Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Paul Mattick sur Karl Kautsky

    [Ici Paul Mattick résume les fondements de la critique gauchiste de la social-démocratie et de son prolongement bolchevik.]

    « KARL KAUTSKY : DE MARX A HITLER » (1939)

    Karl Kautsky est mort à Amsterdam vers la fin de 1938; il avait alors 84 ans. On a vu en lui le plus éminent théoricien que le marxisme ait compté dans ses rangs depuis la mort de ses fondateurs, et l’on n’exagérerait pas en soutenant qu’il en fut le plus représentatif. Kautsky unit en sa personne, de la manière la plus nette, les côtés révolutionnaires et les côtés réactionnaires de ce mouvement.

    Mais alors qu’Engels était en droit de déclarer sur la tombe de Marx que son ami  » fut avant tout un révolutionnaire « , personne n’aurait eu l’idée d’en dire autant sur celle de son disciple le plus connu. Lui consacrant un article nécrologique, Friedrich Adler écrivait :  » Théoricien et homme politique, Kautsky restera toujours en butte à la critique; mais il avait l’esprit ouvert et, toute sa vie, demeura fidèle à ce maître suprême : sa conscience  » (1).

    La conscience de Kautsky se forma à l’époque où la social-démocratie allemande prenait son essor. Autrichien de naissance, il était le fils d’un peintre en décors, attaché au Théâtre impérial de Vienne. Dès 1875, tout juste majeur, il collaborait à la presse ouvrière, mais il n’adhéra qu’en 1880 au parti social-démocrate d’Allemagne et, dès lors, pour reprendre ses propres paroles, il se mit  » à évoluer en direction d’un marxisme conséquent, méthodique  » (2).

    C’est la lecture de l’Anti-Dühring d’Engels qui, comme beaucoup, l’avait poussé dans cette voie et il dut pour une bonne part son orientation à Eduard Bernstein, alors secrétaire du  » millionnaire  » socialiste Hochberg (qui finança la publication de ses premiers ouvrages). Grâce à sa plume, Kautsky acquit bientôt une grande notoriété au sein du mouvement ouvrier; en 1883, il fonda la revue Die Neue Zeit qui, sous sa direction, devint le principal organe théorique de la social-démocratie allemande.

    L’œuvre de Kautsky ne laisse pas de surprendre non seulement par la multiplicité des thèmes qui s’y trouvent abordés, mais aussi par son étendue. Une bibliographie même choisie de cet auteur couvrirait en effet des pages et des pages. Tout ce qui eut quelque importance dans le mouvement socialiste, au cours de ces soixante dernières années, tout ce qui semblait en avoir aussi, a trouvé un écho dans cette œuvre.

    Celle-ci révèle que Kautsky fut essentiellement un professeur et que, considérant la société du point de vue du maître d’école, il était parfaitement qualifié pour le rôle d’inspirateur qui fut le sien dans un mouvement dont le grand souci fut toujours d’éduquer les ouvriers, de même que les capitalistes.

    En sa qualité de spécialiste des  » aspects théoriques  » du marxisme, Kautsky pouvait sembler plus révolutionnaire qu’il n’eût convenu au mouvement qu’il servait. Il passait pour un marxiste  » orthodoxe  » et s’efforçait de sauvegarder l’héritage de Marx à la manière d’un trésorier veillant sur les deniers de l’organisation.

    Cependant, le côté  » révolutionnaire  » de son enseignement ne paraissait tel que dans la mesure où il faisait contraste avec l’idéologie bourgeoise généralement professée avant la guerre. En revanche, par rapport aux théories révolutionnaires élaborées par Marx et Engels, ses théories n’étaient ni plus ni moins qu’un retour à des formes de pensée moins élaborées ainsi qu’à une conception moins nette du système capitaliste et de ses implications. Gardien du trésor marxiste, il ne soupçonna jamais tout ce que celui-ci contenait.

    En 1862, dans une lettre à Kugelmann, Marx exprimait l’espoir que les moins  » populaires  » de ses Œuvres, écrites en vue de révolutionner la science économique, finiraient par trouver le chemin du grand public; une fois la base scientifique posée, la vulgarisation serait aisée, ajoutait-il.  » C’est en 1883, écrit Kautsky, que je découvris ma vocation : diffuser, vulgariser et, pour autant que j’en fusse capable, approfondir les résultats scientifiques obtenus par Marx sur le plan de la pensée et de la recherche  » (3).

    Toutefois, même Kautsky, même ce plus grand des grands vulgarisateurs du marxisme, devait tromper l’attente de Marx; les simplifications, auxquelles il se livra, aboutirent à une nouvelle forme de mystification qui ne permettait en rien de comprendre le caractère véritable de la société capitaliste.

    Pourtant, malgré cette édulcoration, les théories de Marx étaient encore de loin supérieures à toutes les théories économiques et sociales de la bourgeoisie, et les écrits de Kautsky galvanisèrent des centaines de milliers de travailleurs conscients. Kautsky en effet exprimait leurs idées propres, et cela dans un langage plus proche du leur que celui d’un penseur plus indépendant tel que Marx. Encore que ce dernier ait fait montre plus d’une fois de ses dons de puissance et de clarté d’expression, il n’était pas assez maître d’école dans l’âme pour sacrifier aux nécessités de la propagande la satisfaction de ses caprices intellectuels.

    Il faut entendre dans un sens on ne peut plus spécifique ce que nous avons dit tout à l’heure de Kautsky, à savoir : qu’il a incarné également les côtés  » réactionnaires  » de l’ancien mouvement ouvrier. A l’origine de ces éléments réactionnaires, il y eut en effet un conditionnement objectif et si Kautsky, et l’ancien mouvement ouvrier avec lui, finirent par se poser subjectivement en défenseurs de la société capitaliste, ils ne le firent qu’après une longue période de confrontation à une réalité hostile.

    Comme Marx le soulignait déjà dans Le Capital;  » Le mouvement ascendant imprimé au prix du travail par l’accumulation du capital prouve que la chaîne d’or, à laquelle le capitaliste tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger, est déjà assez allongée pour permettre un relâchement de tension  » (4).

    Par suite de l’amélioration des conditions de travail et de la hausse des salaires, rendues possibles par la formation progressive du capital, les luttes ouvrières se transformèrent en facteurs de l’expansion capitaliste. A l’instar de la concurrence, elles avaient pour conséquence d’accélérer l’accumulation du capital et, par-là, le rythme du  » progrès « . Tout ce que gagnaient les ouvriers se trouvait compensé par une exploitation accrue, laquelle permettait à son tour une expansion plus rapide encore.

    Ainsi la lutte de classe des ouvriers elle-même finissait par servir les intérêts, non certes des capitalistes individuels, mais du capital en général. Les victoires ouvrières n’ont jamais été que des victoires à la Pyrrhus. Plus les ouvriers gagnaient, plus le capital s’enrichissait. Chaque augmentation de la « part ouvrière » contribuait à agrandir l’écart séparant les salaires des profits.

    Bien qu’elle parût monter en flèche, la puissance du mouvement ouvrier cachait en réalité un affaiblissement continu par rapport au développement du capital. Les  » conquêtes  » des travailleurs, dans lesquelles Eduard Bernstein saluait les débuts d’une ère nouvelle du capitalisme, ne pouvaient aboutir, dans cette sphère d’action sociale, qu’à la défaite écrasante de la classe ouvrière dès que le capitalisme passa de l’expansion à la stagnation.

    Et la liquidation de l’ancien mouvement ouvrier, dont le spectacle n’a pas été épargné à Kautsky, a prouvé que les milliers de défaites essuyées pendant la période ascendante du capitalisme, quand bien même on les célébrait comme autant de triomphes du gradualisme, ne furent en fait rien d’autre qu’un gradualisme de la défaite ouvrière, sur un terrain d’action où l’avantage revient immanquablement à la bourgeoisie.

    Pourtant le révisionnisme de Bernstein, qui consistait à prendre les apparences pour la réalité et dérivait de l’empirisme bourgeois, et bien qu’il fût tout d’abord dénoncé par Kautsky, finit par servir de tremplin à ce dernier. Car, sans la pratique non révolutionnaire de l’ancien mouvement ouvrier, dont la théorie fut faite par Bernstein, jamais Kautsky n’eût trouvé le mouvement et la base matérielle qui lui permirent d’âtre pris pour un grand théoricien marxiste.

    Cette situation objective qui, nous l’avons vu, transforma les succès du mouvement ouvrier en autant d’étapes sur la voie de sa liquidation finales créèrent une idéologie non révolutionnaire, mieux adaptée que l’ancienne a la situation immédiate et destinée à être vilipendée plus tard comme la manifestation du social – réformisme, de l’opportunisme du social – patriotisme et de la trahison avérée. Mais cette  » trahison  » ne tourmentait guère ses victimes prétendues.

    Bien au contraire, la majorité des ouvriers organisés approuvait cette volte-face du mouvement socialiste, parce qu’elle était conforme à ses aspirations, nées dans le cadre d’un capitalisme en plein essor. Les masses étaient tout aussi peu révolutionnaires que leurs dirigeants les uns et les autres ne cherchant qu’à participer au progrès capitaliste. On s’organisait non seulement pour obtenir une part plus grande du produit social, mais aussi pour mieux se faire entendre sur le plan politique. On apprit à penser en termes de démocratie. On commença de se poser en consommateurs exigeant d’avoir accès aux bienfaits de la culture et de la civilisation.

    N’est-il pas significatif que Franz Mehring ait cru bon de terminer sa monumentale Histoire de la social-démocratie allemande par un chapitre intitulé  » L’Art et le Prolétariat  » ? De la science pour les ouvriers, des écoles pour les ouvriers, de la participation ouvrière à toutes les institutions de la société capitaliste, voilà quels étaient les désirs réels du mouvement, et rien d’autre. Loin de vouloir la fin de la science capitaliste, on réclamait des savants d’origine ouvrière; loin de vouloir abolir les lois capitalistes, on formait des juristes ouvriers.

    La prolifération des historiens du mouvement ouvrier, des doctes, des économistes, des journalistes, des médecins, des dentistes, tous au service des ouvriers, comme la multiplication des députés socialistes et des bureaucrates syndicaux passait pour l’indice le plus sûr de la socialisation triomphale de la société, laquelle devenait du même coup et toujours davantage la société des ouvriers. Tout ce à quoi l’on peut participer de manière croissante, on ne tarde pas à le juger digne d’être défendu. Pour l’ancien mouvement ouvrier, l’expansion du capital valait aux travailleurs plus de bien-être et plus de considération; c’était là une conviction profonde, à la fois consciente et inconsciente. Se bornant à agir dans le cadre du capitalisme, les organisations ouvrières devaient faire leurs, petit à petit, les problèmes de la rentabilité du capital.

    Elles se contentaient d’opposer une résistance purement verbale aux rivalités frénétiques que la concurrence suscitait entre pays capitalistes. En premier lieu sans doute, le mouvement ne songeait qu’à une « patrie meilleure », devenue celle des travailleurs comme elle était déjà la patrie des autres classes; puis, on se prononça pour la défense de  » l’acquis » et, finalement, pour la défense de la patrie tout court, « telle qu’elle est « .

    Les bonnes dispositions, dont les « disciples » de Marx faisaient désormais preuve envers la société bourgeoise, ne restaient pas unilatérales.

    Ses luttes même contre la classe ouvrière avaient enseigné à la bourgeoisie la nécessité de  » comprendre la question sociale « . La classe dirigeante se ralliait ainsi de plus en plus à une interprétation matérialiste des phénomènes sociaux, d’où une imbrication progressive des idéologies professées de part et d’autre, laquelle contribuait à faire régner une « harmonie  » fondée sur la réalité du manque d’harmonie, de l’antagonisme des classes au sein du capitalisme ascendant. Toutefois, les  » marxistes » brûlaient plus encore que la bourgeoisie de  » mettre à profit les leçons de l’ennemi « .

    C’est bien avant la mort d’Engels que le révisionnisme commença de se développer. Au demeurant, Engels et Marx lui-même devaient plus d’une fois donner des signes de fléchissement, se laissant alors griser par les succès apparents du moment. Mais ce qui ne fut jamais chez eux qu’une modification toute provisoire de leurs idées de base, essentiellement cohérentes, se trouva élevé au rang de  » croyance  » et de  » science  » par ce mouvement qui identifiait maintenant le progrès à des caisses syndicales de mieux en mieux remplies et à des victoires électorales de plus en plus amples.

    Après 1910, la social-démocratie se vit diviser en trois grandes tendances : les révisionnistes, partisans déclarés de l’impérialisme allemand; la « gauche » qu’illustraient les noms de Luxemburg, de Mehring, de Liebknecht et de Pannekoek; le  » centre  » qui se disait fidèle aux options traditionnelles mais ne l’était en fait que sur le plan de la théorie, attendu que sur celui de la pratique la social-démocratie allemande était contrainte de s’en tenir au  » possible « , en d’autres termes, à la tactique préconisée par Bernstein.

    S’opposer à cette dernière ne pouvait signifier qu’une chose : se dresser contre la pratique social-démocrate dans son ensemble. La  » gauche  » ne s’affirma vraiment comme telle qu’à partir du moment où elle se mit à dénoncer dans la social-démocratie une partie intégrante de la société capitaliste. Il fallut cependant tout autre chose qu’une bataille d’idées pour faire disparaître les divergences opposant les deux camps; elles furent noyées dans le sang du groupe Spartakus, en 1919, lors de la répression terroriste que lança Noske.

    Une fois la guerre éclatée, la  » gauche  » se retrouva en prison et la  » droite  » au G. Q. G. du Kaiser. Quant au « centre », dirigé par Kautsky, il en finit d’un coup d’un seul avec tous les problèmes du mouvement socialiste en déclarant que ni la social-démocratie allemande ni l’Internationale ne pouvaient avoir d’activités tant que la guerre durerait, l’une et l’autre étant essentiellement des instruments pour les périodes de paix.

     » C’est là – écrivait Rosa Luxemburg – une attitude d’eunuque. Maintenant que Kautsky l’a complété, on peut lire dans le Manifeste communiste;  » Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix; en temps de guerre, égorgez-vous !  » (5).

    La guerre et ses répercussions pulvérisèrent la légende de l’a orthodoxie  » marxiste de Kautsky. Après avoir été l’un de ses plus fervents disciples, Lénine lui-même dut se détourner catégoriquement de son maître. Comme il l’écrivait à Chliapnikov en octobre 1914 :  » Rosa Luxemburg avait raison qui écrivait depuis longtemps qu’il y a chez Kautsky  » la courtisanerie du théoricien », la servilité, ou, en termes plus simples, la servilité devant la majorité du parti, devant l’opportunisme.

    Il n’y a à présent rien de plus nuisible et dangereux pour l’indépendance idéologique du prolétariat que cette basse présomption et cette abjecte hypocrisie de Kautsky qui veut tout masquer et escamoter, qui veut tranquilliser au moyen de sophismes et d’un verbiage pseudo-scientifique la conscience en éveil des ouvriers  » (6).

    Dès que le mouvement ouvrier eut l’air « convenable », fut envahi par une foule d’intellectuels, tous enclins à entretenir ses penchants à la collaboration de classes. Kautsky se distinguait de ces personnages par un amour plus vif pour la théorie qu’il se refusait pourtant de confronter aux faits, à la façon d’un mère qui par amour pour son enfant veut le tenir à l’écart des  » honteuses réalités de la vie « .

    Il ne pouvait se poser en révolutionnaire qu’à condition de ne pas sortir de la théorie, et abandonnait à d’autres, avec la plus grande complaisance, le soin de régler les questions pratiques du mouvement. Mais c’était là donner dans l’auto mystification. Se voulant théoricien « pur », Kautsky cessait du même coup d’être un théoricien révolutionnaire ou plus exactement, ne pouvait devenir un révolutionnaire.

    Dès que la guerre finie, le rideau se leva sur une bataille réelle entre les forces du socialisme et celles du capitalisme, ses théories s’effondrèrent parce qu’elles étaient séparées en pratique du mouvement qu’elles étaient censées représenter.

    Bien que Kautsky eût pris position contre les démonstrations d’un chauvinisme excessif que son parti prodiguait et se fût abstenu de partager l’enthousiasme belliciste des camarades Ebert Scheidemann et autres, bien qu’il eût également refusé de se prononcer pour le vote inconditionnel des crédits de guerre, il n’en fut pas moins forcé jusqu’à son dernier jour de détruire de ses propres mains le mythe de son orthodoxie marxiste, ce mythe engendré et nourri par trente années de discours, de livres, de brochures et d’articles. Lui qui proclamait en 1902 (7) que le monde était entré dans une ère de luttes prolétariennes pour la conquête du pouvoir, tenait pareille entreprise pour démence pure maintenant que les ouvriers prenaient ses propos au sérieux.

    Lui qui avait combattu avec tant d’ardeur le ministérialisme des Millerand et des Maures en France exaltait vingt ans après, en Allemagne, la politique de coalition ministérielle poursuivie par la social-démocratie, et le faisait avec les arguments mêmes de ses anciens adversaires. Lui qui dès 1909 s’interrogeait sur  » le chemin du pouvoir « , caressait après la guerre le rêve d’un  » ultra-impérialisme  » faisant régner la paix dans le monde, et devait passer le reste de son existence à réinterpréter son passé en vue de justifier l’idéologie de la collaboration de classes qu’il professait désormais.

    Dans son dernier ouvrage, il s’exprimait ainsi :  » Au cours de sa lutte de classe, le prolétariat se transforme de plus en plus en avant-garde pour la reconstruction de la société, qui devient toujours davantage le grand but que les catégories sociales non prolétariennes elles aussi se fixent. Ce n’est pas là trahir l’idée de la lutte de classes.

    J’ai soutenu ce point de vue bien avant l’apparition du bolchevisme, comme en témoigne par exemple l’article « Les Classes. Intérêt particulier et intérêt général  » que je publiai en 1903 dans la Neue Zeit et où je disais en conclusion que la lutte de classe du prolétariat ne veut connaître que la solidarité de l’humanité, et non pas la solidarité des classes  » (8).

    De fait, il est absurde de voir en Kautsky un « renégat « . C’est là ne rien comprendre ni à la théorie et à la pratique social-démocrates, ni à celles de Kautsky. Celui-ci ne souhaitait qu’une chose : être un bon serviteur n’ayant d’autre but dans la vie que de satisfaire ses maîtres, Marx et Engels. Il ne parlait du premier que dans le plus pur style social-démocrate et philistin à grand renfort d’épithètes du genre  » esprit supérieur »,  » Olympien « ,  » Jupiter tonnant  » et autres. Évoquant sa première rencontre avec son héros, il se flattait de n’avoir pas reçu auprès de lui  » l’accueil dédaigneux que Goethe avait réservé à son jeune confrère Heine  » (9).

    Tout se passe comme si Kautsky s’était juré à lui-même de ne jamais décevoir Engels, à partir du moment où ce dernier se mit à les considérer, Bernstein et lui, comme d’irréprochables représentants de la théorie de Marx, et, pendant la plus grande partie de sa vie, il se comporta en ardent défenseur de « la lettre ». Kautsky était certainement sincère quand il déplorait dans une lettre à Engels  » que presque tous les intellectuels du parti (…) ne rêvent que de colonies, d’idée nationale, de résurrection du vieux passé germanique, ne songeant qu’à faire des avances au gouvernement, qu’à remplacer la lutte des classes par le pouvoir de la  » Justice  » et qu’à manifester leur aversion pour la conception matérialiste de l’histoire — ce dogme marxiste, comme ils l’appellent  » (10).

    Engels ne comprenait que trop bien les raisons de cette précoce « dégénérescence » du mouvement. Répondant à Kautsky, il déclarait que  » le développement capitaliste bourgeois s’est révélé plus fort que la contre-pression révolutionnaire; pour qu’un nouveau soulèvement ait lieu, il faudra que se produise un choc violent, par exemple que l’Angleterre perde la domination du marché mondial ou qu’une occasion révolutionnaire surgisse brusquement en France  » (11). Mais rien de tel n’arriva. Les socialistes ne comptaient plus sur la révolution.

    Bien au contraire, Bernstein ne voulant pas décevoir l’homme à qui il devait le plus, attendait la mort d’Engels pour proclamer que « le but n’est rien, c’est le mouvement qui est tout « . Il faut ajouter d’ailleurs qu’Engels en personne ne fut pas sans contribuer, vers la fin de sa vie, à renforcer le courant réformiste. Il s’agissait là sans doute d’une défaillance d’ordre individuel; néanmoins, ses épigones s’alignèrent sur cette attitude, la considérant comme un élément de force.

    De temps à autre, Marx et Engels revenaient cependant aux vues intransigeantes du Manifeste communiste et du Capital, notamment dans la Critique du Programme de Gotha, dont la publication fut différée afin de ne pas gêner les faiseurs de compromis. La bureaucratie du parti ne céda qu’après une longue lutte, ce qui amena Engels à s’écrier un jour : « En fait, c’est une brillante idée de placer la science socialiste allemande, libérée aujourd’hui de la loi bismarckienne contre les socialistes, sous le coup d’une loi nouvelle contre les socialistes !  » (12).

    Kautsky défendait un marxisme déjà émasculé. Le marxisme radical, révolutionnaire, anticapitaliste avait succombé au développement du capitalisme. Dans un discours prononcé en 1872, après la clôture au congrès de l’Internationale à La Haye, Marx lui-même déclarait : « L’ouvrier doit saisir un jour la suprématie politique pour asseoir la nouvelle organisation du travail (…). Mais nous, nous n’avons point prétendu que pour arriver à ce but les moyens sont identiques (…).

    Et nous ne nions pas qu’il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre (…) où les travailleurs peuvent arriver à leurs buts par des moyens pacifiques. « 

    Telle assertion permettait aux révisionnistes eux-mêmes de se dire marxistes, et tout ce que Kautsky pu faire valoir là contre—par exemple, lors du congrès social-démocrate de Stuttgart (1898) —, ce fut d’alléguer que les progrès de la démocratie et de la socialisation, que les révisionnistes prétendaient en bonne voie dans les pays anglo-saxons, ne l’étaient nullement en Allemagne. Reprenant à son compte les propos de Marx sur la possibilité de voir dans quelques pays la société subir une transformation pacifique, il se contentait d’ajouter que, lui aussi, souhaitait « obtenir le socialisme sans avoir à le payer d’une catastrophe « . Mais cette possibilité lui paraissait douteuse alors.

    On conçoit aisément que Kautsky, partant de telles prémisses, trouvât parfaitement logique de soutenir après la guerre que les conditions d’un essor rapide des institutions démocratiques étant désormais réunies en Allemagne et en Russie, la voie du passage pacifique au socialisme s’ouvrait du même coup dans ces pays. Cette voie pacifique lui semblait la plus sûre, dans la mesure où elle favorisait le développement de cette  » solidarité de l’humanité » à laquelle il tenait tant.

    Les intellectuels socialistes entendaient rivaliser en matière de courtoisie avec la bourgeoisie, qui avait appris à les traiter avec déférence. En fin de compte, on se retrouvait entre gens du même monde, n’est-ce pas ? La vie rangée, cette vie petite-bourgeoise qu’un puissant mouvement socialiste assurait à l’intelligentsia, les incitait à mettre l’accent sur l’aspect éthique et culturel des choses. Si Kautsky nourrissait à l’égard des méthodes bolchevistes une haine égale à celle que les Gardes-Blancs leur vouaient, il approuvait cependant sans réserves, contrairement à ces derniers, les buts que les bolcheviks s’étaient assignés.

    Au-delà de l’élément prolétarien de la révolution, les leaders du mouvement socialiste voyaient pointer un chaos de nature à les emporter en même temps que le pouvoir bourgeois. Leur haine du « désordre » recouvrait la volonté de défendre des privilèges matériels sociaux et intellectuels. A leurs yeux, l’action illégale ne pouvait que conduire le socialisme à sa perte; ils étaient partisans de la légalité à tout prix, seul moyen de conserver aux organisations et aux leaders en place la haute main sur le mouvement de classe.

    Et la manière dont ils réussirent à étouffer dans l’œuf la révolution prolétarienne démontra non seulement que les  » gains  » réalisés par les ouvriers dans la sphère économique se retournaient contre ceux-ci, mais aussi que leur « victoire  » sur le plan politique s’avérait funeste à leur émancipation. Le principal obstacle à une solution radicale de la question sociale ne fut autre en effet que la social-démocratie, ce parti dans la croissance duquel on avait si longtemps enseigné aux travailleurs à mesurer leur puissance grandissante !

    Rien ne prouve de manière plus péremptoire le caractère révolutionnaire des théories de Marx que la difficulté d’assurer leur maintien dans des périodes non révolutionnaires. Kautsky n’avait donc pas tout à fait tort de soutenir que le mouvement socialiste était condamné à l’inaction en temps de guerre, cette dernière excluant provisoirement la révolution.

    Pour le révolutionnaire, cela signifie l’isolement, la défaite temporaire. Il doit attendre un renversement de situation, attendre que l’assentiment donné à la guerre vole en éclats en raison de l’impossibilité objective de traduire dans les faits cet assentiment subjectif. Un révolutionnaire ne peut faire autrement que de se trouver de temps à autre « en dehors du coup ».

    Croire qu’une pratique révolutionnaire, s’exprimant à travers l’action autonome des travailleurs, soit possible à tous moments, revient à donner tête baissée dans les illusions démocratiques. Mais il est bien plus difficile de se tenir en dehors « , car le renversement de la situation est chose absolument imprévisible et personne ne tient à rester sur la touche quand il aura lieu.

    La cohérence n’existe que sur le plan théorique si l’on ne saurait reprocher aux théories de Marx un défaut de cohérence, force est de reconnaître que Marx en manqua parfois, de cohérence, c’est-à-dire qu’il dut, lui aussi, s’indigner devant des réalités changées et que, persistant à vouloir agir dans des périodes non révolutionnaires, il fut contraint d’être en rupture avec ses théories. Celles-ci concernaient uniquement les points essentiels de la lutte des classes opposant le prolétariat à la bourgeoisie.

    Mais la pratique de Marx, quant à elle, était continue : elle s’attaquait aux problèmes à mesure qu’ils se présentaient, et donc à des problèmes qu’il n’était pas toujours possible de résoudre en faisant appel à des principes fondamentaux.

    Refusant d’admettre la nécessité d’un repli sur soi pendant la période d’essor du capitalisme, le marxisme ne pouvait intervenir que d’une manière contraire à son essence, qu’en théorie considérant la lutte de classe révolutionnaire comme un phénomène de tous les instants. En réalité, la théorie de la lutte de classe permanente n’a pas plus de fondement que la notion bourgeoise de progrès permanent.

    Rien ne saurait faire que le cours des choses aille automatiquement dans le sens souhaité; bien loin de là, il faut combattre dans des conditions incertaines, soumises à de brusques variations, sous la constante menace de l’échec total.

    Aux époques où l’histoire penche encore en faveur du capitaliste, la masse simplement numérique des ouvriers opposés au puissant État de classe, loin de représenter le géant sur le dos duquel les parasites capitalistes se prélassent, est bien plutôt comparable au taureau obligé de se mouvoir dans les directions que lui imposent les mouchettes qu’on lui a mises. Tant que l’essor du capitalisme se poursuivait, le marxisme ne pouvait subsister que sous la forme d’une idéologie justifiant une pratique qui, à tous égards, lui était opposée. Et même sous cette forme, les événements réels ne laissaient pas d’en réduire encore la portée.

    En tant qu’idéologie pure et simple, le marxisme était condamné à disparaître dès que de grands bouleversements sociaux nécessitèrent sa transformation et le métamorphosèrent d’idéologie indirecte en idéologie directe de la collaboration de classes à des fins capitalistes.

    Marx élabora ses théories au cours d’une période révolutionnaire. Il fut alors le plus avancé des révolutionnaires bourgeois, le plus proche aussi du prolétariat. Mais la défaite de la révolution bourgeoise en Allemagne, et son triomphe subséquent dans le cadre de la contre-révolution, devaient convaincre Marx que la classe ouvrière constituait la- seule classe révolutionnaire du monde moderne. Et c’est sur cette base qu’il conçut la théorie socio-économique de la révolution prolétarienne.

    Sous-estimant, à la façon de beaucoup de ses contemporains, la vigueur et la souplesse du capitalisme, il eut tort de prédire la fin prochaine de la société bourgeoise. Marx se trouvait face à l’alternative suivante : ou bien se situer en dehors du cours réel des choses, et s’en tenir dès lors à des idées radicales mais inapplicables, ou bien participer dans les conditions du moment aux luttes réelles, tout en réservant à des « temps meilleurs » l’application des théories révolutionnaires.

    Ce dernier terme de l’alternative fut bientôt rationalisé sous les aspects du  » bon équilibre de la théorie et de la pratique »; du même coup, la défaite ou la victoire du prolétariat redevint une simple affaire de  » bonne » ou de « mauvaise » tactique, d’organisation adaptée ou non à ses tâches et de dirigeants capables ou néfastes.

    Si l’élément jacobin, inhérent au mouvement auquel Marx nolens volens attacha son nom, connut un tel développement, ce fut en raison bien moins de la liaison première de Marx à la révolution bourgeoise, que de la pratique non révolutionnaire de ce mouvement, laquelle découlait elle-même du caractère non révolutionnaire de la période.

    Ainsi donc le marxisme de Kautsky était un marxisme devenu idéologie et, par-là, appelé à retomber, avec le temps, dans l’idéalisme. En vérité, « l’orthodoxie » de Kautsky consistait à préserver artificiellement des idées en rupture avec la pratique et vouées dès lors à se dégrader, car la réalité est toujours plus forte que l’idéologie.

    Mais une  » orthodoxie  » réelle avait pour préalable obligé la réapparition d’une conjoncture révolutionnaire, auquel cas d’ailleurs l’ »orthodoxie » en question se serait souciée non d’être fidèle à « la lettre », mais d’appliquer à une situation nouvelle les principes de la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat.

    Les ouvrages de Kautsky permettent de suivre dans toutes ses étapes et avec toute la netteté désirable, la régression que la pratique imposa à la théorie.

    Kautsky traita dans ses écrits non seulement de questions spécifiques au mouvement ouvrier, mais aussi de presque tous les problèmes sociaux. Ses innombrables livres et articles peuvent néanmoins rentrer dans les trois grandes catégories de l’économie, de l’Histoire et de la Philosophie. En ce qui concerne l’économie politique, on ne saurait dire qu’ils contribuèrent beaucoup à son avancement.

    Outre les manuscrits de Marx qu’il entreprit d’éditer, de 1904 à 1910, sous le titre de Théorie de la plus-value (13), Kautsky s’est employé à vulgariser les théories économiques de Marx, celles notamment du premier volume du Capital, sans s’éloigner cependant de l’interprétation que les théoriciens socialistes, révisionnistes compris, donnaient en général, à l’époque, des phénomènes économiques.

    En témoigne le fait que certaines parties de son célèbre ouvrage, Les Doctrines économiques de Karl Marx, furent rédigées par Eduard Bernstein.

    Et Kautsky ne prit qu’une part très modeste aux vives controverses que les théories émises par Marx, dans les volumes II et III du Capital, suscitèrent à partir de 1885. A ses yeux, en effet, le volume I, consacré au processus de production, à la fabrique et à l’exploitation, renfermait à lui seul tout ce que les travailleurs avaient besoin de savoir pour lutter d’une manière organisée contre le capital.

    Quant aux deux autres volumes, qui traitaient dans le plus grand détail de la tendance aux crises et à l’effondrement marquée par le système capitaliste, ils ne correspondaient pas à la réalité immédiate et intéressèrent fort peu Kautsky et tous les théoriciens marxistes de la période d’essor du capitalisme. A l’occasion d’un compte rendu (1886) du volume II du Capital, Kautsky mit en avant l’idée que celui-ci présentait un moindre intérêt pour les ouvriers attendu qu’on y parlait surtout du problème de la réalisation de la plus-value lequel, en fin de compte, concernait bien plutôt les capitalistes.

    Quand Bernstein, voulant réfuter les doctrines économiques marxiennes, s’en prit à la théorie de l’effondrement, Kautsky, cherchant lui à défendre le marxisme, se borna à contester que Marx eût jamais professé une théorie concluant à l’existence d’une limite objective au fonctionnement du système, et soutint que Bernstein l’avait purement et simplement forgée de toutes pièces. C’est dans la sphère de circulation que Kautsky situait l’origine des difficultés des contradictions du capitalisme : la consommation ne pouvant augmenter aussi vite que la production, il devait s’ensuivre une surproduction permanente qui engendrait à son tour la nécessité politique d’une mise en place du socialisme.

    Lorsque Tougan-Baranovsky formula, avec sa théorie du développement illimité du capital — selon laquelle ce dernier crée son propre marché et, par-là, se trouve en mesure de juguler l’apparition de disproportions—, une théorie appelée à exercer une influence profonde sur le courant réformiste dans son ensemble, Kautsky (14) lui répondis que la sous-consommation ouvrière rendait inévitables des crises ayant pour effet d’engendrer les conditions subjectives de la mutation du capitalisme en socialisme.

    Mais, vingt-cinq ans après, il admettait sans ambages avoir sous-estimé les possibilités du système capitaliste, celui-ci se révélant « aujourd’hui beaucoup plus dynamique du point de vue économique qu’il ne l’était il y a un demi-siècle  » (15).

    Le manque de rigueur et la confusion, que Kautsky trahissait en matière de théorie économique (16), arrivèrent à une espèce de summum le jour où il reprit à son compte les thèses de Tougan-Baranovsky qu’il avait combattues naguère. Cette volte-face ne constitue qu’un aspect de son changement général d’attitude envers la pensée bourgeoise et la société capitaliste.

    Aux dires de Kautsky lui-même, son meilleur ouvrage, l’aboutissement et le couronnement de toute une vie de recherches, n’est autre que La Conception matérialiste de l’histoire, livre dans lequel il a traité sur près de deux mille pages de l’évolution de la nature, de la société et de l’État. Cette œuvre ne témoigne pas seulement d’un mode d’exposition pédantesque et d’une connaissance étendue des théories et des faits; elle fait aussi apparaître à quel point son auteur se formait une idée erronée du marxisme. En fait, Kautsky y tourne carrément le dos à la science marxienne. C’est là, en effet, qu’il proclame ouvertement  » que des révisions du marxisme sont inévitables de temps à autre  » (17); c’est là qu’il finit par se rallier à des conceptions qu’il avait en apparence combattues toute sa vie durant.

    Non content d’abandonner l’interprétation du marxisme, Kautsky présente son  » opus magnum  » comme une conception de l’histoire qui lui est propre, une conception qui, sans être absolument détachée de celle de Marx et d’Engels, n’en reste pas moins indépendante. Ses maîtres, négligeant indûment le rôle des facteurs naturels dans l’histoire, ont — prétend-il maintenant — par trop restreint la portée de leur conception. Lui, qui part non point de Hegel mais de Darwin, veut  » faire en sorte d’étendre le champ du matérialisme historique jusqu’à sa fusion complète avec la biologie  » (18).

    Mais cet approfondissement se révèle en définitive ni plus ni moins qu’us retour aux positions de la bourgeoisie révolutionnaire que Marx avait dépassées dans le cadre de sa critique de Feuerbach.

    Kautsky se fondant à la manière de ses prédécesseurs, les philosophes bourgeois, sur ce matérialisme naturaliste, ne peut, comme eux, éviter de concevoir l’histoire sociale dans une perspective idéaliste. C’est pourquoi, dès qu’il s’intéresse à l’État, il revient purement et simplement à la vieille conception bourgeoise selon laquelle l’histoire du genre humain se confond avec l’histoire des États.

    Et il conclut son analyse de l’État démocratique bourgeois par ces mots  » L’époque des luttes de classes violentes est révolue. C’est pacifiquement, grâce à la propagande et au système électoral, qu’il est désormais possible d’aplanir les conflits, de prendre les décisions  » (19).

    Faute de pouvoir discuter ici point par point ce volumineux ouvrage (20), nous nous bornerons à souligner que, d’un bout à l’autre, on voit s’y affirmer tout ce que le  » marxisme  » de son auteur eut de douteux. Avec le recul historique, on s’aperçoit que Kautsky ne cessa à aucun moment de considérer sa participation au mouvement ouvrier comme une activité sociale de type bourgeois. Le fait est patent aujourd’hui : il n’arriva jamais à comprendre vraiment la position de Marx et d’Engels ou, à tout le moins, fut toujours à cent lieues de supposer qu’il pût exister un rapport direct entre la théorie et la réalité. Il semblait avoir étudié la pensée de Marx avec sérieux; en vérité, il ne la prit jamais au sérieux.

    Semblable à tant de prêtres confits en dévotion, qui se conduisent en pratique de façon contraire à leurs enseignements, Kautsky ne se rendit sans doute même pas compte de la dualité séparant, en son for intérieur, la pensée de l’action. Qu’il eût aimé être ce bourgeois dont Marx disait un jour qu’il se veut  » capitalistes uniquement dans l’intérêt des ouvriers  » !

    Mais il est tout aussi certain que Kautsky eût refusé d’accéder à ce bienheureux état s’il lui avait fallu pour cela renoncer aux méthodes  » pacifiques  » de la démocratie bourgeoise.  » Il repousse la mélodie bolcheviste qui lui déchire les oreilles, écrivait Trotsky, mais il n’en cherche pas d’autre; le vieux pianiste renonce en général à jouer sur l’instrument de la révolution  » (21).

    Vers la fin de ses jours, Kautsky dut constater l’impossibilité de réaliser par des voies pacifiques, démocratiques, ces réformes du capitalisme, dont il souhaitait l’accomplissement; dès lors, il effectua un tournant à cent vingt degrés.

    Lui qui en d’autres temps s’était institué le défenseur d’une idéologie marxiste absolument coupée du réel et capable uniquement de servir la partie adverse, se faisait maintenant le chantre du laissez-faire, c’est-à-dire d’une idéologie tout aussi irréaliste dans le cadre d’une société évoluant vers un capitalisme de type fasciste, et qui servait cette société tout autant que son idéologie marxiste avait servi le capitalisme de type démocratique.

     » on affecte volontiers aujourd’hui, dit-il dans son dernier ouvrage, de mépriser l’économie libérale. Mais les théories de Quesnay, Adam Smith et Ricardo ne sont nullement périmées. Marx en reprit les principes essentiels et les perfectionna? mais il n’a jamais contesté que la production marchande libérale fut la base la meilleure pour le développement de la production.

    La différence entre Marx et les Classiques est la suivante : si ces derniers voyaient dans la production marchande pour compte privé la seule forme de production concevable, Marx, quant à lui, considérait que la forme de production la plus évoluée, la production marchande, engendrait en vertu de son développement propre des conditions permettant de passer à une forme de production supérieure, la production sociale, grâce à laquelle la société — c’est-à-dire la population laborieuse dans son ensemble — se trouve à même de gérer les moyens de production, tournant désormais en vue de satisfaire les besoins, et non plus de créer du profit.

    Le mode de production socialiste obéit à des lois qui lui sont propres, différentes donc à bien des égards des lois régissant la production marchande. Tant que cette dernière prédomine cependant, elle fonctionne d’autant mieux que les lois de son mouvement, découvertes à l’ère du libéralisme, sont respectées. (22).

    On est stupéfait de trouver des idées pareilles sous la plume d’un homme qui fut l’éditeur des Théories de la plus-value de Marx, ouvrage qui prouve indiscutablement  » que Marx et Engels n’ont jamais de leur vie professé cette opinion superficielle selon laquelle le contenu nouveau de leur théorie socialiste et communiste pût dériver, comme une simple conséquence logique, des théories archi-bourgeoises de Quesnay, de Smith et de Ricardo  » (23).

    Voilà pourtant qui justifie pleinement notre thèse, à savoir : que Kautsky fut un excellent élève de Marx et d’Engels, mais dans la mesure, uniquement, où il pouvait couler le marxisme au moule de ses concepts personnels et bornés du développement social et de la société capitaliste.

    A ses yeux, la société  » socialiste », autrement dit la conséquence logique du développement de la production marchande capitaliste, n’est en réalité rien d’autre qu’un système capitaliste d’État. Kautsky ayant un jour prétendu, à tort, que la loi marxienne de la valeur subsisterait en économie socialiste, à condition sans doute que la valeur fût modulée consciemment et non plus fixée par le jeu des lois « aveugles » du marché, Engels lui fit observer que la valeur constitue une catégorie strictement historique et qu’apparue avec la production capitaliste elle était appelée à disparaître avec elle (24).

    Kautsky devait se ranger à cet avis, comme le montre son ouvrage sur Les Doctrines économiques de Karl Marx (1887), où la valeur est tenue pour une catégorie historique. Plus tard cependant, répondant dans La Révolution prolétarienne et son programme (1922) à certains critiques bourgeois de la théorie économique du socialisme, il n’hésita pas à réintroduire, dans son schéma de société socialiste, la notion de valeur, le marché et l’argent, la production marchande.

    La catégorie, hier purement historique, devenait ainsi une catégorie éternelle; Engels avait parlé en vain. Kautsky était revenu à ses origines, à la petite bourgeoisie qui hait avec une force égale le pouvoir des monopoles et le socialisme, et n’aspire qu’à une transformation uniquement quantitative de la société, à une reproduction élargie du statu quo, un capitalisme amélioré et revigoré assorti d’une démocratie plus réelle et plus étendue — au regard d’une société capitaliste qui n’a plus d’autre choix que de s’exacerber en fascisme ou de se métamorphoser en communisme.

    Si Kautsky préférait la production marchande de type libéral, et son expression politique, à  » l’économie » de style fasciste, c’était parce qu’il était redevable au premier de ces systèmes de sa longue grandeur et de sa courte misère. De même qu’il avait contribue naguère au soutien de la démocratie bourgeoise, à grand renfort de phraséologie marxiste, il contribuait maintenant à obscurcir la réalité fasciste par tout un déploiement de phraséologie démocratique.

    Au lieu d’inciter à se tourner vers l’avenir ceux qui s’obstinaient à lui faire confiance, il les poussait à restaurer le passé, les rendant du même coup incapables d’action révolutionnaire.

    Cet homme que, peu de temps avant sa mort, la marée fasciste devait envelopper pour le ballotter ensuite de Berlin à Vienne, de Vienne à Prague et de Prague à Amsterdam, a publié en 1937 un livre, Les Socialistes et la guerre, qui démontre avec la dernière netteté qu’un  » marxiste « , ayant troqué sa conception matérialiste du développement social contre une conception idéaliste, ne peut manquer d’arriver à ce point de régression où l’idéalisme sombre dans le délire. On raconte en Allemagne qu’Hindenbourg, assistant un jour au défilé de sections d’assaut nazies, se pencha vers l’un de ses aides de camp et lui dit :  » Je ne me doutais pas que nous avions fait autant de prisonniers russes « .

    Dans son dernier livre, Kautsky lui aussi vit encore mentalement à l’heure de Tannenberg (25). L’ouvrage décrit par le menu les différentes attitudes que, du XVe siècle à nos jours, les socialistes et leurs précurseurs ont adopté face au problème de la guerre. Bien que Kautsky n’en ait nullement conscience, il montre combien le marxisme devient ridicule quand il se mêle d’associer les besoins et les exigences du prolétariat à ceux de la bourgeoisie.

    Ce livre, Kautsky l’a rédigé, selon ses propres termes, « pour déterminer la position à prendre par les socialistes et les démocrates au cas où une nouvelle guerre éclaterait malgré tous nos efforts pour l’empêcher ». Or le voici qui poursuit :  » Il n’existe aucune réponse directe à cette question avant que les hostilités aient commencé et qu’on soit en mesure de voir qui a provoqué le conflit et à quelles fins ».

    Et d’ajouter :  » si jamais la guerre éclatait, les socialistes devraient tâcher de maintenir leur unité et de faire en sorte que leur organisation survive à l’épreuve de manière à pouvoir recueillir le fruit de leurs efforts partout où les régimes impopulaires s’effondreront. En 1914, cette unité se brisa et nous souffrons encore de cette calamité. Mais aujourd’hui les choses sont plus claires qu’elles ne l’étaient alors : l’opposition entre États démocratiques et États non démocratiques est beaucoup plus tranchée et l’on est en droit d’espérer que si l’on arrivait à une nouvelle guerre mondiale, tous les socialistes se retrouveront dans le même camp, le camp de la démocratie  » (26).

    Ce qu’on sait de la dernière conflagration mondiale et de ses suites rend parfaitement inutile de chercher bien loin la cause des guerres, et personne n’ignore plus dans quel but la guerre est faite. Mais poser pareille question est moins stupide qu’il ne semble à première vue. Sous des dehors naïfs perce en effet la volonté de servir le capitalisme sous une forme en le combattant sous une autre.

    Il s’agit d’amener les travailleurs à participer à la guerre qui vient, en échange du droit de vote et du droit de former des organisations au service et du capital et de leur bureaucratie dirigeante. C’est la vieille politique de Kautsky, toujours prête à échanger des millions de cadavres ouvriers contre quelques concessions de la bourgeoisie.

    En réalité, quels que soient la nature politique et les buts proclamés des divers États belligérants, les guerres capitalistes ne peuvent être que des guerres pour le profit, et donc aussi des guerres contre la classe ouvrière; et, puisqu’il en est ainsi, les travailleurs n’ont pas la moindre possibilité de choisir entre une participation conditionnelle et une participation inconditionnelle. Au contraire, la guerre — et même la période qui précède son déclenchement — sera marquée, tant dans les pays fascistes que dans les pays antifascistes, par une dictature militaire absolue.

    La guerre va balayer jusqu’aux dernières différences qui subsistaient entre les régimes démocratiques et les autres. Les ouvriers se rangeront derrière Hitler, comme ils se rangèrent derrière le Kaiser; ils soutiendront Roosevelt, comme ils soutinrent Wilson; ils mourront pour Staline, comme ils moururent pour le Tsar.

    Considérant que la démocratie est la forme naturelle du capitalisme, Kautsky n’a vu dans l’apparition et la propagation du fascisme qu’une maladie, un accès tout provisoire de démence, un phénomène sans lien aucun avec le capitalisme. Il croyait vraiment qu’une guerre pour le rétablissement de la démocratie permettrait au capitalisme de progresser de nouveau en direction de son terme logique, la communauté socialiste.

    Et c’est pourquoi, en 1937, il faisait ce diagnostic :  » Nous voici enfin arrivés à l’époque où il devient possible d’abolir la guerre comme moyen de résoudre les conflits entre nations  » (27), et cette prédiction :  » La politique de conquête poursuivie par le Japon en Chine, ou par les Italiens en Éthiopie est le dernier vestige de temps révolus, de la période de l’impérialisme. Tout semble indiquer qu’il n’y aura plus de guerre de ce genre  » (28).

    Semblables formules abondent dans ce livre, à croire que le monde de son auteur se trouvait réduit aux quatre murs d’une bibliothèque à laquelle il manquait les rayons consacrés à l’histoire contemporaine ! Kautsky se figurait en effet que, même sans guerre, le fascisme serait vaincu et la démocratie restaurée, et que l’évolution pacifique vers le socialisme pourrait dès lors reprendre comme aux beaux jours d’avant le fascisme. Pourquoi ? Parce que, disait-il,  » le caractère personnel de la dictature démontre à lui seul que sa durée ne saurait excéder celle d’une vie humaine  » (29) !

    Ainsi Kautsky était convaincu que l’épisode fasciste serait suivi d’un retour  » à la normale « , à une démocratie abstraite toujours plus socialiste qui parachèverait les réformes amorcées à la glorieuse époque de la participation des socialistes au gouvernement. Or il crève les yeux que la réforme fasciste est aujourd’hui la seule réforme du capitalisme qui soit objectivement possible.

    De fait, le  » programme de socialisation « , que les social-démocrates n’osèrent jamais réaliser du temps qu’ils détenaient le pouvoir, a été en grande partie réalisé par les fascistes. De même que les revendications de la bourgeoisie allemande ne furent pas satisfaites en 1848 mais après, par la contre-révolution qui suivit, le programme de la social-démocratie a été accompli par Hitler.

    C’est à Hitler en effet, non à la social-démocratie, que de vieilles aspirations socialistes, telles que l’Anschluss de l’Autriche et le contrôle étatique de l’industrie et des banques, doivent d’être entrées dans les faits c’est Hitler, non la social-démocratie, qui a proclamé le Premier mai jour férié. Et d’une manière plus générale, il suffit de comparer ce que les socialistes disaient vouloir mais ne firent jamais, avec la politique pratiquée en Allemagne depuis 1933, pour s’apercevoir que Hitler a bel et bien réalisé le programme de la social-démocratie, mais en se passant de ses services.

    Comme Hitler, les social-démocrates combattent à la fois le bolchevisme et le communisme et, comme lui, préfèrent la mise en place d’instances de contrôle étatique à un système de capitalisme d’État aussi poussé que le système russe. Mais les social-démocrates n’eurent jamais l’audace de prendre les mesures qu’exigeait l’exécution de ce programme et ce fut Hitler qui s’en chargea. De même que Kautsky s’était révélé incapable d’imaginer seulement que la théorie marxiste pouvait déboucher sur une pratique marxiste, il n’arriva pas à comprendre qu’une politique de réforme capitaliste doit avoir des effets pratiques et que telle fut précisément l’ouvre du fascisme.

    Si la vie de Kautsky peut enseigner quelque chose aux travailleurs, c’est que la lutte contre le fascisme se double nécessairement d’une lutte contre la démocratie bourgeoise, d’une lutte contre le kautskysme. Cette vie, en vérité, il n’y a rien d’exagéré à la résumer par ces mots : de Marx à Hitler.

    Notes

    (1) F. ADLER, Der sozialistische Kampf (Paris), 59, 1938, p. 271 [Friedrich Adler fut longtemps l’un des principaux dirigeants de la social-démocratie autrichienne. N. d. T.].

    (2) K. KAUTSKY, Aus der Frühzeit des Marxismus, Prague, 1935,

    (3) K. KAUTSKY, Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 93.

    (4) K. MARX, Capital, X, p. 59.

    (5) R.LUXEMBURG in : Die Internationale, printemps 1915.

    (6) LÉNINE, Œuvres, 35, p. 164.

    (7) K. KAUTSKY, La Révolution sociale, trad. française, Paris, 1921.

    (8) K. KAUTSKY, Sozialisten und Krieg, Prague, 1937, p. 673.

    (9) K. KAUTSKY, Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 50.

    (10) Id. , p. 112.

    (11) Aus der Frühzeit des Marxismus, p.155.

    (12) Id., p. 275 [trad. française in : K. MARX et F. ENGELS, Programmes socialistes (trad. Bracke), Paris, 1947, p. 60].

    (13) Connu aussi sous le nom de  » Livre quatrième  » du Capital, l’ouvrage fut traduit par J. Molitor qui lui donna le titre d’histoire des doctrines économiques (8 volumes, Paris, 1924-25). Une version plus complète a été publiée depuis dans les trois tomes du volume 26 des Marx-Engels Werke (N. d. T.).

    (14) Cf. La série d’articles que Kautsky publia en 1902 dans Die Neue Zeit.

    (15) K. KAUTSKY, Die materialistische Geschichtsauffassung, Berlin 1927, II, p. 623.

    (16) H. GROSSMANN a excellemment décrit dans Das Akkumulations- und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems (Leipzig, 1929) et critiqué comme il convenait le caractère borné des théories économiques de Kautsky et leur transformation avec le temps.

    (17) Die materialistische Geschichtsauffassuung, op. cit., II, p. 60.

    (18) Die materialistische Geschichtsauffassung, op. cité II, p. 629.

    (19) Id., II, p. 431.

    (20) Nous renvoyons le lecteur à la critique exhaustive que Karl Korsch a faite de l’ouvrage en question : Die materialistische Geschichtsauffassung. Eine Auseinandersetzung mit Karl Kautsky, Leipzig, 1929. [Rééd., Francfort, 1971. N. d. T.].

    (21) L. TROTSKY, Terrorisme et communisme, Paris, 1963, p. 278.

    (22) K. KAUTSKY, Sozialisten und Krieg, op. cit., p. 665.

    (23) K. KORSCH, Karl Marx, trad. S. Bricianer, Paris, 1971, p. 99. Cf. aussi les préfaces d’Engels à l’édition allemande de Misère de la philosophie (1884) et au Livre deuxième du Capital (1885).

    (24) Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 145.

    (25) Village de Prusse orientale où, en août 1914, les armées du maréchal Hindenburg, futur président du Reich, écrasèrent les troupes du Tsar (N. d. T.).

    (26) Sozialisten und Krieg, op. cit., p. VIII.

    (27) Sozialisten und Krieg, op. cit. p. 265.

    (28) Id., p. 656.

    (29) Sozialisten und Krieg, op. cit. p. 646.

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  • Le gauchisme en France

    Un nombre important de groupes français furent influencés par la gauche « germano-hollandaise » et la « gauche italienne ». Tous se situaient dans la mouvance syndicaliste-révolutionnaire et d’ultra-gauche, prônant une ligne de refus complet de réformisme au moyen d’une propagande unilatétale pour la révolution.

    Cette révolution devait être anti-parti, par définition, le bureaucratisme étant considéré comme le second pilier du « système » avec le capitalisme.

    Parmi ces structures, le plus souvent réduites à une poignée d’individus, d’orientation « anti-bureaucratique » et plus ou moins conseilliste, les figures les plus connues sont Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, Serge Bricianer et Maximilien Rubel.

    On a ainsi, dans les années 1930 et 1940 la revue Masses et les Éditions Spartacus de René Lefeuvre, dans les années 1950 La révolution prolétarienne, Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier, la revue Programme communiste, ainsi que dans les années 1960 la revue Invariance fondée par Jacques Camatte.

    Le groupe le plus important fut cependant Informations et Correspondance Ouvrières, qui a existé de 1958 à 1973 et dont voici la plate-forme :

    « Le but de notre regroupement est de réunir des travailleurs qui n’ont plus confiance dans les organisations traditionnelles de la classe, partis et syndicats.

    Les expériences que nous avons faites nous ont montré que les syndicats actuels sont des éléments de stabilisation et de conservation du régime d’exploitation.

    Ils servent d’intermédiaires sur le marché du travail, ils utilisent les luttes pour des buts politiques, ils sont les auxiliaires de toute classe dominante dans un état moderne.

    Nous pensons que c’est aux travailleurs de défendre leurs intérêts et de lutter pour leur émancipation.

    Travailleurs parmi d’autres, nous essayons de nous informer mutuellement de ce qui se passe dans nos milieux de travail, de dénoncer les manœuvres syndicales, de discuter de nos revendications, de nous apporter une aide réciproque.

    Dans les luttes, nous intervenons comme travailleurs et non comme organisation pour que les mouvements soient unitaires et pour cela, nous préconisons la mise sur pied de comités associant de façon active le plus grand nombre de travailleurs, nous défendons des revendications non hiérarchisées, et non catégorielles capables de faire l’unanimité des intéressés. Nous sommes pour tout ce qui peut élargir la lutte et contre tout ce qui tend à l’isoler.

    Nous tentons par des liaisons internationales de savoir aussi quelle est la situation des travailleurs dans le monde et de discuter avec eux.

    Tout cela nous mène à travers les problèmes actuels de mettre en cause toute la société d’exploitation, toutes les organisations, à discuter de problèmes généraux tels que le capitalisme d’état, la hiérarchie, la gestion bureaucratique, l’abolition de l’état et du salariat, la guerre, le racisme, le socialisme, etc. Chacun expose librement son point de vue et reste entièrement libre de l’action qu’il mène dans sa propre entreprise.

    Nous considérons comme essentiels les mouvements spontanés de résistance à tout l’appareil moderne de domination alors que d’autres considèrent comme essentielle l’action des syndicats et des organisations.

    Le mouvement ouvrier est la lutte de classe telle qu’elle se produit avec la forme pratique que lui donnent les travailleurs.

    Ce sont eux seuls qui nous apprennent pourquoi et comment lutter : nous ne pouvons en aucune façon nous substituer à eux ; eux seuls peuvent faire quelque chose.

    Nous ne pouvons que leur apporter des informations au même titre qu’ils peuvent nous en donner, contribuer aux discussions dans le but de clarifier nos expériences communes et, dans la mesure de nos possibilités, que leur fournir une aide matérielle pour faire connaître leurs luttes ou leur condition.

    Nous considérons que ces luttes sont une étape sur le chemin qui conduit vers la gestion des entreprises et de la société par les travailleurs eux-mêmes. »

    Cette tendance est, toutefois, davantage « anti-bureaucratique » que directement conseilliste et donna surtout naissance au courant dit « communisateur », prônant une « communisation immediate de la societe ».

    Le communisme devait être conquis immédiatement, au moyen d’une « rupture » par en bas développée par des petits groupes affinitaires et communautaires, censées entraîner les masses.

    Cette approche puise en fait dans l’approche post-moderne de l’école de Francfort, avec surtout Herbert Marcuse et Theodor Adorno, qui recherchait un nouveau « sujet révolutionnaire », ainsi que dans le courant italien dit « operaïste » des années 1960-1970 et ayant donné naissance aux organisations Potere Operaio, Lotta Continua et Autonomia Operaia.

    L’ouvrage L’insurrection qui vient s’appuie essentiellement sur cette démarche de réaliser le « communisme immédiat ». Voici une définition donnée par le groupe « Théorie Communiste ». Le langage à la limite de l’incompréhensible, véritable poésie puisant son vocabulaire dans Le Capital de Karl Marx, est un aspect clasique du gauchisme.

    « Si la révolution et le communisme sont bien l’œuvre d’une classe du mode de production capitaliste, il ne peut plus y avoir transcroissance entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution, celle-ci est un dépassement produit dans le cours de la contradiction entre les classes, l’exploitation.

    La révolution communiste est communisation des rapports entre les individus qui se produisent comme immédiatement sociaux.

    Au-delà de l’affirmation du prolétariat, c’est toute la théorie du communisme qui est à reformuler contre les limites inhérentes à ce cycle de luttes que sont le «démocratisme radical » et les pratiques alternatives, mais également contre l’ensemble des théories qui font leur deuil du programmatisme au nom d’un Humanisme théorique la Critique du travail pour lui-même, ou de celle de l’économie.»

    Toutefois, l’organisation « collant » le plus à la définition du gauchisme tel qu’il est né dans les années 1920 et 1930 est le « Courant communiste international » (CCI), présent dans plusieurs pays.

    Né en 1975 de la fusion de Révolution internationale, de l’Organisation conseilliste de Clermont-Ferrand et des Cahiers du communisme de conseil de Marseille, sous l’impulsion de Marc Chirik (1907-1990), le CCI se présente comme l’héritière tant de la « gauche germano-hollandaise » que de la « gauche italienne ». Le CCI témoigne ainsi véritablement de la nature du gauchisme, dans la mesure où il montre qu’il n’y a, en pratique, aucun antagonisme entre le conseillisme pur et dur d’un côté et le « parti » comme réserve de pureté de l’autre.

    L’organe de presse du Courant communiste international

    Le CCI, en effet, considère comme Amadeo Bordiga qu’il faut compiler les textes conseillistes afin de préserver leur mémoire et leur pureté, mais en même temps refuse catégoriquement de former un parti dirigeant : dans l’esprit du KAPD, il ne doit être qu’un rassemblement des éléments avancés.

    Le CCI refuse tout problème politique en se désintéressant fondamentalement de tout ce qui se passe politiquement et en l’expliquant, au nom d’une prochaine vague imminente de la révolution mondiale.

    Voici comment le CCI présente son positionnement :

    NOTRE ACTIVITE

    – La clarification théorique et politique des buts et des moyens de la lutte du prolétariat, des conditions histo­ri­ques et immédiates de celle-ci.

    – L’intervention organisée, unie et centralisée au niveau international, pour contribuer au processus qui mène à l’action révolutionnaire de la classe ouvrière.

    – Le regroupement des révolutionnaires en vue de la constitution d’un véritable parti communiste mondial, indispensable au prolétariat pour le renversement de la domination capitaliste et pour sa marche vers la société communiste.

    NOTRE FILIATION

    Les positions des organisations révolutionnaires et leur activité sont le produit des expériences passées de la classe ouvrière et des leçons qu’en ont tirées tout au long de l’histoire ses organisations politiques. Le CCI se réclame ainsi des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-52), des trois Internationales (l’Association Internationale des Travailleurs, 1864-72, l’Internationale Socialiste, 1884-1914, l’Internationale Communiste, 1919-28), des fractions de gauche qui se sont se sont dégagées dans les années 1920-30 de la IIIe Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollan­daise et italienne.

    Le gauchisme est, par définition, décomposé et multiforme, puisqu’il réfute le principe de Parti idéologique et culturel, au nom d’un mouvementisme basiste. Cela lui permet de varier à l’infini, afin de chercher à paraître toujours comme étant le plus radical, alors qu’en réalité les structures gauchistes vivotent à la marge complète de la réalité historique.

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  • Le gauchisme et la «gauche italienne»

    Le KAPD a été le centre historique de la « gauche germano-hollandaise », avec un important centre intellectuel aux Pays-Bas. L’Italie, la Belgique et la France ont été par contre les pays touchés par la « gauche italienne ».

    Initialement, la gauche italienne s’appuie sur la position d’Amadeo Bordiga, qui sera l’opposant historique à Antonio Gramsci dans la bataille pour la direction du Parti Communiste d’Italie.

    Amadeo Bordiga s’opposait à tout positionnement parlementaire et prônait la préparation immédiate pour le soulèvement, dans une ligne tout à fait similaire au KAPD. Le « bordiguisme », toutefois, accorde une place capitale au « Parti » considéré comme état-major de la lutte.

    Là où la « gauche germano-hollandaise » est totalement « basiste » en s’appuyant sur les conseils – d’où la dénomination de « conseillisme » – la gauche italienne prône le Parti idéologiquement radical comme catalyseur à préparer pour les vagues révolutionnaires.

    Sa maturation et sa structuration sont plus tardives que pour la « gauche germano-hollandaise », puisqu’il faut attendre 1938 pour que se forme un « Bureau international ds fractions ».

    Pour cette raison, le « bordiguisme » a fait de l’antifascisme une obsession, ne cessant de l’attaquer et fondant principalement son identité sur la dénonciation d’un appareil idéologique « démocratique » et « antifasciste » empêchant la révolution.

    Voici ce qu’on lit dans le journal bordiguiste Prometeo, en mars 1944 :

    « A l’appel du centrisme de rejoindre les bandes partisanes, on doit répondre par la présence dans les usines d’où sortira la violence de classe qui détruira les centres vitaux de l’État capitaliste. »

    Amadeo Bordiga ne sera d’ailleurs emprisonné que temporairement par le fascisme italien, lui-même ayant cessé toute activité et considérant donc la Résistance comme une entreprise contre-révolutionnaire ; l’une des œuvres les plus connues du bordiguisme est « Auschwitz ou le grand alibi », consistant en un grand relativisme de la Shoah, considérée comme une « manœuvre » impérialiste pour justifier la « démocratie ».

    Pour cette raison également, le « bordiguisme » ne rejette pas la révolution de 1917 comme le conseillisme l’a fait. Le « bordiguisme », dans une approche similaire au trotskysme, considère que Lénine a été le fer de lance d’une vague révolutionnaire qui s’est terminée.

    Il faudrait « maintenir le cap » et le « bordiguisme » se considère comme la « gauche du komintern », comme les gardiens des meilleurs valeurs de la vague révolutionnaire de 1917.

    Pour cette raison également, la « gauche communiste » se pose en concurrente directe du trotskysme s’étant développé parallèlement, tout en lui étant proche politiquement historiquement, dans l’opposition commune au « stalinisme ».

    Historiquement, l’Internationale Communiste a d’ailleurs considéré le bordiguisme comme une variété de trotskysme ; des membres de la « minorité de la Fraction communiste italienne » participèrent d’ailleurs, aux côtés de trotskystes, au POUM lors de la guerre d’Espagne.

    En 1952, l’organe de presse bordiguiste Battaglia Comunista se présente de la manière suivante, définissant définitivement l’identité de la « gauche italienne » :

    « CE QUI DISTINGUE NOTRE PARTI : la ligne de Marx à Lénine, à Livourne 1921, à la lutte de la Gauche contre la dégénérescence de Moscou, au refus des blocs de partisans; l’œuvre difficile de restauration de la doctrine et de l’organe révolutionnaire, au contact de la classe ouvrière, en dehors de la politicaillerie personnelle et électoraliste. »

    Pour cette raison, la principale activité consiste en l’établissement d’un « bilan » de cette vague, ce qui a amené à mettre à l’écart en partie le bordiguisme comme idéologie, pour ne plus assumer que la dénomination de « gauche communiste », de « parti communiste international », ou encore de « programme communiste ».

    Un Partito Comunista Internazionalista obtint un certain succès au tout début des années 1950, avant de se diviser en multiples tendances débattant sur l’interprétation historique des années 1920 et 1930. La « gauche communiste » s’appuie ainsi sur deux courants historiques des années 1950 : celui d’Amadeo Bordiga avec le Partito Comunista Internazionale – il programma comunista et celui d’Onorato Damen avec le Partito Comunista Internazionalista – Battaglia Comunista.

    Amadeo Bordiga représente l’un des chefs de file de ces débats, prônant une ligne plus « léniniste », interprétée au sens où il y aurait des conceptions figées à protéger. Amadeo Bordiga dit ainsi dans Défense de la continuité du programme communiste :

    « Le parti accomplit aujourd’hui un travail d’enregistrement scientifique des phénomènes sociaux afin de confirmer les thèses fondamentales du marxisme (…).  Il répudie l’élaboration doctrinale qui tend à fonder de nouvelles théories ou à démontrer l’insuffisance du marxisme à expliquer les phénomènes (…).

    Le parti interdit la liberté personnelle d’élaborer (ou mieux d’élucubrer) de nouveaux schémas et explications du monde social contemporain : il proscrit la liberté individuelle d’analyse, de critique et de perspective pour tous ses membres, même les plus formés intellectuellement, et il défend l’intégralité d’une théorie qui n’est pas le produit d’une foi aveugle, mais la science de classe du prolétariat. » 

    A cette ligne figée, qui provoquera des soubresauts tiers-mondistes vu que c’était le seul secteur où une dynamique historique était trouvée (ainsi en faveur de la Palestine, puis du Kurdistan), s’opposait celle d’Onorato Damen, refusant notamment les mouvements de libération nationale et se tournant notamment vers Rosa Luxembourg dans une remise en cause générale du léninisme et tendant à un esprit d’ouverture vers l’ultra-gauche.

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  • Anton Pannekoek et la bureaucratie

    Anton Pannekoek, avec sa critique du Parti social-démocrate, ne pouvait que revenir à l’anarchisme né justement de l’opposition à un tel parti. Par conséquent, Anton Pannekoek va faire toute une théorie comme quoi le principe de parti n’est là que pour permettre à une couche sociale composée d’intellectuels de former une bureaucratie dirigeante.

    Cette théorie sort totalement de l’analyse matérialiste des classes, pour rejoindre la théorie anarchiste sur l’État.

    « Le livre de Lénine [matérialisme et empirio-criticisme], tout au contraire, a pour but d’imposer aux lecteurs les croyances de l’auteur en une réalité des notions abstraites. Il ne peut donc être d’aucune utilité aux ouvriers.

    Et en fait, ce n’est pas pour les aider qu’il a été publié en Europe occidentale. Les ouvriers qui veulent la libération de leur classe par elle-même, ont largement dépassé l’horizon du Parti communiste.

    Le Parti communiste, lui, ne voit que son adversaire, le parti rival, la Deuxième Internationale, essayant de conserver la direction de la classe ouvrière.

    Comme le dit Deborin dans la préface de l’édition allemande, l’ouvrage de Lénine avait pour but de regagner au matérialisme la social-démocratie corrompue par la philosophie idéaliste bourgeoise, ou de l’intimider par la terminologie plus radicale et plus violente du matérialisme, et apporter par là une contribution théorique à la formation du « Front Rouge ».

    Pour le mouvement ouvrier en développement, il importe peu de savoir laquelle de ces tendances idéologiques non marxistes aura raison de l’autre.

    Mais d’un autre côté, la philosophie de Lénine peut avoir une certaine importance pour la lutte des ouvriers.

    Le but du Parti communiste – ce qu’il appelle la révolution mondiale – est d’amener au pouvoir, en utilisant les ouvriers comme force de combat, une catégorie de chefs qui pourront ensuite mettre sur pied, au moyen du pouvoir d’Etat, une production planifiée; ce but, dans son essence, coïncide avec le but final de la social-démocratie.

    Il ne diffère guère aussi des idées sociales qui arrivent à maturation au sein de la classe intellectuelle, maintenant qu’elle s’aperçoit de son importance toujours accrue dans le processus de production, et dont la trame est une organisation rationnelle de la production, tournant sous la direction de cadres techniques et scientifiques.

    Aussi le P.C. voit en cette classe un allié naturel et cherche à l’attirer dans son camp. Il s’efforce donc, à l’aide d’une propagande théorique appropriée, de soustraire l’intelligentsia aux influences spirituelles de la bourgeoisie et du capitalisme privé en déclin, et de la convaincre d’adhérer à un révolution destinée à lui donner sa place véritable de nouvelle classe dominante.

    Au niveau de la philosophie, cela veut dire la gagner au matérialisme. Une révolution ne s’accommode pas de l’idéologie douceâtre et conciliante d’un système idéaliste, il lui faut le radicalisme exaltant et audacieux du matérialisme.

    Le livre de Lénine fournit la base de cette action. Sur cette base un grand nombre d’articles, de revues et de livres ont déjà été publiés, d’abord en allemand, et en bien plus grand nombre, en anglais, tant en Europe qu’en Amérique, avec la collaboration d’universitaires russes et de savants occidentaux célèbres, sympathisants du Parti communiste. On remarque tout de suite, rien qu’au contenu de ces écrits, qu’ils ne sont pas destinés à la classe ouvrière, mais aux intellectuels des pays occidentaux.

    Le léninisme leur est exposé – sous le nom de marxisme ou de « dialectique » – et on leur dit que c’est la théorie générale et fondamentale du monde et que toutes les sciences particulières n’en sont que des parties qui en découlent.

    Il est clair qu’avec le véritable marxisme, c’est-à-dire la théorie de la véritable révolution prolétarienne, une telle propagande n’aurait aucune chance de réussite; mais avec le léninisme, théorie d’une révolution bourgeoise installant au pouvoir une nouvelle classe dirigeante, elle a pu et peut réussir.

    Seulement, il y a un hic : la classe intellectuelle n’est pas assez nombreuse, – elle occupe des positions trop hétérogènes au point de vue social et, par conséquent, elle est trop faible pour être capable à elle seule de menacer vraiment la domination capitaliste.

    Les chefs de la II° comme de la III° internationale, eux non plus, ne sont pas de force à disputer le pouvoir à la bourgeoisie, et cela quand bien même ils réussiraient à s’affirmer grâce à une politique ferme et claire, au lieu d’être pourris par l’opportunisme.

    Mais si jamais le capitalisme se trouvait sur le point de sombrer dans une crise grave, économique ou politique, de nature à faire sortir les masses de leur apathie, et si la classe ouvrière reprenait le combat et réussissait, par une première victoire, à ébranler le capitalisme – alors, leur heure sonnera. Ils interviendront et se pousseront ou premier rang, joueront les chefs de la révolution, soi-disant pour participer à la lutte, en fait pour dévier l’action en direction des buts de leur parti.

    Que la bourgeoisie vaincue se rallie ou non à eux, en sorte de sauver du capitalisme ce qui peut être sauvé, c’est une question secondaire; de toute manière, leur intervention se réduit à tromper les ouvriers, à leur faire abandonner la voie de la liberté.

    Et nous voyons ici l’importance que peut avoir le livre de Lénine pour le mouvement ouvrier futur.

    Le Parti communiste, bien qu’il puisse perdre du terrain chez les ouvriers, tente de former avec les socialistes et les intellectuels un front uni, prêt, à la première crise importante du capitalisme, à prendre le pouvoir sur les ouvriers et contre eux.

    Le léninisme et son manuel philosophique servira alors, sous le nom de marxisme, à intimider les ouvriers et à s’imposer aux intellectuels, comme un système de pensée capable d’écraser les puissances spirituelles réactionnaires. Ainsi la classe ouvrière en lutte, s’appuyant sur le marxisme, trouvera sur son chemin cet obstacle : la philosophie léniniste, théorie d’une classe qui cherche à perpétuer l’esclavage et l’exploitation des ouvriers. »

    La position d’Anton Pannekoek est la démonstration que le conseillisme n’est qu’une variante d’anarchisme, qui au lieu de se fonder sur les syndicats prend comme prétexte les conseils, cherchant à les arracher au léninisme, à les dévitaliser politiquement comme outil, pour les réduire à une forme syndicale anti-théorie.

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  • Anton Pannekoek et le refus du Parti issu de la social-démocratie

    On l’aura compris, Anton Pannekoek dénonce au fond le Parti dirigeant tel que la social-démocratie l’a théorisé. Voici comment il voit les choses :

    « La social-démocratie a toujours vu dans le parti (lié aux syndicats) l’organe servant à mener la révolution à bonne fin.

    Ceci ne veut pas dire forcément l’emploi exclusif des méthodes électorales; pour sa fraction radicale, le parti devait utiliser la pression conjointe des moyens parlementaires et de moyens extra-parlementaires tels que les grèves et les manifestations, afin de faire valoir la puissance du prolétariat.

    Mais en fin de compte c’était tout de même le parti qui dirigeait la lutte (…).

    Et si la chape oppressive du pouvoir d’État venait à sauter, c’est encore le parti, en sa qualité de représentant du prolétariat, qui devait prendre le pouvoir. »

    La théorie d’Anton Pannekoek, inévitablement, amène à concevoir la révolution comme un processus où les masses organisées procèdent à la dissolution des institutions. Cela revient à de l’anarchisme et, fort logiquement, Anton Pannekoek finit par aboutir à la conclusion que la révolution de 1917 avait été une révolution bourgeoise.

    Pannekoek théorise cela dans Lénine philosophe, publié en 1938, où il attaque frontalement la dialectique de la Nature.

    Il ne le dit pas directement, car il ne comprend même pas le contexte ; il se contente de dénoncer tout ce qui y a trait.

    Ce que dit Lénine dans Matérialisme et empirio-criticisme serait erroné, son matérialisme serait bourgeois, car en réalité le matérialisme ne concernerait que le rapport entre les classes.

    Anton Pannekoek s’étonne ainsi :

    « Il [=Lénine] qualifie de matérialiste la croyance selon laquelle les concepts de temps et d’espace absolus (théorie que la science soutenait autrefois mais qu’elle dut abandonner par la suite) sont la véritable réalité du monde. »

    Et en note, il est ajouté au sujet de cela :

    « Ces idées bizarres, partie essentielle du léninisme, c’est-à-dire de la philosophie d’État en Russie, furent imposées par la suite à la science russe.

    On peut s’en rendre compte en lisant l’ouvrage de Waldemar Kaempfert La science en Russie Soviétique, dont voici un passage : « Vers la fin de la purge des trotskistes, le Département d’Astronomie de l’Académie des sciences vota quelques résolutions violentes, qui furent signées par le président et dix-huit membres, déclarant que « Ia cosmogonie bourgeoise moderne était dans un état de profonde confusion idéologique résultant de son refus d’accepter le seul concept vrai du matérialisme dialectique, à savoir l’infinité de l’univers en espace et en temps », et dénonçant comme « contre-révolutionnaire » la croyance en la relativité ». »

    Comme on le voit, Anton Pannekoek rejette, et d’ailleurs ne comprend même pas le principe du matérialisme dialectique.

    Dans Lénine philosophe, il insiste pour rejeter que le principe de sensation soit présente dans la matière en général, comme reflet. A ses yeux, le matérialisme ne peut être que historique ; il traite d’aspects « organisés » et n’est donc pas une science absolue.

    Cela l’amène, nécessairement, à rejeter Gueorgui Plekhanov, à considérer que Hegel et Ludwig Feuerbach sont des penseurs unilatéralement bourgeois, et donc bien entendu que Lénine a mené une révolution forcément bourgeoise, puisque par en haut et fondée sur un tel matéralisme.

    Lénine aurait été un bourgeois menant une révolution pseudo-socialiste, parce que ce sont les ouvriers qui faisaient la révolution que la bourgeoisie n’était pas en mesure de faire (plus tard, Enver Hoxha dira précisément la même chose de Mao Zedong).

    Anton Pannekoek formule cela ainsi :

    « En Chine, par exemple, Sun Yat-sen était socialiste; étant donné toutefois que la bourgeoisie chinoise, dont il se faisait le porte-parole, était une classe nombreuse et puissante, son socialisme était « national » et combattait les « erreurs » marxistes.

    Lénine, au contraire, devait prendre appui sur la classe ouvrière, et, parce qu’il lui fallait poursuivre un combat implacable et radical, il adopta l’idéologie la plus extrémiste, celle du prolétariat occidental combattant le capitalisme mondial, à savoir : le marxisme.

    Étant donné toutefois que la révolution russe présentait un double caractère – révolution bourgeoise quant aux objectifs immédiats révolution prolétarienne quant aux forces actives – la théorie bolcheviste devait être adaptée à ces deux fins, puiser par conséquent ses principes philosophiques dans le matérialisme bourgeois, la lutte des classes dans l’évolutionnisme prolétarien.

    Ce mélange reçut le nom de « marxisme ».

    Mais il est clair que le marxisme de Lénine, déterminé par la situation particulière de la Russie vis-à-vis du capitalisme, différait de manière fondamentale du marxisme d’Europe occidentale, conception planétaire propre à une classe ouvrière qui se trouve devant la tâche immense de convertir en société communiste un capitalisme très hautement développé, le monde même où elle vit, où elle agit (…).

    Lénine a toujours ignoré en effet ce qu’est le marxisme réel.

    Rien de plus compréhensible. Il ne connaissait du capitalisme que sa forme coloniale : il ne concevait la révolution sociale que comme la liquidation de la grande propriété foncière et du despotisme tsariste. On ne peut reprocher au bolchevisme russe d’avoir abandonné le marxisme, pour la simple raison que Lénine n’a jamais été marxiste.

    Chaque page de l’ouvrage philosophique de Lénine est là pour le prouver.

    Et le marxisme lui-même, quand il dit que les idées théoriques sont déterminées par les nécessités et les rapports sociaux, explique du même coup pourquoi il ne pouvait pas en être autrement.

    Mais le marxisme met également en lumière les raisons pour lesquelles cette légende devait forcément apparaître : une révolution bourgeoise exige le soutien de la classe ouvrière et de la paysannerie.

    Il lui faut donc créer des illusions, se présenter comme une révolution de type différent plus large plus universel.

    En l’occurrence, c’était l’illusion consistant à voir dans la révolution russe la première étape de la révolution mondiale, appelée à libérer du capitalisme le prolétariat dans son ensemble; son expression théorique fut la légende du marxisme (…).

    Le mouvement révolutionnaire russe englobait des couches d’intellectuels beaucoup plus importantes que le mouvement socialiste occidental : certains d’entre eux furent influencés par les courants d’idées bourgeois et anti-matérialistes.

    Il était naturel que Lénine combatte violemment de telles tendances au sein du mouvement révolutionnaire, il ne les considérait pas comme l’aurait fait un marxiste, qui aurait vu en elle un phénomène social, les aurait expliquées par leur origine sociale, les rendant ainsi totalement inoffensives : nulle part dans son livre on ne trouve la moindre tentative d’une telle compréhension.

    Pour Lénine le matérialisme était la vérité établie par Feuerbach, Marx et Engels, et les matérialistes bourgeois.

    Ultérieurement, la stupidité, le conservatisme, les intérêts financiers de la bourgeoisie et la puissance spirituelle de la théologie avaient amené une forte réaction en Europe. Or cette réaction menaçait aussi le bolchevisme, et il fallait s’y opposer avec la plus grande rigueur (…).

    Il est clair que l’idéologie d’une bourgeoisie satisfaite d’elle-même et déjà déclinante ne peut en aucun cas s’accorder avec un mouvement en développement, ne peut satisfaire, fût-ce une bourgeoisie en ascension. Une telle idéologie aurait conduit à un affaiblissement, là où justement il fallait faire preuve de la plus grande énergie. Seule l’intransigeance du matérialisme pouvait rendre le Parti fort et lui donner la vigueur nécessaire pour une révolution (…).

    Sans aucun doute, le livre de Lénine [matérialisme et empirio-criticisme] laissa une empreinte décisive dans l’histoire du Parti, et détermina dans une grande mesure, le développement ultérieur des idées philosophiques en Russie.

    Après la révolution, dans le nouveau système de capitalisme d’Etat, le « léninisme », combinaison de matérialisme bourgeois et de doctrine marxiste du développement social, le tout orné d’une terminologie dialectique, fut proclamé philosophie officielle.

    Cette doctrine convenait parfaitement aux intellectuels russes, maintenant que les sciences de la nature et la technique formaient la base d’un système de production qui se développait rapidement sous leur direction et qu’ils voyaient se profiler un avenir où ils seraient la classe dirigeante d’un immense empire, où ils ne rencontreraient que l’opposition de paysans encore englués de superstitions religieuses. »

    La critique anarchiste faite à la social-démocratie – comme quoi il s’agirait de scientistes cherchant à former une bureaucratie qui prendrait le pouvoir par l’intermédiaire des ouvriers – est directement réutilisée contre Lénine par les gauchistes.

    Anton Pannekoek, une fois qu’il a dit que le matérialisme dialectique de Lénine était en réalité un matérialisme bourgeois, peut passer à son but réel : liquider le léninisme en tant que tel.

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  • Anton Pannekoek et le conseillisme

    Si Otto Rühle représente la principale figure du gauchisme dans sa variante largement ouverte au syndicalisme-révolutionnaire, au point de n’en être ouvertement qu’une variante, le hollandais Anton Pannekoek (1873-1960) est quant à lui la figure du « communisme des conseils » rejetant le syndicat.

    Issu de la haute bourgeoisie, Anton Pannekoek mena une carrière institutionnelle d’astronome, devenant professeur à l’université d’Amsterdam en 1932 et la même année membre de l’Académie néerlandaise des sciences.

    Cette carrière commença en 1916, deux années après qu’il ait été expulsé d’Allemagne, où il était actif depuis 1906 dans la social-démocratie allemande, en tant que professeur à l’école du Parti, à Berlin, notamment aux côtés de Rosa Luxemburg et de Rudolf Hilferding.

    Anton Pannekoek se plaça dès le début dans l’aile gauche du Parti, mais dans une optique résolument intellectuelle, dans une sorte de combinaison entre actions spontanées de masse et intellectualisation à l’écart lors des phases de reflux.

    Toutefois, Anton Pannekoek ne considère paradoxalement pas qu’il s’agit d’attendre la crise finale ; il reproche à Karl Kautsky, qu’il considère encore comme un grand révolutionnaire au début des années 1910, de ne pas considérer la révolution comme un processus.

    Anton Pannekoek

    En fait, Anton Pannekoek est très proche de Rosa Luxemburg dans l’interprétation des actions de masses apparaissant au XXe siècle. Elles sont considérées comme un moyen réel d’avancer et pour cette raison, l’activité parlementaire semble pour Anton Pannekoek devenir un contre-poids dont il faut se débarrasser.

    L’idée de Anton Pannekoek est ainsi tout à fait proche de celle du syndicalisme-révolutionnaire, sauf qu’il ne croit pas au syndicat, mais aux conseils ouvriers. Le Parti est un regroupement valorisant les conseils, enregistrant les expériences et les diffusant, diffusant l’idée des conseils, etc.

    Ainsi, pour Anton Pannekoek, il est vrai de dire, comme le fait Otto Rühle, qu’un Parti et un syndicat sont deux formes antagoniques, toutefois c’est le syndicat qui est en réalité inutile pour lui, car dans le processus révolutionnaire les masses se mettent au niveau du Parti.

    Plus précisément, Anton Pannekoek abandonne la question de la définition de la classe, pour se tourner vers le concept de masses. Ce qu’il reproche à Karl Kautsky, c’est de se méfier de la spontanéité, de ne pas accorder une place suffisante aux mouvements de masse, au nom d’une lutte des classes comprise de manière trop étroite selon lui.

    Anton Pannekoek

    Ce qu’Anton Pannekoek reproche à Karl Kautsky, juste avant la Première guerre mondiale, c’est en réalité la traditionnelle perspective social-démocrate où les classes sont considérées comme devant être délimitées afin de pouvoir bien déterminer leur rapport au socialisme et de saisir les nécessités pratiques pour faire avancer le niveau de conscience.

    Là où Karl Kautsky considère que rien n’est possible tant que la classe prolétaire n’est pas largement organisée et encadrée par la social-démocratie, Anton Pannekoek considère que les conseils ouvriers sont une forme permettant, de fait, de sauter cette étape social-démocrate d’organisation et de conscientisation, ou plus exactement de la réaliser, de la faire se réaliser elle-même, spontamént, lors de la révolution.

    Il faut saisir ici que la question syndicaliste révolutionnaire ne se pose pas en Allemagne, car le syndicalisme ne s’est développé que bien après le Parti social-démocrate. La théorie d’Anton Pannekoek apparaît de ce fait comme une proposition stratégique syndicaliste-révolutionnaire, passant par les conseils en l’absence de réel syndicat historique indépendant.

    Aux yeux d’Anton Pannekoek, le marxisme est ainsi résumé en une « théorie de l’action prolétarienne » et Karl Kautsky ne se priva pas de critiquer celui-ci de faire l’éloge de « la forme la plus primitive de la lutte syndicale », de promouvoir la « gymnastique révolutionnaire » dans l’esprit anarchiste et la perspective syndicaliste révolutionnaire.

    Encore faut-il noter qu’Anton Pannekoek ne pense pas que tout le prolétariat puisse être concerné par cette « gymnastique ». Il dit ainsi :

    « Le temps du développement capitaliste tranquille – où la social-démocratie avec sa meilleure bonne volonté ne pouvait rien faire d’autre qu’expliquer une politique de principe comme préparation à des périodes révolutionnaires futures – est passé.

    Le capitalisme s’effondre ; le monde ne peut pas attendre jusqu’à ce que notre propagande a amené la majorité à une conception communiste claire ; les masses doivent tout de suite attaquer et le plus vite possible, afin de se sauver elles-mêmes ainsi que le monde. »

    Quant à la révolution, elle se déroulerait « de manière spontanée » et aucun parti, qu’il soit petit et activiste ou de masse et réformiste, ne peut la déclencher. Voici comment Anton Pannekoek présente la chose, en 1936, dans Les conseils ouvriers :

    « La classe ouvrière en lutte a besoin d’une organisation qui lui permette de comprendre et de discuter, à travers laquelle elle puisse prendre des décisions et les faire aboutir et grâce à laquelle elle puisse faire connaître les actions qu’elle entreprend et les buts qu’elle se propose d’atteindre.

    Certes, cela ne signifie pas que toutes les grandes actions et les grèves générales doivent être dirigées à partir d’un bureau central, ni qu’elles doivent être menées dans une atmosphère de discipline militaire.

    De tels cas peuvent se produire, mais le plus souvent les grèves générales éclatent spontanément, dans un climat de combativité, de solidarité et de passion, pour répondre à quelque mauvais coup du système capitaliste ou pour soutenir des camarades. De telles grèves se répandent comme un feu dans la plaine (…).

    La véritable organisation dont ont besoin les ouvriers dans le processus révolutionnaire est une organisation dans laquelle chacun participe, corps et âme, dans l’action comme dans la direction, dans laquelle chacun pense, décide et agit en mobilisant toutes ses facultés – un bloc uni de personnes pleinement responsables. Les dirigeants professionnels n’ont pas place dans une telle organisation. Bien entendu, il faudra obéir : chacun devra se conformer aux décisions qu’il a lui-même contribué à formuler. Mais la totalité du pouvoir se concentrera toujours entre les mains des ouvriers eux-mêmes.

    Pourra-t-on jamais réaliser une telle organisation ? Quelle en sera la structure ?

    Il n’est point nécessaire de tenter d’en définir la forme, car l’histoire l’a déjà produite : elle est née de la pratique de la lutte des classes.

    Les comités de grève en sont la première expression, le prototype.

    Lorsque les grèves atteignent une certaine importance, il devient impossible que tous les ouvriers participent à la même assemblée. Ils choisissent donc des délégués qui se regroupent en un comité.

    Ce comité n’est que le corps exécutif des grévistes ; il est constamment en liaison avec eux et doit exécuter les décisions des ouvriers. Chaque délégué est révocable à tout instant et le comité ne peut jamais devenir un pouvoir indépendant. De cette façon, l’ensemble des grévistes est assuré d’être uni dans l’action tout en conservant le privilège des décisions (…).

    Nous voyons clairement comment le système des conseils ne peut fonctionner que lorsque l’on se trouve en présence d’une classe ouvrière révolutionnaire.

    Tant que les ouvriers n’ont pas l’intention de poursuivre la révolution, ils n’ont que faire des soviets.

    Si les ouvriers ne sont pas suffisamment avancés pour découvrir la voie de la révolution, s’ils se contentent de voir leurs dirigeants se charger de tous les discours, de toutes les médiations et de toutes les négociations visant à l’obtention de réformes à l’intérieur du système capitaliste, les parlements, les partis et les congrès syndicaux – encore appelés parlements ouvriers parce qu’ils fonctionnent d’après le même principe – leur suffisent amplement.

    Par contre, s’ils mettent toutes leurs énergies au service de la révolution, s’ils participent avec enthousiasme et passion à tous les événements, s’ils pensent et décident pour eux-mêmes de tous les détails de la lutte parce qu’elle sera leur oeuvre, dans ce cas, les conseils ouvriers sont la forme d’organisation dont ils ont besoin.

    Ceci implique également que les conseils ouvriers ne peuvent être constitués par des groupes révolutionnaires. Ces derniers ne peuvent qu’en propager l’idée, en expliquant à leurs camarades ouvriers que la classe ouvrière en lutte doit s’organiser en conseils. »

    En raison de cette forme conseilliste de la révolution prolétarienne, alors la forme Parti est nocive, car par définition statique et donc opposé au caractère révolutionnaire, en mouvement, des conseils.

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  • Le national-bolchevisme de Hambourg

    L’un des courants relativement exemplaire du volontarisme gauchiste – avec toute l’apologie d’une énergie vitaliste se précipitant dans une sorte de recette-miracle comme « clef » de la révolution – fut ce qui sera par la suite appelé le « national-bolchevisme ».

    Ce courant n’a rien rien à voir avec les courants de droite qui utilisent la démagogie sociale ; le national-bolchevisme initial est une tentative gauchiste de profiter d’une situation particulière pour faire avancer la révolution.

    L’idée national-bolchevique consistait en la considération que l’Allemagne défaite en 1918 était désormais dirigée par une poignée de capitalistes servant en tant qu’agents du capital financier de l’Entente.

    Une dictature militaire prolétarienne, fondée sur les Conseils ouvriers, devait mener la guerre contre l’Entente, en particulier contre la France, l’impérialisme présenté comme le plus agressif car cherchant à renverser la position dominante de l’Angleterre.

    Dans ce cadre d’armement général du peuple réalisant le rêve d’Otto von Bismarck d’une population en armes – on reconnaît ici l’approche de Carl von Clausewitz – une certaine paix sociale pourrait être réalisée avec la bourgeoisie, mais sous hégémonie de la mobilisation totale et armée de tous les « travailleurs » (terme remplaçant ici celui d’ouvrier).

    Cela fut conceptualisé dans la brochure de 1919 intitulée « Guerre populaire révolutionnaire ou guerre civile contre-révolutionnaire ? », diffusée par les principaux représentants de cette option « national-bolchevique » que furent Heinrich Laufenberg (1872-1932) et Fritz Wolffheim (1888-1942).

    Heinrich Laufenberg

    Ce dernier avait vécu plusieurs années aux États-Unis et avait été profondément marqué par l’IWW (Industrial Workers of the World), le courant syndicaliste-révolutionnaire américain, poursuivant la même stratégie qui sera celle de la CNT espagnole, où le syndicat est censé organiser une contre-société allant jusqu’à l’action directe, menant à la fin du processus une grève générale expropriatrice.

    Fritz Wolffheim avait également été le rédacteur du Vorwärts der Pacific-Küste, un organe social-démocrate destiné aux émigrants allemands présents sur la côte américaine du Pacifique.

    Également de Hambourg, Heinrich Laufenberg était au départ un journaliste agissant dans le cadre de la social-démocratie ; il avait d’ailleurs réalisé une étude sur l’histoire du mouvement ouvrier à Hambourg, devenant responsable de l’école du Parti dans cette ville.

    Il publia également en 1919 un écrit très détaillé au sujet des événements révolutionnaires à Hambourg, et pour cause : il y avait été pas moins que le président de son grand Conseil ouvrier en 1918, lors d’une prise momentanée du pouvoir les ouvriers et les soldats insurgés.

    Fritz Wolffheim avait également été au premier rang de la révolution de 1919, où il avait été l’un des principaux orateurs du grand meeting du 6 novembre 1918, où il avait appelé à prendre d’assaut la centrale militaire locale.

    Heinrich Laufenberg et Fritz Wolffheim s’étaient opposés à la première Guerre Mondiale, considérée comme impérialiste, mais raisonnaient sur le fond en termes de défense nationale. Ils entrevoyaient en fait dans la question nationale le « levier » suffisant pour que la révolution bouleverse toute la société, dépassant les limites posées par la seule question sociale.

    La dimension « nationale » de la révolution devait permettre de réaliser une révolution techniquement parfaite, à coups de mesures censées être décisives. Elle n’est prise en compte que dans la mesure où elle va de pair avec la formation d’une administration par les conseils ouvriers.

    Heinrich Laufenberg peut ainsi explique que :

    « Jusqu’à présent, le vivre-ensemble national reposait sur la violence imposée par en-haut. Le nouveau système organisera la nation par en bas. »

    « La Nation bourgeoise se meurt et la Nation socialiste croît. L’idée nationale a cessé d’être un moyen de puissance aux mains de la bourgeoisie contre le prolétariat et se retourne contre celle-ci. La grande dialectique de l’Histoire fait de l’idée nationale un moyen de puissance du prolétariat contre la bourgeoisie. »

    La IIIe Internationale imposa au KAPD l’exclusion de ces partisans de la « guerre nationale » comme préalable à la poursuite des discussions pour une éventuelle adhésion. Il était considéré comme inacceptable de nier l’existence des classes sociales en Allemagne au nom de la lutte contre la situation de l’Allemagne vaincue.

    Lénine, dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), explique ainsi :

    « Enfin, une des erreurs incontestables des « gauchistes » d’Allemagne, c’est qu’ils persistent dans leur refus de reconnaître le traité de Versailles. Plus ce point de vue est formulé avec « poids » et « sérieux », avec « résolution » et sans appel, comme le fait par exemple K. Horner, et moins cela paraît sensé.

    Il ne suffit pas de renier les absurdités criantes du « bolchevisme national » (Laufenberg et autres), qui en vient à préconiser un bloc avec la bourgeoisie allemande pour reprendre la guerre contre l’Entente, dans le cadre actuel de la révolution prolétarienne internationale.

    Il faut comprendre qu’elle est radicalement fausse, la tactique qui n’admet pas l’obligation pour l’Allemagne soviétique (si une République soviétique allemande surgissait à bref délai) de reconnaître pour un temps la paix de Versailles et de s’y plier. »

    Le courant national-bolchevique s’ouvrit, suite à cet échec, immédiatement à une ligne nationaliste ouverte à des membres des couches sociales les plus aisées, fondant une Freie Vereinigung zum Studium des deutschen Kommunismus (Association libre pour l’étude du communisme allemand) se revendiquant ouvertement du courant de pensée ultra-nationaliste pangermaniste et servant de relais théorique à une Bund der Kommunisten (Union des Communistes) d’orientation national-révolutionnaire.

    S’ensuivirent un cheminement séparé pour Fritz Wolffheim et Heinrich Laufenberg, ce dernier fondant en 1922 un Bund für Volk, Freiheit und Vaterland (Union pour le peuple, la liberté et la patrie), d’orientation national et social-révolutionnaire, tandis que Fritz Wolffheim menait le Bund der Kommunisten vers une ligne ethique ultra-nationaliste.

    Heinrich Laufenberg cessa par la suite toute activité, revenant à ses origines sociales consistant en un milieu chrétien ultra conservateur, refusant désormais le marxisme pour prôner un christianisme socialisant, lui-même participant à des initiatives pour les démunis, tout en vivotant dans les milieux d’ultra-gauche.

    Fritz Wolffheim, d’origine juive, rejoignit quant à lui en 1929 un Groupe de nationalistes sociaux-révolutionnaires, avant de mourir en camp de concentration.

    Le terme de national-bolchevisme fut quant à lui récupéré pour désigner des nationalistes partisans d’une alliance avec l’URSS.

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  • Otto Rühle et le refus du Parti issu de la social-démocratie

    Otto Rühle n’est pas original dans son propos, dans la mesure où il prolonge sa critique du Parti de type social-démocrate. Ce dernier s’étant développé en le parti de type léniniste, Otto Rühle ne fait que continuer sa critique, en l’adaptant à la nouvelle forme. En arrière-plan, c’est la notion même de parti social-démocrate qui est remis en cause, le léninisme étant sa forme la plus développée.

    Otto Rühle insiste très lourdement sur ce point, de manière systématique. Le léninisme n’est qu’une forme de kautskysme et comme Karl Kautsky a basculé dans le réformisme, Lénine fait de même. Ce que vise Otto Rühle, dans sa période après 1925, année où il cessa toute activité politique, c’est que le léninisme soit assimilé au kautskysme.

    Pour cette raison, Otto Rühle présente Lénine comme un opportuniste bureaucrate, cherchant à faire imposer ses idées par en haut. Voici comment les choses sont présentées dans La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme :

    « Dès le début, Lénine concevait le bolchevisme comme un phénomène purement russe. Au cours de ses nombreuses années d’activité politique, il ne tenta jamais de hisser le système bolchevique au niveau des formes de lutte utilisées dans les autres pays.

    C’était un social-démocrate, pour qui Bebel et Kautsky restaient les leaders géniaux de la classe ouvrière, et il ignorait l’aile gauche du mouvement socialiste allemand qui s’opposait précisément aux héros de Lénine et à tous les opportunistes.

    Ignorant cette gauche, il resta donc isolé, entouré par un petit groupe d’émigrés russes, et il demeura sous l’influence de Kautsky alors même que la «gauche » allemande, dirigée par Rosa Luxembourg, était déjà engagée dans la lutte ouverte contre le kautskysme (…).

    Quoique les soviets, développés par les mencheviks, soient étrangers au schéma bolchevique, c’est pourtant grâce à eux que les bolcheviks arrivèrent au pouvoir. Une fois la stabilisation du pouvoir assurée et le processus de reconstruction économique entamé, le parti bolchevique ne savait plus comment coordonner le système des soviets, qui n’était pas le sien, avec ses propres activités et ses décisions.

    Toutefois, réaliser le socialisme était aussi le désir des bolcheviks, et cela nécessitait l’intervention du prolétariat mondial. Pour Lénine, il était essentiel de gagner les prolétaires du monde aux méthodes bolcheviques. Il était donc très gênant de constater que les ouvriers des autres pays, en dépit du grand triomphe obtenu par le bolchevisme, montraient peu d’inclination pour sa théorie et sa pratique, mais étaient plutôt attirés par le mouvement des conseils, qui apparaissaient alors dans plusieurs pays et particulièrement en Allemagne.

    Ce mouvement des conseils ne pouvait plus être d’aucune utilité à Lénine en Russie. Dans les autres pays européens, il manifestait une tendance marquée à s’opposer aux soulèvements de type bolchevique. En dépit de l’énorme propagande entretenue par Moscou dans tous les pays, l’agitation menée par ce qu’on appelle l’ultra-gauche pour une révolution fondée sur le mouvement des conseils éveilla, ainsi que Lénine lui-même l’a souligné, un écho bien plus large que ne le firent tous les propagandistes envoyés par le parti bolchevique.

    Le Parti Communiste Allemand, suivant l’exemple du bolchevisme, restait un petit groupe hystérique et bruyant, formé principalement d’éléments prolétarisés de la bourgeoisie, alors que le mouvement des conseils attirait à lui les éléments les plus déterminés de la classe ouvrière.

    Pour faire face à cette situation, il fallait renforcer la propagande bolchevique, il fallait attaquer l’ultra-gauche et renverser son influence en faveur du bolchevisme.

    Puisque le système des soviets avait échoué en Russie, comment la « concurrence» radicale osait-elle essayer de prouver au monde que là où le bolchevisme lui-même avait échoué en Russie, on pouvait réussir ailleurs en se passant de lui ?

    Pour se défendre, Lénine écrivit son pamphlet Le gauchisme, maladie infantile du communisme, dicté par la peur de perdre le pouvoir et par l’indignation devant le succès des hérétiques.

    Le pamphlet parut tout d’abord avec le sous-titre «Essai d’exposé populaire de la stratégie et de la tactique marxistes, mais ultérieurement cette phrase ambitieuse et idiote fut supprimée. C’en était trop.

    Cette bulle papale agressive, grossière et odieuse était une véritable aubaine pour tout contre-révolutionnaire. De toutes les déclarations programmatiques du bolchevisme, c’est celle qui révèle le mieux son caractère réel. C’est le bolchevisme mis à nu. »

    On a ici le cœur du gauchisme comme idéologie : le léninisme est un kautskysme, qui dénonce comme gauchisme ce qui est le communisme authentique. Pour les gauchistes, le léninisme empêche la spontanéité des masses, l’émergence des conseils révolutionnaires. Le léninisme serait par nature légaliste et parlementaire, syndicaliste et favorable aux institutions bourgeoises.

    L’ouvrage de Lénine sur le gauchisme comme maladie infantile est donc considéré comme le prolongement logique du kautskysme et une pièce-maîtresse de la contre-révolution ; Otto Rühle va jusqu’à fantasmer que les nazis ne l’ont pas interdit à leur prise de pouvoir, afin de contrer la révolution.

    Otto Rühle, Fascisme brun, fascisme rouge

    Le léninisme apparaît pour les gauchistes comme le modèle de la prise du pouvoir par en haut, comme le putsch d’intellectuels non liés à la classe. Cette critique est commune à tout ce qui forme l’ultra-gauche : les syndicalistes-révolutionnaires, les anarchistes, les trotskystes, les conseillistes, etc.

    Voici un autre passage où Otto Rühle insiste sur la question de la direction, qui est en fait au cœur de la question gauchiste. Pour le léninisme, dans le prolongement de la position de Karl Kautsky comme il est affirmé dans Que faire ?, le Parti s’appuie sur le socialisme scientifique, c’est un parti de cadres, maintenant la ligne rouge. Les gauchistes s’opposent formellement à cette approche au nom de la spontanéité des masses qui aboutirait de manière naturelle à la révolution :

    « Le parti bolchevique, originellement section sociale-démocrate russe de la IIe Internationale, se constitua non en Russie, mais dans l’émigration.

    Après la scission de Londres en 1903, l’aile bolchevique de la social-démocratie russe se réduisait à une secte confidentielle.

    Les «masses » qui l’appuyaient n’existaient que dans le cerveau de ses chefs.

    Toutefois, cette petite avant-garde était une organisation strictement disciplinée, toujours prête pour les luttes militantes et soumise à des purges continuelles pour maintenir son intégrité. Le parti était considéré comme l’académie militaire des révolutionnaires professionnels.

    Ses principes pédagogiques marquants étaient l’autorité indiscutée du chef, un centralisme rigide, une discipline de fer, le conformisme, le militarisme et le sacrifice de la personnalité aux intérêts du parti.

    Ce que Lénine développait en réalité, c’était une élite d’intellectuels, un noyau qui, jeté dans la révolution, s’emparerait de la direction et se chargerait du pouvoir (…).

    Selon la méthode révolutionnaire de Lénine, les chefs sont le cerveau des masses.

    Possédant l’éducation révolutionnaire appropriée, ils sont à même d’apprécier les situations et de commander les forces combattantes. Ils sont des révolutionnaires professionnels, les généraux de la grande armée civile.

    Cette distinction entre le cerveau et le corps, entre les intellectuels et les masses, les officiers et les simples soldats, correspond à la dualité de la société, de classe, à l’ordre social bourgeois.

    Une classe est dressée à commander, l’autre à obéir.

    C’est de cette vieille formule de classe que sortit la conception léniniste du Parti.

    Son organisation n’est qu’une simple réplique de la réalité bourgeoise. Sa révolution est objectivement déterminée par les mêmes forces qui créent l’ordre social bourgeois, abstraction faite des buts subjectifs qui accompagnent ce processus.

    Quiconque cherche à établir un régime bourgeois trouvera dans le principe de la séparation entre le chef et les masses, entre l’avant-garde et la classe ouvrière, la préparation stratégique à une telle révolution. Plus la direction est intelligente, instruite et supérieure, et les masses disciplinées et obéissantes, plus une telle révolution a de chances de réussir. En cherchant à accomplir la révolution bourgeoise en Russie, le parti de Lénine était donc tout à fait adapté à son objectif.

    Quand, toutefois, la révolution russe changea de nature, quand ses caractéristiques prolétariennes devinrent évidentes, les méthodes tactiques et stratégiques de Lénine perdirent leur valeur. S’il l’emporta en fin de compte, ce ne fut pas grâce à son avant-garde, mais bien au mouvement des soviets, qu’il n’avait pas du tout inclus dans ses plans révolutionnaires.

    Et quand Lénine, une fois le triomphe de la révolution assuré par les soviets, décida une fois de plus de s’en passer, tout caractère prolétarien disparut de la révolution russe. Le caractère bourgeois de la révolution occupa à nouveau la scène, trouvant son aboutissement naturel dans le stalinisme.

    En dépit de son souci de la dialectique marxiste, Lénine était incapable de concevoir dialectiquement l’évolution historique des processus sociaux. Sa pensée restait mécaniste, suivant des schémas rigides. Pour lui, il n’existait qu’un seul parti révolutionnaire – le sien; qu’une seule révolution – la révolution russe ; qu’une seule méthode – le bolchevisme. Et ce qui avait réussi en Russie devait réussir aussi en Allemagne, en France, en Amérique, en Chine et en Australie.

    Ce qui était correct pour la révolution bourgeoise russe, l’était aussi pour la révolution prolétarienne mondiale. L’application monotone d’une formule découverte une fois pour toutes évoluant dans un cercle égocentrique où n’entraient en considération ni l’époque ni les circonstances, ni les niveaux de développement, ni les réalités culturelles, ni les idées ni les hommes.

    Avec Lénine, c’était l’avènement du machinisme en politique : il était le « technicien», « l’inventeur » de la révolution, le représentant de la volonté toute-puissante du chef.

    Toutes les caractéristiques fondamentales du fascisme existaient dans sa doctrine, sa stratégie, sa «planification sociale » et son art de manier les hommes. Il ne pouvait pas saisir la profonde signification révolutionnaire du rejet par la gauche de la politique traditionnelle de parti. Il ne pouvait pas comprendre la véritable importance du mouvement des soviets pour l’orientation socialiste de la société. Il ignorait les conditions requises pour la libération des ouvriers.

    Autorité, direction, force, exercées d’un côté, organisation, encadrement, subordination de l’autre – telle était sa manière de raisonner.

    Discipline et dictature sont les mots qui reviennent le plus souvent dans ses écrits. Staline proclamait Lénine « le génial mécanicien de la locomotive de l’histoire ».

    On trouve de multiples exemples de cette conception mécaniste dans la prose bolchevique, et ce dans tous les domaines. »

    Otto Rühle exprime le point de vue du petit-bourgeois pris de rage devant le triomphe des monopoles, mais incapable de saisir le principe de planification, d’organisation, propre à la classe ouvrière. Il ne saisit pas ce qu’est le socialisme scientifique comme science de la matière dans son ensemble ; il réduit tout à une colère qui se voudrait anti-démocratique.

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  • Otto Rühle et la rupture anti-Parti

    L’une des principales figures du gauchisme allemand fut Otto Rühle. Professeur membre de la social-démocratie, il fut élu au parlement en 1912 et fit partie des 15 parlementaires sociaux-démocrates sur 111 qui le 3 août 1914 refusèrent de voter pour les crédits de guerre.

    Il participa ensuite à une importante réunion de la gauche, en mars 1915, dans l’appartement de Wilhelm Pieck, qui sera par la suite dirigeant du KPD (Parti Communiste d’Allemagne), avec Karl Liebknecht, Franz Mehring et neuf autres personnes, qui fondèrent la revue Die Internationale, qui n’aura qu’un numéro mais donnera naissance au Gruppe Internationale, qui deviendra le Spartakusgruppe et donnera naissance au KPD.

    Otto Rühle

    Otto Rühle rompit cependant rapidement avec Karl Liebknecht, qui fondera de son côté, avec Rosa Luxemburg, le KPD sur la base du Spartakusgruppe. Il ne rejoignit pas non plus les 18 députés socialistes exclus pour ne pas avoir voté l’état d’urgence et ayant fondé la Sozialdemokratische Arbeitsgemeinschaft (communauté social-démocrate de travail), qui donnera l’USPD.

    Il se revendiquera, en novembre 1918, « linksradikal », c’est-à-dire d’extrême-gauche ou encore gauchiste, se revendiquant d’une nouvelle organisation, appelée Internationalen Kommunistem Deutschlands.

    Lors de la révolution de 1918, il fut président pendant une semaine du conseil révolutionnaire unifié ouvriers-soldats de Dresde, regroupant le SPD, l’USPD et le reste de la gauche révolutionnaire, accusant tous les non « gauchistes » d’être contre-révolutionnaire.

    Rejoignant initialement le KAPD, Otto Rühle rompit rapidement avec également. En raison du voyage de retour bloqué en Estonie des délégués du KAPD partis en URSS, Otto Rühle y fut envoyé en juin 1920.

    Il y rencontra notamment Lénine, mais ce qu’il en retient est alors que « les ouvriers russes sont plus esclavagisés, plus opprimés, plus exploités que les ouvriers allemands ».

    Les gauchistes, fascinés par la révolution russe, révisèrent en effet à partir de 1919-1920 entièrement leur position, révélant leur nature syndicaliste-révolutionnaire et mettant un terme au malentendu, plus précisément leur interprétation selon laquelle Lénine avait rompu historiquement avec la social-démocratie.

    Otto Rühle avait déjà une position totalement opposé au principe de « Parti » avant d’aller en URSS et la IIIe Internationale avait déjà demandé sa mise à l’écart du KAPD. Présent à Moscou, Otto Rühle refusa même de participer au second congrès de la IIIe Internationale.

    Otto Rühle

    La situation étant intenable et les dirigeants du KAPD – Karl Schröder, Hermann Gorter, Fritz Rasch – se rendirent eux-mêmes à Moscou à l’automne, le KAPD gagnant alors le statut de parti « sympathisant » de la IIIe Internationale, pouvant exprimer son opinion aux congrès, mais ayant comme devoir de s’unir au KPD.

    Le KAPD reconnut alors la nécessité du Parti, mais à demi-mot : « au moins jusqu’à la conquête du pouvoir politique et probablement encore au-delà ». Otto Rühle fut alors exclu du KAPD en raison de ce qui sera considéré comme son « anarcho-communisme ».

    Il se rapprocha alors effectivement, sans succès, du courant syndicaliste-révolutionnaire organisé en une FAU, tentant de fédérer des forces gauchistes, pour en fin de compte fonder en 1921 une AAU (organisation d’unité).

    Selon Otto Rühle, dans sa vie quotidienne, l’ouvrier connaissait uniquement des formes bourgeoises comme le mariage, la famille, un certain rapport à la propriété, alors que dans l’entreprise il est un « prolétaire pur face au capital ».

    Otto Rühle abandonna, de ce fait, toute prétention idéologique et culturelle – alors que historiquement la social-démocratie en faisait son noyau dur – c’est-à-dire qu’il rejettait le principe de Parti dans son essence même.

    Pour lui :

    « Le KPD est également devenu un parti politique. Un parti au sens historique, comme les partis bourgeois, comme le SPD et l’USPD. Les chefs ont le premier mot. Ils parlent, promettent, attirent, commandent. Les masses, quand elles s’y retrouvent, se retrouvent devant des faits établis.

    Elles doivent se tenir en rang, bien droit. Doivent marcher à pas cadencé. Doivent croire, se taire, payer. Ont à recevoir les ordres et les instructions, à les appliquer. Et elles doivent voter!

    Leurs chefs veulent aller au parlement. Alors il faut voter pour eux. Pendant que les masses persistent dans un muet dévouement et une passivité dévote, les chefs font la haute politique au parlement.

    Le KPD est également devenu un parti politique. Le KPD veut également au parlement. La centrale du KPD dit un mensonge, quand elle persuade les masses qu’il ne veut aller au parlement que pour le faire sauter. Il dit un mensonge quand il assure ne pas vouloir faire de collaboration parlementaire – positive (…).

    Mais il reste une consolation pour les masses : il y a toujours de nouveau une opposition! Cette opposition ne participe pas à la marche dans le camp de la contre-révolution (…). Les éléments les plus mûrs, révolutionnaires les plus décidés et les plus actifs, ont comme tâche de former la phalange de la révolution.

    Ils ne peuvent accomplir cette tâche qu’en tant que phalange, c’est-à-dire en formation fermée. Ils sont l’élite du prolétariat révolutionnaire. Ils gagnent par la détermination une force croissante. Et une profondeur accrue de connaissance.

    Ils sont visibles en tant que volonté d’agir par les vacillants et ceux dans l’obscurité. Au moment décisif ils forment le centre magnétique pour toute activité. Ils sont une organisation politique. Mais pas un parti politique. »

    Otto Rühle développa alors, dans la continuité de sa démarche, un thème qui sera repris par la suite par l’historien ultra-conservateur Ernst Nolte : le bolchevisme est la cause du fascisme.

    Dans un ouvrage intitulé La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme, publié en 1939, Otto Rühle affirme ainsi que :

    « Il faut placer la Russie au premier rang des nouveaux États totalitaires. Elle a été la première à adopter le nouveau principe d’État. C’est elle qui a poussée le plus loin son application. Elle a été la première à établir une dictature constitutionnelle, avec le système de terreur politique et administrative qui l’accompagne.

    Adoptant toutes les caractéristiques de l’État totalitaire, elle devint ainsi le modèle pour tous les pays contraints à renoncer au système démocratique pour se tourner vers la dictature. La Russie a servi d’exemple au fascisme (…).

    Nationalisme, autoritarisme, centralisme, direction du chef, politique de pouvoir, règne de la terreur, dynamiques mécanistes, incapacité à socialiser— tous ces traits fondamentaux du fascisme existaient et existent dans le bolchevisme. Le fascisme n’est qu’une simple copie du bolchevisme.

    Pour cette raison, la lutte contre le fascisme doit commencer par la lutte contre le bolchevisme. »

    Cette thèse est exemplaire de la ligne gauchiste, qui voit en le mouvement communiste la principale menace contre-révolutionnaire. On voit tout de suite, le document datant de 1939, le rapport avec le trotskysme.

    Otto Rühle et Léon Trotsky

    Otto Rühle avait d’ailleurs soutenu Trotsky en participant en 1937 à une pseudo commission chargée de l’innocenter des accusations faites contre lui en URSS. Trotsky préfaça de son côté l’édition abrégée du Capital publiée par Otto Rühle en 1939.

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  • Le KAPD et l’AAUD

    L’élan de la révolution allemande fut très profond et, malgré la mort de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, le Parti Communiste d’Allemagne (KPD) se construisit de manière très rapide.

    Toutefois, il y avait deux axes possibles qui en découlaient. Soit il fallait se tourner vers tout un ensemble de structures dispersées liées directement à la perspective de l’insurrection, dans l’idée d’aller le plus rapidement possible, en mettant l’idéologie et l’organisation de côté.

    Soit il fallait, au contraire, se tourner vers la base de la social-démocratie, notamment l’USPD (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti Social-Démocrate Indépendant d’Allemagne).

    L’USPD est né en 1917 de son exclusion de la social-démocratie, en raison de son opposition à la guerre ; il rassemblait alors les principales figures historiques de la social-démocratie : Karl Liebnecht et Rosa Luxembourg, Karl Kautsky et Rudolf Hilferding, ainsi qu’Eduard Bernstein.

    Le KPD est issu de la tendance de Karl Liebnecht et Rosa Luxembourg considérant qu’il fallait précipiter les choses, mais l’USPD se maintenait encore sur une ligne tout à fait social-démocrate de gauche.

    Dès sa fondation, il parvient à rassembler 120 000 membres, puis pas moins de 893 000 membres en septembre 1920.

    Naturellement, le KPD eut comme consigne de chercher à gagner la base de l’USPD, ce qu’il parvint. L’aile gauche de l’USPD et le KPD formèrent, en décembre 1920, le KPD unifié (VKPD), avec pas moins de 448 500 membres.

    Cette évolution fut largement décriée par les secteurs « insurrectionnalistes » tenant une ligne gauchiste et considérant qu’il fallait une rupture complète avec la social-démocratie historique.

    Cela fait que pour rejoindre l’USPD, le KPD a été obligé de rompre avec une partie significative de ses membres.

    L’exclusion se produisit au congrès dit de Heidelberg (le KPD étant illégal, le congrès eut lieu dans plusieurs endroits autour de cette ville), en octobre 1919. La tendance exclue, d’orientation syndicaliste-révolutionnaire et d’optique insurrectionnaliste, donna alors naissance en avril 1920 au Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands (Parti Ouvrier Communiste d’Allemagne).

    Tu ne devrais pas voter Le parlement est la coulisse de la domination du capital Tout le pouvoir aux conseils A bas le parlement Boycott des élections

    Pour le KAPD, la révolution est imminente et par conséquent il faut tabler sur une prise de conscience rapide et décentralisée du prolétariat. Toute tentative de faire de la politique – par les élections ou la participation aux syndicats, notamment – retarde l’échéance.

    La tentative de coup d’Etat par l’extrême-droite en mars 1920 – brisé par une grève générale historique et des masses en armes – forme l’arrière-plan culturel et idéologique expliquant l’impact du KAPD, qui dispose dès le départ d’environ 38 000 membres.

    Le KPD, avant son unité avec l’USPD peu après, avait alors environ 66 000 membres.

    Le KAPD profitait également de l’impact de son syndicat nouvellement formé, l’AAUD (« Union PanOuvrière d’Allemagne »), s’appuyant sur environ 200 000 membres.

    L’organisation révolutionnaire d’entreprise, Union PanOuvrière d’Allemagne

    L’organe de presse de l’AAUD, der Kampfruf c‘est-à-dire L’appel à la lutte, suivait la même ligne d’insultes (« reptiles », « putes », etc.) envers les réformistes, ainsi qu’envers les communistes liés à l’URSS, et de propagande pour la révolution prétendument immédiate et complète.

    Voici un exemple de comment l’AAUD, à sa fondation prétendait trouver une voie « pure » :

    « La croissance de l’organisation dans cette direction repoussera de plus en plus à l’arrière-plan la lutte entre ce que l’on appelle le centralisme et le fédéralisme.

    Du point de vue de l’AAU, la polémique autour de ces deux principes, de ces deux formes d’organisation, deviendra une querelle de mots vides. Il faut évidemment comprendre ces termes d’après la signification qu’ils ont eu jusqu’à présent et ne leur donner aucun sens nouveau.

    Nous entendons par centralisme la forme qui, par la volonté de quelques-unes, tient les masses en laisse et les asservit. Pour l’AAU il s’agit du démon qui doit être exterminé.

    Il est anti-social. Le fédéralisme est sont antagoniste, mais son antagoniste sur la base du même système économique. C’est la souveraineté, l’entêtement obstiné de l’individu (ou de l’entreprise, ou de la région, ou de la nation) pris en soi-même. Il est également antisocial et on doit le combattre tout autant.

    Ces deux formes se développèrent progressivement dans les siècles passés. Le fédéralisme l’emporta au Moyen Âge, le centralisme pendant la période du capitalisme avancé.

    La sympathie pour le fédéralisme repose tout simplement sur le fait que voyant en lui la négation du centralisme, on suppose qu’il apporterait la libération et le aradis. Ce désir de fédéralisme conduit à une caricature d’autonomie (droit d’auto-détermination). On croit agir de façon sociale et prolétarienne quand on attribue à chaque région, chaque lieu (on devrait même le faire pour chaque personne) l’autonomie dans tous les domaines.

    En fait, on ne fait qu’abolir l’empire pour le remplacer par une quantité de petites principautés. De partout surgissent des roitelets (fonctionnaires), qui régissent de leur côté de façon « centralisée » une fraction des adhérents comme si c’était leur propriété: il s’ensuit une dislocation et une ruine générale.

    Le centralisme et le fédéralisme sont tous deux des formes d’expression bourgeoises. Le centralisme étant plus de caractère grand-bourgeois, le fédéralisme petit-bourgeois. Tous deux sont anti-prolétariens et entravent la pureté de la lutte de classe. »

    Ce positionnement « ultra » fit que, dès 1922, il existait déjà deux KAPD (dite de Berlin et d’Essen), l’une formant en quelque sorte le « canal habituel » et l’autre le « canal historique », conservant chacun le nom de KAPD, alors que parallèlement l’AAUD se divisa elle-même rapidement en cinq structures différentes.

    Le canal habituel disposait de 400 personnes dans son KAPD, 600 dans son AAUD ; sa ligne était que rien n’était possible à part la réfutation des syndicats et l’appel à la préparation pour la nouvelle vague révolutionnaire.

    Le canal historique, quant à lui, était plus solide, disposant de 2000 membres dans son KAPD, de 12000 dans son AAUD, se fondant sur une ligne de type syndicaliste-révolutionnaire. Une scission se produira également lors de l’intégration dans ce KAPD canal historique de gauchistes exclus du KPD, Ernst Schwarz mettant son salaire de député et sa possibilité de transports gratuits au service du KAPD, ce qui fut considéré comme inacceptable par une fraction fondant alors un KAPD Opposition.

    Du côté de l’AAUD, une des cinq tendances, d’orientation anti-organisation, disparut dès 1923, alors que la même année une autre de ces tendances rejoignit l’anarcho-syndicalisme.

    Der Kampfruf, l’appel à la lutte, organe de l’Union PanOuvrière d’Allemagne

    Une autre se maintint sur une ligne anarchiste violemment anti-intellectuelle, une autre suivit une ligne conseilliste tout en disparaissant en 1932, alors que la dernière fondée avec Otto Rühle basculait dans le syndicalisme-révolutionnaire, aboutissant finalement en 1931 à un rassemblement avec d’autres factions gauchistes pour fonder la Kommunistische Arbeiter-Union (Revolutionäre Betriebs-Organisationen), c’est-à-dire l’Union Ouvrière Communiste (Organisations Révolutionaires d’Entreprises), avec 343 membres.

    De fait, l’échec du KAPD tenait à sa nature finalement contradictoire, puisque la démarche « conseilliste » revenait à du syndicalisme-révolutionnaire. Le KAPD rejetait le centralisme démocratique et prônait le parti comme simple regroupement conscient. Il n’y avait aucune base idéologique à part le fait de ne pas en vouloir, au nom de la spontanéité : l’effondrement était programmé dans la matrice même du KAPD.

    Ne restèrent plus qu’aux gauchistes à masquer cet échec complet derrière un « reflux » de la révolution, le rôle « contre-révolutionnaire » du KPD, etc. C’est Anton Panekoek qui s’en chargea, aux côtés d’Otto Rühle.

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  • La source du gauchisme

    Le gauchisme n’est pas sorti de nulle part ; il n’est nullement une tendance radicale spontanée qui serait le fruit d’une vague révolutionnaire, comme les gauchistes le prétendent pourtant. Il est issu des courants défaits par la social-démocratie et renouvelant leurs formes.

    Il suffit de voir ainsi quelle était la situation aux Pays-Bas, pays où le gauchisme en tant que courant organisé fut particulièrement fort. Il est d’ailleurs parlé, chez les gauchistes, de la « gauche germano-hollandaise » et de la « gauche italienne ».

    Les Hollandais Anton Pannekoek et Herman Gorter, ainsi que Henriette Roland Horst, formaient un courant à part dans la social-démocratie hollandaise ; largement influencés par le philosophe allemand Josef Dietzgen, ils considéraient que la conscience gagnait historiquement en puissance, jusqu’à parvenir au niveau de la vision socialiste du monde.

    Anton Pannekoek

    C’était, de fait, la même vision moraliste et par en bas que les syndicalistes révolutionnaires. L’approche était fondamentalement différente de celle de la social-démocratie ; dès 1907, une revue autonome intitulée De Tribune fut d’ailleurs publiée, avec notamment David Wijnkoop et Willem Van Ravesteyn.

    Un congrès extraordinaire de la social-démocratie hollandaise – le Sociaal Democratische Arbeiders Partij –, se tenant à Deventer, exigea alors la fin de cette revue et l’obéissance à la discipline du Parti, à quoi fut répondu par la fondation d’un nouveau parti, le Sociaal-Democratische Partij, qui resta toujours extrêmement minoritaire, ses adhérents atteignant le chiffre de 700 en 1916, bien loin des 25 000 membres du Parti historique en 1913, son activité ouvrière n’étant réelle qu’à Amsterdam.

    Il obtint cependant quatre places sur cent au Parlement en 1918, grâce à une alliance avec des petits groupes gauchistes ; il prit par la suite le nom de Parti Communiste aux Pays-Bas, puis de Parti Communiste de Hollande, enfin de Parti Communiste des Pays-Bas.

    Henriette Roland Horst, figure du Parti Communiste fondé aux Pays-Bas sur une base gauchiste

    Cette histoire parallèle à la social-démocratie est caractéristique du gauchisme, qui se précipitait après 1917 pour apparaître comme « communiste », alors que le communisme est issu de la social-démocratie.

    En France, avant le Parti Communiste français né en 1920, il y eut en 1919 un éphémère « Parti communiste », publiant « Le communiste, organe officiel du PCF et des soviets adhérant à la section française de la IIIe Internationale de Moscou, des conseils ouvriers, de paysans et de soldats ».

    Fondé par le syndicaliste Raymond Péricat, il fut classiquement sur les positions gauchistes : refus unilatéral des institutions et de la théorie au nom de la pratique immédiatement « révolutionnaire ».

    Attirant à lui des anarchistes, des syndicalistes révolutionnaires, il s’effondra rapidement, après avoir pris la dénomination de « Fédération communiste des soviets ».

    En Italie, ce fut Amadeo Bordiga qui, après avoir adhéré à la social-démocratie en 1910, tenta d’amener le Parti Communiste d’Italie sur des positions similaires, avec un échec finalement complet.

    En Allemagne, le processus se déroula de manière similaire par une tentative de parasitage du Parti Communiste d’Allemagne fondé par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, à la suite de 1917. Le gauchisme fut toutefois repoussé par vagues successives, avec notamment une « résolution contre le syndicalisme » en juin 1919.

    Les fondements du gauchisme sont donc les mêmes, dans tous les pays où il a existé de manière significative, c’est-à-dire en Hollande, en Allemagne et en Italie. Des éléments extérieurs à la tradition social-démocrate ne cernent que les problèmes de celle-ci et posent une ligne ultra-volontariste qu’ils s’imaginent conformes au léninisme.

    Puis vient la désillusion complète, le léninisme les réfutant de manière systématique, ce qui produit une tentative de formation d’une idéologie qui sera historiquement qualifiée d’ultra-gauche, rejoignant de multiple manière les rangs syndicalistes révolutionnaires.

    En effet, le gauchisme est simplement une forme nouvelle du syndicalisme révolutionnaire, dont il se distingue par la mise en valeur, non pas de la forme syndicale, mais des conseils de travailleurs, les fameux Soviets ayant pris le pouvoir en URSS à l’initiative des bolcheviks.

    Par contre, tant le syndicalisme révolutionnaire que le gauchisme en tant que « conseillisme » rejettent la conception d’avant-garde et de Parti Communiste comme état-major du prolétariat, c’est-à-dire le léninisme.

    Mais ce n’est pas tout : il refuse surtout, fondamentalement et c’est là son noyau dur, le principe du Parti fondant sa démarche sur une théorie scientifique.

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  • La nature du gauchisme

    Historiquement, la social-démocratie a été le mouvement ouvrier s’appuyant sur un Parti de cadres autour d’une idéologie bien précise : le socialisme scientifique.

    Ce Parti dirige les luttes de classe, dans l’intégralité du processus ; la spontanéité est rejetée. Cette forme de Parti a été accepté par Lénine, lui-même un social-démocrate initialement ; dans Que faire?, il souligne son accord avec Karl Kautsky sur ce point.

    Ce qu’on appelle le gauchisme est la réfutation de ce type de Parti. Le gauchisme prétend mettre dos à dos la social-démocratie réformiste et la social-démocratie révolutionnaire développée par Lénine. Tous deux auraient une démarche positiviste et dogmatique, accordant à la théorie une importance centrale alors que ce serait le mouvement spontané des masses qui compterait.

    Dans toute la littérature gauchiste, quel que soit son positionnement, on trouve de visés Karl Kautsky et Lénine, la notion de Parti dirigeant, le principe d’une idéologie comme guide. C’est là la clef absolue pour comprendre le gauchisme et saisir en quoi il est très proche, dans sa nature, sa démarche, ses fondements, du syndicalisme-révolutionnaire, de l’anarchisme, du trotskysme.

    Lénine

    Le texte de Paul Mattick de 1939, Karl Kautsky : de Marx à Hitler, est exemplaire de l’approche gauchiste visant à refuser de voir toute différence entre la social-démocratie du début du XXe siècle et celle échouant à s’opposer à la première guerre mondiale impérialiste, ainsi qu’avec le léninisme.

    Il y a d’ailleurs deux ouvrages philosophiques « marxistes », ayant un impact certain dans les milieux bourgeois, qui tentèrent d’intellectualiser cette opposition entre d’un côté la révolution comme processus prolétarien spontané, de l’autre l’orthodoxie de Karl Kautsky et Lénine, associée au réformisme.

    Le premier est Histoire et conscience de classe, de Georg Lukàcs, le second est Marxisme et philosophie, de Karl Korsch, tous deux publiés en 1923. Ces deux auteurs rejettent la dialectique de la nature, accusant Karl Kautsky et Lénine d’être des positivistes, des matérialistes bourgeois. 

    Histoire et conscience de classe

    Karl Korsch visera ensuite particulièrement Karl Kautsky dans ses études et le grand théoricien gauchiste Anton Pannekoek, lorsqu’il s’attaquera à Lénine, visera naturellement tout particulièrement Matérialisme et empiro-criticisme.

    Ce qui est très intéressant ici, c’est que le gauchisme n’étant rien d’autre qu’une posture de gauche, il est né paradoxalement en s’imaginant que le léninisme consistait en ce gauchisme. 

    Marxisme et philosophie

    Lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté, la social-démocratie n’a pas été à la hauteur de ses propres engagements révolutionnaires, à part en Russie, avec Lénine.

    Ce dernier, à la tête des bolchéviks (c’est-à-dire de la majorité) du Parti Ouvrier Social-Démocrate Révolutionnaire, fut en mesure de peser sur l’histoire russe, avec le soulèvement d’Octobre 1917.

    Cependant, il existait également de nombreux courants, d’esprits syndicalistes-révolutionnaire, anarchistes, marxisants, qui s’opposaient depuis le début à la social-démocratie, notamment en France. Lorsque la révolution russe se produisit en 1917, ils s’imaginèrent pendant un certain temps que cela confirmait leurs propres idées.

    Ils comprirent, plus ou moins rapidement (ce qui donna naissance aux différentes variantes de gauchisme), que les bolchéviks se situaient dans la tradition social-démocrate, que leurs positions s’opposaient radicalement aux leurs, ce que Lénine souligna formellement dans le document écrit à leur sujet : « Le gauchisme (la maladie infantile du communisme) ».

    Le gauchisme (la maladie infantile du communisme)

    Ces courants gauchistes développèrent alors toute une théorie « anti-bureaucratique », considérant que les faits leur donnaient toujours raison, mais qu’ils étaient toujours victimes à la fois des capitalistes et des communistes « autoritaires ».

    Les masses seraient aptes à faire la révolution de manière spontanée, mais les « partis » viendraient les parasiter et les empêcher de réaliser leur affirmation autonome.

    Une liste sans fin de mythes fut alors diffusée, associant des lieux et des dates (Kronstadt 1921, Barcelone 1936, Budapest 1956, Prague 1968, etc.), témoignant du martyr des « véritables » révolutions par « en bas ».

    Dans la foulée de mai 1968, le chef de file du spontanéisme, Daniel Cohn-Bendit publia un ouvrage représentatif de cette perspective : « Le gauchisme remède a la maladie sénile du communisme ».

    En apparence, les variantes du gauchisme prétendent représenter les révolutionnaires les plus authentiques, les seuls désireux d’aller jusqu’au bout, les seuls qui seraient incorruptibles, les seuls qui sauraient se mettre au service des masses de manière dévouée. Tous les autres seraient des manipulateurs, des bureaucrates.

    Pour certains gauchismes, il faut prouver qu’on a alors raison par le syndicalisme, un travail à la base uniquement économique comme garant de la « pureté » et comme refus conséquent de la théorie, pour d’autres il faut se mettre résolument à l’écart et se considérer comme uniquement la « phalange » du prolétariat insurrectionnel, ce qui signifie que le prolétariat est considéré comme entre-temps décomposé.

    Dans tous les cas, le gauchisme est fondamentalement anti-démocratique. A ses yeux, les masses sont révolutionnaires ou ne sont pas. C’est la raison pour laquelle le gauchisme a toujours réfuté de manière absolue l’antifascisme, considéré comme un frein à la révolution.

    Le gauchisme se pose ainsi, bien souvent, comme cinquième colonne de la réaction, happant des éléments vraiment révolutionnaires en les amenant vers une voie de garage « ultra » les coupant des masses et sabotant les progrès de celle-ci par des actions sur le mode du « coup de force ».

    L’exemple le plus connu fut la tentative de « révolution » en Espagne, en pleine guerre civile. Le gouvernement républicain anti-franquiste devait être renversé et la « révolution » menée, en plein affrontement avec le général Francisco Franco et son armée.

    Le gauchisme apparaît donc comme semblant le plus révolutionnaire, le plus radical en paroles, mais ses actes ne visent que le spectaculaire et sa structuration est toujours éphémère et éparse.

    Le gauchisme prétend en faire, d’ailleurs, une qualité : cette dimension éphémère et dispersée est censée témoigner qu’il est issu de la « vague » révolutionnaire, qu’il forme le rassemblement des éléments les plus avancés, etc.

    Dans tous les cas, aucune évaluation n’est possible, car le gauchisme le refuse par principes. Tout ce qui relève de la rationalité, de l’analyse, est rejeté comme dogmatique et organisé, c’est-à-dire en fin de compte social-démocrate.

    Là est la clef du gauchisme. Il est directement issu de la critique syndicaliste-révolutionnaire et anarchiste de la social-démocratie et lorsqu’il dénonce le léninisme et le maoïsme, c’est en fait pour renouveler la critique fondamentale de la social-démocratie, c’est-à-dire du principe comme quoi un Parti fondé sur le socialisme scientifique doit diriger les masses.

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  • Discours de Dimitrov à la séance de clôture du 7e congrès de l’Internationale Communiste

    Georgi Dimitrov

    Discours au 7e congrès de l’Internationale communiste à la séance de clôture: Congrès de large mobilisation des forces contre le fascisme et la guerre

    20 aout 1935

    Le VIIe congrès mondial de l’Internationale communiste, le congrès des communistes de tous les pays et de tous les continents du monde, termine ses travaux.

    Quel en est le bilan, qu’est-ce que le congrès représente pour notre mouvement, pour la classe ouvrière mondiale, pour les travailleurs de tous les pays ?

    Ce congrès a été le congrès du triomphe complet de l’unité entre le prolétariat de l’Union soviétique, ‑ le pays où le socialisme a vaincu, ‑ et le prolétariat du monde capitaliste en lutte pour son affranchissement. La victoire du socialisme dans l’Union soviétique, victoire qui intéresse l’histoire mondiale, provoque dans tous les pays capitalistes un puissant mouvement vers le socialisme.

    Cette victoire affermit l’oeuvre de paix entre les peuples, en augmentant l’importance internationale de l’Union soviétique et son rôle de puissant rempart des travailleurs dans leur lutte contre le Capital, contre la réaction et le fascisme. Elle fortifie l’Union soviétique en tant que base de la révolution prolétarienne mondiale.

    Elle met en mouvement dans le monde entier non seulement les ouvriers qui se tournent de plus en plus vers le communisme, mais aussi des millions de paysans, de petits travailleurs des villes, une partie considérable des intellectuels, les peuples asservis des colonies; elle les remplit d’enthousiasme pour la lutte, elle augmente leur attachement à la grande patrie de tous les travailleurs, elle intensifie leur résolution de soutenir et de défendre l’État prolétarien contre tous ses ennemis.

    Cette victoire du socialisme accroît la confiance du prolétariat international dans ses propres forces et dans la possibilité réelle de remporter sa propre victoire, confiance qui devient elle-même une immense force en action contre la domination de la bourgeoisie.

    C’est dans l’union des forces du prolétariat de l’Union soviétique avec les forces de combat du prolétariat et des masses travailleuses des pays capitalistes que réside la formidable perspective d’un proche effondrement du capitalisme et la garantie de la victoire du socialisme dans le monde entier.

    Notre congrès a jeté les fondements d’une vaste mobilisation des forces de tous les travailleurs contre le capitalisme, comme il n’en fut encore jamais dans l’histoire de la lutte de la classe ouvrière. Le congrès place devant le prolétariat international, comme étant la tâche immédiate la plus importante, le rassemblement de ses forces dans le domaine politique et d’organisation, et la liquidation de l’isolement où l’a conduit la politique social-démocrate de collaboration de classe avec la bourgeoisie: le rassemblement des travailleurs autour de la classe ouvrière dans un vaste Front populaire de lutte contre l’offensive du Capital et de la réaction, contre le fascisme et la menace de guerre dans chaque pays et sur l’arène internationale.

    Cette tâche, nous ne l’avons pas inventée de toutes pièces. C’est l’expérience même du mouvement ouvrier mondial qui l’a mise en évidence, et surtout l’expérience du prolétariat de France. Le mérite du Parti communiste français, c’est d’avoir compris ce qu’il a à faire aujourd’hui, de ne pas avoir écouté les sectaires qui tiraillaient le Parti et gênaient la réalisation du front unique de lutte contre le fascisme, mais d’avoir, au contraire, préparé courageusement, à la manière bolchévik, par un pacte d’action commune avec le Parti socialiste, le front unique du prolétariat comme le fondement du Front populaire antifasciste en voie de formation.

    Par cet acte, qui répond aux intérêts vitaux de tous les travailleurs, les ouvriers français, communistes et socialistes, mettent à nouveau le mouvement ouvrier français à la première place, en tête dans l’Europe capitaliste; ils montrent qu’ils sont les dignes descendants des communards et les héritiers des glorieux enseignements de la Commune de Paris.

    C’est le mérite du Parti communiste et du prolétariat français d’avoir, par la pratique de leur lutte dans le front unique prolétarien contre le fascisme, aidé à préparer les décisions de notre congrès dont l’importance est si énorme pour les ouvriers de tous les pays.

    Mais ce qui a été fait en France, ce ne sont que les premiers pas. Notre congrès qui trace la ligne tactique pour les prochaines années, ne pouvait se borner à enregistrer simplement cette expérience; il est allé plus loin.

    Nous, communistes, nous sommes un parti de classe, un parti prolétarien. Mais nous sommes prêts, en tant qu’avant-garde du prolétariat, à organiser des actions communes du prolétariat et des autres classes travailleuses intéressées à la lutte contre le fascisme. Nous, communistes, nous sommes un parti révolutionnaire. Mais nous sommes prêts aux actions communes avec les autres partis en lutte contre le fascisme.

    Notre but final à nous, communistes, est autre que celui de ces classes et de ces partis, mais tout en luttant pour nos buts, nous sommes prêts en même temps à lutter en commun pour les tâches immédiates dont la réalisation affaiblit les positions du fascisme et fortifie les positions du prolétariat.

    Nos méthodes de lutte à nous, communistes, diffèrent de celles des autres partis; mais tout en luttant contre le fascisme par leurs propres méthodes, les communistes soutiendront aussi les méthodes de lutte des autres partis, si insuffisantes qu’elles puissent leur paraître, pourvu que ces méthodes soient réellement dirigées contre le fascisme.

    Si nous sommes prêts à faire tout cela, c’est que nous voulons, dans les pays de démocratie bourgeoise, barrer la route à la réaction et à l’offensive du Capital et du fascisme, empêcher la suppression des libertés démocratiques bourgeoises, prévenir l’écrasement terroriste par le fascisme du prolétariat de la partie révolutionnaire de la paysannerie et des intellectuels, soustraire la jeune génération à la dégénérescence du corps et de l’esprit.

    Si nous sommes prêts à faire tout cela, c’est que nous voulons, dans les pays fascistes, préparer et précipiter le renversement de la dictature fasciste. Si nous sommes prêts à faire tout cela, c’est que nous voulons sauver le monde de la barbarie fasciste et des horreurs d’une guerre impérialiste.

    Notre congrès est le congrès de la lutte pour le maintien de la paix contre la menace de guerre impérialiste.

    Cette lutte, nous l’entendons aujourd’hui d’une manière nouvelle. Notre congrès repousse résolument l’attitude fataliste à l’égard des guerres impérialistes, inspirée par les vieilles conceptions social-démocrates.

    Il est vrai que les guerres impérialistes sont le produit du capitalisme, que, seul, le renversement du capitalisme mettra un terme à toutes les guerres; mais il est également vrai que les masses travailleuses, par leurs actions de lutte, peuvent empêcher la guerre impérialiste. Le monde aujourd’hui n’est plus ce qu’il était en 1914. Actuellement, sur un sixième du globe, est établi un puissant État prolétarien, qui s’appuie sur la force matérielle du socialisme victorieux. Grâce à sa sage politique staliniste de paix, l’Union soviétique a plus d’une fois fait échouer les plans agressifs des fauteurs de guerre.

    Actuellement, dans la lutte contre la guerre, le prolétariat mondial ne dispose pas seulement de l’arme que constitue son action de masse, comme en 1914. Aujourd’hui, la lutte de masse de la classe ouvrière internationale contre la guerre se conjugue avec l’ascendant de l’État soviétique et avec sa puissante Armée rouge, principal gardien de la paix.

    Aujourd’hui, la classe ouvrière internationale ne se trouve pas, comme en 1914, sous l’influence exclusive de la social-démocratie coalisée avec la bourgeoisie. Aujourd’hui, il existe un Parti communiste mondial: l’Internationale communiste. Aujourd’hui, les masses d’ouvriers social-démocrates se tournent vers l’Union soviétique et sa politique de paix, vers le front unique avec les communistes.

    Aujourd’hui, les peuples des pays coloniaux et semi-coloniaux ne considèrent pas la cause de leur affranchissement comme une cause désespérée. Au contraire, ils passent de plus en plus à la lutte résolue contre les oppresseurs impérialistes. La meilleure preuve en est fournie par la Révolution soviétique de Chine et les exploits héroïques de l’Armée rouge du peuple chinois.

    La haine des peuples contre la guerre devient de plus en plus profonde et intense. La bourgeoisie, qui pousse les travailleurs dans l’abîme des guerres impérialistes, y risque sa tête.

    Actuellement, on voit se dresser pour la cause du maintien de la paix non seulement la classe ouvrière, la paysannerie et les autres travailleurs, mais aussi les nations opprimées et les peuples, faibles, dont l’indépendance est menacée par de nouvelles guerres. Même certains grands États capitalistes, redoutant les pertes qu’ils pourraient subir à la suite d’un nouveau partage du monde, sont intéressés, à l’étape présente, à éviter la guerre.

    De là, la possibilité d’un très vaste front unique de la classe ouvrière, de tous les travailleurs et de peuples entiers contre la menace de guerre impérialiste.

    S’appuyant sur la politique de paix de l’Union soviétique et sur la volonté de paix de millions et de millions de travailleurs, notre congrès a montré la perspective du développement d’un vaste front anti-guerrier non seulement à l’avant-garde communiste, mais aussi à toute la classe ouvrière internationale et aux peuples de tous les pays. Du degré de réalisation et d’activité de ce front mondial dépendra la question de savoir si, dans l’avenir le plus proche, les fauteurs de guerre fascistes et impérialistes réussiront à allumer l’incendie d’une nouvelle guerre impérialiste, ou si leurs mains criminelles seront tranchées par la hache du puissant front de lutte contre la guerre.

    Notre congrès est le congrès de l’unité de la classe ouvrière, le congrès de la lutte pour le front unique prolétarien.

    Nous ne nous faisons pas d’illusions sur la possibilité de surmonter aisément les difficultés que la partie réactionnaire des leaders social-démocrates opposera à l’oeuvre de réalisation du front unique prolétarien. Mais nous n’avons pas peur de ces difficultés, parce que nous exprimons la volonté de millions d’ouvriers; parce qu’en luttant pour le front unique, nous servons au mieux les intérêts du prolétariat; parce que le front unique prolétarien est la voie sûre pour renverser le fascisme et le régime capitaliste, pour conjurer les guerres impérialistes.

    Nous avons levé bien haut, à ce congrès, le drapeau de l’unité syndicale. Les communistes ne tiennent pas à tout prix à l’existence indépendante des syndicats rouges. Mais les communistes veulent l’unité syndicale sur la base de la lutte de classe et de la suppression, une fois pour toutes, de l’état de choses où les partisans les plus conséquents et les plus résolus de l’unité syndicale et de la lutte de classe subissent des exclusions hors des syndicats de l’Internationale d’Amsterdam.

    Nous savons que les militants des syndicats faisant partie de l’Internationale syndicale rouge n’ont pas encore tous compris et ne se sont pas tous assimilé cette ligne du congrès.

    Il existe encore des survivances de présomption sectaire, qu’il nous faudra faire disparaître chez ces militants pour appliquer fermement la ligne du congrès. Mais cette ligne, nous la réaliserons coûte que coûte et nous trouverons une langue commune avec nos frères de classe, nos camarades de lutte, les ouvriers adhérant aujourd’hui à la Fédération syndicale d’Amsterdam.

    A ce congrès, nous avons adopté l’orientation vers la création du parti politique de masse unique de la classe ouvrière, vers l’abolition de la scission politique du prolétariat, causée par la politique de collaboration de classe de la social-démocratie. L’unité politique de la classe ouvrière n’est pas, pour nous, une manoeuvre, mais la question du sort futur du mouvement ouvrier tout entier.

    S’il se trouvait parmi nous des gens pour envisager la formation de l’unité politique de la classe ouvrière comme une manoeuvre, nous lutterions contre eux, comme on lutte contre des gens qui font du tort à la classe ouvrière.

    C’est précisément parce que nous envisageons cette question avec une gravité et une sincérité profondes, dictées par les intérêts du prolétariat que nous mettons des conditions de principe déterminées à la base d’une telle unité. Ces conditions de principe n’ont pas été inventées par nous; elles sont le fruit des souffrances du prolétariat au cours de sa lutte; elles répondent également à la volonté de millions d’ouvriers social-démocrates, volonté émanant de l’enseignement des défaites subies. Ces conditions de principe ont été vérifiées par l’expérience de l’ensemble du mouvement ouvrier révolutionnaire.

    Et du fait que notre congrès s’est déroulé sous le signe de l’unité prolétarienne, il n’a pas été seulement le congrès de l’avant-garde communiste; il a été le congrès de la classe ouvrière internationale tout entière, qui aspire ardemment à l’unité de lutte syndicale et politique.

    Bien qu’à notre congrès n’aient pas assisté de délégués des ouvriers social-démocrates, bien qu’il n’y ait pas eu ici de délégués sans-parti, bien que les ouvriers embrigadés de force dans les organisations fascistes n’y aient pas été représentés, le congrès n’en a pas moins parlé non seulement pour les communistes, mais aussi pour ces millions d’ouvriers; il a exprimé les pensées et les sentiments de l’immense majorité, de la classe ouvrière. Et si les organisations ouvrières des diverses tendances procédaient à l’examen vraiment libre de nos décisions devant les prolétaires du monde entier, les ouvriers soutiendraient, nous n’en doutons pas, les résolutions que vous avez votées avec une telle unanimité.

    Cette circonstance nous oblige d’autant plus, nous, communistes, à faire vraiment des décisions de notre congrès le bien de toute la classe ouvrière.

    Il ne suffit pas de voter pour ces résolutions. Il ne suffit pas de les populariser parmi les membres des Partis communistes. Nous voulons que les ouvriers des partis de la Deuxième Internationale et de la Fédération syndicale d’Amsterdam, aussi bien que les ouvriers adhérant aux organisations d’autres tendances politiques, étudient ces résolutions avec nous; qu’ils apportent leurs propositions et amendements pratiques; qu’ils méditent avec nous sur la meilleure façon de les appliquer dans la vie; que, coude à coude, avec nous, ils les réalisent en fait. Notre congrès a été le congrès de la nouvelle orientation tactique de l’Internationale, communiste.

    En s’en tenant fermement à la position inébranlable du marxisme-léninisme confirmée par toute l’expérience du mouvement ouvrier international et, avant tout, par les victoires de la grande Révolution d’Octobre, notre congrès a révisé, dans l’esprit même et à l’aide de la méthode du marxisme-léninisme vivant, la position tactique de l’Internationale communiste en fonction de la situation mondiale modifiée.

    Le congrès a pris une ferme résolution sur la nécessité d’appliquer d’une manière nouvelle la tactique du front unique.

    Le congrès exige expressément que les communistes ne se contentent pas simplement de propager les mots d’ordre généraux de la dictature prolétarienne et du pouvoir soviétique, mais qu’ils fassent une politique bolchévik concrète et active sur toutes les questions de politique intérieure et extérieure de leurs pays, sur toutes les questions d’actualité touchant aux intérêts vitaux de la classe ouvrière, de tous les peuples et du mouvement ouvrier international.

    Le congrès insiste de la façon la plus décidée pour que toutes les démarches tactiques des Partis soient basées sur une saine analyse de la réalité concrète en tenant compte du rapport des forces de classe et du niveau politique des grandes masses. Le congrès exige que tous les vestiges de sectarisme soient entièrement extirpés de la pratique du mouvement communiste, sectarisme qui, au moment actuel, représente l’obstacle le plus grand à l’application de la vraie politique bolchévik de masse des Partis communistes.

    Inspiré par la résolution de faire appliquer cette ligne tactique et par l’assurance que cette voie mènera nos Partis à d’importants succès, notre congrès a tenu compte en même temps de la possibilité que l’application de cette ligne bolchévik ne se fasse pas toujours tout uniment sans fautes, sans certaines déviations à droite ou à « gauche », — déviations tantôt dans le sens du conformisme des suiveurs, tantôt dans le sens de l’isolement sectaire de soi-même. Lequel de ces dangers est, « en général », le plus important, c’est une question que seuls des scolastiques peuvent discuter.

    Le plus grand et le pire danger est celui qui, au moment donné, dans un pays donné, gêne le plus l’application de la ligne de notre congrès, le déploiement d’une juste politique de masse des Partis communistes.

    L’intérêt de la cause du communisme exige non pas une lutte abstraite, mais une lutte concrète contre les déviations, une riposte donnée à temps et de façon décisive aux tendances nuisibles qui se font jour, la correction à temps des fautes commises. Substituer à la lutte concrète nécessaire contre les déviations une sorte de sport, faire la chasse aux déviations ou aux déviationnistes imaginaires, c’est se livrer à une surenchère nuisible et inadmissible. Dans la vie pratique de nos Partis, il faut aider de toutes les façons au développement de l’initiative dans la position des problèmes nouveaux, favoriser l’examen approfondi des questions relatives à l’activité du Parti et ne pas qualifier hâtivement de déviation le moindre doute ou la moindre observation critique faite par un membre du Parti au sujet des tâches pratiques du mouvement. Il faut faire en sorte que le communiste qui a commis une erreur, puisse la corriger pratiquement et frapper sans merci ceux-là seulement qui persistent dans leurs erreurs et qui désorganisent le Parti.

    Luttant pour l’unité de la classe ouvrière, nous lutterons en même temps avec une énergie et une intransigeance d’autant plus grandes pour l’unité intérieure de nos Partis.

    Il ne peut y avoir de place, dans nos rangs, pour des fractions, pour des tentatives fractionnelles. Quiconque essaiera de violer l’unité de fer de nos rangs par une action fractionnelle quelconque, apprendra par lui-même ce que signifie la discipline bolchévik que nous ont toujours enseignée Lénine et Staline. Que cela serve d’avertissement aux quelques éléments qui, dans certains Partis, pensent pouvoir profiter des difficultés éprouvées par leur Parti, des blessures, des défaites et des coups de l’ennemi déchaîné, pour réaliser leurs plans fractionnels ou poursuivre leurs intérêts de groupe! Le Parti par-dessus tout! Garder l’unité bolchévik du Parti comme la prunelle de ses yeux, telle est la loi première, la loi suprême du bolchévisme!

    Notre congrès est le congrès de l’autocritique bolchévik et du renforcement de la direction de l’Internationale communiste et de ses sections.

    Nous n’avons pas peur de signaler ouvertement les erreurs, les faiblesses et les défauts qui se manifestent dans nos rangs, parce que nous sommes un parti révolutionnaire qui sait qu’il ne peut se développer, grandir et accomplir ses tâches qu’à la condition de se débarrasser de tout ce qui gêne son développement comme parti révolutionnaire.

    Et le travail qu’a accompli le congrès par sa critique implacable du sectarisme plein de suffisance, du schématisme, de la standardisation, de la paresse de pensée, de la substitution des méthodes de direction du Parti aux méthodes de direction des masses, tout ce travail il faut le poursuivre respectivement dans tous les Partis à la base, à tous les échelons de notre mouvement, car c’est là une des conditions les plus essentielles de la juste application des décisions du congrès.

    Dans sa résolution sur le rapport d’activité du Comité exécutif, le congrès a décidé de concentrer pour notre mouvement, la direction des opérations dans les sections elles-mêmes.

    D’où l’obligation de renforcer à tous égards le travail de formation et d’éducation des cadres, ainsi que le travail de raffermissement des Partis communistes à l’aide de véritables dirigeants bolchéviks, afin que les Partis, forts des décisions des congrès de l’Internationale communiste et des Assemblées plénières de son Comité exécutif, puissent, au moment des brusques tournants des événements, trouver avec rapidité et par eux-mêmes une solution juste aux tâches politiques et tactiques du mouvement communiste.

    En élisant les organismes dirigeants, le congrès s’est efforcé de créer une direction de l’Internationale communiste composée de gens qui ont fait leurs, non par un sentiment de discipline, mais par l’effet d’une profonde conviction, les directives et décisions nouvelles du congrès, de gens prêts et aptes à les transformer en actes fermement.

    Il faut également assurer dans chaque pays l’application juste des décisions adoptées par le congrès; cela dépendra, en premier lieu, de la vérification, de la répartition et de l’orientation adéquates des cadres. Nous savons que cette tâche n’est pas facile. Il ne faut pas perdre de vue qu’une partie de nos cadres a été formée non pas par l’expérience de la politique de masse bolchévik, mais principalement sur la base d’une propagande générale. Nous devons tout faire pour aider nos cadres à se refaire, à se rééduquer dans l’esprit nouveau, dans l’esprit des décisions du congrès.

    Mais là où il apparaîtra que les vieilles outres ne valent rien pour le vin nouveau, il faudra en tirer les conclusions qui s’imposent: ne pas verser ou laisser se gâter le vin nouveau dans les vieilles outres, mais remplacer les vieilles outres par de nouvelles.

    Nous avons éliminé à dessein des rapports aussi bien que des résolutions du congrès les phrases sonores sur les perspectives révolutionnaires. Mais ce n’est pas parce que nous aurions des raisons d’apprécier d’une façon moins optimiste qu’auparavant l’allure du développement révolutionnaire, c’est parce que nous voulons débarrasser nos Partis de toute tendance à remplacer l’activité bolchévik par des phrases révolutionnaires ou des discussions stériles sur l’appréciation de la perspective.

    Tout en combattant toute orientation vers la spontanéité, nous voyons et nous faisons entrer en ligne de compte le processus de développement de la révolution, non pas en observateurs, mais en participants actifs de ce processus. Comme parti de l’action révolutionnaire, accomplissant dans l’intérêt de la révolution les tâches posées à chaque étape du mouvement, tâches correspondant aux conditions concrètes de l’étape donnée, tenant sainement compte du niveau politique des grandes masses travailleuses, nous accélérons de notre mieux la formation des conditions subjectives nécessaires à la victoire de la révolution prolétarienne.

    Prendre les choses telles qu’elles sont, disait Marx [Extrait de la lettre de K. Marx à Kugelmann, du 23 août 1866], c’est-à-dire faire prévaloir les intérêts de la révolution d’une manière conforme aux circonstances changées.

    C’est là l’essentiel! Nous ne devons jamais l’oublier!

    Il est nécessaire de porter dans les masses les décisions du congrès mondial, de les expliquer aux masses, de les appliquer comme des directives pour l’action des masses, en un mot d’en faire la chair et le sang de millions et de millions de travailleurs!

    Il est nécessaire de renforcer partout, au maximum, l’initiative des ouvriers sur place, l’initiative des organisations de base des Partis communistes et du mouvement ouvrier dans l’application de ces décisions.

    En partant d’ici, les représentants du prolétariat révolutionnaire doivent emporter dans leur pays la ferme conviction que nous, communistes, nous portons la responsabilité du sort de la classe ouvrière, du mouvement ouvrier, du sort de chaque peuple, du sort de l’humanité travailleuse tout entière. C’est à nous, ouvriers, et non aux parasites sociaux et aux oisifs, qu’appartient le monde, le monde construit par les mains ouvrières. Les gouvernants actuels du monde capitaliste, ce sont des hommes provisoires.

    Le prolétariat est le véritable maître du monde, le maître de demain. Et il doit entrer en possession de ses droits historiques, prendre en main les rênes du pouvoir dans chaque pays, dans le monde entier. Nous sommes les élèves de Marx et d’Engels, de Lénine et de Staline. Nous devons être dignes de nos grands maîtres.

    Avec Staline à sa tête, notre armée politique, forte de nombreux millions d’hommes, surmontant toutes les difficultés, passant courageusement à travers tous les barrages, doit et saura détruire la forteresse du capitalisme, et faire triompher le socialisme dans le monde entier!

    Vive l’unité de la classe ouvrière!

    Vive le VIIe congrès mondial de l’Internationale communiste!

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  • Décision sur le changement des statuts de l’IC au 7e congrès de l’Internationale Communiste

    (Adoptée le 20 août 1935)

    Le Congrès charge le CEIC d’examiner les statuts de l’IC sur la base de la résolution du Congrès concernant le rapport d’activité du CEIC et de préparer pour le prochain Congrès Mondial de l’IC les changements correspondants aux statuts.

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  • Décision sur l’admission de nouveaux partis au sein de l’IC au 7e congrès de l’Internationale Communiste

    (Adoptée le 20 août 1935)

    a) Les Partis Communistes d’Indochine, des Philippines, du Pérou, de Colombie, Costa-Rica, Porto Rico et Venezuela sont reconnus comme Sections de l’IC

    b) Le Parti Populaire Révolutionnaire de Touva [de l’extrême sud de la Sibérie] est admis comme Section de l’IC ayant les droits d’un parti sympathisant.

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