Moïse, Jésus, Mahomet: le rapport systématique à la production

Moïse, Jésus et Mahomet ont affirmé des valeurs : celle d’un Dieu éternel montrant sa toute puissance en montrant son contrôle du temps dans l’espace terrestre où vivent les humains profitant de la nature pour vivre.

La question est alors : pourquoi le rapport est-il posé ainsi entre Dieu et la nature ? Tout simplement parce que Dieu représente l’affirmation de la domination de la nature permettant un saut dans la production de biens, notamment alimentaires.

Jusqu’à présent, au sujet de Moïse, on a considéré qu’il représentait l’allégorie d’un cheminement spatial, avec les Hébreux fuyant l’Egypte pour trouver la terre promise. En réalité, il faut s’intéresser à la dimension temporelle : le mouvement n’est pas tant dans l’espace que dans le temps.

Voilà la raison pour laquelle on n’a pas de traces archéologiques de la fuite des Hébreux, chose de toutes manières secondaire par rapport à l’allégorie que représente Moïse comme saut dans la production.

La mère de Dieu, période byzantine

Regardons par exemple ce que dit Dieu à Moïse sur le mont Sinaï en plein épisode de l’exode. Dieu parle de l’esclavage, expliquant grosso modo qu’il faut une réforme et son abolition. Puis il donne toute une série de principes concernant des rapports humains touchant à la production.

Voici comment Moïse relate les propos de Dieu dans la Bible juive, et ce qui doit frapper, c’est qu’il y a ici des explications détaillées… alors que les Hébreux sont censés survivre dans le désert, et non pas déjà disposer de meules de blé, de moissons, de vignobles, etc.

– 21:
1 Et voici les statuts que tu leur exposeras.
2 Si tu achètes un esclave hébreu, il restera six années esclave et à la septième il sera remis en liberté sans rançon.
3 S’il est venu seul, seul il sortira ; s’il était marié, sa femme sortira avec lui.
(…)
15 Celui qui frappera son père ou sa mère sera mis à mort.
16 Celui qui aura enlevé un homme et l’aura vendu, si on l’a pris sur le fait, sera mis à mort.
(…)
26 « Si un homme blesse l’œil de son esclave ou de sa servante de manière à lui en ôter l’usage, il le renverra libre à cause de son œil
27 et s’il fait tomber une dent à son esclave ou à sa servante, il lui rendra la liberté à cause de sa dent.
28 « Si un boeuf heurte un homme ou une femme et qu’ils en meurent, ce boeuf doit être lapidé et il ne sera point permis d’en manger la chair ; mais le propriétaire du boeuf sera absous.
(…)
– 22:
1 Si quelqu’un dérobe un bœuf ou une brebis, puis égorge ou vend l’animal, il donnera cinq pièces de gros bétail en paiement du boeuf, quatre de menu bétail pour la brebis.
2 Si un voleur est pris sur le fait d’effraction, si on le frappe et qu’il meure, son sang ne sera point vengé.
3 Si le soleil a éclairé son délit, son sang serait vengé. Lui cependant doit réparer ; et s’il ne le peut, il sera vendu pour son vol.
4 Si le corps du délit est trouvé entre ses mains, intact, soit boeuf, soit âne ou brebis, il paiera le double.
5 Si un homme fourrage un champ ou un vignoble en faisant pâturer son bétail sur les terres d’autrui, il paiera le dégât du meilleur de son champ ou de sa vigne.
6 Si le feu, en s’étendant, gagne des buissons et dévore une meule de blé, ou la moisson ou le champ d’autrui, l’auteur de l’incendie sera tenu de payer.
(Exode, 21:1 – 22:6)

On voit ici très bien que Moïse exprime des besoins juridiques propres à une époque nouvelle dans la production, le passage de l’esclavage à l’abondance étant simplement une allégorie, c’est-à-dire le reflet de type religieux, fantasmagorique, de la modification de la situation dans l’esprit humain.

Mahomet, lui, s’adresse à des tribus pastorales, et le Coran – censé pourtant être intemporel – décrit précisément leur situation :

5. Et les bestiaux, Il les a créés pour vous ; vous en retirez des [vêtements] chauds ainsi que d’autres profits. Et vous en mangez aussi.
6. Ils vous paraissent beaux quand vous les ramenez, le soir, et aussi le matin quand vous les lâchez pour le pâturage.
7. Et ils portent vos fardeaux vers un pays que vous n’atteindriez qu’avec peine. Vraiment, votre Seigneur est Compatissant et Miséricordieux.
8. Et les chevaux, les mulets et les ânes, pour que vous les montiez, et pour l’apparat. Et Il crée ce que vous ne savez pas.
9. Il appartient à Allah [par Sa grâce, de montrer] le droit chemin car il en est qui s’en détachent. Or, s’Il voulait, Il vous guiderait tous.
10. C’est Lui qui, du ciel, a fait descendre de l’eau qui vous sert de boisson et grâce à la quelle poussent des plantes dont vous nourrissez vos troupeaux.
11. D’elle, Il fait pousser pour vous, les cultures, les oliviers, les palmiers, les vignes et aussi toutes sortes de fruits. Voilà bien là une preuve pour des gens qui réfléchissent.
12. Pour vous, Il a assujetti la nuit et le jour; le soleil et la lune. Et à Son ordre sont assujetties les étoiles. Voilà bien là des preuves pour des gens qui raisonnent.
(Sourate 16 – An-Nahl – Les abeilles)

En ce qui concerne Jésus, le passage le plus important concernant la question de la production est celui raconté par Jean : c’est le fameux épisode où les marchands du temple sont chassés.

Jésus va, en fait, à Jérusalem, dans le grand temple construit par Hérode le grand, et il s’affronte aux commerçants, dont les principaux représentants sont liés au grand prêtre. Sous l’occupation romaine, le haut clergé juif est un allié des forces étrangères, il fait office de force bureaucratique local reconnaissant la domination romaine que Jésus, lui, compte renverser.

L’action de Jésus est un coup d’éclat politique touchant à la production : le clergé gère les sacrifices en toute continuité, paralysant le peuple qui selon Jésus doit se révolter contre Rome, et cette gestion passe par une corruption que Jésus appelle à remettre en cause.

Au temple matériel qui participe à la soumission des Juifs face aux romains, Jésus oppose la cause révolutionnaire, dont il est le symbole, symbole comptant plus qu’un sanctuaire inféodé à l’occupation romaine.

Voici comment Jean raconte l’action de Jésus :

13 La Pâque juive était proche et Jésus monta à Jérusalem.
14 Il trouva dans le temple les marchands de bœufs, de brebis et de colombes ainsi que les changeurs qui s’y étaient installés.
15 Alors, s’étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, et les brebis et les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa leurs tables ;
16 et il dit aux marchands de colombes : « Otez tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. »
17 Ses disciples se souvinrent qu’il est écrit : Le zèle de ta maison me dévorera.
18 Mais les autorités juives prirent la parole et lui dirent : « Quel signe nous montreras-tu, pour agir de la sorte ? »
19 Jésus leur répondit : « Détruisez ce temple et, en trois jours, je le relèverai. »
20 Alors ces Juifs lui dirent : « Il a fallu quarante-six ans pour construire ce temple et toi, tu le relèverais en trois jours ? »
21 Mais lui parlait du temple de son corps.
(Jean, 2:13-21)

Luc précise de la manière suivante comment en réalité Jésus fait du sanctuaire un bastion politique nouveau, en confrontation avec les forces s’étant soumises aux Romains :

45 Puis Jésus entra dans le temple et se mit à chasser ceux qui vendaient.
46 Il leur disait : « Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière ; mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits. »
47 Il était chaque jour à enseigner dans le temple. Les grands prêtres et les scribes cherchaient à le faire périr, et aussi les chefs du peuple ;
48 mais ils ne trouvaient pas ce qu’ils pourraient faire, car tout le peuple, suspendu à ses lèvres, l’écoutait.
(Luc, 19:45-48)

Les choses sont ici très claires. Les religions ont gommé ces aspects, en contradiction formelle avec l’universalisme supposé des messages de Moïse, Jésus et Mahomet. Et il y a bien une dimension universelle : elle consiste en un aspect, celui qui exprime une révolution par l’unification face à une adversité.

Mais dans les faits, Mahomet s’adresse à des bergers, Jésus à une nation opprimée par les Romains, Moïse à un peuple à un tournant économique et de la politique.

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Moïse, Jésus, Mahomet: Dieu comme abondance naturelle

Dieu est l’éternité et il intervient dans l’espace en jouant sur le temps. Lorsque Jésus marche sur l’eau, le temps de la chute est « bloqué », comme est bloquée l’eau de la mer rouge pour permettre le passage des Hébreux poursuivis par les troupes égyptiennes. Quant au Coran, il est un miracle intemporel pareillement puisqu’il est censé être co-éternel à Dieu.

Dans ces trois cas, on a à chaque fois un humain qui est là pour ce miracle, dans la mesure où il le porte, de par sa présence. C’est le statut de prophète qu’on retrouve ici, avec le judaïsme qui ne reconnaît que Moïse et les prophètes de la Bible juive, tandis que le christianisme reconnaît en plus Jésus Christ et l’Islam y ajoute Mahomet.

Certificat de mariage juif, Italie, 1740

Cependant, qui est cet humain, de quoi témoigne-t-il ? Il faut qu’il conjugue à la fois le terrestre et le divin, puisqu’il est un intermédiaire. Pour cela, il doit représenter le temps terrestre du point de vue divin. Il doit donc témoigner de la marche de la nature, en expliquant que c’est Dieu qui est à la source de toute vie.

La nature est créée par Dieu, selon les religions, cependant elle assure également la vie : elle se rapproche donc de Dieu de par cet aspect nourricier. Par conséquent, le prophète célèbre la nature, en tant que vecteur de Dieu.

Le Coran s’explique en ces termes :

5. C’est Lui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière, et Il en a déterminé les phases afin que vous sachiez le nombre des années et le calcul (du temps). Allah n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose les signes pour les gens doués de savoir.
6. Dans l’alternance de la nuit et du jour, et aussi dans tout ce qu’Allah a créé dans les cieux et la terre, il y a des signes, certes, pour des gens qui craignent (Allah)
(…)
24. La vie présente est comparable à une eau que Nous faisons descendre du ciel et qui se mélange à la végétation de la terre dont se nourrissent les hommes et les bêtes. Puis lorsque la terre prend sa parure et s’embellit, et que ses habitants pensent qu’elle est à leur entière disposition, Notre Ordre lui vient, de nuit ou de jour, c’est alors que Nous la rendrons toute moissonnée, comme si elle n’avait pas été florissante la veille. Ainsi exposons-Nous les preuves pour des gens qui réfléchissent.
(…)
61. Tu ne te trouveras dans aucune situation, tu ne réciteras aucun passage du Coran, vous n’accomplirez aucun acte sans que Nous soyons témoin au moment où vous l’entreprendrez. Il n’échappe à ton seigneur ni le poids d’un atome sur terre ou dans le ciel, ni un poids plus petit ou plus grand qui ne soit déjà inscrit dans un livre évident.

Sourate 10Yunus – Jonas

C’est Dieu qui parle ici en théorie, mais en pratique c’est Mahomet, et que dit Mahomet, si ce n’est qu’il jette un regard sur la nature et qu’il y voit Dieu ? Le rythme de la nature témoignerait de Dieu.

De la même manière, lorsque Moïse fait l’éloge de la terre nouvelle que rejoignent les Hébreux, il dit la chose suivante (dans le Deutéronome ou Devarim en hébreu), expliquant que les bienfaits de la nature dans cette terre ont été sélectionnés par Dieu :

7 Car l’Eternel, ton Dieu, va te faire entrer dans un bon pays, pays de cours d’eaux, de sources et de lacs, qui jaillissent dans les vallées et dans les montagnes ;
8 pays de froment, d’orge, de vignes, de figuiers et de grenadiers ; pays d’oliviers et de miel ;
9 pays où tu mangeras du pain avec abondance, où tu ne manqueras de rien ; pays dont les pierres sont du fer, et des montagnes duquel tu tailleras l’airain.
10 Lorsque tu mangeras et te rassasieras, tu béniras l’Eternel, ton Dieu, pour le bon pays qu’il t’a donné.

Devarim, 2:7-10

Les sept espèces mentionnées jouent une grande importance dans le judaïsme, où sont mis en parallèle le début de la saison de la moisson du blé et la réception par Moïse de la Torah sur le Mont Sinaï, lors de l’importante fête appelée Chavouot.

Jésus Christ, pareillement, parle de la nature comme réalité divine apportant la vie. Ce qu’il dit au moment de la Cène (le dernier repas de Jésus avec les douze Apôtres le soir avant sa crucifixion) est très connu, mais le prolongement lui-même de cela traite de la nature. Matthieu dit ainsi :

26 Pendant le repas, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit ; puis, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. »
27 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : « Buvez-en tous,
28 car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés.
29 Je vous le déclare : je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous dans le Royaume de mon Père. »
30 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.
31 Alors Jésus leur dit : « Cette nuit même, vous allez tous tomber à cause de moi. Il est écrit, en effet : Je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées.

Matthieu26:26-31

Moïse, Jésus et Mahomet ont systématiquement un regard précis sur la nature comme lieu de l’abondance, permis par l’éternité divine.

C’est là un élément clef : Moïse, Jésus et Mahomet posent un temps éternel, dans un espace terrestre où Dieu est tout puissant en contrôlant le temps – les miracles ne sont pas des choses merveilleuses mais des phénomènes « bloqués ». Ces phénomènes appartiennent à la nature et systématiquement Dieu est accolé à celle-ci présentée comme source matérielle de la vie.

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Moïse, Jésus, Mahomet: la question du miracle

Tant que Moïse, Jésus et Mahomet parlait de Dieu, ils pouvaient faire référence à l’éternité. Le problème est tout à fait différent si l’on se place sur le plan spatial. L’équivalent de l’éternité est l’infini. Or, si un humain peut dire que quelque chose a existé avant lui et existera après lui, le problème est tout autre avec l’espace, puisque là il est obligé non pas de parler, mais de montrer l’infini.

C’est ici très précisément ce que font les « super-héros », parce que leurs réserves d’énergie semblent inépuisables, infinis : Superman n’est jamais fatigué, l’homme-élastique conserve sa plasticité, etc.

C’est ici également qu’intervient, on l’aura deviné, la notion de miracle. Si Dieu est éternel et est au-delà du temps, alors sur le plan spatial il est infini et donc tout puissant.

Icone grecque, autour de 1450

Mais dans quel domaine le miracle peut-il se réaliser ? Il n’y en a qu’un : c’est dans la nature.

La raison est très simple. En fait, si Dieu existe réellement, alors il fait apparaître des choses à partir de rien, de la même manière qu’il est censé avoir créé le monde. Mais le monde est dans le temps, et rien de ce qui est dans le monde ne peut échapper au temps.

Tout est figé dans un temps périssable. Or, rien de ce qui relève de Dieu n’est périssable. S’il faisait intervenir par exemple un monstre pour détruire des armées égyptiennes traquant les Hébreux, ce monstre devrait avoir des qualités divines.

Cela n’est pas possible, déjà parce que la création a déjà été réalisée au départ, et ensuite bien entendu parce que si Dieu n’existe pas, ces apparitions de « monstres » ne sont pas crédibles du tout, ne faisant pas partie d’un horizon mental et culturel cohérent pour les humains. A cela s’ajoute naturellement que créé par Dieu, il relèverait du divin et co-existerait à côté de Dieu avec des propriétés divines, ce qui ne saurait être dans le monothéisme strict.

Dieu n’intervient alors pas dans les choses soumises au temps, mais au-delà de cela. Cela signifie agit dans le temps lui-même.

Cela signifie bloquer le temps, comme par exemple lorsque Jésus marche sur l’eau. Il devrait couler, mais sa chute est « bloquée » ; voici comment Matthieu raconte cela :

22 Aussitôt Jésus obligea les disciples à remonter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules.
23 Et, après avoir renvoyé les foules, il monta dans la montagne pour prier à l’écart. Le soir venu, il était là, seul.
24 La barque se trouvait déjà à plusieurs centaines de mètres de la terre ; elle était battue par les vagues, le vent étant contraire.
25 Vers la fin de la nuit, il vint vers eux en marchant sur la mer.
26 En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent affolés : « C’est un fantôme », disaient-ils, et, de peur, ils poussèrent des cris.
27 Mais aussitôt, Jésus leur parla : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! »
28 S’adressant à lui, Pierre lui dit : « Seigneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux. » –
29 « Viens », dit-il. Et Pierre, descendu de la barque, marcha sur les eaux et alla vers Jésus.
30 Mais, en voyant le vent, il eut peur et, commençant à couler, il s’écria : « Seigneur, sauve-moi ! »
31 Aussitôt, Jésus, tendant la main, le saisit en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »
32 Et quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba.
33 Ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui et lui dirent : « Vraiment, tu es Fils de Dieu ! »

Matthieu, 3:22-32

Dieu ne peut pas que bloquer le temps, il peut l’inverser – et là on rapproche évidemment le miracle de phénomènes naturels. C’est précisément la substance de la mer rouge qui s’ouvre en deux.

La mer s’ouvre et se ferme, et Dieu ne fait pas apparaître quelque chose en plus : il modifie le rythme de la nature lui-même, il l’inverse. C’est l’irruption de l’infini, mais dans le temps propre à l’espace. Voici ce qu’on lit dans le chapitre 14 de la Bible juive :

9 Les Égyptiens qui les poursuivaient les rencontrèrent, campés sur le rivage; tous les attelages de Pharaon, ses cavaliers, son armée, les joignirent près de Pi-Hahiroth, devant Baal-Cefôn.
10 Comme Pharaon approchait, les enfants d’Israël levèrent les yeux et voici que l’Égyptien était à leur poursuite; remplis d’effroi, les Israélites jetèrent des cris vers l’Éternel.
11 Et ils dirent à Moïse: « Est-ce faute de trouver des sépulcres en Égypte que tu nous as conduits mourir dans le désert? Quel bien nous as-tu fait, en nous tirant de l’Égypte?
12 N’est-ce pas ainsi que nous te parlions en Égypte, disant: ‘Laisse-nous servir les Égyptiens?’ De fait, mieux valait pour nous être esclaves des Égyptiens, que de périr dans le désert. »
13 Moïse répondit au peuple: « Soyez sans crainte! Attendez, et vous serez témoins de l’assistance que l’Éternel vous procurera en ce jour! Certes, si vous avez vu les Égyptiens aujourd’hui, vous ne les reverrez plus jamais.
14 L’Éternel combattra pour vous; et vous, tenez-vous tranquilles ! »
15 L’Éternel dit à Moïse: « Pourquoi m’implores-tu? Ordonne aux enfants d’Israël de se mettre en marche.
16 Et toi, lève ta verge, dirige ta main vers la mer et divise la; et les enfants d’Israël entreront au milieu de la mer à pied sec. »
(…)
21 Moïse étendit sa main sur la mer et l’Éternel fit reculer la mer, toute la nuit, par un vent d’est impétueux et il mit la mer à sec et les eaux furent divisées.
22 Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer, dans son lit desséché, les eaux se dressant en muraille à leur droite et à leur gauche.
23 Les Égyptiens les poursuivirent et tous les chevaux de Pharaon, ses chariots, ses cavaliers, entrèrent à leur suite au milieu de la mer.
24 Or, à la dernière veille, l’Éternel fit peser sur l’armée égyptienne une colonne de feu et une nuée et jeta la perturbation dans l’armée égyptienne
25 et il détacha les roues de ses chars, les faisant ainsi avancer pesamment. Alors l’Égyptien s’écria: « Fuyons devant Israël, car l’Éternel combat pour eux contre l’Égypte ! »
26 Le Seigneur dit à Moïse: « Étends ta main sur la mer et les eaux rebrousseront sur l’Égyptien, sur ses chars et sur ses cavaliers. »
27 Moïse étendit sa main sur la mer et la mer, aux approches du matin, reprit son niveau comme les Égyptiens s’élançaient en avant; et le Seigneur précipita les Égyptiens au sein de la mer.
28 Les eaux, en refluant, submergèrent chariots, cavalerie, toute l’armée de Pharaon qui était entrée à leur suite dans la mer; pas un d’entre eux n’échappa.
29 Pour les enfants d’Israël, ils s’étaient avancés à pied sec au milieu de la mer, ayant les eaux, comme un mur, à leur droite et à leur gauche.
30 L’Éternel, en ce jour, sauva Israël de la main de l’Égypte ; Israël vit l’Égyptien gisant sur le rivage de la mer.
31 Israël reconnut alors la haute puissance que le Seigneur avait déployée sur l’Égypte et le peuple révéra le Seigneur; et ils eurent foi en l’Éternel et en Moïse, son serviteur.

Exode, 14:9-22

Mahomet, de son côté, n’a pas réalisé de miracles, même si la tradition musulmane, composée de « hadiths » consistant en des compte-rendus, lui attribue d’avoir fendu la lune en deux, d’avoir multiplié de l’eau et de la nourriture, etc.

On n’a pas cela dans le Coran, pour une raison très simple : c’est le Coran lui-même qui est présenté comme le miracle final. Et naturellement, il est présenté comme ayant toujours existé de toute éternité, comme parole éternelle de Dieu, et comme se réalisant matériellement sous la forme d’un livre, dans l’espace humain.

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Moïse, Jésus, Mahomet: le temps humain face à l’éternité

Il existe de très nombreuses manières de lire les récits concernant la vie de Jésus fait par les apôtres (les Évangiles ou Nouveau Testament), tout comme le Coran ou encore les écrits de la Bible juive (appelée Tanakh en hébreu et correspondant en partie à ce qui est appelé Ancien Testament par les chrétiens).

Habituellement, deux approches se présentent, se contredisant : la première admet que les textes ont ici une dimension sacrée, divine, relevant de ce qui est révélé par une entité parfaite, omnisciente, omnipotente (résumée sous le concept de Dieu).

Quant à la seconde, elle considère que ces textes sont une retranscription historique d’événements uniquement humains, avec des ajouts surnaturels propre aux superstitions de l’époque dans un endroit donné.

Dans les deux cas, on perd la substance de l’œuvre. Si une œuvre a atteint un tel niveau de culture, de civilisation, c’est qu’elle porte en elle quelque chose de très fort. Regarder ailleurs que dans elle – dans l’histoire de faits déconnectés dont on sait peu de choses ou dans la religion – c’est perdre de vue cette substance, qui consiste en une vision du monde.

Le Taj Mahal (la couronne du palais)

Qu’est-ce qu’une vision du monde ? C’est une manière d’appréhender l’espace et le temps. Si l’on veut comprendre Moïse, Jésus et Mahomet, alors il faut regarder quelle est leur conception de l’espace et du temps.

La dynamique commune à ces figures historiques est qu’elles revendiquent une certaine vision du temps, qu’elles opposent au temps dans lequel vivent les humains.

Prenons un exemple avec une sourate – ces « chapitres » du Coran – consacrée au temps. Elle est extrêmement brève ; on y lit :

« Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

1 Par le Temps !
2 L’homme est certes, en perdition,
3 sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, s’enjoignent mutuellement la vérité et s’enjoignent mutuellement l’endurance. »
(Sourate 103 – Al-Asr – le temps)

On a ici une allégorie du temps, présentée comme une entité générale, à laquelle on se réfère. Et en se référant au temps, le Coran, c’est-à-dire Dieu, explique que l’humain est en perdition, forcément puisqu’il meurt un jour. Cependant, il y a un ajout : certains vont échapper au temps.

On a la même chose dans le Nouveau Testament, de manière très précise. Voici ce que Jésus explique, tel que raconté par l’apôtre Luc (10:25-28) :

« 25 Un docteur de la loi se leva, et dit à Jésus, pour l’éprouver : Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?
26 Jésus lui dit : Qu’est-il écrit dans la loi ? Qu’y lis-tu ?
27 Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même.
28 Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela, et tu vivras… »

Il faut noter que dans les deux cas, il y a la dimension communautaire qui est précisée : il faut s’enjoindre mutuellement la vérité et l’endurance est-il dit dans le Coran, et c’est bien le sens de ce que Jésus veut dire quand il dit d’aimer son prochain comme soi-même.

Il ne s’agit pas d’amour abstrait, mais d’une affirmation d’un dénominateur commun aux humains, qui ne peuvent s’en sortir qu’en s’admettant mutuellement les uns les autres, en s’unissant face à l’ennemi qu’est le temps.

C’est très exactement comment l’épisode du buisson ardent avec Moïse présente l’intervention divine (Exode 3:13-15) :

«13 Moïse répondit à Dieu : « J’irai donc trouver les fils d’Israël, et je leur dirai : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” Ils vont me demander quel est son nom ; que leur répondrai-je ? »

14 Dieu dit à Moïse : « Je suis qui je suis. Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : “Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est : JE-SUIS”. »

15 Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : “Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est LE SEIGNEUR (YHWH), le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob”. C’est là mon nom pour toujours, c’est par lui que vous ferez mémoire de moi, d’âge en d’âge. »

Ainsi, la communauté à laquelle appartient Moïse connaît une intervention à partir du temps lui-même, sous la forme de l’éternité.

Cela signifie, évidemment, la vie éternelle qui se profile ; voici comment le judaïsme présente cela, avec la même substance, dans le livre de Daniel, écrit un peu après 200 avant notre ère :

«1 En ce temps-là, Mikhaël, le prince supérieur, qui a mission de protéger les enfants de ton peuple, sera à son poste ; et ce sera un temps de détresse tel qu’on n’en aura pas vu depuis qu’existent des nations jusque-là. En ce temps-là, la délivrance viendra pour ton peuple, pour tous ceux qui se trouvent inscrits dans le livre.

2 Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière du sol se réveilleront, les uns pour une vie éternelle, les autres pour être un objet d’ignominie et d’horreur éternelle.

3 Les sages resplendiront comme l’éclat du firmament, et ceux qui auront dirigé la multitude dans le droit chemin comme les étoiles, à tout jamais.»
(Hagiographes, Daniel : 12:1-3)

Que ce soit dans le judaïsme, le christianisme ou l’Islam, on a le temps qui est présenté comme l’ennemi, alors que Dieu lui fait face, comme base pour l’éternité. Il y a ici un aspect essentiel, et tout à fait connu.

Ce qu’on appelle historiquement falasifa – les philosophes, c’est-à-dire les disciples arabo-persans d’Aristote – ont bataillé contre la conception religieuse du temps, et finalement contre les religions elles-mêmes.

Seulement, si l’on veut comprendre la vision du monde de Moïse, Jésus et Mahomet comme figures historiques et sans les intégrer abstraitement aux religions qu’ils ont fondé, alors il faut comprendre comment ils conçoivent l’espace.

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Aristote et les topiques comme compilation re-disant le compilateur

Dans les Topiques, Aristote présente les champs, la méthode pour les distinguer, ne pas les confondre, bien les définir, etc. En voici un exemple :

« Par exemple, que c’est la même [chose] la sérénité dans la mer et la tranquillité dans l’air, car chacune est un calme; de même le point dans la ligne et l’unité dans le nombre, car chacun est principe.

Par conséquent, c’est en produisant à titre de genre ce qu’il y a de commun à tous [les cas semblables] qu’il fera figure d’endoxe [=opinion certaine devenant principe] que nous ne définissons pas étrangement. »

Aristote multiplie les conseils, tel :

« Il est évident aussi qu’on définit mieux par les choses antérieures et plus connues; de sorte que les deux définitions s’appliqueraient à la même chose. Mais cela ne saurait être; car chaque chose n’est uniquement que ce qu’elle est; or, s’il y a plusieurs définitions d’une même chose, il faudra que l’essence donnée dans chacune des définitions soit identique à l’essence de la chose définie.

Mais ces essences ne sont pas identiques, puisque les définitions sont diverses; donc il est évident qu’on n’a point défini, quand on n’a point défini par des choses antérieures au défini et plus connues que lui. »

Seulement voilà, une telle démarche est impossible à réaliser, du moins pour Aristote. Il faudrait ici arriver à une énorme compilation – et c’est d’ailleurs le but d’Aristote, car il sait que l’intellect agent est le grand compilateur et que par conséquent la science a comme but de re-dire tout ce qu’il formule lui-même comme principes premiers.

L’entreprise est cohérente, mais les Topiques apparaissent de ce fait comme des remarques intéressantes et ininterrompues, dont on ne finit par ne plus se sortir. Dans l’édition des Topiques de 1967, par la société d’édition Les Belles Lettres, des Topiques, on lit ainsi dès le début de l’introduction :

« Ce n’est assurément pas sur les Topiques que repose aujourd’hui la gloire d’Aristote. Comme philosophe et comme logicien, il a d’autres titres à notre admiration que ce livre qu’on ne lit plus beaucoup, et qu’on éprouve peu de remords à ne pas lire.

Des six traités que les éditeurs anciens de son œuvre ont réunis sous le nom collectif d’Organon, parce qu’ils intéressaient tous la logique, du moins à leurs yeux, et parce que la tradition aristotélicienne tenait cette discipline pour l’instrument de la science, plutôt que pour une science proprement dite, les Topiques sont certainement le plus long, et probablement le plus facile ; mais ils ne sont ni le plus génial, ni le plus stimulant, ni le plus fécond, ni même le plus lisible (…).

Aux yeux d’un lecteur moderne, toutefois, il semble que l’indifférence d’Aristote à rendre son texte d’une lecture agréable atteigne dans les Topiques un degré ailleurs inégalé.

Ses autres œuvres ne sont pas moins elliptiques ni moins sèches ; mais sous l’aridité de leur forme, elles laissent presque toujours apercevoir le mouvement d’une recherche laborieuse et obstinée.

Dans leur quasi-totalité, au contraire, les Topiques offrent l’aspect décourageant d’une mosaïque d’éléments juxtaposés, indépendants les uns des autres, tous taillés, à peu de choses près, sur le même patron, alignés à la suite comme les fiches d’un interminable fichier. »

C’est là une critique à la fois juste et injuste – juste, car les Topiques sont indigestes et se perdent, mais injustes car c’est une tentative de généraliser le principe de systématisation. En ce sens, les Topiques forment un manifeste matérialiste de par sa démarche.

Aristote est un titan du matérialisme ; il marque le début de son affirmation, ouvrant la séquence poursuivie après lui par Avicenne, Averroès, Spinoza.

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Aristote et l’analyse par topique

Aristote se tourne vers le fait de parler de quelque chose. Il y a en effet différents degrés. Si on voit au loin deux formes, on peut les regrouper. Pareillement, si deux personnes sont assises, on peut les regrouper, là encore, car ils ont tous les deux la même la chose « en propre » même si c’est relativement seulement, car à un moment ils ne seront plus assis. Ces regroupements se font numériquement.

Si un chien et un être humain sont ensemble, on peut les regrouper aussi, comme animaux. On fait alors une attribution qui procède génériquement. Enfin, si on deux êtres humains, comme un être humain est un être humain, on les regroupe tous deux, spécifiquement.

On a donc à la fois :

– la définition, le propre, le genre, l’accident ;

– les attributions numérique, générique, spécifique.

Aristote ajoute les particularités des attributions. Il y en a dix :

« Ce que [la chose] est, en quelle quantité, de quelle qualité, en relation à quoi, où, quand, [qu’elle] est disposée, a, fait, subit. »

Or, Aristote passe par le principe de l’endoxe, ce qui semble juste au moyen d’une accumulation de données établissant un principe passé au niveau qualitatif. Il nous dit alors qu’il faut utiliser une proposition dialectique, relevant non pas du paradoxe, mais précisément de ce qui semble vrai en tant que tel.

Il définit celle-ci ainsi :

« Une proposition dialectique, c’est une demande endoxale pour tous, pour la plupart ou pour les sages et, chez ceux-ci, pour tous, pour la plupart ou pour les plus connus. »

Voici un exemple de proposition endoxale, avec un raisonnement sur comment on peut la modifier pour élargir son champ d’action :

« S'[il est] endoxal, en effet, qu’il faut faire du bien à ses amis, [il sera] endoxal aussi qu’il ne faut pas [leur] faire de mal; le contraire, c’est qu’il faut faire du mal à ses amis et ce qui contredit cela, c’est qu’il ne faut pas [leur] faire de mal.

Semblablement encore, s’il faut faire du bien à ses amis, il ne le faut pas à ses ennemis. Cela aussi contredit le contraire. En effet, le contraire, c’est qu’il faut faire du bien à ses ennemis. »

Parant de là, on procède soit par induction – en systématisant et en généralisant – soit au moyen de raisonnements. Pour ces deniers, il y a quatre manières différentes de les mettre en place :

« Quant aux instruments grâce auxquels nous abonderons en raisonnements, il y en a quatre : l’un consiste à obtenir des propositions; le second, c’est de pouvoir distinguer en combien de manières chaque [chose] se dit; le troisième, c’est de découvrir les différences et le quatrième, c’est l’investigation du semblable. »

Somme toute, tout revient d’ailleurs à faire des propositions et Aristote nous dit au sujet de celles-ci :

« Certaines propositions sont morales, d’autres naturelles, d’autres rationnelles. »

Tout est une question de circonscrire le thème et de formuler la proposition adéquatement. Voici un exemple :

« Par exemple, [on ne doit] pas seulement [relever] que la justice et le courage, d’une part, et le revigorant et le sain, d’autre part, se disent bons d’une façon différente, mais aussi que les premiers c’est du fait d’être en eux-mêmes de quelque qualité, tandis que les autres c’est du fait de produire une chose [de quelque qualité] et non du fait d’être en eux-mêmes de [cette] qualité (…).

[Investiguer] en outre, si tantôt il existe un contraire de la [chose] et tantôt absolument aucun.

Par exemple, du plaisir qui vient de boire, le contraire c’est la peine qui vient de la soif, mais du plaisir qui vient de considérer que le diamètre n’est en rien commensurable au côté, il n’en existe aucun.

En conséquence, le plaisir se dit de plusieurs manières. De même, haïr est le contraire d’aimer de cœur, mais d’aimer de corps il n’en existe aucun. »

On a ainsi une analyse par topique, c’est-à-dire par endroit, ou si l’on préfère par champ. Il ne faut pas que celui-ci soit trop élargi ; chaque champ d’observation exige son approche spécifique, tout en cherchant à généraliser la proposition.

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Aristote et la quête des « endoxes »

Les topiques sont le cinquième ouvrage de l’Organon. Topiques est le pluriel de topique et ce dernier mot est la retranscription française du terme grec Topoï, qui signifie « lieu ». Aristote va en effet s’évertuer à présenter des exemples de ce qu’on obtient par induction, c’est-à-dire des idées qu’on considère comme des principes premiers en ayant accumulé des données quantitativement, jusqu’à un saut qualitatif.

Le souci qu’il a, bien entendu, c’est de distinguer ces principes premiers des opinions. Le terme qu’il emploie est d’ailleurs celui d’endoxe, qui a comme racine le mot doxa, l’opinion commune. Par endoxe, on entend une idée faisant consensus, qu’on admet par principe, de manière pour ainsi dire naturelle.

Le tout début des Topiques consiste ainsi en cette affirmation :

« Le propos de notre travail [sera de] découvrir une méthode grâce à laquelle d’abord nous pourrons raisonner [à partir] d’endoxes sur tout problème proposé; [grâce à laquelle] aussi, au moment de soutenir nous-mêmes une raison, nous ne dirons rien de contraire. »

Aristote présente également de la manière suivante l’intérêt des Topiques :

« Il sert à trois [utilités] : à l’exercice, aux entretiens et aux sciences de caractère philosophique. »

Comment procéder ? Pour Aristote, il y a un fondement à tout discours scientifique, consistant en des problèmes et des propositions. Ce fondement repose sur quatre bases :

– la définition,

– le propre,

– le genre,

– l’accident.

Par définition, on entend une « raison, celle qui signifie ce que [la chose] est au juste ». On retrouve ici le principe de la substance et c’est bien entendu le point le plus délicat.

Le propre, c’est ce qui relève de la chose, et de pas autre chose. Une contre-attribution à la chose elle seule doit être possible ; Aristote donne ici un exemple :

« C’est le propre de l’homme d’être susceptible de lire et d’écrire. En effet, si on est un homme, on est susceptible de lire et d’écrire, et si on est susceptible de lire et d’écrire, on est un homme. »

Cela ne marche pas pour dormir, car qui dort n’est pas nécessairement un être humain.

Avec le principe du genre, on retrouve le principe de catégorisation établi par Aristote. Il y a des éléments en commun, qu’on peut rassembler. En l’occurrence, le genre de l’être humain, c’est l’animal.

L’accident, enfin, c’est qui relève justement de l’accident, c’est-à-dire ni de la définition, ni du propre, ni du genre. La couleur blanche est un accident pour l’être humain, car cela n’appartient ni à sa définition, ni son propre, ni à son genre. Il aurait pu être noir. Il n’y a aucune nécessité à cela, d’où le terme d’accident.

Il va de soi que selon les choses, les thèmes, tout cela peut s’avérer totalement différent et les nuances entre les notions peuvent être ardues à saisir. Aristote est bien d’accord avec cela et il n’y voit pas de problème. Son principe est d’avancer dans l’observation ; il sait qu’une méthode unique serait difficile à trouver, « obscure » et même inutile.

Il s’agit en fait de découvrir la spécificité des choses, de les observer. Puis de les contempler conceptuellement, conformément au matérialisme d’alors.

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Aristote et la thèse « L’Homme ne pense pas »

Les seconds analytiques se concluent par un manifeste matérialiste. L’induction est clairement présenté comme se fondant sur une accumulation de données sensibles, saisie par intuition et généralisé à un niveau supérieur comme principes premiers. On a ici la thèse matérialiste dialectique de la pensée comme reflet présentée de manière développée.

L’œuvre est clairement un assemblage de différents cours différents et on peut considérer cette partie placée à la fin comme un garde-fou pour préserver l’esprit général de la philosophie d’Aristote.

Ce qu’on lit sera d’ailleurs résumé à la fin du moyen-âge sous la formule « l’Homme ne pense pas », que l’Église catholique romaine interdira.

« Il est donc clair que nous ne pouvons pas posséder une connaissance innée des principes [premiers], et que les principes [premiers] ne peuvent non plus se former en nous alors que nous n’en avons aucune connaissance, ni aucun habitus.

C’est pourquoi nous devons nécessairement posséder quelque puissance de les acquérir, sans pourtant que cette puissance soit supérieure en exactitude à la connaissance même des principes. —

Or c’est là manifestement un genre de connaissance qui se retrouve dans tous les animaux, car ils possèdent une puissance innée de discrimination que l’on appelle perception sensible.

Mais bien que la perception sensible soit innée dans tous les animaux, chez certains il se produit une persistance de l’impression sensible qui ne se produit pas chez les autres.

Ainsi les animaux chez qui cette persistance n’a pas lieu, ou bien n’ont absolument aucune connaissance au-delà de l’acte même de percevoir, ou bien ne connaissent que par le sens les objets dont l’impression ne dure pas ; au contraire, les animaux chez qui se produit cette persistance retiennent encore, après la sensation, l’impression sensible dans l’âme.

Et quand une telle persistance s’est répétée un grand nombre de fois, une autre distinction dès lors se présente entre ceux chez qui, à partir de la persistance de telles impressions, se forme une notion, et ceux chez qui la notion ne se forme pas.

C’est ainsi que de la sensation vient ce que nous appelons le souvenir, et du souvenir plusieurs fois répété d’une même chose vient l’expérience, car une multiplicité numérique de souvenirs constitue une seule expérience.

Et c’est de l’expérience à son tour (c’est-à-dire de l’universel en repos tout entier dans l’âme comme une unité en dehors de la multiplicité et qui réside une et identique dans tous les sujets particuliers) que vient le principe de l’art et de la science, de l’art en ce qui regarde le devenir, et de la science en ce qui regarde l’être.

Nous concluons que ces habitus ne sont pas innés en nous dans une forme définie, et qu’ils ne proviennent pas non plus d’autres habitus plus connus, mais bien de la perception sensible.

C’est ainsi que, dans une bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre primitif : de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable.

Nous avons déjà traité ce point, mais comme nous ne l’avons pas fait d’une façon suffisamment claire, n’hésitons pas à nous répéter.

Quand l’une des choses spécifiquement indifférenciées s’arrête dans l’âme, on se trouve en présence d’une première notion universelle ; car bien que l’acte de perception ait pour objet l’individu, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel : c’est l’homme, par exemple, et non l’homme Callias.

Puis, parmi ces premières notions universelles, un nouvel arrêt se produit dans l’âme, jusqu’à ce que s’y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement universelles : ainsi, telle espèce d’animal est une étape vers le genre animal, et cette dernière notion est elle-même une étape vers une notion plus haute.

Il est donc évident que c’est nécessairement l’induction qui nous fait connaître les principes, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en nous l’universel.

Quant aux habitus de l’entendement par lesquels nous saisissons la vérité, puisque les uns sont toujours vrais et que les autres sont susceptibles d’erreur, comme l’opinion, par exemple, et le raisonnement, la science et l’intuition étant au contraire toujours vraies ; que, d’autre part, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance n’est plus exact que la science, tandis que les principes sont plus connaissables que les démonstrations, et que toute science s’accompagne de raisonnement : il en résulte que des principes il n’y aura pas science.

Et puisque, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance ne peut être plus vrai que la science, c’est une intuition qui appréhendera les principes.

Cela résulte non seulement des considérations qui précèdent, mais encore du fait que le principe de la démonstration n’est pas lui-même une démonstration, ni par suite une science de science.

Si donc nous ne possédons en dehors de la science aucun autre genre de connaissance vraie, il reste que c’est l’intuition qui sera principe de la science.

Et l’intuition est principe du principe lui-même, et la science tout entière se comporte à l’égard de l’ensemble des choses comme l’intuition à l’égard du principe. »

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Le moyen terme, clef du syllogisme et de l’entéléchie chez Aristote

Le moyen terme est le déclencheur du syllogisme ; il est l’équivalent du moteur dans le processus où quelque chose en puissance devient quelque chose en acte. Le mouvement est déclenché par un moteur extérieur, tout comme les termes majeur et mineur du syllogisme sont mis en branle par le moyen terme.

Tel est le matérialisme empiriste d’Aristote se présentant comme une dynamique.

Ainsi, tout passe par le moyen terme ; dans les seconds analytiques, qui suivent les premiers analytiques où est présenté le principe du syllogisme, Aristote nous dit :

« Les questions que l’on se pose sont précisément en nombre égal aux choses que nous connaissons. Or nous nous posons quatre sortes de questions : le fait, le pourquoi, si la chose existe, et enfin ce qu’elle est (…).

Quand nous cherchons le fait ou quand nous cherchons si une chose est au sens absolu, nous cherchons en réalité s’il y a de cela un moyen terme ou s’il n’y en a pas ; et une fois que nous savons le fait ou que la chose est (autrement dit, quand nous savons qu’elle est soit en partie, soit absolument), et qu’en outre nous recherchons le pourquoi, ou la nature de la chose, alors nous recherchons quel est le moyen terme (…).

Connaître ce qu’est une chose revient à connaître pourquoi elle est ; et cela est également vrai des choses en tant qu’elles sont au sens absolu et non pas seulement comme qualifiées par quelque attribut, et aussi en tant qu’elles sont dites posséder quelque attribut, tel que égal à deux droits, ou plus grand ou plus petit. »

Cela est d’une grande importance, car le pourquoi étant dans le réel, cela montre bien que les concepts, même s’ils parlent en général, sont une clef du réel qu’il existe.

Donnons un exemple de l’utilisation du moyen terme ; Aristote propose par exemple cela pour la glace :

« Qu’est-ce que la glace ? Admettons que ce soit de l’eau congelée, et figurons eau par Γ, congelée par A, et le moyen, qui est cause, par B, savoir le défaut total de chaleur. Donc B appartient à Γ, et A, la congélation, à B : la glace se forme quand B se produit, elle est formée quand B s’est produit, elle se formera quand B se produira. »

De fait, il y a un souci. Aristote ne conçoit la réalité qu’en action. On est donc coincé à un instant T. On ne peut pas avoir un aperçu ni du passé, ni du futur, car on est à un autre moment. On ne peut pas se placer à un autre moment sur le plan théorique, car le « temps intermédiaire » existant entre nous et ce moment est indéterminé.

Pour le déterminer, il faudrait en effet une action qui met en branle quelque chose permettant d’avoir accès à cette information… C’est la conséquence logique de tout le système et c’est pour cela que Spinoza est le dernier grand aristotélicien, son système étant pareillement statique.

Bien entendu, on peut constater que des événements se succèdent, qu’une vie se prolonge. Mais à moins de déplacer le problème en termes biologiques (qu’on pense à l’œuf et la poule) – ce que fait Aristote dans toute une série de traités, d’importance historique car affirmant cette science – il n’y a pas, au sens strict, d’Histoire.

C’est là une conséquence du développement inégal de la philosophie d’Aristote, propre à tout parcours dialectique. Et c’est ce qui a fait de lui une figure majeure de la biologie, avec l’analyse des espèces.

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Aristote et la conceptualisation comme qualité de la quantité

Il est une question de traduction tout à fait pertinente, indiquant un problème de fond pour saisir la démarche d’Aristote. Le problème est le suivant. Aristote dit : l’être humain ne pense pas, il raisonne. Quand il raisonne, il profite des sens et il conceptualise. Mais en fait les concepts existent déjà, car la réalité les porte.

Par conséquent, quand on pense, notre esprit passif (dit intellect pathétique) ne fait que retrouver les concepts par la pensée universelle les portant par définition comme reflet du réel (c’est l’intellect agent).

On a ainsi les sens (Aristote disant qu’il y en a cinq), l’imagination qui évolue plus ou moins correctement les informations (correctes quant à elles) fournies par les sens et qui aboutit à ce qu’on appelle l’opinion, et l’intellect.

Or, Aristote pose que dans le syllogisme, on s’appuie sur des vérités premières, non démontrables, car étant des vérités les plus directes. Seulement voilà, on retombe alors sur la même opposition entre une démonstration liée au réel et façonnant un esprit passif (l’intellect pathétique) et des vérités premières, non démontrables, liés à l’intellect agent.

Comprenons le problème avec un passage précis. Dans une traduction, on lit la chose suivante :

« Une science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.

— De plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que l’Harmonique.

De même, une science qui est constituée à partir de principes moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la Géométrie. »

Il est ici indiqué qu’une science non tournée vers le substrat est supérieur. C’est toutefois incohérent, car Aristote a une démarche matérialiste empiriste. Il faudrait, d’un coup, valoriser ce qui serait au-delà du substrat ?

Quittons cette traduction des seconds analytiques effectuée en 1939 par Jules Tricot, pour regarder celle de Jules Barthélemy-SaintHilaire, datant la seconde partie du XIXe siècle (c’est alors la première traduction en français. On y lit :

« Une science est plus exacte et plus élevée qu’une autre science, quand elle sait à la fois et l’existence de la chose et la cause de la chose, c’est-à-dire, quand la science qui démontre que la chose est, n’est pas séparée de celle qui connaît pourquoi elle est.

De plus, la science qui n’a pas de sujet sensible est au-dessus de celle qui en a un, comme par exemple l’arithmétique, qui est au-dessus de la musique.

La science qui vient d’un moindre nombre d’éléments est supérieure à celle qui a besoin d’adjonctions, et c’est ainsi que l’arithmétique vaut mieux que la géométrie. »

Comparons les deux traductions :

La science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat

La science qui n’a pas de sujet sensible est au-dessus de celle qui en a un

On a d’un côté le substrat, de l’autre le sujet sensible. Le souci est que le substrat est le fondement du sujet sensible, pas simplement le sujet sensible. C’est là différent.

Mais il y a pire : Jules Barthélemy-Saint-Hilaire nous indique en note la chose suivante :

« De sujet sensible, j’ai ajouté sensible afin d’être clair : le texte dit seulement de sujet. »

Cela est bien entendu une définition tout à fait différente. Avoir un sujet ou un sujet sensible n’est pas la même chose. D’un côté on a le sujet qui est en pratique conceptualisé, de l’autre il est directement matériel.

Regardons maintenant une version anglaise, de 1863, traduite par Octavius Freire Owen. On y trouve grosso modo la même traduction que Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, mais sans le terme « sensible ». Une note est toutefois ajoutée ; elle dit :

« Non pas conversant avec un sujet matériel, comme l’arithmétique, qui est [quant à elle] conversant avec le nombre. »

Or, cela n’a strictement aucun sens, puisque justement Aristote réfute la démarche de Pythagore et de Platon d’avoir une conception du monde de type mathématique-numérique !

De plus, si on prend le passage entier, ici dans la traduction de 1939 par Jules Tricot, on voit qu’Aristote donne un exemple, avec l’unité et le point.

« Une science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.

— De plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que l’Harmonique.

De même, une science qui est constituée à partir de principes moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la Géométrie.

Par résultat de l’addition, je veux dire que, par exemple, l’unité est une substance sans position, tandis que le point est une substance ayant position : cette dernière, je l’appelle un résultat de l’addition. »

Au-delà des ambiguïtés de traduction, il faut comprendre qu’Aristote dit que la connaissance de l’objet conceptualisé est plus développée que celle de l’objet concret, non pas car elle serait sur un autre plan, mais parce qu’elle en dit moins. On peut résumer cela par la formule :

connaissance de l’objet concret
=
connaissance de l’objet conceptualisé + position dans l’espace-temps

Aristote pose en fait la différence entre quantité et qualité et la transformation de la quantité en qualité. Les informations accumulées permettent d’établir une règle, cette règle (qui est induite et non pas déduite d’un raisonnement construit au préalable) s’arrache à la quantité, en se posant elle est qualité.

Aristote nous dit :

« Il n’est pas possible non plus d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés.

Mais l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout (…).

Si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel.

Ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel.

Mais le grand mérite de l’universel, c’est qu’il fait connaître la cause ; de sorte que, pour ces faits qui ont une cause autre qu’eux-mêmes, la connaissance universelle est fort au-dessus des sensations et de l’intuition (en ce qui concerne les principes premiers, la raison est toute différente). »

Il ne faut donc pas considérer qu’Aristote dise qu’il y aurait une science au-delà de la réalité ; les vérités premières sont établies à partir de la réalité elle-même, comme qualité issue de la quantité. Aristote est un titan du matérialisme.

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L’empirisme chez Aristote

Aristote pose le principe suivant. Il faut s’intéresser à la « première figure », car c’est elle qui mène à l’essence de la chose. C’est elle qui permet de dire quelque chose positivement, en affirmant quelque chose. Le syllogisme, dans sa forme parfaite (et présentée dans les premiers analytiques) vise justement à remonter au niveau d’une reconnaissance de la chose dans sa nature.

Chez Aristote, toute pensée est une considération de quelque chose. Il n’y a pas de pensée sans réalité, on est ici dans le matérialisme le plus strict. Voilà pourquoi se tromper, c’est mal raisonner sur la réalité. Il n’y a pas de pensée « pure », séparée des objets. Il y a une compréhension adéquate de la substance d’une chose et du mouvement de celle-ci – mais elle peut être imparfaite.

Aristote se situe résolument dans la démarche matérialiste, pour qui « l’homme ne pense pas ». L’être humain raisonne – mais il peut mal raisonner. Aristote dit ainsi :

« L’ignorance, entendue non pas comme une négation du savoir mais comme une disposition de l’esprit, est une erreur produite par un syllogisme. »

Se tromper dans les attributs d’une chose, soit en en voyant quand il n’y en a pas, ou en se trompant quant à ceux-ci, c’est aboutir à une mauvaise interprétation de la réalité. Si on se trompe dans les énoncés du syllogisme, alors forcément on aboutit à ce qui est inadéquat.

Ce principe d’inadéquation est au cœur de tout le système d’observation établi par Aristote.

Le souci, bien entendu, est que tout repose alors sur le moyen terme, celui qui fait se combiner les deux autres aspects du syllogisme. C’est là le décalquage de la conception de l’entéléchie, où on a un moteur extérieur provoquant le mouvement. De manière étonnante, la théorie du syllogisme a été comprise comme séparée de l’entéléchie, comme si cela n’avait rien à voir ; il est vrai qu’il faut un aperçu matérialiste approfondi pour le saisir.

Voilà pourquoi Aristote va jusqu’à dire que s’il manque ne serait-ce qu’un seul sens, on sort déjà d’une capacité à saisir la réalité dans son entièreté, puisqu’on doit généraliser les faits, c’est-à-dire pratiquer l’induction, pour appréhender les faits :

« Il est clair aussi que si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît, qu’il est impossible d’acquérir. Nous n’apprenons, en effet, que par induction ou par démonstration. Or la démonstration se fait à partir de principes universels, et l’induction, de cas particuliers.

Mais il est impossible d’acquérir la connaissance des universels autrement que par induction, puisque même ce qu’on appelle les résultats de l’abstraction ne peuvent être rendus accessibles que par l’induction, en ce que, à chaque genre, appartiennent, en vertu de la nature propre de chacun, certaines propriétés qui peuvent être traitées comme séparées, même si en fait elles ne le sont pas.

Mais induire est impossible pour qui n’a pas la sensation : car c’est aux cas particuliers que s’applique la sensation ; et pour eux, il ne peut pas y avoir de science, puisqu’on ne peut la tirer d’universels sans induction, ni l’obtenir par induction sans la sensation. »

Aristote indique à ce titre qu’il n’y a pas une infinité d’attributs pour chaque chose – sinon on se perdrait précisément dans l’infini, une hantise régulière d’Aristote (« On ne peut pas parcourir l’infini » était le leitmotiv, y compris évidemment ici dans les seconds analytiques).

De ce fait, une étude sur quelque chose a forcément une dimension finie, car elle est de nature finie et il en va de même pour ses attributs. Toute affirmation d’une chose est limitée, comme par ailleurs toute affirmation négative – ici Aristote n’attend pas la perspective matérialiste dialectique de l’infini, notamment en anticipant l’erreur de Hegel qui lui bascule dans le culte de l’infini et cherchant à l’éviter. Hegel n’avait pas le choix et devait assumer l’infini en raison de son époque, Spinoza marquant l’affirmation historique de l’infini. Mais Aristote vivait dans une époque trop arriérée.

C’est pourquoi il dit, de manière juste mais en même temps erronée, car il privilégie le mauvais aspect, que :

« Plus la démonstration devient particulière, plus elle tombe dans l’infini, tandis que la démonstration universelle tend vers le simple et la limite. »

On a ici la différence essentielle entre le matérialisme empiriste d’Aristote, observateur-contemplatif où le mouvement est extérieur, et le matérialisme dialectique, subjectif-transformateur où le mouvement est interne.

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Rejet par Aristote de la conception mathématique-numérique du monde

Aristote parle donc de différents domaines des sciences, mais toutes ayant pour fin l’observation de la réalité qui est elle une et une seule. Il n’y pas de découpages en zones séparées, puisque de toutes manières la matière est une réalité physique (étudiée dans La physique) ayant une nature déterminée (étudiée dans La métaphysique).

Ce faisant, Aristote dit s’oppose formellement à la conception mathématique-numérique du monde de Pythagore, Platon… ce qu’on lit entre les lignes avec par exemple cette allusion :

« Par exemple, l’interrogation musicale est non-géométrique en géométrie. »

On sait en effet que le pythagorisme et le platonisme qui le prolonge ont une conception justement numérique du monde, et que l’harmonie en musique est censé dépendre d’une harmonie mathématique. La tradition veut également qu’a u fronton de l’Académie – l’école de Platon (celle d’Aristote se nommant le Lycée) – il ait été écrit « Que nul n’entre s’il n’est géomètre ».

En séparant la musique et la géométrie, Aristote montre ainsi, comme en passant, qu’il rejette la réduction du monde à une formule numérique, qu’il reconnaît la dignité de tous les aspects du réel.

Voici un autre exemple où Aristote affronte frontalement la conception mathématique-numérique du monde. C’est un passage de la plus haute valeur sur le plan matérialiste : Aristote y reconnaît tout à fait un aspect « géométrique », mais il n’est pas l’aspect principal, qui est lui matériel.

« D’autre part, des arguments illogiques dans la forme peuvent quelquefois se produire, du fait qu’on prend comme moyens les conséquents des deux termes extrêmes.

C’est, par exemple, la preuve de Caeneus que le feu croît selon une proportion géométrique. Le feu, en effet, augmente rapidement, dit-il, et c’est là ce que fait la proportion géométrique.

Un tel raisonnement n’est pas un syllogisme ; il n’y a syllogisme que si la proportion qui croît le plus rapidement a pour conséquent la proportion géométrique, et si la proportion qui s’accroît le plus rapidement est attribuable au feu dans son mouvement. »

On est là dans la direction du matérialisme dialectique : il y a un saut qualitatif (l’aspect « géométrique »), mais c’est un paramètre propre à une nature matérielle spécifique. Il n’y a pas de « géométrie » ayant une dimension matérielle (comme on l’a dans la conception de Pythagore, Platon, du néo-platonisme, et par ailleurs de tout système religieux ou para-religieux).

Les mathématiques sont un outil de la description de la réalité, mais la réalité a un fond, ce que les mathématiques n’ont pas.

On lit dans les seconds analytiques :

« Les Mathématiques s’occupent seulement des formes : elles ne portent pas sur un substrat puisque, même si les propriétés géométriques sont celles d’un certain substrat, ce n’est pas du moins en tant qu’appartenant au substrat qu’elles les démontrent.

Ce que l’Optique est à la Géométrie, ainsi une autre science l’est à l’Optique, savoir la théorie de l’Arc-en-ciel : la connaissance du fait relève ici du physicien, et celle du pourquoi de l’opticien pris en tant que tel d’une façon absolue, ou en tant qu’il est mathématicien. »

Il y a des interactions entre les sciences, mais c’est la réalité qui prime, car c’est la matière elle-même qui porte la transformation. Aristote ne remplace par l’idéalisme de Platon par un autre idéalisme. Même si chez lui, le mouvement vient de l’extérieur, que la matière a une forme qui connaît justement le changement impulsé de l’extérieur, il ne perd jamais de vue la réalité matérielle, le « substrat », la « puissance ».

Il n’y a donc pas de monde « supérieur » abritant des principes, des formes parfaites, des concepts, des normes, etc.

« Il n’y a aucune nécessité de supposer que l’universel est une réalité séparée des choses particulières parce qu’il signifie une chose une, pas plus qu’il n’est besoin de le supposer pour les autres choses qui ne signifient pas une substance, mais seulement une qualité, une relation ou une action. Si donc l’on fait une telle supposition, ce n’est pas la démonstration qui en est cause, mais bien l’auditeur. »

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La nature du socle matérialiste axiomatique de la démonstration chez Aristote

On a chez Aristote une dialectique de l’universel et le particulier : pour définir un particulier, il faut partir d’un universel. Le particulier est la déclinaison de l’universel. Mais cet universel est lui-même particulier, puisque chaque particulier revient à un universel et qu’il existe plusieurs types de particuliers, donc plusieurs types d’universel.

La nature de l’éléphant n’est pas celle de la souris, la table pas celle de la chaise, etc.

Aristote réfute ainsi une lecture idéaliste du particulier et de l’universel, bien connu comme étant développé par Platon avec le principe d’un « monde des idées » où l’on a les modèles idéaux, de types mathématique-numérique, de ce qui existe sur Terre, alors que tout provient d’un « Un » ineffable, inatteignable, parfait, source de tout, etc.

Aristote présente de la manière suivante la question du socle par axiome de la démonstration :

« Il n’est pas nécessaire d’admettre l’existence des Idées, ou d’une Unité séparée de la Multiplicité, pour rendre possible la démonstration. Ce qui est cependant nécessaire, c’est qu’un même attribut puisse être affirmé de plusieurs sujets : sans cela, il n’y aurait pas, en effet, d’universel.

Or s’il n’y a pas d’universel, il n’y aura pas de moyen, ni, par suite, de démonstration. Il faut donc qu’il y ait quelque chose d’un et d’identique qui soit affirmé de la multiplicité des individus, d’une manière non-équivoque. »

Seulement voilà, il ne suffit pas de dire que la nature de l’éléphant n’est pas celle de la souris, la table pas celle de la chaise, etc. Il faut également saisir la différence de nature entre l’éléphant et la table. Aristote insiste particulièrement sur le fait qu’il y a des domaines scientifiques et que ceux-ci se distinguent dans leur étude.

On ne peut pas aborder universellement les sciences particulières, car celles-ci relèvent d’une dignité du réel spécifique. On retrouve ici une très fine dialectique de l’universel et du particulier. Voici un long passage où Aristote traite de la nature du socle matérialiste axiomatique de la démonstration :

« Si une interrogation syllogistique est la même chose qu’une prémisse partant sur l’un des membres d’une contradiction, et si, dans chaque science, il y a des prémisses à partir desquelles le syllogisme qui lui est propre est constitué, il y aura assurément une sorte d’interrogation scientifique, et c’est celle des prémisses qui seront le point de départ du syllogisme approprié qu’on obtient dans chaque science.

Il est, par suite, évident que toute interrogation ne sera pas géométrique ni médicale, et qu’il en sera de même dans les autres sciences : seront seulement géométriques les interrogations à partir desquelles on démontre soit l’un des problèmes qui relèvent de la Géométrie, soit les problèmes qui sont démontrés par les mêmes principes que ceux de la Géométrie, ceux de l’Optique par exemple.

Il en est encore ainsi pour les autres sciences. De ces problèmes le géomètre est fondé à rendre raison, en prenant pour bases les principes géométriques et ses propres conclusions ; par contre, en ce qui concerne les principes eux-mêmes, le géomètre, en tant que géomètre, ne doit pas en rendre raison.

Et cela est vrai aussi pour les autres sciences.

On ne doit donc pas poser à tout savant n’importe quelle interrogation, ni le savant répondre à toute interrogation, sur un sujet quelconque : il faut que les interrogations rentrent dans les limites de la science dont on s’occupe.

Si donc, dans ces limites, on argumente avec un géomètre en tant que géomètre, il est clair que la discussion se fait correctement lorsqu’on part des prémisses géométriques pour démontrer quelque problème ; dans le cas contraire, la discussion ne se fait pas correctement, et on ne peut pas évidemment non plus réfuter le géomètre, si ce n’est par accident.

Il en résulte qu’avec des gens qui ne sont pas géomètres on ne peut pas discuter géométrie, car un mauvais argument passerait inaperçu. Même remarque pour les autres sciences. »

Il est ici une erreur à éviter : celle de penser qu’Aristote découpe les sciences en zones particulières isolées. Cela serait totalement faux. Aristote parle de la confrontation à la réalité.

Mais, en matérialiste, il sait qu’il y a l’étude de la réalité en tant que réalité, dans son mouvement (qu’il étudie dans La physique) et dans sa nature (qu’il étudie dans La métaphysique).

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Le socle matérialiste particulier de la démonstration chez Aristote

Le principe d’un socle matérialiste particulier est, de fait, la base théorique du syllogisme. Le syllogisme ne vise jamais à parler en général, mais toujours en particulier. Pour ce faire, il utilise des propositions affirmatives, négatives, universelles, particulières. L’objectif est toujours le particulier.

Toutefois ce particulier cherche à être compris, de manière dialectique, dans son universalité. Aristote ne le dit pas ainsi, mais il explique toutefois que toute démonstration authentique parle de manière vraie d’un « sujet premier et universel ». C’est là conceptualiser la réalité, au moyen de la substance.

Si on ne parle pas de ce qui arrive accidentellement, mais bien des substances, alors on est dans une dialectique du particulier et de l’universel ; on parle d’une chose concrète, mais en s’orientant par rapport à sa nature même.

Aristote dit ainsi, dans les seconds analytiques :

« Les accidents, en effet, ne sont pas nécessaires, de sorte qu’on ne connaît pas nécessairement une conclusion par sa cause, même avec des propositions toujours vraies, si elles ne sont pas par soi : c’est ce qui se passe dans les syllogismes par signes.

En effet, dans ce cas, ce qui est en réalité par soi on ne le connaîtra pas comme étant par soi, et on ne connaîtra pas non plus le pourquoi ; or connaître le pourquoi, c’est connaître par la cause.

Il faut donc que, par soi, le moyen terme appartienne au troisième, et le premier au moyen. On ne peut donc pas, dans la démonstration, passer d’un genre à un autre : on ne peut pas, par exemple, prouver une proposition géométrique par l’Arithmétique.

Il y a, en effet, trois éléments dans la démonstration : en premier lieu, ce que l’on prouve, à savoir la conclusion, c’est-à-dire un attribut appartenant par soi à un certain genre ; en second lieu, les axiomes, et les axiomes d’après lesquels s’enchaîne la démonstration ; en troisième lieu, le genre, le sujet dont la démonstration fait apparaître les propriétés et les attributs essentiels. »

Ou, bien de manière plus synthétique :

« Toute science démonstrative tourne autour de trois éléments : ce dont elle pose l’existence (c’est-à-dire le genre dont elle considère les propriétés essentielles) ; les principes communs, appelés axiomes, vérités premières d’après lesquelles s’enchaîne la démonstration ; et, en troisième lieu, les propriétés, dont la science pose, pour chacune, la signification. »

En clair, il faut :

– circonscrire le domaine bien délimité du phénomène ;

– voir ce qui est spécifiquement à lui ;

– saisir les principes généraux axiomatiques amenant la réalisation de ce phénomène.

Tout cela, c’est ni plus ni moins que la retranscription en mode logique du principe de l’entéléchie.

Aristote dit d’ailleurs bien que si un phénomène est temporaire, le syllogisme doit porter une dimension temporaire en lui ; de plus, certains phénomènes possèdent une nature qui est clairement reconnue comme dialectique :

« Les démonstrations et la science des évènements qui se répètent, comme par exemple une éclipse de Lune, sont évidemment, en tant que telles, éternelles, mais, en tant qu’elles ne sont pas éternelles, elles sont ainsi particulières. »

Ainsi, véritablement connaître, c’est trouver les principes d’un phénomène, c’est connaître la nature des choses dans leur dignité même.

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Le socle matérialiste universel de la démonstration chez Aristote

En affirmant la possibilité de la science au moyen de la démonstration, Aristote pose la possibilité – et même la nécessité – d’une observation matérialiste de la réalité. Cependant, il est obligé de reconnaître que les fondements de la démonstration doivent être certains.

Or, le souci, c’est que tout étant cause et conséquence, la cause de la conséquence est elle-même conséquence d’une cause. La remontée de la structure démonstrative semble sans fin. Aristote appelle cela « une marche régressive à l’infini » et il rejette une telle possibilité, qui aboutirait en effet à un cercle sans fin allant d’une démonstration à une autre, un cercle par ailleurs à la fois dans le présent, le passé et le futur.

Cela semble de plus s’opposer au principe du syllogisme qui établit quatre types de syllogisme vrai, dont la technique est forcément éprouvée, correcte, valide, posant de fait une vérité certaine.

Aristote est donc obligé de parler de certaines prémisses qui sont indémontrables, sortant effectivement du champ de la démonstration. Il formule le principe des axiomes.

Cependant, ce n’est pas tout. Aristote, de par sa démarche dialectique, retrouve le principe de la contradiction et de la nécessité de saisir la négation de la vérité afin de bien asseoir la compréhension de la vérité.

Voici comment il formule cette nécessité :

« En outre, si on veut posséder la science qui procède par démonstration, il ne suffit pas que la connaissance des principes soit plus grande, la conviction formée à leur sujet plus ferme, que ce qui est démontré : il faut encore que rien ne nous soit plus certain ni mieux connu que les opposés des principes d’où partira le syllogisme concluant à l’erreur contraire, car celui qui a la science au sens absolu doit être inébranlable. »

On a pratiquement la direction menant à Spinoza et au principe que toute détermination est négation.

Reste à voir comment Aristote parvient à formuler cela. Comment conjuguer un savoir démonstratif avec le besoin d’un socle pour chaque démonstration ? On a de plus vu dans les premiers analytiques que le syllogisme, même vrai, ne suffit pas en soi, n’obéissant qu’à une logique formelle.

Dire tous les schtroumpfs sont bleus, papa schtroumpf est un schtroumpf, donc papa schtroumpf est bleu est formellement vrai, mais cela n’a aucun sens.

En matérialiste, Aristote se tourne alors vers la matière. C’est la matière elle-même qui va fournir le socle nécessaire. Il dit ainsi :

« Notre doctrine, à nous, est que toute science n’est pas démonstrative, mais que celle des propositions immédiates est, au contraire, indépendante de la démonstration.

Telle est donc notre doctrine ; et nous disons, en outre, qu’en dehors de la connaissance scientifique, il existe encore un principe de science qui nous rend capable de connaître les définitions. »

Aristote défend ici la physique contre la prétention des mathématiques à saisir le réel de manière logique, au moyen des nombres placées dans des combinaisons. Aristote pose en effet la notion de substance comme vérité matérielle des phénomènes.

La substance, c’est ce qui revient spécifiquement par soi à la chose (et pas à une autre), pas ce qui est un « accident » : tel homme est blanc, mais tous les hommes ne le sont pas, c’est donc ce qu’on pourrait appeler avec le matérialisme dialectique un aspect secondaire.

Il faut donc bien faire attention à ne pas considérer qu’on aurait trouvé la substance, alors qu’on généralise peut-être trop encore et qu’on a pas trouvé la substance réellement particulière de la chose.

Aristote nous demande alors :

« Quand donc notre connaissance n’est-elle pas universelle, et quand est-elle absolue ?

Il est évident que notre connaissance est absolue dans le cas où il y a identité d’essence du triangle avec l’équilatéral, autrement dit avec chaque triangle équilatéral ou avec tous.

Si, par contre, il n’y a pas identité, mais diversité d’essence, et si l’attribut appartient à l’équilatéral en tant que triangle, notre connaissance manque alors d’universalité. »

Le socle matérialiste universel de la démonstration repose sur le socle particulier de la démonstration. C’est là hautement dialectique.

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