pour discuter d’égal à égal, en socialistes. (Applaudissements. – Mouvements divers.)

    Nous dirons à Moscou… (Tumulte) « il est impossible que vous mainteniez vos conditions qui ont pour conséquence fatale – l’expérience est là, les faits sont probants – la division des forces socialistes.

    Il faut que le prolétariat de l’Europe occidentale, pour ne parler que de lui, reste uni, soit de taille à faire front à la réaction internationale. Vos 21 conditions brisent cette force révolutionnaire et portent, du même coup, la mort dans la révolution russe.

    Si, malgré tout, Moscou reste inébranlable dans son inconscience (Applaudissements. Protestations et mouvements divers.) et si par malheur pour le socialisme français, pour le bonheur de la bourgeoisie de notre pays, l’unité de notre parti est brisée… (Interruptions : « Il est décoré par la bourgeoisie ! »)… en ce qui nous concerne nous continuerons notre propagande de toujours, et aux cris de : « Prolétaires de tous les pays, combattez-vous », nous répondrons par le vieux cri plus vrai aujourd’hui que jamais : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (Applaudissements.) »

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