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  • Amadeo Bordiga : Le Fascisme

    Il comunista, 17 novembre 1921

    Le mouvement fasciste a apporté à son congrès [de trois jours à Rome, en 1921, marqué par une grève générale antifasciste d’une semaine] durant  le bagage d’une puissante organisation, et tout en se proposant de déployer spectaculairement ses forces dans la capitale, il a également voulu jeter les bases de son idéologie et de son programme sous les yeux du public, ses dirigeants s’étant imaginés qu’ils avaient le devoir de donner à une organisation aussi développée la justification d’une doctrine et d’une politique « nouvelles ».

    L’échec que le fascisme a essuyé avec la grève romaine n’est encore rien à côté de la faillite qui ressort des résultats du congrès en ce qui concerne cette dernière prétention. Il est évident que l’explication et, si l’on veut, la justification du fascisme ne se trouvent pas dans ces constructions programmatiques qui se veulent nouvelles, mais qui se réduisent à zéro aussi bien en tant qu’œuvre collective qu’en tant que tentative personnelle d’un chef: infailliblement destiné à la carrière d’ »un homme politique » au sens le plus traditionnel du mot, celui-ci ne sera jamais un « maître ».

    Futurisme de la politique, le fascisme ne s’est pas élevé d’un millimètre au-dessus de la médiocrité politique bourgeoise. Pourquoi?

    Le Congrès, a-t-on dit, se réduit au discours de Mussolini. Or, ce discours est un avortement. Commençant par l’analyse des autres partis, il n’est pas parvenu à une synthèse qui aurait fait apparaître l’originalité du parti fasciste par rapport à tous les autres.

    S’il a réussi dans une certaine mesure à se caractériser par sa violente aversion contre le socialisme et le mouvement ouvrier, on n’a pas vu en quoi sa position est nouvelle par rapport aux idéologies des partis bourgeois traditionnels.

    La tentative d’exposer l’idéologie fasciste en appliquant une critique destructrice aux vieux schémas sous forme de brillants paradoxes s’est réduite à une série d’affirmations qui n’étaient ni nouvelles en elles-mêmes, ni reliées par un lien quelconque les unes aux autres dans la synthèse nouvelle qui en était faite, mais ressassaient sans aucune efficacité des arguments de polémique politique écoulés et mis à toutes les sauces par la manie de nouveauté qui tourmente les politiciens de la bourgeoisie décadente d’aujourd’hui.

    Nous avons ainsi assisté non point à la révélation solennelle d’une nouvelle vérité (et ce qui vaut pour le discours de Mussolini vaut également pour toute la littérature fasciste), mais à une revue de toute la flore bactérienne qui prospère sur la culture et l’idéologie bourgeoises de notre époque de crise suprême, et à des variations sur des formules volées au syndicalisme, à l’anarchisme, aux restes de la métaphysique spiritualiste et religieuse, bref à tout, sauf, heureusement, à notre horripilant et brutal marxisme bolchevique.

    Quelle conclusion tirer du mélange informe d’anti-cléricalisme franc-maçon et de religiosité militante, de libéralisme économique et d’anti-libéralisme politique, grâce auquel le fascisme tente de se distinguer à la fois du programme du parti populaire et du collectivisme communiste?

    Quel sens et a-t-il à affirmer qu’on partage avec le communisme la notion anti-démocratique de dictature, quand on ne conçoit cette dictature que comme la contrainte de la « libre » économie sur le prolétariat et qu’on déclare cette « libre » économie plus que jamais nécessaire?

    Quel sens et a-t-il à vanter la république du moment qu on fait miroiter la perspective d’un régime pré-parlementaire et dictatorial, et par conséquent ultra-dynastique? Quel sens et a-t-il enfin à opposer à la doctrine du parti libéral celle de la droite historique qui fut plus sérieusement et intimement libérale que ledit parti, à la fois en théorie et en pratique?

    Si l’orateur avait tiré de toutes ces énonciations une conclusion qui les eût harmonieusement ordonnées, leurs contradictions n’auraient pas disparu, mais elles auraient du moins prêté à l’ensemble cette force propre aux paradoxes dont toute nouvelle idéologie se pare. Mais comme dans ce cas la synthèse finale manque, il ne reste plus qu’un fatras de vieilles histoires et le bilan est un bilan de faillite.

    Le point délicat était de définir la position du fascisme face aux partis bourgeois du centre.

    On pouvait tant bien que mal se présenter comme adversaire du parti socialiste et du parti populaire; mais la négation du parti libéral et la nécessité de s’en débarrasser et, dans un certain sens, de se substituer à lui, n’ont pas été théorisées de façon tant soit peu décente ni traduites dans un programme de parti.

    Nous ne voulons pas affirmer par là, précisons-le tout de suite, que le fascisme ne peut pas être un parti: il en sera un, conciliant parfaitement ses aversions extravagantes contre la monarchie, en même temps que contre la démocratie parlementaire et contre le… socialisme d’Etat. Nous constatons simplement que le mouvement fasciste dispose d’une organisation bien réelle et solide qui peut être aussi bien politique et électorale que militaire, mais qu’il manque d’une idéologie et d’un programme propres.

    Le Congrès et le discours de Mussolini, qui a pourtant fait le maximum pour définir son mouvement, prouvent que le fascisme est impuissant à se définir lui-même. C’est un fait sur lequel nous reviendrons dans notre analyse critique et qui prouve la supériorité du marxisme qui, lui, est parfaitement capable de définir le fascisme

    Le terme « idéologie » est un peu métaphysique, mais nous l’emploierons pour désigner le bagage programmatique d’un mouvement, la conscience qu’il a des buts qu’il doit successivement atteindre par son action. Cela implique naturellement une méthode d’interprétation et une conception des faits de la vie sociale et de l’histoire.

    A l’époque actuelle, justement parce qu’elle est une classe en déclin, la bourgeoisie a une idéologie dédoublée. Les programmes qu’elle affiche à l’extérieur ne correspondent pas à la conscience intérieure qu’elle a de ses intérêts et de l’action à mener pour les protéger. Lorsque la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire, l’idéologie sociale et politique qui lui était propre, ce libéralisme que le fascisme se dit appelé à supplanter, avait toute sa vigueur.

    La bourgeoisie « croyait » et « voulait » selon les tables du programme libéral ou démocratique: son intérêt vital consistait à libérer son système économique des entraves que l’ancien régime mettait à son développement. Elle était convaincue que la réalisation d’un maximum de liberté politique et la concession de tous les droits possibles et imaginables à tous les citoyens jusqu’au dernier coïncidaient non seulement avec l’universalité humanitaire de sa philosophie, mais avec le développement maximum de la vie économique.

    En fait, le libéralisme bourgeois ne fut pas seulement une excellente arme politique au moyen de laquelle l’Etat abolit l’économie féodale et les privilèges des deux premiers « états », le clergé et la noblesse. Il fut aussi un moyen non négligeable pour l’Etat parlementaire de remplir sa fonction de classe non seulement contre les forces du passé et leur restauration, mais aussi contre le « quart état » et les attaques du mouvement prolétarien.

    Dans la première phase de son histoire, la bourgeoisie n’avait pas encore conscience de cette seconde fonction de la démocratie, c’est-à-dire du fait qu’elle était condamnée à se transformer de facteur révolutionnaire en facteur de conservation à mesure que l’ennemi principal cesserait davantage d’être l’ancien régime pour devenir le prolétariat.

    La droite historique italienne, par exemple, n’en avait pas conscience. Les idéologues libéraux ne se contentaient pas de dire que la méthode démocratique de formation de l’appareil d’Etat était dans l’intérêt de tout « le peuple » et assurait une égalité des droits à tous les membres de la société: ils le « croyaient ».

    Ils ne comprenaient pas encore que, pour sauver les institutions bourgeoises dont ils étaient les représentants, il pût être nécessaire d’abolir les garanties libérales inscrites dans la doctrine politique et dans les constitutions de la bourgeoisie. Pour eux, l’ennemi de l’Etat ne pouvait qu’être l’ennemi de tous, un délinquant capable de violer le contrat social.

    Par la suite, il devint évident pour la classe dominante que le régime démocratique pouvait servir également contre le prolétariat et qu’il était une excellente soupape de sécurité au mécontentement économique de ce dernier; la conviction que le mécanisme libéral servait magnifiquement ses intérêts s’enracina donc de plus en plus dans la conscience de la bourgeoisie.

    Elle ne le considéra plus dès lors que comme un moyen et non plus comme une fin abstraite, et elle se rendit compte que l’usage de ce moyen n’est pas incompatible avec la fonction intégratrice de l’Etat bourgeois, ni avec sa fonction de répression même violente contre le mouvement prolétarien.

    Mais un Etat libéral, qui pour se défendre doit abolir les garanties de la liberté, apporte la preuve historique de la fausseté de la doctrine libérale elle-même en tant qu’interprétation de la mission historique de la bourgeoisie et de la nature de son appareil de gouvernement.

    Ses véritables fins apparaissent au contraire clairement: défendre les intérêts du capitalisme par tous les moyens, c’est-à-dire aussi bien par les diversions politiques de la démocratie que par les répressions armées, quand les premières ne suffisent plus à freiner les mouvements menaçant l’Etat lui-même.

    Cette doctrine n’est cependant pas une doctrine « révolutionnaire » de la fonction de l’Etat bourgeois et libéral. Pour mieux dire, ce qui est révolutionnaire, c’est de la formuler, et c’est pourquoi dans la phase historique actuelle, la bourgeoisie doit la mettre en pratique et la nier en théorie.

    Pour que l’Etat bourgeois remplisse sa fonction répressive qui est tout naturellement la sienne, il faut que les prétendues vérités de la doctrine libérale aient été implicitement reconnues comme fausses, mais il n’est pas du tout nécessaire de retourner en arrière et de réviser la constitution de l’appareil d’Etat. Ainsi la bourgeoisie n’a pas à se repentir d’avoir été libérale ni à abjurer le libéralisme: c’est par un développement en quelque sorte « biologique » que son organe de domination a été armé et préparé à défendre la cause de la « liberté » au moyen des prisons et des mitrailleuses.

    Tant qu’il énonce des programmes et reste sur le terrain politique, un mouvement bourgeois ne peut reconnaître carrément cette nécessité de la classe dominante de se défendre par tous les moyens, et compris ceux qui sont théoriquement exclus par la constitution.

    Ce serait une fausse manœuvre du point de vue de la conservation bourgeoise. D’autre part, il est indiscutable que les quatre-vingt dix-neuf pour cent de la classe dominante sentent combien il serait faux, de ce même point de vue, de répudier jusqu’à la forme de la démocratie parlementaire et de réclamer une modification de l’appareil d’Etat, aussi bien dans un sens aristocratique qu’autocratique.

    De même qu’aucun Etat pré-napoléonien n’était aussi bien organisé que les Etats démocratiques modernes pour les horreurs de la guerre (et pas seulement du point de vue des moyens techniques), aucun ne serait non plus arrivé à leur cheville pour la répression intérieure et la défense de son existence.

    Il est alors logique que dans la période actuelle de répression contre le mouvement révolutionnaire du prolétariat, la participation des citoyens appartenant à la classe bourgeoise (ou à sa clientèle) à la vie politique revête des aspects nouveaux. Les partis constitutionnels organisés de façon à faire sortir des consultations électorales du peuple une réponse favorable au régime capitaliste signée de la majorité ne suffisent plus.

    Il faut que la classe sur laquelle l’Etat repose assiste celui-ci dans ses fonctions selon les exigences nouvelles. Le mouvement politique conservateur et contre-révolutionnaire doit s’organiser militairement et remplir une fonction militaire en prévision de la guerre civile.

    Il convient à l’Etat que cette organisation se constitue « dans le pays », dans la masse des citoyens parce qu’alors la fonction de répression se concilie mieux avec la défense désespérée de l’illusion qui veut que l’Etat soit le père de tous les citoyens, de tous les partis et de toutes les classes.

    Du fait que la méthode révolutionnaire gagne du terrain dans la classe ouvrière, qu’elle la prépare à une lutte et un encadrement militaires et que l’espoir d’une émancipation par les voies légales, c’est-à-dire permises par l’Etat, diminue dans les masses, le Parti de l’ordre est contraint de s’organiser et de s’armer pour se défendre.

    A côté de l’Etat, mais en butte à ses protestations bien logiques, ce parti va « plus vite » que le prolétariat à s’armer, il s’arme mieux aussi et il prend l’offensive contre certaines positions occupées par son ennemi et que le régime libéral avaient tolérées: mais il ne faut pas prendre ce phénomène pour la naissance d’un parti adversaire de l’Etat dans ce sens qu’il voudrait s’en emparer pour lui donner des formes pré-libérales!

    Telle est pour nous l’explication de la naissance du fascisme. Le fascisme intègre le libéralisme bourgeois au lieu de le détruire. Grâce à son organisation dont il entoure la machine d’Etat officielle, il réalise la double fonction défensive dont la bourgeoisie a besoin.

    Si la pression révolutionnaire du prolétariat s’accentue, la bourgeoisie tendra probablement à intensifier au maximum ces deux fonctions défensives qui ne sont pas incompatibles, mais parallèles. Elle affichera la politique démocratique et même social-démocrate la plus audacieuse, tout en lâchant les groupes d’assaut de la contre-révolution sur le prolétariat pour le terroriser.

    Mais c’est là un autre aspect de la question qui sert seulement à montrer combien l’anti-thèse entre fascisme et démocratie parlementaire est dépourvue de sens, comme l’activité électorale du fascisme suffit d’ailleurs à le prouver.

    Il n’est pas nécessaire d’être un aigle pour devenir un parti électoral et parlementaire. Il n’est pas non plus nécessaire de résoudre le difficile problème d’un programme « nouveau ».

    Jamais le fascisme ne pourra formuler sa raison d’être dans des tables programmatiques, ni s’en former une conscience exacte, puisqu’il est lui-même le produit du dédoublement du programme et de la conscience de toute une classe et puisque, s’il devait parler au nom d’une doctrine, il devrait rentrer dans le cadre historique du libéralisme traditionnel qui lui a confié la charge de violer sa doctrine « à usage externe » tout en se réservant celle de la prêcher comme par le passé.

    Le fascisme n’a donc pas su se définir lui-même au congrès de Rome et jamais il n’apprendra à le faire (sans pour cela renoncer à vivre et à exercer sa fonction) puisque le secret de sa constitution se résume dans la formule: l’organisation est tout, l’idéologie n’est rien, qui répond dialectiquement à la formule libérale: l’idéologie est tout, l’organisation n’est rien.

    Après avoir sommairement démontré que la séparation entre doctrine et organisation caractérise les partis d’une classe décadente, il serait très intéressant de prouver que la synthèse de la théorie et de l’action est le propre des mouvements révolutionnaires montants, proposition corollaire qui répond à un critère rigoureusement réaliste et historique.

    Ce qui, si on fait acte d’espoir, conduit à cette conclusion que quand on connaît l’adversaire et les raisons de sa force mieux qu’il ne se connaît lui-même, et que l’on tire sa propre force d’une conscience claire des buts à atteindre, on ne peut pas ne pas vaincre !

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  • Amadeo Bordiga – Thèses sur le parlementarisme

    Thèses sur le parlementarisme, II° congrès de l’Internationale Communiste

    1. Le Parlement est la forme de représentation politique propre au régime capitaliste. La critique de principe que font les communistes marxistes du parlementarisme et de la démocratie bourgeoise en général démontre que le droit de vote ne peut empêcher que tout l’appareil gouvernemental de l’Etat ne constitue le comité de défense des intérêts de la classe capitaliste dominante. En outre, bien que ce droit soit accordé à tous les citoyens de toutes les classes sociales dans les élections aux organes représentatifs de l’Etat, ce dernier ne s’en organise pas moins en instrument historique de la lutte bourgeoise contre la révolution prolétarienne.
    2. Les communistes nient carrément que la classe ouvrière puissent conquérir le pouvoir en obtenant la majorité parlementaire. Seule la lutte révolutionnaire armée lui permettra d’atteindre ses objectifs. La conquête du pouvoir par le prolétariat, point de départ de l’œuvre de construction économique communiste, implique la suppression violente et immédiate des organes démocratiques qui seront remplacés par les organes du pouvoir prolétarien : les Conseils ouvriers. La classe des exploiteurs étant ainsi privée de tout droit politique, le système de gouvernement et de représentation de classe, la dictature du prolétariat, pourra se réaliser. La suppression du parlementarisme est donc un but historique du mouvement communiste. Nous disons plus : la première forme de la société bourgeoise qui doit être renversée, avant la propriété capitaliste et avant la machine bureaucratique et gouvernementale elle-même, c’est précisément la démocratie représentative.
    3. Ceci vaut également pour les institutions municipales et communales de la bourgeoisie qu’il est faux au point de vue théorique d’opposer aux organes de gouvernement, leur appareil étant en fait identique au mécanisme gouvernemental de la bourgeoisie. Le prolétariat révolutionnaire doit également les détruire et les remplacer par les soviets locaux de députés ouvriers.
    4. Alors que l’appareil exécutif militaire et politique de l’Etat bourgeois organise l’action directe contre la révolution prolétarienne, la démocratie constitue un moyen de défense indirecte en répandant dans les masses l’illusion qu’elles peuvent réaliser leur émancipation par un processus pacifique et que l’Etat prolétarien peut lui aussi prendre la forme parlementaire, avec droit de représentation pour la minorité bourgeoise. Le résultat de cette influence démocratique sur les masses prolétariennes a été la corruption du mouvement socialiste de la Deuxième Internationale dans le domaine de la théorie comme dans celui de l’action.
    5. Actuellement, la tâche des communistes dans leur œuvre de préparation idéologique et matérielle de la révolution est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et de ces préjugés répandus dans ses rangs avec la complicité des vieux leaders social-démocrates qui le détourne de sa voie historique. Dans les pays où le régime existe déjà depuis longtemps et s’est profondément ancré dans les habitudes des masses et dans leur mentalité tout comme dans celle des partis social-démocrates traditionnels, cette tâche revêt une importance particulière et vient au premier rang des problèmes de la préparation révolutionnaire.
    6. Dans la période où la conquête du pouvoir ne se présentait pas comme une possibilité proche pour le mouvement international du prolétariat et où ne se posait pas non plus le problème de sa préparation directe à la dictature, la participation aux élections et l’activité parlementaire pouvait encore offrir des possibilités de propagande, d’agitation, de critique. D’autre part, dans les pays où la révolution bourgeoise est encore en cours et crée des institutions nouvelles, l’intervention des communistes dans les organes représentatifs en formation peut offrir la possibilité d’influer sur le développement des événements pour que la révolution aille jusqu’à la victoire du prolétariat.
    7. Dans la période historique actuelle ( ouverte par la fin de la guerre mondiale avec ses conséquences sur l’organisation sociale bourgeoise ; par la révolution russe, première réalisation de la conquête du pouvoir par le prolétariat, et par la constitution de la nouvelle Internationale en opposition au social-démocratisme des traîtres ) et dans les pays où le régime démocratique a depuis longtemps achevé sa formation, il n’existe plus, au contraire, aucune possibilité d’utiliser la tribune parlementaire pour l’œuvre révolutionnaire des communistes, et la clarté de la propagande non moins que la préparation efficace de la lutte finale pour la dictature exigent que les communistes mènent une agitation pour le boycottage des élections par les ouvriers.
    8. Dans ces conditions historiques, le problème central étant devenu la conquête révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat, toute l’activité politique du parti de classe doit être consacrée à ce but direct. Il est nécessaire de briser le mensonge bourgeois qui veut que tout heurt entre les partis politiques adverses, toute lutte pour le pouvoir se déroule dans le cadre du mécanisme démocratique, à travers les élections et les débats parlementaires. On ne pourra y parvenir sans rompre avec la méthode traditionnelle qui consiste à appeler les ouvriers à voter – côte à côte avec les membres de la classe adverse – sans mettre fin au spectacle de délégués du prolétariat travaillant sur le même terrain parlementaire que ses exploiteurs.
    9. La dangereuse conception qui réduit toute action politique à des luttes électorales et à l’activité parlementaire n’a été que trop répandue par la pratique ultra-parlementaire des partis socialistes traditionnels. D’autre part, le dégoût du prolétariat pour cette pratique de trahison à préparé un terrain favorable aux erreurs des syndicalistes et des anarchistes qui dénient toute valeur à l’action politique et aux fonctions du parti. C’est pourquoi les partis communistes n’obtiendront jamais un large succès dans la propagande pour la méthode révolutionnaire marxiste s’ils n’appuient leur travail direct pour la dictature du prolétariat et pour les conseils ouvriers sur l’abandon de tour contact avec l’engrenage de la démocratie bourgeoise.
    10. La très grande importance attribuée en pratique à la campagne électorale et à ses résultats, le fait que pour une période fort longue le parti lui consacre toutes ses forces et toutes ses ressources ( hommes, presse, moyens économiques ) concourt, d’un côté, malgré tous les discours publics et toutes les déclarations théoriques, à renforcer la sensation que c’est bien là l’action centrale pour les buts communistes et, de l’autre, provoque l’abandon presque complet du travail d’organisation et de préparation révolutionnaire, donnant à l’organisation du parti un caractère technique tout à fait contraire aux exigences du travail révolutionnaire légal ou illégal.
    11. Pour les partis qui, par décision de la majorité, sont passés à la Troisième Internationale, le fait de continuer l’action électorale interdit la sélection nécessaire ; or, sans l’élimination des éléments social-démocrates, la Troisième Internationale manquera à sa tâche historique et ne sera pas l’armée disciplinée et homogène de la révolution mondiale.
    12. La nature même des débats au parlement et autres organes démocratiques exclut toute possibilité de passer à la critique de la politique des partis adverses, à une propagande contre le principe même du parlementarisme, à une action qui dépasse les limites du règlement parlementaire. De la même manière il est impossible d’obtenir le mandat qui donne le droit à la parole si l’on refuse de se soumettre à toutes les formalités établies par la procédure électorale. Le succès de l’escrime parlementaire ne sera que fonction de l’habileté à manœuvrer l’arme commune des principes sur lesquels se fonde l’institution elle-même et des astuces du règlement ; de même, le succès de la campagne électorale se jugera toujours et uniquement sur le nombre de voix ou de mandats obtenus.Tous les efforts des partis communistes pour donner un caractère tout à fait différent à la pratique du parlementarisme ne pourront pas ne pas conduire à l’échec les énergies dépensées dans ce travail de Sisyphe. La cause de la révolution communiste exige instamment qu’elles se dépensent au contraire sur le terrain de l’attaque directe du régime de l’exploitation capitaliste.

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  • Amadeo Bordiga – Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien

    Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien, 27 juin 1920

    1.

    1. Le communisme est la doctrine des conditions sociales et historiques de l’émancipation du prolétariat. L’élaboration de cette doctrine commença dans la période des premiers mouvements prolétariens contre les effets du système de production bourgeois; elle prit forme dans la critique marxiste de l’économie capitaliste, la méthode du matérialisme historique, la théorie de la lutte des classes et la conception des développements que présentera le processus historique de la chute du régime capitaliste et de la révolution prolétarienne.
       
    2. C’est sur la base de cette doctrine, dont la première et fondamentale expression systématique est le Manifeste du Parti communiste de 1848, que se constitue le Parti communiste.
       
    3. Au cours de la présente période historique, la situation créée par les rapports de production bourgeois, fondés sur la possession privée des moyens de production et d’échange, sur l’appropriation privée des produits du travail collectif, sur la libre concurrence dans le commerce privé de tous les produits, devient de plus en plus intolérable pour le prolétariat.
       
    4. A ces rapports économiques correspondent les institutions politiques propres au capitalisme l’État à représentation démocratique et parlementaire. Dans une société divisée en classes, l’État est l’organisation du pouvoir de la classe privilégiée sur le plan économique. Bien que la bourgeoisie représente la minorité de la société, l’État démocratique représente le système de la force armée organisée en vue de la conservation des rapports de production capitalistes.
       
    5. La lutte du prolétariat contre l’exploitation capitaliste revêt des formes successives: de la destruction violente des machines à l’organisation de métier pour l’amélioration des conditions de travail, aux Conseils d’usine et aux tentatives de prise de possession des entreprises.
      A travers toutes ces actions particulières, le prolétariat se dirige vers la lutte révolutionnaire décisive contre le pouvoir d’État bourgeois qui empêche que les actuels rapports de production puissent être brises.
       
    6. Cette lutte révolutionnaire est le conflit de toute la classe prolétarienne contre toute la classe bourgeoise. Son instrument est le parti politique de classe, le parti communiste, qui réalise l’organisation consciente de l’avant-garde du prolétariat qui a compris la nécessité d’unifier son action, dans l’espace en dépassant les intérêts des groupes, catégories ou nationalités particulières, dans le temps en subordonnant au résultat final de la lutte les avantages et les conquêtes partiels qui ne modifient pas l’essence de la structure bourgeoise. C’est donc seulement l’organisation en parti politique qui réalise la constitution du prolétariat en classe luttant pour son émancipation.
       
    7. Le but de l’action du Parti communiste est le renversement violent de la domination bourgeoise, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, l’organisation de celui-ci en classe dominante.
       
    8. Alors que la démocratie parlementaire avec la représentation des citoyens de chaque classe est la forme que revêt l’organisation de la bourgeoisie en classe dominante, l’organisation du prolétariat en classe dominante se réalisera par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire par un type d’État dont la représentation (système des Conseils ouvriers) sera désignée par les seuls membres de la classe travailleuse (prolétariat industriel et paysans pauvres), les bourgeois étant exclus du droit de vote.
       
    9. Après que la vieille machine bureaucratique, policière et militaire ait été mise en pièces, l’État prolétarien unifiera les forces armées de la classe laborieuse en une organisation chargée de réprimer toutes les tentative contre-révolutionnaires de la classe dépossédée, et de réaliser les mesures d’intervention dans les rapports bourgeois de production et de propriété.
       
    10. Le processus par lequel on passera de l’économie capitaliste à l’économie communiste sera extrêmement complexe, et ses phases seront différentes selon les différents degrés de développement économique. Le terme de ce processus est la réalisation complète de la possession et de la gestion des moyens de production par toute la collectivité unifiée, ainsi que de la distribution centrale et rationnelle des forces productives parmi les diverses branches de la productions et enfin de l’administration centrale par la collectivité dans la répartition des produits.
       
    11. Quand les rapports de l’économie capitaliste auront été entièrement éliminés, l’abolition des classes sera un fait accompli et l’État, en tant qu’appareil politique du pouvoir, aura été remplacé progressivement par l’administration collective rationnelle de l’activité économique et sociale.
       
    12. Le processus de transformation des rapports de production s’accompagnera d’une longue série de mesures sociales reposant sur le principe que la collectivité prend en charge l’existence matérielle et intellectuelle de tous ses membres. De cette manière seront progressivement éliminées toutes les tares dégénératives que le prolétariat a héritées du monde capitaliste et – selon les termes du Manifeste – à la vieille société divisée en classes antagonistes se substituera une association dans laquelle le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous.
       
    13. Les conditions de la victoire du pouvoir prolétarien dans la lutte pour la réalisation du communisme ne se trouvent pas tant dans l’utilisation rationnelle des compétences pour les tâches techniques, que dans le fait que l’on confie les charges politiques et le contrôle de l’appareil d’État à des hommes qui font passer l’intérêt général et le triomphe final du communisme avant les intérêts limités et particuliers des groupes.

      Puisque précisément le Parti communiste est l’organisation des prolétaires qui ont cette conscience de classe, le but du parti sera de conquérir par sa propagande les charges électives dans l’organisation sociale pour ses adhérents. La dictature du prolétariat sera donc la dictature du Parti communiste, et celui-ci sera un parti de gouvernement dans un sens totalement opposé à celui des vieilles oligarchies, car les communistes endosseront les charges qui exigeront le maximum de renoncement et de sacrifice, et prendront sur eux la part la plus lourde de la tâche révolutionnaire qui incombe au prolétariat dans le dur travail qui enfantera un monde nouveau.

    2.

    1. La critique communiste qui s’élabore sans trêve sur la base de ses méthodes fondamentales et la propagande des conclusions auxquelles elle aboutit, ont pour but d’extirper les influences qu’exercent sur les prolétaires les systèmes idéologiques propres aux autres classes et aux autres partis.
       
    2. En premier lieu, le communisme déblaie le terrain des conceptions idéalistes, selon lesquelles les faits du monde de la pensée sont la base – et non le résultat – des rapports réels de la vie de l’humanité et de leur développement. Toutes les formulations religieuses et philosophiques de ce genre sont à considérer comme le bagage idéologique de classes dont la domination, qui précéda l’époque bourgeoise, reposait sur une organisation ecclésiastique, aristocratique ou dynastique, qui ne se justifiait que par une prétendue investiture supra-humaine. Un symptôme de décadence de la bourgeoisie moderne est la réapparition en son sein, sous des formes renouvelées, de ces vieilles idéologies qu’elle avait pourtant elle-même détruites.
      Un communisme qui se fonderait sur des bases idéalistes serait une absurdité inacceptable.
       
    3. De façon plus caractéristique encore, le communisme représente la démolition critique des conceptions du libéralisme et de la démocratie bourgeoise. L’affirmation juridique de la liberté de pensée et de l’égalité politique des citoyens, la conception selon laquelle les institutions fondées sur le droit de la majorité et sur le mécanisme de la représentation électorale universelle sont une base suffisante pour un progrès indéfini et graduel de la société humaine, sont les idéologies qui correspondent au régime de l’économie privée et de la libre concurrence, et aux intérêts de classe des capitalistes.
       
    4. C’est une des illusions de la démocratie bourgeoise que de croire que l’on peut parvenir à une amélioration des conditions de vie des masses au travers d’un développement de l’éducation et de l’instruction par les classes dirigeantes et leurs institutions. L’élévation du niveau intellectuel des grandes masses a, tout au contraire, comme condition un meilleur niveau de vie matérielle, incompatible avec le régime capitaliste; d’autre part, à travers ses écoles, la bourgeoisie tente de répandre justement les idéologies qui tendent à empêcher les masses de reconnaître dans les institutions actuelles l’obstacle à leur émancipation.
       
    5. Une autre des affirmations fondamentales de la démocratie bourgeoise est le principe de nationalité. La formation des États sur une base nationale correspond aux nécessités de classe de la bourgeoisie au moment où elle établit son propre pouvoir, car elle peut ainsi se prévaloir des idéologies nationales et patriotiques, correspondant à certains intérêts communs, dans la période initiale du capitalisme, aux hommes de même race, de même langue et de mêmes coutumes, pour retarder et atténuer l’antagonisme entre l’État capitaliste et les masses prolétariennes. Les irrédentismes nationaux naissent donc d’intérêts essentiellement bourgeois.

      La bourgeoisie elle-même n’hésite pas à fouler aux pieds le principe de nationalité dès que le développement du capitalisme lui impose la conquête, souvent violente, de marchés extérieurs, entraînant ainsi des conflits entre les grands États qui se les disputent. Le communisme dépasse le principe de nationalité, en ce qu’il met en évidence l’analogie de situation dans laquelle se trouvent les travailleurs sans réserves face aux employeurs, quelle que soit la nationalité des uns et des autres; il pose l’union internationale comme type de l’organisation politique que le prolétariat formera quand il accédera à son tour au pouvoir.

      A la lumière donc de la critique communiste, la récente guerre mondiale a été engendrée par l’impérialisme capitaliste. Ceci met en pièces les diverses interprétations tendant à la présenter, du point de vue de l’un ou de l’autre État bourgeois, comme une revendication du droit national de certains peuples, ou comme un conflit d’États démocratiquement plus avancés contre des États organisés en des formes prébourgeoises, ou enfin comme une prétendue nécessité de se défendre contre l’agression ennemie.
       
    6. Le communisme s’oppose également aux conceptions du pacifisme bourgeois et aux illusions wilsoniennes sur la possibilité d’une association mondiale des États, fondée sur le désarmement et l’arbitrage et ayant pour condition l’utopie d’une subdivision des unités étatiques selon les nationalités. Pour les communistes, les guerres ne seront rendues impossibles et les questions nationales résolues que lorsque le régime capitaliste aura été remplacé par la République Internationale Communiste.
       
    7. Sous un troisième aspect, le communisme se présente comme le dépassement des systèmes de socialisme utopique qui proposaient d’éliminer les défauts de l’organisation sociale au moyen de plans achevés de nouvelles constitutions de la société, dont la possibilité de réalisation n’était en aucune façon mise en rapport avec le développement réel de l’histoire et était confiée aux initiatives de potentats ou à l’apostolat de philanthropes.
       
    8. L’élaboration par le prolétariat d’une interprétation théorique propre de la société et de l’histoire, capable de diriger son action contre les rapports sociaux du monde capitaliste, donne continuellement lieu à un foisonnement d’écoles ou de courants plus ou moins influencés par l’immaturité même des conditions de la lutte et par les préjugés bourgeois les plus divers. De tout cela découlent des erreurs et des échecs de l’action prolétarienne; mais c’est avec ce matériel d’expérience que le mouvement communiste parvient à préciser de plus en plus clairement les traits de sa doctrine et de sa tactique, en se différenciant nettement de tous les autres courants qui s’agitent au sein même du prolétariat et en les combattant ouvertement.
       
    9. La constitution de coopératives de production, où le capital appartient aux ouvriers qui y travaillent, ne peut constituer une vois vers la suppression du système capitaliste, car l’acquisition des matières premières et la distribution des produits s’y effectuent selon les lois de l’économie privée, et le crédit, et donc le contrôle du capital privé, finissent par s’exercer sur le capital collectif de la coopérative elle-même.
       
    10. Les organisations économiques professionnelles ne peuvent être considérées par les communistes, ni comme des organes suffisant à la lutte pour la révolution prolétariennes ni comme des organes fondamentaux de l’économie communiste.

      L’organisation en syndicats professionnels sert à neutraliser la concurrence entre les ouvriers de même métier et empêche que les salaires ne tombent au niveau le plus bas; mais, pas plus qu’elle ne peut parvenir à éliminer le profit capitaliste, elle ne peut réaliser l’union des travailleurs de toutes les professions contre le privilège du pouvoir bourgeois. D’autre part, le simple transfert de la propriété des entreprises du patron privé au syndicat ouvrier ne saurait réaliser les postulats économiques du communisme, selon lequel la propriété doit être transférée à toute la collectivité prolétarienne, car c’est là le seul moyen d’éliminer les caractères de l’économie privée dans l’appropriation et la répartition des produits.

      Les communistes considèrent le syndicat comme le lieu d’une première expérience prolétarienne, qui permet aux travailleurs d’aller plus loin, vers l’idée et la pratique de la lutte politique, dont l’organe est le parti de classe.
       
    11. De façon générale, c’est une erreur de croire que la révolution est une question de forme d’organisation des prolétaires selon les regroupements qu’ils forment de par leur position et leurs intérêts dans le cadre du système capitaliste de production. Ce n’est donc pas une modification de la structure des organisations économiques qui peut donner au prolétariat le moyen efficace de son émancipation.

      Les syndicats d’entreprise et les conseils d’usine surgissent comme organes de défense des intérêts des prolétaires des différentes entreprises, lorsque commence a apparaître la possibilité de limiter l’arbitraire capitaliste dans la gestion de celles-ci. Mais l’obtention par ces organisations d’un droit de contrôle plus ou moins large sur la production n’est pas incompatible avec le système capitaliste; il pourrait même être pour celui-ci un dernier recours pour sa conservation.

      Même le transfert de la gestion des entreprises aux conseils d’usine ne constituerait pas (comme nous l’avons dit à propos des syndicats) l’avènement du système communiste. Selon la conception communiste véritable, le contrôle ouvrier sur la production ne se réalisera qu’après le renversement du pouvoir bourgeois et il sera le contrôle de tout le prolétariat unifié dans l’État des conseils sur la marche de chaque entreprise; la gestion communiste de la production sera la direction de toutes les branches et de toutes les unités productives par des organes collectifs rationnels qui représenteront les intérêts de tous les travailleurs associés dans l’œuvre de construction du communisme.
       
    12. Les rapports capitalistes de production ne peuvent pas être modifiés par l’intervention des organes du pouvoir bourgeois. C’est pourquoi le transfert des entreprises privées à l’État ou aux administrations locales ne correspond pas le moins du monde à la conception communiste. Un tel transfert s’accompagne toujours du paiement de la valeur capital des entreprises aux anciens possesseurs qui conservent ainsi intégralement leur droit d’exploitation; les entreprises elles-mêmes continuent de fonctionner comme entreprises privées dans le cadre de l’économie capitaliste elles deviennent souvent des moyens opportuns pour l’œuvre de conservation et de défense de classe développée par l’État bourgeois.
       
    13. L’idée que l’exploitation capitaliste du prolétariat puisse être graduellement atténuée, puis éliminée par l’œuvre législatrice et réformatrice des institutions politiques actuelles, qu’elle soit sollicitée de l’intérieur par les représentants du parti prolétarien dans ces institutions ou même par l’agitation des masses, ne conduit qu’à se rendre complice de la défense des privilèges de la bourgeoisie, qui feint parfois d’en céder une part minime, pour tenter d’apaiser la colère des masses et dévier leurs efforts révolutionnaires dirigés contre les bases du régime capitaliste.
       
    14. La conquête par le prolétariat du pouvoir politique, même considéré comme but intégral de l’action, ne peut être réalisée à travers la conquête de la majorité au sein des organismes électifs bourgeois.

      Grâce aux organes exécutifs de l’État, qui sont ses agents directs, la bourgeoisie assure très facilement la majorité dans les organes électifs à ses mandataires ou aux éléments qui, pour y accéder individuellement ou collectivement, sont tombés dans son jeu et sous son influence. En outre, la participation à de telles institutions comporte l’engagement de respecter les bases juridiques et politiques de la constitution bourgeoise. La valeur purement formelle de cet engagement est toutefois suffisante pour libérer la bourgeoisie même du léger embarras d’une accusation d’illégalité formelle, lorsqu’elle fera logiquement recours à ses moyens réels de défense armée plutôt que d’abandonner le pouvoir et de laisser le prolétariat briser sa machine bureaucratique et militaire de domination.
       
    15. Reconnaître la nécessité de la lutte insurrectionnelle pour la prise du pouvoir, tout en proposant que le prolétariat exerce son pouvoir en concédant à la bourgeoisie une représentation dans les nouveaux organismes politiques (assemblées constituantes ou combinaisons de celles-ci avec le système des conseils ouvriers) est un programme inacceptable et en opposition avec la revendication centrale du communisme: la dictature du prolétariat. Le processus d’expropriation de la bourgeoisie serait aussitôt compromis s’il lui restait encore un moyen d’influencer en quelque manière la constitution des organismes représentatifs de l’État prolétarien expropriateur.

      Cela permettrait à la bourgeoisie d’utiliser les influences qu’elle gardera inévitablement en raison de son expérience et de sa formation technique et intellectuelle pour y greffer son activité politique en vue du rétablissement de son pouvoir dans une contre-révolution. On aurait les mêmes conséquences si on laissait subsister le moindre préjugé démocratique sur l’égalité de traitement que le pouvoir prolétarien devrait appliquer aux bourgeois en ce qui concerne la liberté d’association, de propagande ou de presse.
       
    16. Le programme d’une organisation de représentation politique fondée sur des délégués des catégories professionnelles de toutes les classes sociales, n’est pas, même formellement, une voie menant au système des conseils ouvriers, car celui-ci est caractérisé par l’exclusion des bourgeois du droit électoral, et son organisme central n’est pas désigné par professions, mais par circonscriptions territoriales. La forme de représentation en question constitue plutôt un stade inférieur même par rapport à la démocratie parlementaire actuelle.
       
    17. L’anarchisme s’oppose profondément aux conceptions communistes: il tend à l’instauration immédiate d’une société sans État et sans ordonnancement politique et prône dans l’économie future le fonctionnement autonome des unités de production, en niant tout centre d’organisateur et régulateur des activités humaines dans la production et dans la distribution. Une telle conception est proche de celle de l’économie privée bourgeoise, et reste étrangère au contenu essentiel du communisme.

      En outre, l’élimination immédiate de l’État comme appareil de pouvoir politique équivaut à ne pas opposer de résistance à la contre-révolution, ou bien présuppose l’abolition immédiate des classes, la fameuse expropriation révolutionnaire contemporaine de l’insurrection contre le pouvoir bourgeois.

    18. Une telle possibilité n’existe pas le moins du monde, étant donné la complexité des tâches prolétariennes lors de la substitution de l’économie communiste à l’économie actuelle, et la nécessité qu’un tel processus soit dirigé par un organisme central qui représente l’intérêt général du prolétariat, et subordonne à celui-ci tous les intérêts locaux et particuliers dont le jeu est la force principale de conservation du capitalisme.

    3.

    1. La conception communiste et le déterminisme économique ne font pas des communistes des spectateurs passifs du devenir historique, mais au contraire d’infatigables lutteurs. La lutte et l’action deviendraient pourtant inefficaces si elles se séparaient des conclusions de la doctrine et de l’expérience critique communiste.
       
    2. L’œuvre révolutionnaire des communistes se fonde sur l’organisation en parti des prolétaires qui, à la conscience des principes communistes, joignent la décision de consacrer tous leurs efforts à la cause de la révolution. Le parti, organisé internationalement, fonctionne sur la base de la discipline envers les décisions de la majorité et des organes centraux désignés par celle-ci pour diriger le mouvement.
       
    3. La propagande et le prosélytisme, – qui doit être fondé, pour l’admission des nouveaux membres, sur les plus grandes garanties —, sont des activités fondamentales du Parti. Bien qu’il base le succès de son action sur la propagation de ses principes et de ses buts finaux, et bien qu’il lutte dans l’intérêt de l’immense majorité de la société, le mouvement communiste ne fait pas de l’approbation de la majorité une condition préjudicielle de son action. Le critère qui décide de l’opportunité de déclencher une action révolutionnaire est l’évaluation objective de nos propres forces et de celles de nos adversaires, dans leurs rapports complexes où l’élément numérique n’est pas le seul déterminant, ni même le plus important.
       
    4. Le parti communiste développe en son sein un intense travail d’étude et de critique, étroitement relié à l’exigence de l’action et à l’expérience historique, en s’efforçant d’organiser ce travail sur des bases internationales. Au dehors, il développe, en toute circonstance et avec tous les moyens dont il dispose, le travail de diffusion des conclusions de sa propre expérience critique et de réfutation des écoles et partis adverses. Avant tout, le parti exerce son activité de propagande et d’attraction au sein des masses prolétariennes, notamment dans les circonstances où elles se mettent en mouvement pour réagir contre les conditions que leur impose le capitalisme et au sein des organisations formées par les prolétaires en vue de défendre leurs intérêts immédiats.
       
    5. Les communistes pénètrent donc dans les coopératives prolétariennes, les syndicats, les conseils d’usine, y constituant des groupes d’ouvriers communistes et s’efforçant d’y conquérir la majorité et les postes de direction en sorte que la masse des prolétaires encadrée par ces associations subordonne son action aux finalités plus hautes, politiques et révolutionnaires, de la lutte pour le communisme.
       
    6. Le Parti communiste, en revanche, se tient en dehors de toutes les institutions et associations auxquelles bourgeois et ouvriers participent au même titre ou – pire encore – qui sont dirigées et patronnées par des bourgeois (sociétés de secours mutuel, écoles de culture, universités populaires, associations de franc-maçonnerie, etc.), et il cherche à en détourner les prolétaires en en combattant l’action et l’influence.
       
    7. La participation aux élections pour les organismes représentatifs de la démocratie bourgeoise et l’activité parlementaire, bien que présentant en tout temps des dangers incessants de déviation, pouvaient être utilisées pour la propagande et la formation du mouvement dans la période où ne se dessinait pas encore la possibilité de renverser la domination bourgeoise et où par conséquent la tâche du parti se limitait à la critique et à l’opposition. Dans la période actuelle ouverte par la fin de la guerre mondiale, avec les premières révolutions communistes et la création de la IIIe Internationale, les communistes posent comme objectif direct de l’action politique du prolétariat de tous les pays la conquête révolutionnaire du pouvoir, à laquelle doivent être consacrées toutes les forces et toute l’œuvre de préparation du parti.

      Dans cette période, il est inadmissible de participer à ces organismes qui apparaissent comme un puissant moyen défensif de la bourgeoisie, destiné à agir jusque dans les rangs du prolétariat; c’est précisément en opposition à ces organismes, à leur structure comme à leur fonction, que les communistes soutiennent le système des conseils ouvriers et la dictature du prolétariat.

      En raison de la grande importance qu’elle revêt en pratique, il n’est pas possible de concilier l’action électorale avec l’affirmation qu’elle n’est pas le moyen d’atteindre le but principal de l’action du parti: la conquête du pouvoir; et il n’est pas possible d’éviter qu’elle n’absorbe toute l’activité du mouvement en le détournant de la préparation révolutionnaire.
       
    8. La conquête électorale des communes et des administrations locales, qui présente les mêmes inconvénients que le parlementarisme mais à un degré plus élevé encore, ne peut pas être acceptée comme un moyen d’action contre le pouvoir bourgeois, d’une part parce que ces organismes n’ont pas de pouvoir réel, mais sont subordonnés à la machine d’État, d’autre part parce qu’une telle méthode, bien qu’elle puisse donner aujourd’hui quelque embarras à la bourgeoisie dominante en affirmant le principe de l’autonomie locale, d’ailleurs opposé au principe communiste de la centralisation de l’action, préparerait à la bourgeoisie un point d’appui pour sa lutte contre l’établissement du pouvoir prolétarien.
       
    9. Dans la période révolutionnaire, tous les efforts des communistes tendent à conférer le maximum d’intensité et d’efficacité à l’action des masses. Les communistes accompagnent la propagande et la préparation révolutionnaire de grandes et fréquentes manifestations prolétariennes surtout dans les centres importants, et s’efforcent d’utiliser les mouvements économiques pour des manifestations de caractère politique dans lesquelles le prolétariat réaffirme et fortifie sa volonté de renverser le pouvoir de la bourgeoisie.
       
    10. Le Parti communiste porte sa propagande dans les rangs de l’armée bourgeoise. L’antimilitarisme communiste ne se fonde pas sur un humanitarisme stérile, mais a pour but de convaincre les prolétaires que la bourgeoisie les armes pour défendre ses intérêts et pour se servir de leur force contre la cause du prolétariat.
       
    11. Le Parti communiste s’entraîne à agir comme état-major du prolétariat dans la guerre révolutionnaire; c’est pourquoi il prépare et organise son propre réseau d’informations et de communications il soutient et organise surtout l’armement du prolétariat.
       
    12. Le Parti communiste ne conclut pas d’accords ni d’alliances avec d’autres mouvements politiques qui ont en commun avec lui un objectif contingent déterminé, mais en divergent dans le programme d’action ultérieur. Il faut également refuser l’alliance – autrement dit le “front unique” avec toutes les tendances ouvrières qui acceptent l’action insurrectionnelle contre la bourgeoisie, mais divergent du programme communiste dans le développement de l’action ultérieure.

      Il n’y a pas lieu de considérer comme une condition favorable l’augmentation des forces tendant au renversement du pouvoir bourgeois, lorsque restent insuffisantes les forces tendant à la constitution du pouvoir prolétarien sur les directives communistes, qui seules peuvent en assurer la durée et le succès.
       
    13. Les soviets ou conseils des ouvriers, paysans et soldats, constituent les organes du pouvoir prolétarien et ne peuvent exercer leur véritable fonction qu’après le renversement de la domination bourgeoise. Les soviets ne sont pas par eux-mêmes, des organes de lutte révolutionnaire; ils deviennent révolutionnaires quand le parti communiste y conquiert la majorité.
      Les conseils ouvriers peuvent aussi surgir avant la révolution, dans une période de crise aiguë où le pouvoir de l’État est mis sérieusement en danger.

      Dans une situation révolutionnaire, il peut être nécessaire que le parti prenne l’initiative de constituer des soviets, mais cela ne peut être un moyen pour provoquer une telle situation.
      Si le pouvoir de la bourgeoisie se renforce, la survie des conseils peut présenter un danger sérieux pour la lutte révolutionnaire, celui d’une conciliation et d’une combinaison des organes prolétariens avec les institutions de la démocratie bourgeoise.
       
    14. Ce qui distingue les communistes n’est pas de proposer dans toutes les situations et dans tous les épisodes de la lutte de classe la mobilisation immédiate de toutes les forces prolétariennes pour l’insurrection générale, mais de soutenir que la phase insurrectionnelle est l’aboutissement inévitable de la lutte et de préparer le prolétariat à l’affronter dans des conditions favorables pour le succès et le développement ultérieur de la révolution.

      Selon les situations, que le parti peut mieux évaluer que le restant du prolétariat, il peut donc se trouver devant la nécessité d’agir pour précipiter ou pour retarder le moment du heurt décisif.

      En toute hypothèse, la tâche spécifique du Parti est de combattre aussi bien ceux qui, en voulant précipiter à tout prix l’action révolutionnaire, pourraient pousser le prolétariat au désastre, que les opportunistes qui exploitent toutes les circonstances où l’action décisive est déconseillée, pour bloquer définitivement le mouvement révolutionnaire, en détournant l’action des masses sur d’autres objectifs. Le Parti communiste, au contraire, doit l’amener toujours plus sur le terrain d’une préparation efficace à l’inévitable lutte finale armée contre les défenses du principe bourgeois. 

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  • Antonio Gramsci : Les deux fascismes

    L’Ordine Nuovo, 25 août 1921

    La crise du fascisme, dont les origines et les causes font couler tant d’encre ces jours-ci, est facilement explicable par un sérieux examen du développement du mouvement fasciste.

    Les Fasci de combat, nés au lendemain de la guerre, étaient marqués de ce caractère petit-bourgeois propre aux diverses associations d’anciens combattants qui se sont créées à l’époque. Par leur caractère d’opposition radicale au mouvement socialiste, opposition en partie héritée des luttes du temps de guerre entre le Parti socialiste et les associations interventionnistes, les Fasci obtinrent l’appui des capitalistes et celui des autorités. Leur façon de s’imposer, qui coïncidait avec la nécessité où se trouvaient les agrariens de constituer une garde blanche contre les organisations ouvrières installées dans des positions de plus en plus fortes, permit à l’ensemble des bandes créées et armées par les latifondistes de se ranger sous la même étiquette que les Fasci. Par le développement qu’elles prirent ensuite ces bandes ont conféré en retour aux Fasci leur propre caractère de garde blanche du capitalisme, dirigée contre les organismes de classe du prolétariat.

    Le fascisme a toujours conservé ce vice originel. L’ardeur de l’offensive armée a empêché jusqu’à aujourd’hui l’aggravation de la dissension entre les noyaux urbains, petits-bourgeois, essentiellement parlementaires et collaborationnistes et les noyaux ruraux, constitués par des propriétaires terriens, grands et moyens, et par des fermiers directement intéressés à la lutte contre les paysans pauvres et leurs organisations radicalement antisyndicalistes, réactionnaires et plus confiants en l’action armée directe qu’en l’autorité de l’État et en l’efficacité du parlementarisme.

    Dans les zones agricoles (Émilie, Toscane, Vénétie, Ombrie) le fascisme a atteint son développement maximal et est parvenu, avec l’appui financier des capitalistes et la protection des autorités civiles et militaires de l’État, à un pouvoir inconditionnel. S’il est vrai que l’offensive impitoyable contre les organismes de classe du prolétariat a servi les capitalistes qui, en l’espace d’un an, ont pu voir tout l’appareil de lutte des syndicats socialistes se briser et perdre toute efficacité, il est cependant incontestable que la violence, en dégénérant, a fini par créer dans les couches moyennes et populaires un sentiment d’hostilité générale au fascisme.

    Les événements de Sarzane, de Trévise, de Viterbe, de Roccastrada, ont profondément ébranlé les noyaux fascistes urbains, ceux qui s’incarnent en Mussolini, et qui ont commencé à voir un danger dans la tactique exclusivement négative des Fasci des zones agricoles. Ajoutons que cette tactique avait déjà porté d’excellents fruits en entraînant le Parti socialiste sur un terrain de transactions favorable à la collaboration de classe au sein du pays et du Parlement.

    Le conflit latent commence à partir de là à se manifester dans toute sa profondeur. Alors que les noyaux urbains favorables à la collaboration considèrent désormais comme atteint l’objectif qu’ils s’étaient proposé : voir le Parti socialiste abandonner son intransigeance de classe, et se hâtent de sanctionner leur victoire par le pacte de pacification [entre socialistes et fascistes], les capitalistes agraires ne peuvent renoncer à la seule tactique qui puisse leur assurer la « libre » exploitation des classes paysannes, sans être gênés par les grèves et par les organisations. Toute la polémique qui agite le camp fasciste, et oppose partisans et adversaires de la pacification, se ramène à ce conflit dont les sources ne doivent pas être cherchées ailleurs que dans les origines mêmes du mouvement fasciste.

    Les prétentions des socialistes italiens qui croient avoir, par leur habile politique de compromis, provoqué la scission au sein du mouvement fasciste, ne sont rien d’autre qu’une preuve de plus de leur démagogie. En réalité, la crise fasciste ne date pas d’aujourd’hui, mais de toujours. Une fois disparues les raisons contingentes qui assuraient l’unité des groupes antiprolétariens, il était fatal que les dissensions se manifestent avec une plus grande évidence. La crise n’est donc pas autre chose que l’élucidation d’une situation de fait préexistante.

    Le fascisme sortira de cette crise en se scindant. La partie parlementaire, dirigée par Mussolini, en s’appuyant sur les classes moyennes, employés, petits exploitants et industriels, tentera de les organiser politiquement en s’orientant nécessairement vers une collaboration avec les socialistes et les populaires.

    La partie intransigeante, qui est l’expression des impératifs d’une défense directe et armée des intérêts capitalistes agraires, persévérera dans l’action antiprolétarienne qui la caractérise. Pour cette partie-là, qui s’intéresse de plus près à tout ce qui touche à la vie ouvrière, le « pacte de trêve » que les socialistes célèbrent comme une victoire n’aura aucune valeur. La « crise »se ramènera à l’érection hors du mouvement des Fasci d’une fraction composée de petits bourgeois qui ont vainement tenté de justifier le fascisme par un programme politique général de « parti ».

    Mais le fascisme, le véritable, celui que les paysans émiliens, vénitiens, toscans, connaissent à travers la douloureuse expérience de ces deux dernières années de terreur blanche, continuera, quitte à changer de nom.

    Le devoir des ouvriers et des paysans révolutionnaires est de profiter de la période de calme relatif provoquée par les dissensions internes des bandes fascistes, pour inspirer aux masses opprimées et sans défense une conscience claire de la réelle situation de la lutte de classes et des moyens qui pourraient permettre de venir à bout de l’impudence de la réaction capitaliste.

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  • Programme du Parti communiste d’Italie (1920)

    Programme du Parti communiste d’Italie

    1. Dans l’actuel régime capitaliste se développe un contraste toujours plus important entre les forces productives et les rapports de production, donnant naissance à l’antithèse des intérêts et à la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie dominante.
    2. Les actuels rapports de production sont protégés par le pouvoir de l’État bourgeois, qui créé sur le système représentatif de la démocratie, constitue l’organe pour la défense des intérêts de la classe capitaliste.
    3. Le prolétariat ne peut briser, ni modifier le système des rapports capitalistes de production d’où dérive son exploitation, sans l’abattement violent du pouvoir bourgeois.
    4. L’organe indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat est le parti politique de classe. Le Parti Communiste, en réunissant en soi la partie la plus avancée et consciente du prolétariat, unit les forces des masses travailleuses, il a le rôle de diffuser dans les masses la conscience révolutionnaire et de diriger dans le déroulement de la lutte le prolétariat.
    5. La guerre mondiale, causée par les incurables contradictions du système capitaliste qui produisirent l’impérialisme moderne, a ouvert la crise de désintégration du capitalisme dans laquelle la lutte de classe ne peut que se résoudre en un conflit armé entre les masses travailleuses et le pouvoir des États bourgeois.
    6. Après la destruction du pouvoir bourgeois, le prolétariat ne peut s’organiser en classe dominante qu’avec la destruction de l’appareil social bourgeois et avec l’instauration de sa propre dictature, c’est-à-dire en basant la représentation élective de l’État sur la seule classe productive et en excluant de tout droit politique la classe bourgeoise.
    7. La forme de représentation politique de l’État prolétarien est le système des conseils de travailleurs, ouvriers et paysans, présents dans la révolution russe, commencement de la révolution prolétarienne et première réalisation stable de la dictature prolétarienne.
    8. La nécessaire défense de l’État prolétarien contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires peut être garantie seulement en enlevant à la bourgeoisie et aux partis adversaires à la dictature prolétarienne tous moyens d’agitation et de propagande politique, et avec les organisations armées du prolétariat pour repousser les attaques internes et externes.
    9. Seul l’État prolétarien pourra prendre toutes les mesures nécessaires à l’intervention dans les rapports de l’économie sociale qui permettrons le remplacement du système capitaliste par la gestion collective de la production et de la distribution.
    10. Par effet de cette transformation économique et des transformations résultantes dans toutes les activités de la vie sociale, la division de la société en classe s’éliminant, la nécessité de l’État politique s’éliminera aussi, l’engrenage de celui-ci se réduira progressivement à celui de la rationnelle administration des activités humaines.

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  • Programme d’action des communistes italiens (1920)

    La crise qui depuis longtemps tourmente notre parti, sur laquelle votre attention a, été fréquemment appelée, soit à la suite des récents événements en Italie, soit par suite des délibérations du second Congrès de la 3e Internationale, rend nécessaire et urgent, à l’approche du Congrès du Parti, un effort harmonieux des éléments de gauche du parti pour sortir enfin d’une situation intolérable et qui contraste avec les exigences de la lutte révolutionnaire du prolétariat italien.

    Tout cela nous a induits à prendre l’initiative d’un mouvement de préparation au Congrès dans le but d’arriver à une entente harmonieuse entre tous ces camarades qui sentent vraiment la nécessité que le Congrès indique une solution définitive et énergique du vaste problème.

    Nous ne nous attarderons pas à vous rappeler quelle est la situation de notre pays : les conditions dans lesquelles il a participé et est sorti de la grande guerre mondiale, pas plus que les épisodes de cette période troublée de l’après-guerre, qui démontrent même à nos adversaires les multiples symptômes de l’irrémédiable désorganisation du régime actuel, et son incapacité à lutter contre les conséquences révolutionnaires de sa propre débâcle.

    D’autre part, le frémissement, l’enthousiasme, l’élan rebelle des masses de toutes les couches du prolétariat, croissent tous les jours et se manifestent par de continuelles agitations, par l’ardeur avec laquelle les batailles de classes sont conduites et dans l’aspiration parfois indistincte qu’elles se termineront par la victoire finale de la révolution prolétaire.

    La bourgeoisie, quoique consciente de sa propre impuissance à faire face au chaos de son régime social, concentre ses dernières énergies à la défense contre cette marche des masses révolutionnaires. D’un côté, elle organise des corps réguliers et irréguliers pour la répression armée des soulèvements ouvriers. De l’autre, elle développe une politique rusée de concessions apparentes et de mensongère bienveillance envers les désirs des masses.

    Les organes qui dirigent l’action prolétaire, auxquels incomberait la tâche de développer une opposition victorieuse à cette politique de conservation bourgeoise, ont, plus d’une fois, montré jusqu’à l’évidence, leur propre insuffisance. L’organisation syndicale recueille, toujours plus, de nombreux groupes de travailleurs.

    Cependant que ceux-ci montrent dans les agitations et dans les grèves qu’ils sentent le besoin d’élargir le champ de lutte et de s’avancer vers les conquêtes révolutionnaires, la bureaucratie dirigeante des syndicats imprime à toute l’action les caractères traditionnels de la bataille corporative et l’enserre dans les limites d’une vaine poursuite d’améliorations graduelles des conditions de vie du prolétariat.

    Quant au parti politique de la classe ouvrière, le Parti Socialiste, qui devrait avoir la tache de grouper autour de lui toutes les énergies révolutionnaires d’avant-garde, d’imprimer un nouveau caractère et une nouvelle direction aux méthodes de lutte pour la conquête des buts extrêmes du communisme, il se révèle lui aussi incapable d’accomplir sa fonction.

    Il est vrai que la majorité du Parti, en adoptant à Bologne le nouveau programme maximailiste et en donnant son adhésion à l’Internationale de Moscou, croyait avoir répondu aux exigences du problème historique, lequel, depuis la fin de la grande guerre, a mis partout face à face les deux conceptions opposées de la lutte prolétarienne : la conception sociale-démocrate, déshonorée par la faillite de la 2e Internationale et par sa collaboration complice avec la bourgeoisie, et la conception communiste, forte des affirmations originales du marxisme et de l’expérience glorieuse de la révolution russe, laquelle, organisée dans la nouvelle Internationale, lançait au prolétariat son mot d’ordre révolutionnaire ; c’est-à-dire : lutte violente pour abattre le régime bourgeois, dictature du prolétariat : régime des soviets.

    Mais en réalité, le Parti, illusionné peut-être par la satisfaction légitime d’avoir tenu, pendant la guerre, une attitude différente de celle des autres partis de la 2e Internationale, ne comprit pas la nécessité que le changement formel du programme dût être accompagné d’un renouvellement profond de sa structure et de son action.

    Les événements successifs ont démontré à travers des circonstances qu’il est superflu de rappeler, combien le Parti était encore loin d’être à la hauteur de la tâche révolutionnaire que la situation historique lui confiait. Il n’a pas essentiellement modifié ses conceptions politiques, et surtout son action parlementaire, s’en tenant aux méthodes traditionnelles de l’avant-guerre, et a souvent fait le jeu du gouvernement bourgeois.

    Au moment où il aurait fallu appliquer des solutions décisives, des hommes restaient au pouvoir dont les conceptions étaient dépassées par les événements et auxquels le parti ne sut arracher ni la direction syndicale, ni la direction parlementaire, et l’on retomba ainsi dans les vieilles méthodes de raccommodement et de négociations.

    Les masses prolétaires, désillusionnées, se dirigent donc en partie vers d’autres courants révolutionnaires, militant hors du parti, comme les syndicalistes et les anarchistes, lesquels, quoique ayant sur le processus révolutionnaire des conceptions avec lesquelles des communistes ne peuvent être d’accord, critiquent avec justesse une attitude qui contraste tant avec les exigences révolutionnaires et avec le langage révolutionnaire des chefs du Parti eux-mêmes.

    C’est donc à cause des raisons que nous avons rappelées et pour celles que les éléments de gauchee ont déjà, en beaucoup d’occasions, amplement commentées, que le Parti Socialiste Italien s’est révélé incapable de remplir sa tâche, et c’est pour ces raisons que le congrès international de Moscou, en accueillant la requête des camarades italiens de tendance plus avancée a décidé de peser avec clarté et fermeté la question du renouvellement de notre parti, et a fixé les bases sur lesquelles le prochain congrès de notre parti devra travailler pour obtenir un tel résultat.

    Quelle est donc la tâche du prochain Congrès ? Quels sont les objectifs que nous devons établir pour arriver à ce que, au lieu de dégénérer en une réunion où se tiennent de vaines palabres, et où l’on pratique de subtiles manœuvres de couloirs, l’on affronte au contraire courageusement le mal et l’on y apporte les remèdes les plus radicaux ?

    Nous croyons que ces objectifs et ces intentions devraient être communs à tous les camarades qui partagent non seulement les principes fondamentaux du communisme, l’intention d’appliquer de la façon la plus énergique les délibérations de Moscou, tant à la constitution du parti qu’à son action.

    Ces délibérations constitueront la plate-forme commune d’action de ces groupes et de ces courants de gauche, qui, tout en se différenciant sur des détails, sur la conception de certains problèmes de doctrine et de tactique, se trouvent d’accord sur les critiques, faites d’un point de vue révolutionnaire, de l’insuffisance d’action du Parti.

    Le programme d’action commun que nous avons en vue pour le Congrès peut, à notre avis, être résumé dans les points principaux qui suivent :

    1. Changement du nom du Parti en celui de Parti Communiste d’Italie (Section de l’Internationale communiste).
    2. Révision du programme accepté à Bologne, quelques points devant être rendus plus conformes aux principes de la 3eInternationale, pour l’opposer encore une fois au programme social-démocrate, dont est partisan la droite du parti.
    3. Exclusion conséquente et formelle de tous les membres ou organisations qui se sont déclarés ou se déclareront contre le programme communiste par leur vote dans les sections ou au Congrès, ou qui par toute autre action se seront mis hors du parti.
    4. Modification des statuts internes du parti, pour y introduire des critères d’homogénéité, de centralisation, de discipline, qui sont la base indispensable de la structure du parti communiste (adoptant parmi les autres innovations, le système d’une période de candidature pour les nouveaux inscrits au parti et celui des révisions périodiques de tous les inscrits. La première de ces innovations devra être mise à exécution immédiatement après le Congrès).
    5. Obligation pour tous les membres du parti à la complète discipline d’action pour toutes les décisions tactiques des Congrès Internationaux et Nationaux, avec octroi des pleins pouvoirs au Comité central désigné par le Congrès pour en observer l’exécution.
    6. Les buts de l’activité du parti seront définis en vue de la réalisation des conceptions établies par le Congrés de Moscou et seront principalement les suivants :
      1. Préparation de l’action insurrectionnelle du prolétariat, en utilisant toutes les possibilités de propagande légale, et en organisant, en même temps et systématiquement le travail illégal, afin de réaliser toutes les prémisses indispensables à l’action et en assurer les moyens matériels.
      2. Organiser dans tous les syndicats, sociétés de métiers, coopératives, fabriques, entreprises agricoles, etc., des groupes communistes reliés à l’organisation du parti pour la propagande, pour leur conquête et pour la préparation révolutionnaire.
      3. Action dans les organisations économiques pour en conquérir la direction au Parti Communiste. Appel aux organisations prolétaires révolutionnaires qui sont en dehors de la Confédération Générale du Travail (CGdL), afin qu’elles y entrent pour soutenir la lutte des communistes contre la direction actuelle et ses dirigeants. Résiliation du pacte d’alliance entre le parti et la CGdL, qui est inspiré des principes social-démocrates, suivant la parité des droits entre parti et Syndicats, afin d’y substituer la direction effective des organisations économiques prolétaires du parti communiste, grâce à la discipline des communistes qui travaillent dans les Syndicats. Sortie de la CGdL de l’Internationale jaune d’Amsterdam aussitôt qu’elle sera conquise aux conceptions du parti communiste et adhésion à la section syndicale de l’Internationale Communiste, comme il est prévu par la constitution de cette dernière
      4. Lutte pour la conquête par le Parti Communiste de la direction du mouvement coopératif, pour le délivrer des influences actuelles bourgeoises et petites-bourgeoises, afin de le rendre solidaire du mouvement révolutionnaire de classes du prolétariat.
      5. Participation aux élections politiques et administratives (conseils municipaux, d’arrondissement, etc.) avec un caractère entièrement opposé à la vieille pratique social-démocrate, dans le but de développer la propagande et l’agitation révolutionnaires, et de hâter la débâcle des organes bourgeois de la démocratie représentative. Révision par les organes du parti, sous la direction du Comité Central, de la composition de tous les organes élus, soit dans les Communes, soit dans les provinces, soit au Parlement avec faculté de les dissoudre. Contrôle et direction permanente de la part du Comité Central, de l’activité de tous ceux qui subsisteront. Le groupe parlementaire sera considéré comme l’organe désigné pour accomplir une fonction spécifique tactique, suivant les indications de la Centrale du Parti, et, il n’aura pas la faculté de se prononcer en tant que corps délibérant sur des questions qui concernent la politique générale du Parti.
      6. Le Comité Central contrôlera toute la propagande, et disciplinera tout spécialement la presse du Parti, dont les comités de rédaction et de direction seront nommés ou confirmés par la Centrale, qui en contrôlera l’œuvre sur la base des délibérations du Congrès.
      7. Etablir un contact étroit avec le mouvement de la jeunesse, suivant les conceptions de l’Internationale Communiste. Intensification de la propagande parmi les femmes.

    Nous espérons que ces lignes générales du programme d’action commun recueilleront l’approbation de tous les communistes et qu’ils voudront contribuer activement à en assurer le triomphe par une vaste agitation et par l’organisation de toutes les forces qui se mettront sur ce terrain. A l’œuvre donc, camarades, pour que triomphe au-dessus du faux sentimentalisme d’unité, contre toutes les mesquines questions de personnalités, la cause de la révolution communiste.

    Milan, Octobre 1920.

    Nicola Bombacci, Amedeo Bordiga, Bruno Fortichiari, Antonio Gramsci, Francesca Misiano, Luigi Polano, Umberto Terracini.

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  • Antono Gramsci : Rapport sur le mouvement turinois des conseils d’usines

    L’Internationale communiste, novembre 1920.

    Un des membres de la délégation italienne qui vient de rentrer de Russie soviétique a appris aux travailleurs de Turin que sur la tribune dressée à Kronstadt pour accueillir la délégation on pouvait lire l’inscription suivante :

    Vive la grève générale turinoise de 1920 !

    C’est une nouvelle que les ouvriers ont apprise avec beaucoup de plaisir et avec une profonde satisfaction. La plupart des membres de la délégation italienne en Russie avaient été opposés à la grève générale d’avril. Ils soutenaient dans leurs articles contre la grève que les ouvriers turinois avaient été victimes d’une illusion et qu’ils avaient surestimé l’importance de leur grève.

    Aussi les travailleurs turinois ont-ils appris avec plaisir la manifestation de sympathie des camarades de Kronstadt, et ils se sont dit: « Nos camarades communistes russes ont mieux compris et plus justement estimé l’importance de la grève d’avril que ne l’ont fait les opportunistes italiens, et ils ont ainsi donné à ces derniers une bonne leçon.»

    La grève d’avril

    Le mouvement turinois du mois d’avril a été en effet un événement exceptionnel, non seulement dans l’histoire du prolétariat italien, mais dans celle du prolétariat européen, nous irons même jusqu’à dire dans l’histoire du prolétariat du monde entier.

    Pour la première fois dans l’histoire, en effet, on a vu un prolétariat engager la lutte pour le contrôle de la production sans avoir été poussé à l’action par la faim ou par le chômage. De plus, ce ne fut pas seulement une minorité, une avant-garde de la classe ouvrière qui entreprit la lutte, mais bien la masse entière des travailleurs de Turin qui entra en lice et mena le combat jusqu’au bout en faisant fi des privations et des sacrifices.

    La grève des métallurgistes dura un mois, celle des autres catégories de travailleurs dura dix jours.

    La grève générale des dix derniers jours s’étendit à tout le Piémont, mobilisant près d’un demi-million d’ouvriers de l’industrie et de l’agriculture, ce qui signifie qu’elle toucha une population de près de quatre millions de personnes.

    Les capitalistes italiens déployèrent l’ensemble de leurs forces pour étouffer le mouvement ouvrier turinois; tous les moyens de l’État bourgeois furent mis à leur disposition, alors que les ouvriers se trouvèrent seuls pour soutenir la lutte, sans aucune aide, ni de la direction du Parti socialiste, ni de la Confédération générale du travail. Bien plus, les dirigeants du parti et de la Confédération bafouèrent les travailleurs turinois et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher les travailleurs et les paysans italiens d’entreprendre une quelconque action révolutionnaire par laquelle ils auraient cherché à manifester leur solidarité avec leurs frères turinois, et à leur apporter une aide efficace.

    Mais les ouvriers turinois ne se découragèrent pas. Ils supportèrent tout le poids de la réaction capitaliste, ils respectèrent la discipline jusqu’au dernier moment et restèrent, même après la défaite, fidèles au drapeau du communisme et de la révolution mondiale.

    Anarchistes et syndicalistes

    La propagande des anarchistes et des syndicalistes contre la discipline de parti et contre la dictature du prolétariat n’eut aucune influence sur les masses, même lorsque, par suite de la trahison des dirigeants, la grève se termina sur une défaite. Bien plus, les travailleurs turinois jurèrent d’intensifier la lutte révolutionnaire et de la mener sur deux fronts : d’un côté contre la bourgeoisie victorieuse, de l’autre, contre leurs propres chefs qui les avaient trahis.

    La conscience et la discipline révolutionnaire dont les masses turinoises ont fait preuve, ont pour bases historiques les conditions économiques et politiques dans lesquelles s’est développée la lutte de classe à Turin.

    Turin est un centre à caractère essentiellement industriel, les ouvriers représentent environ les trois quarts de la population qui s’élève à un demi-million d’habitants; les éléments petits-bourgeois sont en nombre infime. A Turin on trouve en outre une masse compacte d’employés et de techniciens qui sont organisés dans les syndicats, et sont des adhérents de la Bourse du travail. Ils ont été, pendant toutes les grandes grèves, aux côtés des ouvriers et ils ont ainsi acquis, pour la plupart, si ce n’est tous, des réactions de véritables prolétaires, en lutte contre le capital, pour la révolution et pour le communisme.

    La production industrielle

    Vue du dehors, la production turinoise est parfaitement centralisée et homogène. L’industrie métallurgique, avec environ cinquante mille ouvriers et dix mille employés et techniciens, occupe la première place. Rien que dans les usines Fiat travaillent trente-cinq mille ouvriers, employés et techniciens; dans les usines principales de cette entreprise sont employés seize mille ouvriers qui construisent des automobiles en tout genre, en utilisant les méthodes les plus modernes et les plus perfectionnées.

    La production automobile caractérise l’industrie métallurgique turinoise. La plus grande partie du corps des ouvriers est faite d’ouvriers qualifiés et de spécialistes qui n’ont cependant pas la mentalité petite-bourgeoise des ouvriers qualifiés des autres pays, ceux d’Angleterre par exemple.

    La production automobile, qui occupe la première place dans l’industrie métallurgique, s’est subordonnée d’autres branches de la production, comme par exemple l’industrie du bois et celle du caoutchouc.

    Les métallurgistes forment l’avant-garde du prolétariat turinois. Étant donné les caractéristiques de l’industrie métallurgique, tout mouvement parmi ses ouvriers devient un mouvement général des masses et prend un caractère politique et révolutionnaire, même si, au départ, il n’avait que des objectifs syndicaux.

    Turin possède une seule organisation syndicale importante, forte de quatre-vingt-dix mille adhérents : la Bourse du travail. Les groupes anarchistes et syndicalistes existants n’ont presque aucune influence sur la masse ouvrière, qui se range avec fermeté et résolution aux côtés de la section du Parti socialiste, composée pour sa plus grande partie, d’ouvriers communistes.

    Le mouvement communiste dispose des organismes de combat que voici : la section du parti, comptant 1 500 adhérents, vingt-huit cercles comptant dix mille membres et vingt-trois organisations de jeunesse comptant deux mille membres.

    Dans chaque entreprise existe un groupe communiste permanent avec son propre organisme directeur. Les différents groupes se rassemblent, selon la position topographique de leur entreprise en groupes de quartier, qui aboutissent à un comité directeur qui, au sein de la section du parti, concentre entre ses mains tout le mouvement communiste de la ville et dirige la masse ouvrière.

    Turin, capitale de l’Italie

    Avant la révolution bourgeoise, qui instaura l’actuel ordre bourgeois en Italie, Turin était la capitale d’un petit État, qui comprenait le Piémont, la Ligurie et la Sardaigne. A cette époque la petite industrie et le commerce prédominaient à Turin.

    Après l’unification du royaume d’Italie et le transfert de la capitale à Rome, Turin paraissait menacée de perdre son importance. Mais la ville surmonta rapidement la crise économique et devint un des centres industriels les plus importants d’Italie. On peut dire qu’il y a trois capitales en Italie : Rome, qui est le centre administratif dû l’État bourgeois, Milan, qui est le centre commercial et financier du pays (toutes les banques, les agences commerciales et les bureaux financiers sont concentrés à Milan), et enfin, Turin, qui est le centre industriel, où la production industrielle a atteint le plus haut degré de développement. Au moment du transfert de la capitale à Rome, toute la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui avait fourni au nouvel État bourgeois le personnel administratif nécessaire à son fonctionnement, émigra de Turin; par contre, le développement de la grande industrie attira à Turin la fine fleur de la classe ouvrière italienne. Le processus du développement de cette ville est, du point de vue de l’histoire italienne et de la révolution prolétarienne italienne, fort intéressant.

    C’est ainsi que le prolétariat turinois devint le dirigeant spirituel des masses ouvrières italiennes qui sont attachées à cette ville par de multiples liens : de parenté, de tradition, d’histoire, mais aussi par leurs aspirations (l’idéal de chaque ouvrier italien est de pouvoir travailler à Turin).

    Tout ceci explique pourquoi les masses ouvrières de toute l’Italie désiraient, quitte à aller à l’encontre de la volonté de leurs chefs, manifester leur solidarité avec la grève générale de Turin : elles voient dans cette ville le centre, la capitale de la révolution communiste, le Petrograd de la révolution prolétarienne italienne.

    Deux insurrections armées

    Pendant la guerre impérialiste de 1914-1918, Turin a vécu deux insurrections armées : la première insurrection, qui éclata au mois de mai de 1915, avait pour objectif d’empêcher l’intervention de l’Italie dans la guerre contre l’Allemagne (c’est à cette occasion que la Maison du peuple fut mise à sac (1)), la seconde insurrection, au mois d’août de 1917, prit le caractère d’une lutte révolutionnaire armée de grande envergure.

    L’annonce de la Révolution russe de mars avait été accueillie à Turin avec une joie indescriptible. Les ouvriers pleuraient d’émotion en apprenant que le pouvoir du Tsar avait été renversé par les travailleurs de Petrograd. Mais les travailleurs turinois ne se laissèrent pas prendre à la phraséologie démagogique de Kerenski et des mencheviks. Lorsqu’en juillet [sic] 1917, arriva à Turin la mission envoyée en Europe occidentale par le Soviet de Petrograd, les délégués, Smirnov et Goldenberg, qui se présentèrent devant une foule de cinquante mille ouvriers, furent accueillis par les cris assourdissants de « Vive Lénine ! », « Vive les Bolcheviks ! ».

    Goldenberg n’était pas très satisfait de cet accueil; il ne parvenait pas à comprendre de quelle façon le camarade Lénine avait acquis une telle popularité parmi les ouvriers turinois. Et il ne faut pas oublier que cet épisode eut lieu après la répression de la révolte bolchevique de juillet, et que la presse italienne se déchaînait contre les bolcheviks, en les traitant de brigands, d’intrigants, d’agents et d’espions de l’impérialisme allemand.

    Depuis l’entrée en guerre de l’Italie (24 mai 1915), le prolétariat turinois n’avait fait aucune manifestation de masse.

    Barricades, tranchées, barbelés

    L’imposant meeting qui avait été organisé en l’honneur des délégués du Soviet de Petrograd, marqua le début d’une nouvelle période dans les mouvements de masse. Un mois ne s’était pas écoulé que les travailleurs turinois, s’insurgèrent, armes en main, contre l’impérialisme et le militarisme italien. L’insurrection éclata le 23 août 1917. Pendant cinq jours, les ouvriers combattirent dans les rues de la ville. Les insurgés qui disposaient de fusils, de grenades et de mitrailleuses parvinrent même à occuper quelques quartiers de la ville et tentèrent à trois ou quatre reprises de s’emparer du centre où se trouvaient les institutions gouvernementales et les commandements militaires.

    Mais deux années de guerre et de réaction avaient affaibli l’organisation du prolétariat, jadis si forte, et les ouvriers, inférieurs en armes, furent vaincus. C’est en vain qu’ils espérèrent en un appui du côté des soldats : ceux-ci se laissèrent ébranler par l’insinuation que la révolte avait été suscitée par les Allemands.

    Le peuple dressa des barricades, il creusa des tranchées, il entoura quelques quartiers de barbelés électrifiés, et repoussa pendant cinq jours toutes les attaques des troupes et de la police. Plus de 500 ouvriers tombèrent, plus de 2 000 furent gravement blessés. Après la défaite, les meilleurs éléments furent arrêtés et mis à l’écart, et le mouvement prolétarien perdit en intensité révolutionnaire. Mais les sentiments communistes du prolétariat turinois n’étaient pas éteints.

    On peut en trouver une preuve dans l’épisode que voici peu de temps après l’insurrection d’août eurent lieu des élections au conseil d’administration de l’ « Alliance coopérative turinoise » (Alleanza cooperativa torinese), immense organisation qui pourvoit à l’approvisionnement du quart de la population turinoise.

    L’Alliance coopérative

    L’A.C.T. est composée de la Coopérative des cheminots et de l’Association générale des ouvriers. Depuis plusieurs années la section socialiste avait en main le conseil d’administration, mais la section n’était plus en mesure de mener activement l’agitation au sein des masses ouvrières.

    Le capital de l’Alliance était dans sa plus grande partie constitué d’actions de la Coopérative des cheminots, appartenant aux cheminots et à leurs familles. Le développement pris par l’Alliance avait porté la valeur des actions de 50 à 700 lires. Le parti parvint cependant à convaincre les actionnaires qu’une coopérative ouvrière a pour but, non le profit des particuliers, mais le renforcement des moyens de la lutte révolutionnaire, et les actionnaires se contentèrent d’un dividende de trois et demi pour cent sur la valeur nominale de 50 lires, et non sur la valeur réelle de 700 lires.

    Après l’insurrection d’août, se forma, avec l’appui de la police et de la presse bourgeoise et réformiste, un comité de cheminots qui se proposa d’arracher au Parti socialiste la majorité qu’il avait dans le conseil d’administration. Aux actionnaires, on promit la liquidation immédiate de la différence de 650 lires entre la valeur nominale et la valeur courante de chaque section; aux cheminots on promit diverses prérogatives dans la distribution des denrées alimentaires.

    Les réformistes traîtres et la presse bourgeoise mirent en œuvre tous leurs moyens de propagande et d’agitation afin de transformer la coopérative, d’organisation ouvrière qu’elle était, en une entreprise commerciale de type petit-bourgeois. La classe ouvrière était exposée à des pressions de toute sorte. La censure étouffa la voix de la section socialiste. Mais en dépit de toutes les pressions et de toutes les vexations, les socialistes, qui n’avaient pas un seul instant abandonné leur point de vue (qui était que la coopérative ouvrière était un moyen de la lutte de classe) obtinrent de nouveau la majorité au sein de l’Alliance coopérative.

    Le Parti socialiste obtint 700 voix sur 800, bien que dans leur majorité, les électeurs aient été des employés des chemins de fer qu’on s’attendait à voir manifester, après la défaite de l’insurrection d’août, une certaine hésitation, voire des tendances réactionnaires.

    Dans l’après-guerre

    Après la fin de la guerre impérialiste, le mouvement prolétarien fit de rapides progrès. La masse ouvrière de Turin comprit que la période historique ouverte par la guerre différait profondément de celle qui précédait la guerre. La classe ouvrière turinoise sentit aussitôt que la Ille Internationale est une organisation du prolétariat mondial qui a vocation de prendre la direction de la guerre civile, d’entreprendre la conquête du pouvoir politique, d’instaurer la dictature du prolétariat, de créer un nouvel ordre dans les rapports économiques et sociaux.

    Les problèmes de la révolution, qu’ils soient économiques ou politiques, étaient l’objet de discussions dans toutes les assemblées d’ouvriers. Les meilleures forces de l’avant-garde ouvrière se réunirent pour assurer la diffusion d’un hebdomadaire d’inspiration communiste : L’Ordine Nuovo. Dans les colonnes de cet hebdomadaire furent traités les différents problèmes de la révolution : l’organisation révolutionnaire des masses pour gagner les syndicats à la cause du communisme; le transfert de la lutte syndicale du domaine étroitement corporatif et réformiste au terrain de la lutte révolutionnaire, du contrôle de la production et de la dictature du prolétariat. Le problème des Conseils d’usines fut également mis à l’ordre du jour.

    Dans les entreprises turinoises existaient déjà de petits comités ouvriers, reconnus par les capitalistes, et certains d’entre eux avaient déjà engagé la lutte contre le fonctionnarisme, l’esprit réformiste et les tendances légalistes des syndicats.

    Mais la plupart de ces comités étaient de simples créatures des syndicats; les listes de candidats à ces comités (Comités d’entreprises), étaient proposées par les organisations syndicales, lesquelles choisissaient de préférence des ouvriers de tendance opportuniste, qui ne causeraient pas d’ennuis aux patrons et étoufferaient dans l’œuf toute action de masse.

    Les partisans de L’Ordine Nuovo défendirent en tout premier lieu dans leur propagande, la transformation de ces Comités d’entreprise, et soutinrent le principe que les listes de candidats devaient émaner de la masse ouvrière et non provenir des sommets de la bureaucratie syndicale. Ils assignèrent comme tâche aux Conseils d’usines le contrôle de la production, l’armement et la préparation militaire des masses, leur préparation politique et technique. Ces Conseils ne devaient plus jouer leur ancien rôle de chiens de garde préposés à la protection des intérêts des classes dominantes, et devaient cesser de freiner les masses dans leurs actions contre le régime capitaliste.

    L’enthousiasme pour les Conseils

    La propagande en faveur des Conseils d’usines fut accueillie avec enthousiasme par les masses; en l’espace de six mois, des Conseils d’usines furent constitués dans toutes les usines petites ou grandes de la métallurgie. Les communistes devinrent majoritaires dans le syndicat des métallurgistes; le principe du Conseil d’usine et du contrôle sur la production fut approuvé et accepté par la majorité du Congrès, et par la plus grande partie des syndicats membres de la Bourse du travail.

    L’organisation des Conseils d’usines se fonde sur les principes suivants : dans chaque usine, petite ou grande, un organisme est constitué sur la base de la représentation (et non sur l’ancienne base du système bureaucratique); cet organisme incarne la force du prolétariat, il lutte contre l’ordre capitaliste ou contrôle la production, en éduquant toute la masse ouvrière pour la lutte révolutionnaire et pour la création de l’État ouvrier.

    Le Conseil d’usine doit être formé selon le modèle de l’organisation par industrie; il doit représenter pour la classe ouvrière le modèle de la société communiste à laquelle on arrivera en passant par la dictature du prolétariat; dans cette société n’existeront plus de différences de classes, tous les rapports sociaux seront réglés selon les exigences techniques de la production et de l’organisation correspondante, et ne seront pas subordonnés à un pouvoir d’État organisé.

    La classe ouvrière doit comprendre toute la beauté et toute la noblesse de l’idéal pour lequel elle lutte et se sacrifie; elle doit se rendre compte que, pour atteindre cet idéal, il est nécessaire de passer par certaines étapes; elle doit reconnaître la nécessité de la discipline révolutionnaire et de la dictature.

    Chaque entreprise se subdivise en ateliers, et chaque atelier en équipes de métiers : chaque équipe accomplit une partie définie du travail; les ouvriers de chaque équipe élisent un ouvrier et lui donnent un mandat impératif et conditionnel. L’assemblée des délégués de toute l’entreprise forme un Conseil qui élit en son sein un Comité exécutif. L’assemblée des secrétaires politiques des comités exécutifs forme le Comité central des Conseils qui élit en son sein un Comité de ville qui étudie l’organisation de la propagande, l’élaboration des plans de travail, l’approbation des projets et des propositions émanant des différentes entreprises, voire de simples individus, et enfin, assure la direction générale de l’ensemble du mouvement.

    Conseils et Comités d’entreprises pendant les grèves

    Certaines des attributions des Conseils d’usines ont un caractère essentiellement technique, si ce n’est industriel, comme par exemple le contrôle exercé sur le personnel technique, le licenciement des employés qui se révèlent être des ennemis de la classe ouvrière, la lutte avec la direction pour conquérir des droits et des libertés, le contrôle de la production de l’entreprise et des opérations financières.

    Les Conseils d’usines ont rapidement pris racine. Les masses accueillirent volontiers cette forme d’organisation communiste, elles se rangèrent autour des comités exécutifs et appuyèrent énergiquement la lutte contre l’autocratie capitaliste. Bien que ni les industriels, ni la bureaucratie syndicale n’aient accepté de reconnaître les Conseils et les Comités, ceux-ci obtinrent toutefois des succès notables : ils chassèrent les agents et les espions des capitalistes, ils établirent des liaisons avec les employés et avec les techniciens pour obtenir des informations de caractère financier et industriel; dans le cadre de la gestion de l’entreprise, ils concentrèrent entre leurs mains le pouvoir disciplinaire et montrèrent aux masses désunies et désagrégées ce que signifiait la gestion directe des ouvriers dans l’industrie.

    L’activité des Conseils et des Comités d’entreprises donna sa mesure pendant les grèves; ces grèves perdirent leur caractère impulsif, fortuit, et devinrent l’expression de l’activité consciente des masses révolutionnaires.

    L’organisation technique des Conseils et des Comités d’entreprises, leur capacité d’action firent de tels progrès qu’il fut possible d’obtenir en cinq minutes que les seize mille ouvriers de chez Fiat, dispersés en quarante-deux ateliers, suspendent le travail. Le 3 décembre 1919, les Conseils d’usines donnèrent une preuve tangible de leur capacité à diriger sur une grande échelle des mouvements de masse » : obéissant à un ordre de la section socialiste qui concentrait entre ses mains tous les rouages du mouvement de masse, les Conseils d’usines mobilisèrent, sans aucune préparation, en l’espace d’une heure, cent vingt mille ouvriers, encadrés entreprise par entreprise. Une heure après, l’armée prolétarienne se précipita comme une avalanche jusqu’au centre de la ville et balaya des rues et des places toute la canaille militariste et nationaliste.

    La lutte contre les Conseils

    A la tête du mouvement pour la constitution des Conseils d’usines se placèrent les communistes qui appartenaient à la section socialiste et aux organisations syndicales; y prirent part également les anarchistes, qui essayèrent d’opposer leur phraséologie ampoulée au langage clair et précis des communistes marxistes.

    Le mouvement rencontra cependant l’opposition acharnée des fonctionnaires syndicaux, de la direction du Parti socialiste et de l’Avanti ! Tous ces gens basaient leur polémique sur la différence entre le principe du Conseil d’usine et celui du Soviet. Leurs conclusions eurent un caractère purement théorique, abstrait, bureaucratique.

    Derrière leurs phrases sonores se cachait le désir de faire échec à la participation directe des masses à la lutte révolutionnaire, le désir de maintenir la tutelle des organisations syndicales sur les masses. Les membres de la direction du parti se refusèrent toujours à prendre l’initiative d’une action révolutionnaire avant que soit réalisé un plan d’action coordonné, mais ils ne faisaient jamais rien pour préparer et élaborer ce plan.

    Le mouvement turinois ne réussit cependant pas à dépasser les dimensions locales, car tout le mécanisme bureaucratique des syndicats fut mis en œuvre pour empêcher que les masses ouvrières des autres régions d’Italie ne suivent l’exemple de Turin. Le mouvement turinois fut bafoué, tourné en dérision, calomnié et critiqué de toutes les façons.

    Les violentes critiques des organismes syndicaux et de la direction du Parti socialiste apportèrent un nouvel encouragement aux capitalistes qui ne mirent plus de frein à leur lutte contre le prolétariat turinois et contre les Conseils d’usines. La conférence des industriels qui se tint au mois de mars 1920 à Milan, élabora un plan d’attaque; mais les « tuteurs de la classe ouvrière », les organisations économiques et politiques, ne s’en soucièrent pas.

    Abandonné de tous, le prolétariat turinois fut contraint d’affronter tout seul avec ses propres forces, le capitalisme national et le pouvoir de l’État. Turin fut envahie par une armée de policiers; autour de la ville on plaça des canons et des mitrailleuses aux points stratégiques. Et quand tout ce dispositif militaire fut prêt, les capitalistes se mirent à provoquer le prolétariat.

    Il est vrai que, face à ces très lourdes conditions de lutte, le prolétariat hésita à accepter le défi; mais quand il fut évident que le heurt était inévitable, la classe ouvrière sortit courageusement de ses positions de repli, et voulut que la lutte soit menée jusqu’à la victoire finale,

    Le Conseil national socialiste de Milan

    Les métallurgistes firent grève pendant un mois entier, les autres catégories pendant dix jours; dans toute la province l’industrie était arrêtée, les communications paralysées. Mais le prolétariat turinois fut isolé du reste de l’Italie; les organes centraux ne firent rien pour l’aider, ils ne publièrent pas le moindre tract pour expliquer au peuple italien l’importance de la lutte des travailleurs turinois; l’Avanti ! se refusa à publier la déclaration de la section turinoise du parti.

    Les camarades turinois furent abreuvés de toute part des épithètes d’anarchistes et d’aventuriers. A cette époque devait se tenir à Turin le Conseil national du parti; mais ce congrès eut lieu à Milan, sous prétexte qu’une ville « en proie à la grève générale» semblait mal venue pour servir de théâtre à des discussions entre socialistes.

    En cette occasion se manifesta toute l’impuissance des hommes appelés à diriger le parti; tandis qu’à Turin la masse ouvrière défendait courageusement les Conseils d’usines, première organisation basée sur la démocratie ouvrière, première organisation incarnant le pouvoir politique prolétarien, à Milan on bavardait autour de projets et de méthodes théoriques pour former des Conseils représentant la forme du pouvoir politique qu’il appartiendrait au prolétariat de conquérir : on discutait sur la façon d’organiser des conquêtes qui n’étaient pas encore faites, et on abandonnait le prolétariat turinois à son destin, on laissait à. la bourgeoisie la possibilité de détruire le pouvoir ouvrier déjà conquis!

    Les masses prolétariennes italiennes manifestèrent de diverses façons leur solidarité avec les camarades turinois : les cheminots de Pise, de Livourne et de Florence se refusèrent à transporter les troupes dirigées sur Turin, les travailleurs du port et les marins de Livourne et de Gênes sabotèrent le mouvement dans les ports; dans plusieurs villes, le prolétariat se mit en grève en dépit des ordres des syndicats.

    La grève générale de Turin et du Piémont s’est heurtée au sabotage et à la résistance des organisations syndicales et du parti lui-même. Elle a eu toutefois une grande importance éducative : elle a démontré, en effet, que l’union effective des ouvriers et des paysans est possible, et elle a confirmé l’urgente nécessité de lutter contre tout le mécanisme bureaucratique des organisations syndicales, qui constituent le plus solide soutien des manœuvres opportunistes des parlementaires et des réformistes visant à l’étouffement de tout mouvement révolutionnaire des masses laborieuses.

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  • Amadeo Bordiga : Prendre l’usine ou prendre le pouvoir?

    II Soviet, 22 février 1920.

    Les agitations des derniers jours en Ligurie ont montré un phénomène qui se répète depuis peu avec une certaine fréquence et qui mérite d’être noté en tant que symptôme d’un état d’esprit spécial des masses travailleuses.

    Les ouvriers, plutôt que d’abandonner le travail, se sont, pour ainsi dire, emparés des usines et ont cherché à les faire fonctionner pour leur propre compte ou mieux sans la présence des principaux dirigeants. Ceci veut avant tout dire que les ouvriers s’aperçoivent que la grève est une arme qui ne répond pas à tous les besoins, spécialement dans certaines conditions.

    La grève économique, à travers les préjudices causés à l’ouvrier même, exerce une utile action défensive du travailleur à cause des dommages que la cessation du travail cause à l’industriel du fait de la diminution du produit du travail qui lui appartient.

    Ceci dans les conditions normales de l’économie capitaliste, lorsque la concurrence avec sa relative baisse des prix oblige à un accroissement continuel de la production elle-même. Aujourd’hui les gros bonnets de l’industrie, spécialement ceux de la métallurgie, sortent d’une période exceptionnelle durant laquelle ils ont réalisés d’énormes gains avec le minimum d’efforts. Pendant la guerre l’état leur fournissait les matières premières et le charbon et était en même temps l’unique acheteur ; l’état lui-même, en militarisant les usines, pourvoyait à la rigoureuse discipline des masses ouvrières.

    Quelles conditions plus favorables rêver pour obtenir un bon bilan ? Ces gens ne sont plus disposés aujourd’hui à affronter les difficultés provenant du manque de charbon et de matières premières, de l’instabilité du marché et de l’agitation des masses ouvrières ; ils ne sont spécialement pas disposés à se contenter de gains modestes, dans les proportions où ils les réalisaient avant-guerre, et donc en moindre proportion.

    Ils ne se préoccupent donc pas des grèves, qui ne leur déplaisent pas, même si ils protestent en parole contre l’insatisfaction excessive et les prétentions absurdes des ouvriers.

    Ces derniers jours, les ouvriers ont compris, et leur action d’appropriation des usines ainsi que leur continuation du travail au lieu de la grève l’ont démontré, qu’ils ne voulaient pas arrêter le travail mais ne voulaient plus travailler comme les patrons le leur disaient. Ils ne veulent plus travailler pour le compte de ces derniers, ils ne veulent plus être exploités, ils veulent travailler pour eux-mêmes, c’est-à-dire dans le seul intérêt des ouvriers.

    On doit tenir compte sérieusement de cet état d’esprit qui se développe toujours plus ; nous voudrions simplement qu’il ne se fourvoie pas dans de fausses solutions.

    Il s’est dit que là où existaient des conseils d’usine ceux-ci avaient fonctionné en assumant la direction des usines et en faisant poursuivre le travail. Nous ne voudrions pas que la conviction qu’en développant l’institution des conseils d’usine il soit possible de prendre possession des fabriques, et éliminer les capitalistes, puisse s’emparer des masses.

    Ce serait la plus dangereuse des illusions. Les usines seront conquises par la classe des travailleurs – et non pas par les ouvriers de l’usine même, ce qui serait facile mais non communiste – seulement lorsque la classe travailleuse dans son ensemble se sera emparée du pouvoir politique. Sans cette conquête, la dissipation des illusions sera effectuée par la garde royale, les carabiniers, etc., c’est-à-dire par la machine d’oppression et de force dont dispose la bourgeoisie, son appareil politique de pouvoir.

    Les continuelles et vaines tentatives de la masse travailleuse qui s’épuise quotidiennement en efforts partiels doivent être canalisées, fusionnées, organisées en un grand, unique effort qui vise directement à toucher le cœur de la bourgeoisie ennemie.

    Cette fonction ne peut et ne doit être exercée que par un parti communiste, lequel ne doit avoir d’autre but, à l’heure actuelle, que celui de consacrer toute son activité à rendre toujours plus conscientes les masses travailleuses de la nécessité de cette grande action politique, qui est la seule voie par laquelle on peut directement arriver à la possession des usines, et qu’en procédant autrement on s’efforcera en vain de conquérir.

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  • Amadeo Bordiga : Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie

    Il Soviet, janvier-février 1920.

    I (« Il Soviet », IIIème année, n° 1 du 4-1-1920)

    A propos des propositions et des initiatives prises pour la constitution des Soviets en Italie, nous avons recueilli du matériel que nous voulons exposer dans l’ordre. Pour l’instant nous ferons quelques considérations d’ordre général, considérations que nous avons déjà exposé dans les numéros précédents.

    Le système de représentation prolétarien, qui a été introduit pour la première fois en Russie, exerce des fonctions de deux ordres politique et économique.

    Les fonctions politiques consistent dans la lutte contre la bourgeoisie jusqu’à son élimination totale. Les fonctions économiques consistent dans la création de tout le nouveau mécanisme de la production communiste.

    Avec le développement de la révolution, avec l’élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques mais dans un premier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier plan.

    Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste.

    Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin, qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique.

    Nous développerons la critique des deux conceptions que nous avons indiquées.

    Le système prolétarien de représentation doit adhérer à tout le processus technique de production.

    Ce critère est exact, mais correspond au stade où le prolétariat, déjà au pouvoir, organise la nouvelle économie. Transposez-le tout bonnement en régime bourgeois, et vous n’aurez rien fait de révolutionnaire.

    Même dans la période dans laquelle se trouve la Russie, la représentation politique soviétique — c’est-à-dire l’échafaudage qui culmine dans le gouvernement des commissaires du peuple — ne prend pas son départ dans les équipes de travail ou les ateliers des usines, mais dans le Soviet administratif local, élu directement par les travailleurs (regroupés, si possible, par communautés de travail).

    Pour fixer les idées, le Soviet de Moscou est élu par les prolétaires de Moscou, à raison de un délégué pour 1.000 ouvriers. Entre ceux-ci et le délégué il n’y a aucun organe intermédiaire. De cette première désignation partent les suivantes, jusqu’au Congrès des Soviets, au Comité Exécutif, au Gouvernement des Commissaires.

    Le conseil d’usine prend place dans un engrenage bien différent : celui du contrôle ouvrier de la production.

    Par conséquent, le conseil d’usine, formé d’un représentant par atelier, ne désigne pas de représentant de l’usine au Soviet communal, politico-administratif ce représentant est élu directement et indépendamment.

    En Russie, les conseils d’usine sont le point de départ d’un autre système de représentation, toujours subordonné au réseau politique des Soviets : celui du contrôle ouvrier de l’économie populaire. La fonction de contrôle dans l’usine n’a une valeur révolutionnaire et expropriatrice qu’une fois le pouvoir central passé dans les mains du prolétariat. Quand la protection étatique bourgeoise est encore debout, le conseil d’usine ne contrôle rien ; les rares fonctions qu’il accomplit sont le résultat de la pratique traditionnelle

    a) du réformisme parlementaire,

    b) de l’action syndicale de résistance, qui reste un gradualisme réformiste. 

    En conclusion nous ne nous opposons pas à la constitution des conseils internes d’usine si leur personnel ou ses organisations le demandent. Mais nous affirmons que l’activité du Parti Communiste doit s’orienter suivant un axe différent la lutte pour la conquête du pouvoir politique.

    Cette lutte peut trouver un terrain favorable dans la création d’une représentation ouvrière : mais celle-ci doit consister dans les conseils ouvriers de ville ou de district rural, directement élus par les masses pour être prêts à remplacer les conseils municipaux et les organes locaux du pouvoir étatique au moment de la chute des forces bourgeoises. […]

    II (« Il Soviet », IIIème année, n° 2 du 11-1-1920)

    Avant de commencer çà discuter du problème pratique de la constitution des Conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats, et après les considérations générales de l’article du numéro précédent, nous voulons examiner les lignes programmatiques du système des Soviets telles qu’elles ressortent des documents de la révolution russe, et des déclarations de principe de quelques courants maximalistes italiens, comme le programme approuvé au Congrès de Bologne, la motion présentée à ce Congrès par Leone et d’autres camarades, les publications de « l’Ordine Nuovo » au sujet du mouvement turinois des Conseils d’usine.

    Les conseils et le programme bolchevique

    Dans les documents de la IIIème Internationale et du Parti Communiste Russe, dans les exposés magistraux de ces formidables théoriciens que sont les chefs du mouvement révolutionnaire russe, Lénine, Zinoviev, Radek, Boukharine, on retrouve l’idée que la révolution n’a pas inventé des formes nouvelles et imprévues, mais a confirmé les prévisions du processus révolutionnaire par la théorie marxiste.

    Ce qui est essentiel dans le grandiose développement de la révolution russe, c’est la conquête du pouvoir politique par les masses ouvrières à travers une véritable guerre de classe, et l’instauration de leur dictature.

    Les Soviets — faut-il rappeler que le mot soviet signifie simplement conseil, et peut être utilisé pour désigner n’importe quel corps représentatif — sont, c’est là leur signification historique, le système de représentation de classe du prolétariat parvenu à la possession du pouvoir.

    Ce sont les organes qui remplacent le parlement et les assemblées administratives bourgeoises, et se substituent progressivement à tous les autres engrenages de l’Etat.

    Pour employer les termes du dernier congrès communiste russe, cités par le camarade Zinoviev, les Soviets sont les organisations d’Etat de la classe ouvrière et des paysans pauvres, qui réalisent la dictature du prolétariat durant la phase dans laquelle s’éteignent toutes les vieilles formes d’Etat.

    Le système de ces organisations d’Etat tend à donner la représentation à tous les producteurs en tant que membres de la classe ouvrière, mais non en tant que participants à une branche d’industrie ou une catégorie professionnelle : selon le récent manifeste de la IIIème Internationale, les Soviets sont un nouveau type d’organisation vaste, qui embrasse toutes les masses ouvrières indépendamment de leur métier et du degré de leur culture politique. Le réseau administratif des Soviets a comme organismes de base les conseils de ville ou de district rural, et culmine dans le gouvernement des commissaires.

    Il est certes vrai que d’autres organes surgissent à côté de ce système dans la phase de la transformation économique, tel le système du contrôle ouvrier de l’économie populaire ; il est vrai aussi, nous l’avons souvent répété, que ce système tendra à absorber le système politique quand l’expropriation de la bourgeoisie sera complète et que cessera la nécessité d’un pouvoir étatique.

    Mais dans la période révolutionnaire, comme il résulte de tous les documents des Russes, le problème essentiel est de subordonner dans l’espace et dans le temps, les exigences et les intérêts locaux et de catégorie à l’intérêt général du mouvement révolutionnaire.

    Quand la fusion des deux organismes sera advenue, alors le réseau de la production sera complètement communiste et alors le critère — dont on exagère, nous semble-t-il, l’importance — d’une parfaite articulation de la représentation avec tous les mécanismes du système productif se réalisera.

    Mais auparavant, quand la bourgeoisie résiste encore, et surtout quand elle est encore au pouvoir, le problème est d’avoir une représentation dans laquelle prévale le critère de l’intérêt général ; et quand l’économie est encore celle de l’individualisme et de la concurrence la seule forme dans laquelle l’intérêt collectif supérieur peut se manifester est une forme de représentation politique dans laquelle agit le parti politique communiste. 

    En reparlant de cette question nous montrerons que trop vouloir concrétiser et techniciser la représentation soviétique, surtout là où la bourgeoisie est encore au pouvoir, revient à mettre la charrue avant les bœufs et à retomber dans les vieilles erreurs du syndicalisme et du réformisme.

    Pour l’instant, citons les paroles sans équivoque de Zinoviev : Le parti communiste regroupe cette avant-garde du prolétariat qui lutte en connaissance de cause pour la réalisation pratique du programme communiste. Il s’efforce en particulier d’introduire son programme dans les organisations d’Etat, les Soviets, et d’y obtenir une complète domination.

    En conclusion, la république soviétique russe est dirigée par les Soviets qui regroupent en leur sein dix millions de travailleurs, sur quelque quatre-vingt millions d’habitants. Mais, substantiellement, les désignations pour les comités exécutifs des Soviets locaux et centraux se font dans les sections et dans les congrès du grand parti communiste qui domine dans les Soviets. Ceci correspond à la vibrante défense des fonctions révolutionnaires des minorités, faite par Radek. Il sera bon de ne pas créer un fétichisme ouvriériste-majoritaire, qui serait tout à l’avantage du réformisme et de la bourgeoisie.

    Le parti est, dans la révolution, en première ligne, puisqu’il est potentiellement constitué d’hommes qui pensent et agissent comme membres de la future humanité travailleuse dans laquelle tous seront des producteurs harmonieusement insérés dans un engrenage de fonctions et de représentations.

    Le Programme de Bologne et les Conseils

    Il est regrettable que dans le programme actuel du parti [voir chap. III point 6] on ne reprenne pas l’affirmation marxiste selon laquelle le parti de classe est l’instrument de l’émancipation prolétarienne. Et qu’il n’y ait que l’anodin codicille : « décide (qui ? Même la grammaire n’a pas été sauvée dans la hâte de délibérer en faveur… des élections) d’informer l’organisation du Parti Socialiste italien à ses principes ».

    Mais nous sommes encore plus en désaccord avec le programme quand il dit que les nouveaux organes prolétariens fonctionneront d’abord, sous la domination bourgeoise, comme instruments de la lutte violente de libération, et deviendront ensuite des organismes de transformation sociale et économique, puisqu’on inclut parmi ces organes non seulement les conseils de paysans travailleurs et de soldats, mais jusqu’aux conseils de l’économie publique, organes inconcevables en régime bourgeois.

    Les conseils politiques ouvriers eux-mêmes doivent être considérés plutôt comme des institutions au sein desquelles se développe l’action des communistes pour la libération du prolétariat.

    Mais récemment encore, le camarade Serrati a déprécié, à la barbe de Marx et de Lénine, le rôle du parti de classe dans la révolution.

    « Avec les masses ouvrières – dit Lénine – le parti politique, marxiste, centralisé, avant-garde du prolétariat, guidera le peuple sur la juste voie, pour la victoire de la dictature du prolétariat, pour la démocratie prolétarienne à la place de la démocratie bourgeoise, pour le pouvoir des conseils, pour l’ordre socialiste. »

    L’actuel programme du parti se ressent de scrupules libertaires et d’impréparation doctrinale.

    Les Conseils et la motion Leone

    Cette motion se résume en quatre points, exposés dans le style suggestif de son auteur.

    Le premier de ces points est admirablement inspiré par la constatation que la lutte de classe est le moteur réel de l’histoire, et qu’elle a brisé les unions social-nationales.

    Mais ensuite, la motion exalte dans les Soviets les organes de la synthèse révolutionnaire, qu’ils auraient la vertu de faire naître presque par le mécanisme même de leur constitution, et affirme que seuls les Soviets peuvent faire triompher les grandes initiatives historiques, par-delà les écoles, les partis, les corporations.

    Cette conception de Leone, et des nombreux camarades qui ont signé sa motion, est très différente de la nôtre, déduite du marxisme et des directives de la révolution russe. On surestime ici une forme au lieu d’une force, tout comme les syndicalistes le font pour le syndicat, en attribuant à sa pratique minimaliste la vertu miraculeuse de se fondre dans la révolution sociale.

    De même que le syndicalisme a été démoli d’abord par la critique des marxistes véritables, puis par l’expérience des mouvements syndicaux qui, partout, ont collaboré avec le monde bourgeois et lui ont fourni des instruments de conservation, la conception de Leone s’écroule face à l’expérience des conseils ouvriers sociaux-démocrates contre-révolutionnaires, qui sont précisément ceux dans lesquels il n’y a pas eu une pénétration victorieuse du programme politique communiste.

    Seul le parti peut condenser en son sein les énergies dynamiques révolutionnaires de la classe. Inutile d’objecter que les partis socialistes ont, eux aussi, transigé, car nous n’exaltons pas la vertu de la forme parti, mais celle du contenu dynamique qui réside dans le seul parti communiste.

    Chaque parti est défini par son programme, et ses fonctions n’ont pas de dénominateur commun avec celles des autres partis ; tandis que leurs fonctions rapprochent nécessairement tous les syndicats et, dans le sens technique, tous les conseils ouvriers aussi.

    Le malheur des partis social-réformistes ne fut pas d’être des partis, mais de ne pas être communistes et révolutionnaires. 

    Ces partis ont dirigé la contre-révolution, tandis que les partis communistes, en les combattant, dirigent et nourrissent l’action révolutionnaire.

    Il n’existe donc pas d’organismes qui seraient révolutionnaires grâce à leur forme ; seules existent des forces sociales qui sont révolutionnaires de par la direction dans laquelle elles agissent, et ces forces s’ordonnent dans un parti qui lutte avec un programme.

    Les Conseils et l’initiative de l’« Ordine Nuovo » de Turin

    D’après nous, les camarades de « l’Ordine Nuovo » vont encore plus loin. Même la formulation du programme du parti ne les satisfait pas, parce qu’ils prétendent que les Soviets, y compris ceux de nature technico-économique (les conseils d’usine) non seulement existent et sont dans le régime bourgeois les organes de la lutte de libération prolétarienne, mais qu’ils sont déjà les organes de la reconstruction de l’économie communiste.

    Ils citent en effet un passage du programme du parti en omettant certains mots, de façon à tirer le sens vers leur point de vue :

    « Il faut leur opposer de nouveaux organes prolétariens (conseils d’ouvriers, paysans et soldats, conseils de l’économie publique, etc.)… organismes de transformation sociale et économique et de reconstruction du nouvel ordre communiste ».

    Mais l’article est déjà long et nous renvoyons au prochain numéro l’exposé de notre profond désaccord avec ce critère, qui à notre avis présente le danger de se résoudre en une simple expérience réformiste par la modification de certaines fonctions des syndicats et peut-être la promulgation d’une loi bourgeoise instituant les conseils ouvriers.

    III (« Il Soviet », IIIème année, n° 4 du 1-2-1920)

    En conclusion du second article sur la Constitution des Soviets en Italie, nous avons évoqué le mouvement turinois pour la constitution des conseils d’usine.

    Nous ne partageons pas le point de vue qui inspire les camarades de « l’Ordine Nuovo » et, tout en appréciant leur travail tenace pour une meilleure conscience des points fondamentaux du communisme, nous pensons qu’ils sont tombés dans des erreurs de principe et de tactique qui n’ont rien de bénin.

    Selon eux, le fait essentiel de la révolution réside précisément dans la constitution des nouveaux organes prolétariens de représentation, destinés à la gestion directe de la production, et dont le caractère fondamental réside dans l’adhésion étroite au processus productif.

    Nous avons déjà dit qu’à notre avis on insiste trop sur cette idée de la coïncidence formelle entre les représentations de la classe ouvrière et les divers agrégats du système technico-économique de production. Cette coïncidence tendra à se réaliser à un stade très avancé de la révolution communiste, lorsque la production sera socialisée et que toutes les activités particulières qu’elle comprend seront harmonieusement subordonnées aux intérêts généraux et collectifs, et inspirées par eux.

    Auparavant, et pendant la période de transition de l’économie capitaliste à l’économie communiste, les regroupements de producteurs traversent une période de transformation permanente, et leurs intérêts peuvent heurter les intérêts généraux collectifs du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

    Celui-ci trouvera son véritable instrument dans une représentation de la classe ouvrière dans laquelle chacun entre en tant que membre de cette classe, intéressé à un changement radical des rapports sociaux, et non en tant que composante d’une catégorie professionnelle, d’une usine ou d’un quelconque groupe local.

    Tant que le pouvoir politique se trouve encore dans les mains de la classe capitaliste, on ne peut obtenir une représentation des intérêts généraux révolutionnaires du prolétariat que sur le terrain politique, dans un parti de classe auquel adhèrent individuellement ceux qui, pour se vouer à la cause de la révolution, ont dépassé la vision étroite de leur intérêt égoïste, de leur intérêt de catégorie, et parfois même de leur intérêt de classe, ce qui signifie que le parti admet aussi dans ses rangs les déserteurs de la classe bourgeoise qui revendiquent le programme communiste.

    C’est une grave erreur de croire qu’en transplantant dans l’ambiance prolétarienne actuelle, parmi les salariés du capital, les structures formelles dont on pense qu’elles pourront se former pour la gestion de la production communiste, on crée des forces révolutionnaires par elles-mêmes et par vertu intrinsèque.

    Ce fut l’erreur des syndicalistes, et c’est aussi l’erreur des zélateurs trop ardents des conseils d’usine.

    Le camarade C. Niccolini a fort opportunément rappelé dans un article de « Comunismo » qu’en Russie, même après le passage du pouvoir au prolétariat, les conseils d’usine ont souvent fait obstacle aux mesures révolutionnaires, opposant encore davantage que les syndicats la pression d’intérêts limités au développement du processus communiste.

    Les conseils d’usine ne sont même pas les gérants principaux de la production dans le système de l’économie communiste.

    Parmi les organes qui participent à cette tâche (Conseils de l’économie populaire) la représentation des conseils d’usine a moins de poids que celle des syndicats professionnels et que celle, prédominante, du pouvoir étatique prolétarien qui, avec son organisation politique centralisée, est l’instrument et l’agent principal de la révolution, non seulement en ce qui concerne la lutte contre la résistance politique de la classe bourgeoise, mais aussi en ce qui concerne le processus de socialisation de la richesse.

    Au stade où nous en sommes, c’est-à-dire quand l’Etat du prolétariat est encore une aspiration programmatique, le problème fondamental est celui de la conquête du pouvoir par le prolétariat ou mieux encore, par le prolétariat communiste, c’est-à-dire par les travailleurs organisés en parti politique de classe et décidés à réaliser la forme historique du pouvoir révolutionnaire, la dictature du prolétariat.

    Le camarade A. Tasca lui-même expose clairement son désaccord avec le programme de la majorité maximaliste du Congrès de Bologne, et plus encore avec nous, abstentionnistes, dans le numéro 22 de « l’Ordine Nuovo », dont le passage suivant vaut la peine d’être reproduit :

    « Un autre point du nouveau programme du parti mérite d’être examiné : les nouveaux organes prolétariens (conseils d’ouvriers, paysans et soldats, conseils de l’économie publique, etc.) fonctionnant d’abord (sous la domination bourgeoise) comme instruments de la lutte violente de libération, deviennent ensuite des organes de transformation sociale et économique, de reconstruction du nouvel ordre communiste.

    Nous avions insisté en commission sur l’erreur d’une telle formulation, qui confie aux nouveaux organes des fonctions différentes suivant un d’abord et un ensuite, séparés par la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Gennari avait promis de corriger en « d’abord essentiellement comme instruments… », mais on voit qu’ensuite il y a renoncé ; et comme, pour des raisons de force majeure, j’ai été absent à la séance finale, je n’ai pas pu le lui faire remettre.

    Il y a pourtant dans cette formulation un véritable point de divergence qui, s’il rapproche Gennari, Bombacci, etc., des abstentionnistes, les éloigne de ceux qui croient que les nouveaux organes prolétariens ne peuvent être « instruments de la lutte violente de libération » que dans la mesure où ils sont tout de suite (en non ensuite) des « organes de transformation sociale et économique ».

    La libération du prolétariat se réalise précisément à travers le développement de sa capacité à gérer de façon autonome et originale les fonctions de la société créée par lui et pour lui : la libération réside dans la création d’organes tels que, s’ils vivent et fonctionnent, ils provoquent par là même la transformation sociale et économique qui constitue leur but.

    Il ne s’agit pas là d’une question de forme, mais d’une question essentielle de contenu. Dans la formulation actuelle, redisons-le, les rédacteurs en arrivent à adhérer à la conception de Bordiga, qui donne plus d’importance à la conquête du pouvoir qu’à la formation des Soviets, auxquels il reconnaît pour l’instant une fonction davantage « politique » stricto sensu, plutôt qu’une fonction organique de « transformation économique et sociale ».

    De même que Bordiga considère que le Soviet intégral ne sera créé que durant la période de la dictature du prolétariat, Gennari, Bombacci, etc., considèrent que seule la conquête du pouvoir (qui prend donc un caractère politique, ce qui nous ramène aux « pouvoirs publics », déjà dépassés) peut donner aux Soviets leur fonction véritable et entière.

    Selon nous c’est précisément là le point central qui devra conduire, tôt ou tard, à une nouvelle révision du programme voté récemment ».

    Selon Tasca, la classe ouvrière peut donc construire les étapes de sa libération avant même d’arracher le pouvoir politique à la bourgeoisie. 

    Plus loin, Tasca laisse entendre que cette conquête pourra même avoir lieu sans violence, quand le prolétariat aura développé cette œuvre de préparation technique et d’éducation sociale qu’est censée représenter précisément la méthode révolutionnaire concrète préconisée par les camarades de « l’Ordine Nuovo ».

    Nous ne nous étendrons pas sur la démonstration du fait que cette conception tend vers celle du réformisme, et s’éloigne des points fondamentaux du marxisme révolutionnaire pour qui la révolution n’est pas déterminée par l’éducation, la culture, la capacité technique du prolétariat, mais par les crises inhérentes au système capitaliste de production.

    Tout comme Enrico Leone, Tasca et ses amis surestiment l’apparition dans la révolution russe d’une nouvelle représentation sociale, le Soviet, censé constituer, par la vertu même de sa formation, une solution historique originale de la lutte de classe prolétarienne contre le capital.

    Mais les Soviets — fort bien définis par le camarade Zinoviev comme les organisations d’Etat de la classe ouvrière — ne sont rien d’autre que les organes du pouvoir prolétarien qui exercent la dictature révolutionnaire de la classe ouvrière, pivot du système marxiste, dont la première expérience positive fut la Commune de Paris de 1871.

    Les Soviets sont la forme, non la cause de la révolution.

    En dehors de cette divergence, un autre point nous sépare des camarades turinois.

    Les Soviets, organes d’Etat du prolétariat victorieux, sont bien autre chose que les conseils d’usine, et ces derniers ne constituent pas le premier échelon du système politique soviétique. En réalité, cette équivoque se retrouve dans la déclaration de principe votée à la première assemblée des Commissaires d’atelier des usines turinoises, qui commence ainsi :

    « Les commissaires d’usine sont les seuls et véritables représentants sociaux (économiques et politiques) de toute la classe prolétarienne, parce que élus au suffrage universel par tous les travailleurs sur le lieu même du travail.

    Aux divers échelons de leurs constitution, les commissaires représentent l’union de tous les travailleurs telle qu’elle se réalise dans les organismes de production (équipe – atelier – usine – union des usines d’une industrie donnée – union des entreprises de production de l’industrie mécanique et agricole d’un district, d’une province, d’une nation, du monde) dont les conseils et le système des conseils représentent le pouvoir et la direction sociale ».

    Cette déclaration est inacceptable, puisque le pouvoir prolétarien se forme directement dans les Soviets municipaux des villes et des campagnes, sans passer par l’intermédiaire des conseils et comités d’usine, ainsi que nous l’avons dit à plusieurs reprises, et comme cela ressort de la claire présentation du système soviétique russe publiée par « l’Ordine Nuovo » lui-même.

    Les Conseils d’usine sont des organismes destinés à représenter les intérêts de groupes d’ouvriers pendant la période de la transformation révolutionnaire de la production, et ils représentent non seulement l’aspiration de tel ou tel groupe à se libérer du capitaliste privé par la socialisation de la production, mais également la préoccupation sur la manière dont les intérêts de ce groupe se feront valoir lors du processus de socialisation, discipliné par la volonté organisée de toute la collectivité des travailleurs.

    Les intérêts des travailleurs, pendant la période où le système capitaliste est stable et ou il ne s’agit que de pousser à des améliorations salariales, ont été représentés par les syndicats de métiers. Ils continuent à exister pendant la période révolutionnaire, et il est naturel qu’ils se confrontent aux conseils d’usine qui surgissent lorsque se rapproche l’abolition du capitalisme privé, comme c’est advenu à Turin.

    Ce n’est donc pas une question de principes révolutionnaires que de savoir si les ouvriers non organisés doivent ou non participer aux élections.

    Si il est logique que ceux ci y participent, étant donné la nature même des conseils d’usine, il ne sous parait pas logique de mélanger, comme on l’a fait à Turin, les organisations et fonctions des syndicats et des conseils, en imposant aux sections de Turin de la Fédération de la métallurgie d’élire leur propre conseil de direction des assemblées des commissaires d’ateliers.

    De toute manière, les rapports entre conseils et syndicats, qui sont les représentants d’intérêts particuliers de groupes d’ouvriers, continueront à être complexes. Nous ne pourrons les harmoniser qu’à une étape très avancée de l’économie communiste, lorsque la possibilité d’opposition entre les intérêts d’un groupe de producteurs et l’intérêt général de la marche de la production sera fortement réduite.

    Ce qu’il nous importe d’établir, c’est que la révolution communiste est conduite et dirigée par une représentation politique de la classe ouvrière, qui, avant le renversement du pouvoir bourgeois, est un parti politique ; ensuite, c’est le réseau du système des Soviets politiques, élus directement par les masses auxquelles on propose de désigner des représentants ayant un programme politique général bien défini, au lieu d’exprimer les intérêts limités d’une catégorie ou d’une usine.

    Le système russe est arrangé de façon à former le Soviet municipal d’une ville avec un délégué pour chaque regroupement de prolétaires qui votent pour un seul nom. Mais ces délégués sont proposés aux électeurs par le parti politique, et il en va de même pour les représentants du deuxième et troisième échelon dans les organismes supérieurs du système étatique.

    C’est donc toujours un parti politique — le parti communiste — qui sollicite et obtient des électeurs le mandat d’administrer le pouvoir.

    Nous ne disons certes pas que les schémas russes doivent être adoptés tels quels partout, mais nous pensons qu il faut tendre à se rapprocher, plus même qu’en Russie, du principe directeur de la représentation révolutionnaire : le dépassement des intérêts égoïstes et particuliers dans l’intérêt collectif.

    Peut-il être opportun pour la lutte révolutionnaire de constituer dès à présent les rouages d’une représentation politique de la classe ouvrière ? C’est le problème que nous aborderons dans le prochain article, en discutant du projet élaboré par la direction du parti à ce propos, restant bien clair qu’ainsi qu’on le reconnaît partiellement dans ce projet, cette représentation serait bien autre chose que le système des conseils et comités d’entreprises qui ont commencé à se former à Turin.

    IV (« Il Soviet », IIIème année, n° 5 du 8-2-1920)

    Nous croyons avoir suffisamment insisté sur la différence entre Conseils d’usine et Conseils politico-administratifs des ouvriers et paysans. Le Conseil d’usine est la représentation des intérêts des ouvriers limités au cercle restreint d’une entreprise. En régime communiste, c’est le point de départ du système du « contrôle ouvrier » qui représente une partie du système des « Conseils de l’économie » destinés à la direction technique et économique de la production.

    Mais les Conseils d’usine n’ont aucune influence sur le système des Soviets politiques, dépositaires du pouvoir prolétarien.

    En régime bourgeois, on ne peut donc voir dans le conseil d’usine — pas plus qu’on ne peut le voir dans le syndicat professionnel — un organe pour la conquête du pouvoir politique.

    Si on veut y voir un organe tendant à émanciper le prolétariat par une autre voie que celle de la conquête révolutionnaire du pouvoir, on retombe dans l’erreur syndicaliste — et les camarades de « l’Ordine Nuovo » n’ont guère de raisons pour soutenir, dans leur polémique avec « Guerra di Classe », que le mouvement des Conseils d’usine tel qu’ils le théorisent n’est pas en un certain sens du syndicalisme.

    Le marxisme se caractérise par la répartition anticipée de la lutte d’émancipation du prolétariat en grandes phases historiques, dans lesquelles les activités politique et économique ont respectivement des poids extrêmement différents lutte pour le pouvoir – exercice du pouvoir (dictature du prolétariat) dans la transformation de l’économie – société sans classes et sans Etat politique.

    Vouloir faire coïncider dans la fonction des organes de libération du prolétariat les moments du processus politique avec ceux du processus économique, c’est ajouter foi à cette caricature petite-bourgeoise du marxisme qu’on peut appeler économisme, et qui relève du réformisme et du syndicalisme — et la surestimation du Conseil d’usine n’est qu’une autre incarnation de cette vieille erreur qui rattache le petit-bourgeois Proudhon aux nombreux révisionnistes qui ont cru dépasser Marx.

    En régime bourgeois, le Conseil d’usine est donc un représentant des intérêts des ouvriers d’une entreprise, tout comme il le sera en régime communiste. Il surgit lorsque les circonstances l’exigent, à travers les modifications de l’organisation économique prolétarienne. Mais, peut-être encore plus que le syndicat, il prête le flanc aux diversions du réformisme.

    La vieille tendance minimaliste à l’arbitrage obligatoire, à l’intéressement des ouvriers aux profits du capital, et donc à leur intervention dans la direction et l’administration de l’usine, pourrait trouver dans les Conseils d’usine une base pour l’élaboration d’une législation sociale anti-révolutionnaire.

    C’est ce qui se produit actuellement en Allemagne malgré l’opposition des Indépendants, qui ne contestent cependant pas le principe mais seulement des modalités de cette loi — à l’inverse des communistes, pour qui le régime démocratique ne peut donner vie à un quelconque contrôle du prolétariat sur les fonctions capitalistes.

    Il reste donc clair qu’il est insensé de parler de contrôle ouvrier tant que le pouvoir politique n’est pas dans les mains de l’Etat prolétarien, au nom et par la force duquel un tel contrôle pourra être exercé, comme prélude à la socialisation des entreprises et à leur administration par les organes adéquats de la collectivité.

    Les Conseils de travailleurs – ouvriers, paysans et, lorsque c’est le cas, soldats – sont, c’est bien clair, les organes politiques du prolétariat, les bases de l’Etat prolétarien.

    Les Conseils locaux de ville et de campagne prennent la place des conseils municipaux du régime bourgeois. Les Soviets provinciaux et régionaux prennent la place des conseils régionaux actuels, à la différence que les premiers sont désignés par des élections de second degré des Soviets locaux. Le Congrès des Soviets d’un Etat et le Comité Exécutif Central se substituent au parlement bourgeois mais sont élus par des élections de troisième et quatrième degré, et non directement.

    Il n’est pas question d’insister ici sur les autres différences, dont une des principales est le droit de révocation des délégués par les électeurs à tout moment.

    La nécessité d’avoir un mécanisme facile pour ces révocations fait que les élections ne sont pas des élections de liste mais l’élection d’un délégué par un groupe d’électeurs vivant, si possible, réunis par leurs conditions de travail.

    Mais la caractéristique fondamentale de tout le système ne réside pas dans cette modalité, qui n’a pas de vertu miraculeuse, mais dans le critère établissant le droit électoral, actif et passif, aux seuls travailleurs, et le niant aux bourgeois.

    En ce qui concerne la formation des Soviets municipaux, on tombe souvent dans deux erreurs.

    L’une, c’est de penser que les délégués à ces Soviets doivent être élus par les conseils d’usine ou les comités d’usine (commissions exécutives des commissaires d’ateliers) alors qu’au contraire (c’est volontairement que nous répétons certains points) ces délégués sont élus directement par la masse des électeurs. Cette erreur se retrouve dans le projet de Bombacci pour la constitution des Soviets en Italie au paragraphe 6.

    L’autre erreur, c’est de penser que le Soviet est un organisme constitué avec des représentants désignés tout simplement par le Parti socialiste, par les syndicats et les conseils d’entreprise. Les propositions du camarade Ambrosini, par exemple, tombent dans cette erreur.

    Une telle méthode peut à la rigueur servir à former rapidement et provisoirement les Soviets, si c’est nécessaire, mais ne correspond pas à leur structure définitive.

    En Russie, un petit pourcentage de délégués aux Soviets vient ainsi s’ajouter à ceux élus directement par les prolétaires électeurs.

    Mais en réalité, le Parti Communiste et d’autres partis obtiennent leurs représentants en proposant aux électeurs des membres éprouvés de leurs organisations et en agitant face aux électeurs leur programme.

    Un Soviet, selon nous, n’est révolutionnaire que lorsque la majorité de ses membres est inscrite au Parti Communiste.

    Tout ceci, bien entendu, se réfère à la période de la dictature prolétarienne. Et surgit donc la question : quelle utilité, quelles fonctions, quels caractéristiques doivent avoir les conseils ouvriers, alors qu’existe encore la dictature de la bourgeoisie ?

    En Europe centrale, les Conseils ouvriers coexistent actuellement avec l’Etat démocratique bourgeois, d’autant plus contre-révolutionnaire qu’il est républicain et social-démocrate. Quelle valeur a cette représentation du prolétariat, quand elle n’est pas le dépositaire du pouvoir et la base de l’Etat ? Agit-elle au moins comme un organe de lutte efficace pour la réalisation de la dictature prolétarienne ?

    Un article du camarade autrichien Otto Maschl dans « Nouvelle Internationale » de Genève répond à cette question.

    Il affirme qu’en Autriche les Conseils se sont paralysés eux-mêmes, qu’ils ont abdiqué et remis le pouvoir dans les mains de l’assemblée nationale bourgeoise. 

    En Allemagne, au contraire, après que, selon Maschl, les majoritaires et les indépendants en soient sortis, ceux-ci devinrent de véritables centres de bataille pour l’émancipation prolétarienne, et Noske dut les écraser pour que la social-démocratie puisse gouverner.

    En Autriche, toujours selon Maschl, l’existence des Conseils au milieu de la démocratie, ou plutôt l’existence de la démocratie malgré les conseils, prouve que ces Conseils ouvriers sont loin d’être ce qui, en Russie, s’appelle Soviet. Et il émet des doutes sur la possibilité de surgissement, au moment de la révolution, de Soviets véritablement révolutionnaires, qui deviennent les dépositaires du pouvoir prolétarien, à la place des conseils actuels domestiqués.

    Le programme du Parti approuvé à Bologne déclare que les Soviets doivent être constitués en Italie comme organes de la lutte révo1utionnaire. Le projet Bombacci tend à développer cette proposition de formation des Soviets de façon concrète.

    Avant de nous occuper des aspects particuliers, nous discuterons les concepts généraux dont le camarade Bombacci s’est inspiré.

    Tout d’abord, nous demandons — et qu’on ne nous traite pas de pédants — un éclaircissement. Dans la phrase : « c’est seulement une institution nationale plus large des Soviets qui pourra canaliser la période actuelle vers la lutte révolutionnaire finale contre le régime bourgeois et sa fausse illusion démocratique : le parlementarisme », faut-il comprendre que le parlementarisme est cette institution plus large, ou cette illusion démocratique ?

    Nous craignons que la première interprétation soit à retenir, car elle correspond au chapitre traitant du programme d’action des Soviets, qui est un étrange mélange des fonctions de ceux-ci avec l’activité parlementaire du Parti.

    Si c’est sur ce terrain équivoque que les Conseils à constituer doivent agir, il vaut certainement mieux ne rien constituer du tout.

    Que les Soviets servent à élaborer des projets de législation socialiste et révolutionnaire que les députés socialistes proposeront à l’Etat bourgeois, voilà en effet une proposition qui fait la paire avec celle relative au soviétisme communalo-électoraliste de notre D.L.

    Pour l’instant, nous nous bornons à rappeler à nos camarades, auteurs de tels projets, une des conclusions de Lénine qui figure dans la déclaration approuvée au Congrès de Moscou : « Il faut rompre avec ceux qui trompent le prolétariat en proclamant qu’il peut réaliser ses conquêtes dans le cadre bourgeois, ou en proposant une combinaison ou une collaboration entre les instruments de domination de la bourgeoisie et les nouveaux organes prolétariens ».

    Si les premiers visés sont les sociaux-démocrates — qui ont encore droit de cité dans notre parti — ne faut-il pas reconnaître dans les seconds les maximalistes électoralistes, préoccupés de justifier l’activité parlementaire et municipale par de monstrueux projets pseudo-soviétistes ?

    Nos camarades de la fraction qui l’a emporté à Bologne ne voient-ils pas qu’ils sont bien en dehors même de cet électoralisme communiste qu’on pourrait opposer — avec les arguments de Lénine et de certains communistes allemands — à notre irréductible abstentionnisme de principe ?

    V (Il Soviet, IIIème année, n° 7 du 22-2-1920)

    Avec cet article nous voulons conclure notre exposé, quitte à reprendre la discussion lors de polémiques avec les camarades qui, sur d’autres journaux, ont effectué des observations sur notre point de vue.

    La discussion s’est désormais généralisée à toute la presse socialiste. Ce que nous avons lu de meilleur sont les articles de C. Niccolini sur l’ » Avanti ! », écrits avec une grande clarté et pourvus d’une véritable conception communiste, et avec lesquels nous sommes parfaitement d’accord.

    Les Soviets, les conseils d’ouvriers, paysans (et soldats), sont la forme que prend la représentation du prolétariat dans l’exercice du pouvoir après le renversement de l’Etat capitaliste.

    Avant la conquête du pouvoir, quand la bourgeoisie domine encore politiquement, il peut arriver que certaines conditions historiques, qui correspondent probablement à de sérieuses convulsions de l’organisation institutionnelle de l’Etat bourgeois et de la société, provoquent l’apparition des Soviets, et il peut être tout à fait opportun que les communistes poussent et aident à la naissance de ces nouveaux organes du prolétariat.

    Il doit cependant rester bien clair que leur formation ne peut pas résulter d’un procédé artificiel ou de l’application d’une recette — et que de toute façon, le fait que les conseils ouvriers, qui seront la forme de la révolution prolétarienne, se soient constitués ne signifie pas que le problème de la révolution ait été résolu, ni même que les conditions infaillibles de la révolution aient été réalisées. Elle peut faillir — nous en donnerons des exemples — même là où les conseils existent, s’ils ne sont pas imprégnés de la conscience politique et historique communiste, condensés, dirais-je, dans le parti politique communiste.

    Le problème fondamental de la révolution est donc celui de la tendance du prolétariat à abattre l’Etat bourgeois et à prendre en main le pouvoir. Cette tendance existe dans les vastes masses de la classe ouvrière en tant que résultat direct des rapports économiques d’exploitation par le capital qui détermine, pour le prolétariat, une situation intolérable, et le poussent à dépasser les formes sociales existantes.

    Mais le but des communistes est de diriger cette violente réaction des foules et de lui donner une meilleure efficacité. Les communistes – comme le disait déjà le « Manifeste » – connaissent mieux que le reste du prolétariat les conditions de la lutte des classes et de l’émancipation du prolétariat ; la critique qu’ils font de l’histoire et de la constitution de la société leur donnent la possibilité de prévoir avec une assez grande exactitude le développement du processus révolutionnaire.

    C’est pourquoi les communistes construisent le parti politique de classe qui se propose l’unification des forces prolétariennes, l’organisation du prolétariat en classe dominante à travers la conquête révolutionnaire du pouvoir.

    Quand la révolution est proche et que dans la réalité de la vie sociale ses conditions sont mûres, il faut qu’existe un fort parti communiste, qui doit avoir une conscience extrêmement précise des événements qui se préparent.

    Les organes révolutionnaires qui, après la chute de la bourgeoisie, exercent le pouvoir prolétarien et représentent les bases de l’Etat révolutionnaire, sont ce qu’ils doivent être dans la mesure où ils sont dirigés par les travailleurs conscients de la nécessité de la dictature de leur classe — c’est-à-dire par les travailleurs communistes. Là où cela ne serait pas le cas, ces organes cèderaient le pouvoir conquis et la contre-révolution triompherait.

    Voilà pourquoi, si ces organes doivent surgir et si les communistes doivent à un moment donné s’occuper de leur formation, il ne faut pas croire qu’ils constituent un moyen de contourner les positions de la bourgeoisie et de venir à bout facilement, presque automatiquement, de sa résistance et de sa défense du pouvoir.

    Les soviets, organes d’Etat du prolétariat victorieux, peuvent-ils être des organes de la lutte révolutionnaire du prolétariat lorsque le capitalisme domine encore dans l’Etat ? Oui, mais au sens qu’ils peuvent constituer, à un certain stade, un terrain adéquat pour la lutte révolutionnaire que mène le parti. Et à ce stade, le parti tend à se constituer ce terrain, ce regroupement de forces.

    En sommes-nous, aujourd’hui en Italie, à ce stade de la lutte ?

    Nous pensons que nous en sommes très proches, mais qu’il y a un stade préalable qu’il faut dépasser d’abord.

    Le parti communiste, qui devrait agir dans les Soviets, n’existe pas encore, Nous ne disons pas que les Soviets l’attendront pour surgir : il pourra se faire que les événements se présentent autrement. Mais alors, un grave danger se dessinera : l’immaturité du parti fera tomber ces organismes dans les mains des réformistes, des complices de la bourgeoisie, des saboteurs ou des falsificateurs de la révolution.

    Et alors nous pensons que le problème de constituer en Italie un véritable parti communiste est beaucoup plus urgent que celui de créer les Soviets.

    On peut également accepter d’étudier ensemble ces deux problèmes, et poser les conditions pour les affronter ensemble sans retard, mais sans fixer une date schématique pour une inauguration quasi officielle des Soviets en Italie.

    Déterminer la formation d’un parti véritablement communiste signifie sélectionner les communistes, les séparer des réformistes et sociaux-démocrates. Certains camarades pensent que la proposition même de former les Soviets peut offrir le terrain de cette sélection. Nous ne le croyons pas — précisément parce que le Soviet n’est pas, d’après nous, un organe révolutionnaire par essence.

    De toute façon, si la naissance des soviets doit être une source de clarification politique, nous ne voyons pas comment on pourrait y arriver sur la base d’une entente — comme dans le projet Bombacci — entre réformistes, maximalistes, syndicalistes et anarchistes.

    Par contre, le fait de mettre au premier plan de nouveaux organismes anticipant sur les formes futures, tels les conseils d’usine, ou les Soviets, ne pourra jamais créer un mouvement révolutionnaire sain et efficace en Italie ; c’est une tentative aussi illusoire que celle de soustraire l’esprit révolutionnaire au réformisme en le transportant dans les syndicats, considérés comme noyaux de la société future.

    Cette sélection, nous ne la réaliserons pas grâce à une nouvelle recette, qui ne fait peur à personne, mais bien par l’abandon des vieilles « recettes », des méthodes pernicieuses et fatales. Pour les raisons bien connues, nous pensons que cette méthode à abandonner, en faisant en sorte qu’avec elle les non-communistes soient éliminés de nos rangs, c’est la méthode électorale — nous ne voyons pas d’autre voie pour la naissance d’un parti communiste digne d’adhérer à Moscou.

    Travaillons dans ce sens — en commençant, comme dit très justement Niccolini, par élaborer une conscience, une culture politique parmi les chefs, à travers une étude sérieuse des problèmes de la révolution, non entravée par la bâtarde activité électorale, parlementaire, minimaliste.

    Travaillons dans ce sens-là — faisons davantage de propagande pour la conquête du pouvoir, pour la conscience de ce que sera la révolution, de ce que seront ses organes, de l’action véritable des Soviets — et nous aurons véritablement travaillé pour constituer les conseils du prolétariat et conquérir en eux la direction révolutionnaire qui ouvrira les voies lumineuses du communisme. 

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  • Antono Gramsci : Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat

    L’Ordine Nuovo, 13 septembre 1919, signé « L’Ordine Nuovo ».

    Camarades,

    La nouvelle forme prise dans votre usine par le comité d’entreprise, avec la nomination de délégués d’ateliers ainsi que les discussions qui ont précédé et accompagne cette transformation, ne sont pas passées inaperçues dans le monde ouvrier ni dans le monde patronal turinois. Dans l’un des camps, les ouvriers d’autres établissements de la ville et de la province s’appliquent à vous imiter, dans l’autre, les propriétaires et leurs agents directs, les dirigeants des grandes entreprises industrielles, observent ce mouvement avec un intérêt croissant, et ils se demandent, et ils vous demandent, quel peut être son but, quel est le programme que la classe ouvrière turinoise se propose de réaliser.

    Nous savons que notre journal n’a pas peu contribué à provoquer ce mouvement. Dans ses colonnes, non seulement la question a été examinée d’un point de vue théorique et général, mais encore les résultats des expériences des autres pays ont été rassemblés et exposés, afin de fournir des éléments à l’étude des applications pratiques. Nous savons cependant que si notre œuvre a eu une valeur, c’est dans la mesure où elle a répondu à un besoin, où elle a favorisé la concrétisation d’une aspiration latente dans la conscience des masses laborieuses. C’est pourquoi nous sommes parvenus si rapidement à un accord, c’est pourquoi nous avons pu passer avec autant d’assurance de la discussion à la réalisation.

    Le besoin et les aspirations qui sont à la source de ce mouvement rénovateur de l’organisation ouvrière que vous avez entamé, se trouvent inscrits, nous le croyons, dans les faits eux-mêmes, ils sont une conséquence directe du point qu’a atteint, dans son développement, l’organisme social basé sur l’appropriation privée des moyens d’échange et de production.

    De nos jours, l’ouvrier d’usine et le paysan des campagnes, aussi bien le mineur anglais que lemoujik russe, pressentent de façon plus ou moins sûre, éprouvent de façon plus ou moins directe cette vérité que les théoriciens avaient prévue, et dont ils commencent à acquérir une certitude toujours plus grande lorsqu’ils observent les événements de cette période de l’humanité : nous en sommes arrivés au point où la classe laborieuse, si elle ne veut manquer au devoir de réorganisation qui est inscrit dans sa destinée historique et dans sa volonté, doit commencer à s’organiser de façon positive et adaptée au but à atteindre.

    Et s’il est vrai que la société nouvelle sera basée sur le travail et sur la coordination des énergies des producteurs, les lieux où l’on travaille, ceux où les producteurs vivent et œuvrent en commun, seront demain les centres de l’organisme social, et devront remplacer les rouages directeurs de la société d’aujourd’hui.

    Aux premiers temps de la lutte ouvrière, l’organisation par corps de métiers était celle qui se prêtait le mieux aux objectifs défensifs, aux nécessités des luttes pour l’amélioration économique et pour l’établissement immédiat d’une discipline ; aujourd’hui, alors que les objectifs de la réorganisation commencent à se dessiner et à prendre chaque jour une plus grande consistance entre les mains des ouvriers, il faut que soit créée, à côté de cette première organisation, une organisation usine par usine, qui sera la véritable école des capacités réorganisatrices des travailleurs.

    La masse ouvrière doit se préparer effectivement afin d’acquérir une complète maîtrise de soi, et le premier pas à franchir dans cette voie consiste à être plus solidement disciplinée à l’intérieur de l’usine, à l’être de façon autonome, spontanée et libre.

    Et l’on ne peut, certes, nier que la discipline qui sera instaurée par le nouveau système conduira à une amélioration de la production, mais ceci n’est pas autre chose que la confirmation de cette thèse du socialisme qui affirme que plus les forces humaines productives, en s’émancipant de l’esclavage auquel le capitalisme voudrait les condamner pour toujours, prennent conscience d’elles-mêmes, se libèrent, et s’organisent librement, plus les modalités de leur utilisation tendent à s’améliorer : l’homme travaillera toujours mieux que l’esclave.

    A ceux qui objectent que. par ce biais on en vient à collaborer avec nos adversaires, avec les propriétaires des entreprises, nous répondons que c’est là, au contraire, le seul moyen de leur faire sentir de façon concrète que la fin de leur domination est proche, parce que la classe ouvrière conçoit désormais la possibilité de se débrouiller seule, et de se bien débrouiller, et qu’elle acquiert même la certitude, de jour en jour plus claire, qu’elle est seule capable de sauver le monde entier de la ruine et de la désolation. C’est pourquoi toute action que vous entreprendrez, tout combat qui sera livré sous votre conduite sera éclairé par la lumière de ce but suprême qui est présent à vos esprits et anime vos intentions.

    C’est ainsi que même les actions apparemment sans importance par lesquelles s’exercera le mandat qui vous sera conféré, prendront une très grande valeur.

    Élus par une masse ouvrière qui comprend encore de nombreux éléments inorganisés, votre premier soin sera certainement de les faire entrer dans les rangs de l’organisation, travail qui, du reste, sera rendu facile s’ils trouvent en vous quelqu’un de toujours prêt à les défendre, à les guider, à les intégrer à la vie de l’usine. Vous leur montrerez par l’exemple que la force de l’ouvrier est tout entière dans l’union et dans la solidarité avec ses camarades.

    C’est à vous également qu’incombera la mission d’être vigilants afin que dans les ateliers soient respectées les règles de travail fixées par les fédérations professionnelles et ratifiées par les concordats, car dans ce domaine, une dérogation, même légère, aux principes établis, peut parfois constituer une atteinte grave aux droits et à la personnalité de l’ouvrier dont vous serez les défenseurs et les gardiens rigoureux et fidèles.

    Et comme vous vivrez vous-mêmes continuellement parmi les ouvriers et au cœur du travail, vous serez en mesure de connaître les modifications qu’il faudra peu à peu apporter aux règlements, modifications qui seront imposées, tant par le progrès technique de la production, que par l’accroissement du degré de conscience et des capacités professionnelles des travailleurs eux-mêmes.

    De cette façon se constituera peu à peu une coutume d’usine, premier germe de la véritable et effective législation du travail, c’est-à-dire de cet ensemble de lois que les producteurs élaboreront, et qu’ils se donneront à eux-mêmes.

    Nous sommes certains que l’importance de ce fait ne vous échappe pas, qu’il apparaît comme évident à l’esprit de tous les ouvriers qui, avec promptitude et enthousiasme, ont compris la valeur et le sens de l’œuvre que vous vous proposez d’entreprendre car c’est le commencement de l’intervention active des forces mêmes du travail dans le domaine technique et dans celui de la discipline.

    Dans le domaine technique, vous pourrez tout d’abord accomplir un très utile travail d’information, en rassemblant des données et des éléments précieux tant pour les fédérations professionnelles que pour les administrations centrales de direction des nouvelles organisations d’usines.

    Vous veillerez en outre à ce que les ouvriers des divers ateliers acquièrent une capacité toujours accrue, et vous ferez disparaître les sentiments mesquins de jalousie professionnelle qui créent encore entre eux la division et la discorde.

    Vous les entraînerez ainsi pour le jour où, ne devant plus travailler pour un patron mais pour eux-mêmes, il leur sera nécessaire d’être unis et solidaires, afin d’accroître la force de la grande armée prolétarienne, dont ils sont les cellules premières.

    Pourquoi ne pourriez-vous pas arriver à ce que se créent, dans l’usine même, des ateliers spécialisés dans l’instruction, véritables écoles professionnelles, où chaque ouvrier pourrait, en échappant à l’abrutissement de la fatigue, ouvrir son esprit à la connaissance des divers procédés de production et se perfectionner ?

    Certainement, la discipline sera indispensable pour accomplir tout cela, mais la discipline que vous demanderez à la masse ouvrière sera bien différente de celle que le patron imposait et à laquelle il prétendait, fort de ce droit de propriété qui lui conférait sa position de privilégié. Vous serez forts d’un autre droit : celui du travail, qui, après avoir été pendant des siècles un instrument entre les mains de ceux qui l’exploitaient, veut aujourd’hui s’affranchir, veut se diriger lui-même.

    Votre pouvoir, opposé à celui des patrons et de leurs acolytes, représentera en face des forces du passé, les libres forces de l’avenir, qui attendent leur heure et la préparent, en sachant qu’elle sera l’heure de la rédemption de tous les esclavages.

    Et c’est ainsi que les organismes centraux qui seront créés pour chaque groupe d’ateliers, pour chaque groupe d’usines, pour chaque ville, pour chaque région, et qui aboutiront au Conseil ouvrier national suprême, poursuivront, élargiront, intensifieront l’œuvre de contrôle, de préparation et d’organisation de la classe tout entière avec, comme objectif, la prise du pouvoir et la conquête du gouvernement.

    Le chemin ne sera ni court, ni facile, nous le savons beaucoup de difficultés surgiront et vous seront opposées, et pour en triompher, il vous faudra faire usage de grande habileté, il faudra peut-être parfois faire appel à l’intervention de la force de classe organisée, il faudra toujours être animés et poussés à l’action par une grande foi.

    Mais ce qui est le plus important, camarades, c’est que les ouvriers guidés par vous et par ceux qui suivront votre exemple, acquièrent la conviction profonde qu’ils marchent désormais, certains du but à atteindre, sur la grande route de l’avenir.

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  • Antonio Gramsci : Le Vatican

    La Correspondance internationale, 12 mars 1924

    Le Vatican est sans doute la plus vaste et la plus puissante organisation privée qui ait jamais existé au monde. Il a, par certains aspects, le caractère d’un État, il est reconnu comme tel par nombre de gouvernements. Quoique le démembrement de la monarchie austro-hongroise ait considérablement diminué son influence, il n’en demeure pas moins une des forces politiques les plus efficientes de l’histoire moderne. La base d’organisation du Vatican est en Italie. C’est là que résident les organes dirigeants des organisations catholiques dont le réseau complexe s’étend sur une grande partie du globe.

    L’appareil ecclésiastique du Vatican se, compose, en Italie, d’environ 200 000 personnes, ce chiffre est imposant, surtout si l’on pense qu’il comprend des milliers et des milliers de personnes, supérieures par leur intelligence, leur culture, leur habileté, consommée dans l’art de l’intrigue et dans la préparation et la conduite méthodique et silencieuse des desseins politiques. Beaucoup de ces hommes incarnent les plus vieilles traditions d’organisation de masses et de propagande que l’histoire connaisse.

    Le Vatican est, par conséquent, la plus grande force réactionnaire existant en Italie, force d’autant plus redoutable qu’elle est insidieuse et insaisissable. Le fascisme, avant de tenter son coup d’État, dut se mettre d’accord avec lui. On dit que le Vatican, quoique très intéressé à l’avènement du fascisme au pouvoir, a fait payer très convenablement l’appui qu’il allait donner au fascio. Le sauvetage de la Banque de Rome où étaient déposés tous les fonds ecclésiastiques a coûté, à ce qu’on dit, plus d’un milliard de lires au peuple italien.

    Comme on parle souvent du Vatican et de son influence sans connaître exactement sa structure et sa force d’organisation réelle, il n’est pas sans intérêt d’en donner quelque idée précise. Le Vatican est un ennemi international du prolétariat révolutionnaire. Il est évident que le prolétariat italien devra résoudre en grande partie par ses propres moyens le problème de la papauté ; mais il est également évident qu’il n’y arrivera pas tout seul, sans le concours efficace du prolétariat international.

    L’organisation ecclésiastique du Vatican reflète bien son caractère international. Elle constitue la base du pouvoir de la papauté en Italie et dans le monde. En Italie, nous trouvons deux types d’organisation catholique différents : 1° l’organisation de masse, religieuse par excellence, officiellement basée sur la hiérarchie ecclésiastique ; c’est l’« Union populaire des catholiques italiens » ou, comme l’appellent communément les journaux, l’« Action catholique 2 » ; 2° un parti politique, le « Parti populaire italien », qui fut sur le point de soulever un grand conflit avec l’« Action catholique ». Il devenait en effet, de plus en plus, l’organisation du bas clergé et des paysans pauvres, tandis que l’«Action catholique » se trouve entre les mains de l’aristocratie, des grands propriétaires, et des autorités ecclésiastiques supérieures, réactionnaires et sympathiques au fascisme.

    Le pape est le chef suprême tant de l’appareil ecclésiastique que de l’« Action catholique ». Cette dernière ne connaît ni congrès nationaux ni autres formes d’organisation démocratique. Elle ignore, du moins officiellement, tendances, fractions et courants d’idées différents.

    Elle est construite hiérarchiquement de la base au sommet. Par contre, le « Parti populaire » est officiellement indépendant des autorités cléricales, accueille dans ses rangs même des non-catholiques – tout en se donnant entre autres pour programme la défense de la religion -, subit toutes les vicissitudes auxquelles est soumis un parti de masse, a déjà connu plus d’une scission, est le théâtre de luttes de tendances acharnées qui reflètent les conflits de classes des masses rurales italiennes.

    Pie XI, le pape actuel, est le 260e successeur de saint Pierre. Avant d’être élu pape, il avait été cardinal à Milan. Au point de vue politique, il appartenait à cette espèce de réactionnaires italiens qu’on connaît sous le nom de « modérés lombards », groupe composé d’aristocrates, de grands propriétaires et de gros industriels qui se placent plus à droite que le Corriere della Sera.

    Le  pape actuel, quand il s’appelait encore Félicien Ratti et qu’il était cardinal à Milan, manifesta maintes fois ses sympathies pour le fascisme et Mussolini. Les « modérés » milanais intervinrent auprès de Ratti, élu pape, pour assurer son appui au fascisme, au moment du coup d’État.

    Au Vatican, le pape est secondé par le Sacré Collège, composé de 60 cardinaux, nommés par le pape et qui à leur tour désignent le pape chaque fois que le trône de saint Pierre devient vacant. De ces 60 cardinaux, 30 au moins sont toujours pris dans le clergé italien, pour assurer l’élection d’un pape de nationalité italienne.

    Après viennent les Espagnols avec 6 cardinaux, les Français qui en ont 5, etc. L’administration internationale de l’Église est confiée à un collège de patriarches et archevêques qui se partagent les différents rites nationaux reconnus officiellement.

    La cour pontificale rappelle l’organisation gouvernementale d’un grand État. Environ 200 fonctionnaires ecclésiastiques président les différents départements et sections ou font partie des diverses commissions, etc. La plus importante des sections, c’est, sans doute, le secrétariat d’État qui dirige les affaires politiques et diplomatiques du Vatican.

    À sa tête se trouve le cardinal Pierre Gasparri qui avait déjà exercé les fonctions de secrétaire d’État auprès de deux prédécesseurs de Pie XI. Le Parti populaire fut constitué sous sa  production. C’est un homme puissant, très doué et, à ce qu’on dit, d’esprit démocratique. La vérité est qu’il a été en butte aux attaques furieuses des journaux fascistes qui ont même exigé sa démission. 26 États ont leurs représentants auprès du Vatican, qui à son tour, est représenté auprès de 37 États.

    C’est en Italie et particulièrement à Rome que se trouve la direction centrale de 215 ordres religieux, dont 89 masculins et 126 féminins, dont un grand nombre existent depuis 1 000 et même 1 500 ans et qui possèdent des couvents et forment des congrégations dans tous les pays. Les bénédictins, par exemple, qui se sont spécialisés dans l’éducation, avaient dans leur ordre, en 1920, 7 100 moines, répartis dans 160 couvents, et 11 800 religieuses. L’ordre masculin est administré par un primat et compte les dignitaires suivants : un cardinal, 6 archevêques, 9 évêques et 121 prieurs.

    Les bénédictins entretiennent 800 églises et 170 écoles. Ce n’est qu’un des 215 ordres catholiques ! La Sainte Société de Jésus compte officiellement 17 540 membres dont 8 586 pères, 4 957 étudiants et 3 997 frères laïques. Les jésuites sont très puissants en Italie. Grâce à leurs intrigues, ils réussissent quelquefois à faire sentir leur influence jusque dans les rangs des partis prolétariens.

    Pendant la guerre, ils cherchèrent, par l’intermédiaire de François Ciccotti, alors correspondant de l’Avanti ! à Rome, aujourd’hui partisan de Nitti, à obtenir de Serrati que l’Avanti  !  cessât sa campagne contre leur ordre qui s’était emparé de toutes les écoles privées de Turin.

    À Rome réside encore la Congrégation de la Propagande de la Foi catholique qui, par ses missionnaires, cherche à propager le catholicisme dans tous les pays. Elle a à son service 16 000 hommes et 30 000 femmes missionnaires, 6 000 prêtres indigènes et 29 000 catéchistes, ceci seulement dans les pays non chrétiens. Elle entretient, en outre, 30 000 églises, 147 séminaires, avec 6 000 élèves, 24 000 écoles populaires, 409 hôpitaux, 1 183 dispensaires médicaux, 1 263 orphelinats et 63 imprimeries.

    La grande institution mondiale l’« Apostolat de la Prière » est la création des Jésuites. Elle embrasse 26 millions d’adhérents, divisés en des groupes de 15 personnes avec à la tête chacun un « fervent » et une « fervente ». Elle édite une publication centrale périodique qui paraît en 51 éditions diverses et en 39 langues, dont 6 dialectes de l’Inde, un de Madagascar, etc., a 1 million et demi d’abonnés et est tirée à 10 millions d’exemplaires.

    L’« Apostolat de la Prière » est, sans doute, une des meilleures organisations de propagande religieuse. Ses méthodes seraient très intéressantes à étudier. Elle réussit par des moyens très simples à exercer une énorme influence sur les larges masses de la population rurale, excitant leur fanatisme religieux et leur suggérant la politique qui convient aux intérêts de l’Église. Une de ses publications, certainement la plus répandue, coûtait avant la guerre deux sous par an.

    C’était une petite feuille illustrée de caractère à la fois religieux et politique. Je me rappelle avoir lu en 1922, dans un numéro de cette feuille, le passage suivant : « Nous recommandons à tous nos lecteurs de prier pour les fabricants de sucre traîtreusement attaqués par les soi-disant antiprotectionnistes, c’est-à-dire les francs-maçons et les mécréants. »

    C’était l’époque où le parti démocrate en Italie menait une vive campagne contre le protectionnisme douanier, heurtant ainsi les intérêts des sucriers. Les propagandistes du libre-échange étaient, à cette époque, souvent attaqués par les paysans, inspirés par les jésuites de l’« Apostolat de la Prière ».

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  • Guillaume Apollinaire : Nos amis les futuristes

    Guillaume Apollinaire, article Nos amis les futuristes publié dans la revue Les Soirées de Paris, février 1914

    La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie; on voit même quelques poètes l’employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d’opéra.

    Cette dernière façon de poétiser pourrait trouver son précurseur dans la personne de Jules Romains, qui, en 1909, fit répéter, en vue d’une récitation pendant une conférence des Indépendants, un poème intitulé L’Eglise. Il devait se réciter à quatre voix qui se répondaient, se mêlaient en d’authentiques simultanéités, irréalisables autrement que dans la récitation directe, ou sa reproduction par le moyen du phonographe.

    Avant peu, les poètes pourront, au moyen des disques, lancer à travers le monde de véritables poèmes symphoniques. Grâces en soient rendues à l’inventeur du phonographe, Charles Cros, qui aura ainsi fourni au monde un moyen d’expression plus puissant, plus directe que la voix d’un homme imitée par l’écriture ou la typographie.

    Grâces en soient rendues aux musiciens, grâces en soient rendues à Jules Romains qui tenta une symphonie récitée en faisant répéter son poème polyphonique L’Eglise, au mois d’avril 1908, par Mlles Jane Eyre et Maud Sterny, MM. Marcel Olin et Aulanier.

    A la poésie horizontale que l’on n’abandonnera point pour cela, s’ajoutera une poésie verticale, ou polyphonique, dont on peut attendre des œuvres fortes et imprévues.

    Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves; ils peuvent généraliser l’emploi du style télégraphique. Mais quant à l’esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu’il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté.

    Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l’importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.

    Certes, on s’en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu’autrefois.

    Et ainsi, s’ils apportent une liberté que le vers libre n’a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers: rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l’expression directe.

    Et pour renouveler l’inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s’en rapporter à la nature, à la vie. S’il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu’il voit ou qu’il entend, il s’habituerait à la vie même comme l’ont fait au dix-neuvième siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d’observer la vérité extérieure qui est l’orphisme même de l’art.

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  • Manifeste du futurisme (janvier 1909)

    Manifeste du futurisme, publié le 11 janvier 1909 dans Le Figaro.

    Fondation et Manifeste du Futurisme : Nous avions veillé toute la nuit, mes amis et moi, sous des lampes de mosquée dont les coupoles de cuivre aussi ajourées que notre âme avaient pourtant des cœurs électriques.

    Et tout en piétinant notre native paresse sur d’opulents tapis Persans, nous avions discuté aux frontières extrêmes de la logique et griffé le papier de démentes écritures. Un immense orgueil. gonflait nos poitrines, à nous sentir debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l’armée des étoiles ennemies, qui campent dans leurs bivouacs célestes.

    Seuls avec les mécaniciens dans les infernales chaufferies des grands navires, seuls avec les noirs fantômes qui fourragent dans le ventre rouge des locomotives affolées, seuls avec les ivrognes battant des ailes contre les murs!

    Et nous voilà brusquement distraits par le roulement des énormes tram¬ways à double étage, qui passent sursautants, bariolés de lumières, tels les hameaux en fate que le Pô débordé ébranle tout à coup et déracine, pour les entraîner, sur les cascades et les remous d’un déluge, jusqu’à la mer. Puis le silence s’aggrava. Comme nous écoutions la prière exténuée du vieux canal et crisser les os des palais moribonds dans leur barbe de verdure, soudain rugirent sous nos fenêtres les automobiles affamées. – Allons, dis-je, mes amis ! Partons !

    Enfin la Mythologie et l’Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !… Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !…

    Rien n’égale la splendeur de son épée rouge qui s’escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires. Nous nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter leur poitrail. Je m’allongeai sur la mienne comme un cadavre dans sa bière, mais je ressuscitai soudain sous le volant – couperet de guillotine – qui menaçait mon estomac.

    Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Ça et là des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques. – Le flair, cri ai-je, le flair suffit aux fauves!…

    Et nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le vaste ciel mauve, palpable et vivant. Et pourtant nous n avions pas de Maîtresse idéale dressant sa taille jus¬qu’aux nuages, ni de Reine cruelle à qui offrir nos cadavres tordus en bagues byzantines !…

    Rien pour mourir si ce n’est le désir de nous débarrasser enfin de notre trop pesant courage! Nous allions écrasant sur le seuil des maisons les chiens de garde, qui s’aplatissaient arrondis sous nos pneus brûlants, comme un faux-col sous un fer à repasser.

    La Mort amadouée me devançait à chaque virage pour m’offrir gentiment la patte, et tour à tour se couchait au ras de terre avec un bruit de mâchoires stridentes en me coulant des regards veloutés au fond des flaques. – Sortons de la Sagesse comme d’une gangue hideuse et entrons, comme des fruits pimentés d’orgueil, dans la bouche immense et torse du vent !…

    Donnons-nous à manger à l’Inconnu, non par désespoir, mais simplement pour enrichir les insondables réservoirs de l’Absurde.

    Comme j’avais dit ces mots, je virai brusquement sur moi-même avec l’ivresse folle des caniches qui se mordent la queue, et voilà tout à coup que deux cyclistes me désapprouvèrent, titubant devant moi ainsi que deux raison¬nements persuasifs et pourtant contradictoires. Leur ondoiement stupide discutait sur mon terrain…

    Quel ennui! Pouah !… Je coupai court, et par dégoût, je me flanquai – vlan! – cul pardessus tête, dans un fossé… Oh, maternel fossé, à moitié plein d’une eau vaseuse ! Fossé d’usine ! J’ai savouré a pleine bouche ta boue fortifiante qui me rappelle la sainte mamelle noire de ma nourrice soudanaise!

    Comme je dressai mon corps, fangeuse et malodorante vadrouille, je sentis le fer rouge de la joie me percer délicieusement le cœur. Une foule de pêcheurs à la ligne et de naturalistes podagres s’était ameutée d’épouvante autour du prodige. D’une âme patiente et tatillonne, ils élevèrent très haut d’énormes éperviers de fer, pour pêcher mon automobile, pareille à un grand requin embourbé.

    Elle émergea lentement en abandonnant dans le fossé, telles des écailles, Sa lourde carrosserie de bon sens et son capitonnage de confort. On le croyait mort, mon bon requin, mais je le réveillai d’une seule caresse sur son dos toutpuissant, et le voilà ressuscité, courant à toute vitesse sur ses nageoires.

    Alors, le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pécheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictames nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre:

    1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.

    2. Les éléments essentiels de notre poésie seront. le courage, l’audace et la révolte.

    3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.

    4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.

    5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.

    6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.

    7. Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme.

    8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !… A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux mysté¬rieux de l’Impossible? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.

    9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

    10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

    11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claque¬ments de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.

    C’est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd’hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l’Italie de Sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicé¬rones et d’antiquaires.

    L’Italie a été trop longtemps le grand marché des brocanteurs. Nous vou¬Ions le débarrasser des musées innombrables qui la couvrent d’innombrables cimetières. Musées, cimetières!… Identiques vraiment dans leur sinistre coudoiement de corps qui ne se connaissent pas.

    Dortoirs publics où l’on dort à jamais côte à côte avec des êtres hais ou inconnus. Férocité réciproque des peintres et des sculpteurs s’entre-tuant à coups de lignes et de couleurs dans le même musée.

    Qu’on y fasse une visite chaque année comme on va voir ses morts une fois par an… Nous pouvons bien l’admettre !… Qu’on dépose même des fleurs une fois par an aux pieds de la Joconde, nous le concevons !… Mais que l’on aille promener quotidiennement dans les musées nos tristesses, nos courages fragiles et notre inquiétude, nous ne l’admettons pas!..

    Voulez-vous donc vous empoisonner? Voulez-vous donc pourrir? Que peut-on bien trouver dans un vieux tableau si ce n’est la contorsion pénible de l’artiste s’efforçant de briser les barrières infranchissables à son désir d’exprimer entièrement son rêve ?

    Admirer un vieux tableau c’est verser notre sensibilité dans une urne funé¬raire, au lieu de la lancer en avant par jets violents de création et d’action. Voulez-vous donc gâcher ainsi vos meilleures forces dans une admiration inutile du passé, dont vous sortez forcément épuisés, amoindris, piétinés ?

    En vérité la fréquentation quotidienne des musées, des bibliothèques et des académies (ces cimetières d’efforts perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d’élans brisés!…) est pour les artistes ce qu’est la tutelle prolongée des parents pour des jeunes gens intelligents, ivres de leur talent et de leur volonté ambitieuse.

    Pour des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe encore. C’est peut être un baume à leurs blessures que l’admirable passé, du moment que l’avenir leur est interdit… Mais nous n’en voulons pas, nous, les jeunes, les forts et les vivants futuristes ! Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbonisés!…

    Les voici! Les voici!… Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées!… Oh qu’elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses! A vous les pioches et les marteaux!

    Sapez les fondements des villes vénérables! Les plus âgés d’entre nous ont trente ans; nous avons donc au moins dix ans pour accomplir notre tache. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles !…

    Ils viendront contre nous de très loin, de partout, en bondissant sur la cadence légère de leurs premiers poèmes, griffant l’air de leurs doigts crochus, et humant, aux portes des académies, la bonne odeur de nos esprits pourrissants, déjà promis aux catacombes des bibliothèques. Mais nous ne serons pas là.

    Ils nous trouveront enfin, par un nuit d’hiver, en pleine campagne, sous un triste hangar pianoté par la pluie monotone, accroupis près de nos aéroplanes trépidants, en train de chauffer nos mains sur le misérable feu que feront nos livres d’aujourd’hui flambant gaiement sous le vol étincelant de leurs images.

    Ils s’ameuteront autour de nous, haletants d’angoisse et de dépit, et tous exaspérés par notre fier courage infatigable s’élanceront pour nous tuer, avec d’autant plus de haine que leur cœur sera ivre d’amour et d’admiration pour nous. Et la forte et la saine Injustice éclatera radieusement dans leurs yeux.

    Car l’art ne peut être que violence, cruauté et injustice. Les plus âgés d’entre nous ont trente ans, et pourtant nous avons déjà gaspillé des trésors, des trésors de force, d’amour, de courage et d’âpre volonté, à la hâte, en délire, sans compter, à tour de bras, à perdre haleine. Regardez-nous! Nous ne sommes pas essoufflés… Notre cœur n’a pas la moindre fatigue! Car il s’est nourri de feu, de haine et de vitesse !…

    Ça vous étonne? C’est que vous ne vous souvenez même pas d’avoir vécu! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles! Vos objections? Assez! Assez! Je les connais!

    C’est entendu! Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence nous affirme. – Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. – Peut-être! Soit!… Qu’importe?… Mais nous ne voulons pas entendre! Gardez-vous de répéter ces mots infâmes! Levez plutôt la tête! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles!

    Milan – Via Senato, 2

    Filippo Tommaso Marinetti

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  • Insurrection nationale et instauration de la république italienne

    La ligne du PCI, depuis que le régime a vacillé avec le « coup » contre Benito Mussolini et l’intervention militaire des Alliés en Italie même, est très claire : il faut unifier les masses pour chasser l’envahisseur allemand.

    Les Instructions pour tous les camarades et pour toutes les formations du parti, écrites par Palmiro Togliatti en 1944, affirment les points suivants :

    « 1) ligne générale du Parti pour le moment présent : Insurrection nationale du peuple dans toutes les régions occupées pour la libération du pays et l’écrasement des envahisseurs allemands et des traîtres fascistes.

    2) Le parti réalise cette ligne sur la base de l’unité des forces populaires antifascistes et nationales. Par la conviction et par l’exemple il entraîne et dirige l’insurrection nationale de toutes ces forces organisées aujourd’hui dans les Comités de libération.

    L’insurrection que nous voulons ne doit pas être celle d’un parti ou d’une partie seulement du front antifasciste mais de tout le peuple, de toute la nation. Les Comités de libération doivent donc être les organismes de direction politique du mouvement. L’alliance étroite avec les socialistes, le contact étroit avec les démocrates de gauche, avec les masses catholiques, avec les officiers et les soldats patriotes doit permettre aux communistes de s’acquitter de leur fonction d’avant-garde dans la préparation de la lutte en vue de celle-ci.

    Nous voulons l’unité de tout l’antifascisme et de toute la nation dans la lutte contre l’envahisseur allemand et les traîtres fascistes parce que c’est dans cette unité que nous voyons la garantie de notre victoire. »

    Cette position reflète l’histoire du PCI : s’étant maintenu malgré le fascisme – et c’est le seul parti politique à y être parvenu, au prix du sang et de l’emprisonnement – il reflète la position ouvrière consistant à assumer jusqu’au bout la lutte.

    Palmiro Togliatti

    De fait, en plus de la guerre des partisans et de l’intervention des forces alliées en Italie, le grand événement est la titanesque grève se déroulant dans le nord de l’Italie, au tout début de mars 1944. Elle touche un million de personnes, dans une zone qui est celle de la République Sociale Italienne de Benito Mussolini.

    Les grandes usines sont celles de Fiat, des aciéries, de la Breda, d’Ansaldo, de Magneti, de Pirelli, de Falck, d’Alfa Romeo, de l’Elettromeccanica, etc., à Milan, Turin, Gênes, villes où la condition ouvrière est terrible avec la misère, mais aussi les destructions dues aux bombardement, notamment avec Turin qui est à moitié détruite, alors que Milan connaît 200 000 sans abris.

    Le PCI ne disposait alors que de petits noyaux au sein des usines, d’entre 5 et 40 personnes (sur entre 1000 et 14 000 ouvriers environ), mais qui ne sont pas isolés et disposent de très nombreux sympathisants.

    Il grandit par conséquent à grande vitesse : dès la fin de 1944, il dispose déjà de plus de 76 000 membres, sans compter les partisans qui sont au moins 15 000. Et il profite du prestige toujours plus immense en Italie de l’Armée rouge, le PCI menant bien entendu la propagande au sujet des victoires effectuées, alors que l’Allemagne nazie s’effondre.

    L’Unité peut ainsi titrer :

    « Par la grève générale, par les combats de rue et par l’action armée, vers l’épreuve décisive ».

    Il y a toutefois un problème fondamental : les partisans ne sont pas en mesure de conserver les territoires conquis, d’en faire des bases rouges comme ce fut le cas en Chine. La Grande-Bretagne fait tout pour empêcher que les partisans y parviennent afin que le pays ne bascule pas dans le camp communiste et de fait les partisans ne parviennent pas à maintenir leurs zones si l’Armée nazie décide de mener des opérations sérieuses de ratissage.

    Le dirigeant communiste raconte à ce sujet que :

    « On n’a pas réussi à obtenir des Alliés ou à se procurer nous-mêmes les moyens de libérer de manière permanente de vastes zones de territoire. Les zones libres duraient à peine un à deux mois…

    La Résistance à eu ces limites parce qu’elle n’est pas parvenue à donner des perspectives et des mots d’ordre socialistes, parce qu’elle n’a pas mieux établi un programme de réformes de structures à mettre en place après la libération, parce que s’est réalisée une unité plutôt qu’une autre, parce qu’on a mis sur le canon des fusils le drapeau tricolore au lieu du drapeau rouge.

    La raison fondamentale réside dans le fait qu’on n’a pas réussi dans les conditions dans lesquelles on opérait, à faire de la Résistance un mouvement plus large, plus fort, avec des formations de partisans plus nombreuses, plus aguerries et puissamment armées, qui soient en mesure de libérer de manière stable des régions entières et de faire en sorte qu’à leur arrivée, des Anglo-américains se trouvent devant une armée organisée et un pouvoir populaire effectivement et solidement conquis. »

    L’exemple grec va par la suite traumatiser le PCI : l’écrasement de la Résistance grecque par les forces anglaises va servir de contre-exemple absolu, ce qui sera également nécessairement vrai pour le PCF.

    La présence de troupes alliées anglo-américaines empêche une progression de la guerre des partisans, alors que seule une réelle avancée militaire autonome aurait permis de ne pas être subordonné à elles.

    Dès les succès véritables, le commandement allié entendra rassembler les partisans dans des camps afin de les désarmer, de leur fournir des attestations, de les renvoyer chez eux.

    La guerre des partisans lancée par le PCI apparaît alors à la fois comme une libération anti-nazie, mais aussi comme un appoint à la pénétration anglo-américaine en Italie.

    L’anglais Winston Churchill avait tout fait pour que le gouvernement de Pietro Badoglio serve de tampon, empêchant les masses populaires de faire irruption politiquement.

    Voici ce qu’il expliqua dans un discours aux députés britanniques :

    « C’est à Rome [non encore libérée à ce moment-là] qu’un gouvernement italien peut être formé sur de plus larges bases. Je ne peux pas dire qu’un tel gouvernement sera une aide pour les Alliés autant que le gouvernement actuel.

    Naturellement, ce pourrait être également un gouvernement qui, pour s’attirer la sympathie des Italiens, tenterait de résister, pour peu qu’il ose, aux demandes qui lui seront adressées dans l’intérêt des armées alliées.

    Il me déplairait, par conséquent, d’assister à un changement insatisfaisant à un moment où la bataille est à son comble, oscillant entre la victoire et la défaite. Quand il faut tenir en main une cafetière bouillante, il vaut mieux ne pas casser l’anse jusqu’à ce qu’on soit sûr d’en avoir une aussi commode et pratique, au moins jusqu’à ce qu’on ait un torchon à portée de la main. »

    L’URSS avait pourtant tenter d’aider le PCI, en reconnaissant en mars 1944 le gouvernement de Pietro Badoglio, qui avait été initialement soutenu par la Grande-Bretagne, épaulée des États-Unis.

    Cela renversait la perspective et débloqua totalement la situation pour le PCI et la gauche en général, qui put alors tenter de déborder le gouvernement en y adhérant, au lieu d’être simplement à l’extérieur, sans possibilité d’action politique aucune.

    Dès le 12 avril, le roi Victor Emmanuel III fut obligé d’abdiquer en faveur de son fils, alors que le 21 avril le gouvernement de ¨Pietro Badoglio intègre les forces antifascistes, avec un ministre de l’intérieur démocratie-chrétien. Palmiro Togliatti devint alors ministre sans portefeuille et le PCI disposa aussi du ministère de l’Agriculture et des Eaux et Forêts, de deux sous-secrétariat.

    Surtout, et c’est là une clef de cette avancée, le gouvernement Badoglio ne parle plus de « chambre des députés devant être élue », mais d’une « Assemblée constituante et législative », ce qui est un immense succès pour le PCI, qui s’inscrit dans la vie politique comme alternative au régime précédent.

    Cependant, le PCI est incapable de formuler un projet étatique. Il lui manque une vision générale sur ce plan. Palmiro Togliatti ne l’a pas et Antonio Gramsci n’a pas été en mesure de la formuler non plus.

    Voici comment Palmiro Togliatti, dans une conférence à la fédération communiste de Rome, présente sa manière de voir les choses :

    « Avant toute chose, et c’est là l’essentiel, le parti nouveau est un parti de la classe ouvrière et du peuple qui ne se limite plus seulement à la critique et à la propagande mais qui intervient dans la vie du pays par une action positive et constructive qui commence par les cellules d’usine et de villages et doit arriver jusqu’au Comité central, jusqu’à des hommes que nous déléguons pour représenter la classe ouvrière et le Parti au gouvernement.

    Il est clair, donc, que quand nous parlons de parti nouveau nous entendons, avant toute autre chose, un parti qui soit capable de traduire dans sa politique, dans son organisation et dans son action de tous les jours, ce profond changement qui s’est produit dans la position de la classe ouvrière par rapport aux problèmes de la vie nationale.

    Une fois abandonnée la position de seule opposition et de critique qu’elle a eue par le passé, la classe ouvrière entend aujourd’hui assumer elle-même, à côté des autres forces démocratiques conséquentes, une fonction dirigeants dans la lutte de libération du pays et dans la construction d’un régime démocratique.

    Le nouveau parti est le parti qui est capable de traduire ces nouvelles positions de la classe ouvrière, de la traduire en actes à travers sa politique, à travers son action et donc en transformant, dans ce but, son organisation. En même temps, le nouveau parti que nous avons en tête doit être un parti national italien, c’est-à-dire un parti qui pose et résorbe le problème de l’émancipation du travail dans le cadre de notre vie et de notre liberté nationale, en faisant nôtres toutes les tendances progressistes de la nation. »

    Cette définition est la même que celle de Maurice Thorez en France et elle fait du PCI un parti authentiquement social-démocrate, au sens historique du terme, nullement un Parti Communiste avec comme ligne le renversement du régime.

    Le PCI – tout comme le PCF – considère qu’en ayant intégré le processus de formation du nouvel État, il peut peser sur lui, aboutir à une vraie « démocratie ». C’est là une conception opportuniste, qui va à l’opposé du principe de la démocratie populaire comme rupture.

    Ce qui frappe alors, ce sont deux choses. Tout d’abord, le PCI devient un parti de masses. Dès novembre 1944, il a en son sein plus de 342 000 personnes, puis pratiquement 479 000 en décembre. En 1946, il dépasse le million et en 1947, le chiffre sera de 2 279 000.

    Mais, et justement, le PCI n’a cette même année 1947 que 50 000 personnes dans le Mezzogiorno. C’est ce même Mezzogiorno qui soutiendra la monarchie lors du référendum à son sujet, en juin 1946. La République gagne, avec 12,7 millions de voix, mais la monarchie ne perd que de peu, avec 10,7 millions de voix, triomphant dans le sud.

    La base du régime n’a pas changé et la seconde chose qui frappe, c’est qu’il n’y a pas de défascisation, pas de réformes agraires, pas d’écrasement de la mafia.

    Le Vatican reste intact et dispose d’un parti nouveau, la démocratie chrétienne, qui obtient 35,2 % des voix en 1946, le PSI suivant avec 20,7 % des voix, le PCI étant encore derrière avec 18,9 % des voix.

    C’est l’ouverture d’une période qui sera caricaturée par l’affrontement entre le maire communiste Peppone et le religieux Don Camillo dans le village de Brescello, mais qui sera surtout marquée par la gestion du pays par la démocratie chrétienne, en étroite relation avec l’impérialisme américain plaçant même des bases de l’OTAN dans le pays.

    Dès 1948, le Front démocratique populaire issu de l’unité PCI-PSI et se présentant comme la « liste Garibaldi », comme le prolongement des Brigades de la Résistance partisane, est battu avec 30,98 % des voix (8,1 millions de votants) par la démocratie chrétienne et ses 48,51 % des voix (12,7 millions de votants).

    L’échec se révèle d’autant plus patent si l’on sait que jamais il n’y eut de procès des criminels de guerre allemand ayant commis des massacres de grande ampleur en Italie.

    Parmi les plus connus, on a le massacre en octobre 1944 de 1839 habitants du village de Marzabotto par la 16e Panzergrenadierdivision SS Reichsführer-SS, qui fut également responsable en août 1944 dans le district de Sant’Anna di Stazzema de l’assassinat de 561 personnes, femmes et enfants compris.

    Si ces opérations visaient à terroriser la population, il y avait également les représailles anti-partisanes, comme avec le massacre des Fosses ardéatines, en mars 1944, où 335 otages sont massacrés.

    Ce dernier crime fut le seul à connaître deux épisodes juridiques. Le premier fut la condamnation du chef de la gestapo à Rome, Herbert Kappler, à la prison à vie, celui-ci s’échappant en 1977 et se réfugiant en Allemagne de l’Ouest, qui le protégera. Un autre procès eut lieu à la fin des années 1990, où deux personnes sont condamnées à la prison à vie, peines commuées en résidence surveillée.

    De la même manière, il n’y eut aucune défascisation, c’est-à-dire aucune épuration, aucune remise en cause des monuments fascistes, de sa culture qui s’était diffusée, etc., sauf dans les cas où il y avait eu un soutien ouvert à l’Allemagne nazie. Les fascistes formèrent même un nouveau parti, le Movimento Sociale Italiano – Destra Nazionale, parvenant à disposer d’environ 400 000 adhérants dans les années 1970.

    L’histoire fasciste fut récupérée, au fur et à mesure : l’amirauté a reconnu en 2006 les nageurs de combat de la Xe Flottiglia MAS, au service de la République Sociale Italienne et particulièrement criminelle, comme des « vétérans », les intégrant dans l’histoire officielle.

    La république italienne n’est donc pas née antifasciste, mais anti « nazifasciste » et encore cela est-il à relativiser, seul l’aspect nationaliste italien primant réellement.

    Il apparaît ici que l’exécution par les partisans de Benito Mussolini, le 28 avril 1945, fut une erreur. Il fut reconnu alors qu’il fuyait avec l’Armée nazie ; exécuté, il fut ensuite pendu par les pieds avec 14 autres fascistes, à la place Loreto de Milan, en allusion à 15 antifascistes exécutés montrés au même endroit l’année précédente.

    Or, il aurait fallu que son exécution suive un procès qui aurait été celui du régime. Le succès de l’initiative partisane se transforma en son contraire, en force d’appoint du nouveau régime, en raison d’une mauvaise compréhension de la question de l’État.

    La démocratie chrétienne et le Vatican, avec les impérialismes britannique et américain, purent ainsi poser la République italienne comme base d’une réconciliation, niant le passé mussolinien en le masquant derrière le combat contre le « nazifascisme » et en le présentant comme une simple « parenthèse », un accident de parcours.

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  • L’Italie fasciste et l’antifascisme : la guerre des partisans

    Le paradoxe du gouvernement de Pietro Badoglio, c’est que lorsque l’armistice fut organisé avec les alliés et déclaré le 8 septembre au soir, il dut fuir Rome, ce qui fut également le cas pour le Roi. Le commandement militaire lui-même s’enfuit en pleine panique, sans prévenir aucun ministre, abandonnant des documents secrets, le sceau de l’état-major, etc.

    C’est ce qui fut appelé la défense manquée de Rome, et cela alors que 80 000 soldats italiens étaient présents en périphérie. Le 9 septembre, dans la matinée, l’Armée allemande a déjà le contrôle de la capitale italienne.

    En pratique, l’Armée italienne a disparu du jour au lendemain, 400 000 soldats devenant des prisonniers des Alliés, 600 000 de l’Armée allemande. Néanmoins, dans l’Armée italienne, des milliers de soldats et d’officiers décidèrent de s’opposer à l’intervention allemande forte de 120 000 hommes. Si leur tentative fut un échec, elle galvanisa ce qui apparaît comme une résistance nationale anti-allemande.

    Le paradoxe est donc que cette intervention allemande qui suit l’effondrement du fascisme italien pour le sauver dans le nord de l’Italie doit faire face, justement, à un soulèvement populaire qui profite dudit effondrement d’un côté, et qui de l’autre ne veut pas de domination allemande.

    Encore cela est-il à relativiser : tout d’abord, parce que dans le Sud, les Alliés font tout pour empêcher l’émergence d’un nouveau pouvoir, ensuite parce que la désorganisation complète du pays et la passivité générale font que les situations se règlent au jour le jour.

    Ce qui est par contre absolument clair, c’est la volonté du Parti Communiste Italien d’aller à la lutte armée. Le quotidien Corriere Della Sera donne cette information, 23 septembre 1943, provenant du quartier général allemand :

    « Partisans slovènes unis à des communistes italiens et à des groupes et des bandes de la région croate, tentent, à l’est de Venise, en Istrie et en Slovénie de gagner du terrain en profitant de la trahison de Badoglio. Les troupes allemandes, soutenues par les unités nationales fascistes et des habitants volontaires ont occupé les localités les plus importantes et les voies de communication et attaquent les rebelles qui ont l’intention de voler et de faire du butin. »

    Le Parti Communiste Italien profite en effet de la situation pour se réorganiser dans tout le pays et organiser la guerre des partisans.

    A cet effet sont généralisées les Brigate d’assalto « Garibaldi », Brigades d’Assaut Garibaldi, sur le modèle des Francs-Tireurs et Partisans français et des Brigades Internationales, dirigés par Luigi Longo et Pietro Secchia, dont la moitié des membres sont communistes, ainsi que la quasi-totalité des troupes de choc, les Gruppi di azione Patriottica (Groupes d’Action Patriotique).

    Voici comment les Brigades Garibaldi sont présentées, en novembre 1943 dans la revue Le combattant, dans l’article « Les détachements Garibaldi sont des détachements modèles » :

    « Pourquoi des détachements d’assaut ? parce qu’ils sont créés pour l’action armée, pour l’assaut, pour l’attaque audacieuse. Des détachements d’assaut parce qu’ils donnent une organisation et une discipline de fer qui correspond aux tâches qu’ils se proposent.

    Des détachements d’assaut Garibaldi parce que leur action patriotique s’inscrit dans les meilleures traditions populaires et nationales italiennes, des Garibaldiens du Risorgimento aux glorieuses Brigades Garibaldi d’Espagne dont les glorieux survivants sont maintenant à la tête des meilleurs détachements de partisans. »

    Voici, à titre d’exemple, les trois « baptêmes » des Brigade d’Assaut Garibaldi de la ville de Reggio d’Émilie :

    « Le commandant de brigade a décidé d’appeler votre détachement du nom d’un garibaldien tombé récemment sous le feu allemand, Orlandino Guerrino. Né dans les montagnes où se mène notre guerre, il s’est montré un véritable enfant de cette montagne…

    Sa chair ensanglantée par la mitrailleuse ennemie, sa figure morale de garibaldien sont comme un drapeau derrière lequel nous devons tous nous rassembler…

    Garibaldiens du détachement Orlandino Guerrino, faites voir à nos ennemis barbares que son sacrifice n’a pas été vain. »

    « Garibaldiens, le commandant de brigade a voulu appeler votre détachement du nom de Zambonini Enrico pour rappeler son héroïque figure de prolétaire combattant…

    A peine a-t-il entendu le grondement de la bataille sur la terre d’Espagne que son sens le plus élevé du devoir de travailleur le poussa à y participer.

    Il soutint à Guadalajara le même combat que nous menons ici, aujourd’hui. Sa foi n’a jamais faibli. Garibaldiens du détachement Zambonini Enrico, vengez-le ! »

    « Garibaldiens : Dughetti Fiorio est le nom de votre détachement. Que sa figure de Garibaldien, blessé, capturé et fusillé par les fascistes soit votre drapeau…

    Les fascistes l’ont tué inutilement après qu’il ait été blessé et vous, Garibaldiens, vous anéantirez avec impétuosité et courage. ces hyènes qui nous offensent en marchant sur notre sol sacré.

    Mort aux Allemands et aux fascistes ! Et vive l’Italie ! Le commandant et le commissaire de brigade. »

    Plus de 50 000 personnes participeront à ces Brigades, sur un total de plus de 100 000 partisans ; aux 575 Brigades d’Assaut Garibaldi, il faut ajouter 54 Brigate del popolo formées par le Parti Populaire qui donnera la Démocratie chrétienne, 70 Brigate Matteotti du Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria fondé à gauche du PSU, 198 Brigate Giustizia e Libertà du Partito d’Azione radical républicain, 255 Brigate autonome formées par des militaires, etc.

    En mars 1944, il y a 36 000 partisans en tout dans les montagne ; en mai le total est déjà de 100 000. Au total, 42 000 tomberont dans la lutte contre l’Allemagne nazie et la République Sociale Italienne de Benito Mussolini, affrontant les ratissages, les terribles tortures en cas de capture, afin le poteau d’exécution.

    Une structure nationale – le Comitato di Liberazione Nazionale – chapeautait l’ensemble de ces formations, étant lui même divisé en un Comitato di Liberazione Nazionale Alta Italia pour la partie nord et un Comitato di Liberazione Nazionale Centrale pour le centre et le sud.

    Le PCI, fort de l’expérience admirable réalisée dans la République espagnole, souligne l’importance des commissaires politiques afin de renforcer le niveau des brigades. Ces commissaires politiques sont ceux de la Brigade ; si les communistes doivent former un noyau autant que possible dans la brigade, la division des rôles est clairement établie.

    Les Directives pour la constitution et le fonctionnement des noyaux du Parti, en mars 1944, soulignent ainsi :

    « La tâche du noyau est d’assurer la vie du parti dans chaque unité, la compréhension et l’acceptation de la ligne du parti en ce qui concerne la lutte de libération nationale, la collaboration sans réserve avec le commandant et le commissaire de l’unité, quel qu’il soit.

    Il faut recruter de nouveaux membres pour le parti. Le noyau a aussi le pouvoir de proposer des éloges et des blâmes ou des expulsions (…).

    Le noyau du parti doit mener son travail avec beaucoup de tact et d’habileté, il ne doit pas faire sentir sa présence par des manifestations susceptibles de heurter ou d’indisposer les partisans qui ne sont pas membres du parti, ne pas se substituer au commandant ni aux organes dirigeants des formations (…).

    Commandant, commissaire politique, dirigeant du parti, doivent collaborer étroitement, en gardant bien distinctes leurs attributions et leurs tâches : le commandant doit s’occuper essentiellement de l’organisation et du côté militaire de la formation.

    Le commissaire politique doit s’occuper essentiellement du moral des combattants et de leur éducation politique ainsi que de l’orientation sur les questions plus importantes de la lutte de libération nationale. Le responsable politique doit s’occuper essentiellement du travail du parti.

    Dans la mesure où ils sont tous trois des camarades, le Commandant, le commissaire politique et le responsable du parti doivent constituer un triangle pour examiner en commun les solutions des questions générales les plus importantes qui concernent la vie et l’action des formations…

    Dans le processus d’unité, quand le commandant, le commissaire et le responsable du P. sont tous trois membres du parti, ils sont responsables solidairement devant le parti ».

    Le PCI profite à ce niveau de cadres très décidés, avec les 1500 cadres formant le noyau dur qui proviennent des prisons, des camps de relégation ou encore de l’exil ; ils forment l’armature historique de la guérilla organisée par le PCI ayant tout donné tout ce qu’il peut pour maintenir le drapeau en Italie même durant les années 1930.

    Giuliano Pajetta, par exemple, né en 1915, a été organisateur de la Jeunesse Communiste de l’immigration italienne en France, commissaire politique dans les Brigades Internationales, membre de la résistance française dans les FTP. Capturé en 1942 il est libéré par le maquis en 1944. Il rentre en Italie participer à la Résistance puis de nouveau capturé et envoyé au camp de Mauthausen.

    Le PCI a lui-même 20 000 membres, pratiquement tous en zone occupée par l’Armée allemande ; autour de ce noyau dur, il y a la classe ouvrière qui est au premier rang pour mener la bataille ; quant aux gens rejoignant les partisans, ils sont jeunes, voire très jeunes dans leur écrasante majorité. Parallèlement à cela, il y a de multiples fronts qui naissent, pour les femmes, la jeunesse, dans les usines.

    Il y a toutefois un problème : l’Angleterre fait tout pour que le roi ne soit pas renversé et pour faire en sorte que le gouvernement Badoglio reste en place, ce qui sera effectivement le cas jusqu’au 18 juin 1944. Les Alliés en général n’ont pas de position à ce sujet, tout le monde étant dans l’expectative du débarquement en France, qui scellera précisément le destin du maréchal Pietro Badoglio.

    On a ainsi le paradoxe que le Parti Communiste Italien mène un combat contre l’occupant allemand et la république sociale italienne de Mussolini qui en est le satellite, alors que le reste du pays non occupé dispose d’un régime qui s’est effondré, mais dispose encore de structures officielles.

    On doit bien voir ici que l’Italie n’a jamais été centralisée jusqu’alors et que le Mezzogiorno dispose de multiples forces centrifuges, tels les indépendantistes de Sicile et de Sardaigne mis sous le coude par l’impérialisme anglais pour contrer éventuellement une Italie devenant communiste, ainsi que les diverses mafias qui par leurs ramifications aux États-Unis d’Amérique ont de bons liens avec l’impérialisme américain.

    Le Mezzogiorno a toujours été d’ailleurs le point faible du PCI, de par la base paysanne massive et cela joue d’autant plus que la misère noire règne dans ces régions, ramenant la vie quotidienne à une bataille pour la survie, alors que le prix des pâtes est passé de 3 lires le kilo en 1940 à 120 lires en 1943, le pain pareillement de 2,9 à 100 lires, le litre d’huile de 8 à 100 lires, le kilo de viande de 15 à 170 lires, etc.

    Dans ce contexte explosif, les trotskystes et bordiguistes renforcent leur propagande, dénonçant le PCI comme soumis à la bourgeoisie et niant la lutte anti-nazie, appelant à la révolution et touchant des secteurs communistes sensible à une propagande maximaliste. Alors que l’URSS exige sans cesse que les Alliés fassent un débarquement à l’ouest, des maximalistes vont jusqu’à affirmer qu’il faut l’empêcher pour que l’armée rouge batte seule les nazis et qu’ainsi la révolution triomphe, etc.

    Les différents organes de cette propagande – les maximalistes Bandiera RossaStella Rossa ou encore les bordiguistes de Prométhée qui eux s’opposent ouvertement à la Résistance – ne feront pas long feu, mais ils provoqueront diverses troubles, notamment à Naples, qui sera pourtant une ville se libérant toute seule, au prix du sang, de l’occupation allemande.

    Les impérialismes britanniques et américain sont conscients de cela et dans la foulée ils avaient interdit à la demande de Pietro Badoglio une réunion des Comité de Libération Nationale des régions libérées à Naples en décembre 1943, celle se déroulant finalement le 28 janvier 1944 à Bari.

    Le maintien du gouvernement Badoglio avait une fonction très claire : retarder l’émergence d’institutions nouvelles, maintenant les masses dans la passivité et l’attentisme par rapport à la suite des événements, freiner à tout prix la réapparition de la vie politique en connaissance du fait que le PCI est le seul à disposer d’une tradition continue en Italie.

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