Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La question coloniale au sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Lorsque le sixième congrès de l’Internationale Communiste s’ouvre le 17 juillet 1928, la situation est à la fois totalement différente et entièrement similaire de lors du premier congrès. On vient de fêter les dix ans de la révolution d’Octobre 1917 et pourtant la vague révolutionnaire n’a pas abouti à la formation de nouveaux pays socialistes.

    Pourtant, les Partis Communistes se sont formés dans le monde entier et l’agitation révolutionnaire est puissamment active, alors qu’il est clair que les États capitalistes se précipitent dans une nouvelle guerre mondiale.

    Dès le départ, mentionnant la terrible répression anticommuniste dans les pays capitalistes, Boukharine mentionne un pays où une incroyable effervescence se produit : la Chine. Tel est le panorama : d’un côté, une défaite de la vague immédiate suivant la révolution russe, de l’autre un prolongement de la vague générale, impliquant cependant des complexités innombrables dans son processus.

    Et, dans ce cadre, la question coloniale apparaît comme ayant pris une importance capitale. C’était prévu, depuis le début l’Internationale Communiste cherche à être en mesure d’aborder correctement cette question, d’en faire un aspect solide de son identité. Le sixième congrès ici est un tournant, puisque c’est enfin chose faite.

    Une conférence de l’Internationale Communiste en 1927; sous le point rouge, Ho Chi Minh

    Si les trotskystes peuvent aussi aisément dénoncer le « recul » de la radicalité de l’Internationale Communiste, c’est parce qu’ils se focalisent sur les pays européens et nient les révolutions dans les pays dominés ; ils ne « voient » ainsi pas l’énorme activité de l’Internationale Communiste.

    C’est le japonais Katayama Sen qui, au début du sixième congrès, résume bien cet aspect, dans un manifeste sur la révolution chinoise rédigée par les communistes américains, anglais et japonais, soit ceux des principales puissances impérialistes alors :

    « Le sixième congrès voit comme une de ses principales tâches l’organisation des forces internationales du prolétariat en soutien de la lutte national-révolutionnaire et une accélération de la victoire de la révolution chinoise. »

    C’est le Finlandais Otto Kuusinen, lors de la 29e session (il y en eut 46 en tout), qui exposa les questions du mouvement révolutionnaire dans les colonies ; il explique à ce sujet que :

    « La Chine est le seul pays colonial où nous ayons un parti massif. Dans les autres colonies et semi-colonies, même dans les plus importantes, nous ne possédons pas de véritable parti. Notre tâche la plus importante, dans les pays coloniaux, consiste par conséquent à y créer des partis communistes (…) .

    Nous avons été témoins du soulèvement de la première grande vague du mouvement révolutionnaire colonial : d’abord dans l’ Inde et en Égypte, ensuite en Chine, en Indonésie, etc. Cette première vague a été repoussée.

    Mais déjà la seconde vague révolutionnaire approche.

    Elle doit aboutir à la libération des peuples coloniaux, grâce à la lutte des masses ouvrières et paysannes. Les décisions du VIe Congrès mondial serviront de guides au mouvement révolutionnaire ouvrier et paysan des pays coloniaux. »

    De fait, pour la première fois, un congrès de l’Internationale Communiste affronte réellement la question coloniale, et elle le fait de manière très approfondie. Il y a deux raisons pour cela. La première, c’est qu’il a fallu disposer de relais dans les pays coloniaux et si au départ il n’y avait que des éléments isolés, il y a désormais de vraies structures dans certains pays.

    De l’autre, la vague de la révolution mondiale s’était déportée en Asie. La Chine est en effervescence, mais l’insurrection de Canton en 1927 a échoué, scellant par là la tentative seulement urbaine et ouvrière et réfutant définitivement le trotskysme en Chine. L’avenir est désormais à la ligne de Mao Zedong.

    La question qui se pose justement alors est la suivante : si effectivement il faut bien mobiliser les paysans (et donc Trotsky a tort avec sa révolution permanente censée être purement ouvrière, sans étapes), comment faut-il interpréter la situation de la bourgeoisie nationale ?

    De plus, dans certains pays, il y a des mouvements nationaux-révolutionnaires aux velléités indépendantistes, et même des courants panislamiques. Comment les interpréter ?

    Ho Chi Minh

    Le congrès réfute déjà une théorie, celle de la « décolonisation ». Certains pensent que l’Inde s’industrialise ; selon les économistes bourgeois, elle serait déjà dans les huit principaux pays industriels. Cette conception nie que l’impérialisme parasite les pays opprimés, elle est réfutée.

    Il est également constaté que la social-démocratie n’a aucune ligne concernant la question coloniale. Elle a abandonné les positions d’avant 1914 et se contente désormais d’accompagner la modernisation impérialiste dans les colonies, sous des prétextes de réformes.

    Restait à savoir quelle ligne adopter. Concrètement, cela concerne quelques pays en particulier, là où il y a suffisamment de cadres communistes bien implantés pour avoir un impact national : la Chine bien sûr, mais également l’Inde et l’Indonésie, ainsi que l’Indochine. Il ressort, surtout de l’expérience chinoise, qu’il faut faire de la bourgeoisie nationale une alliée, mais nullement s’y subordonner.

    La question se posait pareillement en Amérique latine, où si les luttes de classes se développaient, elles n’avaient pas le niveau d’affrontement asiatique. Les communistes avaient des partis significatifs au Brésil et au Mexique désormais.

    Cependant, en Argentine les problèmes internes posaient un réel souci ; en Colombie il existe un Parti socialiste révolutionnaire qui deviendra le Parti Communiste Colombien en 1930, mais il existe en son sein une forte orientation syndicaliste-révolutionnaire.

    Au Pérou il se formera à la fin de l’année 1928, sous l’impulsion de José Carlos Mariategui, un Parti Socialiste péruvien adhérant à l’Internationale Communiste et devenant le Parti Communiste péruvien en 1930. Au Venezuela, le Parti se formera en 1931.

    José Carlos Mariategui

    Le souci est que ces pays étant formellement indépendants, les communistes avaient beaucoup de mal à saisir leur nature semi-coloniale. Pour eux, leur pays était réellement indépendant, même s’il était influencé. La lecture des rapports entre les classes était pour cette raison malaisée.

    La présence de l’impérialisme américain était pourtant flagrante ; entre 1912 et 1928, les investissements américains avaient augmenté de 82 % au Pérou, de 676 % au Brésil, de 1026 % en Argentine, de 2906 % au Chili, de 5300 % au Venezuela, de 6000 % en Colombie.

    L’Internationale Communiste constatait bien qu’il y avait d’un côté les grands propriétaires terriens, de l’autre une bourgeoisie. Mais elle distinguait en fait mal comment la bourgeoisie consistait en la bourgeoisie nationale, la bourgeoisie compradore servant d’intermédiaire et en la bourgeoisie bureaucratique qui est, elle, vendue à l’impérialisme.

    Elle ne maîtrisait pas encore le principe du capitalisme bureaucratique, capitalisme déformé au service de l’impérialisme. Cela ne sera lisible qu’avec le maoïsme et en attendant les communistes bataillent pour interpréter des mouvements bourgeois d’apparence libérale, voire même libéral en tant que tel, mais inconstant, oscillant, etc.

    Or, cela une conséquence fondamentale. En effet, si l’on ne comprend pas le capitalisme bureaucratique, on voit qu’un pays peut être une semi-colonie avec des grands propriétaires terriens, mais on ne sait pas où est l’aspect principal.

    Dans les faits, il s’agit du semi-féodalisme, car il est l’arriération permettant la domination impérialiste. Mais en l’absence de cette compréhension, on oscille alors entre une affirmation anti-impérialiste et une lutte anti-féodale, sans savoir quel est le fil conducteur.

    L’Internationale Communiste prônait ainsi bien une révolution en deux étapes ininterrompues : d’abord une phase révolutionnaire bourgeoise-démocratique, ensuite une phase prolétarienne. Mais la première était mal ou pas définie et le passage naturel de l’un à l’autre était encore peu clair et plus deviné qu’autre chose.

    Cela se relie particulièrement à la question de la mobilisation des masses opprimées par le colonialisme, notamment pour les pays dominés par un autre pays où il y a un Parti Communiste qui existe de manière relativement forte. La France est bien entendu concernée, avec la question du soutien aux communistes d’Afrique du Nord ; il y a également la Hollande avec l’Indonésie.

    À ce sujet, l’Italien Ercoli (c’est-à-dire Palmiro Togliatti) dit que :

    « J’estime que le défaut fondamental de l’activité de nos sections dans les colonies, défaut qui est peut-être une conséquence de tendances plus ou moins inspirées par la social-démocratie, est que nous ne cherchons pas suffisamment à établir la liaison avec les mouvements des indigènes.

    Dans les colonies elles-mêmes, nous devons lutter contre le réformisme et montrer au prolétariat des pays dits civilisés, au prolétariat naissant des colonies, nous devons leur montrer à tous, dans notre lutte quotidienne, le seul chemin qui les mènera à la libération.

    En même temps, ils doivent comprendre que la voie des compromis, proposés par la social-démocratie, conduit à la coopération avec l’impérialisme et que la victoire n’est possible que sous le drapeau du prolétariat, qui lutte sciemment pour la libération du monde entier, sous l’étendard de l’Internationale Communiste. (Applaudissements.) »

    Concrètement, le mouvement communiste international ne parviendra effectivement jamais à passer le cap et à se développer en Afrique, à part dans les pays d’Afrique du Nord, ainsi qu’en Afrique du Sud.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • Les foyers impérialistes de guerre et la question polonaise au moment du sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Au moment du sixième congrès de l’Internationale Communiste, les contradictions inter-impérialistes battent leur plein.

    La Grèce et la Bulgarie sont sous la coupe britannique, la Tchécoslovaquie et la Roumanie sous la coupe française. La Yougoslavie est au cœur d’une rivalité franco-britannique, l’Italie bien plus faible cherchant à s’y faire une place, tout en visant également l’Autriche.

    À cela s’ajoute en Europe des questions nationales multiples nées du découpage de 1918 (la Hongrie a perdu une partie significative de sa population, le Sud-Tyrol autrichien est désormais italien, la Macédoine est à cheval sur plusieurs pays, etc.).

    Le Bulgare Vassil Kolarov, membre du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, souligne d’ailleurs que dès que la guerre serait déclarée, il faudrait dans les zones des nations opprimées immédiatement aller dans les montagnes pour lancer la guerre de guérilla.

    L’Écossais Tom Bell présente comme suite le noyau dur de la dynamique conflictuelle inter-impérialiste :

    « L’ antagonisme anglo-américain est, à l’heure actuelle. l’antagonisme fondamental.

    Son développement futur conduira inévitablement à la guerre. Les années qui viennent seront remplies par les préparatifs militaires et politiques de la prochaine guerre.

    Ses principaux participants seront la Grande-Bretagne et l’Amérique. Cette préparation sera la clé fondamentale de la situation internationale dans la période qui vient. »

    Il souligne que la prochaine guerre sera d’une ampleur bien plus grande encore qu’en 1914-1918 ; c’est un exemple tout à fait parlant de comment, dès 1928, l’Internationale Communiste a parfaitement compris la tendance historique du moment :

    « Nous sommes témoins d’un développement ininterrompu du militarisme et d’une accélération gigantesque du rythme de la préparation à la guerre des pays dits grandes puissances.

    Les chiffres que nous possédons montrent nettement, que la prochaine guerre impérialiste dépassera en ampleur la guerre de 1914-18. que personne n’a plus l’audace d’appeler la dernière des guerres. »

    Il mentionne également un aspect essentiel, celui de la Pologne :

    « Pour conclure, je veux indiquer que, précisément au moment où nous débattons au Congrès la question de l’attitude de l’Internationale Communiste devant la guerre, nous apprenons que le conflit entre la Pologne et la Lituanie s’est considérablement aggravé.

    C’est le résultat inévitable des intrigues des puissances impérialistes. Ces événements doivent également nous rappeler la nécessité de renforcer notre action anti-militariste et d’exécuter les tâches, que le Congrès de l’Internationale nous impose.

    Nous devons, dans les circonstances actuelles, défendre le gouvernement soviétique plus délibérément que jamais. Les derniers événements en Pologne confirment notre tactique fondamentale dans la question de la guerre, qui constitue en ce moment le problème principal, qui se pose devant l’Internationale Communiste.

    Nous devons nous préparer à la crise qui vient, et qui sera indiscutablement une dure épreuve pour l’Internationale Communiste. »

    La question polonaise est effectivement essentielle, alors que dans les pays voisins de l’URSS, en Lettonie, en Lituanie, en Estonie et en Finlande, sous influence britannique (et sous pression polonaise), les organisations du mouvement ouvrier sont écrasées et qu’il y a une mobilisation sur une base nationaliste des forces armées, voire même de la population.

    La Pologne écrasa pareillement violemment la Hramada, une structure paysanne biélorusse regroupant 100 000 paysans.

    C’est que l’expansionnisme polonais est particulièrement violent ; à sa tête, on a Józef Piłsudski, dont l’obsession est la destruction de la Russie pour laisser la place à un empire polonais.

    Initialement socialiste, Józef Piłsudski prit le pouvoir par un coup d’État en 1926 et développa un régime autoritaire nationaliste anticommuniste, équivalent à celui de la Finlande. La différence était que l’expansionnisme polonais, dans la nostalgie de l’empire passée, était extrêmement violent.

    Józef Piłsudski en mai 1926 au moment du coup d’Etat

    La Pologne de Józef Piłsudski s’appuyait sur deux fondements :

    – le prométhéisme, c’est-à-dire l’appui aux forces centrifuges en URSS pour provoquer son éclatement, ce qui signifie argent, matériel et espions envoyés en soutien aux forces nationalistes ;

    – l’établissement de la Fédération entre Mers, sous l’égide de la Pologne bien entendu, englobant en plus d’elle la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine.

    Ce dernier point est essentiel. Si le discours polonais vise à présenter cette nation de manière unilatérale comme « martyr », en réalité elle a été un empire qui n’a pas tenu. La République des Deux Nations, avec la Lituanie et la Pologne, a été une grande puissance de 1569 à 1795 ; en 1610, les forces polonaises sont à Moscou et nomment un tsar catholique pour vassaliser la Russie.

    Ce fut un échec complet et la Pologne fut même ensuite rayée de la carte de 1795 à 1918, subissant alors une terrible oppression nationale autrichienne, prussienne et russe.

    Józef Piłsudski intervient ici comme expression du courant polonais revanchiste, voulant refaire de la Pologne une grande puissance au cœur de l’Europe de l’Est. Une grande polémique stratégique eut d’ailleurs lieu à l’époque chez les réactionnaires, alors que la Pologne avait 27 millions d’habitants, dont un tiers de non polonais occupant toute la partie est du pays.

    Le concurrent du socialiste « impérial » Józef Piłsudski était le « national-démocrate » Roman Dmowski, qui prônait une Pologne « ethniquement homogène », uniquement catholique, avec également une alliance avec la Russie. Le « camp de la Grande Pologne » de Roman Dmowski adopta toujours plus une ligne ouvertement fasciste, dans une version donc nationaliste étroite, à l’opposé de la lecture impériale de Józef Piłsudski.

    Ce dernier, avec sa vision expansionniste, était évidemment un levier formidable pour les pays capitalistes pour pousser à la déstabilisation de l’URSS ; d’innombrables campagnes d’espionnage et de sabotage partirent de Pologne.

    Le grand souci était qui plus est que dans toute cette fièvre nationaliste polonaise, le Parti Communiste ne parvenait pas à avancer, plafonnant en dessous de 20 000 membres, tout en se divisant en de multiples fractions scissionnistes, représentant une véritable catastrophe aux yeux de l’Internationale Communiste qui devait constamment faire la police.

    Celle-ci va d’ailleurs pas moins que dissoudre en août 1938 à la fois le Parti Communiste de Pologne, le Parti Communiste de Biélorussie occidentale et celui d’Ukraine occidentale, considérant qu’ils ont été infiltrés par les services secrets polonais.

    Cette situation polonaise joua un rôle immense dans la priorité stratégique soviétique de neutraliser à tout prix la Pologne en cas de guerre mondiale.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • Le sixième congrès de l’Internationale Communiste et la menace très concrète de guerre contre l’URSS

    Si l’Internationale Communiste est dominée en large partie par une approche techniciste, c’est que pour elle il y a urgence. Il y avait urgence, alors que la vague révolutionnaire mondial se lançait ; il y a désormais urgence par rapport à la menace d’une guerre contre l’URSS.

    La Pravda du 17 juillet 1928, le jour de l’ouverture du sixième congrès, pose ainsi dans son article sur Le Congrès communiste mondial, évidemment en tête de ce quotidien, que :

    « Premièrement, la question de la guerre se trouve posée, devant le VIe Congrès de l’Internationale Communiste, comme la plus importante de l’ordre du jour.

    La bourgeoisie prépare (et a déjà commencé sur certains points), de nouvelles guerres, tandis que la social-démocratie de chaque pays, en criant qu’elle lutte pour la paix, fait campagne contre ceux, que lui désigne la bourgeoisie de son pays.

    Elle attaque l’U.R.S.S., elle attaque la révolution chinoise, elle excite les antagonismes nationaux des peuples de l’Europe et des autres parties du monde.

    La question de la guerre ne saurait être posée devant le Congrès de l’Internationale Communiste, sans être liée à la question du renforcement de la lutte contre la social-démocratie et les réformistes.

    C’est la deuxième des questions qu’il aura à traiter. Le Congrès devra donc élaborer les mesures pratiques, que les partis communistes doivent prendre aussi bien avant la guerre qu’au début de la guerre. »

    La Pravda publia également à cette occasion un message d’Ernst Thälmann, dirigeant du Parti Communiste d’Allemagne, axant pareillement l’actualité par rapport à la menace de guerre contre l’URSS :

    « Le point central des tâches, qui s’imposent à tous les partis communistes, et en particulier à la section allemande de l’Internationale communiste, est la lutte contre le redoutable danger d’une nouvelle guerre impérialiste contre l’Union soviétique.

    Le capitalisme allemand, qui a repris des forces, prend également part avec zèle à la préparation de cette guerre.

    Le gouvernement socialiste actuel de l’Allemagne coopérera, dans le domaine de la politique extérieure, à la préparation de la guerre. A l’intérieur du pays, il mènera la politique réactionnaire des patrons, politique qui consiste à asservir les travailleurs.

    Le parti communiste, sans hésiter une minute, luttera de la manière la plus impitoyable et la plus acharnée contre ce gouvernement de social-traîtres. Il mettra en jeu tous les moyens pour déterminer les masses prolétariennes à lutter pour son renversement. »

    Dès le début du congrès, Ernst Thälmann insiste sur cet aspect :

    « Nous pensons que dans le moment historique présent l’Internationale Communiste saura passer sa grande épreuve du feu dans les tempêtes de la guerre à venir, tout comme le Parti russe s’est maintenue victorieusement durant la guerre mondiale. »

    La menace de guerre contre l’URSS, alors que la guerre impérialiste est inéluctable, est ainsi un leitmotiv du sixième congrès ; l’Ecossais Tom Bell, qui présente cette question, souligne que non seulement tout Parti Communiste doit lutter contre cette menace, mais que toutes les activités de chaque parti doit également posséder un rapport avec cela.

    Au sens strict, le sixième congrès définit le parti communiste de chaque pays comme la force révolutionnaire luttant contre la crise générale du capitalisme qui s’est transformée en élan vers une guerre impérialiste relativement imminente, avec l’URSS étant à protéger à tout prix.

    Eugen Varga résume le point de vue du congrès en disant :

    « Camarades ! Notre congrès a comme tâche de tirer les leçons stratégiques sur la base de l’analyse des périodes passées et de constater les tâches actuelles pour les prochaines années.

    Le point central du développement des prochaines années est sans aucun doute le danger de guerre : la tâche principale de l’ensemble du mouvement communiste dans ces prochaines années est de détourner le danger de guerre menaçant l’Union Soviétique. »

    Les délégués des différents pays, lors de leurs interventions, accordèrent une place significative à cette question, en présentant la situation relative à cela chez eux. Le communiste italien Garlandi (en fait Ruggero Grieco) nota par exemple la situation profondément instable dans son pays et expliqua ainsi avec justesse que :

    « Le fascisme ne peut plus désormais que tenter de sortir de la crise économique par la guerre. »

    L’Allemand Ernst Schneller constata que l’Allemagne profitait du soutien de l’impérialisme américain, ce dernier cherchant à empêcher la concurrence d’une alliance franco-britannique. Or, de par l’immense force des monopoles en Allemagne, cela aboutit à une redynamisation rapide de l’impérialisme allemand. La menace de guerre contre l’URSS est tout à fait réelle.

    Le Français Henri Barbé – quelques mois après il deviendra pratiquement le dirigeant du PCF, pour finalement rejoindre le fascisme aux côtés de Jacques Doriot – présenta les chiffres concernant la course française aux armements. Le budget de la marine avait quadruplé entre 1922 et 1928 ; le budget général des armées était en 1927/1928 le double d’avant 1914.

    Le nombre d’appelés chaque année s’élève à 240 000, à quoi s’ajoutent 150 000 soldats de métier, 30 000 officiers, 45 000 gendarmes, 200 000 hommes dans les troupes coloniales.

    L’Américain Jay Lovestone – qui devint par la suite rapidement un « oppositionnel » boukharinien puis un anticommuniste patenté – présenta de son côté la force incroyable de l’économie américaine, qui a pratiquement doublé en vingt ans avant 1914, puis encore doublé en dix ans depuis la fin de la guerre mondiale.

    30 % du budget allait pour le renforcement de sa marine militaire ; la doctrine Monroe faisait de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale un protectorat américain. Seuls l’Argentine, le Brésil et le Chili parviennent un tant soit peu à disposer d’une certaine autonomie.

    Dans ce cadre, les États-Unis se présentent comme une force de « paix » afin d’affaiblir les puissances coloniales et de conquérir des zones d’influence nouvelles. Ils sont particulièrement en concurrence avec l’empire britannique, qui a par ailleurs été chassé du Canada, passé sous la coupe américaine.

    Tous ces pays poussent naturellement également à une guerre avec l’URSS, mais le pays qui est en première ligne pour cela est la Pologne.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • Union et désunion dans les rangs au sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Dans la foulée de la présentation du bilan de la direction par Boukharine, pratiquement 90 orateurs prennent la parole. Cela est marqué par trois soucis.

    Tout d’abord, il y a des orateurs du même pays, du même Parti, qui interviennent et se dénoncent les uns les autres, ou bien la majorité, la minorité, etc. Ensuite, tous ces orateurs parlent comme si tout le monde connaissait en détail la situation chez eux, ce qui est vrai de la part de la direction de l’Internationale Communiste, mais naturellement pas des délégués en général.

    On a notamment les délégués américains qui intervinrent à de nombreuses reprises, s’étalant sur la situation dans leur pays et sur les problèmes internes du Parti, accaparant une énergie importante.

    Cela signifie ainsi que les orateurs prennent la parole, disent qu’ils soutiennent les thèses du rapport de la direction, puis se lancent dans leur interprétation de la situation dans leur pays, dénoncent X ou Y, les accusent d’être la source des maux du Parti, rentrent dans les détails, perdant de ce fait forcément tout le monde en cours de route.

    Cela ressemble, en apparence au moins, aux congrès précédents, sauf qu’il y a deux aspects bien différents. Il y a d’abord la quantité : bien plus de personnes ont prises la parole. Il y a ensuite la qualité : la présentation de la situation dans le pays et dans le Parti est à chaque fois très détaillée, très précise.

    Or, à partir du moment où l’on est désormais dans une capacité opérationnelle avec un certain niveau, une certaine dimension, tout cela n’est plus possible et il faut aller de l’avant. De fait, le ménage commence à être fait. Ainsi, Hans Tittel est le seul représentant de l’aile droite du KPD au VIe congrès ; il se fera qui plus est exclure du Parti à la fin de l’année. L’expulsion des éléments d’ultra-gauche ou déviant à droite a d’ailleurs en général déjà été lancé.

    Au VIe congrès, Ercoli (c’est-à-dire Palmiro Togliatti) souligne d’ailleurs qu’à part le parti italien ayant combattu tant l’ultra-gauche que les déviations droitières, tous les autres partis pratiquement ont changé de direction depuis le dernier congrès.

    Palmiro Togliatti

    Que ce soit Ercoli-Togliatti qui dise cela est lourd de sens ; on sait comment après 1953 il va devenir une figure de proue du révisionnisme. C’est à cela qu’on voit un point essentiel dans l’histoire du mouvement communiste international.

    L’Internationale Communiste n’est pas le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik), au sens d’un Parti avec une actualité unique, une direction solidifiée, une idéologie guide. L’Internationale Communiste se veut depuis le départ un Parti Communiste Mondial, sauf que son actualité a toujours reposé sur la constitution de Partis Communistes et leur développement tant pratique qu’organisationnel.

    Il y a ainsi une dimension techniciste de la part de la direction, amenant à des directives tendant au gauchisme, comme avec Zinoviev pour les cinq premiers congrès. Et lorsque la vague révolutionnaire semble passer par une période de relative stabilisation, le succès de la droite avec Boukharine amène un certain glissement pragmatique dans l’Internationale Communiste.

    Cela est évidemment plus aisément visible a posteriori. Cependant, cela explique le double caractère des dirigeants de l’Internationale Communiste.

    Il est en effet souvent considéré comme frappant que des figures communistes comme Maurice Thorez ou Palmiro Togliatti soient passés si facilement dans le camp révisionniste.

    Maurice Thorez

    Cela apparaît pourtant comme bien plus compréhensible lorsqu’on porte son attention sur l’Internationale Communiste. En effet, la formation des Partis Communistes dans le monde n’a pas été celle du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik). Le matérialisme dialectique était bien entendu transmis, ainsi que les principes fondamentaux, mais pour ainsi dire par la bande.

    La base de la formation des Partis Communistes dans le monde, c’est l’Internationale Communiste et principalement ses congrès. Or, ceux-ci portent sur l’actualité politique, les questions tactiques, parfois des questions de fond comme le rapport aux paysans, à la petite-bourgeoise… et jamais sur les questions idéologiques en tant que tel.

    C’est cela qui fait que lorsqu’on a des Partis Communistes avec une réelle base, des luttes concrètes de grande ampleur, avec un niveau idéologique élevé pour des raisons historiques, notamment avec la social-démocratie auparavant, on obtient l’Allemand Ernst Thälmann, le Bulgare Georgi Dimitrov, le Tchécoslovaque Klement Gottwald.

    Inversement, lorsqu’on a des Partis Communistes naissant dans un élan sérieux, mais ne parvenant pas à passer le premier cap en raison de lourdes traditions réformistes, syndicalistes révolutionnaires, ou bien une défaite… on a le Français Maurice Thorez, l’Italien Togliatti, le Finlandais Otto Kuusinen, le Hongrois Eugen Varga.

    C’est cela qui rend difficile à suivre l’Internationale Communiste, puisque des tendances erronées ou contre-révolutionnaires (comme le trotskysme) sont expulsés, sans que pour autant il y ait une base idéologique qui soit établie comme c’est le cas en URSS.

    L’Internationale Communiste vise avant tout à une « méthode » pour analyser les situations et organiser les tactiques correspondantes. Et justement Togliatti devint une figure dans l’Internationale Communiste en se posant comme au-delà des conflits internes, des oppositions entre minorité et majorité. Il le fait d’autant plus aisément qu’il est italien et que face au régime fasciste, les communistes sont réduits à la portion congrue et assument un esprit unitaire.

    Pareillement, Maurice Thorez va apparaître comme la figure autour duquel le ménage est fait dans la section française. Mais c’est un produit d’une exigence extérieure, venant de l’Internationale Communiste, et se réduisant à une dimension technique.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • La question de la social-démocratie au sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Si Boukharine a une conception du « capitalisme d’État » qui substantiellement est la même que celle de la social-démocratie, cela doit également beaucoup au fait que celle-ci ne s’est pas effondrée, comme l’Internationale Communiste l’avait déduit de la situation nouvelle.

    D’un côté Boukharine est influencé par la social-démocratie, de l’autre c’est un moyen d’expliquer le maintien de celle-ci.

    Selon Boukharine, le capitalisme est désormais caractérisé par des « tendances au capitalisme d’État » dans le cadre d’une centralisation du capital parallèle au développement des forces productives. Cela forme une stabilité réelle qui est, pour lui, la cause du maintien de la social-démocratie.

    Boukharine ajoute également un autre aspect à cette question de la corruption par un capitalisme qui fonctionne : il souligne l’imbrication de la social-démocratie dans des institutions nouvelles, dans le cadre du rapport capital-travail.

    Or, si l’on regarde bien là, on a la même thèse que la social-démocratie, qui n’a cessé d’affirmer que la situation « à l’ouest » de l’Europe était substantiellement différente de la situation « à l’est », qu’elle serait en mesure de jouer sur l’État et l’économie, etc.

    Boukharine

    Le problème à l’arrière-plan est en fait très simple à saisir. Comme le fait remarquer au congrès un délégué soviétique, il existe un profond décalage entre l’influence politique des Partis Communistes, qui grandit, et le travail organisationnel qui lui reste arriéré. Il donne plusieurs exemples, dont celui français : la SFIC a reçu en 1928 un million de voix, 300 000 travailleurs ont soutenu sa campagne, mais le nombre de membres n’est que de 52 000.

    En comparaison, le Parti Communiste de Tchécoslovaquie, pratiquement le modèle du genre, a obtenu également plus d’un million de voix dans un pays bien plus petit (1/7e des voix), mais lui s’appuie sur 150 000 membres.

    Dans les faits, il y a une grande sympathie ouvrière pour les communistes, avec pourtant une incapacité communiste à réaliser une ligne de masses, alors que la social-démocratie est quant à elle parvenue à se maintenir et à verrouiller de très nombreuses structures, notamment syndicales et sportives.

    En Allemagne, comme le constate Thälmann, le Parti Communiste a eu 550 000 voix aux élections, la social-démocratie 9 millions, alors que celle-ci se place entièrement dans le cadre constitutionnel et n’a pas hésité à chercher la confrontation physique avec les communistes lors de la campagne électorale.

    La maison Karl Liebknecht à Berlin, siège du Parti Communiste d’Allemagne de 1926 à 1933

    La social-démocratie parvient dans les faits à se maintenir et cela, du point de vue de l’Internationale Communiste, au moyen de son aile gauche, qui tout en légitimant l’aile droite, diffuse des illusions dans les masses sur les objectifs et la détermination à aller au socialisme.

    Les masses sont trompées par la social-démocratie, qui est pourtant un facteur de soutien au régime, voire une institution directe du régime comme en Pologne où avec Pilsudski la social-démocratie s’est convertie en une fraction nationaliste « de gauche » ultra-militariste et anti-communiste.

    Dans un tel contexte, Boukharine semble apporter la réponse au problème, en disant que la social-démocratie est devenue un appendice d’un capitalisme désormais organisé.

    Cela va produire une ligne dans l’Internationale Communiste qui va chercher la polarisation avec la social-démocratie, au lieu de chercher à dépasser celle-ci en étant plus dense, plus profonde qu’elle. Il faudra attendre le prochain congrès pour que le principe d’engloutissement de la social-démocratie, pour ainsi dire, soit mis en place.

    Il se formulera alors avec le Front populaire, puis pendant la guerre avec la Démocratie populaire.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • Boukharine et la stabilisation relative comme capitalisme transformé au sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Au sixième congrès de l’Internationale Communiste, Boukharine fait triompher l’évaluation de la situation comme quoi le capitalisme connaît une stabilisation relative.

    S’il a été nommé, c’est parce que contrairement aux courants ultra-gauchistes, lui assume que la crise générale du capitalisme connaît des modifications dans ses expressions. Loin de la phraséologie ultra-révolutionnaire coupée des réalités, il assume la complexité du travail à mener.

    Dans son allocution, il précise ainsi que :

    « Notre tâche s’est compliquée jusqu’à l’extrême.

    Le premier élan, la première grande vague révolutionnaire, qui s’est avancée à travers l’Europe, a abouti à la défaite de la classe ouvrière des pays capitalistes.

    Les perspectives de faillite immédiate du capitalisme ont été remplacées par d’autres perspectives quelque peu différentes.

    Nous avons vérifié la justesse des vues de Lénine, qui estimait que, pour la bourgeoisie, il n’y avait pas de situation sans issue : la bourgeoisie, dans un des pays qui ont été le plus soumis à l’influence du mouvement révolutionnaire, a su se tirer d’affaire.

    Le capitalisme se hâte actuellement de construire ses forteresses, le capitalisme s’arme avec précipitation. Il construit et s’arme en même temps.

    La chute du capitalisme ne s’est pas réalisée en ligne droite, mais suis un mouvement en zig-zag, par des améliorations partielles de certaines parties du système capitaliste, il passe par ce que nous appelons la stabilisation capitaliste partielle.

    Il s’en est résulté, pour le mouvement communiste, de nouvelles difficultés considérables ; de nouveaux problèmes se sont posés devant l’Internationale communiste.

    L’Internationale communiste en bloc et pour chacun des partis qui la composent, a dû imaginer et élaborer une tactique extrêmement complexe de préparation et de mobilisation des forces de la classe ouvrière.

    L’Internationale communiste a dû chercher dans la vie quotidienne, en se basant sur le développement des contradictions de la stabilisation capitaliste, les moyens de mobiliser les masses pour une nouvelle vague et de porter au capitalisme un nouveau coup cette fois encore plus grandiose et plus destructif. »

    Ce qui est dit là correspond au triomphe sur le trotskysme. Boukharine insère toutefois dans cette vision des choses sa propre interprétation d’un capitalisme qui, pour lui, a changé de forme.

    Boukharine utilise un argument très précis. Il dit que le principe d’une troisième période se justifie par le fait que le niveau d’avant-guerre a de nouveau été dépassé par la production capitaliste. Cela signifie pour lui qu’il y a eu une réorganisation de l’économie capitaliste, qu’une étape a été passée.

    Il explique que le capitalisme américain se développe incroyablement tout en employant moins d’ouvriers (production plus grande de 26 % entre 1919 et 1927, pour 11 % d’ouvriers en moins), qu’en Allemagne le capitalisme s’est relancé notamment grâce au progrès technique, que la France se transforme en puissance industrielle, que même la Grande-Bretagne a un capitalisme qui se relance dans certains secteurs malgré la fragilisation de son empire, etc.

    Compte-rendu des interventions des délégués au sixième congrès

    Boukharine souligne notamment comment les États-Unis développent le travail à a chaîne, utilisent de nouvelles machines et de nouveaux appareils, ont une production électrique qui a pratiquement quintuplé, etc.

    Il explique alors que le capitalisme reprend en général et ce de manière organisée. Il attribue cette « reconstruction » à la formation de monopoles, de consortiums bancaires immenses et, depuis la guerre, à des « tendances capitalistes d’État grandissantes de tout type ».

    Il assume ouvertement cette conception capitaliste d’État dans son bilan, dès le départ, au moment de l’évaluation de la situation. C’est une véritable thèse politique. Boukharine parle de :

    « l’excroissance des organisations économiques de la bourgeoisie impérialiste avec ses organes d’État ».

    Boukharine dit ainsi d’un côté qu’il y a une stabilisation du capitalisme, qu’elle est relative car la crise continue, mais de l’autre il affirme que cette stabilisation n’est pas momentanée et que la crise n’est plus là, mais va revenir de manière encore plus prononcée.

    Boukharine modifie concrètement la thèse de la crise générale du système capitaliste mondiale. Il dit : on pensait que le capitalisme était en train de s’effondrer, puis finalement on a constaté une stabilisation « relative », mais comme le capitalisme continue voire reprend sa marche, alors cette conception « relative » n’a plus de sens ou bien un sens forcément différent.

    Cela préfigure la thèse révisionniste, développée par Eugen Varga par la suite, du « capitalisme monopoliste d’État » dans les années 1950-1960.

    Qui plus est, la social-démocratie va dans les années 1920 exactement dans ce sens-là. Boukharine le sait très bien et il s’empresse de souligner que lui, à la différence de la social-démocratie ne dit pas que la crise générale est terminée ; selon lui elle se prolonge, mais sa forme a changé.

    La période de la guerre et de l’après-guerre aurait amené des « modifications essentielles » dans la construction du capitalisme. L’URSS serait elle-même une preuve, comme corps étranger, du changement de cette construction.

    On aurait donc une situation où les tensions s’aggravent de fait, car la moindre grève a un impact sur un État devenant une excroissance des monopoles.

    La révolution consiste alors en l’appropriation de ce capitalisme d’État, qui par ailleurs est en concurrence avec les autres capitalismes d’État, d’où l’inéluctabilité de la guerre.

    Cette lecture passée en contrebande au sein du congrès de l’Internationale Communiste ne tiendra pas longtemps ; il se fera débarquer en avril 1929.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • Le rôle et la position de Boukharine avec le concept de troisième période au sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Boukharine était une figure importante du Parti bolchevik et, qui plus est, un véritable théoricien. Il pensait que le socialisme pouvait se construire en URSS et à ce titre il a soutenu Staline dès le départ.

    Boukharine était cependant largement influencé par l’austro-marxisme et les conceptions social-démocrates d’un capitalisme « organisé ». Il raisonnait en termes d’« organisation » pour évaluer les phénomènes.

    N’ayant pas confiance dans l’alliance ouvrière-paysanne en URSS, il était favorable au maintien de la NEP permettant un certain capitalisme et s’opposait à la ligne d’une industrialisation rapide.

    Au sens strict, son accession à la direction de l’Internationale Communiste correspond à l’écrasement dans le PCUS(b) des forces d’ultra-gauche et lui-même, n’ayant pas une approche correcte, s’est transformé en porte-parole de l’aile droite, qui veut temporiser et refuse le jusqu’auboutisme liquidateur de Trotsky.

    On a un bon résumé de ce processus par Dmitri Manouïlski, dans le cadre de sa longue présentation de la situation en URSS, un moment classique de chaque congrès.

    Dmitri Manouïlski souligna que le combat mené contre le trotskysme en URSS a une incidence internationale et qu’il correspond à toute une séquence historique :

    « L’opposition trotskyste n’a pas été une apparition de signification simplement « nationale ». La lutte contre l’opposition trotskyste a été menée sur l’ensemble du front international.

    L’absence de croyance en la cause de la construction socialiste en Union Soviétique, qui est caractéristique de nos courants oppositionnels, était entrelacé de manière étroite avec des courants pusillanimes, défaitistes, qui ont été produits dans le mouvement ouvrier d’Europe de l’Ouest en raison des événements de 1923 en Allemagne, de la défaite de la grève générale anglaise et par le repli temporaire de la grande révolution chinoise.

    L’opposition trotskyste, pour cette raison, non seulement reflétait la pression des classes non prolétariennes de notre pays [qu’est l’URSS], mais reproduisait dans le zig zag historique de sa politique la pression plus élevée du capital mondial sur l’ensemble du prolétariat international et sur sa forteresse révolutionnaire ayant pris la forme de l’URSS.

    Les racines de l’idéologie trotskyste ne reposaient pas seulement dans les rapports de classe en Union Soviétique, mais bien plus profondément, elles reposaient dans la situation objective qui s’est produite après le reflux de la première vague révolutionnaire.

    La lutte contre l’opposition, partant de là, n’était pas une exportation artificielle de la question russe dans les sections ouest-européennes, mais le résultat d’une retombée autonome dans une social-démocratie revivifiée dans les Partis ouest-européens.

    L’offensive de l’opposition en URSS n’a fait qu’accélérer ce processus. »

    Le sixième congrès est ainsi marqué par le fait de surmonter un courant, le trotskysme (synonyme d’ultra-gauche avec différentes variantes), qui a été incapable de suivre le rythme de la révolution mondiale.

    Dmitri Manouïlski

    À ce titre, une partie très importante du congrès – plus d’un quart – est consacrée au bilan. Il est d’usage qu’un congrès s’ouvre par un compte-rendu de l’activité de la direction, compte-rendu validé (ou pas) par le congrès. Cependant, ici, un accent particulier est mis sur l’évaluation du bilan récent, prétexte à une analyse du bilan général.

    C’est Boukharine qui se charge du compte-rendu, en tant que chef de file de l’Internationale Communiste en remplacement de Zinoviev, et la première chose qu’il fait, c’est de souligner la différence entre plusieurs périodes.

    La première a consisté en la période de crise aiguë, culminant en 1920-1921 et se terminant en 1923. C’est la révolution d’Octobre, les soulèvements en Finlande, en Allemagne, en Hongrie, en Autriche, les événements révolutionnaires de Japon et de Corée, les occupations d’usine italiennes, etc.

    La seconde période part de l’échec de la vague révolutionnaire dans les pays d’Europe de l’Ouest et consiste en une offensive du capital. Il a été obtenu une stabilisation économique relative du capitalisme, alors que le centre de gravité passait dans les pays coloniaux (Maroc, Syrie, surtout la Chine, etc.).

    La troisième période, qui s’ouvre de fait de manière nouvelle, consiste pour Boukharine en la « reconstruction capitaliste », avec une réorganisation d’un côté, un développement technique de l’autre. Dans ce cadre, le capitalisme constate le formidable développement de l’URSS qui lui fait face, alors que les États-Unis deviennent son bastion. La vague révolutionnaire mondiale continue, dans ce cadre, en se situant désormais dans les pays dominés, principalement en Asie, notamment en Chine.

    Si l’on s’arrête à cela, tout est juste et Boukharine a été le levier pour parvenir à suivre correctement le processus de la crise générale du capitalisme.

    Cependant, Boukharine a sa propre vision des choses et ajoute un élément de plus : le capitalisme a, selon lui, changé de forme. La « reconstruction capitaliste » aurait modifié la situation du capitalisme, qui serait parvenu à un stade organisé.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • La nature du sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Le sixième congrès de l’Internationale Communiste présente deux aspects formant une contradiction préfigurant toute l’évolution à venir.

    D’un côté, on a pour la première fois des présentations vraiment denses de la situation de chaque pays par les délégués. Il ne s’agit pas de courts descriptifs, mais de présentation synthétique du niveau de développement économique et politique, de la situation et de ses enjeux, des questions de fond, etc.

    Cela repose sur une véritable activité communiste, avec une vraie recherche de mise en perspective, en se fondant sur l’expérience révolutionnaire russe. La vie des Partis Communistes a clairement commencé et un réel contenu se pose comme programmatique, analyse politique.

    Boukharine résume cela en disant que :

    « Actuellement, l’Internationale Communiste ne se contente plus de propagande ; cette organisation puissante est une organisation agissante.

    Elle s’appuie sur la dictature du prolétariat en Russie et sur les innombrables cohortes du prolétariat, qui luttent dans les autres pays; elle s’est déjà répandue dans le monde entier, elle est à la tête d’une lutte grandiose en Asie, elle représente une telle force, que la bourgeoisie mondiale organisée doit se protéger furieusement contre le danger communiste. »

    De l’autre côté, ce qu’on a gagné dans chaque pays a été perdu au niveau général. L’Internationale Communiste avait initialement cherché à faire le forcing à tout prix, en considérant que la vague de la révolution mondiale allait triompher à court terme.

    Cela a produit, en plus d’une situation déjà marquée par des courants éclectiques, un renforcement des courants droitiers et d’ultra-gauche.

    Or, alors que le congrès précédent s’était tenu en 1924, il était tout à fait clair, cette fois, que la vague révolutionnaire se prolongeait, mais n’avait pas eu l’effet escompté de succès rapides de grande ampleur.

    Le centre de gravité était passé dans les colonies et la révolution chinoise avait acquise une importance absolument fondamentale.

    Au congrès, avec ici notamment l’Ukrainien soviétique Dmitri Manouïlski, l’Américain William Foster, l’Allemand Ernst Thälmann

    Le sixième congrès de l’Internationale est ainsi un congrès charnière, où son initiative apparaît comme devant se prolonger, s’ancrer dans le temps. Pour cette raison, l’Internationale Communiste produit à ce congrès un programme et des statuts.

    C’est là quelque chose de nouveau, preuve d’une cimentation de l’initiative, ce qui provoquera une critique de la part des courants droitiers et gauchistes, qui y verront bien entendu une ossification, un dévoiement, un recul, etc.

    Cela implique également un regard différent sur le parcours de la crise générale du capitalisme et, pour ce faire, l’Internationale Communiste va développer le concept de stabilisation relative, tout en l’alliant avec le principe d’une prochaine guerre mondiale inéluctable.

    L’ordre du jour fut ainsi le suivant :

    a) Rapport du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste (avec comme rapporteur Boukharine) ;

    b) Rapport du Comité Exécutif de la Jeunesse Communiste Internationale (avec comme rapporteur l’Autrichien Richard Schuller) ;

    c) Rapport de la Commission Internationale de Contrôle (avec rapporteur le Letton Pēteris Stučka) ;

    d) Mesures contre le danger de guerre impérialiste (avec comme rapporteur l’Écossais Tom Bell) ;

    e) Le mouvement révolutionnaire dans les colonies (avec comme rapporteurs le Finlandais Otto Kuusinen et l’Italien Ercoli, c’est-à-dire Palmiro Togliatti) ;

    f) La situation de l’URSS et du Parti communiste russe (avec comme apporteurs le Hongrois Eugen Varga et l’Ukrainien Dmitri Manouïlski) ;

    g) Élections.

    C’est Boukharine qui ouvre et ferme le congrès ; c’est également lui qui pose le cadre.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • L’organisation du sixième congrès de l’Internationale Communiste

    Entre le cinquième et le sixième congrès, il s’est déroulé plusieurs années. Le premier congrès avait eu lieu en 1919, le second en 1920, le troisième en 1921, le quatrième en 1922, le cinquième en 1924. Le sixième se tint quant à lui en 1928.

    Cela ne veut pas dire, bien entendu, que l’Internationale Communiste ne fonctionnait pas ou que la direction était paralysée. Le Comité Exécutif s’était réuni cinq fois entre le cinquième et le sixième congrès, dont trois fois de manière élargie (soit avec successivement 281, 246 et 195 délégués, contre 75 et 72 délégués pour les deux sessions normales).

    Cependant, un écart de plusieurs années entre les congrès était une première et c’est très lourd de sens. Il s’est passé de nombreuses choses dans l’Internationale Communiste et la tenue du congrès s’en est vue d’autant repoussé.

    La raison principale est que l’élan de la vague révolutionnaire mondiale avait modifié son centre de gravité. Ce n’était plus l’Europe qui était en ébullition, mais certains pays asiatiques. Il fallait donc impérativement que l’Internationale Communiste parvienne enfin à concrétiser son orientation en faveur des peuples opprimés par les pays impérialistes.

    Cependant, cela allait de pair avec l’émergence d’un esprit de capitulation, tant en URSS que dans les rangs communistes des pays européens. Ce qu’on appelle le trotskysme était apparu et rejetait l’idée que l’URSS puisse se maintenir et la vague révolutionnaire se prolonger dans les pays d’Asie sous la forme de révolutions démocratiques anti-impérialistes.

    Le trotskysme prônait la « révolution permanente », c’est-à-dire la révolution socialiste comme objectif immédiat et mondial ; il se présentait ainsi comme ultra-révolutionnaire, alors qu’il ne reflétait que la capitulation devant les nouvelles tâches.

    Zinoviev, qui avait dirigé l’Internationale Communiste depuis ses débuts, n’était pas en accord avec le trotskysme, mais il avait porté lors des cinq premiers congrès un certain « urgentisme ». Cela le fit converger avec le trotskysme et, pour cette raison, il fut remplacé par Nicolas Boukharine. C’est ce dernier qui orchestra le congrès.

    Nicolas Boukharine

    Celui-ci se tint du 17 juillet au 1er septembre 1928 ; le mouvement communiste international avait alors atteint une dimension significative. Les Partis membres ou sympathisants de l’Internationale Communiste regroupaient alors 1 789 859 membres ; leurs organisations de jeunesse avaient 2 225 300 membres.

    Le congrès rassembla 515 délégués de 57 pays ; 372 eurent le droit de vote en tant que tel, 143 seulement un vote à valeur consultative.

    La répartition des voix obéissait encore à un savant calcul alliant l’importance du Parti, du pays, de la situation. On peut lire, à travers le nombre de voix, l’évaluation faite par l’Internationale Communiste de ses différentes sections.

    La partie russe de l’URSS dispose de 50 voix, l’Internationale Communiste de la Jeunesse 30 voix.

    La France a 31 voix (dont trois pour l’Indochine, trois pour l’Algérie, une pour la Tunisie) ; l’Allemagne a 25 voix, tout comme la Tchécoslovaquie.

    La Chine a 20 voix, tout comme les États-Unis. L’Angleterre a 19 voix, l’Italie a 18 voix, la Pologne a 14 voix. L’Ukraine soviétique a 9 voix, la Suède 8 voix, la Finlande 7 voix, la Bulgarie 6 voix, le Japon 5 voix.

    La Yougoslavie a 4 voix, tout comme l’Argentine, l’Autriche, la Belgique, le Canada, la Roumanie, et la Biélorussie soviétique.

    L’Inde a 3 voix, tout comme l’Indonésie et le Mexique, mais également comme les Pays-Bas, l’Union sud-africaine, le Danemark, la Suisse, ainsi que la Géorgie soviétique et l’Azerbaïdjan soviétique.

    Ont 2 voix la Grèce, la Perse, le Brésil, la Colombie, la Lituanie ; ont 1 voix le Chili, l’Arménie, l’Espagne, la Turquie, la Palestine, l’Irlande, la Lettonie et l’Uruguay.

    N’ont pas pu venir les délégués d’Australie, de Corée, de Cuba, d’Égypte et du Portugal.

    Ces délégués relèvent d’un certain renouvellement. 114 d’entre eux avaient été présents au Ve congrès, 82 au IVe, 71 au IIIe, 37 au IIe, 10 au premier. L’écrasante majorité a entre 20 et 40 ans, signe d’un élan dans la jeunesse.

    La moitié des délégués étaient des ouvriers, autour de 25 % des professions libérales, un peu moins de 20 % des employés, 3 % des paysans. Par contre, 96 % étaient des hommes, ce qui fut considéré bien entendu comme un problème de fond.

    =>Retour au dossier sur le sixième congrès
    de l’Internationale Communiste

  • La seconde crise générale du capitalisme et le concept de « cycle »: la question de la négation de la négation

    Ce qui caractérise la crise générale du capitalisme, c’est que l’organisation de la production et de la consommation est profondément bouleversée. Il ne faut bien entendu pas prendre ce terme d’organisation au sens strict, car ce qui caractérise le capitalisme, c’est la concurrence, la compétition et, partant de là, la désorganisation.

    Pour trouver une « organisation » dans le capitalisme, et encore seulement de manière relative, il faut se pencher sur les crises qui amène une ré-adéquation par rapport à la réalité ; il y a également les situations marquées par la main-mise des monopoles.

    Tout cela n’est, cependant, que relatif. Du moment que les entreprises s’entrechoquent dans leurs activités, aucune organisation n’est possible. C’est là où le concept de cycle intervient.

    Karl Marx utilise à plusieurs reprises le terme de « cycle » dans Le capital. Par là, il parle de phénomènes qui se répètent de la même manière, de manière périodique. Cependant, il faut bien considérer ici que Karl Marx traite de ces cycles « toutes choses étant égales par ailleurs », c’est-à-dire qu’il les fige comme catégorie. Or, rien n’est figé, jamais.

    Karl Marx n’abuse donc jamais du concept de « cycle ». Il est pourtant courant de trouver le terme dans les présentations de l’analyse du mode de production capitaliste par Karl Marx. Cela est dû à une approche erronée de ce qu’est le mouvement.

    Rosa Luxembourg a pu faire cette erreur, par exemple. Figeant les cycles, elle s’est demandée comment le capital parvenait à s’accumuler toujours plus et elle a dû trouver un apport « extérieur » aux cycles, dans les pays non capitalistes qui sont colonisés.

    En réalité, les cycles se mêlent et s’entremêlent ; ils partent dans toutes les directions, comme ils viennent de toutes les directions. Le capitalisme n’est pas un assemblage de capitalistes individuels suivant le processus apport d’argent – production de marchandises – récupération de l’apport d’argent à quoi s’ajoute le fruit de l’exploitation des travailleurs.

    Ou bien c’est, si l’on veut, un assemblage qualitatif, pas mécanique ni simplement quantitatif. Il faut plus penser à une macédoine de légumes qu’à un gâteau aux strates bien délimitées.

    À l’arrière-plan, cela pose la question de la signification de la négation de la négation. En effet, la négation de la négation dit qu’une chose connaît un parcours où elle profite toujours plus de son mouvement en devenant plus complexe.

    Le capitaliste pratique la négation de la négation : il apporte a somme A, récupère la somme B, l’investit de nouveau pour obtenir la somme C, et ainsi C est la négation de B qui est elle-même la négation de A.

    La progression d’un phénomène semble correspondre ici, économiquement parlant, à la négation de la négation.

    Karl Marx lui-même présente la chose ainsi, ou du moins semble le faire, pour présenter le processus révolutionnaire. La petite propriété qui s’est généralisée se fait nier par la formation de grands capitalistes, qui exproprient les propriétaires. Mais les grands capitalistes se font eux-mêmes nier par le prolétariat et ils sont expropriés également. Il y a un processus de négation de la négation.

    Voici comment Karl Marx nous explique cela dans Le capital  :

    « L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel.

    Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature.

    C’est la négation de la négation.

    Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. »

    Cette question de la négation de la négation est très importante à saisir dans son rapport avec la question du cycle. Il apparaît en effet qu’on a ici une contradiction entre le processus général et la réalité particulière.

    Si l’on expose qu’il y a la négation de la négation, alors on a trois moments en particulier. On a le moment dont on parle, qui est la négation d’une chose précédente, qui est elle-même la négation d’une chose précédente. Notons d’ailleurs qu’on parle bien en fait d’une seule et même chose, qui s’est transformée.

    Or, qui dit parler de trois choses, même pour parler d’une seule chose – disons trois moments – sépare par définition ces phénomènes. Comment conjuguer cela avec le fait que les cycles s’emboîtent tous les uns dans les autres, qu’ils forment un jeu de va-et-vient où tout est lié et dont on ne peut rien séparer ?

    Comment peut-on, comme le fait Karl Marx, dire d’un côté qu’on ne peut analyser les phénomènes qu’en les isolant, ce qui est une abstraction, une considération « toutes choses égales par ailleurs », donc de manière limitée, et de l’autre qu’il y a la négation de la négation, avec une séparation tranchée ?

    On touche là un aspect très difficile de la dialectique, où il y a une séparation et en même temps il n’y en a pas. D’un côté il y a bien un mode de production féodal qui cède la place à un mode de production capitaliste… De l’autre côté il s’agit d’un seul et même phénomène.

    Mao Zedong nous apporte ici beaucoup, car il explique qu’il y a toujours un aspect principal. Comme c’est le même phénomène, car le même univers en mouvement, alors c’est l’aspect principal et la séparation est secondaire.

    C’est pour cela qu’il rejette la négation de la négation, qui est pour lui un concept obscurcissant que tout est va-et-vient à tous les niveaux, que tout est en inter-relation et par là-même affirmation et négation, tout le temps.

    Essayons de comprendre cela par rapport à la question du cycle. Si on prend un mouvement cyclique, on peut voir qu’on a une répétition ; on a un phénomène, puis le même phénomène qui revient, puis revient encore.

    Il y a alors deux possibilités. Soit le cycle existe vraiment et il n’y a que des différences quantitatives entre les éléments du cycle, au sens où un mouvement en suit un autre similaire, qui lui-même en précède un autre similaire, etc.

    Soit il n’y a pas de cycle en tant que tel et ce sont deux mouvements qui se suivent dont la différence est qualitative et dont les similitudes, rapprochements, etc. sont secondaires et non principales, mais suffisamment proches pour qu’on parle de cycle.

    Dans un premier cas, on a un schéma du type :

    2 / 4 / 8 / 16 / 32 / 64 / 128 etc.

    Ici soit il y a accumulation dans le cadre des éléments cycliques, soit il y a une répétition mécanique et donc augmentation du nombre d’éléments cycliques effectués.

    Dans le second cas, on a un schéma du type :

    a / b / c / d / e / f etc.

    Ici, b est de même nature que a, mais substantiellement différent, le fait que cela relève d’un même mouvement amenant à qu’on les place au sein d’un même cycle.

    Selon qu’on suive le premier ou le second schéma, on a une approche différente.

    Dans le premier cas, on analyse le cycle en général et les éléments cycliques en particulier. La définition principale est celle du cycle dans l’absolu ; les différenciations entre les éléments cycliques entre eux sont secondaires.

    Dans le second cas, on étudie les éléments « cycliques » en général et le « cycle » en particulier, ce dernier n’étant qu’un descriptif.

    On aura compris le problème. Imaginons qu’on parle du mode de production féodal se transformant en mode de production capitaliste. Il n’y a pas d’instant T. Il n’y a pas de moment où les cycles du mode de production féodal s’arrêtent et où ceux du mode de production capitaliste commencent. Les deux modes de productions sont fondamentalement imbriqués.

    Mais s’ils sont imbriqué… Comment les distingue-t-on ? Et s’ils se distinguent, c’est bien qu’ils sont différents !

    On est ici au cœur de la contradiction entre identité et différence. Et Mao Zedong considère ici qu’on peut bien saisir la chose, si on voit que l’aspect principal est l’unité des contraires, pas leur lutte.

    Il y a toujours lutte, mais s’il n’y avait que lutte et pas unité, il n’y aurait rien. Voilà pourquoi, selon lui, il ne faut pas considérer la négation de la négation comme une loi ; elle est une présentation particulière qui, somme toute, relève de la loi de la contradiction en général, qui est universelle.

    Cela a une grande importance, forcément, pour comprendre les cycles dans le capitalisme, avec à l’arrière-plan d’ailleurs la transformation des cycles capitalistes en cycles socialistes. Toute la transition du capitalisme au socialisme se joue à ce niveau-là.

    Prenons maintenant les cycles et voyons si leur évolution relève du qualitatif, avec modification substantielle, ou bien du quantitatif, avec une accumulation. Eh bien dans les deux cas, cela pose problème.

    En effet, que le changement soit qualitatif ou quantitatif, on a tout de même des phénomènes de nature, si ce n’est équivalente, au moins très proche. Comment les distinguer ? Est-il juste de le faire ?

    Un enfant grandit par exemple jusqu’à l’âge adulte : il n’y a pas de répétition pure et simple comme le cycle de la lune par rapport à la Terre, il y a bien eu un saut qualitatif, mais en même temps cela reste la même personne. On a un mouvement lunaire et un mouvement de l’enfant ; la lune reste la lune, l’enfant reste l’enfant. L’enfant a cependant changé… tout en restant lui-même.

    Cela semble pourtant incohérent de présenter les choses ainsi. Dire qu’un mouvement est uniquement quantitatif est anti-dialectique. Un mouvement quantitatif porte forcément en lui la qualité également, et inversement. Il est absolument impossible, dialectiquement, que le mouvement de la lune soit toujours tout le temps le même, ou du moins pour une période relativement longue.

    Pour qui ne comprend pas la dialectique, le tableau accroché au mur ne change pas, ne bouge pas, il est statique, il y a la répétition cyclique d’un mouvement toujours similaire. Cela est impossible du point de vue dialectique, pour qui tout se transforme tout le temps. Le tableau va de fait se dégrader, tout comme le mur, le clou le maintenant sur le mur, etc. etc.

    Aucun phénomène ne peut jamais être semblable à lui-même, jamais. Il l’est relativement, car il reste lui-même, mais en même temps il s’insère dans l’univers dont il n’est qu’un aspect. On a un bon exemple ici lorsqu’en Inde, dans les anciens temps, cette problématique a été perçue et qu’il a été tenté de la résoudre avec le principe de la réincarnation. Un être vivant est un être vivant et la réincarnation n’est que le constat idéaliste que chaque être vivant s’insère dans le vivant en général.

    C’est qu’il va de soi que si l’on prend la totalité, il est difficile de trouver un début et une fin, une entrée et une sortie. L’enfant n’est ainsi pas passé du jour au lendemain à l’âge adulte. Il en va de même pour le cycle de la lune par rapport à la Terre, dont les éléments sont imbriqués au point que la sortie de l’un est l’entrée dans l’autre. La lune ne s’arrête pas en cours de route ou ne traverse pas une banderole d’arrivée.

    C’est pour cela que Karl Marx est notre maître. Il a le premier saisi cette question d’absence du départ et de l’arrivée tout en parvenant, malgré tout, à présenter les phénomènes en mouvement. Le capital est une œuvre admirable précisément pour cette raison. Elle est un chef d’œuvre du matérialisme dialectique.

    Comment Karl Marx a-t-il trouvé une voie ? Il a en fait saisi de manière dialectique les contradictions entre unité et lutte, identité et différence, qualité et quantité. Il profitait d’une excellente lecture subjective de ces contradictions et a pu ainsi les retrouver objectivement. On retrouve à l’arrière-plan la question du développement inégal.

    La première chose à faire est de reconnaître la dignité du réel. On note alors des nuances entre les choses. Qui dit nuance dit différence, et une différence est en soi une contradiction. Mais quelle est la substance de cette contradiction ?

    Dans son Anti-Dühring, Friedrich Engels nous donne ici une indication. Il parle du mouvement biologique d’un brin d’orge et le caractérise comme négation de la négation. Cela rejoint le concept de cycle, car au sens strict un cycle est la négation du cycle précédent, qui lui-même est la négation du cycle précédent, etc.

    Pour qu’une chose soit une chose en étant une négation de quelque chose, il faut bien un rapport entre les deux, d’où le raisonnement de Friedrich Engels.

    Et cela est vrai qu’il s’agisse d’un cycle « qualitatif » comme d’un cycle « quantitatif », car dans tous les cas un cycle est une progression impliquant une définition et toute définition est négation. C’est pour cela que Friedrich Engels prend comme exemple un cycle biologique pour parler de négation de la négation.

    « Prenons un grain d’orge. Des milliards de grains d’orge semblables sont moulus, cuits et brassés, puis consommés.

    Mais si un grain d’orge de ce genre trouve les conditions qui lui sont normales, s’il tombe sur un terrain favorable, une transformation spécifique s’opère en lui sous l’influence de la chaleur et de l’humidité, il germe : le grain disparaît en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain.

    Mais quelle est la carrière normale de cette plante ? Elle croît, fleurit, se féconde et produit en fin de compte de nouveaux grains d’orge, et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part.

    Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d’orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois plus grand. Les espèces de céréales changent avec une extrême lenteur et ainsi l’orge d’aujourd’hui reste sensiblement semblable à celle d’il y a cent ans (…).

    Qu’est-ce donc que la négation de la négation ?

    Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes ; loi qui, nous l’avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie (…).

    Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la génération jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est négation de la négation.

    En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme.

    Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique. Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette loi unique du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part.

    En fait la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée.

    On peut aussi faire cette objection : la négation ici accomplie n’est pas une vraie négation : je nie aussi un grain d’orge en le moulant, un insecte en marchant dessus, la grandeur positive a en la biffant, etc.

    Ou bien je nie la proposition : la rose est une rose, en disant : la rose n’est pas une rose; et qu’en résulte-t-il si je nie à nouveau cette négation et dis : la rose est pourtant une rose ?

    Ces objections sont en fait les principaux arguments des métaphysiciens contre la dialectique, et tout à fait dignes de cette façon bornée de penser.

    Nier, en dialectique, ne signifie pas simplement dire non, ou déclarer qu’une chose n’existe pas, ou la détruire d’une manière quelconque. Spinoza dit déjà : Omnis determinatio est negatio, toute limitation ou détermination est en même temps une négation .

    Et en outre, le genre de la négation est ici déterminé d’abord par la nature générale, deuxièmement par la nature particulière du processus. Je dois non seulement nier, mais aussi lever de nouveau la négation. Il faut donc instituer la première négation de telle sorte que la deuxième reste ou devienne possible.

    Et comment cela ? Selon la nature spécifique de chaque cas pris à part. Si je mouds un grain d’orge, si j’écrase un insecte, j’ai bien accompli le premier acte, mais j’ai rendu le second impossible.

    Chaque genre de choses a donc son genre original de négation de façon qu’il en sorte un développement, et de même chaque genre d’idées et de concepts. »

    Il y a ici un souci que Friedrich Engels n’a pas vu, ou plus précisément qu’il contourne. En effet, Friedrich Engels dit qu’il y a un cycle biologique, avec par exemple le développement de la plante, depuis sa génération jusqu’à sa fin, alors que ses graines vont donner donc des plantes connaissant le même parcours, et ce à l’infini.

    Or, on a perdu ici la qualité, car on n’a pas l’évolution de la plante sur le long terme. Mais surtout on a des éléments entièrement séparés, chaque plante étant un « cycle » de son début à sa fin.

    Friedrich Engels dit toutefois qu’il parle du mouvement général et qu’il n’étudie pas le caractère particulier de la plante elle-même dans son développement. Cependant, il tombe alors dans le général en tant que négation du particulier et il manque alors un pôle de la contradiction. Il ne saurait y avoir de général sans particulier et inversement.

    C’est ce qui amène au problème suivant. Un phénomène se définit comme négation d’un phénomène qui lui-même a été négation, et ce à l’infini. Mais si l’on parle de négation, alors on définit l’affirmation par la négation, et qui est plus seulement négation de la négation.

    Il manque l’affirmation comme pendant dialectique de la négation.

    Si on définit tout purement négativement, il n’y a plus d’affirmation, que des négations et alors le processus dialectique est, au sens strict, un mouvement de négation, ou plus précisément un mouvement de négation de la négation. C’est ni plus ni moins que le schéma thèse – antithèse – synthèse, avec l’antithèse n’existant que négativement.

    On sait comment Hegel a fait un fétiche de cela, voyant en le qualitatif la question clef et non plus la contradiction. Il s’appuyait lui-même sur Spinoza pour qui « toute définition est négation ». Tant Karl Marx que Friedrich Engels tenaient eux-mêmes en haute valeur cette affirmation.

    Or, ce que dit Spinoza ne suffit pas, même si on a déjà le principe de différence. Pourquoi cela ? Car on perd le rapport dialectique dans la différence. De fait, si on parle de négation de la négation, alors on n’a plus toute définition est négation, mais toute négation est définition.

    Que cette négation soit quantitative ou qualitative ne change rien à l’affaire.

    C’est pour cela que Friedrich Engels peut prendre le cycle biologique en exemple. Il dit : la graine est la négation de la plante morte qui l’a produite. La plante est la négation de la graine, qui elle-même a été négation. Et on n’a que de la négation de la négation de la négation de la négation. Un phénomène conserve du passé quelque chose qui est transporté à travers des mouvements de négation.

    Or, affirmer cela, c’est dire que la négation a une signification en soi, tout comme les éléments cycliques auraient un sens : celui d’être le moment d’une négation. On n’a plus la loi de la contradiction, mais la loi de la négation, avec des contradictions.

    Si l’on regarde bien, on peut s’apercevoir qu’on a ici la distinction entre l’URSS de Lénine et Staline et la Chine populaire de Mao Zedong. Dans le premier cas, on a le développement des forces productives comme suffisantes à la négation du capitalisme.

    Le socialisme est ici la négation du capitalisme ; il faut bien sûr l’accompagner d’une main de fer idéologique, mais le processus est négation. Les révisionnistes passeront par là en gommant la question idéologique et rétabliront de fait le capitalisme.

    Chez Mao Zedong, la négation est insuffisante, elle doit être aussi affirmation. D’où le grand bond en avant, la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. Durant cette dernière, les propos suivants de Mao Zedong ont largement été diffusés :

    « Engels a parlé au sujet des trois catégories, mais en ce qui me concerne je ne crois pas à deux de ces catégories (l’unité des opposés est la loi la plus fondamentale, la transformation de la qualité et de la quantité l’une en l’autre est l’unité des contraires [que sont] qualité et quantité, et la négation de la négation n’existe pas du tout).

    La juxtaposition, au même niveau, de la transformation de la qualité et de la quantité l’une en l’autre, la négation de la négation, et la loi de l’unité des opposés est « triplisme », pas le monisme.

    La chose la plus fondamentale est l’unité des opposés.

    La transformation de la qualité et de la quantité l’une en l’autre est l’unité des contraires [que sont] qualité et quantité. Il n’y a pas de telle chose comme la négation de la négation.

    Affirmation, négation, affirmation, négation… dans le développement des choses, chaque maillon de la chaîne des événements est à la fois affirmation et négation. »

    On a ainsi un aperçu suffisant pour comprendre la question et en saisir le rapport au niveau de la seconde crise générale du capitalisme.

    Au sens strict, tout est lié et le particulier relève de la totalité, auquel il est lié à tous les niveaux. Cela explique par exemple pourquoi la crise générale du mode de production capitaliste n’est pas seulement « économiques » et d’ailleurs pourquoi un mode de production ne se résume pas à une « économie ».

    Tout phénomène particulier connaît un processus de négation de la négation, au sens où il nie quelque chose qui lui-même a nié quelque chose. Ce n’est cependant qu’un aspect : à la négation correspond l’affirmation.

    Résumer les choses à une négation de la négation, c’est perdre de vue la dimension qualitative où le nouveau s’affirme. Cependant, on peut parler de négation de la négation en parlant d’un aspect du mouvement d’un phénomène. Il faut, cela étant, qu’il soit clair qu’on parle seulement d’un aspect de ce mouvement.

    Lorsqu’on parle d’un cycle au sein du mode de production capitaliste, il ne faut donc pas le résumer à une accumulation, c’est-à-dire à une négation de la négation. Il porte également en lui le nouveau, l’affirmation du dépassement. Au sens strict, l’accumulation capitaliste signifie la négation de la petite propriété, mais également l’affirmation de la socialisation.

    Et cela se lit, donc, dans chaque cycle ; chaque élément du cycle, aussi particulier soit-il, porte également l’universel. Si on parle d’un cycle ou bien d’un de ses éléments séparés en le présentant comme séparé du reste, on perd le fil conducteur, puisque tout est inter-relié.

    C’est cela seulement qui permet de voir en quoi le covid-19 est directement issu de l’expansion capitaliste et du caractère explosif donné à la contradiction villes-campagnes, comment la bourgeoisie en décadence produit des modes de vie parasitaires et antisociaux, etc.

    Ou, pour formuler cela plus simplement : le socialisme est la négation du capitalisme, mais le capitalisme est également l’affirmation du socialisme ; la seconde crise générale du capitalisme est la vague révolutionnaire mondiale et inversement.

  • Le rôle de la France dans le développement du sport mondial au XXe siècle

    Le régime grec envisageait d’organiser les jeux sur son territoire tous les quatre ans. Pierre de Coubertin dut mener, avec d’autre alliés, une large bataille pour qu’ils deviennent un événement mondial et partagé tour à tour par différentes nations.

    En tant que tels, les Jeux Olympiques suivant, à Paris en 1900, furent un échec de ce point de vue.

    Ils n’ont pas eu d’existence propre mais étaient simplement à la remorque de la Grande Exposition Universelle de Paris. C’était un événement parmi d’autre, éparpillé sur plusieurs sites sans visibilité d’ensemble. Ils n’ont fait qu’appuyer à la marge la prétention de modernité de la bourgeoisie française.

    Si cela avait déjà vacillé avec les Jeux Olympiques d’Athènes, Pierre de Coubertin avait totalement perdu la main avec ceux de Paris.

    Le départ du Marathon aux Jeux de Paris en 1900

    Ces échecs ont cependant permis de dépasser les erreurs, de se structurer différemment, pour profiter efficacement des luttes d’influence entre les pays.

    Pierre de Coubertin a fait des Jeux Olympiques et de son Comité International Olympique une structure au-dessus des États et des nations. Ils serviront alors durant le XXe siècle les prétentions des différentes puissances impérialistes et capitalistes.

    D’autre structures internationales ont ensuite vu le jour, dans le même esprit. Si ces structures ont été et sont supra-nationales, elles n’en sont pas pour autant hermétiques aux influences impérialistes, bien au contraire.

    L’aristocratie mondaine et la bourgeoisie libérale ont ainsi fait du sport un moyen de produire des marchandises culturelles pour l’industrie du divertissement, mais aussi un instrument politique de grand envergure pour les États.

    La France a été une place forte du développement du sport XIXe siècle. Elle a eu un rôle majeur pour le développement du sport mondial au tournant du XXe siècle

    Un grand nombre d’événements internationaux et de fédérations internationales trouvent leur origine en France. Le français est aujourd’hui encore la langue officielle, avec l’anglais, du Comité International Olympique (CIO).

    La Coupe du monde de Football a été mise en place à Paris en 1928, ainsi que le FIFA (Fédération internationale de football-association) en 1904. Les premiers Jeux Olympiques d’hiver eurent lieu en France en 1924. Le Tour de France, créé en 1903, est lui-même un des principaux évènements sportifs mondiaux.

    Nombreuses sont les fédérations internationales dont la dénomination officielle est encore en françaisVoici la liste, dans l’ordre de création, des structures dont le nom officiel est uniquement en français :

    – Fédération internationale de gymnastique (FIG), créée en 1881 ;

    – Fédération internationale des sociétés d’aviron (FISA) créée en 1892 ;

    – Union cycliste internationale (UCI), créée en 1900 ;

    – Fédération internationale de football-association (FIFA), créée en 1904 ;

    – Fédération internationale de l’automobile (FIA) créée en 1904 ;

    – Fédération internationale de motocyclisme (FIM) créée en 1904 ;

    – Fédération aéronautique internationale (FAI) créée en 1905 ;

    – Fédération internationale de natation (FINA), créée en 1908 ;

    – Fédération internationale d’escrime (FIE), créée en 1913 ;

    – Fédération équestre internationale (FEI), créée en 1921 ;

    – Fédération internationale de bobsleigh et de tobogganing (FIBT), créée en 1923 ;

    – Fédération internationale de Ski (FIS), créée en 1924 ;

    – Fédération internationale de roller sports (FIRS), crée 1924 ;

    – Fédération internationale de basket-ball (FIBA), créée en 1932 ;

    – Union internationale des associations d’alpinisme (UIAA), créée en 1932 ;

    – Fédération internationale de volley-ball (FIVB), créée en 1947 ;

    – Union internationale de pentathlon moderne (UIPM), créée en 1948 ;

    – Fédération internationale du sport universitaire (FISU), créée en 1949 ;

    – Fédération internationale de luge de course (FIL), créée en 1957 ;

    – Confédération mondiale des activités subaquatiques (CMAS), créée en 1959.

    =>Retour au dossier sur les origines de l’éducation physique,
    de la gymnastique et du sport en France

  • Les Jeux Olympiques d’Athènes en 1896

    Pierre de Coubertin n’envisageait pas les premiers Jeux Olympiques ailleurs qu’à Paris en 1900. Il dut cependant se plier à la volonté de ses alliés grecs d’organiser un premier événement à Athènes en 1896.

    Le président de la commission de rétablissement des Jeux Olympiques lors du congrès de 1894 Démétrios Bikélas a joué ici un rôle essentiel. Il était directement le relais de la famille royale grecque. Issus d’une famille de commerçants grecs installés à Londres et Marseille, il était une figure du nationalisme grec en Europe. Il a produit de nombreux écrits en grec moderne et en grec ancien, ainsi que traduit des romans européens en grec, et inversement.

    Démétrios Bikélas s’était installé à Paris en 1878 et menait une intense campagne culturelle et politique en faveur du régime grec et de l’expansion de la Grèce. Vice-président de l’Association pour l’encouragement des études grecques en France, il s’appuyait sur la ferveur ayant lieu pour la Grèce Antique dans les milieux intellectuels bourgeois.

    Démétrios Bikélas

    La Grèce au XIXe siècle était une nation isolée, à la merci des puissances impérialistes et en concurrence avec des pays voisins, principalement de l’empire ottoman. Son attitude était double : d’un côté elle se développait en tant que nation, de l’autre elle se soumettait aux puissances impérialistes pour lutter contre ses concurrents.

    La monarchie grecque participait ainsi à un véritable marchandage des vestiges antiques. Les puissances impérialistes s’appropriaient littéralement le patrimoine grec via les fouilles archéologiques et le rapatriement de nombreuses pièces.

    L’octroi des Jeux Olympiques d’Athènes était alors très utile pour le dispositif du Roi William Georges Oldenburg Ier, prince danois devenu roi grec sur ordre des grandes puissances alors. Les jeux devaient l’aider à légitimer son autorité, tant sur le plan national que sur le plan international. C’était un moyen pour le régime de s’approprier une partie du patrimoine culturel antique, tout en apparaissant comme moderne et « occidental » grâce au sport.

    Le roi de la Grèce William Georges Oldenburg Ier

    Les Jeux Olympiques de 1896 étaient également un moyen de mobilisation nationale. Ils furent organisés pendant la Pâques orthodoxe qui coïncidait avec le 75e anniversaire de la proclamation d’indépendance du pays. Les athlètes grecs étaient majoritaires et le public nombreux. La victoire de Spyrídon Loúis au marathon (épreuve inventée par le célèbre linguiste français Michel Bréal) fut le moment phare de l’événement, déclenchant une grande ferveur populaire.

    Ces Jeux Olympiques permettaient également de servir un but politique très précis : la tentative d’unification nationale grec (« Énosis ») avec l’intégration de plusieurs territoires méditerranéens. La sélection d’athlètes « grecs » dans des territoires que revendiquait le régime était un moyen culturel très efficace.

    Cérémonie d’ouverture des jeux de 1896 au Stade panathénaïque

    Charles Maurras, envoyé sur place pour décrire l’événement auquel il était hostile à la base, se félicitait finalement de ces manifestations nationalistes. Dans sa Quatrième lettre, Le Stade panathinaïque, il expliquait :

    « Bien loin d’étouffer les passions patriotiques, tout ce faux cosmopolitisme du Stade ne fait que les exaspérer. Je suis loin de m’en plaindre. »

    =>Retour au dossier sur les origines de l’éducation physique,
    de la gymnastique et du sport en France

  • Le rétablissement des Jeux Olympiques par Pierre de Coubertin

    Le rétablissement des Jeux Olympiques est incontestablement l’œuvre de Pierre de Coubertin. Il a pour la première fois présenté cette idée publiquement le 25 novembre 1892 lors d’une conférence internationale à l’Université de la Sorbonne à Paris.

    Donnée dans le cadre du cinquième anniversaire de l’USFSA (Union des Sociétés françaises des Sports Athlétiques) après une semaine de rassemblements sportifs et de mondanités parrainées par le président de la République Sadi Carnot, la conférence était présidée par le Grand Duc Vladimir de Russie. L’USFSA était quant à elle présidée par le Vicomte Léon de Janzé.

    On est là dans les prémices de la « Belle époque » avec une société bourgeoise se mettant en place de manière solide et avec des éléments aristocratiques (dont Pierre de Coubertin est issu) cherchant à asseoir leurs positions, à se faire une place dans ce monde nouveau.

    L’annonce de la proposition de rétablissement des Jeux Olympiques lors de la conférence était parfaitement prévue, précisément concertée.

    Georges Bourdon (Grand reporter au quotidien Le Figaro) avait d’abord prononcé un discours sur les activités physiques de L’Antiquité. Il y citait le poète Pindare et fit l’éloge des athlètes grecs.

    Dans un second temps, l’historien Jules Jusserand évoquait les activités physiques au Moyen-Âge et citait des passages de Gargantua de Rabelais.

    Pierre de Coubertin

    Pierre de Coubertin prit ensuite la parole pour rappeler ses positions sur l’éducation physique, parlant de discipline, d’hygiène et de libération de l’individu. Son idée était que la société moderne était imprégnée d’hellénisme, c’est-à-dire de fascination pour la Grèce Antique. Le rétablissement des Jeux Olympiques formait alors un parfait idéal, à la fois romantique et « moderne ».

    Se voulant humaniste, dépassant en tous cas les clivages de classes et les antagonismes de la société bourgeoise, à commencer par les antagonismes nationaux, Pierre de Coubertin expliquait alors :

    « Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs : voilà le libre-échange de l’avenir et, le jour où il sera introduit dans les mœurs de la vieille Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant appui.

    Cela suffit pour encourager votre serviteur à songer maintenant à la seconde partie de son programme; il espère que vous l’y aiderez comme vous l’avez aidé jusqu’ici et qu’avec vous il pourra poursuivre et réaliser, sur une base conforme aux conditions de la vie moderne, cette œuvre grandiose et bienfaisante : le rétablissement des Jeux Olympiques. »

    Cette conférence ne suffit cependant pas. La proposition ne fut pas comprise ni prise au sérieux. Pierre de Coubertin parcourut alors le monde pour chercher des soutiens (notamment aux États-Unis d’Amérique) et trouver un nouveau moyen de faire aboutir son projet.

    Il convoqua en 1894, toujours à la Sorbonne, un congrès international à propos de l’amateurisme dans le sport, sujet qui suscitait beaucoup d’intérêts et de débats dans les milieux aristocratiques. C’était pour lui un subterfuge comme il l’explique dans ses mémoires. La question de l’amateurisme n’était qu’un « précieux paravent » pour mettre à nouveau le rétablissement des Jeux Olympiques à l’ordre du jour.

    Deux mille invités et soixante-dix-neuf délégués officiels représentant treize pays (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Grèce, Russie, Belgique, Suède, Espagne, Italie, Hongrie, Bohême, Pays-Bas, Australie) furent rassemblés du 18 au 23 juin 1894. Des Allemands étaient présents, mais de manière non-officielle du fait de la pression nationaliste exercée par le président des sociétés françaises de gymnastique Jules Sansbœuf, ancien président de la Ligue des patriotes.

    Pierre de Coubertin avait trouvé l’appui de la famille royale de Grèce (qui fut membre honoraire de la conférence). Il reçut également le soutien du duc de Sparte (titre du fils aîné du roi grec), du roi de Belgique, du prince de Galles, du prince héritier de Suède, du colonel Balck de l’Institut royal de gymnastique de Stockholm, ainsi que de Sir Arthur Balfour, alors chef de la majorité gouvernementale unionistes (conservateurs) à la Chambre des communes au Royaume-Uni.

    Le congrès approuva « le rétablissement des Jeux olympiques sur des bases conformes à la vie moderne ». 

    Une partie du premier Comité international olympique, à une réunion en 1896

    Voici une large partie du discours qu’a fait Pierre de Coubertin en clôture du congrès :

    En cette année 1894, il nous a été donné de réunir dans, cette grande ville de Paris, dont le monde partage toutes les réjouissances comme toutes les inquiétudes, en sorte qu’on a pu dire qu’elle en était le centre nerveux, il nous a été donné de réunir les représentants de l’athlétisme international et ceux-ci, unanimement, tant le principe en est peu controversé, ont voté la restitution d’une idée, vieille de deux mille ans, qui aujourd’hui comme jadis agite le cœur des hommes dont elle satisfait l’un des instincts les plus vitaux et, quoiqu’on en ait dit, les plus nobles.

    Ces mêmes délégués ont, dans le temple de la science, entendu retentir à leurs oreilles une mélodie vieille aussi de 2000 ans, reconstituée par une savante archéologie faite des labeurs successifs de plusieurs générations.

    Et le soir, l’électricité a transmis partout la nouvelle que l’olympisme hellénique était rentré dans le monde après une éclipse de plusieurs siècles.

    L’héritage grec est tellement vaste, Messieurs, que tous ceux qui, dans le monde moderne, ont conçu l’exercice physique sous un de ses multiples aspects ont pu légitimement se réclamer de la Grèce qui les comprenait tous.

    Les uns ont vu l’entraînement pour la défense de la patrie, les autres, la recherche de la beauté physique et de la santé, par le suave équilibre de l’âme et du corps, les autres enfin, cette saine ivresse du sang qu’on a dénommé la joie de vivre et qui n’existe nulle part aussi intense et aussi exquise que dans l’exercice du corps.

    A Olympie, Messieurs, il y avait tout cela, mais il y avait quelque chose de plus qu’on n’a pas encore osé formuler sur les qualités corporelles et qu’on les a isolées parce que depuis le moyen âge, il plane une sorte de discrédit des qualités de l’esprit.

    Récemment les premières ont été admises à servir les secondes, mais on les traite encore en esclaves, et chaque jour, on leur fait sentir leur dépendance et leur infériorité.

    Cela a été une erreur immense dont il est pour ainsi dire impossible de calculer les conséquences scientifiques et sociales. En définitive, il n’y a pas, Messieurs, dans l’homme, deux parties, le corps et l’âme : il y en a trois, le corps, l’esprit et le caractère ; le caractère ne se forme point par l’esprit : il se forme surtout par le corps. Voilà ce que les anciens savaient et ce que nous reprenons péniblement.

    Ceux de la vieille école ont gémi de nous voir tenir nos assises en pleine Sorbonne : ils se sont rendu compte que nous étions des révoltés et que nous finirions par jeter bas l’édifice de leur philosophie vermoulue.

    Cela est vrai, Messieurs, nous sommes des rebelles et c’est pourquoi la presse qui a toujours soutenu les révolutions bienfaisantes nous a compris et aidés ce dont, en passant, de tout cœur, je la remercie.

    Le ton est romantique et quasiment irrationnel, voire mystique, de la part d’une aristocratie s’imaginant rebelle et transcendant les siècles. Plutôt que de rébellion, Pierre de Coubertin avec ses Jeux Olympiques a surtout pavé la voie pour que le mode de production capitaliste intègre le sport à son dispositif général, non plus simplement idéologiquement, mais aussi politiquement, puis commercialement.

    =>Retour au dossier sur les origines de l’éducation physique,
    de la gymnastique et du sport en France

  • Pierre de Coubertin, une figure modernisatrice réactionnaire

    La contribution de Pierre de Coubertin au sport en France a commencé en 1888 avec la publication de L’Éducation en Angleterre. Il y expose ses conceptions modernisatrices, opposées à la rigidité prédominant alors en France en matière d’éducation.

    Dans le chapitre À propos de l’indiscipline et de l’immoralité, il explique ainsi de manière tranchante :

    « Ce n’est pas impunément que pendant des années et des années les adolescents ont été privés, je ne dis pas de gâteries, de luxe, d’inutilités, mais du simple confort qu’il est raisonnable de leur donner ; ce n’est pas impunément qu’on les a épiés, soupçonnés, qu’on a étouffé leur besoin de bruit et de mouvement. La réaction doit se produire : elle est une conséquence logique de ce régime ; elle vient en effet et présente un côté sensuel parfaitement caractérisé ; le corps se venge du mépris avec lequel il a été traité.

    Ainsi la corruption atteint à leur sortie de l’école ceux qui lui ont échappé jusque-là, et ses ravages, pour avoir moins de portée, n’en sont pas moins bien regrettables.

    Des remèdes ?… ils résultent de l’ensemble des faits que j’ai amassés dans ce volume. Pour balayer complètement cette pourriture scolaire il faut persuader d’abord l’opinion publique qu’elle existe : c’est laborieux, car les gens prévenus ne veulent croire ni les yeux des autres ni même quelquefois leurs propres yeux. Mais le mal peut dès à présent être combattu efficacement d’abord par la pratique de l’expulsion, seul moyen de maintenir à une hauteur satisfaisante le niveau moral d’une maison d’éducation ; et ensuite par le développement des exercices du corps.

    Il faut absolument tailler dans l’éducation française une place au sport ; voilà ma conclusion principale ; elle peut paraître étrange. Je prie ceux dont elle excitera l’incrédulité de ne point se former là-dessus un jugement définitif ; il est impossible d’étudier même superficiellement les écoles anglaises sans reconnaître l’immense et je dirai presque l’incompréhensible histoire du sport sur l’éducation. »

    Sa conception du sport, comme celle de Paschal Grousset, était opposée à la gymnastique liée aux milieux conservateurs et anti-républicains, à l’Armée. C’est pour cela qu’il précisait :

    « A une condition toutefois ! C’est qu’il ne verse pas dans le militarisme ; c’est là un écueil vers lequel nous voguons et qu’il faudra éviter. Le génie unitaire de Napoléon Ier créa l’internat tel qu’il subsiste encore aujourd’hui ; l’empereur avait besoin de soldats et se souciait médiocrement d’avoir des citoyens.

    Or, aujourd’hui, sous l’influence d’une idée noble à coup sûr mais très spéciale, il y a une tendance à militariser de plus en plus l’éducation. La revanche que l’on prépare ne sera, si elle a lieu, qu’un épisode de notre histoire. Qu’elle la prenne ou qu’elle y renonce, la France n’en restera pas moins une très grande nation, rayonnant au-dehors, occupant une place d’honneur dans l’avant-garde de la civilisation ; et c’est de citoyens plus que de soldats qu’elle a besoin.

    Ce qu’on peut appeler le sport militaire, par opposition au sport tout court, ne produira pas de bons citoyens. Les nombreuses sociétés de tir et de gymnastique qui ont été fondées depuis la guerre forment, on ne saurait le nier, une grande école de discipline et de patriotisme, mais d’autre part l’appareil militaire dont elles s’entourent n’est propre qu’à engendrer des vues étroites et à éteindre l’initiative individuelle qu’elles auraient dû avoir pour but de développer.

    Bien plus utiles à cet égard sont les 2 ou 3 sociétés nautiques existantes à Paris que les 33 sociétés de gymnastique qui comptent 3041 membres dans les 20 arrondissements de notre capitale.

    Ce n’est pas le militarisme qu’il faut à notre éducation, c’est la liberté ; ce n’est sont point des administrés et des subordonnés, mais des hommes libres que nos maîtres doivent former ; et ce serait une singulière introduction à la pratique de cette liberté que d’apprendre aux enfants la seule obéissance du soldat.  »

    Ces propos relèvent d’un positionnement bourgeois libéral, pour la République.

    Cependant, Pierre de Coubertin n’était pas une figure progressiste s’opposant à la réaction. C’était un modernisateur qui développait des conceptions conformes à la vision du monde de la bourgeoisie en pleine essor et à son esprit d’entreprise qui ne voulait pas être freinée par des conceptions anciennes.

    Pierre de Coubertin

    Cela apparaît clairement dans son ouvrage Une Campagne de vingt-et-un ans où il explique :

    « Parmi les grands groupements auxquels j’aurais pu m’adresser, il y avait avant tout les sociétés de gymnastique multipliées au sortir des épreuves nationales de 1870 ; elles se recommandaient à la fois par leur origine patriotique et par le zèle qui continuait de les animer. Jouaient-elles un rôle politique ?

    On l’a toujours dit et cela n’était pas vrai de toutes celles avec lesquelles j’ai été en relations, ce qui m’a rendu un peu sceptique sur la portée d’une pareille accusation.

    Leur grand tort à mes yeux, c’est que, beaucoup plus militaires d’allures et de tendances qu’elles ne le sont devenues par la suite, elles visaient alors à cultiver un disciplinage intensif et que j’avais précisément en vue de soustraire, par le moyen des sports, la jeunesse française aux excès de la discipline trouvant qu’on l’en écrasait et qu’on empêchait l’initiative individuelle si féconde de se développer normalement. »

    Pierre de Coubertin ne s’intéressait pas aux masses populaires, mais seulement aux élites, notamment aux établissements scolaires prestigieux de Paris (Monge, Lakanal, Louis le Grand, Buffon, etc.).

    Profondément influencé par Hippolyte Taine dans sa jeunesse, sa vision du monde était réactionnaire et marqué par le social-darwinisme :

    «  Le type [d’éducation] que j’esquisse en ce moment est un type d’élite (…). Il y a deux races distinctes : celle des hommes au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée, et celle des maladifs à la mine résignée et humble, à l’air vaincu.

    Et c’est dans les collèges comme dans le monde : les faibles sont écartés, le bénéfice de cette éducation n’est applicable qu’aux forts. »

    Sa préférence pour le modèle anglais (le Royaume-Unis était à ce moment la plus grande puissance du monde) relevait de cette conception :

    « On ne peut mieux résumer les besoins de la démocratie, mais on ne peut non plus en distinguer avec plus de franchise ce nivellement égalitaire qui, poussé à l’extrême, ne fait en réalité que porter au sommet tant de médiocrités.

    Dans l’éducation aussi – et même là plus qu’ailleurs – il y a des « inégalités nécessaires ».

    Renonçons donc à cette dangereuse chimère d’une éducation égale pour tous et prenons modèle sur un peuple qui comprend si bien la différence entre la démocratie et l’égalité. »

    De la même manière, contrairement à Paschal Grousset, il considérait de manière misogyne que :

    « Le seul véritable héros olympique est le mâle individuel. Les olympiades femelles sont impensables. Elles seraient inintéressantes, inesthétiques et incorrectes. Aux Jeux olympiques, leur rôle devrait être surtout, comme aux anciens tournois, de couronner les vainqueurs. »

    Il avait également des conceptions racistes, propres à la bourgeoisie de son époque. La citation la plus connue est la suivante :

    « Les races sont de valeur différente et à la race blanche, d’essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance. »

    Pierre de Coubertin avait aussi des positions antisémites virulentes. Il expliquait dans L’évolution française sous la Troisième République que :

    «la haute finance israélite a pris, à Paris, une influence beaucoup trop forte pour ne pas être dangereuse et qu’elle a amené, par l’absence de scrupule qui la caractérise, un abaissement du sens moral et une diffusion de pratiques corrompues »

    De manière plus connue, il a ouvertement soutenu les Jeux Olympiques de Berlin en 1936 et salué le régime nazi pour son organisation. Le président du Comité International Olympiques était alors le Vicomte Henri de Baillet-Latour, un antisémite notoire.

    =>Retour au dossier sur les origines de l’éducation physique,
    de la gymnastique et du sport en France

  • Le cyclisme, premier sport populaire en France

    La bicyclette a d’abord été un amusement aristocratique avant d’être un moyen de transport pour les masses. La première course au monde de cyclisme de ville à ville fut Paris-Rouen et eu lieu en 1869, alors que personne ne se déplaçait à vélo au quotidien.

    James Moore et Jean-Eugène-André Castera,
    premier et second de la première édition du Paris-Rouen

    La pratique sportive du cyclisme s’est ensuite rapidement développée à la fin du XIXe, parallèlement à l’essor du vélo comme moyen de transport.

    Cela fut rendu possible par le développement des moyens de production. Les premières bicyclettes modernes (avec la forme que l’on connaît maintenant) ont été produites en 1885, puis en 1888 sont apparus les pneumatiques pour les roues.

    La pratique sportive servait alors de fer de lance à la modernisation et à la production industrielle de bicyclettes, comme l’avait remarqué Paschal Grousset :

    « Le premier objectif de l’industrie vélocipédique fut, en effet, d’augmenter la vitesse des vélocipèdes et de diminuer leur poids […]. En cherchant la solution de ce problème, on n’avait pas d’autre pensées que de favoriser les courses. »

    Il expliquait également que les constructeurs :

    « intéressés à voir leurs machines sortir victorieuses de la lutte, s’appliquaient à leur donner tous les perfectionnements qu’exigeaient les rapides progrès déterminés par la concurrence [et que] de ce double élément et de cette solidarité d’intérêts entre les coureurs et les constructeurs est sorti le perfectionnement si rapide des machines ».

    Dès le début en France, les courses de vélo ont donné lieu à de nombreuses récompenses en argent et même des salaires. Il existait de nombreux prix et certains Grand Prix permettaient de gagner des sommes conséquentes. Les Français étaient d’ailleurs interdits de compétitions internationales pour cette raison, ne répondant pas aux exigences de l’amateurisme sportif.

    Les éléments aristocratiques liés au sport en général en France ne pouvaient évidemment pas accepter cela. Ils ont rejeté le cyclisme et privilégié la pratique des sports automobiles (l’Automobile Club de France fut crée en 1895).

    Au contraire, il était impossible pour les jeunes adultes issus des classes populaires d’avoir une pratique sportive régulière parallèlement à un travail d’ouvrier : il leur fallait alors être cyclistes professionnels, ou au moins engranger suffisamment de primes pour éviter de travailler à côté.

    Le cyclisme s’est donc développé comme un sport à part des autres sports à la fin du XIXe siècle. Avant le football-association (et après le jeu de longue paume qui n’existait plus), il a été le premier sport populaire selon la conception moderne du sport.

    La bourgeoisie industrielle encadrait directement le phénomène en organisant ou en sponsorisant des coureurs et des compétitions, dans un esprit d’intégration des masses au capitalisme.

    La presse, souvent liée à la bourgeoisie industrielle et modernisatrice, était elle aussi directement intéressée par le développement du cyclisme pour alimenter ses rubriques sportives. De nombreux journaux organisaient des courses importantes et ont eu un rôle prépondérant pour le développement des courses cyclistes en France. Le Tour de France a été créé par le journal sportif l’Auto en 1903.

    Une du journal L’Auto du 19 janvier 1903

    On comptait parmi les membres des bureaux des véloce-clubs pour la période 1888-1899 : 48 % de notables, 25 % d’employés 24 % de petit patron, 1 % d’ouvrier et 1 % d’agriculteurs.

    Ces chiffres ont cependant évolué en quelques années, marquant l’implication grandissante des masses au sein des structures. On dénombrait ainsi pour la période 1900-1906 parmi les membres des bureaux des véloce-clubs : 34 % de notables, 28 % d’employés 31 % de petits patrons, 6 % d’ouvriers et 1 % d’agriculteurs.

    Puis pour la période 1907-1914 : 18 % de notables, 30 % d’employés, 34 % de petits patrons, 16 % d’ouvriers et 2% d’agriculteurs.

    Paschal Grousset s’intéressait de prêt au cyclisme. Cependant, il était méfiant vis-à-vis des industriels et expliquait dans La vélocipèdie pour tous (1892) :

    « Trop souvent les courses de vélocipède ont été et sont encore organisées par des entrepreneurs incompétents ou des spéculateurs véreux qui ne visent que le bénéfice à retirer des entrées du public ».

    Pour autant, il ne rejetait pas strictement l’argent, comme le faisait les partisans de l’amateurisme. Il avait une position intermédiaire et pragmatique, expliquant que :

    « En France (…) les courses sont surtout données dans un but utilitaire qui est, soit de remplir les caisses des organisateurs, ce qui peut être intéressant quand il s’agit de sociétés vélocipédiques qui ont des charges nombreuses, soit de fournir aux coureurs professionnels des prix suffisant pour les décider à s’entraîner et à se déplacer. »

    L’Union Vélocipédique de France (UVF), premier nom de la Fédération française de Cyclisme (FFC) née en 1881, avait également adopté une position intermédiaire à ses débuts.

    Elle acceptait que les amateurs puissent recevoir des primes en argent, du moment qu’ils ne fassent pas de la course leur métier. Cela ne dura pas longtemps et elle accepta le professionnalisme dès les années 1890.

    En tant que telle, la Ligue Nationale de l’Éducation Physique n’abordait pas ou peu la question du cyclisme, ni dans ses documentations, ni dans ses organisations (il y eu cependant des courses cyclistes lors de certains Lendits).

    Néanmoins, dès son origine en 1888 elle a collaboré directement avec l’UVF qui pour sa part avait envoyé à ses membres la circulaire suivante :

    « L’Union Vélocipédique de France a vu avec une joie patriotique, le grand mouvement en faveur d’une renaissance physique qui s’est produit dans ces derniers mois, et vient d’aboutir à la fondation de la Ligue nationale de l’éducation physique (…).

    L’intérêt de notre sport de prédilection autant que l’intérêt national, nous fait donc contracter avec la ligue une alliance cordiale, et c’est ce que le comité exécutif de l’UVF vient de faire à la suite de pourparlers ouverts par M. Martin de Bordeaux, avec le délégué de la ligue(…).

    Adhérez à la ligue de l’éducation physique, offrez-lui votre concours actif, en qualité de membre de l’UVF… »

    L’UVF voyait en s’associant avec la LNEP la possibilité de faire du cyclisme un sport « sérieux et régénérateur », et non pas un simple prétexte à des paris, du sponsoring ou des articles de presse.

    Paschal Grousset pour sa part défendait « la vélocipédie pour tous », bien au-delà de l’aspect sportif. Il expliquait que c’était un moyen de transport très utile et pratique dans les villes.

    Il soutenait sa pratique touristique, mais également hygiéniste. Son intérêt pour le cyclisme était aussi dû au fait qu’il le considérait comme français et permettant le rayonnement français.

    Il soutenait également la pratique féminine, y compris pour les compétitions et a évoqué dans la revue l’Éducation Physique la possibilité d’un championnat pour Dames (le premier titre officiel de championne de France Dame sur route ne sera finalement attribué qu’en 1951).

    =>Retour au dossier sur les origines de l’éducation physique,
    de la gymnastique et du sport en France