Molière : George Dandin

Materialisme-dialectique.com

Vive le PCF (mlm) !

Molière

George Dandin

PERSONNAGES George Dandin, riche paysan, mari d’Angélique. Angélique, femme de George Dandin et fille de M. de Sotenville. Monsieur de Sotenville, gentilhomme campagnard, père d’Angélique. Madame de Sotenville, sa femme. Clitandre, amoureux d’Angélique. Claudine, suivante d’Angélique. Lubin, paysan, servant Clitandre. Colin, valet de George Dandin.


La scène est devant la maison de George Dandin.

ACTE I

Scène première

George Dandin
Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.

Scène 2

George Dandin, Lubin.

George Dandinvoyant sortir Lubin de chez lui.
Que diantre ce drôle-là vient-il faire chez moi ?

Lubin
Voilà un homme qui me regarde.

George Dandin
Il ne me connaît pas.

Lubin
Il se doute de quelque chose.

George Dandin
Ouais ! il a grand’peine à saluer.

Lubin
J’ai peur qu’il n’aille dire qu’il m’a vu sortir de là dedans.

George Dandin
Bonjour.

Lubin
Serviteur.

George Dandin
Vous n’êtes pas d’ici, que je crois ?

Lubin
Non, je n’y suis venu que pour voir la fête de demain.

George Dandin
Hé ! dites-moi un peu, s’il vous plaît, vous venez de là-dedans ?

Lubin
Chut !

George Dandin
Comment ?

Lubin
Paix !

George Dandin
Quoi donc ?

Lubin
Motus ! Il ne faut pas dire que vous m’ayez vu sortir de là.

George Dandin
Pourquoi ?

Lubin
Mon Dieu ! parce.

George Dandin
Mais encore ?

Lubin
Doucement. J’ai peur qu’on ne nous écoute.

George Dandin
Point, point.

Lubin
C’est que je viens de parler à la maîtresse du logis, de la part d’un certain Monsieur qui lui fait les doux yeux, et il ne faut pas qu’on sache cela. Entendez-vous ?

George Dandin
Oui.

Lubin
Voilà la raison. On m’a enchargé de prendre garde que personne ne me vît, et je vous prie au moins de ne pas dire que vous m’ayez vu.

George Dandin
Je n’ai garde.

Lubin
Je suis bien aise de faire les choses secrètement comme on m’a recommandé.

George Dandin
C’est bien fait.

Lubin ‘
Le mari, à ce qu’ils disent, est un jaloux qui ne veut pas qu’on fasse l’amour à sa femme, et il ferait le diable à quatre si cela venait à ses oreilles : vous comprenez bien ?

George Dandin
Fort bien.

Lubin
Il ne faut pas qu’il sache rien de tout ceci.

George Dandin
Sans doute.

Lubin
On le veut tromper tout doucement : vous entendez bien ?

George Dandin
Le mieux du monde.

Lubin
Si vous alliez dire que vous m’avez vu sortir de chez lui, vous gâteriez toute l’affaire : vous comprenez bien ?

George Dandin
Assurément. Hé ! comment nommez-vous celui qui vous a envoyé là-dedans ?

Lubin
C’est le seigneur de notre pays, monsieur le vicomte de chose… Foin ! je ne me souviens jamais comment diantre ils baragouinent ce nom-là, monsieur Cli… Clitande.

George Dandin
Est-ce ce jeune courtisan qui demeure…

Lubin
Oui : auprès de ces arbres.

George Dandinà part.
C’est pour cela que depuis peu ce damoiseau poli s’est venu loger contre moi ; j’avais bon nez sans doute, et son voisinage déjà m’avait donné quelque soupçon.

Lubin
Testigué ! c’est le plus honnête homme que vous ayez jamais vu. Il m’a donné trois pièces d’or pour aller dire seulement à la femme qu’il est amoureux d’elle, et qu’il souhaite fort l’honneur de pouvoir lui parler. Voyez s’il y a là une grande fatigue pour me payer si bien, et ce qu’est au prix de cela une journée de travail où je ne gagne que dix sols.

George Dandin
Hé bien ! avez-vous fait votre message ?

Lubin
Oui, j’ai trouvé là-dedans une certaine Claudine, qui tout du premier coup a compris ce que je voulais, et qui m’a fait parler à sa maîtresse.

George Dandinà part.
Ah ! coquine de servante !

Lubin
Morguéne ! cette Claudine-là est tout à fait jolie, elle a gagné mon amitié, et il ne tiendra qu’à elle que nous ne soyons mariés ensemble.

George Dandin
Mais quelle réponse a fait la maîtresse à ce Monsieur le courtisan ?

Lubin
Elle m’a dit de lui dire… Attendez, je ne sais si je me souviendrai bien de tout cela… Qu’elle lui est tout à fait obligée de l’affection qu’il a pour elle, et qu’à cause de son mari, qui est fantasque, il garde d’en rien faire paraître, et qu’il faudra songer à chercher quelque invention pour se pouvoir entretenir tous deux.

George Dandinà part.
Ah ! pendarde de femme !

Lubin
Testiguiéne ! cela sera drôle ; car le mari ne se doutera point de la manigance, voilà ce qui est de bon ; et il aura un pied de nez avec sa jalousie : est-ce pas ?

George Dandin
Cela est vrai.

Lubin
Adieu. Bouche cousue au moins. Gardez bien le secret, afin que le mari ne le sache pas.

George Dandin
Oui, oui.

Lubin
Pour moi, je vais faire semblant de rien : je suis un fin matois, et l’on ne dirait pas que j’y touche.

Scène 3

George Dandin
Hé bien ! George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite. Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une Demoiselle : l’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger, et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment ; et si c’était une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la noblesse, et il vous ennuyait d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout mon cœur, et je me donnerais volontiers des soufflets. Quoi ? écouter impudemment l’amour d’un Damoiseau, et y promettre en même temps de la correspondance ! Morbleu ! je ne veux point laisser passer une occasion de la sorte. Il me faut de ce pas aller faire mes plaintes au père et à la mère, et les rendre témoins, à telle fin que de raison, des sujets de chagrin et de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un et l’autre fort à propos.

Scène 4

Monsieur et Madame de Sotenville, George Dandin.

Monsieur de Sotenville
Qu’est-ce, mon gendre ? vous me paraissez tout troublé.

George Dandin
Aussi en ai-je du sujet, et…

Madame de Sotenville
Mon Dieu ! notre gendre, que vous avez peu de civilité de ne pas saluer les gens quand vous les approchez !

George Dandin
Ma foi ! ma belle-mère, c’est que j’ai d’autres choses en tête, et…

Madame de Sotenville
Encore ! Est-il possible, notre gendre, que vous sachiez si peu votre monde, et qu’il n’y ait pas moyen de vous instruire de la manière qu’il faut vivre parmi les personnes de qualité ?

George Dandin
Comment ?

Madame de Sotenvi lle
Ne vous déferez-vous jamais avec moi de la familiarité de ce mot de « ma belle-mère » , et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire « Madame » ?

George Dandin
Parbleu ! si vous m’appelez votre gendre, il me semble que je puis vous appeler ma belle-mère.

Madame de Sotenville
Il y a fort à dire, et les choses ne sont pas égales. Apprenez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une personne de ma condition ; que tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connaître.

Monsieur de Sotenville
C’en est assez, mamour, laissons cela.

Madame de Sotenville
Mon Dieu ! Monsieur de Sotenville, vous avez des indulgences qui n’appartiennent qu’à vous, et vous ne savez pas vous faire rendre par les gens ce qui vous est dû.

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! pardonnez-moi, on ne peut point me faire de leçons là-dessus, et j’ai su montrer en ma vie, par vingt actions de vigueur, que je ne suis point homme à démordre jamais d’un pouce de mes prétentions. Mais il suffit de lui avoir donné un petit avertissement. Sachons un peu, mon gendre, ce que vous avez dans l’esprit.

George Dandin
Puisqu’il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, Monsieur de Sotenville, que j’ai lieu de…

Monsieur de Sotenville
Doucement, mon gendre. Apprenez qu’il n’est pas respectueux d’appeler les gens par leur nom, et qu’à ceux qui sont au-dessus de nous il faut dire «Monsieur » tout court.

George Dandin
Hé bien ! Monsieur tout court, et non plus Monsieur de Sotenville, j’ai à vous dire que ma femme me donne…

Monsieur de Sotenville
Tout beau ! Apprenez aussi que vous ne devez pas dire « ma femme » , quand vous parlez de notre fille.

George Dandin
J’enrage. Comment ? ma femme n’est pas ma femme ?

Madame de Sotenville
Oui, notre gendre, elle est votre femme ; mais il ne vous est pas permis de l’appeler ainsi, et c’est tout ce que vous pourriez faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles.

George Dandin
Ah ! George Dandin, où t’es-tu fourré ? Eh ! de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai. Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires-là ! Je vous dis donc que je suis mal satisfait de mon mariage.

Monsieur de Sotenville
Et la raison, mon gendre ?

Madame de Sotenville
Quoi ? parler ainsi d’une chose dont vous avez tiré de si grands avantages ?

George Dandin
Et quels avantages, Madame, puisque Madame y a ? L’aventure n’a pas été mauvaise pour vous, car sans moi vos affaires, avec votre permission, étaient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d’assez bons trous ; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d’un allongement de nom, et au lieu de George Dandin, d’avoir reçu par vous le titre de « Monsieur de la Dandinière » ?

Monsieur de Sotenville
Ne comptez-vous rien, mon gendre, l’avantage d’être allié à la maison de Sotenville ?

Madame de Sotenville
Et à celle de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue, maison où le ventre anoblit, et qui, par ce beau privilège, rendra vos enfants gentilshommes ?

George Dandin
Oui, voilà qui est bien, mes enfants seront gentilshommes ; mais je serai cocu, moi, si l’on n’y met ordre.

Monsieur de Sotenville
Que veut dire cela, mon gendre ?

George Dandin
Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.

Madame de Sotenville
Tout beau ! prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté soit blessée ; et de la maison de la Prudoterie il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait eu une femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette, et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles, que la chasteté aux femelles.

Madame de Sotenville
Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie qui ne voulut jamais être la maîtresse d’un duc et pair, gouverneur de notre province.

Monsieur de Sotenville
Il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa vingt mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandait seulement que la faveur de lui parler.

George Dandin
Ho bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela, et elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.

Monsieur de Sotenville
Expliquez-vous, mon gendre. Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions, et nous serons les premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice.

Madame de Sotenville
Nous n’entendons point raillerie sur les matières de l’honneur, et nous l’avons élevée dans toute la sévérité possible.

George Dandin
Tout ce que je vous puis dire, c’est qu’il y a ici un certain courtisan que vous avez vu, qui est amoureux d’elle à ma barbe, et qui lui a fait faire des protestations d’amour qu’elle a très humainement écoutées.

Madame de Sotenville
Jour de Dieu ! je l’étranglerais de mes propres mains, s’il fallait qu’elle forlignât de l’honnêteté de sa mère.

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! je lui passerais mon épée au travers du corps, à elle et au galant, si elle avait forfait à son honneur.

George Dandin
Je vous ai dit ce qui se passe pour vous faire mes plaintes, et je vous demande raison de cette affaire-là.

Monsieur de Sotenville
Ne vous tourmentez point, je vous la ferai de tous deux, et je suis homme pour serrer le bouton à qui que ce puisse être. Mais êtes-vous bien sûr aussi de ce que vous nous dites ?

George Dandin
Très sûr.

Monsieur de Sotenville
Prenez bien garde au moins ; car, entre gentilshommes, ce sont des choses chatouilleuses, et il n’est pas question d’aller faire ici un pas de clerc.

George Dandin
Je ne vous ai rien dit, vous dis-je, qui ne soit véritable.

Monsieur de Sotenville
Mamour, allez-vous-en parler à votre fille, tandis qu’avec mon gendre j’irai parler à l’homme.

Madame de Sotenville
Se pourrait-il, mon fils, qu’elle s’oubliât de la sorte, après le sage exemple que vous savez vous-même que je lui ai donné ?

Monsieur de Sotenville
Nous allons éclaircir l’affaire. Suivez-moi, mon gendre, et ne vous mettez pas en peine. Vous verrez de quel bois nous nous chauffons lorsqu’on s’attaque à ceux qui nous peuvent appartenir.

George Dandin
Le voici qui vient vers nous.

Scène 5

Monsieur de Sotenville, Clitandre, George Dandin.

Monsieur de Sotenville
Monsieur, suis-je connu de vous ?

Clitandre
Non pas, que je sache, Monsieur.

Monsieur de Sotenville
Je m’appelle le baron de Sotenville.

Clitandre
Je m’en réjouis fort.

Monsieur de Sotenville
Mon nom est connu à la cour, et j’eus l’honneur dans ma jeunesse de me signaler des premiers à l’arrière-ban de Nancy.

Clitandre
À la bonne heure.

Monsieur de Sotenville
Monsieur, mon père Jean-Gilles de Sotenville eut la gloire d’assister en personne au grand siège de Montauban.

Clitandre
J’en suis ravi.

Monsieur de Sotenville
Et j’ai eu un aïeul, Bertrand de Sotenville, qui fut si considéré en son temps, que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer.

Clitandre
Je le veux croire.

Monsieur de Sotenville
Il m’a été rapporté, Monsieur, que vous aimez et poursuivez une jeune personne, qui est ma fille, pour laquelle je m’intéresse, et pour l’homme que vous voyez, qui a l’honneur d’être mon gendre.

Clitandre
Qui, moi ?

Monsieur de Sotenville
Oui ; et je suis bien aise de vous parler, pour tirer de vous, s’il vous plaît, un éclaircissement de cette affaire.

Clitandre
Voilà une étrange médisance ! Qui vous a dit cela, Monsieur ?

Monsieur de Sotenville
Quelqu’un qui croit le bien savoir.

Clitandre
Ce quelqu’un-là en a menti. Je suis honnête homme. Me croyez-vous capable, Monsieur, d’une action aussi lâche que celle-là ? Moi, aimer une jeune et belle personne, qui a l’honneur d’être la fille de Monsieur le baron de Sotenville ! Je vous révère trop pour cela, et suis trop votre serviteur. Quiconque vous l’a dit est un sot.

Monsieur de Sotenville
Allons, mon gendre.

George Dandin
Quoi ?

Clitandre
C’est un coquin et un maraud.

Monsieur de Sotenville
Répondez.

George Dandin
Répondez vous-même.

Clitandre
Si je savais qui ce peut être, je lui donnerais en votre présence de l’épée dans le ventre.

Monsieur de Sotenville
Soutenez donc la chose.

George Dandin
Elle est toute soutenue, cela est vrai.

Clitandre
Est-ce votre gendre, Monsieur, qui…

Monsieur de Sotenville
Oui, c’est lui-même qui s’en est plaint à moi.

Clitandre
Certes, il peut remercier l’avantage qu’il a de vous appartenir, et sans cela je lui apprendrais bien à tenir de pareils discours d’une personne comme moi.

Scène 7

Monsieur et Madame de Sotenville, Angélique, Clitandre, George Dandin, Claudine.

Madame de Sotenville
Pour ce qui est de cela, la jalousie est une étrange chose ! J’amène ici ma fille pour éclaircir l’affaire en présence de tout le monde.

Clitandre
Est-ce donc vous, Madame, qui avez dit à votre mari que je suis amoureux de vous ?

Angélique
Moi ? et comment lui aurais-je dit ? Est-ce que cela est ? Je voudrais bien le voir vraiment que vous fussiez amoureux de moi. Jouez-vous-y, je vous en prie, vous trouverez à qui parler. C’est une chose que je vous conseille de faire. Ayez recours, pour voir, à tous les détours des amants : essayez un peu, par plaisir, à m’envoyer des ambassades, à m’écrire secrètement de petits billets doux, à épier les moments que mon mari n’y sera pas, ou le temps que je sortirai, pour me parler de votre amour. Vous n’avez qu’à y venir, je vous promets que vous serez reçu comme il faut.

Clitandre
Hé ! là, là, Madame, tout doucement. Il n’est pas nécessaire de me faire tant de leçons, et de vous tant scandaliser. Qui vous dit que je songe à vous aimer ?

Angélique
Que sais-je, moi, ce qu’on me vient conter ici ?

Clitandre
On dira ce que l’on voudra ; mais vous savez si je vous ai parlé d’amour, lorsque je vous ai rencontrée.

Angélique
Vous n’aviez qu’à le faire, vous auriez été bien venu.

Clitandre
Je vous assure qu’avec moi vous n’avez rien à craindre ; que je ne suis point homme à donner du chagrin aux belles ; et que je vous respecte trop, et vous et Messieurs vos parents, pour avoir la pensée d’être amoureux de vous.

Madame de Sotenville
Hé bien ! vous le voyez.

Monsieur de Sotenville
Vous voilà satisfait, mon gendre. Que dites-vous à cela ?

George Dandin
Je dis que ce sont là des contes à dormir debout ; que je sais bien ce que je sais, et que tantôt, puisqu’il faut parler net, elle a reçu une ambassade de sa part.

Angélique
Moi, j’ai reçu une ambassade ?

Clitandre
J’ai envoyé une ambassade ?

Angélique
Claudine.

Clitandre
Est-il vrai ?

Claudine
Par ma foi, voilà une étrange fausseté !

George Dandin
Taisez-vous, carogne que vous êtes. Je sais de vos nouvelles, et c’est vous qui tantôt avez introduit le courrier.

Claudine
Qui, moi ?

George Dandin
Oui, vous. Ne faites point tant la sucrée.

Claudine
Hélas ! que le monde aujourd’hui est rempli de méchanceté, de m’aller soupçonner ainsi, moi qui suis l’innocence même !

George Dandin
Taisez-vous, bonne pièce. Vous faites la sournoise ; mais je vous connais il y a longtemps, et vous êtes une dessalée.

Claudine
Madame, est-ce que…

George Dandin
Taisez-vous, vous dis-je, vous pourriez bien porter la folle enchère de tous les autres ; et vous n’avez point de père gentilhomme.

Angélique
C’est une imposture si grande, et qui me touche si fort au cœur, que je ne puis pas même avoir la force d’y répondre. Cela est bien horrible d’être accusée par un mari lorsqu’on ne lui fait rien qui ne soit à faire. Hélas ! si je suis blâmable de quelque chose, c’est d’en user trop bien avec lui.

Claud ine
Assurément.

Angélique
Tout mon malheur est de le trop considérer ; et plût au Ciel que je fusse capable de souffrir, comme il dit, les galanteries de quelqu’un ! Je ne serais pas tant à plaindre. Adieu : je me retire, et je ne puis plus endurer qu’on m’outrage de cette sorte.

Madame de Sotenville
Allez, vous ne méritez pas l’honnête femme qu’on vous a donnée.

Claudine
Par ma foi ! il mériterait qu’elle lui fît dire vrai ; et si j’étais en sa place, je n’y marchanderais pas. Oui, Monsieur, vous devez, pour le punir, faire l’amour à ma maîtresse. Poussez, c’est moi qui vous le dis, ce sera fort bien employé ; et je m’offre à vous y servir, puisqu’il m’en a déjà taxée.

Monsieur de Sotenville
Vous méritez, mon gendre, qu’on vous dise ces choses-là ; et votre procédé met tout le monde contre vous.

Madame de Sotenville
Allez, songez à mieux traiter une Demoiselle bien née, et prenez garde désormais à ne plus faire de pareilles bévues.

George Dandin
J’enrage de bon cœur d’avoir tort, lorsque j’ai raison.

Clitandre
Monsieur, vous voyez comme j’ai été faussement accusé : vous êtes homme qui savez les maximes du point d’honneur, et je vous demande raison de l’affront qui m’a été fait.

Monsieur de Sotenville
Cela est juste, et c’est l’ordre des procédés. Allons, mon gendre, faites satisfaction à Monsieur.

George Dandin
Comment satisfaction ?

Monsieur de Sotenville
Oui, cela se doit dans les règles pour l’avoir à tort accusé.

George Dandin
C’est une chose, moi, dont je ne demeure pas d’accord, de l’avoir à tort accusé, et je sais bien ce que j’en pense.

Monsieur de Sotenville
Il n’importe. Quelque pensée qui vous puisse rester, il a nié : c’est satisfaire les personnes, et l’on n’a nul droit de se plaindre de tout homme qui se dédit.

George Dandin
Si bien donc que si je le trouvais couché avec ma femme, il en serait quitte pour se dédire ?

Monsieur de Sotenville
Point de raisonnement. Faites-lui les excuses que je vous dis.

George Dandin
Moi, je lui ferai encore des excuses après…

Monsieur de Sotenville
Allons, vous dis-je. Il n’y a rien à balancer, et vous n’avez que faire d’avoir peur d’en trop faire, puisque c’est moi qui vous conduis.

George Dandin
Je ne saurais…

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! mon gendre, ne m’échauffez pas la bile : je me mettrais avec lui contre vous. Allons, laissez-vous gouverner par moi.

George Dandin
Ah ! George Dandin !

Monsieur de Sotenville
Votre bonnet à la main, le premier : Monsieur est gentilhomme, et vous ne l’êtes pas.

George Dandin
J’enrage.

Monsieur de Sotenville
Répétez après moi : « Monsieur. »

George Dandin
« Monsieur. »

Monsieur de SotenvilleIl voit que son gendre fait difficulté de lui obéir.
« Je vous demande pardon. » Ah !

George Dandin
« Je vous demande pardon. »

Monsieur de Sotenville
« Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous. »

George Dandin
« Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous. »

Monsieur de Sotenville
« C’est que je n’avais pas l’honneur de vous connaître. »

George Dandin
« C’est que je n’avais pas l’honneur de vous connaître. »

Monsieur de Sotenville
« Et je vous prie de croire. »

George Dandin
« Et je vous prie de croire. »

Monsieur de Sotenville
« Que je suis votre serviteur. »

George Dandin
Voulez-vous que je sois serviteur d’un homme qui me veut faire cocu ?

Monsieur de SotenvilleIl le menace encore.
Ah !

Clitandre
Il suffit, Monsieur.

Monsieur de Sotenville
Non : je veux qu’il achève, et que tout aille dans les formes. « Que je suis votre serviteur. »

George Dandin
« Que, que, que je suis votre serviteur. »

Clitandre
Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur, et je ne songe plus à ce qui s’est passé. Pour vous, Monsieur, je vous donne le bonjour, et suis fâché du petit chagrin que vous avez eu.

Monsieur de Sotenville
Je vous baise les mains ; et quand il vous plaira, je vous donnerai le divertissement de courre un lièvre.

Clitandre ‘
C’est trop de grâces que vous me faites.

Monsieur de Sotenville
Voilà, mon gendre, comme il faut pousser les choses. Adieu. Sachez que vous êtes entré dans une famille qui vous donnera de l’appui, et ne souffrira point que l’on vous fasse aucun affront.

Scène 7

George Dandin
Ah ! que je… Vous l’avez voulu, vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut ; vous avez justement ce que vous méritez. Allons, il s’agit seulement de désabuser le père et la mère, et je pourrai trouver peut-être quelque moyen d’y réussir.

ACTE II

Scène première

Claudine, Lubin.

Claudine
Oui, j’ai bien deviné qu’il fallait que cela vînt de toi, et que tu l’eusses dit à quelqu’un qui l’ait rapporté à notre maître.

Lubin
Par ma foi ! je n’en ai touché qu’un petit mot en passant à un homme, afin qu’il ne dît point qu’il m’avait vu sortir, et il faut que les gens en ce pays-ci soient de grands babillards.

Claudine
Vraiment, ce Monsieur le Vicomte a bien choisi son monde, que de te prendre pour son ambassadeur, et il s’est allé servir là d’un homme bien chanceux.

Lubin
Va, une autre fois je serai plus fin, et je prendrai mieux garde à moi.

Claudine
Oui, oui, il sera temps.

Lubin
Ne parlons plus de cela. Écoute.

Claudine
Que veux-tu que j’écoute ?

Lubin
Tourne un peu ton visage devers moi.

Claudine
Hé bien, qu’est-ce ?

Lubin
Claudine.

Claudine
Quoi ?

Lubin
Hé ! là, ne sais-tu pas bien ce que je veux dire ?

Claudine
Non.

Lubin
Morgué ! je t’aime.

Claudine
Tout de bon ?

Lubin
Oui, le diable m’emporte ! Tu me peux croire, puisque j’en jure.

Claudine
À la bonne heure.

Lubin
Je me sens tout tribouiller le cœur quand je te regarde.

Claudine
Je m’en réjouis.

Lubin
Comment est-ce que tu fais pour être si jolie ?

Claudine
Je fais comme font les autres.

Lubin
Vois-tu ? il ne faut point tant de beurre pour fai re un quarteron : si tu veux, tu seras ma femme, je serai ton mari, et nous serons tous deux mari et femme.

Claudine
Tu serais peut-être jaloux comme notre maître.

Lubin
Point.

Claudine
Pour moi, je hais les maris soupçonneux, et j’en veux un qui ne s’épouvante de rien, un si plein de confiance, et si sûr de ma chasteté, qu’il me vît sans inquiétude au milieu de trente hommes.

Lubin
Hé bien ! je serai tout comme cela.

Claudine
C’est la plus sotte chose du monde que de se défier d’une femme, et de la tourmenter. La vérité de l’affaire est qu’on n’y gagne rien de bon : cela nous fait songer à mal, et ce sont souvent les maris qui, avec leurs vacarmes, se font eux-mêmes ce qu’ils sont.

Lubin
Hé bien ! je te donnerai la liberté de faire tout ce qu’il te plaira.

Claudine
Voilà comme il faut faire pour n’être point trompé. Lorsqu’un mari se met à notre discrétion, nous ne prenons de liberté que ce qu’il nous en faut, et il en est comme avec ceux qui nous ouvrent leur bourse et nous disent : «Prenez. » Nous en usons honnêtement, et nous nous contentons de la raison. Mais ceux qui nous chicanent, nous nous efforçons de les tondre, et nous ne les épargnons point.

Lubin
Va, je serai de ceux qui ouvrent leur bourse, et tu n’as qu’à te marier avec moi.

Claudine
Hé bien, bien, nous verrons.

Lubin
Viens donc ici, Claudine.

Claudine
Que veux-tu ?

Lubin
Viens, te dis-je.

Claudine
Ah ! doucement : je n’aime pas les patineurs.

Lubin
Eh ! un petit brin d’amitié.

Claudine
Laisse-moi là, te dis-je : je n’entends pas raillerie.

Lubin
Claudine.

Claudine
Ahy !

Lubin
Ah ! que tu es rude à pauvres gens. Fi ! que cela est malhonnête de refuser les personnes ! N’as-tu point de honte d’être belle, et de ne vouloir pas qu’on te caresse ? Eh là !

Claudine
Je te donnerai sur le nez.

Lubin
Oh ! la farouche, la sauvage. Fi, poua ! la vilaine, qui est cruelle.

Claudine
Tu t’émancipes trop.

Lubin
Qu’est-ce que cela te coûterait de me laisser faire ?

Claudine
Il faut que tu te donnes patience.

Lubin
Un petit baiser seulement, en rabattant sur notre mariage.

Claudine
Je suis votre servante.

Lubin
Claudine, je t’en prie, sur l’et-tant-moins.

Claudine
Eh ! que nenni : j’y ai déjà été attrapée. Adieu. Va -t’en, et dis à Monsieur le Vicomte que j’aurai soin de rendre son billet.

Lubin
Adieu, beauté rude ânière.

Claudine
Le mot est amoureux.

Lubin
Adieu, rocher, caillou, pierre de taille, et tout ce qu’il y a de plus dur au monde.

Claudine
Je vais remettre aux mains de ma maîtresse… Mais la voici avec son mari : éloignons-nous, et attendons qu’elle soit seule.

Scène 2

George Dandin, Angélique, Clitandre.

George Dandin
Non, non, on ne m’abuse pas avec tant de facilité, et je ne suis que trop certain que le rapport que l’on m’a fait est véritable. J’ai de meilleurs yeux qu’on ne pense, et votre galimatias ne m’a point tantôt ébloui.

Clitandre, au fond du théâtre : Ah ! la voilà ; mais le mari est avec elle.

George Dandin
Au travers de toutes vos grimaces, j’ai vu la vérité de ce que l’on m’a dit, et le peu de respect que vous avez pour le nœud qui nous joint. (Clitandre et Angélique se saluent.) Mon Dieu ! laissez là votre révérence, ce n’est pas de ces sortes de respect dont je vous parle, et vous n’avez que faire de vous moquer.

Angélique
Moi, me moquer ! En aucune façon.

George Dandin
Je sais votre pensée, et connais. (Clitandre et Angélique se resaluent.) Encore ? ah ! ne raillons pas davantage ! Je n’ignore pas qu’à cause de votre noblesse vous me tenez fort au-dessous de vous, et le respect que je vous veux dire ne regarde point ma personne : j’entends parler de celui que vous devez à des nœuds aussi vénérables que le sont ceux du mariage. (Angélique fait signe à Clitandre.) Il ne faut point lever les épaules, et je ne dis point de sottises.

Angélique
Qui songe à lever les épaules ?

George Dandin
Mon Dieu ! nous voyons clair. Je vous dis encore une fois que le mariage est une chaîne à laquelle on doit porter toute sorte de respect, et que c’est fort mal fait à vous d’en user comme vous faites. Oui, oui, mal fait à vous ; et vous n’avez que faire de hocher la tête, et de me faire la grimace.

Angélique
Moi ! je ne sais ce que vous voulez dire.

George Dandin
Je le sais fort bien, moi ; et vos mépris me sont connus. Si je ne suis pas né noble, au moins suis-je d’une race où il n’y a point de reproche ; et la famille des Dandins.

Clitandrederrière Angélique, sans être aperçu de Dandin.
Un moment d’entretien.

George Dandin
Eh ?

Angélique
Quoi ? je ne dis mot.

George Dandin tourne autour de sa femme, et Clitandre se retire en faisant une grande révérence à George Dandin.
Le voilà qui vient rôder autour de vous.

Angélique
Hé bien, est-ce ma faute ? Que voulez-vous que j’y fasse ?

George Dandin
Je veux que vous y fassiez ce que fait une femme qui ne veut plaire qu’à son mari. Quoi qu’on en puisse dire, les galants n’obsèdent jamais que quand on le veut bien. Il y a un certain air doucereux qui les attire, ainsi que le miel fait les mouches ; et les honnêtes f emmes ont des manières qui les savent chasser d’abord.

Angélique
Moi, les chasser ? et par quelle raison ? Je ne me scandalise point qu’on me trouve bien faite, et cela me fait du plaisir.

George Dandin
Oui. Mais quel personnage voulez-vous que joue un mari pendant cette galanterie ?

Angélique
Le personnage d’un honnête homme qui est bien aise de voir sa femme considérée.

George Dandin
Je suis votre valet. Ce n’est pas là mon compte, et les Dandins ne sont point accoutumés à cette mode-là.

Angélique
Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

George Dandin
C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

Angélique
Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis.

George Dandin
Oui ! c’est ainsi que vous le prenez ? Je suis votre mari, et je vous dis que je n’entends pas cela.

Angélique
Moi je suis votre femme, et je vous dis que je l’entends.

George Dandin
Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote, et le mettre en état de ne plaire de sa vie aux diseurs de fleurettes. Ah ! allons, George Dandin ; je ne pourrais me retenir, et il vaut mieux quitter la place.

Scène 3

Claudine, Angélique.

Claudine
J’avais, Madame, impatience qu’il s’en allât, pour vous rendre ce mot de la part que vous savez.

Angélique
Voyons.

Claudine’
À ce que je puis remarquer, ce qu’on lui dit ne lui déplaît pas trop.

Angélique
Ah ! Claudine, que ce billet s’explique d’une façon galante ! que dans tous leurs discours et dans toutes leurs actions les gens de cour ont un air agréable ! et qu’est-ce que c’est auprès d’eux que nos gens de province ?

Claudine
Je crois qu’après les avoir vus, les Dandins ne vous plaisent guère.

Angélique
Demeure ici : je m’en vais faire la réponse.

Claudine
Je n’ai pas besoin, que je pense, de lui recommander de la faire agréable. Mais voici…

Scène 4

Clitandre, Lubin, Claudine.

Claudine
Vraiment, Monsieur, vous avez pris là un habile messager.

Clitandre
Je n’ai pas osé envoyer de mes gens. Mais, ma pauvre Claudine, il faut que je te récompense des bons offices que je sais que tu m’as rendus. (Il fouille dans sa poche.)

Claudine
Eh ! Monsieur, il n’est pas nécessaire. Non, Monsieur, vous n’avez que faire de vous donner cette peine-là ; et je vous rends service parce que vous le méritez, et que je me sens au cœur de l’inclination pour vous.

Clitandre
Je te suis obligé. (Il lui donne de l’argent.)

Lubin
Puisque nous serons mariés, donne-moi cela, que je le mette avec le mien.

Claudine
Je te le garde aussi bien que le baiser.

Clitandre
Dis-moi, as-tu rendu mon billet à ta belle maîtresse ?

Claudine
Oui, elle est allée y répondre.

Clitandre
Mais, Claudine, n’y a-t-il pas moyen que je la puisse entretenir ?

Claudine
Oui : venez avec moi, je vous ferai parler à elle.

Clitandre
Mais le trouvera-t-elle bon ? et n’y a-t-il rien à risquer ?

Claudine
Non, non : son mari n’est pas au logis ; et puis, ce n’est pas lui qu’elle a le plus à ménager, c’est son père et sa mère ; et pourvu qu’ils soient prévenus, tout le reste n’est point à craindre.

Clitandre
Je m’abandonne à ta conduite.

Lubin
Testiguenne ! que j’aurai là une habile femme ! Elle a de l’esprit comme quatre.

Scène 5

George Dandin, Lubin.

George Dandin
Voici mon homme de tantôt. Plût au Ciel qu’il pût se résoudre à vouloir rendre témoignage au père et à la mère de ce qu’ils ne veulent point croire !

Lubin
Ah ! vous voilà, Monsieur le babillard, à qui j’avais tant recommandé de ne point parler, et qui me l’aviez tant promis. Vous êtes donc un causeur, et vous allez redire ce que l’on vous dit en secret ?

George Dandin
Moi ?

Lubin
Oui. Vous avez été tout rapporter au mari, et vou s êtes cause qu’il a fait du vacarme. Je suis bien aise de savoir que vous avez de la langue, et cela m’apprendra à ne vous plus rien dire.

George Dandin
Écoute, mon ami.

Lubin
Si vous n’aviez point babillé, je vous aurais conté ce qui se passe à cette heure ; mais pour votre punition vous ne saurez rien du tout.

George Dandin
Comment ? qu’est-ce qui se passe ?

Lubin
Rien, rien. Voilà ce que c’est d’avoir causé : vous n’en tâterez plus, et je vous laisse sur la bonne bouche.

George Dandin
Arrête un peu.

Lubin
Point.

George Dandin
Je ne te veux dire qu’un mot.

Lubin
Nennin, nennin. Vous avez envie de me tirer les vers du nez.

George Dandin
Non, ce n’est pas cela.

Lubin
Eh ! quelque sot. Je vous vois venir.

George Dandin
C’est autre chose. Écoute.

Lubin
Point d’affaire. Vous voudriez que je vous disse que Monsieur le Vicomte vient de donner de l’argent à Claudine, et qu’elle l’a mené chez sa maîtresse. Mais je ne suis pas si bête.

George Dandin
De grâce.

Lubin
Non.

George Dandin
Je te donnerai…

Lubin
Tarare !

Scène 6

George Dan din
Je n’ai pu me servir avec cet innocent de la pensée que j’avais. Mais le nouvel avis qui lui est échappé ferait la même chose, et si le galant est chez moi, ce serait pour avoir raison aux yeux du père et de la mère, et les convaincre pleinement de l’effronterie de leur fille. Le mal de tout ceci, c’est que je ne sais comment faire pour profiter d’un tel avis. Si je rentre chez moi, je ferai évader le drôle, et quelque chose que je puisse voir moi-même de mon déshonneur, je n’en serai point cru à mon serment, et l’on me dira que je rêve. Si, d’autre part, je vais quérir beau-père et belle-mère sans être sûr de trouver chez moi le galant, ce sera la même chose, et je retomberai dans l’inconvénient de tantôt. Pourrais-je point m’éclaircir doucement s’il y est encore ? Ah Ciel ! il n’en faut plus douter, et je viens de l’apercevoir par le trou de la porte. Le sort me donne ici de quoi confondre ma partie ; et pour achever l’aventure, il fait venir à point nommé les juges dont j’avais besoin.

Scène 7

Monsieur et Madame de Sotenville, George Dandin.

George Dandin
Enfin vous ne m’avez pas voulu croire tantôt, et votre fille l’a emporté sur moi ; mais j’ai en main de quoi vous faire voir comme elle m’accommode, et, Dieu merci ! mon déshonneur est si clair maintenant, que vous n’en pourrez plus douter.

Monsieur de Sotenville
Comment, mon gendre, vous êtes encore là-dessus ?

George Dandin
Oui, j’y suis, et jamais je n’eus tant de sujet d’y être.

Madame de Sotenville
Vous nous venez encore étourdir la tête ?

George Dandin
Oui, Madame, et l’on fait bien pis à la mienne.

Monsieur de Sotenville
Ne vous lassez-vous point de vous rendre importun ?

George Dandin
Non ; mais je me lasse fort d’être pris pour dupe.

Madame de Sotenville
Ne voulez-vous point vous défaire de vos pensées extravagantes ?

George Dandin
Non, Madame ; mais je voudrais bien me défaire d’une femme qui me déshonore.

Madame de Sotenville
Jour de Dieu ! notre gendre, apprenez à parler.

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! cherchez des termes moins offensants que ceux-là.

George Dandin
Marchand qui perd ne peut rire.

Madame de Sotenville
Souvenez-vous que vous avez épousé une Demoiselle.

George Dandin
Je m’en souviens assez, et ne m’en souviendrai que trop.

Monsieur de Sotenville
Si vous vous en souvenez, songez donc à parler d’elle avec plus de respect.

George Dandin
Mais que ne songe-t-elle plutôt à me traiter plus honnêtement ? Quoi ? parce qu’elle est Demoiselle, il faut qu’elle ait la liberté de me faire ce qui lui plaît, sans que j’ose souffler ?

Monsieur de Sotenville
Qu’avez-vous donc, et que pouvez-vous dire ? N’avez-vous pas vu ce matin qu’elle s’est défendue de connaître celui dont vous m’étiez venu parler ?

George Dandin
Oui. Mais vous, que pourrez-vous dire si je vous fais voir maintenant que le galant est avec elle ?

Madame de Sotenville
Avec elle ?

George Dandin
Oui, avec elle, et dans ma maison ?

Monsieur de Sotenville
Dans votre maison ?

George Dandin
Oui, dans ma propre maison.

Madame de Sotenville
Si cela est, nous serons pour vous contre elle.

Monsieur de Sotenville
Oui : l’honneur de notre famille nous est plus cher que toute chose ; et si vous dites vrai, nous la renoncerons pour notre sang, et l’abandonnerons à votre colère.

George Dandin
Vous n’avez qu’à me suivre.

Madame de Sotenville
Gardez de vous tromper.

Monsieur de Sotenville
N’allez pas faire comme tantôt.

George Dandin
Mon Dieu ! vous allez voir. Tenez, ai-je menti ?

Scène 8

Angélique, Clitandre, Claudine, Monsieur et Madame de Sotenville, George Dandin.

Angélique
Adieu. J’ai peur qu’on ne vous surprenne ici, et j’ai quelques mesures à garder.

Clitandre
Promettez-moi donc, Madame, que je pourrai vous parler cette nuit.

Angélique
J’y ferai mes efforts.

George Dandin
Approchons doucement par derrière, et tâchons de n’être point vus.

Claudine
Ah ! Madame, tout est perdu : voilà votre père et votre mère, accompagnés de votre mari.

Clitandre
Ah Ciel !

Angélique
Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous deux. Quoi ? vous osez en user de la sorte, après l’affaire de tantôt ; et c’est ainsi que vous dissimulez vos sentiments ? On me vient rapporter que vous avez de l’amour pour moi, et que vous faites des desseins de me solliciter ; j’en témoigne mon dépit, et m’explique à vous clairement en présence de tout le monde ; vous niez hautement la chose, et me donnez parole de n’avoir aucune pensée de m’offenser ; et cependant, le même jour, vous prenez la hardiesse de venir chez moi me rendre visite, de me dire que vous m’aimez, et de me faire cent sots contes pour me persuader de répondre à vos extravagances : comme si j’étois femme à violer la foi que j’ai donnée à un mari, et m’éloigner jamais de la vertu que mes parents m’ont enseignée ! Si mon père savait cela, il vous apprendrait bien à tenter de ces entreprises. Mais une honnête femme n’aime point les éclats ; je n’ai garde de lui en rien dire (après avoir fait signe à Claudine d’apporter un bâton), et je veux vous montrer que, toute femme que je suis, j’ai assez de courage pour me venger moi-même des offenses que l’on me fait. L’action que vous avez faite n’est pas d’un gentilhomme, et ce n’est pas en gentilhomme aussi que je veux vous traiter. (Angélique prend un bâton et le lève sur Clitandre, qui se range de façon que les coups tombent sur George Dandin.)

Clitandre, criant comme s’il avoit été frappé.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! doucement.

SCÈNE XI. — MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.

Claudine
Fort, madame ! frappez comme il faut.

Angélique, faisant semblant de parler à Clitandre.
S’il vous demeure quelque chose sur le cœur, je suis pour vous répondre.

Claudine
Apprenez à qui vous vous jouez.

Angélique
Ah ! mon père, vous êtes là !

Monsieur de Sotenville
Oui, ma fille, et je vois qu’en sagesse et en courage tu te montres un digne rejeton de la maison de Sotenville. Viens çà, approche-toi que je t’embrasse.

Madame de Sotenville
Embrasse-moi aussi, ma fille. Las ! je pleure de joie, et reconnais mon sang aux choses que tu viens de faire.

Monsieur de Sotenville
Mon gendre, que vous devez être ravi, et que cette aventure est pour vous pleine de douceurs ! Vous aviez un juste sujet de vous alarmer ; mais vos soupçons se trouvent dissipés le plus avantageusement du monde.

Madame de Sotenville
Sans doute, notre gendre, vous devez maintenant être le plus content des hommes.

Claudine
Assurément. Voilà une femme, celle-là. Vous êtes trop heureux de l’avoir, et vous devriez baiser les pas où elle passe.

George Dandin
Euh ! traîtresse !

Monsieur de Sotenville
Qu’est-ce, mon gendre ? que ne remerciez-vous un peu votre femme de l’amitié que vous voyez qu’elle montre pour vous ?

Angélique
Non, non, mon père, il n’est pas nécessaire. Il ne m’a aucune obligation de ce qu’il vient de voir, et tout ce que j’en fais n’est que pour l’amour de moi-même.

Monsieur de Sotenville
Où allez-vous, ma fille ?

Angélique
Je me retire, mon père, pour ne me voir point obligée à recevoir ses compliments.

Claudine
Elle a raison d’être en colère. C’est une femme qui mérite d’être adorée, et vous ne la traitez pas comme vous devriez.

George Dandin
Scélérate !

Monsieur de Sotenville
C’est un petit ressentiment de l’affaire de tantôt, et cela se passera avec un peu de caresse que vous lui ferez. Adieu, mon gendre, vous voilà en état de ne vous plus inquiéter. Allez-vous-en faire la paix ensemble, et tâchez de l’apaiser par des excuses de votre emportement.

Madame de Sotenville
Vous devez considérer que c’est une fille élevée à la vertu, et qui n’est point accoutumée à se voir soupçonner d’aucune vilaine action. Adieu. Je suis ravie de voir vos désordres finis et des transports de joie que vous doit donner sa conduite.

George Dandin
Je ne dis mot, car je ne gagnerais rien à parler, jamais il ne s’est rien vu d’égal à ma disgrâce. Oui, j’admire mon malheur, et la subtile adresse de ma carogne de femme pour se donner toujours raison, et me faire avoir tort. Est-il possible que toujours j’aurai du dessous avec elle, que les apparences toujours tourneront contre moi, et que je ne parviendrai point à convaincre mon effrontée ? Ô Ciel, seconde mes desseins, et m’accorde la grâce de faire voir aux gens que l’on me déshonore.

ACTE 3

Scène première

Clitandre, Lubin.

Clitandre
La nuit est avancée, et j’ai peur qu’il ne soit trop tard. Je ne vois point à me conduire. Lubin !

Lubin
Monsieur ?

Clita ndre
Est-ce par ici ?

Lubin
Je pense que oui. Morgué ! voilà une sotte nuit, d’être si noire que cela.

Clitandre
Elle a tort assurément ; mais si d’un côté elle nous empêche de voir, elle empêche de l’autre que nous ne soyons vus.

Lubin
Vous avez raison, elle n’a pas tant de tort. Je voudrais bien savoir, Monsieur, vous qui êtes savant, pourquoi il ne fait point jour la nuit.

Clitandre
C’est une grande question, et qui est difficile. Tu es curieux, Lubin.

Lubin
Oui. Si j’avais étudié, j’aurais été songer à des choses où on n’a jamais songé.

Clitandre
Je le crois. Tu as la mine d’avoir l’esprit subtil et pénétrant.

Lubin
Cela est vrai. Tenez, j’explique du latin, quoique jamais je ne l’aie appris, et voyant l’autre jour écrit sur une grande porte collegium, je devinai que cela voulait dire collège.

Clitandre
Cela est admirable ! Tu sais donc lire, Lubin ?

Lubin
Oui, je sais lire la lettre moulée ; mais je n’ai jamais su apprendre à lire l’écriture.

Clitandre
Nous voici contre la maison. C’est le signal que m’a donné Claudine.

Lubin
Par ma foi ! c’est une fille qui vaut de l’argent, et je l’aime de tout mon cœur.

Clitandre
Aussi t’ai-je amené avec moi pour l’entretenir.

Lubin
Monsieur, je vous suis…

Clitandre
Chut ! J’entends quelque bruit.

Scène 2

Angélique, Claudine, Clitandre, Lubin.

Angélique
Claudine.

Claudine
Hé bien ?

Angélique
Laisse la porte entr’ouverte.

Claudine
Voilà qui est fait.

Clitandre
Ce sont elles. St.

Angélique
St.

Lubin
St.

Claudine
St.

Clitandreà Claudine.
Madame.

Angéliqueà Lubin.
Quoi ?

Lubinà Angélique.
Claudine.

Claudineà Clitandre.
Qu’est-ce ?

Clitandreayant rencontré Claudine.
Ah ! Madame, que j’ai de joie !

Lubinayant rencontré Angélique.
Claudine, ma pauvre Claudine.

Claudineà Clitandre.
Doucement, Monsieur.

Angéliqueà Lubin.
Tout beau, Lubin.

Clitan dre
Est-ce toi, Claudine ?

Claudine
Oui.

Lubin
Est-ce vous, Madame ?

Angélique
Oui.

Claudine
Vous avez pris l’une pour l’autre.

Lubinà Angélique.
Ma foi, la nuit, on n’y voit goutte.

Angélique
Est-ce pas vous, Clitandre ?

Clitandre
Oui, Madame.

Angélique
Mon mari ronfle comme il faut, et j’ai pris ce temps pour nous entretenir ici.

Clitandre
Cherchons quelque lieu pour nous asseoir.

Claudine
C’est fort bien avisé. (Ils vont s’asseoir au fond du théâtre, sur un gazon, au pied d’un arbre.)

Lubin
Claudine, où est-ce que tu es ?

Scène 3

George Dandin, Lubin.

George Dandin
J’ai entendu descendre ma femme, et je me suis vite habillé pour descendre après elle. Où peut-elle être allée ? serait-elle sortie ?

LubinIl prend George Dandin pour Claudine.
Où es-tu donc, Claudine ? Ah ! te voilà. Par ma foi, ton maître est plaisamment attrapé, et je trouve ceci aussi drôle que les coups de bâton de tantôt dont on m’a fait récit. Ta maîtresse dit qu’il ronfle, à cette heure, comme tous les diantres, et il ne sait pas que Monsieur le Vicomte et elle sont ensemble pendant qu’il dort. Je voudrais bien savoir quel songe il fait maintenant. Cela est tout à fait risi ble ! De quoi s’avise-t-il aussi d’être jaloux de sa femme, et de vouloir qu’elle soit à lui tout seul ? C’est un impertinent, et Monsieur le Vicomte lui fait trop d’honneur. Tu ne dis mot, Claudine. Allons, suivons-les, et me donne ta petite menotte que je la baise. Ah ! que cela est doux ! Il me semble que je mange des confitures. (Comme il baise la main de Dandin, Dandin la lui pousse rudement au visage.) Tubleu ! comme vous y allez ! Voilà une petite menotte qui est un peu bien rude.

George Dandin
Qui va là ?

Lubin
Personne.

George Dandin
Il fuit, et me laisse informé de la nouvelle perfidie de ma coquine. Allons, il faut que sans tarder j’envoie appeler son père et sa mère, et que cette aventure me serve à me faire séparer d’elle. Holà ! Colin, Colin.

Scène 4

Colin, George Dandin.

Colinà la fenêtre.
Monsieur.

George Dandin
Allons vite, ici-bas.

Colinen sautant par la fenêtre.
M’y voilà : on ne peut pas plus vite.

George Dandin
Tu es là ?

Colin
Oui, Monsieur.

Pendant qu’il va lui parler d’un côté, Colin va de l’autre.

George Dandin
Doucement. Parle bas. Écoute. Va-t’en chez mon beau-père et ma belle-mère, et dis que je les prie très instamment de venir tout a l’heure ici. Entends-tu ? Eh ? Colin, Colin.

Colinde l’autre côté.
Monsieur.

George Dandin
Où diable es-tu ?

Co lin
Ici.

George Dandin
(Comme ils se vont tous deux chercher, l’un passe d’un côté, et l’autre de l’autre.) Peste soit du maroufle qui s’éloigne de moi ! Je te dis que tu ailles de ce pas trouver mon beau-père et ma belle-mère, et leur dire que je les conjure de se rendre ici tout à l’heure. M’entends-tu bien ? Réponds. Colin, Colin.

Colinde l’autre côté.
Monsieur.

George Dandin
Voilà un pendard qui me fera enrager. Viens-t’en à moi. (Ils se cognent et tombent tous deux.) Ah ! le traître ! il m’a estropié. Où est-ce que tu es ? Approche, que je te donne mille coups. Je pense qu’il me fuit.

Colin
Assurément.

George Dandin
Veux-tu venir ?

Colin
Nenni, ma foi !

George Dandin
Viens, te dis-je.

Colin
Point : vous me voulez battre.

George Dandin
Hé bien ! non. Je ne te ferai rien.

Colin
Assurément ?

George Dandin
Oui. Approche. Bon. Tu es bien heureux de ce que j’ai besoin de toi. Va-t’en vite de ma part prier mon beau-père et ma belle-mère de se rendre ici le plus tôt qu’ils pourront, et leur dis que c’est pour une affaire de la dernière conséquence ; et s’ils faisaient quelque difficulté à cause de l’heure, ne manque pas de les presser, et de leur bien faire entendre qu’il est très important qu’ils viennent, en quelque état qu’ils soient. Tu m’entends bien maintenant ?

Co lin
Oui, Monsieur.

George Dandin
Va vite, et reviens de même. Et moi, je vais rentrer dans ma maison, attendant que… Mais j’entends quelqu’un. Ne serait-ce point ma femme ? Il faut que j’écoute, et me serve de l’obscurité qu’il fait.

Scène 5

Clitandre, Angélique, George Dandin, Claudine, Lubin.

Angélique
Adieu. Il est temps de se retirer.

Clitandre
Quoi ? si tôt ?

Angélique
Nous nous sommes assez entretenus.

Clitandre
Ah ! Madame, puis-je assez vous entretenir, et trouver en si peu de temps toutes les paroles dont j’ai besoin ? Il me faudrait des journées entières pour me bien expliquer à vous de tout ce que je sens, et je ne vous ai pas dit encore la moindre partie de ce que j’ai à vous dire.

Angélique
Nous en écouterons une autre fois davantage.

Clitandre
Hélas ! De quel coup me percez-vous l’âme lorsque vous parlez de vous retirer, et avec combien de chagrins m’allez-vous laisser maintenant ?

Angélique
Nous trouverons moyen de nous revoir.

Clitandre
Oui ; mais je songe qu’en me quittant, vous allez trouver un mari. Cette pensée m’assassine, et les priviléges qu’ont les maris sont des choses cruelles pour un amant qui aime bien.

Angélique
Serez-vous assez faible pour avoir cette inquiétude, et pensez-vous qu’on soit capable d’aimer de certains maris qu’il y a ? On les prend, parce qu’on ne s’en peut défendre, et que l’on dépend de parents qui n’ont des yeux que pour le bien ; mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque fort de les considérer au delà de ce qu’ils méritent.

George Dandin
Voilà nos carognes de femmes.

Clitandre
Ah ! qu’il faut avouer que celui qu’on vous a donné était peu digne de l’honneur qu’il a reçu, et que c’est une étrange chose que l’assemblage qu’on a fait d’une personne comme vous avec un homme comme lui !

George Dandinà part.
Pauvres maris ! voilà comme on vous traite.

Clitandre
Vous méritez sans doute une toute autre destinée, et le Ciel ne vous a point faite pour être la femme d’un paysan.

George Dandin
Plût au Ciel fût-elle la tienne ! Tu changerais bien de langage. Rentrons ; c’en est assez. (Il entre et ferme la porte.)

Claudine
Madame, si vous avez à dire du mal de votre mari, dépêchez vite, car il est tard.

Clitandre
Ah ! Claudine, que tu es cruelle !

Angélique
Elle a raison. Séparons-nous.

Clitandre
Il faut donc s’y résoudre, puisque vous le voulez. Mais au moins je vous conjure de me plaindre un peu des méchants moments que je vais passer.

Angélique
Adieu.

Lubin
Où es-tu, Claudine, que je te donne le bonsoir ?

Claudine
Va, va, je le reçois de loin, et je t’en renvoie autant.

Scène 6

Angélique, Claudine, George Dandin.

Angélique
Rentrons sans faire de bruit.

Claudine
La porte s’est fermée.

Angélique
J’ai le passe-partout.

Claudine
Ouvrez donc doucement.

Angélique
On a fermé en dedans, et je ne sais comment nous ferons.

Claudine
Appelez le garçon qui couche là.

Angélique
Colin, Colin, Colin.

George Dandinmettant la tête à sa fenêtre.
Colin, Colin ? ah ! je vous y prends donc, Madame ma femme, et vous faites des escampativos pendant que je dors. Je suis bien aise de cela, et de vous voir dehors à l’heure qu’il est.

Angélique
Hé bien ! quel grand mal est-ce qu’il y a à prendre le frais de la nuit ?

George Dandin
Oui, oui, l’heure est bonne à prendre le frais. C’est bien plutôt le chaud, Madame la coquine ; et nous savons toute l’intrigue du rendez-vous, et du Damoiseau. Nous avons entendu votre galant entretien, et les beaux vers à ma louange que vous avez dits l’un et l’autre. Mais ma consolation, c’est que je vais être vengé, et que votre père et votre mère seront convaincus maintenant de la justice de mes plaintes, et du déréglement de votre conduite. Je les ai envoyé quérir, et ils vont être ici dans un moment.

Angélique
Ah Ciel !

Claudine
Madame.

George Dandi n
Voilà un coup sans doute où vous ne vous attendiez pas. C’est maintenant que je triomphe, et j’ai de quoi mettre à bas votre orgueil, et détruire vos artifices. Jusques ici vous avez joué mes accusations, ébloui vos parents, et plâtré vos malversations. J’ai eu beau voir, et beau dire, et votre adresse toujours l’a emporté sur mon bon droit, et toujours vous avez trouvé moyen d’avoir raison ; mais à cette fois, Dieu merci, les choses vont être éclaircies, et votre effronterie sera pleinement confondue.

Angélique
Hé ! je vous prie, faites-moi ouvrir la porte.

George Dandin
Non, non : il faut attendre la venue de ceux que j’ai mandés, et je veux qu’ils vous trouvent dehors à la belle heure qu’il est. En attendant qu’ils viennent, songez, si vous voulez, à chercher dans votre tête quelque nouveau détour pour vous tirer de cette affaire, à inventer quelque moyen de rhabiller votre escapade, à trouver quelque belle ruse pour éluder ici les gens et paraître innocente, quelque prétexte spécieux de pèlerinage nocturne, ou d’amie en travail d’enfant, que vous veniez de secourir.

Angélique
Non : mon intention n’est pas de vous rien déguiser. Je ne prétends point me défendre, ni vous nier les choses, puisque vous les savez.

George Dandin
C’est que vous voyez bien que tous les moyens vous en sont fermés, et que dans cette affaire vous ne sauriez inventer d’excuse qu’il ne me soit facile de convaincre de fausseté.

Angélique
Oui, je confesse que j’ai tort, et que vous avez sujet de vous plaindre. Mais je vous demande par grâce de ne m’exposer point maintenant à la mauvaise humeur de mes parents, et de me faire promptement ouvrir.

George Dandin
Je vous baise les mains.

Angélique
Eh ! mon pauvre petit mari, je vous en conjure.

George Dandin
Ah ! mon pauvre petit mari ? Je suis votre petit mari maintenant, parce que vous vous sentez prise. Je suis bien aise de cela, et vous ne vous étiez jamais avisée de me dire ces douceurs.

Angélique
Tenez, je vous promets de ne vous plus donner aucun sujet de déplaisir, et de me…

George Dandin
Tout cela n’est rien. Je ne veux point perdre cette aventure, et il m’importe qu’on soit une fois éclairci à fond de vos déportements.

Angélique
De grâce, laissez-moi vous dire. Je vous demande un moment d’audience.

George Dandin
Hé bien, quoi ?

Angélique
Il est vrai que j’ai failli, je vous l’avoue encore une fois, que votre ressentiment est juste ; que j’ai pris le temps de sortir pendant que vous dormiez, et que cette sortie est un rendez-vous que j’avais donné à la personne que vous dites. Mais enfin ce sont des actions que vous devez pardonner à mon âge ; des emportements de jeune personne qui n’a encore rien vu, et ne fait que d’entrer au monde ; des libertés où l’on s’abandonne sans y penser de mal, et qui sans doute dans le fond n’ont rien de…

George Dandin
Oui : vous le dites, et ce sont de ces choses qui ont besoin qu’on les croie pieusement.

Angélique
Je ne veux point m’excuser par là d’être coupable envers vous, et je vous prie seulement d’oublier une offense dont je vous demande pardon de tout mon cœur, et de m’épargner en cette rencontre le déplaisir que me pourraient causer les reproches fâcheux de mon père et de ma mère. Si vous m’accordez généreusement la grâce que je vous demande, ce procédé obligeant, cette bonté que vous me ferez voir, me gagnera entièrement. Elle touchera tout à fait mon cœur, et y fera naître pour vous ce que tout le pouvoir de mes parents et les liens du mariage n’avaient pu y jeter. En un mot, elle sera cause que je renoncerai à toutes les galanteries, et n’aurai de l’attachement que pour vous. Oui, je vous donne ma parole que vous m’allez voir désormais la meilleure femme du monde, et que je vous témoignerai tant d’amitié, tant d’amitié, que vous en serez satisfait.

George Dandin
Ah ! crocodile, qui flatte les gens pour les étrangler.

Angélique
Accordez-moi cette faveur.

George Dandin
Point d’affaires. Je suis inexorable.

Angélique
Montrez-vous généreux.

George Dandin
Non.

Angélique
De grâce !

George Dandin
Point.

Angélique
Je vous en conjure de tout mon cœur.

George Dandin
Non, non, non. Je veux qu’on soit détrompé de vous, et que votre confusion éclate.

Angélique
Hé bien ! si vous me réduisez au désespoir, je vous avertis qu’une femme en cet état est capable de tout, et que je ferai quelque chose ici dont vous vous repentirez.

George Dandin
Et que ferez-vous, s’il vous plaît ?

Angélique
Mon cœur se portera jusqu’aux extrêmes résolutions, et de ce couteau que voici je me tuerai sur la place.

George Dandin
Ah ! ah ! à la bonne heure.

Angélique
Pas tant à la bonne heure pour vous que vous vous imaginez. On sait de tous côtés nos différends, et les chagrins perpétuels que vous concevez contre moi. Lorsqu’on me trouvera morte, il n’y aura personne qui mette en doute que ce ne soit vous qui m’aurez tuée ; et mes parents ne sont pas gens assurément à laisser cette mort impunie, et ils en feront sur votre personne toute la punition que leur pourront offrir et les poursuites de la justice, et la chaleur de leur ressentiment. C’est par là que je trouverai moyen de me venger de vous, et je ne suis pas la première qui ait su recourir à de pareilles vengeances, qui n’ait pas fait difficulté de se donner la mort pour perdre ceux qui ont la cruauté de nous pousser à la dernière extrémité.

George Dandin
Je suis votre valet. On ne s’avise plus de se tuer soi-même, et la mode en est passée il y a longtemps.

Angélique
C’est une chose dont vous pouvez vous tenir sûr ; et si vous persistez dans votre refus, si vous ne me faites ouvrir, je vous jure que tout à l’heure je vais vous faire voir jusques où peut aller la résolution d’une personne qu’on met au désespoir.

George Dandin
Bagatelles, bagatelles. C’est pour me faire peur.

Angélique
Hé bien ! puisqu’il le faut, voici qui nous contentera tous deux, et montrera si je me moque. Ah c’en est fait. Fasse le Ciel que ma mort soit vengée comme je le souhaite, et que celui qui en est cause reçoive un juste châtiment de la dureté qu’il a eue pour moi !

George Dandin
Ouais ! Serait-elle bien si malicieuse que de s’être tuée pour me faire pendre ? Prenons un bout de chandelle pour aller voir.

Angélique
St. Paix ! Rangeons-nous chacune immédiatement contre un des côtés de la porte.

George Dandin
La méchanceté d’une femme irait-elle bien jusque-là ? (Il sort avec un bout de chandelle, sans les apercevoir ; elles entrent ; aussitôt elles ferment la porte.) Il n’y a personne. Eh ! je m’en étais bien douté, et la pendarde s’est retirée, voyant qu’elle ne gagnait rien après moi, ni par prières ni par menaces. Tant mieux ! Cela rendra ses affaires encore plus mauvaises, et le père et la mère qui vont venir en verront mieux son crime. Ah ! ah ! la porte s’est fermée. Holà ! ho ! quelqu’un ! qu’on m’ouvre promptement !

Angéliqueà la fenêtre avec Claudine.
Comment ? C’est toi ! D’où viens-tu, bon pendard ? Est-il l’heure de revenir chez soi quand le jour est près de paraître ? et cette manière de vie est-elle celle que doit suivre un honnête mari ?

Claudine
Cela est-il beau d’aller ivrogner toute la nuit ? et de laisser ainsi toute seule une pauvre jeune femme dans la maison ?

George Dandin
Comment ? vous avez…

Angélique
Va, va, traître, je suis lasse de tes déportements, et je m’en veux plaindre, sans plus tarder, à mon père et à ma mère.

George Dandin
Quoi ? c’est ainsi que vous osez…

Scène 7

Monsieur et Madame de Sotenville, Claudine, Colin, Angélique, George Dandin.

Monsieur et madame de Sotenville sont en des habits de nuit, et conduits par Colin, qui porte une lanterne.

Angélique
Approchez, de grâce, et venez me faire raison de l’insolence la plus grande du monde d’un mari à qui le vin et la jalousie ont troublé de telle sorte la cervelle, qu’il ne sait plus ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait, et vous a lui-même envoyé quérir pour vous faire témoins de l’extravagance la plus étrange dont on ait jamais ouï parler. Le voilà qui revient comme vous voyez, après s’être fait attendre toute la nuit ; et, si vous voulez l’écouter, il vous dira qu’il a les plus grandes plaintes du monde à vous faire de moi ; que durant qu’il dormait, je me suis dérobée d’auprès de lui pour m’en aller courir, et cent autres contes de même nature qu’il est allé rêver.

George Dandin
Voilà une méchante carogne.

Claudine
Oui, il nous a voulu faire accroire qu’il était dans la maison, et que nous étions dehors, et c’est une folie qu’il n’y a pas moyen de lui ôter de la tête.

Monsieur de Sotenville
Comment, qu’est-ce à dire cela ?

Madame de Sotenville
Voilà une furieuse impudence que de nous envoyer quérir.

George Dandin
Jamais…

Angélique
Non, mon père, je ne puis plus souffrir un mari de la sorte. Ma patience est poussée à bout, et il vient de me dire cent paroles injurieuses.

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! vous êtes un malhonnête homme.

Claudine
C’est une conscience de voir une pauvre jeune femme traitée de la façon, et cela crie vengeance au Ciel.

George Dandin
Peut-on…

Madame de Sotenville
Allez, vous devriez mourir de honte.

George Dandin
Laissez-moi vous dire deux mots.

Angélique
Vous n’avez qu’à l’écouter, il va vous en conter de belles.

George Dandin
Je désespère.

Claudine
Il a tant bu, que je ne pense pas qu’on puisse durer contre lui, et l’odeur du vin qu’il souffle est montée jusqu’à nous.

George Dandin
Monsieur mon beau-père, je vous conjure…

Monsieur de Sotenville
Retirez-vous : vous puez le vin à pleine bouche.

George Dandin
Madame, je vous prie…

Madame de Sotenville
Fi ! ne m’approchez pas : votre haleine est empestée.

George Dandin
Souffrez que je vous…

Monsieur de Sotenville
Retirez-vous, vous dis-je : on ne peut vous souffrir.

George Dandin
Permettez, de grâce, que…

Madame de Sotenville
Poua ! vous m’engloutissez le cœur. Parlez de loin, si vous voulez.

George Dandin
Hé bien oui, je parle de loin. Je vous jure que je n’ai bougé de chez moi, et que c’est elle qui est sortie.

Angélique
Ne voilà pas ce que je vous ai dit ?

Claudine
Vous voyez quelle apparence il y a.

Monsieur de Sotenville
Allez, vous vous moquez des gens. Descendez, ma fille, et venez ici.

George Dandin
J’atteste le Ciel que j’étais dans la maison, et que…

Madame de Sotenville
Taisez-vous, c’est une extravagance qui n’est pas supportable.

George Dandin
Que la foudre m’écrase tout à l’heure si…

Monsieur de Sotenville
Ne nous rompez pas davantage la tête, et songez à demander pardon à votre femme.

George Dandin
Moi, demander pardon ?

Monsieur de Sotenville
Oui, pardon, et sur-le-champ.

George Dandin
Quoi ? Je…

Monsieur de Sotenville
Corbleu ! si vous me répliquez, je vous apprendrai ce que c’est que de vous jouer à nous.

George Dandin
Ah, George Dandin !

Monsieur de Sotenville
Allons, venez, ma fille, que votre mari vous demande pardon.

Angéliquedescendue.
Moi ? lui pardonner tout ce qu’il m’a dit ? Non, non, mon père, il m’est impossible de m’y résoudre, et je vous prie de me séparer d’un mari avec lequel je ne saurais plus vivre.

Claudine
Le moyen d’y résister ?

Monsieur de Sotenville
Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand scandale, et vous devez vous montrer plus sage que lui, et patienter encore cette fois.

Angélique
Comment patienter après de telles indignités ? Non, mon père, c’est une chose où je ne puis consentir.

Monsieur de Sotenville
Il le faut, ma fille, et c’est moi qui vous le commande.

Angélique
Ce mot me ferme la bouche, et vous avez sur moi une puissance absolue.

Claudine
Quelle douceur !

Angélique
Il est fâcheux d’être contrainte d’oublier de telles injures ; mais quelle violence que je me fasse, c’est à moi de vous obéir.

Claudine
Pauvre mouton !

Monsieur de Sotenville
Approchez.

Angélique
Tout ce que vous me faites faire ne servira de rien, et vous verrez que ce sera dès demain à recommencer.

Monsieur de Sotenville
Nous y donnerons ordre. Allons, mettez-vous à genoux.

George Dandin
À genoux ?

Monsieur de Sotenville
Oui, à genoux, et sans tarder.

George DandinIl se met à genoux, sa chandelle à la main.
Ô Ciel ! Que faut-il dire ?

Monsieur de Sotenville
« Madame, je vous prie de me pardonner. »

George Dandin
« Madame, je vous prie de me pardonner. »

Monsieur de Sotenville
« L’extravagance que j’ai faite. »

George Dandin
« L’extravagance que j’ai faite » (à part) de vous épouser.

Monsieur de Sotenville
« Et je vous promets de mieux vivre à l’avenir. »

George Dandin
« Et je vous promets de mieux vivre à l’avenir. »

Monsieur de Sotenville
Prenez-y garde, et sachez que c’est ici la dernière de vos impertinences que nous souffrirons.

Madame de Sotenville
Jour de Dieu ! si vous y retournez, on vous apprendra le respect que vous devez à votre femme, et à ceux de qui elle sort.

Monsieur de Sotenv ille
Voilà le jour qui va paraître. Adieu. Rentrez chez vous, et songez bien à être sage. Et nous, mamour, allons nous mettre au lit.

Scène 8

George Dandin
Ah ! je le quitte maintenant, et je n’y vois plus de remède : lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : Les anciens sont les anciens et nous sommes les gens de maintenant

Molière est donc une figure historique de la France ; c’est un artiste porté par tout un mouvement de fond, démocratique et bourgeois. La bourgeoisie aujourd’hui, devenue réactionnaire depuis 1848, le réduit toujours plus à la farce, niant la dimension de son œuvre, mais même son caractère puisque les comédies-ballets ont été transformés en comédies, et sa critique réduite à de la farce et aux bons mots.

Etudier Molière et connaître sa portée est donc une tâche incontournable pour saisir le caractère national français et comprendre l’histoire de la lutte des classes dans notre pays.

Que l’on songe simplement à quel point la nature démocratique en défense des droits des femmes est sous-estimé dans la présentation du travail de Molière, alors que c’est un point essentiel de la bataille anti-féodale.

Il suffit de voir comment les femmes sont vives, ingénieuses et combatives, comme cette tirade fabuleuse dans Le malade imaginaire :

« Thomas Diafoirus

Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume était d’enlever par force, de la maison des pères, les filles qu’on menait marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient dans les bras d’un homme.

Angélique

Les anciens, monsieur, sont les anciens ; et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle ; et, quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. »

Molière est également un combattant du matérialisme, même si cette mise en avant du matérialisme est borné par l’alliance anti-féodale avec la cour de Louis XIV.

Il suffit de voir comment on trouve dans ses œuvres des personnages, prônant la conception selon laquelle il n’y a pas de séparation entre le corps et l’esprit, base absolue du matérialisme. On trouve ainsi dans Les femmes savantes, une pseudo reconnaissance de la division religieuse entre l’âme et le corps, pour retourner cela en matérialisme :

« CLITANDRE

Pour moi par un malheur, je m’aperçois, Madame,

Que j’ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme :

Je sens qu’il y tient trop, pour le laisser à part ;

De ces détachements je ne connais point l’art ;

Le Ciel m’a dénié cette philosophie,

Et mon âme et mon corps marchent de compagnie. »

La réduction de Molière à de la « farce » nie d’ailleurs, évidemment, comment on retrouve chez Molière la mise en avant de l’Etat national, moderne, dans l’esprit de Richelieu, de Louis XIV. Molière est un applicateur zélé de l’averroïsme moderne.

Voici comment on retrouve une critique anti-féodale, de nouveau dans Les femmes savantes, avec le rejet des artistes et scientifiques qui n’ont qu’une perspective individuelle et ne se placent pas dans la démarche d’ensemble de la société en pleine modernisation.

« TRISSOTIN

Ce que je vois, Monsieur, c’est que pour la science

Rasius et Baldus font honneur à la France,

Et que tout leur mérite exposé fort au jour,

N’attire point les yeux et les dons de la Cour.

CLITANDRE

Je vois votre chagrin, et que par modestie

Vous ne vous mettez point, Monsieur, de la partie :

Et pour ne vous point mettre aussi dans le propos,

Que font-ils pour l’Etat vos habiles héros ?

Qu’est-ce que leurs écrits lui rendent de service,

Pour accuser la cour d’une horrible injustice,

Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms

Elle manque à verser la faveur de ses dons ?

Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire,

Et des livres qu’ils font la cour a bien affaire.

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,

Que pour être imprimés, et reliés en veau,

Les voilà dans l’État d’importantes personnes ;

Qu’avec leur plume ils font les destins des couronnes ;

Qu’au moindre petit bruit de leurs productions,

Ils doivent voir chez eux voler les pensions ;

Que sur eux l’univers a la vue attachée ;

Que partout de leur nom la gloire est épanchée,

Et qu’en science ils sont des prodiges fameux,

Pour savoir ce qu’ont dit les autres avant eux,

Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,

Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles

À se bien barbouiller de grec et de latin,

Et se charger l’esprit d’un ténébreux butin

De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres ;

Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;

Riches pour tout mérite, en babil importun,

Inhabiles à tout, vides de sens commun,

Et pleins d’un ridicule, et d’une impertinence

À décrier partout l’esprit et la science. »

Molière correspond à un moment clef de l’histoire de notre pays ; ne pas le connaître condamne à ne pas comprendre la réalité de notre pays.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : les références à Aristote

Il existe une particularité dans les œuvres de Molière, qui n’a été noté nulle part : la présence très régulière d’allusions au philosophe Aristote. Faut-il y voir ici des allusions à l’averroïsme ? C’est fort possible, puisque c’est l’averroïsme qui a été la base sur laquelle s’est développé le matérialisme en France.

La difficulté tient également au fait que les allusions à Aristote ne sont pas toujours de même nature. Dans certains cas, il s’agit de remarques faites en passant, parfois c’est même pour se moquer des philosophes pédants.

Dans les articles sur Dom Juan, il a déjà été noté qu’il est parlé d’Aristote directement, le valet Sganarelle racontant n’importe quoi à son sujet. C’est pour noter qu’Aristote est utilisé à tort et à travers.

Or, justement, l’averroïsme se fonde sur une interprétation d’Aristote (d’ailleurs correcte), à quoi l’Eglise a répondu par la répression (de l’averroïsme dit latin) puis finalement une contre-interprétation (évidemment tronquée) par Thomas d’Aquin.

Quelle est la position de Molière ? C’est difficile à dire, mais dans tous les cas il se situe dans la tradition de l’averroïsme politique. Et comme on peut le voir dans les pièces, il connaissait la philosophie d’Aristote : on peut donc y voir une allusion à l’averroïsme politique.

L’alliance avec la cour correspond d’ailleurs parfaitement à cette ligne.

Voici, comment dans Le médecin malgré lui, il est fait appel de manière éperonnée à Aristote.

« Sganarelle

Ô la grande fatigue que d’avoir une femme, et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

Martine

Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote ! »

On trouve également le moment suivant dans une scène :

« Géronte

Oui ; mais je voudrais bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

Sganarelle

Il n’est rien plus aisé : cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

Géronte

Fort bien ; mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

Sganarelle

Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.

Géronte

Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

Sganarelle

Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses. »

Dans Les femmes savantes, il est fait allusion de manière ouverte aux différentes philosophies : le platonisme, qui l’idéalisme largement utilisé par l’Eglise, le péripatétisme, qui est le nom donné à l’école d’Aristote, et enfin Epicure qui est la grand théoricien du matérialisme.

Cette allusion aux batailles d’idées est très importante. SI le platonisme est la base théorique de l’Eglise, l’épicurisme est la référence idéologique des « libertins » (nom qu’avait au XVIIe siècle les matérialistes, le terme sera galvaudé par la suite). Et la philosophie d’Aristote est une sorte d’intermédiaire, pratiquement une allusion à l’alliance de la bourgeoisie avec la monarchie absolue.

Voici l’extrait en question :

« PHILAMINTE

Le sexe aussi vous rend justice en ces matières ;

Mais nous voulons montrer à de certains esprits,

Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,

Que de science aussi les femmes sont meublées,

Qu’on peut faire comme eux de doctes assemblées,

Conduites en cela par des ordres meilleurs,

Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs ;

Mêler le beau langage, et les hautes sciences ;

Découvrir la nature en mille expériences ;

Et sur les questions qu’on pourra proposer

Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser.

TRISSOTIN

Je m’attache pour l’ordre au péripatétisme.

PHILAMINTE

Pour les abstractions j’aime le platonisme.

ARMANDE

Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts. »

Dans la pièce Les Précieuses ridicules, on trouve une allusion à la conception d’Aristote selon laquelle une intelligence universelle s’est glissée dans des êtres vivants formés à partir de matière.

On a, dans la juste compréhension d’Aristote par l’averroïsme, l’intelligence universelle, l’âme « individuelle », la forme et la matière. On a de fait quelqu’un expliquant dans la pièce :

« Cathos

Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme ! »

Cette phrase vise se moquer des personnes utilisant un langage incompréhensible pour les gens, cependant un esprit avisé, opposé à la religion, comprend l’allusion…

Dans Le Bourgeois gentilhomme, on a également une allusion à la philosophie d’Aristote, plus précisément sa logique, qui a largement été repris par l’Eglise pour se construire intellectuellement.

Voici donc la sorte d’étrange dialogue :

« Maître de philosophie

Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

Maître de philosophie

C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.

Monsieur Jourdain

Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?

Maître de philosophie

La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures barbara, celarent, darii, ferio,baralipton, etc. »

Enfin, concluons par une scène totalement délirante. Dans Le mariage forcé, le futur marié va se renseigner auprès de deux philosophes. L’un d’entre eux utilise les concepts d’Aristote.

Si l’on se moque du philosophe, en tout cas Molière maîtrise parfaitement les références… Si l’on comprend en arrière-plan l’averroïsme politique issu de la pensée d’Aristote, alors on a ici quelque chose que les historiens devraient, bien entendu, creuser.

« Pancrace

N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

Sganarelle

Comment !

Pancrace

Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme ; d’autant qu’il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. (se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’ il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

Sganarelle, (à part.)

Je pensais que tout fût perdu. (À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je…

Pancrace

Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

Sganarelle

Laissez la forme et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je…

Pancrace

Impertinent fieffé !

Sganarelle

De grâce, remettez-vous. Je…

Pancrace

Ignorant !

Sganarelle

Eh ! mon Dieu. Je…

Pancrace

Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !

Sganarelle

Il a tort. Je…

Pancrace

Une proposition condamnée par Aristote !

Sganarelle

Cela est vrai. Je…

Pancrace

En termes exprès ! »

« Pancrace

Que voulez-vous ?

Sganarelle

Vous consulter sur une petite difficulté.

Pancrace

Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

Sganarelle

Pardonnez-moi. Je…

Pancrace

Vous voulez peut-être savoir si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

Sganarelle

Point du tout. Je…

Pancrace

Si la logique est un art ou une science ?

Sganarelle

Ce n’est pas cela. Je…

Pancrace

Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisième seulement ?

Sganarelle

Non. Je…

Pancrace

S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ?

Sganarelle

Point. Je…

Pancrace

Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

Sganarelle

Nenni. Je…

Pancrace

Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance ?

Sganarelle

Non. Je…

Pancrace

Si le bien se réciproque avec la fin ?

Sganarelle

Eh ! non. Je…

Pancrace

Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?

Sganarelle

Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non. »

Molière connaissait parfaitement la philosophie d’Aristote. Il n’a rien à voir avec la farce : derrière les simples apparences du comique, il y a une construction historique.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : « hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens »

Molière ne critique pas seulement le caractère arriéré des féodaux. En effet, il y a la tentative de procéder à l’imitation de la culture, par pédantisme. Molière est une arme anti-féodale justement parce qu’il empêche la reproduction en apparence de la culture par les faussaires féodaux.

La pièce Le bourgeois gentilhomme est ainsi un rappel aux bourgeois : il faut qu’ils restent eux-mêmes, pas qu’ils copient les féodaux. Un vrai bourgeois ne doit pas se la jouer gentilhomme, il doit porter la ville nouvelle, et ne pas transposer dans celle-ci des mœurs des campagnes.

On a par exemple le moment où Monsieur Jourdain, bourgeois voulant devenir gentilhomme, qui tente d’importer le culte féodal de « l’importance » :

Monsieur Jourdain, Laquais.

Monsieur Jourdain

Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi.

Laquais

Oui, Monsieur.

Dans La Comtesse d’Escarbagnas, on retrouve de la même manière la critique du pédantisme féodal déconnecté des valeurs réelles de la culture et de la civilisation. Les féodaux sont décalés par rapport aux réelles exigences, aux réelles bonnes manières.

Les spectateurs constatent ainsi dans la pièce :

La Comtesse

Allez, impertinente, je bois avec une soucoupe. Je vous dis que vous m’alliez quérir une soucoupe pour boire.

Andrée

Criquet, qu’est-ce que c’est qu’une soucoupe ?

Criquet

Une soucoupe ?

Andrée

Oui.

Criquet

Je ne sais.

La Comtesse

Vous ne vous grouillez pas ?

Andrée

Nous ne savons tous deux, Madame, ce que c’est qu’une soucoupe.

La Comtesse

Apprenez que c’est une assiette sur laquelle on met le verre. Vive Paris pour être bien servie !

On retrouve pareillement dans la pièce :

La Comtesse

Ôtez-vous de devant mes yeux. En vérité, Madame, c’est une chose étrange que les petites villes ; on n’y sait point du tout son monde ; et je viens de faire deux ou trois visites, où ils ont pensé me désespérer par le peu de respect qu’ils rendent à ma qualité.

Julie

Où auraient-ils appris à vivre ? Ils n’ont point fait de voyage à Paris.

La Comtesse

Ils ne laisseraient pas de l’apprendre, s’ils voulaient écouter les personnes ; mais le mal que j’y trouve, c’est qu’ils veulent en savoir autant que moi, qui ai été deux mois à Paris, et vu toute la cour.

Julie

Les sottes gens que voilà !

La Comtesse

Ils sont insupportables avec les impertinentes égalités dont ils traitent les gens. Car enfin il faut qu’il y ait de la subordination dans les choses ; et ce qui me met hors de moi, c’est qu’un gentilhomme de ville de deux jours, ou de deux cents ans, aura l’effronterie de dire qu’il est aussi bien gentilhomme que feu Monsieur mon mari, qui demeurait à la campagne, qui avait meute de chiens courants, et qui prenait la qualité de comte dans tous les contrats qu’il passait.

Julie

On sait bien mieux vivre à Paris, dans ces hôtels dont la mémoire doit être si chère. Cet hôtel de Mouhy, Madame, cet hôtel de Lyon, cet hôtel de Hollande ! Les agréables demeures que voilà !

La Comtesse

Il est vrai qu’il y a bien de la différence de ces lieux-là à tout ceci. On y voit venir du beau monde, qui ne marchande point à vous rendre tous les respects qu’on saurait souhaiter. On ne s’en lève pas, si l’on veut, de dessus son siège ; et lorsque l’on veut voir la revue, ou le grand ballet de Psyché, on est servie à point nommé.

Julie

Je pense, Madame, que, durant votre séjour à Paris, vous avez fait bien des conquêtes de qualité.

La Comtesse

Vous pouvez bien croire, Madame, que tout ce qui s’appelle les galants de la cour n’a pas manqué de venir à ma porte, et de m’en conter ; et je garde dans ma cassette de leurs billets, qui peuvent faire voir quelles propositions j’ai refusées ; il n’est pas nécessaire de vous dire leurs noms : on sait ce qu’on veut dire par les galants de la cour. »

Dans les Précieuses ridicules, on trouve de ridiculisé le même genre d’attitudes pédantes, de comportements relevant faussement de la culture :

Mascarille

Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude.

Mascarille

Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.

Magdelon

Assurément, ma chère.

Magdelon

Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudroit être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.

Mascarille

Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.

Le triomphe de Paris ne date pas du XIXe siècle : la ville naît au XVIIe siècle, comme vecteur de culture et de civilisation, contre la féodalité – et contre les pédants qui tentent d’utiliser cela dans un sens réactionnaire, au moyen de l’esprit pédant.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : contradiction ville-campagnes et rejet de l’esprit borné féodal

L’oeuvre de Molière possède une clef : la contradiction entre les villes et les campagnes. La féodalité consiste en les campagnes ; les bourgeois vivent dans les villes, qui étaient auparavant des bourgs fondés par les marchés tenus par les artisans.

La cour, quant à elle, choisit le camp des villes : elle est portée par l’administration de l’État s’affirmant dans un cadre nouveau : la nation.

Relever des campagnes, c’est être arriéré, c’est être déconnecté de la réalité et de ses exigences. Dans L’école des femmes, le personnage se plaint du fait que dans la grande ville qu’est Paris, le patriarcat ait reculé :

Arnolphe.

Fort bien : est-il au monde une autre ville aussi
Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?

Arnolphe voit d’ailleurs son jeune concurrent lui ravir la jeune femme qu’il tient prisonnière justement alors qu’il était en déplacement à la campagne : la contradiction est ici exposée de manière nette.

Horace.

Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

Arnolphe.

J’étais à la campagne.

Horace.

Oui, depuis deux journées.

On a ainsi de manière régulière la figure de la personne à la culture féodale qui est en décalage avec les mœurs. C’est par exemple le cas dans la pièce Monsieur de Pourceaugnac, où le personnage éponyme se plaint qu’on se moque de lui en ville :

« Monsieur de Pourceaugnac se tourne du côté d’où il vient, comme parlant à des gens qui le suivent, Sbrigani.

Monsieur de Pourceaugnac

Hé bien, quoi ? qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? Au diantre soit la sotte ville, et les sottes gens qui y sont ! ne pouvoir faire un pas sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire ! Eh ! Messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable, si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire. »

Dans L’Avare, le personnage éponyme qui représente l’usurier typique des campagnes – et non le bourgeois capitaliste – considère la ville comme son ennemi, comme le révèle sa réaction au vol de sa cassette :

Le commissaire

Qui soupçonnez-vous de ce vol ?

Harpagon

Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

Le commissaire

Il faut, si vous m’en croyez, n’effaroucher personne et tâcher doucement d’attraper quelques preuves afin de procéder après, par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

La pièce Le Misanthrope a justement comme sens de présenter un inadapté à la ville, qui est à ses yeux trop complexe et trop fausse. D’une certaine manière, le personnage d’Alceste préfigure de manière admirable le romantisme, nostalgie réactionnaire d’un moyen-âge idéalise.

Voici comment il exprime son avis sur la ville et la cour, c’est-à-dire sur la bourgeoisie et le pouvoir royal constituant l’administration de l’Etat :

Alceste

Je ne me moque point.
Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

Inversement, le personnage représentant le personnage « adapté » aux mœurs modernes et à leur complexité : il prend les gens tels qu’ils sont.

Philinte

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

La brutalité typiquement féodale des personnages arriérés est maintes fois soulignés. Les féodaux sont toujours prêts à la violence, à faire couler le sang. Voici comment Molière dénonce l’attitude brutale du personnage de l’usurier représenté par Harpagon :

Maître Jacques dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel il est entré.

Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds, qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher.

Harpagon à maître Jacques.

Qui ? celui qui m’a dérobé ?

Maître Jacques

Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.

On a là une critique démocratique ; bien entendu de manière moderne il eut fallu dénoncer la situation du cochon de lait (c’est-à-dire d’un porcelet). Les féodaux sont décalés, brutaux, bornés – ils appartiennent au passé.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : triomphe du baroque

Molière ne s’arrache donc pas à la soumission à la cour. La Comtesse d’Escarbagnas est une comédie-ballet, sans grande envergure, mais soulignant la séparation entre Paris et la province sur le plan des mœurs. A ce titre, elle célèbre la séparation villes-campagnes, en affirmant la cour et en abaissant l’aristocratie.

Le ton est le même avec Le Malade imaginaire, comédie-ballet où la pièce qui se moque des médecins est entrecoupé de danses, de chants, et de scènes à la gloire du roi et du mode de la vie de la cour.

« Tous

Joignons tous dans ces bois
Nos flûtes et nos voix :
Ce jour nous y convie
Et faisons aux échos redire mille fois :
LOUIS est le plus grand des rois ;
Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !

Dernière et grande entrée de ballet

Faunes, bergers et bergères, tous se mêlent, et il se fait entre eux des jeux de danse ; après quoi ils se vont préparer pour la comédie. »

Comme régulièrement dans les pièces de Molière, les médecins sont présentés comme des obscurantistes, des membres zélés de la féodalité. Le pouvoir royal est ouvertement présenté comme un obstacle progressiste à l’obscurantisme des médecins.

On a ainsi cette scène où le médecin est scandalisé que sa profession ait parfois à rendre des comptes :

« Argan

N’est-ce pas votre intention, monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?

Monsieur Diafoirus

A vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable ; et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux pour nous autres demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

Toinette

Cela est plaisant ! et ils sont bien impertinents de vouloir que, vous autres messieurs, vous les guérissiez. Vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.

Monsieur Diafoirus

Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes. »

Molière oppose ainsi la joie de vivre de la cour aux remèdes des médecins. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont de fait marqués par les « lavements » comme remèdes « miracles », au moyen de seringues enfoncés dans le rectum et propulsant des liquides dans l’intestin.

La pièce se moque de la méthode et de ses médecins qui ont pour habitude de parler finalement à des postérieurs de personnes crédules :

« Monsieur Fleurant, à Béralde.

De quoi vous mêlez-vous, de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d’empêcher monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d’avoir cette hardiesse-là !

Béralde

Allez, monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages.

Monsieur Fleurant

On ne doit point ainsi se jouer des remèdes et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance ; et je vais dire à monsieur Purgon comme on m’a empêché d’exécuter ses ordres et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez…

Argan

Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

Béralde

Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que monsieur Purgon a ordonné ! »

« Monsieur Purgon

Un clystère que j’avais pris plaisir à composer moi-même. »

« Monsieur Purgon

Inventé et formé dans toutes les règles de l’art. »

« Monsieur Purgon

Et qui devait faire dans les entrailles un effet merveilleux. »

Le problème est toutefois le même que pour l’affirmation des droits des femmes. Comment organiser socialement le changement ?

La pièce oscille ainsi entre l’idéologie baroque – la science est, en fait, prétentieuse et vaine – et l’idéologie matérialiste célébrant la nature comme étant rationnelle.

Voici deux extraits significatifs :

« Argan

Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

Béralde

Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

Argan

Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

Béralde

Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent pas du tout. »

« Argan

C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?

Béralde

Rien, mon frère.

Argan

Rien ?

Béralde

Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »

Molière, de fait, cède au baroque. On retrouve le principe de la « mise en abyme », puisqu’il est parlé de lui dans la pièce, et on a donc lui comme personnage se moquant de lui-même. La triste ironie est qu’il mourra après une représentation de cette pièce, après avoir joué un malade imaginaire alors que lui-même était réellement malade.

Voici la mise en abyme.

« Argan

Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.

Béralde

Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

Argan

C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

Béralde

Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

Argan

C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.

Béralde

Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

Argan

Par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : « Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté. »

Béralde

Vous voilà bien en colère contre lui.

Argan

Oui. C’est un malavisé ; et, si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

Béralde

Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

Argan

Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

Béralde

Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que, pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

Argan

Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile et vous me donneriez mon mal. »

L’idéologie baroque est ainsi finalement prédominante. Une servante se déguise en médecin de 99 ans à la va-vite, et la « confusion » triomphe, typiquement dans l’esprit baroque :

« Béralde

J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s’est trompé.

Argan

Pour moi, j’aurais été trompé à celle-là ; et j’aurais juré que c’est la même personne. »

« Béralde

Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande ; mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature. »

Le fait qu’il suffise d’un habit de médecin pour devenir médecin est une critique de la prétention des médecins, mais joue également sur le fait que les apparences sont trompeuses, dans l’esprit du baroque encore une fois.

« Argan

Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu’il y faut faire.

Béralde

En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

Argan

Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

Béralde

Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. »

Le moment final, toujours baroque, consiste en une sorte de danse orientale où le malade imaginaire se voit attribuer le titre de médecin, l’illusion étant ouvertement mise en avant comme méthode.

« Toinette

Quel est votre dessein ?

Béralde

De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

Angélique

Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

Béralde

Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses. »

Molière ne peut pas s’arracher à son époque : la monarchie absolue, avec son classicisme comme baroque français, limite son projet dans ses fondements mêmes.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière et les contradictions au sein du peuple

La question de la maternité et de la sexualité par rapport à l’éducation et l’activité sociale a été un problème fondamental, comme en témoigne Les femmes savantes.

Cependant, ce n’était pas le seul écueil à l’appui fait par Molière aux femmes et à leur quête de savoir : il y a également la question de la famille. Comment s’expriment les contradictions au sein du peuple ?

Comment les contradictions villes-campagnes jouent-elles dans les rapports au sein du couple ? Comment éviter que les progrès de la culture ne tombent dans le pédantisme, et comment éviter que le pragmatisme bourgeois ne sombre dans la facilité ?

C’est encore là un problème essentiel d’une modernité très grande ; ce qui est vrai au 17e siècle l’est encore au début du 21e siècle.

C’est par exemple le thème d’une discussion d’un couple au sujet de l’expression « rustique » d’une servante : cela semble intolérable à la femme, et tout à fait secondaire vis-à-vis du mari placide et pragmatique.

« PHILAMINTE

Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,

Pour mettre incessamment mon oreille au supplice ?

Pour rompre toute loi d’usage et de raison,

Par un barbare amas de vices d’oraison,

De mots estropiés, cousus par intervalles,

De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles* ?

BÉLISE

Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours.

Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;

Et les moindres défauts de ce grossier génie,

Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

CHRYSALE

Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,

Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?

J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,

Elle accommode mal les noms avec les verbes,

Et redise cent fois un bas ou méchant mot,

Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.

Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.

Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage,

Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,

En cuisine peut-être auraient été des sots.

PHILAMINTE

Que ce discours grossier terriblement assomme !

Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,

D’être baissé sans cesse aux soins matériels,

Au lieu de se hausser vers les spirituels !

Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,

D’un prix à mériter seulement qu’on y pense,

Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?

CHRYSALE

Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin,

Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. »

Le problème est, bien sûr, que le refus du pédantisme bascule vite dans le refus de voir les femmes être savantes :

« CHRYSALE.

C’est à vous que je parle, ma sœur.

Le moindre solécisme en parlant vous irrite :

Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.

Vos livres éternels ne me contentent pas,

Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,

Vous devriez brûler tout ce meuble* inutile,

Et laisser la science aux docteurs de la ville ;

M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,

Cette longue lunette à faire peur aux gens,

Et cent brimborions dont l’aspect importune :

Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,

Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,

Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.

Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,

Qu’une femme étudie, et sache tant de choses.

Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,

Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,

Et régler la dépense avec économie,

Doit être son étude et sa philosophie.

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,

Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,

Quand la capacité de son esprit se hausse

À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.

Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;

Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,

Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles,

Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.

Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs,

Elles veulent écrire, et devenir auteurs.

Nulle science n’est pour elles trop profonde,

Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde.

Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,

Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.

On y sait comme vont lune, étoile polaire,

Vénus, Saturne, et Mars, dont je n’ai point affaire ;

Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,

On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.

Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,

Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;

Raisonner est l’emploi de toute ma maison,

Et le raisonnement en bannit la raison ;

L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,

L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;

Enfin je vois par eux votre exemple suivi,

Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi. »

Ce n’est pas tout : le rapport mère-fille rencontre le même problème : si la jeune femme veut être épanouie et méprise les pédants au nom, en quelque sorte, de la dignité du réel, la mère pour autant connaît la valeur de l’éducation…

« HENRIETTE

C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire,

Les doctes entretiens ne sont point mon affaire.

J’aime à vivre aisément, et dans tout ce qu’on dit

Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit.

C’est une ambition que je n’ai point en tête,

Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,

Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,

Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

PHILAMINTE

Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte

De souffrir dans mon sang une pareille honte.

La beauté du visage est un frêle ornement,

Une fleur passagère, un éclat d’un moment,

Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;

Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.

J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner

La beauté que les ans ne peuvent moissonner,

De faire entrer chez vous le désir des sciences,

De vous insinuer les belles connaissances ;

Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,

C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit,

Et cet homme est Monsieur que je vous détermine

À voir comme l’époux que mon choix vous destine. »

On est, ici encore, dans une contradiction au sein du peuple, avec différents aspects.

=>Retour au dossier sur Molière

Les limites historiques de Molière

Les dernières œuvres de Molière prolongent, une dernière fois, l’offensive anti-féodale. Elles atteignent cependant une limite : celle propre à la monarchie absolue.

Les Fourberies de Scapin défendent ainsi, encore une fois, le droit au choix de la personne avec qui on veut se marier. On trouve toutefois de présente une réflexion sur le fatalisme, dans l’esprit stoïcien. Il faudrait accepter les choses telles qu’elles sont : ici se reflète le caractère passif de la bourgeoisie dans le cadre de l’alliance avec la cour.

Scapin, personnage qui manigance et qui trompe, rappelle qu’il faut prendre pourtant les choses telles qu’elles sont :

« Scapin

Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé ; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.

Argante

Quoi ?

Scapin

Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin. »

Lorsqu’il fait croire à un père que son fils a été enlevé par des Ottomans, il souligne le rôle de la « destinée » :

« Géronte

Que diable allait-il faire dans cette galère ?

Scapin

Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. »

C’est très important, car ici on voit que Molière commence à glisser ouvertement sur le terrain de la culture baroque.

La raison de cela tient à la réalité de la société française. De fait, la pièce qui suit, Les Femmes savantes, reprend la ligne générale de l’offensive anti-féodale, tout en posant une question compliquée, difficile à répondre alors.

Historiquement en effet, au début de l’humanité, la femme avait davantage d’importance que l’homme car elle donnait la vie. La hiérarchie s’est imposée avec la période de l’agriculture et de la domestication, du « triomphe » patriarcal sur la nature.

Or, si la bourgeoisie et le progrès rétablissent la dignité féminine, reste la question de la maternité. En l’absence de société collectivisée, la femme est obligée de « choisir » entre une vie de famille et la science. Telle est la contradiction montrée dans la pièce Les Femmes savantes.

Dès le début, on a deux femmes opposant leurs points de vue à ce sujet :

« ARMANDE

De tels attachements, ô Ciel ! sont pour vous plaire ?

HENRIETTE

Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,

Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,

Un homme qui vous aime, et soit aimé de vous ;

Et de cette union de tendresse suivie,

Se faire les douceurs d’une innocente vie ?

Ce nœud bien assorti n’a-t-il pas des appas ?

ARMANDE

Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !

Que vous jouez au monde un petit personnage,

De vous claquemurer aux choses du ménage,

Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,

Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !

Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,

Les bas amusements de ces sortes d’affaires.

À de plus hauts objets élevez vos désirs,

Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,

Et traitant de mépris les sens et la matière,

À l’esprit comme nous donnez-vous toute entière :

Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,

Que du nom de savante on honore en tous lieux,

Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille,

Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,

Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs

Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs :

Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie ;

Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,

Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,

Et donne à la raison l’empire souverain,

Soumettant à ses lois la partie animale

Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.

Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,

Qui doivent de la vie occuper les moments ;

Et les soins où je vois tant de femmes sensibles,

Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles. »

Henriette répond alors simplement que si les femmes n’avaient pas assumé leur sexualité, il n’y aurait pas de naissance : il n’y aurait pas eu Armande, il n’y aurait pas peut-être de savant auquel elle va donner naissance…

« HENRIETTE

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,

Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;

Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie

N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.

De grâce souffrez-moi par un peu de bonté

Des bassesses à qui vous devez la clarté ;

Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,

Quelque petit savant qui veut venir au monde. »

Cette question est, de fait, d’une grande modernité. Elle amène évidemment les femmes bourgeoises à vouloir supprimer la dimension naturelle : « on ne naît pas femme, on le devient ». La femme bourgeoise veut devenir un homme capitaliste.

Molière, portraitiste bourgeois, est confronté à cette contradiction historique, déjà au 17e siècle.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : comédies-ballet et apothéose avec le Bourgeois gentilhomme

Après L’Avare, Molière revient à la comédie-ballet, avec Monsieur de Pourceaugnac. C’est une comédie où on se moque des langages incorrects aux yeux de la cour, comme le picard et l’occitan, où l’on montre que, hors de Paris, tout est naïveté. La conclusion, en elle-même, témoigne du caractère divertissant de la pièce, comme reflet de l’idéologie de la cour :

« Ne songeons qu’à nous réjouir :
La grande affaire est le plaisir. »

Dans la continuité, on a ensuite la comédie-ballet Les Amants magnifiques, joué à l’occasion du carnaval de 1670, au cours des festivités appelées pas moins que Divertissement royal. Louis XIV devait monter sur scène pour danser deux rôles, mais apparemment il ne fit pas (et par ailleurs il ne le fit plus non plus par la suite).

On est là, encore dans l’esprit de la Renaissance et du divertissement pastoral, avec des références à la Grèce, une princesse devant se marier et allant à la chasse, etc.

On est dans la même démarche avec Psyché, une tragi-comédie utilisant également le principe du ballet, durant cinq heures et présenté à Paris pendant de longues périodes : du 24 juillet au 25 octobre 1671, du 15 janvier au 6 mars 1672 et du 11 novembre au 23 janvier 1673.

4000 personnes purent ainsi voir un spectacle faste dans la « Salle des Machines », avec des décors mobiles permettant de multiplier les lieux des différentes scènes. Psyché, une jeune femme, est ainsi transporté dans un palais, dans une campagne sauvage, aux enfers, pour être finalement enlevé enfin par le dieu Amour qui l’emmène au ciel, avec l’accord tant attendu de Vénus et de Jupiter.

On retrouve encore les nymphes et les naïades, des sylvains, bref des esprits des forêts et des eaux. L’une des divinités, Flore, résume l’esprit de la cour :

« Est-on sage,
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n’aimer pas ?
Que sans cesse,
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas.
La sagesse
De la jeunesse,
C’est de savoir jouir de ses appas
L’Amour charme
Ceux qu’il désarme ;
L’Amour charme,
Cédons-lui tous.
Notre peine
Seroit vaine
De vouloir résister à ses coups :
Quelque chaîne
Qu’un amant prenne,
La liberté n’a rien qui soit si doux. »

Entre ces deux œuvres, Molière a réalisé une autre comédie-ballet, qui est extrêmement connu en France : Le Bourgeois gentilhomme.

C’est une pièce qui, de fait, prolonge l’ambiguïté de la situation de Molière. Là encore, comme dans L’Avare, on a un personnage plus conforme aux exigences de la cour que de celles de la bourgeoisie.

On a ainsi un bourgeois, « Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête ».

Le personnage tente de saisir les règles de la cour, et il est simplement ridicule, incapable de devenir réellement raffiné. En même temps, cela révèle une certaine vanité et un certain ridicule des nobles eux-mêmes.

On a ainsi en même temps une cour qui se moque des « ploucs » et des bourgeois se moquant de la rigidité des nobles, le tout dans une œuvre qui terminera dans une apothéose délirante absolument incroyable.

Voici un extrait présentant bien le caractère de Monsieur Jourdain, celui dont on se moque dans toute l’oeuvre.

« Madame Jourdain

Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.

Monsieur Jourdain

Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.

Madame Jourdain

Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné.

Monsieur Jourdain

Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étais son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devinerait jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.

Madame Jourdain

Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.

Monsieur Jourdain

Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?

Madame Jourdain

Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?

Monsieur Jourdain

Des choses dont on serait étonné, si on les savait.

Madame Jourdain

Et quoi ?

Monsieur Jourdain

Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.

Madame Jourdain

Oui, attendez-vous à cela.

Monsieur Jourdain

Assurément. : ne me l’a-t-il pas dit ?

Madame Jourdain

Oui, oui : il ne manquera pas d’y faillir.

Monsieur Jourdain

Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

Madame Jourdain

Chansons. »

On a donc l’opposition entre la femme, rationnelle et attachée à la bourgeoisie, et l’homme qui délire et essaie de basculer dans l’aristocratie, au point de refuser un mari pour sa fille car n’appartenant pas à l’aristocratie, dont lui-même n’est pourtant pas issu, malgré ses dénégations.

« Monsieur Jourdain

Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.

Madame Jourdain

Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, ma femme : je vous vois venir.

Madame Jourdain

Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?

Monsieur Jourdain

Voilà pas le coup de langue ?

Madame Jourdain

Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?

Monsieur Jourdain

Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

Madame Jourdain

Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.

Nicole

Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille, je n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire marquise. »

Le bourgeois voulant devenir gentilhomme, en fait, n’est qu’un vaniteux, totalement hors de propos :

« Maître tailleur

Voulez-vous mettre votre habit ?

Monsieur Jourdain

Oui, donnez-le-moi.

Maître tailleur

Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.

Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole ; puis ils lui mettent son habit neuf ; et M. Jourdain se promène entre eux, et leur montre son habit, pour voir s’il est bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.

Garçon tailleur

Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.

Monsieur Jourdain

Comment m’appelez-vous ?

Garçon tailleur

Mon gentilhomme.

Monsieur Jourdain

« Mon gentilhomme ! » Voilà ce que c’est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : « Mon gentilhomme ». Tenez, voilà pour « Mon gentilhomme ».

Garçon tailleur

Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

Monsieur Jourdain

« Monseigneur », oh, oh ! « Monseigneur » ! Attendez, mon ami : « Monseigneur » mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que « Monseigneur ». Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.

Garçon tailleur

Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.

Monsieur Jourdain

« Votre Grandeur ! » Oh, oh, oh ! Attendez, ne vous en allez pas. à moi « Votre Grandeur ! » Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.

Garçon tailleur

Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.

Monsieur Jourdain

Il a bien fait : je lui allais tout donner.

Les quatre garçons tailleurs se réjouissent par une danse, qui fait le second intermède. »

Les situations sont cocasses au possible, comme la leçon sur les voyelles, où la vanité du pédantisme intellectuel saute aux yeux :

« Maître de philosophie

La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.

Monsieur Jourdain

O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, I, I, O.

Maître de philosophie

L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

Monsieur Jourdain

O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose ! »

L’oeuvre termine dans une apothéose anti-féodale. En théorie, le roi Louis XIV voulait une pièce pour se moquer des Ottomans, car un de leurs émissaires n’a pas été impressionné par un de ses luxueux habits.

En pratique, on se moque ici de la tyrannie et de la religion : sous couvert de se moquer de la tyrannie régissant l’empire ottoman et de l’obscurantisme musulman, c’est en fait la religion chrétienne dont on se moque, avec également la conception d’un tyran dont on célébrerait le culte sans aucune réalité de civilisation.

Monsieur Jourdain se croit nommé « mamamouchi », comme paladin de l’empire ottoman, par un ottoman qui est en fait le fiancé déguisé. La scène est délirante au possible :

« Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son de tous les instruments. Ils portent trois tapis fort longs, dont ils font plusieurs figures, et, à la fin de cette première cérémonie, ils les lèvent fort haut ; les Turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments, passent par dessous ; quatre Derviches qui accompagnent le Mufti ferment cette marche.

Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux ; le Mufti est debout au milieu, qui fait une invocation avec des contorsions et des grimaces, levant le menton et remuant les mains contre sa tête comme si c’était des ailes. Les Turcs se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, puis se relèvent, chantant Alla, ce qu’ils continuent alternativement jusqu’à la fin de l’invocation ; puis ils se lèvent tous, chantant Alla ekber.

Alors les Derviches amènent devant le Mufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé, sans turban, sans sabre, auquel il chante gravement ces paroles :

Le Mufti
Se ti sabir,
Ti respondir ;
Se nou sabir,
Tazir, tazir.

Mi star Mufti :
Ti qui star ti ?
Non intendir :
Tazir, tazir.

Deux Derviches font retirer le Bourgeois (…).

Le Mufti
Star bon Turca Giourdina ? Bis.

Les Turcs
Hey valla. Hey valla. Bis.

Le Mufti chante et danse.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

Après que le Mufti s’est retiré, les Turcs dansent, et répètent ces mêmes paroles.

Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

Le Mufti revient, avec son turban de cérémonie qui est d’une grosseur démesurée, garni de bougies allumées, à quatre ou cinq rangs.

Deux Derviches l’accompagnent, avec des bonnets pointus garnis aussi de bougies allumées, portant l’Alcoran : les deux autres Derviches amènent le Bourgeois, qui est tout épouvanté de cette cérémonie, et le font mettre à genoux le dos tourné au Mufti, puis, le faisant incliner jusques à mettre ses mains par terre, ils lui mettent l’Alcoran sur le dos, et le font servir de pupitre au Mufti, qui fait une invocation burlesque, fronçant le sourcil, et ouvrant la bouche, sans dire mot ; puis parlant avec véhémence, tantôt radoucissant sa voix, tantôt la poussant d’un enthousiasme à faire trembler, en se poussant les côtes avec les mains, comme pour faire sortir ses paroles, frappant quelquefois les mains sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation, et finit enfin en levant les bras, et criant à haute voix : Hou.

Pendant cette invocation, les Turcs assistants chantent Hou, hou, hou, s’inclinant à trois reprises, puis se relèvent de même à trois reprises, en chantant Hou, hou, hou, et continuant alternativement pendant toute l’invocation du Mufti.

Après que l’invocation est finie, les Derviches ôtent l’Alcoran de dessus le dos du Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il est las d’avoir été longtemps en cette posture, puis ils se relèvent.

Le Mufti s’adressant au Bourgeois.
Ti non star furba ?

Les Turcs
No, no, no.

Le Mufti
Non star forfanta ?

Les Turcs
No, no, no.

Le Mufti aux Turcs.
Donar turbanta. Donar turbanta.
Et s’en va.

Les Turcs répètent tout ce que dit le Mufti, et donnent en dansant et en chantant, le turban au Bourgeois.

Le Mufti revient et donne le sabre au Bourgeois.
Ti star nobile, non star fabola.
Pigliar schiabola.

Puis il se retire.

Les Turcs répètent les mêmes mots, mettant tous le sabre à la main ; et six d’entre eux dansent autour du Bourgeois auquel ils feignent de donner plusieurs coups de sabre.

Le Mufti revient, et commande aux Turcs de bâtonner le Bourgeois, et chante ces paroles.

Dara, dara, bastonara, bastonara, bastonara.

Puis il se retire.

Les Turcs répètent les mêmes paroles, et donnent au Bourgeois plusieurs coups de bâton en cadence.

Le Mufti revient et chante.

Non tener honta :
Questa star l’ultima affronta.

Les Turcs répètent les mêmes vers.

Le Mufti, au son de tous les instruments, recommence une invocation, appuyé sur ses Derviches : après toutes les fatigues de cette cérémonie, les Derviches le soutiennent par-dessous les bras avec respect, et tous les Turcs sautant dansant et chantant autour du Mufti, se retirent au son de plusieurs instruments à la turque. »

On a ici une production de très haut niveau, d’une très grande subtilité, bien loin de la simple « farce ».

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : paysans, usuriers et traditions féodales

Le Ballet des Muses, à Saint-Germain-en-Laye, a consisté en une série de comédies utilisant également la danse et le chant ; Molière y participe avec trois œuvres : Mélicerte, Pastorale comique, Le Sicilien ou l’Amour peintre.

On est dans l’esprit de la pastorale, ces histoires de campagne idéalisée, avec l’antiquité gréco-romaine en référence, avec la culture de la Renaissance en arrière-plan.

Il y a ainsi deux Molière : celui qui d’un côté, bourgeois, tend à l’idéologie représentée par l’humanisme et la peinture flamande, celui qui, de l’autre, contribuant à la monarchie absolue, est lié à l’idéologie de la Renaissance.

Lorsqu’il écrit Amphitryon, après ses trois œuvres pour le Ballet des muses, il sert ainsi le Roi soleil, qui est en quelque sorte représenté par Jupiter, qui lui-même prend l’apparence d’Amphitryon afin de charmer, en fait abuser, sa femme Alcmène.

Mercure prend, lui, l’apparence du valet, qui s’appelle Sosie et philosophe sur ce « sosie » qu’il retrouve devant lui :

« Sosie

Il ne ment pas d’un mot à chaque repartie,
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déjà Sosie ;
Il pourrait bien encor l’être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je voi ?
Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
À moins d’être moi-même, on ne le peut savoir. »

Une autre comédie-ballet suit, qui n’aura guère de succès : George Dandin ou le Mari confondu. Riche paysan, Georges Dandin achète un titre de noblesse et est devenu Monsieur de la Dandinière, il se marie avec une famille noble désargentée, mais sa femme le méprise et s’empresse de se laisser courtiser.

La pièce consiste donc en la description des malheurs du paysan, comme la scène d’exposition le présente même directement, dans une sorte d’adresse au public :

« George Dandin

Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin. »

Cependant, au-delà du portrait du paysan parvenu qui vient se fracasser sur les exigences féodales – une contradiction évidente, qui ne se résoudra que lorsque le capitalisme se développera plus avant – on a de nouveau la figure de la femme se libérant, s’arrachant à la féodalité.

« Angélique

Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

George Dandin

C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

Angélique

Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis. »

Le problème de Molière est qu’ici, s’il dénonce les mœurs féodales et leur inhumanité, il ne peut pas aller trop loin dans le portrait, car cela amènerait à rejeter la monarchie absolue elle-même. L’Avare, pièce qui suit George Dandin ou le Mari confondu, sera ainsi également un échec.

Ce n’est que par la suite que cette pièce sera reconnue comme ayant de la valeur, au point d’être la seconde pièce la plus jouée à la Comédie française après Tartuffe.

C’est très révélateur de la fonction idéologique de L’Avare. Molière pouvait avoir du succès dans la mesure où il était un portraitiste bourgeois utilisé par la monarchie absolue dans le cadre d’une alliance contre la féodalité.

Cependant, L’Avare se concentre sur la question du rapport entre la bourgeoisie et le style de vie exigé à l’époque par la cour.

Pour le paysan Georges Dandin, la bourgeoisie ne pouvait que regretter son triste sort dans la mesure où c’était un parvenu, tout en se moquant en même temps de ses traditions paysannes féodales.

Pour l’Avare, la cour méprisait la figure de l’usurier, composante essentielle de la féodalité, symbole d’une logique rejetant tout principe de culture au nom de l’argent. Si l’on rit de l’avare, c’est parce qu’on rit de l’usurier, comme le fameux passage où il découvre le vol de sa cassette enterrée dans le jardin et contenant son argent :

« Harpagon.

Harpagon criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.
Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. »

Mais la bourgeoisie ne pouvait pas appuyer une critique de quelqu’un accumulant du capital et revendiquant la frugalité, même si l’usurier est très différent du capitaliste…

En critiquant l’Avare comme figure, Molière assume ainsi l’idéologie dominante, où la bourgeoisie est déjà en recul sur le plan idéologique dans la mesure où elle est obligée de bricoler son échec à assumer le protestantisme, ce qui amène à la genèse d’une sorte de catholicisme d’esprit déiste, que l’on retrouve chez Descartes, Rousseau, Voltaire, la franc-maçonnerie, etc.

Mais la bourgeoisie, si elle accepte cela, ne peut pas prendre partie de manière réelle dans cette bataille qui ne lui est, en fin de compte, que d’un intérêt secondaire, alors qu’inversement l’idéologie de la monarchie absolue – paraître, civilisation et raison d’Etat – se donne comme tâche d’écraser toutes les autres idéologies sous sa pression.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : médecins et autres réactionnaires

L’échec, en raison de la répression, des pièces ayant comme personnages « principaux » Tartuffe et Dom Juan – avec en leur cœur la dénonciation anti-féodale de la religion catholique – n’a pas déçu le roi.

Celui-ci fait de la troupe de Molière pas moins que la « Troupe du Roy », en 1665. La nouvelle pièce, appelée L’Amour médecin et consistant de nouveau en une comédie-ballet, est jouée à Versailles.

Elle a été écrite rapidement, et son portrait vise surtout à se moquer des médecins, à la science improbable masquée par un jargon élaboré pour mystifier. Il y a même une servante qui vient se moquer des médecins en disant que quelqu’un marche sur leurs plate-bandes, en ayant tué quelqu’un à l’épée, concurrençant les médecins qui justement envoient plus au cimetière qu’ils ne guérissent…

« Lisette

Quoi, Messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la médecine ?

M. Tomès

Comment, Qu’est-ce ?

Lisette

Un insolent, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier : et qui sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps »

Bien entendu, il y a une charge anti-religieuse, car les naïfs croyant les médecins sont aussi ceux qui sont superstitieux, qui ont été façonnés par l’obscurantisme religieux… Le jeune homme qui veut parler secrètement à la femme qu’il aime se fait passer pour un médecin auprès du père de celle-ci, et son discours joue là-dessus :

« Clitandre

Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres : ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements : mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constellés.

Lisette

Que vous ai-je dit ?

Sganarelle

Voilà un grand homme ! »

Si le scénario est grossier, Molière réussit par le portrait à ne pas limiter cela à la farce. Il y a la révolte contre l’obscurantisme, comme lorsque le jeune homme dit la vérité, mais que père mystifié croit que c’est un discours visant à tromper sa fille devenue « folle ».

« Clitandre

N’en doutez point, Madame, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous aime, et que je brûle de me voir votre mari, je ne suis venu ici que pour cela : et si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles sont, cet habit n’est qu’un pur prétexte inventé, et je n’ai fait le médecin que pour m’approcher de vous, et obtenir ce que je souhaite.

Lucinde

C’est me donner des marques d’un amour bien tendre, et j’y suis sensible autant que je puis.

Sganarelle

Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! »

Comme il s’agit d’une comédie-ballet, on comprend que l’appel est à la joie, et qu’il faut savoir se passer des médecins, dans la mesure où ce sont des charlatans…

« La Comédie, Le Ballet et La Musique, tous trois ensemble.
Sans nous tous les hommes
Deviendraient mal sains :
Et c’est nous qui sommes
Leurs grands médecins.

La Comédie.
Veut-on qu’on rabatte
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui vous minent tous,
Qu’on laisse Hippocrate,
Et qu’on vienne à nous.

Tout trois, ensemble.
Sans nous… »

On retrouve la même chose dans Le Médecin malgré lui, où là encore on a une servante qui exprime les choses simples de la vie.

« Jacqueline

on n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerais mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse. »

Le Médecin malgré lui se moque d’ailleurs fondamentalement de la médecine, puisqu’un coupeur de bois se fait passer brillamment pour un médecin. Il y a là une critique approfondie de la mystification obscurantiste de la caste des médecins, dans une œuvre fameuse et savoureuse.

On a le même principe dans la pièce montée entre les deux précédentes, Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux. Si elle est bien moins réussie, elle se veut un portrait également, mais le public n’a pas réellement apprécié, et pour cause : le personnage du misanthrope est attachant dans son isolement face à ceux et celles pour qui ne comptent que le paraître.

Voici ce que dit le misanthrope :

« Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?

(…)

Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages »

Faut-il alors comprendre que l’hypocrisie de la cour est intenable ? Ou bien inversement que le « misanthrope » est un aristocrate lié à la féodalité et incapable de suivre l’exigence culturelle nouvelle ? Ou encore, comme ce misanthrope haïssant l’humanité manie à perfection le langage exigé par son époque, n’est-il pas finalement un égocentrique refusant faussement les manières délicates ?

En pratique, c’est en fait la contradiction villes-campagnes qui permet de comprendre que ce personnage du misanthrope est réactionnaire : il est contre le développement des mœurs, il est débordé par le développement culturel. Il est donc condamné historiquement.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière et l’offensive anti-religieuse avec la Princesse d’Elide, Tartuffe, Dom Juan

Molière, avec le premier succès permis par la querelle de l’école de femmes, se retrouve lié à la cour et son positionnement historiquement en conflit avec la religion. La raison d’Etat et les intérêts nationaux priment, et exigent s’il le faut la soumission du clergé. Molière, représentant de la bourgeoisie, est ici un allié important.

Il est ainsi placé au cœur, avec le compositeur Lully, de la grande fête des Plaisirs de l’Ile Enchantée, au château de Versailles. Le nom de la fête vient d’un passage d’un poème épique de 30 000 vers, le Roland furieux, de l’auteur italien de la Renaissance Ludovico Ariosto, dit « l’Arioste ».

Elle se déroule du 7 au 13 mai 1664, pour un public trié sur le volet dans la cour (600 personnes furent invitées), allant de divertissement en divertissement, depuis le feu d’artifice jusqu’à la loterie, du théâtre au carrousel, du ballet aux collations, etc.

On y retrouve Lully comme surintendant de la musique de chambre, Beauchamp le maître de ballet, Mademoiselle Hilaire qui est cantatrice, Vigarini qui est machiniste et scénographe, toute une série de comédiens pour réciter les vers des poètes de cour Benserade et Périgny.

Ces comédiens viennent exclusivement de la « troupe de monsieur », le nom de la troupe de Molière avec monsieur représentant le frère du roi; ce qui signifie qu’ont été mises de côté les autres troupes parisiennes : celles de Bourgogne et du Marais, ainsi que les Italiens du Palais-Royal et les Espagnols du Louvre.

La Princesse d’Elide y est jouée pour la première fois, dans une pièce plaisante qui, justement, témoigne de l’écrasement de l’idéologie religieuse par la cour. La pièce raconte comment une princesse revendique la solitude, mais cède devant un prince feignant l’indifférence.

On peut et on doit céder à l’amour : il y a là une affirmation des sentiments en contradiction flagrante avec la mentalité religieuse. C’est le sens du soutien à Molière effectué par Louis XIV.

Comme le formule un personnage :

« Cynthie

Et serait-ce un bonheur de respirer le jour
Si d’entre les mortels on bannissait l’amour ?
Non, non tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
Et vivre sans aimer n’est pas proprement vivre. »

Et c’est le choix de deux autres personnages, qui avouent qu’il faut oser aller de l’avant :

« Clymène

Chère Philis, dis-moi, que crois-tu de l’amour ?

Philis

Toi-même, qu’en crois-tu, ma compagne fidèle ?

Clymène

On m’a dit que sa flamme est pire qu’un vautour, Et qu’on souffre en aimant une peine cruelle.

Philis

On m’a dit qu’il n’est point de passion plus belle, Et que ne pas aimer c’est renoncer au jour.

Clymène

À qui des deux donnerons-nous victoire ?

Philis

Qu’en croirons-nous, ou le mal ou le bien ?

Clymène et Philis ensemble.

Aimons, c’est le vrai moyen De savoir ce qu’on en doit croire. »

Enfin, comme il y a une dimension relevant du portrait, on trouve de mis en avant le thème de la coquetterie féminine, avec le jeu féminin de l’indifférence exigeant des hommes de jouer les chevaliers servants :

« La Princesse

Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. »

On est là dans un éloge de la vie en elle-même, s’arrachant à la religion. Aussi, on ne sera guère étonné de trouver, lors des fêtes des Plaisirs de l’Ile Enchantée, la présentation de trois actes de Tartuffe.

Cette pièce est, en effet, la première offensive ouverte contre la religion catholique, au point que Louis XIV sera obligé, tactiquement, de céder aux injonctions immédiates de l’Église et d’empêcher qu’il y ait des représentations publiques.

Voici comment Pierre Roullé, dans Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les rois du monde, publié en 1664, attaque à la fois Molière et la pièce, de manière frontale:

« Un homme, ou plutôt un Démon vêtu de chair et habillé en homme et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le Théâtre, à la dérision de toute l’Église, et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné [sic] du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux.

Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-Majesté divine, qui va à [sic] ruiner la Religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des Ames et des familles par de sages Guides et Conducteurs pieux.

Mais sa [sic] Majesté après lui avoir fait un sévère reproche, animé d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a par abolition remis son insolence, et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse, et de sa Poésie licencieuse et libertine.

Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et infamant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la Religion, les Sacrements et les Officiers les plus nécessaires au salut, lui déclarant publiquement et à toute la terre qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche le plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la Religion, à la révérence due aux Sacrements, qui sont les canaux de la grâce que JÉSUS-CHRIST a méritée aux hommes par sa mort en la Croix, à la faveur desquels elle est transfuse et répandue dans les Ames des Fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux, et une exécration d’un crime si infernal ? »

Il faudra attendre plusieurs années avant qu’une version remaniée, connue sous le nom de Le Tartuffe ou l’Imposteur, puisse être jouée avec un grand succès. L’autorisation ne doit rien au hasard : elle intervient au moment de « l’armistice » entre l’Église alliée au roi et les forces religieuses dites jansénistes, prônant une interprétation passive de la religion et exprimant les intérêts de la noblesse au refus d’un État centralisé.

La religion est obligée de lâcher du lest, et la monarchie absolue peut se permettre d’autoriser Tartuffe, qui est alors un immense succès.

La pièce raconte comment un homme, fidèle au régime, se fait manipuler par quelqu’un prétendant être « dévot » en religion et parasitant en réalité sa famille. Molière attaque la réalité sociale, il accuse ceux qui dérangent la bonne conduite des fidèles du roi :

« Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage.
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté »

C’est d’ailleurs la société bien ordonnée permise par le roi qui sauvera la situation à la fin ; voici comment le fonctionnaire venant rétablir l’ordre et expulser Tartuffe présente l’ordre dominant :

« Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur. »

Le seul ordre, c’est celui de l’Etat ; personne ne peut imposer sa violence, même pas un fils en colère contre Tartuffe :

« Cléante

Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires. »

Le début de la pièce est également marqué par une grand-mère, Madame Pernelle, défendant le personnage appelé Tartuffe, appuyant sa « critique » systématique des mœurs non conformes aux valeurs religieuses et critiquant les jeunes pour leur non respect de ces valeurs. Voici comment ceux-ci expriment par la suite leur opinion bourgeoise, libérale :

« Damis

Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

Dorine

S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle

Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire »

Il y a une critique de la superstition, et au sens strict Madame Pernelle représente l’idéologie baroque, avec ses refus de reconnaître que la science peut expliquer le monde et considérant que tout, à part Dieu, n’est que trompe-l’oeil.

Même quand son fils lui révèle que Tartuffe a tenté de coucher avec sa femme, Madame Pernelle nie qu’il faille se fier à la réalité et qu’on puisse vraiment la comprendre :

« Orgon

C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

Madame Pernelle

Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit. »

Orgon, fidèle au roi, est ainsi une victime de la religion et des préjugés du passé. Or, comme il est dans l’intérêt de la monarchie absolue qu’il reste rationnel, il faut combattre la superstition.

L’accent est donc mis non pas sur Tartuffe, bien secondaire dans la pièce, mais sur l’attitude d’Orgon, passé d’homme mesuré fidèle au roi à une figure crédule, soumise à un parasite qui, de fait, concurrence le roi en tant que représentant de l’ordre social.

Voici comment est raconté la position d’Orgon par rapport à Tartuffe :

« C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles. »

La désarroi moral d’Orgon est tellement fort, qu’il en vient à posséder un dédain complet pour le monde, et pour sa famille même. C’est là en fait la position, en pratique, du jansénisme, et c’est intolérable à la fois pour la bourgeoisie et pour la raison d’Etat.

Voici un passage témoignant de cet état d’esprit :

« Orgon

C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.

Cléante

Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! »

La solution est bien sûr le réalisme, à la fois bourgeois et conforme aux exigences de la raison d’Etat et de son pragmatisme. Il faut, à tout prix, savoir évaluer une situation :

« Cléante

Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ? »

La pièce qui va suivre le Tartuffe, Dom Juan ou le Festin de pierre, va aller encore plus loin. Elle mérite une analyse approfondie à elle toute seule, de par sa complexité.

Le cœur de l’oeuvre, c’est un libertin appelé Dom Juan qui fonde toute sa vie sur le raisonnement, sur le réalisme, le matérialisme ou bien le pragmatisme, selon. Il est présenté comme quelqu’un d’intéressant, voire à valoriser.

Et surtout, son alter ego, qui est son valet Sganarelle, par ailleurs joué par Molière lui-même, est un idiot fini croyant en toutes les superstitions, tout en obéissant à Dom Juan et en l’aidant dans toutes ses entreprises.

Les religieux ne seront nullement dupes et comprendront bien sûr que le danger ce n’est pas que Dom Juan, c’est aussi voire surtout la figure de Sganarelle, qui ridiculise les croyants. Rochemont, dans un pamphlet, dénonce ainsi la pièce de Molière, et plus particulièrement du personnage de Sganarelle, joué par Molière lui-même :

« Une religieuse débauchée et dont l’on publie la prostitution.
Un pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu.
Un libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre.
Un enfant qui se moque de son père et qui souhaite sa mort.
Un impie qui raille le ciel et qui se rit de ses foudres.
Un athée qui réduit toute la foi à deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit.
Un extravagant [c’est-à-dire le valet Sganarelle] qui raisonne grotesquement de Dieu et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments .
Un valet infâme créé au badinage de son maître, dont la créance aboutit au moine bourru car pourvu que l’on croit au moine bourru tout va bien, le reste n’est que bagatelle.
Un démon qui se mêle dans toutes les scènes et qui répand sur le théâtre les plus noirs fumées de l’enfer.
Et enfin, un Molière, pire que tout cela, habillé en Sganarelle, qui se moque de Dieu et du Diable, qui joue le Ciel et l’Enfer, qui souffle le chaud et le froid, qui confond la vertu et le vice, qui croit et ne croit pas, qui pleure et qui rit, qui reprend et qui approuve, qui est censeur et athée, qui est hypocrite et libertin, qui est homme et démon tout ensemble. Un diable incarné comme lui-même se définit. »

Notons également que ce pamphlet fut imprimé avant même la publication de la pièce : à l’époque fut en fait tout à fait compris la position et le rôle de Molière.

Le prince de Conti, devenu dévot, dit dans un même sens :

« Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ?

Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans l’esprit des spectateurs, il faut dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure. » (Sentiments des Pères de l’Eglise sur la comédie et les spectacles)

Le pragmatisme de Dom Juan est ainsi la réponse à la crédulité d’Orgon face à Tartuffe, et tout cela est permis, dans la mesure du possible, comme critique parce que la monarchie absolue a tout intérêt à affaiblir la religion et l’Eglise, pour renforcer l’Etat et sa « raison ».

=>Retour au dossier sur Molière

Molière et l’esprit brillant avec Le Mariage forcé

Une fois la querelle de l’école des femmes ayant ouvert la voie à la démarche de Molière, il ne restait plus qu’à continuer. La pièce réellement nouvelle qui suit, Le Mariage forcé, est ainsi de nouveau une comédie-ballet.

Pour que les choses restent claires, pour ainsi dire, c’est sur ordre de sa Majesté qu’elle est jouée en janvier 1664 au palais du Louvre, puis en février 1664 par la troupe de Monsieur, frère unique du Roi, au Théâtre du Palais-Royal devant le public.

La pièce est indéniablement brillante, puissamment intelligente. Le thème est encore une fois un homme désireux de se marier, alors qu’il ne l’a jamais fait. Il a changé d’avis, parce qu’il a adopté un point de vue réactionnaire, voyant la femme comme un objet, comme une esclave satisfaisant ses vieux jours :

« Sganarelle

J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. »

Il va la rejoindre, le jour de son mariage, avec un esprit patriarcal tout à fait traditionnel…

« Sganarelle

Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ? »

Cependant, la femme qu’il doit marier, Dorimène, est moderne et explique bien qu’elle compte profiter d’une totale liberté… et qui compte déjà lui envoyer les factures de ses achats.

« Dorimène

J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

Sganarelle

Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

Dorimène

C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands. »

Sganarelle, le vieil homme (il n’a en fait qu’une cinquantaine d’années, mais pour l’époque c’est beaucoup), se met alors à hésiter et va demander des conseils, allant voir deux philosophes qui lui répondent de manière totalement à côté de manière extrêmement humoristique, ou encore des diseuses de bonne aventure égyptiennes, un magicien qui appelle des diables… On notera d’ailleurs, que bien sûr, il s’adresse à tout le monde sauf au clergé, comme si l’avis de ce dernier n’avait pas de valeurs… On a ici un esprit bourgeois, urbain, moderne.

Le tout est prétexte à des intermèdes musicaux composés par l’italien Jean-Baptiste Lully (1632-1687), devenu Français en s’intégrant à cette nouvelle idéologie formée par Louis XIV par l’intermédiaire de Versailles.

Voici le passage concernant l’un des deux philosophes interrogés. Le premier était un disciple d’Aristote, n’écoutant jamais Sganarelle et se préoccupant uniquement de raisonnement technique au moyen de concepts philosophiques, dans l’esprit, finalement, de la scolastique religieuse (qui avait repris Aristote, tout en « modifiant » sa conception générale de l’univers).

Nous reverrons cette question de la présence importante d’Aristote dans les œuvres de Molière, preuve indubitable de l’influence de l’averroïsme (et, apparemment, jamais remarqué par aucun commentateur bourgeois !).

Ici, le second philosophe est un sceptique, niant la réalité au nom du doute systématique.

« MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?

SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude ; de suspendre toujours son jugement : et par cette raison vous ne devez pas dire « Je suis venu » ; mais « Il me semble que je suis venu. »

SGANARELLE.- Il me semble ?

MARPHURIUS.- Oui.

SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu’il me semble, puisque cela est.

MARPHURIUS.- Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.

SGANARELLE.- Comment, il n’est pas vrai que je suis venu ?

MARPHURIUS.- Cela est incertain ; et nous devons douter de tout.

SGANARELLE.- Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne me parlez pas ?

MARPHURIUS.- Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle : mais il n’est pas assuré que cela soit.

SGANARELLE.- Eh ! que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement ; et il n’y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

MARPHURIUS.- Je n’en sais rien.

SGANARELLE.- Je vous le dis.

MARPHURIUS.- Il se peut faire.

SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle.

MARPHURIUS.- Il n’est pas impossible.

SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?

MARPHURIUS.- L’un, ou l’autre.

SGANARELLE.- Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

MARPHURIUS.- Selon la rencontre.

SGANARELLE.- Ferai-je mal ?

MARPHURIUS.- Par aventure.

SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut.

MARPHURIUS.- C’est mon dessein.

SGANARELLE.- J’ai une grande inclination pour la fille.

MARPHURIUS.- Cela peut être.

SGANARELLE.- Le père me l’a accordée.

MARPHURIUS.- Il se pourrait.

SGANARELLE.- Mais en l’épousant, je crains d’être cocu.

MARPHURIUS.- La chose est faisable.

SGANARELLE.- Qu’en pensez-vous ?

MARPHURIUS.- Il n’y a pas d’impossibilité.

SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ?

MARPHURIUS.- Je ne sais.

SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire ?

MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira.

SGANARELLE.- J’enrage !

MARPHURIUS.- Je m’en lave les mains.

SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur.

MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra.

SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

MARPHURIUS.- Ah ! ah ! ah !

SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias ; et me voilà content.

MARPHURIUS.- Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

SGANARELLE.- Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu ; mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

MARPHURIUS.- Ah ! je m’en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j’ai reçus.

SGANARELLE.- Je m’en lave les mains.

MARPHURIUS.- J’en ai les marques sur ma personne.

SGANARELLE.- Il se peut faire.

MARPHURIUS.- C’est toi, qui m’as traité ainsi.

SGANARELLE.- Il n’y a pas d’impossibilité.

MARPHURIUS.- J’aurai un décret contre toi.

SGANARELLE.- Je n’en sais rien.

MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice.

SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra.

MARPHURIUS.- Laisse-moi faire.

SGANARELLE.- Comment ? on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin, qu’au commencement. Que dois-je faire dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure. »

=>Retour au dossier sur Molière

Molière et la querelle de L’École des femmes

Molière, en 1662, produit une œuvre qui va avoir un très profond retentissement et restera appelé historiquement la « Querelle de L’École des femmes ».

Cela commence donc avec la pièce L’École des femmes en 1662, à quoi suit une série de critiques et d’attaques, auxquelles Molière fournit une réponse en 1663 dans La Critique de l’école des femmes.

Une autre pièce de 1663, intitulée L’Impromptu de Versailles, est à ajouter en fait dans cette querelle, de par sa forme particulière.

La pièce qui lance la « querelle », L’École des femmes, est une comédie somme toute banale dans la forme : c’est le contenu qui possède une dimension anti-féodale extrêmement forte.

L’École des femmes, gravure de 1719

La pièce sera jouée à la cour quinze jours après la première, et au milieu de l’année 1663, « l’excellent poète comique » Molière reçoit 1000 livres de gratifications royales (à titre de comparaison, une famille modeste vivait alors avec 300 livres par an).

De fait, son caractère offensif est patent. On y trouve en effet un homme âgé, Arnolphe, qui est le tuteur d’une fille qu’il a placé dans un couvent afin de la rendre la plus idiote possible, pour la marier par la suite. Cependant, celle-ci devenue jeune femme a par hasard vu un autre homme et c’est le coup de foudre, qui lui fournit toute l’intelligence possible pour faire triompher son amour.

C’est le triomphe de la nature face aux manigances féodales. Les valeurs féodales sont ridiculisées par le portrait d’Arnolphe, qui est d’ailleurs présent tout au long de la pièce, en formant le personnage central.

De la même manière, on trouve dans la pièce de nombreuses allusions érotiques, afin de souligner l’importance du corps et de la sexualité.

Arnolphe, qui nie l’existence de la femme, qui rejette tant son esprit que son corps, est une figure réactionnaire, ses propos étant présentés comme absolument représentatifs de l’ancien point de vue, relevant de l’idéologie féodale.

« Chrysalde.

Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

Arnolphe.


Épouser une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon [jeu avec des rimes en « on »]
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »
Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

Chrysalde.

Une femme stupide est donc votre marotte ?

Arnolphe.

Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte
Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit. »

D’ailleurs, et bien évidemment, Arnolphe a changé son nom afin de se faire passer pour un noble. C’est un exemple typique du théâtre de Molière, où la cour et la bourgeoisie attaquent la féodalité, qui n’apporte rien que valeurs réactionnaires et vanité ridicule. Voici comment un personnage de moque de la prétention d’Arnolphe :

« Chrysalde.

Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

Arnolphe.

Bon !
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

Chrysalde.

Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

Arnolphe.

Outre que la maison par ce nom se connaît,
La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

Chrysalde.

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

Arnolphe.

Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas. »

Les réactions à la pièce sont vigoureuses et, en réponse, Molière réalise en 1663 une comédie appelée La Critique de l’École des femmes. Elle consiste en une discussion de personnes ayant vu la pièce, la majorité la critiquant, d’autres la défendant.

La pièce est un très grand succès, et sert de manifeste théorique pour Molière, qui y fait l’éloge du portrait, et également ainsi de l’amour naturel, de l’expression sincère des sentiments, de la reconnaissance du désir sexuel, que bien entendu les pédants réfutent.

Ce qui compte cependant également, c’est l’affirmation de l’existence d’un bon sens, qui permet d’évaluer ce qui est bien.

« Le Marquis

Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

Dorante

Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, et de la pièce de quinze sols, ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

Le Marquis

Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

Dorante

Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens. »

C’est une pièce qui prend littéralement en photo un débat dans le milieu cultivé de l’époque.

Elle est d’ailleurs suivie très rapidement de L’Impromptu de Versailles, qui est cette fois une photographie des acteurs eux-mêmes, Molière en faisant d’ailleurs partie, donnant ses consignes, répétant également avec les autres.

Ce qui est également important, c’est que, plusieurs fois, Molière affirme que son existence est liée à la cour : c’est une affirmation politique. Son théâtre progressiste, bourgeois, est soutenu par la cour. Il n’est possible que dans ce cadre là, et le personnage de Molière dit dans la pièce :

« Molière

Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent ; et leur en vouloir reculer le divertissement, est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu’ils désirent de nous : nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s’il vous plaît. »

L’offensive contre la noblesse est ouvertement présentée comme actualité politique :

« Molière

(Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

Mademoiselle Molière

Toujours des marquis !

Molière

Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

La « Querelle de L’École des femmes » est une étape historique de l’offensive anti-féodale.

=>Retour au dossier sur Molière

Molière : Les Fâcheux, du baroque au classicisme

Avec Les Fâcheux en 1661, on a le grand tournant dans l’oeuvre de Molière. Non seulement on retrouve de développé le thème du portrait, mais on a cette fois bien plus : l’appui de Louis XIV, qui va donner une dimension historique à l’ensemble.

Comédie-ballet, Les Fâcheux décrit justement des personnes ennuyeuses, empêchant un homme d’aller voir la femme qu’il aime, parce qu’elles leur racontent une partie de cartes fameuse, ou bien parce qu’elles viennent chanter un air, etc.

On devine que ces fâcheux sont le genre d’importuns que connaît, en quelque sorte Louis XIV, qui va même, alors que l’oeuvre était encore à l’écriture mais que la liste était établie, en mentionner un qui manque : le fâcheux ne pensant qu’à la chasse à courre.

Molière s’empressera de l’ajouter, ce qui donnera :

« Dorante.

Ha ! Marquis, que l’on voit de fâcheux, tous les jours,
Venir de nos plaisirs interrompre le cours  !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

Éraste.

Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

Dorante, le retenant.

Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie »

Et le Dorante de ne plus s’arrêter.

La comédie – qui a toute une partie musicale et dansée – est un immense succès, avec 106 représentations. Ce n’est pas tout : la première eut lieu au château de Vaux-le-Vicomte, lors d’une immense fête donnée par le surintendant Nicolas Fouquet, dont le faste choquera Louis XIV au point que Fouquet sera par la suite mis en prison pour avoir accumulé tant de richesses aux dépens du pays.

Cela signifie que, symboliquement, on a le choix de Molière, de la culture nationale, contre le parasitage par des esprits qui, aussi brillants qu’ils soient, ne servent pas la cause publique. On est là très précisément dans l’esprit de Richelieu, de l’affirmation nationale, de la monarchie absolue comme forme permettant au pays de dépasser la féodalité (et, également, la bureaucratie liée au développement de l’État).

On a ici un moment clef historiquement, expliquant l’apparition du classicisme. Alors que le baroque était la forme idéologique apparue en réaction à l’humanisme, l’existence de la monarchie absolue renverse la forme pour lui donner un contenu progressiste de dépassement de la féodalité.

Cela se voit dans Les Fâcheux, dont le prologue commence avec une naïade (une nymphe d’eau douce) sortant d’une grotte, avec des dryades (des nymphes), des faunes et des satyres sortant des forêts ou des statues qui se mettent à bouger, à l’appel suivant :

« Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez »

La forme baroque des grottes, des personnages liés à l’antiquité dans l’esprit de la Renaissance qui s’est intégré au baroque, tout cela est assimilé, intégré à l’affirmation de l’idéologie de la monarchie absolue qui, dans son besoin d’ordre et de régularité étatique, affirme le classicisme.

Voici comment cela est résumé par André Félibien, dans sa « Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte lorsque le roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu » :

« Le théâtre était dressé dans le bois de haute futaie, avec quantité de jets d’eau, plusieurs niches et autres enjolivements : et l’ouverture en fut faite par Molière, qui dit au roi qu’il ne pouvait divertir Sa Majesté, ses camarades étant malades, si quelque secours étranger ne lui arrivait.

A l’instant un rocher s’ouvrit et la Béjart en sortit en équipage de Déesse. Elle récita un prologue au roi sur toutes ses vérités, c’est-à-dire sur toutes les grandes choses qu’il a faites, et en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres.

Il en sortit des divinités qui dansèrent la première entrée du ballet au son des violons et des hautbois qui s’unissaient avec tant de justesse qu’il n’y a rien de si doux ni de si agréable. »

Par la suite, la comédie-ballet se poursuivra avec une incroyable magnificence :

« De cet amphithéâtre sortit une quantité innombrable de fusées qu’on perdait de vue et qui semblaient vouloir porter le feu dans la voûte des cieux, dont quelques-unes retombant faisaient mille figures, formaient des fleurs de lys, marquaient des noms et représentaient des étoiles, pendant qu’une baleine s’avançait sur le canal du corps de laquelle on entendit sortir d’épouvantables coups de pétards, et d’où l’on vit s’élancer en l’air toutes sortes de figures, de sorte qu’on s’imaginait que le feu et l’eau s’étant unis n’étaient qu’une même chose : les cascades des deux côtés, le canal au milieu, le feu de l’amphithéâtre, celui de la baleine et des fusées serpentant sur l’eau, faisaient assurément un fort beau mélange.

Les fusées, après avoir serpenté longtemps sur l’eau, s’élançant d’elles-mêmes en produisaient d’autres qui faisaient le même effet des premières.

La prodigieuse quantité de boîtes, de pétards et de fusées rendaient l’air aussi clair que le jour, et le bruit des uns et des autres mêlé à celui des tambours et des trompettes représentait fort bien une grande et furieuse bataille : et je vous avoue que mon âme pacifique sentait enfler son courage et que je serais devenu guerrier, si l’occasion en eût été aussi véritable qu’elle était bien représentée. »

=>Retour au dossier sur Molière