L’année 1947 fut celle où les partisans d’Eugen
Varga furent contrés ; l’année 1948 fut celle de l’analyse du
vargisme, Eugen Varga étant condamné comme relevant de
« l’idéologie bourgeoise-réformiste ».
En janvier et en février 1948, Dvorkine dénonça
Eventov, le disciple d’Eugen Varga, dans Bolchevik et
dans la revue du Gosplan, demandant qu’il soit exclu de l’Institut,
ce que Gatovski demanda également, en mars, dans Bolchevik. Dans
la revue Bolchevik, en février 1948 fut publiée
la critique du livre de Vishnev, L’industrie des pays
capitalistes durant la seconde guerre mondiale, publiée en mai
1947.
En mars 1948, c’est l’ouvrage collectif sous la
direction de Trakhtenberg, L’économie de guerre des pays
capitalistes et la transition à l’économie de paix, qui fut
dénoncé, ses auteurs étant considérés comme « prisonniers
de la méthodologie bourgeoise » (les auteurs en question étant
Trakhtenberg, Vishnev, Bokshitsky, Roitburg, Santalov, Eventov, Lif,
Gorfinkel, Bessonov, Rubinstein, Shpirt).
L’Institut d’économie organisa les 29 et 30
mars 1948 des discussions, où les 18 participant se prononcèrent
contre le « groupe de Varga ». Les partisans d’Eugen
Varga capitulèrent alors : Rubinstein, Saltanov, Trachtenberg,
Rojtburd, Mendelson reconnurent s’être trompés.
En mai 1948, c’est l’ouvrage de Lemine, La
politique étrangère de la Grande-Bretagne de Versailles à Locarno,
publié en avril 1947, qui fut critiqué ; en juin 1948, ce fut
au tour de l’ouvrage de Lan, Les États-Unis de la
première guerre mondiale à la seconde, publié en mai 1947.
Le même mois, Schneyerson livra un rapport sur le
capitalisme à l’Institut d’économie, avec une critique en règle
des positions d’Eugen Varga ; il attaqua ensuite, dans la
revue Économie planifiée, en juillet et août 1948,
deux articles d’Eugen Varga de 1946 qui ramenait la crise générale
du capitalisme à avant octobre 1917 et niait les contradictions
inter-impérialistes des alliés pendant la seconde guerre mondiale.
Affiche du PCUS (b) appelant à éduquer les prochaines générations, allant au communisme, 1947.
En octobre 1948, dans la revue Problèmes
d’économie, de l’Institut, ce furent Frei et Loukachev qui
firent face à la critique pour leurs ouvrages, respectivement Les
questions de la politique d’échange international des États
étrangers (1946) et La lutte impérialiste pour
les matières premières et leurs sources (1947).
En novembre-décembre 1948, dans la revue Économie
planifiée, Myznikov résuma les positions d’Eugen Varga dans un
article intitulé Les déformations du marxisme-léninisme
dans les travaux de l’Académicien E. S. Varga, en
expliquant qu’il s’agit d’une nouvelle variante de la théorie de
Rudolf Hilferding affirmant que le capitalisme s’organiserait, se
planifierait, etc. Sa position sur l’État comme « neutre »
était réformiste et celle sur une transition pacifique au
socialisme était opportuniste.
La critique formalisée fut menée le 5 octobre
1948 : le conseil scientifique élargi de l’Institut d’économie
se réunit et critiqua Eugen Varga, qui n’hésita pas de son côté à
rétorquer en remettant en question le principe de l’affrontement
inter-impérialiste.
En octobre 1948, Konstantin Ostrovitianov résuma
la position de la ligne rouge de la manière suivante :
« Le camarade Varga, qui a conduit cette direction
anti-marxiste, et certains de partisans, n’ont jusqu’à présent
toujours pas vu leurs erreurs… Un positionnement aussi opposé au
Parti concernant la critique amène à de nouvelles erreurs
théoriques et politiques. »
Konstantin Ostrovitianov, à la tête du nouvel
Institut, avait tenu un discours vigoureux lors de la conférence
annuelle mise en place, et dénonça les articles et ouvrages écrits
par Eugen Varga, Eventov, Bokshitsky, Vishnev, Shpirt.
L’Institut d’économie fait en 1948 pas moins de
cinq sessions au sujet du capitalisme contemporain, les positions
d’Eugen Varga y étant systématiquement dénoncées. Pas moins
que l’ensemble du personnel s’occupant des
statistiques concernant les pays capitalistes fut changé.
La critique du Parti reprochait les points
suivants à l’école d’Eugen Varga :
– effacement des contradictions de classe du
capitalisme contemporain,
– affirmations anti-marxistes sur la nature de
l’État dans les pays capitalistes,
– approche technico-économique étroite de
l’étude de l’économie des pays étrangers,
– objectivisme bourgeois,
– attitude apolitique,
– absence de critique vis-à-vis des données
statistiques bourgeoises,
– admiration des institutions bourgeoises de
science et de technique,
– ignorance de la lutte entre les deux systèmes,
socialiste et capitaliste,
– distorsion, rejet de la théorie de Lénine et Staline sur l’impérialisme et la crise générale du capitalisme.
La position d’Eugen Varga marquait l’affirmation
d’une véritable ligne, portée avec son Institut comme vecteur. En
face, il y avait la revue Questions de l’économie,
organe de l’institut d’économie de l’Académie soviétique des
sciences, ainsi que la revue Économies planifiée, de
l’organe planificateur de l’économie. C’était un véritable
affrontement entre institutions à l’intérieur de l’URSS,
l’expression d’une lutte entre deux lignes.
Le souci était que l’URSS n’avait pas compris le principe de la lutte entre deux lignes au sein d’un pays socialiste ; c’est Mao Zedong qui théorisera cette question. Cela fit que la ligne rouge mit un temps long à se structurer, et ne raisonna pas en termes de lutte de deux lignes non plus. Cela devait amener un positionnement visant à un réglement en quelque sorte administratif de la question : il était considéré qu’il fallait simplement mettre les éléments incorrects de côté, pas révolutionnariser les valeurs pour passer un cap qualitatif.
Mao Zedong
On se doute également que la non-connaissance de
cette lutte entre deux lignes fut indubitablement la cause d’une très
grande faiblesse pour la bataille anti-révisionniste d’après 1953.
La victoire de Nikita Khrouchtchev et le 20e congrès du PCUS ne
furent pas compris pour ce qu’ils étaient ; il fallut beaucoup de
temps avant que l’on saisisse leur nature révisionniste. Le Parti
Communiste de Chine considérait en 1960 que l’URSS est
socialiste ; dans les années 1970 il considérera qu’elle ne
l’était plus depuis 1953.
L’affirmation des positions de la ligne rouge en
URSS à la suite de l’émergence du courant qu’on doit qualifier de
vargiste fut par conséquent à la fois lent et montant en puissance
au fur et à mesure de sa prise de conscience de l’importance de la
question. On peut dire pour cerner le cadre de l’affrontement que la
ligne noire était portée par l’Institut d’Eugen Varga, la ligne
rouge par le Gosplan et les responsables de la planification, avec
l’appui du PCUS(b) par l’intermédiaire de sa revue Bolchevik.
Le problème étant que le Gosplan était le fer
de lance de cette offensive, au nom de la défense des valeurs de son
institution, ce qui impliquait nécessairement une survalorisation de
son propre rôle.
L’année 1947 fut, donc, celle de la double
offensive du Gosplan et du PCUS(b), avec l’application d’une pression
dans le but d’étouffer le courant vargiste.
En 1946, Eventov, l’un des collègues d’Eugen
Varga, avait publié avec l’aide de Trakhtenberg un ouvrage
intitulé L’économie de guerre en Angleterre. En
juillet 1947, l’organe théorique du Comité Central du
Parti, Bolchevik, destiné aux cadres, dénonça
cet ouvrage et ses thèses.
Eventov y était critiqué pour avoir notamment
prétendu que les nationalisations menées alors en Angleterre
allaient dans le bon sens et que le Labour britannique n’avait pas
d’autre choix que d’accepter les prêts américains, ainsi qu’une
alliance avec les États-Unis.
Il était également affirmé dans cet ouvrage
que, désormais, les intérêts coloniaux britanniques avaient
disparu à l’avantage des colonies, et que l’ouverture du second
front pendant la seconde guerre mondiale n’aurait été retardé
que pour des raisons pratiques de production, et non pas par volonté
de laisser seule l’URSS face à l’Allemagne nazie et ses alliés.
En filigrane, on y retrouve évidemment la thèse
d’Eugen Varga, Eventov affirmant que :
« La guerre, en augmentant le rôle économique de
l’État, étend les fonctions de celui-ci, amenant le capitalisme à
une étape plus élevée. »
Cela était bien entendu considérer comme
revenant à la thèse de Kautsky, Hilfeding, Boukharine, etc. du
capitalisme organisé, contre celle de Lénine avec l’impérialisme
comme stade suprême du capitalisme. Au passage, l’économiste Smit,
opposé à Eugen Varga, fut critiqué pour ne pas avoir dénoncé
cela dans son compte-rendu de l’ouvrage d’Eventov dans la revue Le
livre soviétique, quelques mois plus tôt.
Le même été, Eugen Varga publia un article
intitulé Rivalité et partenariat anglo-américaines – un
regard marxiste, exposant l’Angleterre comme un
partenaire « junior » des États-Unis, qui chercherait à
s’émanciper. Cela rentrait exactement dans le cadre politique où
le Labour cherchait à développer une ligne où l’Angleterre
devait servir de pont entre les États-Unis et l’URSS.
En septembre 1947, Gladkov publia un article
dans Bolchevik pour attaquer la conception du
capitalisme d’après-guerre d’Eugen Varga. A la fin de 1947,
Nikolaï Voznessenski, le chef du Gosplan, publia L’économie
de guerre de l’URSS pendant la grande guerre patriotique et
l’ouvrage fut salué par la revue La culture et la vie, puis
dans Bolchevik ; il fut publié en français et en
anglais, son auteur recevant le prix Staline le 30 mai 1948.
Le même mois, la revue Bolchevik attaqua la session de discussion de mai 1947 et dénonça le fait que les économistes ne furent pas parvenus à une juste critique des positions d’Eugen Varga et de ses partisans.
Bolchevik, journal théorique et politique du CC du PCUS(b), numéro d’août 1944.
Une conférence de trois jours, en octobre 1947,
établit toutes les erreurs d’Eugen Varga, considéré comme le
reflet de l’esprit de capitulation d’une partie des couches
intellectuelles devant les influences réactionnaires occidentales.
Et le 7 octobre 1947, la Pravda annonça la fin de
l’Institut dirigé par Eugen Varga, en raison de sa fusion avec
l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS.
Voici les sections de cet Institut, Eugen Varga
n’étant à la tête d’aucun, ni l’un des quatre dirigeants
principaux :
– pays américains,
– empire britannique,
– conditions du commerce capitaliste,
– pays orientaux et problèmes
nationaux-coloniaux,
– démocraties populaires,
– pays capitalistes européens,
– impérialisme et crise générale du
capitalisme,
– histoire de la pensée économique.
À cela s’ajoute un petit groupe d’étude de la
situation de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier dans les
pays capitalistes.
Il faut également ajouter les branches suivantes,
l’Institut étant subordonné à la Commission d’État de la
planification :
– circulation du capital dans l’économie
nationale soviétique,
– distribution des forces productives,
– régions économiques soviétiques,
– statistiques économiques
– économie de l’agriculture soviétique,
– économie de l’industrie et des transports
soviétiques,
– histoire de l’économie nationale soviétique,
– économie politique du socialisme.
Le 15 décembre 1947, le Comité Central du PCUS(b) donna naissance à un nouvel organisme, le Comité d’Etat pour l’introduction des techniques nouvelles, ou Gostechnika, renforçant l’affirmation de la technique soviétique, contre l’esprit de capitulation.
L’impact de l’ouvrage d’Eugen Varga fut tel qu’il
fut décidé en mars 1947 d’organiser une discussion à ce
sujet. Eugen Varga publia le même mois un article sur les
« démocraties de nouveau type », affirmant que leurs
Etats n’étaient ni capitalistes, ni socialistes, mais une forme
radicalement nouvelle.
C’était là une tendance s’exprimant toujours
plus fortement et la ligne rouge mit du temps à saisir cela et à
mettre en place une contre-offensive. Il est très parlant qu’il n’y
ait pas eu de réaction directe du Comité Central, au moyen d’une
directive. Il y avait un véritable problème de fond, une réelle
vague d’ouvrages relevant de « l’école Varga » depuis le
début de l’année 1945 et non seulement on s’en apercevait
tardivement, mais la réponse fut lente.
On peut prendre l’exemple suivant : lorsque
Bokshitsky écrivit ainsi pour son doctorat une étude sur Les
changements technico-économiques dans l’industrie américaine depuis
la seconde guerre mondiale, le conseil des enseignants de
l’Institut d’économie salua en février 1947 un travail sérieux.
Cependant une fois publié, le Parti s’aperçut d’un problème de
fond et il fut attaqué pour le fait d’aller dans le sens d’une paix
entre les managers et le prolétariat américain.
La revue La culture et la vie le
critiqua en décembre 1947. La revue Bolchevik reprit
l’accusation et dénonça une attitude d’économiste fasciné
par le capitalisme, incapable de voir ni la crise, ni le rôle
réactionnaire des monopoles, en restant à un « technicisme
vide ». L’Institut organisa une discussion d’autocritique
concernant cet ouvrage en janvier 1948.
Dans un même ordre d’idée, lors de la discussion au sujet des thèses d’Eugen Varga, qui eut lieu les 7, 14 et 21 mai 1947, l’ambiance fut très feutrée, menée entre une vingtaine de spécialistes restant cordiaux, pratiquement apolitiques. Eugen Varga était par ailleurs salué de manière unilatérale comme une figure importante, ses thèses faisant débat mais n’étant pas considérées comme des considérations systématiques ayant une portée très importante, voire décisive.
Eugen Varga
Eugen Varga eut d’ailleurs beaucoup de partisans pour le défendre. Lors de la première session, Eugen Varga eut à ses côtés Scherson, Trachtenberg, Smit, Reichardt, et contre lui Scherson, Kac, Motyliov.
A la seconde, Eugen Varga eut comme partisans Rubinstein, Arshanov, Lif, Maslennikov, Kronrod, et contre lui Gourvitch, Chromov, Dvorkine. A la troisième, Eugen Varga vu une majeure partie des intervenants à ses côtés, avec Mendelson, Stroumiline (une figure importante alors), Eventov, Atlas, relativement Ostrovitianov, tandis que Figurnov lui fit face.
Qui plus est, renforçant la dimension officielle
du débat, c’est Konstantin Ostrovitianov, président de l’Institut
d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS, qui la présida,
donnant par ailleurs dès le départ et à la fin la parole à Eugen
Varga, chargé donc lui-même d’ouvrir et de clore le débat !
Pourtant, il était flagrant qu’Eugen Varga avait
abandonné le principe de la crise générale du capitalisme, ainsi
que l’orientation opposant le système socialiste au système
capitaliste, qu’il considérait que l’État était neutre dans
le capitalisme, qu’on pouvait le conquérir, et qu’il existerait une
phase neutre entre le capitalisme et le socialisme. Les critiques
allèrent bien en ce sens, mais nullement de manière franche,
tranchée.
Eugen Varga tint donc ouvertement tête aux
critiques et maintint ses positions, à part sur la question de la
nature des pays de l’Est européen. Il mit même en avant l’exemple
de la Grande-Bretagne pour justifier que des mesures de
« planification », même si pas dans le sens soviétique,
étaient mises en place dans les pays capitalistes.
Le 7 mai 1947, Eugen Varga formula son point de
vue de la manière suivante :
« Permettez-moi maintenant d’en arriver aux
questions qui selon mon point de vue sont intéressantes à poser.
Tout d’abord sur le rôle de l’État. Je dois dire qu’ici les avis
diffèrent. Ainsi certains camarades pensent que je sous-estime le
rôle de l’État, que je ne l’ai pas assez souligné ;
d’autres par contre sont de l’avis que j’ai surestimé ce rôle.
Je suis d’avis que j’ai raison : dans l’économie de
guerre, l’État a une signification décisive, mais après la
guerre, l’État a un rôle plus grand en comparaison à
l’avant-guerre. Il est possible que mon affirmation selon laquelle le
rôle de l’État chute après la fin de la guerre ne soit pas
exact.
Si l’on part de l’abrogation de la réglementation
étatique de l’économie en Amérique, le rôle de l’État aux
États-Unis reste cependant essentiellement plus grand qu’avant la
guerre.
Il faut de plus prendre en compte les organisations
internationales – la banque mondiale, le fond monétaire, etc., qui
sont en réalité des organes étatiques.
L’État joue en Angleterre aussi un rôle présentement
beaucoup plus grand qu’auparavant. En Angleterre et en France, une
nationalisation est menée, et désormais aussi dans les États de
nouvelle démocratie, ce qui signifie de la même manière une
augmentation du rôle de l’État.
De par le passé, on avait l’habitude de dire que dans le
capitalisme monopolistique, l’État est un État des monopoles, qui
ne sert que ceux-ci dans la paix et dans la guerre. Je dis qu’il n’en
est plus ainsi.
Dans la guerre moderne, dont l’issue est d’une
signification décisive pour la bourgeoisie dans son ensemble, y
compris l’oligarchie financière, l’État en tant qu’organisation
de l’ensemble de la classe est forcé de mener durant la guerre des
mesures de régulation qui ne vont pas rarement à l’encontre des
intérêts de certains monopoles (…).
J’en viens à la question de la planification dans le
capitalisme.
En ce qui concerne cette question, nous suivions
pareillement souvent une vieille thèse : nous avons l’économie
planifiée, dans le capitalisme par contre règne partout, toujours
et sans différences, l’anarchie dans la production.
Je suis d’avis qu’on ne peut pas poser la question ainsi.
Prenez la période de la guerre. Les chefs d’un certain pays
capitaliste savent que l’année suivante, disons quatre millions de
soldats seront opérationnels. L’état-major pose ses exigences :
pour mener la guerre avec une armée de quatre millions de personnes,
il faut tant et tant de canons, de tanks, de mitraillettes, etc.
L’État doit mettre tout cela à la disposition.
Si tous les matériaux, toutes les forces de travail et
les moyens de transport étaient en abondance, alors l’État
n’aurait bien entendu pas à prendre des mesures de planification. Il
passerait commande aux capitalistes et ceux-ci lui fourniraient.
Mais telle n’était pas la situation dans aucun pays
menant la guerre, même pas l’Amérique. Partant de là, l’État a
été forcé de planifier (…).
De plus, camarades, on doit constater que présentement,
dans certains pays capitalistes, il y a une sorte de plan d’État.
En Angleterre, par exemple, on fixe la production de charbon et
d’acier de l’année suivante, la dimension des exportations, etc.
Naturellement, camarades, il ne s’agit pas ici d’une
planification telle qu’on la connaît en Union Soviétique. Dans des
rapports de propriété privée des moyens de production, il ne peut
pas y avoir une telle économie planifiée.
Toutefois, prétendre qu’il n’y aurait dans l’économie
des pays capitalistes aucune approche vers la planification, cela ne
serait aussi pas vrai. La question ne peut pas être posée ainsi et
il faut étudier et analyser tous les faits. »
Cette situation provoqua un pat,
comme aux échecs lorsque l’impossibilité de bouger aboutit au nul,
la ligne rouge n’étant pas en mesure de l’emporter face à un
obstacle aussi important. Ce fut alors la revue Économie
planifiée qui prit l’initiative, dénonçant directement
le refus d’Eugen Varga de reconnaître ses erreurs lors du débat
de mai, le présentant comme un opportuniste ayant tourné le dos au
marxisme-léninisme, retombant dans les positions de conciliation
avec le capitalisme.
Cependant, la critique venait là du Gosplan,
l’institution chargée de la planification. Cela pouvait apparaître
comme un débat entre économistes de deux institutions, l’un
d’analyse, l’autre de gestion. La dimension idéologique ne fut pas
vue.
Qui plus est, pour agir de manière aussi
agressive sur le plan des idées, Eugen Varga était clairement
porté par tout un appareil au sein du Parti, sa position
n’apparaissait pas comme simplement liquidable par une mesure de la
direction. On avait là en fait un vrai conflit ouvert à l’intérieur
du Parti lui-même. Les pays impérialistes portèrent de ce fait une
attention très importante à cette situation ; les documents
des trois jours de conférence furent même traduits en anglais par
un organisme de l’État américain, et étudiés en détail.
C’était d’ailleurs le début d’un grand
retentissement dans la presse occidentale en général, ravi de voir
un tel conflit. En fait, les débats des 7, 14, et 21 mai 1947
étaient en soi une victoire pour les pays capitalistes, dans la
mesure l’existence même de tels débats battait en brèche le
caractère monolithique des positions soviétiques.
C’était pas moins de l’intérieur et par des
experts en économie, unis autour d’Eugen Varga, une figure
historique, que l’analyse soviétique du capitalisme était remise en
cause, dans le sens d’une considération que le capitalisme était
capable d’évolution et était solidement ancré.
De fait, qu’Eugen Varga explique que la guerre
ne serait plus obligatoirement une conséquence du capitalisme, que
ce dernier était désormais en mesure d’utiliser une forme de
planification, était une attaque ouverte contre toutes les thèses
marxistes-léninistes affirmées jusqu’à présent, et formait une
provocation de haut niveau.
Cela était d’autant plus vrai qu’il affirmait qu’une sorte de troisième voie était possible entre capitalisme et communisme, par l’affirmation d’une sorte de forme démocratique s’opposant aux monopoles dans les États capitalistes eux-mêmes.
Quelles étaient les thèses formulées dans Les
changements dans l’économie du capitalisme comme résultat de la
seconde guerre mondiale ?
Eugen Varga publia le premier chapitre de l’ouvrage dans la revue de l’Institut, en juillet 1944. Puis, quatre autres chapitres furent publiés par la suite, jusqu’en septembre 1945.
Il faut déjà en voir le fond, à savoir
l’intérêt énorme qu’accorde Eugen Varga à la question de
l’économie de guerre. Sa première étude d’envergure fut en
1918 L’argent, sa domination en temps de paix et son
effondrement durant la guerre. Son interprétation du
capitalisme en crise après 1918 s’appuie sur l’interprétation des
modifications causées par la guerre.
Pendant la guerre mondiale, Eugen Varga avait
aussi écrit de nombreux articles sur la politique et l’économie
des pays protagonistes, et avait particulièrement porté son
attention sur les économies de guerres mises en place, notamment en
Allemagne.
On est ici dans le prolongement d’une telle
démarche « objectiviste », cette fois dans le contexte
d’après 1945, alors que l’URSS a été l’alliée de pays
impérialistes.
Les changements dans l’économie du
capitalisme comme résultat de la seconde guerre mondiale se
veut d’ailleurs un ouvrage sans aucune analyse politique, celle-ci
étant repoussée à un hypothétique second ouvrage. Ses thèses se
veulent pour ainsi dire « pures », « neutres »,
« objectives ».
Eugen Varga, Les changements dans l’économie du capitalisme (comme résultat de la seconde guerre mondiale)
La première grande thèse d’Eugen Varga était
qu’en raison des nécessités propres à la guerre, en termes de
gestion, de prévision, d’encadrement, l’État était intervenu de
manière massive et avait bouleversé le fonctionnement du
capitalisme. Il en avait ainsi surtout neutralisé certains aspects,
poussant à une rationalisation, en lieu et place du chaos propre au
capitalisme.
De plus, en agissant ainsi, l’État se faisait
le vecteur des intérêts généraux du capitalisme, non plus
simplement des monopoles. Cette tendance l’amenait même à s’ouvrir
aux intérêts de la classe ouvrière.
Ce positionnement de l’État durant la guerre
allait, selon Eugen Varga, inévitablement se prolonger après la fin
de celle-ci, d’une manière ou d’une autre. Cela allait forcément
être vrai sur le plan de la régulation et de la prévision dans le
domaine de l’économie.
La seconde thèse, déduite de la précédente,
est qu’il existerait par conséquent un espace pour la classe
ouvrière pour prendre le contrôle de l’État. La lutte des
classes allait désormais consister en un affrontement entre la
bourgeoisie et le classe ouvrière pour le contrôle de l’État.
L’État apparaissait, de fait, comme une entité désormais
« neutre ».
La troisième thèse, strictement parallèle aux
deux premières, était que le colonialisme était profondément
affaibli, la situation étant marquée par une vraie affirmation du
capitalisme dans les colonies. Eugen Varga soulignait
particulièrement la situation indienne, où il considérait qu’un
vrai capitalisme est désormais lancé : il ne serait donc
selon lui plus possible de dire que l’Inde serait au sens strict une
colonie britannique.
La quatrième thèse, tout à fait similaire dans
sa substance, était que les pays de l’Est européen séparés du
marché mondial capitaliste étaient sans importance économiquement
et que cela ne jouerait pas dans le sens d’une crise des pays
capitalistes. Qui plus est, leur situation était ambivalente selon
Eugen Varga, qui les considérait comme ne relevant ni du
capitalisme, ni du socialisme. Cette interprétation sous-entendait
l’existence d’un terrain « neutre » entre le capitalisme
et le socialisme, qu’Eugen Varga qualifiait de « capitalisme
d’État ».
La cinquième thèse était que les États-Unis n’étaient plus orientés vers la guerre impérialiste, mais vers la relance de leur économie. Eugen Varga considérait que les États-Unis, l’Asie et l’Europe de l’Ouest allaient connaître environ deux ou trois années de croissance, puis une dizaine d’années de stabilisation, avant de revenir à une situation de crise.
Cependant, et c’était là la vraie substance de cette thèse même si ce n’était pas ouvertement dit, les pays capitalistes ne seraient pas tournés vers l’agression, mais uniquement vers leur propre croissance.
Eugen Varga, au lendemain de la guerre, était un
cadre considéré comme ayant de la valeur dans le contexte
d’évaluations économiques. Il fut à ce titre du voyage de la
centaine de conseillers accompagnant Molotov, en juin 1947 à Paris,
pour discuter avec la France et la Grande-Bretagne au sujet de la
question des aides.
Or, évidemment, ces deux puissances soulignèrent
que les aides dépendaient d’un audit de chaque pays et seraient
décidées par une instance centrale européenne. Une telle démarche
visait naturellement à arracher les démocraties populaires de l’Est
européen à leur socle socialiste. Elles n’auraient des appuis que
dans certains domaines, leur économie se faisant façonner selon les
besoins des pays capitalistes, avec leur propre base profondément
modifiée pour perdre toute nature socialiste.
Le plan Marshall fut par conséquent rejeté.
Toutefois il y avait eu un véritable vacillement dans le Parti en
URSS. La preuve en était la présence d’Eugen Varga, alors que
celui-ci avait lancé une véritable rébellion contre la ligne
dominante.
En effet, alors que les démocraties populaires naissaient comme régime dans les pays de l’est européen, il rejetait cette nouvelle forme sociale, disant même ouvertement en avril 1947 qu’elle n’était ni capitaliste, ni socialiste.
Eugen Varga
Lors de sa présence en Hongrie, il discuta
même du plan Marshall avec les socialistes, qui formaient alors
le principal parti à gauche. Eugen Varga considérait en effet qu’il
était possible d’utiliser le plan Marshall, qui obéissait à des
nécessités économiques américaines et qui par conséquent ne
permettait pas tant de marges de manœuvres que cela dans sa mise en
place. L’URSS pouvait arracher des concessions aux États-Unis, qui
n’auraient pas le choix.
Cette orientation favorable à une certaine
composition avec les pays occidentaux se déroulait alors qu’une
critique s’était développée devant le manque d’activité de son
institut d’évaluation économique. Le département d’agitation et de
propagande auprès du Comité Central avait fait paraître une
nouvelle revue, intitulée La culture et la vie, dont
le premier numéro en juin 1946 contenait une critique des
économistes soviétiques pour ne pas avoir été en mesure de
véritables analyses de fond de l’économie des pays capitalistes.
Le 30 octobre 1946, un autre article de La
culture et la vie critiquait l’IMChMP, l’Institut
dirigé par Eugen Varga, pour son manque de productivité :
« L’institut pour l’économie mondiale n’a pas
produit aucun travail conséquent de recherche sur le stade actuel de
l’impérialisme, en particulier rien sur les problèmes des
cangements de l’après-guerre dans le système de l’impérialisme et
sur les tendances monopolistes d’État dans le capitalisme actuel.
Au lieu de recherches théoriques, profondes, l’Institut
produit des regards sur les événements économiques en cours, qui
n’ont de signification que conjoncturelle. »
Cette critique réapparut dans la revue en
octobre, portant sur le caractère théorique arriéré de l’Institut
d’économie mondiale et de politiques mondiales dirigée par Eugen
Varga. Ce dernier, le même mois, publia l’ouvrage qui devait être
le véritable détonateur de la grande polémique soviétique de
l’après-guerre : Les changements dans l’économie du
capitalisme comme résultat de la Seconde Guerre mondiale.
Cet ouvrage avait initialement été une commande
du Comité Central durant la guerre, mais la portée allait être
bien plus importante qu’une simple analyse de fond. D’ailleurs, les
éléments mis en avant par Eugen Varga ne faisaient que refléter de
multiples conceptions apparues en URSS depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
Tout un pan de la société soviétique
considérait qu’en raison de l’alliance antifasciste passée, il
était possible d’établir un rapport constructif avec les pays
impérialistes, maintenant que la guerre était finie. La guerre
impérialiste ne semblait plus être un horizon inévitable, les pays
capitalistes cessaient d’avoir une identité réactionnaire en soi,
contrairement à entre 1917 et 1945. Une césure se serait produite.
L’affirmation des années 1930 selon laquelle on
était entré dans la période de la crise générale du
capitalisme serait caduque. L’impérialisme aurait pris une
forme nouvelle.
Cette conception était si répandue qu’il ne fut pas possible de la balayer d’un revers de la main. Apparue ouvertement avec la publication de l’ouvrage d’Eugen Varga, elle allait provoquer une bataille qui allait durer pendant plusieurs années en URSS, et cela de manière ouverte.
Il est intéressant d’opposer, de manière
anecdotique mais symbolique, le tout début et la toute fin de Deux
systèmes : économie socialiste et économie capitaliste.
La première phrase de l’introduction s’inscrit directement dans le
style matérialiste dialectique alors affirmé en URSS :
« La transformation des modes de production
s’effectua dans l’histoire de l’humanité, d’une façon tout à fait
inégale, sous la forme de révolutions, séparées les unes des
autres, dans le temps et l’espace. »
La toute fin de l’introduction est par contre bien
dans le style Varga :
« Ils [les travailleurs] voient de plus en plus
clairement la supériorité qu’a le socialisme sur le capitalisme.
Cette supériorité qui grandit d’année en année, et
que nous nous proposons de prouver dans les domaines les plus variés,
par des chiffres, dans les chapitres suivants, constitue, une fois
qu’elle est reconnue, un des éléments les plus importants de la
lutte pour le renversement de la domination bourgeoise.
Mener cette lutte le plus rapidement possible à une fin
victorieuse, délivrer l’humanité de l’esclavage du Capital, telle
est la mission de notre génération. »
Les chiffres et le volontarisme : on a tout
Eugen Varga qui, à partir de sa mise à l’écart relative dans les
années 1930, se pliait malgré tout aux exigences du Parti. Il
n’avait de toutes façons pas été en mesure de prévoir
l’effondrement du crédit se déroulant en 1929, ce qui n’avait
d’autant pas aidé à la valorisation de ses analyses, en plus de ses
déviations.
Il resta donc dans le cadre institutionnel
soviétique, notamment en tant que directeur de l’Institut pour
l’économie mondiale et la politique mondiale. Il était également
rédacteur en chef des revues Économie mondiale et
politique mondiale, Les marchés de l’économie
mondiale, Problèmes de la politique chinoise.
La revue mensuelle de l’Institut, Economie
mondiale et politique mondiale, se présentait comme suit en 1932,
lorsqu’Eugen Varga en prit la responsabilité :
« La revue fournit l’explication marxiste des
questions actuelles de l’économie mondiale et de la politique
mondiale, diffuse des travaux théoriques sur les questions de
l’économie mondiale, donne des aperçus sur la politique et
l’économie des pays les plus importants, publie des documents et des
compte-rendus de presse au sujet des questions fondamentales de
l’économie mondiale et de la politique mondiale.
La revue est conçu pour les scientifiques, les
étudiants, les journalistes, les propagandistes, etc. »
Eugen Varga resta par ailleurs en place à
l’Institut en 1936, lorsque l’Académie communiste fusionna avec
l’Académie des sciences reprise réellement en main en 1927, pour
former l’Académie des sciences de l’URSS.
Initialement, il y avait en effet l’Académie
socialiste des sciences sociales, fondées en 1918, devenu l’année
suivante l’Académie socialiste ; en avril 1923, elle devint
l’Académie communiste (Komakad), existant parallèlement à
l’Académie des sciences jusqu’en 1936. A partir de 1922, sous
l’impulsion de Staline, elle est également proche du Gosplan, des
commissariats au peuple, de l’Istpart chargé de l’histoire du Parti
et de la révolution.
La Komakad consistait en plusieurs sections et instituts, notamment pour la philosophie, l’histoire, l’économie, avec aussi l’Institut agricole, l’Institut Lénine, l’Institut pour la construction soviétique et donc l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Chaque organisme avait sa presse, l’Académie ayant également sa propre revue bimensuelle.
Eugen Varga
L’URSS procéda à la centralisation-fusion des
différents organismes et la naissance de l’Académie des
sciences de l’URSS marqua un vrai saut qualitatif. En tant que
responsable d’un de ses instituts, Eugen Varga fut nommé membre en
1939 de l’Académie des sciences de l’URSS, puis de son présidium.
L’invasion nazie l’obligea à quitter
temporairement Moscou, et il se lança dans des études de l’économie
de guerre, surtout allemande, considérant que celle-ci était très
profondément déséquilibrée et ne saurait tenir à court terme, ce
qui fut une erreur importante.
L’Institut réalisa une semaine consacrée
entièrement à l’économie de guerre, du 9 au 16 mars 1940. La
conférence d’Eugen Varga porta sur Les particularités de la seconde
guerre mondiale impérialiste et les problèmes de l’économie de
guerre des pays capitalistes ; prirent également la parole des
cadres s’alignant sur ses positions : Schpirt, Trachtenberg,
Vishnev, Rubinstein.
Début 1941 fut publié Les pays
capitalistes à la veille de la guerre impérialiste, année
oùl’Institut fut temporairement installé à
Kouïbychev, en raison de l’invasion allemande ; il se vit alors
confier par le PCUS(b) la tâche d’analyser l’inévitable
effondrement du IIIe Reich. Après toute une série d’articles et
d’analyses à ce sujet, l’Institut se consacra à la question des
réparations. Juste avant la conférence des ministres des affaires
étrangères à Moscou en octobre 1943. Eugen Varga formula notamment
le principe du démontage des usines en Allemagne après la victoire.
Le 31 août 1943, il tint un discours à Moscou
sur le problème des réparations que devrait l’Allemagne défaite,
dont l’écho fut important en URSS, ainsi par conséquent qu’à
l’extérieur, en raison de l’importance diplomatique que cela
signifiait pour l’après-guerre. En 1945, il fut d’ailleurs un des
experts de la délégation soviétique aux conférences de Potsdam et
Yalta.
Par la suite, depuis Moscou, il conseilla le
nouveau régime hongrois, qui connaissait une situation dramatique,
l’économie déjà faible ayant été torpillée par la guerre, alors
que les communistes découvraient la légalité pour la première
fois depuis 1919.
Il fit plusieurs séjours à Budapest en 1945 et
dans le cadre de la campagne électorale, tint notamment une
conférence à l’Académie Ferenc Liszt, le 6 octobre 1945, au sujet
de l’impact de la guerre sur l’économie capitaliste. Il participa à
l’élaboration de la nouvelle monnaie, le forint qui
remplaça lepengös, et revint encore en 1946, comme
conseiller économique.
On entrait là dans une nouvelle phase où Eugen
Varga allait prendre la tête d’une vaste rébellion révisionniste.
Le prétexte en fut de prétendues modifications qu’auraient connues
le capitalisme.
Eugen Varga tint sa première conférence à ce
sujet en juin 1945, Vishnev en faisant une sur « le
développement des industries américaine et anglaise durant la
guerre ».
En décembre 1945, Eugen Varga présenta les
travaux sur l’économie de guerre lors de la réunion de fin d’année
de l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Il
fit des « modifications » du capitalisme avec cette
guerre le thème d’étude pour les mois à venir, avec les points
suivants comme orientation :
a) la généralisation théorique des expressions
les plus nouvelles et des développements du capitalisme moderne ;
b) l’analyse de l’économie de guerre et les
problèmes de la transition à la production du temps de paix des
pays capitalistes ;
c) les problèmes de l’économie d’après-guerre ;
d) les problèmes de la politique intérieure et
extérieure des pays capitalistes et des rapports internationaux ;
e) le problème agraire ;
f) les problèmes du mouvement ouvrier ;
g) la question nationale et coloniale.
C’était le début de la grande offensive qui allait ébranler l’URSS dans ses fondements idéologiques.
En 1938, Eugen Varga publia Deux
systèmes : économie socialiste et économie capitaliste.
Il s’agit d’une étude relativement longue fournissant les traits
généraux du capitalisme et ceux de l’URSS. Les explications sont
tout à fait dans l’esprit soviétique.
Et à ce titre, on y trouve une sorte de rectification, d’autocritique par rapport aux critiques faites lors du VIe Congrès et au XIe plénum de l’Internationale Communiste.
Voici comment Eugen Varga raconte de manière
juste le point de vue soviétique, qui n’était pas le sien
auparavant :
« C’est le capital fixe (c’est-à-dire les moyens
de production au sens propre du mot : machines, appareils,
outils, installations, etc.) qui joue le rôle décisif dans le
développement des forces productives matérielles (qu’il faut
distinguer de la force de travail humaine comme force productive).
C’est aussi pourquoi, quand nous nous demandons comment
les forces matérielles productives du capitalisme se sont
développées pendant la période de crise générale qui a duré
vingt ans, il nous faudra avant tout analyser le développement du
capital fixe.
Certains trotskistes, devenus plus tard traîtres au
socialisme et à leur pays, et falsifiant la thèse de Lénine sur
les entraves mises au développement des forces productives par les
monopoles, avaient opposé à sa doctrine révolutionnaire du
capitalisme en putréfaction, leur propre théorie
contre-révolutionnaire de la « stagnation », de la
« mutilation » du capitalisme.
Dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême
du capitalisme, Lénine dit :
« Mais ce serait une erreur de croire que cette
tendance à la putréfaction est incompatible avec une croissance
rapide du capitalisme.
Telles branches de l’industrie, telles couches de la
bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque impérialiste avec
une force plus ou moins grande l’une ou l’autre de ces tendances.
Dans l’ensemble, le capitalisme croît avec infiniment
plus de rapidité que naguère, mais cette croissance devient d’une
façon générale non seulement plus inégale, mais cette inégalité
se traduit aussi en particulier dans la putréfaction des pays les
plus riches en capital (Angleterre). »
Ce que dit ici Lénine se rattache étroitement à sa
doctrine fondamentale selon laquelle l’impérialisme n’est qu’une
« superstructure » du capitalisme ; qu’il n’y a pas
d’ « impérialisme pur », que la concurrence subsiste,
malgré les monopoles.
Il considérait comme anti-marxiste et rejetait aussi
bien le « cartel général » de Hilferding que le
« capitalisme organisé » de Boukharine.
Or, tant qu’il y aura concurrence, il y aura aussi
tendance à baisser les prix de production en introduisant des
améliorations d’ordre technique.
Et, en effet, pendant la période d’après-guerre,
particulièrement entre la première et la seconde crise économique,
l’on put constater un progrès considérable dans la technique et un
très grand développement des forces de production.
Voici ce que disent à ce propos les thèses du VIe
congrès de l’Internationale Communiste :
« Il est incontestable que l’essor considérable de
la technique des pays capitalistes prend dans certains d’entre eux
(États-Unis, Allemagne) le caractère d’une révolution technique.
D’une part, l’accroissement gigantesque du nombre des
moteurs à combustion interne, l’électrification, le développement
des procédés chimiques dans l’industrie, les nouvelles méthodes
pour obtenir des combustibles et des matières premières
synthétiques (benzine, soie artificielle, etc.), l’emploi des métaux
légers, l’extension considérable des transports automobiles ;
d’autre part, les nouvelles formes de l’organisation du travail,
combinées avec le développement excessivement rapide du travail à
la chaîne, ont relevé de nouveau les forces productives du
capitalisme. »
Depuis le déclenchement de la crise de 1929, depuis que
les préparatifs pour une nouvelle guerre mondiale se précipitent,
le progrès technique s’est modifié sous certains rapports.
Le point de vue militaire prime sur tout. »
On a ici une excellente remise en cause de la thèse mise en avant par Eugen Varga auparavant.
Le positionnement erroné d’Eugen Varga lui valut
de nombreuses critiques. À la conférence de Leningrad du 10
mai 1930, les économistes soviétiques soulignèrent que la
conception d’Eugen Varga revenait à la théorie de la
sous-consommation de Rosa Luxembourg. Lorsqu’en décembre de la même
année, il publia un article sur la crise économique mondiale, une
note de la rédaction de la revue concernée précise qu’il est
possible de trouver celui-ci « sujet à débat et incorrect ».
Lors de la session du Comité Exécutif de
l’Internationale Communiste, en mars-avril 1931, c’est sur la
question agraire qu’Eugen Varga fit son rapport, pas sur la situation
économique mondiale. Il dut également faire son autocritique dans
son Institut.
Le 24 décembre 1931, la Pravda publia un article
signé des économistes Boris Boriline, Nicolas Voznesensky et
Solomon Partigul, qui dénonçait le luxembourgiste Varga, le
trotskyste Preobranjensky et le statisticien de droite Stanislav
Stroumiline.
En 1931, Eugene Varga se fit critiquer dans
la revue Bolchevik pour sa lecture de la crise de 1929, considéré
comme un soubresaut simplement. Cela s’ajouta à d’autres critiques :
Motylov lui reproche également d’en revenir à une lecture
luxembourgiste, sans aucune considération par ailleurs des
situations révolutionnaires et de ce qu’elles impliquent comme
changement dans l’économie ; Mendelson, dans une idée
similaire, reprocha à Eugen Varga de ne pas prendre en compte les
luttes dans les colonies, l’existence de l’URSS, et d’avoir une
lecture simplement fondée sur les rapports de force entre les
puissances impérialistes.
Eugen Varga tenta de maintenir sa position en
organisant une discussion en mars 1931 à l’Institut, cela alors que
son disciple Eventov proposait carrément une lecture cyclique de la
crise et affirmait que les États-Unis sortiraient de celle-ci de
manière imminente. L’organe du Parti Bolchevik répondit
par la suite en critiquant Eugen Varga pour avoir formulé des points
de vue désarmant de facto les Partis Communistes par la
considération que la crise allait être surmontée d’une manière ou
d’une autre.
Rentré dans le rang, Eugen Varga se limita à
formuler des présentations d’ordre général, comme les Nouvelles
expressions de la crise économique mondiale, dont
l’autorisation de publication ne fut donén que trois jours avant
l’ouverture du 17e congrès du PCUS(b), ou encore le rapport La
grande crise et ses conséquences politiques, pour le septième
congrès de l’Internationale Communiste en 1935.
Il conservait cependant un rôle technique
important, même dans la période où il le fut plus critiqué.
Ainsi, lorsque Boukharine publia deux articles dans la
Pravda, les 26 mai et 30 juin 1929, pour affirmer sa thèse du
capitalisme organisé, en octobre de la même année, Eugen Varga
organisa à l’Institut une conférence de quatre jours avec mille
personnes pour en dénoncer le principe. Il fit également le
discours d’ouverture des Discussions sur la crise
mondiale, du 23 décembre 1931 au 14 janvier 1932.
Lors du 7e congrès de l’Internationale
Communiste, Eugen Varga intervint deux fois. La première fois fut le
quatrième jour, au sujet du rapport du Comité Exécutif, la seconde
lors du débat sur le rapport de Georgi Dimitrov. Les deux
interventions sont de taille relativement moyenne. Il commence la
première de la manière suivante :
« Camarades, la crise économique qui a traversé
tel un ouragan tout le monde capitaliste a d’un coup détruit les
illusions bourgeoises, réformistes. C’est sans voix que sont restés
les apologistes du capitalisme, une fois de plus, devant
l’incompréhensible et « surprenant » effondrement.
La principale conclusion du développement de la dernière
période historique, c’est : la bourgeoisie ne peut plus
maîtriser les forces de production qu’elle a mises en place. »
Le 7e congrès de l’Internationale Communiste, en 1935.
Suit une présentation de la situation dans les
différents pays, en soulignant que le marché capitaliste mondial
est particulièrement divisé et que le protectionnisme se renforce.
A cela s’ajoute que le rôle de l’État dans la vie économique
grandit de manière ininterrompue et qu’il soutient ouvertement les
monopoles. Enfin, si la situation s’améliore relativement pour la
bourgeoisie, tel n’est pas le cas des conditions de vie du
prolétariat.
La conclusion, quant à elle, correspond très
nettement à une sorte d’auto-critique quant aux positions passées.
On y retrouve les thèses d’Eugen Varga des années précédentes,
mais totalement corrigées. Voici ce que cela donne :
« La crise a détruit les illusions de la
bourgeoisie quant à la possibilité d’un élargissement du marché
capitaliste, pour des débouchés (…). Avec les coûts si bas des
salaires, il y a moins d’intérêt à des renouvellements techniques
mettant de côté de la force de travail.
C’est pourquoi le capital donne comme tâche à ses
ingénieurs, techniciens et contremaîtres de faire baisser les coûts
de production sans élever la capacité de production, c’est-à-dire
d’abaisser les coûts des salaires par l’utilisation des machines
disponibles.
C’est la différence essentielle entre la rationalisation
de la période de stabilisation et la rationalisation de crise.
Cela ne signifie naturellement pas que le progrès
technique en soit parvenir à une paralysie complète. Le
développement vertigineux de la technique militaire exige des
progrès techniques également dans le processus de fabrication.
La dialectique interne du capitalisme donne la
particularité suivante de progrès technique actuellement :
justement comme il y a partout une armée de chômeurs massive, seuls
les renouvellements techniques sont mis en place qui rendent
superflus beaucoup d’ouvriers (…).
La conséquence de la rationalisation de crise est le
fait que le taux d’occupation des masses laborieuses ne connaît pas
de croissance correspondant à l’élévation de la production
industrielle.
De là le fait que malgré qu’il y ait une production
industrielle agrandie, il y ait de manière inchangée une grande
armée de chômeurs dans les pays capitalistes.
Le chômage de masse chronique reste le destin du
prolétariat, tant que la domination de la bourgeoisie n’est pas
renversée. Le processus de décomposition du capitalisme continue
très rapidement. La bourgeoisie n’est plus en mesure d’assurer
l’existence de ceux qui sont esclaves du salaire même au niveau des
esclaves.
Il n’y a pas d’issue pacifique. La contradiction entre
les forces de production et les rapports de production ne peut pas
être résolue à l’intérieur du système capitaliste. Les racontars
sur une économie capitaliste planifiée comme transition pacifique
au socialisme est une démagogie sans scrupules, qui vise à
détourner les ouvriers de la voie révolutionnaire.
Il n’y a pas d’issue pacifique ; la contradiction
entre les forces de production et les rapports de production ne peut
être résolue que par le renversement révolutionnaire de la
domination de la bourgeoisie. Il n’y a que cette voie pour la
libération de l’humanité. »
La seconde intervention reprend le thème de la
« planification » de l’économie de l’intérieur du
capitalisme, qui est mis en avant alors par la social-démocratie.
Eugen Varga explique qu’il s’agit d’une démagogie complète, qui
prétend contrôler l’appareil d’État et procéder à des
nationalisations pour faire tendre l’économie au socialisme.
Il est souligné par ailleurs le fait que :
« Tous les plans, depuis de Man jusqu’à Lloyd
Georges, envisagent une limitation des droits du parlement, la mise
en place de nouveaux corps de représentants de « l’économie »
et des syndicats réformistes, des pouvoirs spéciaux pour le
gouvernement !
La ressemblance de ces plans avec l’État corporatiste
de Mussolini est flagrant.
Tout cela montre que la lutte contre la démagogie de
l’économie planifiée est une composante importante de la lutte pour
gagner les masses. »
Eugen Varga avait, temporairement du moins, abandonné ses conceptions passées.
La critique qu’a subi Eugen Varga au sixième
congrès de l’Internationale Communiste va se prolonger et va
connaître un moment décisif lors de la Xe session du Comité
Exécutif de l’Internationale Communiste, du 3 au 19 juillet 1929. Il
avait réalisé en amont de cette session un rapport et des
conclusions sur la situation économique internationale.
Eugen Varga se fit littéralement tomber dessus.
On lui reprocha sa « surestimation des statistiques
bourgeoises » ainsi que, en liaison avec cela, des « déviations
de droite ».
Molotov l’accusa de remettre sur la table des
questions déjà réglées et de jouer un rôle réactionnaire. Son
positionnement d’économiste se contentant d’évaluations à la
démarche très libre l’amenait à remettre en cause ce qui avait été
acquis par l’Internationale Communiste ces dernières années.
En fait, dès qu’on passait dans une évaluation
d’économie politique, c’est-à-dire à un autre palier, Eugen Varga
se perdait ; il voyait ainsi en la transformation du plan Dawes
en plan Young, concernant les réparations allemandes, une certaine
capacité à une stabilisation renforcée de la part du capitalisme,
que cela allait dans le sens d’un accord entre puissances
impérialistes, mettant de côté les contradictions
inter-impérialistes.
Par conséquent, il considérait que le danger de
guerre était relativement écarté, ce qui était une évaluation de
la situation totalement inacceptable. Aussi, Molotov souligna surtout
qu’il existait une accentuation de la tendance à la guerre et
critiqua la position d’Eugen Varga comme une lecture gommant les
aspects négatifs du capitalisme ; il formula de manière abrupte :
« Si plan Young pouvait résoudre les
contradictions inter-impérialistes, même temporairement, alors ce
serait les sociaux-démocrates qui auraient raison avec leur appui à
l’impérialisme, et non les communistes. »
Kuusinen conclut en disant que le souci d’Eugen
Varga était qu’à force de fréquenter intellectuellement le milieu
des économistes bourgeois, il perdait de vue le risque de se faire
contaminer par eux ; il faisait du bon travail, mais ne
parvenait pas à en tirer les conclusions adéquates.
Il fut également critiqué pour avoir rejeté la
thèse de l’Internationale Communiste qu’une « révolution
technique », c’est-à-dire la rationalisation de la
production, et une intensification du travail, était en train
d’intensifier la pression sur le prolétariat.
Cela rattachait directement Eugen Varga à la
ligne de Boukharine affirmant que les contradictions entre
prolétariat et bourgeoisie s’amenuisaient dans chaque pays. Eugen
Varga était ni plus ni moins qu’accusé de convergence avec la
ligne de Boukharine.
Eugen Varga dénonça que les attaques contre lui
étaient si rudes, et se défendit comme quoi il ne voyait pas de
paupérisation absolue dans les chiffres qu’il avait, cependant il
réétudierait la question. C’était là sa ligne de défense, avec
toujours la tentative de se défausser. Lorsque Manouilski lui
reprocha ainsi la correspondance de son point de vue avec des
conceptions bourgeoises et Eugen Varga maintint en réponse une
ligne assez formaliste, se défendant alors face aux critiques en
disant que les vrais opportunistes allaient toujours dans le sens du
vent, que lui essayait simplement d’être objectif. Il dit
notamment :
« Si j’arrive au point de vue qu’il y ait quelque
chose de nouveau dans la situation internationale, dans l’économie
mondiale, dans le mouvement ouvrier, qui ne rentre éventuellement
pas dans le cadre considéré jusque-là comme juste par
l’Internationale Communiste, alors je le présenterai toujours à
celle-ci, même malgré le risque qu’on dise : Ce Varga raconte
encore des conneries opportunistes.
Le plus grand opportunisme est de masquer ses convictions
par peur de ne pas être en accord avec la ligne dominante. C’est la
forme la plus dangereuse d’opportunisme, indigne d’un communiste. »
A partir de 1929, Eugen Varga n’est plus un cadre
de l’Internationale Communiste. Il ne participa donc pas aux 11e
(1931), 12e (1932) et 13e (1933) sessions plénières du Comité
Exécutif de l’Internationale Communiste.
L’histoire était alors entendue : Eugen
Varga, s’il n’était pas un boukhariniste et donc pas un partisan
ouvert du concept de capitalisme organisé, n’en était pas moins le
tenant d’une ligne luxembourgiste, un partisan d’un objectivisme
statisticienne, avec une tendance à la conception boukhariniste du
« capitalisme organisé ». Il fallait rectifier le tir.
Eugen Varga était de fait allé bien trop loin
dans sa prétention à une connaissance qui serait unifiée et totale
rien qu’au moyen des statistiques. Voici par exemple ce qu’il affirma
dans sa conclusion des débats quant à la situation économique
mondiale lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste.
Il dégrade Karl Marx et Friedrich Engels en les présentant comme
des compilateurs de statistique.
« Je dois bien dire que ni moi ni d’autres
camarades de différents Partis Communistes ne sommes parvenus à
résumer en une théorie claire tous les phénomènes du capitalisme
actuel.
Il y a certaines tentatives. Je rappelle le principe de
« la période de transition » de Boukharine. J’ai moi
aussi à plusieurs reprises au moins de travailler à une théorie
dans les grandes lignes, mais une théorie vraiment satisfaisante n’a
pas encore été formulée.
Nous devons ici penser à quelque chose : Marx et
Engels ont observé en toute tranquillité, pendant deux décennies,
le capitalisme d’alors, ils ont étudié pendant vingt ans les
statistiques et les chiffres, et c’est seulement après qu’est apparu
le « capital ».
C’est seulement par la suite d’obtenir une vue globale.
Je suis loin de me comparer à Marx, mais là où Marx a eu besoin de
vingt ans, alors on doit me fournir au moins quarante ans. »
L’année 1930 est donc un tournant dans la
position d’Eugen Varga, qui se fait mettre de côté, tout en
conservant un rôle considéré comme utile. La rédaction
d’Inprekorr, à partir de 1930, précisa au sujet d’Eugen Varga et de
ses articles :
« Ses points de vue sur l’économie mondiale, s’ils
suivaient comme cela va de soi la ligne de l’Internationale
Communiste comme orientation, ne sont pas à considérer comme des
publications officielles ou officieuses d’instances dirigeantes de
l’Internationale Communiste. »
L’origine du problème d’Eugen Varga est qu’il
a une lecture purement spatiale de la production, et qu’il oublie
le temps. Il perd donc le principe du saut qualitatif, car l’espace
en contradiction avec lui-même produit le temps, comme expression du
mouvement.
En clair, pour Eugen Varga, la production et la
consommation sont comme équivalentes dans leur processus, se
répondant l’une à l’autre de manière symétriques et sont donc
comme annulées dans leur totalité à un temps X. Puis un cycle
redémarre.
Or ce n’est pas le cas du tout. Il est possible
bien sûr de constater des cycles d’ordre général, des vagues
correspondant au mouvement de fond du capital. Cependant, cela est
rendu difficile par le fait que la production n’arrive pas sur le
marché au même moment, la consommation ne se fait pas au même
moment. Ce qui ne se vend pas encore pourra l’être plus tard, et
plus il y a de choses à vendre, plus c’est vrai.
De plus, il y a le capital centralisé et celui qui ne l’est pas ; croire que parce qu’il existe un capitalisme centralisé, l’autre disparaît, ce n’est pas comprendre le principe de l’accumulation du capital, et rater une dimension particulièrement multiformes, multi-rythmes.
Eugen Varga
L’erreur d’Eugen Varga demande il est vrai
qu’on la comprenne comme arrière-plan : il se fonde sur une
époque où le prolétariat n’est en mesure que d’acheter très
peu de choses, et surtout par définition de choses vitales, comme
les vêtements et l’alimentation. Cependant, cela ne modifie pas la
substance du problème, qui est la lecture statisticienne de
l’économie combinée à une incompréhension des sauts qualitatifs
existant dans la production de moyens de production.
Déjà, Eugen Varga fait confiance aux
statistiques bourgeoises, ce qui est une erreur de méthode tant sur
le fond que la forme. Rien que l’économie clandestine passe par
pertes et profits, alors qu’elle joue bien entendu un rôle
significatif.
Mais surtout, Eugen Varga oublie la différence
qualitative entre les deux productions capitalistes : celle sans
intermède pour la consommation directe, celle pour la consommation
indirecte, c’est-à-dire pour la production. Lui se contente de se
focaliser sur les statistiques de la production pour la consommation
directe, pour ensuite seulement comparer avec l’autre et dire qu’il
y a un décalage.
D’où sa conclusion : une grande production
est possible, mais le capitalisme n’y parvient pas, et ce qu’il
produit ne se vend pas assez. Il en déduit donc : il y a
sous-consommation. Le capital ne parvient plus à se valoriser. Il
est donc terminé. Il n’existe plus que comme accroissement par la
pressurisation toujours plus grande des prolétaires qu’il n’a pas
encore mis au chômage, car de toutes façons il ne reste plus que le
capital monopoliste.
C’est sa conception de la crise.
Il oublie par là de prendre autant en
considération la production pour la consommation indirecte, qui est
le véritable détonateur de la productivité et qui connaît des
sauts qualitatifs. Il y a des sauts qualitatifs qui existent dans
l’appareil productif, dont des expressions parlantes sont la
machine à vapeur, le courant alternatif, les circuits intégrés,
l’informatique, etc. Ce sont uniquement des expressions et non le
saut en lui-même, car c’est la production qui est réelle et non
pas leur principe.
Mais ces sauts modifient fondamentalement la
productivité et le caractère même du processus productif, ainsi
que celui de consommation. Eugen Varga nie cela parce que pour lui,
c’est la consommation qui détermine s’il y a ou non production de
moyens productifs.
Il rate par là que les moyens productifs
déterminent la forme de la réalisation. C’est bien d’ailleurs
pour cela que la planification soviétique n’a pas tablé sur le
petit commerce de type capitaliste pour développer l’économie (à
part pour la courte période d’urgence avec la « NEP »),
qui serait trop lent et surtout qui façonnerait la
distribution-consommation de manière capitaliste, mais sur la mise
en place par en haut d’une industrie lourde et moderne, seule
capable de permettre la véritable émergence rapide et efficace
d’une industrie légère dans un contexte général socialiste.
Pour avoir des prolétaires, il faut une production, pour qu’il y ait production, il faut un appareil productif. Pour qu’il y ait consommation, il faut distribution et les formes de l’une et de l’autre dépend de la nature de la production. Le socialisme soviétique, ce sont l’électrification et les tracteurs comme révolution de l’appareil productif et par là comme détonateurs de la production, et il est par conséquent possible de mener la distribution-consommation de manière socialiste.
Joseph Staline
Staline résume cette question de la manière
suivante, dans Les problèmes économiques du socialisme en
URSS :
« Les forces productives sont les forces les plus
mobiles et les plus révolutionnaires de la production. Elles
devancent, sans conteste, les rapports de production, en régime
socialiste également. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que les
rapports de production s’adaptent au caractère des forces
productives. »
Eugen Varga ne voit pas les choses ainsi, il fait
du premier aspect de la production – celle des moyens de production
– une simple annexe du second aspect – celle des biens de
consommation.
Chez lui, une fois que le premier aspect est
réalisé, alors arrive le second, qui produit des marchandises sur
le marché, et cela s’arrête là. Ce qui définit un cycle, c’est
de savoir dans quelle mesure ces marchandises mises sur le marché
vont trouver des acheteurs ou non.
Le capitalisme se réduit alors au second aspect
et le premier a disparu. On peut même dire que, finalement, le
premier aspect n’est même plus capitaliste chez Eugen Varga, car
répondant aux besoins des entreprises, son anarchie est bien moins
grande que pour la production pour les consommateurs.
C’est précisément par là qu’Eugen Varga va justement totalement échouer par la suite. À sa thèse d’une sous-consommation comme source de la crise capitaliste dans un contexte qui serait totalement monopoliste, Eugen Varga va tenter d’expliquer le capitalisme parvient à se maintenir tout de même – car il faut bien l’expliquer – au moyen de la rationalité du premier aspect de la production (celle des moyens de production), qui va s’imposer partout grâce à l’État.
Là où Karl Marx est dialectique, Eugen Varga est
mécanique. Il ne comprend pas le mouvement contradictoire du
capital, en « ligne-spirale » comme le dit Karl Marx.
Il existe un rapport tourmenté entre ce capital
ancien et ce capital nouveau. Ils sont en concurrence, pas
nécessairement dans mêmes domaines pour autant de par les
changements techniques, les modes, etc. Leur approche est aussi très
différente. Le premier, de par sa dynamique déjà en cours,
licencie pour tenter de grappiller du profit, alors qu’en réalité
il supprime la source de la plus-value. Le second, lui en plein élan,
embauche.
Selon les situations, il y a plus ou moins la
possibilité pour le capital de trouver des débouchés. Cela
provoque des complications dans le mouvement du capital, mais cela
lui est propre, cela ne dépend pas de la question du nombre de la
population ouvrière. Karl Marx explique que :
« Le mouvement d’expansion et de contraction du
capital en voie d’accumulation produit donc alternativement
l’insuffisance ou la surabondance relatives du travail offert, mais
ce n’est ni un décroissement absolu ou proportionnel du chiffre de
la population ouvrière qui rend le capital surabondant dans le
premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel du chiffre
de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant dans
l’autre. »
Karl Marx
En clair s’il y a trop de capital ou pas assez, ce
n’est pas en rapport avec la taille croissante ou décroissante de la
population ouvrière.
C’est en effet le capital qui forme la population
ouvrière, qui en décide du rythme de croissance. Et justement ce
qu’on appelle les chômeurs est un espace de « déchet »
de cette croissance, dans la mesure où il s’agit du fruit des
licenciements faits par le capital déjà lancé, mais aussi
inversement (et dialectiquement) du vecteur de l’abaissement des
conditions de vie de la population s’ajoutant à la population du
prolétariat.
Ceux qui viennent au prolétariat sont mis sous
pression par l’existence de gens au chômage, et le chômage augmente
parallèlement à l’accroissement de la population allant au
prolétariat. Karl Marx formule cela de la manière suivante :
« L’armée industrielle de réserve est d’autant
plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction,
l’étendue et l’énergie de son accroissement, donc aussi la masse
absolue du prolétariat et la force productive de son travail, sont
plus considérables.
Les mêmes causes qui développent la force expansive du
capital développent la force de travail disponible.
La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve
s’accroît donc en même temps que les ressorts de la richesse.
Mais plus cette armée de réserve grossit,
comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la
surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère
est inversement proportionnelle aux tourments de son travail. »
En constatant que l’armée de réserve s’élevait,
Eugen Varga aurait dû chercher à voir sous quelle forme
l’accumulation du capital se développait tout de même, comment il
utilisait davantage de prolétaires ou comment il allait le faire.
Il ne disposait pas de la clef pour cela : une juste saisie de la nature des moyens de production.
Une fois qu’il a évacué l’aspect de
l’accumulation capitaliste non monopoliste, Eugen Varga limite toute
la perspective au capital monopoliste. Le mode de production
capitaliste ne consiste alors plus en l’accumulation du capital, mais
en un système monopoliste parasitaire.
La thèse du chômage organique s’appuie sur une
lecture unilatérale du capitalisme comme capitalisme centralisé, et
inversement. Il s’agit non plus ici simplement d’une observation,
mais d’un véritable système en tant que tel.
Eugen Varga l’expose de la manière suivante.
Citant Karl Marx, il rappelle le fait que la part variable dans un
capital s’abaisse au fur et à mesure qu’il grandit. Cela renforce
l’armée industrielle de réserve.
Or, comme le chômage était faible avant 1914 et
qu’il est désormais chronique après 1918, cela prouve selon Eugen
Varga qu’on a passé un cap. Il résume cela de la manière
suivante :
« Au cours des années d’après-guerre, depuis la
stabilisation du capitalisme, on assiste à une diminution du nombre
des ouvriers occupés par le capital industriel.
La tendance à la constitution d’une armée de réserve
industrielle s’est complètement réalisée. L’élimination des
ouvriers par les machines n’est plus compensée par l’extension de la
production.
C’est là un fait si important que nous devons le prouver
minutieusement à l’aide de chiffres et d’arguments. Pour réfuter
une objection probable, disons tout de suite qu’il ne s’agit
nullement ici d’un phénomène provoqué par le cycle industriel.
Il ne s’agit pas du fait que le nombre des ouvriers
occupés dans l’industrie a diminué, parce que le volume de la
production a diminué à la suite d’une crise, mais d’un licenciement
d’ouvriers dans une période de bonne conjoncture, avec un volume de
production accru et dans les pays capitalistes dirigeants. »
Le souci de cette affirmation est donc que la
reproduction élargie du capital va de pair avec une prolétarisation.
Il y a davantage de capital, donc davantage de prolétaire, même si
en même temps un capital déjà lancé met de côté des prolétaires
qu’il avait intégrés. C’est un mouvement inégal.
Eugen Varga supprime ce mouvement inégal. Selon
lui, le progrès technique et la rationalisation ont donné naissance
à un chômage permanent, en cassant le processus de génération de
prolétaires.
Il en veut pour preuve que les chiffres de
l’économie américaine montreraient qu’il y a bien moins de
prolétaires, mais une production supérieure. Il dit que c’est
notamment vrai dans la production de pétrole raffiné, de tabac, de
viande, mais également partie dans la production d’automobiles,
d’électricité, etc.
Il constate aussi que ce fait est renforcé par
deux phénomènes, dont on peut penser par ailleurs qu’il les
sous-estime fortement :
« Ce chômage est encore aggravé par le fait de
l’augmentation naturelle du nombre des forces de travail et par
l’immigration. »
Eugen Varga précise également que les petits
producteurs artisanaux et paysans américains échappant au
capitalisme ont été intégrés, au point que « le
développement factuel aux États-Unis se rapproche ainsi de l’image
d’un capitalisme pur », avec pratiquement seulement les deux
classes, prolétariat et bourgeoisie, qui se font face, sans couches
sociales intermédiaires comme la petite-bourgeoisie.
On arrive alors à la conclusion logique. Puisque
le capitalisme a atteint son point limite et ne peut plus embaucher,
alors le processus de pressurisation ne peut que continuer de manière
unilatérale, donc les ouvriers pourront toujours moins consommer,
donc la surproduction de marchandises sera toujours plus énorme.
Rappelons ici que selon lui l’apparition de
l’URSS, l’effondrement de l’Europe centrale et de l’Est, la
stagnation de l’Europe occidentale, font que les productions
américaine et japonaise ne peuvent plus trouver de débouchés.
Ce qui signifie qu’au sens strict, le capitalisme
a fait le tour, et ne trouvant plus de moyen de s’élargir, il
pourrit sur pied puisque son auto-élargissement est dans sa nature.
Eugen Varga dit ainsi :
« Ce progrès technique ayant effectué un saut ne
trouve par là pas de possibilité correspondante d’élargissement
du marché intérieur, etc. Il en ressort un chômage structurel, qui
n’est pas une apparition conjoncturelle, mais révèle un chômage
d’un type spécifique pour la période actuelle de déclin du
capitalisme. »
Le « capitalisme pur » américain
correspond ainsi à une situation radicalement nouvelle :
« Nous constatons donc une diminution des forces de
travail créatrices de plus-value au service du capital industriel
d’environ 1.500.000 personnes, et une augmentation des forces de
travail dans la sphère de la circulation et dans différentes
branches d’activité d’environ 4 millions de personnes.
Naturellement, la capacité d’absorption de la sphère de
circulation est limitée, et tout ce développement est anormal.
La rationalisation du commerce et de toutes les branches
d’activité administratives tend également à une réduction des
forces de travail.
La contradiction entre le progrès technique,
l’accroissement formidable de la richesse sociale et l’augmentation
considérable du chômage chronique, constituent le principal élément
d’instabilité au sein du capitalisme le plus stable, dont
l’importance sociale est formidable. »
La domination complète, totale, du capitalisme
monopoliste, aboutirait donc à se confronter à un mur dans la
valorisation du capital, et par conséquent tout se ratatine dans le
mode de production capitaliste.
Les monopoles n’apparaissent plus que comme des formes parasitaires au milieu d’une vaste richesse sociale.
Voici comment Eugen Varga expose sa thèse sur le
chômage organique, en 1928.
« Le chômage en masse chronique au cours de la
période d’après-guerre est un fait bien connu.
Nous étions disposés à ne le considérer que comme la
conséquence des troubles profonds apportés dans l’équilibre de
l’économie mondiale (industrialisation des pays d’outre-mer,
appauvrissement de l’Europe, crise agraire).
Certes, tous ces facteurs constituent des causes
partielles du chômage.
Mais une étude approfondie du développement du
capitalisme au cours de ces dernières années montre que la cause
principale du chômage en masse chronique ne réside pas dans les
facteurs ci-dessus, mais est due à l’aggravation des antagonismes
intérieurs du capitalisme. »
On passe ici du capitalisme en crise en raison des
déséquilibres de la guerre, à un capitalisme qui prend en quelque
sorte une forme nouvelle. Quels sont ces antagonismes intérieurs du
capitalisme dont parle Eugen Varga ?
Celui-ci rappelle que seule la classe ouvrière
produit de la plus-value. Or, il y a la chute tendancielle du taux de
profit, comme il le souligne fort justement. Pour grignoter sur les
dépenses, le capitaliste licencie, sans s’apercevoir qu’il scie la
branche de l’arbre sur laquelle il est assis. Voici comment il résume
cela, en en déduisant trois tendances.
« Pour le capitaliste isolé, qui ne comprend pas
le mécanisme véritable de l’économie capitaliste, mais voit tout à
travers les lunettes de la concurrence, les dépenses imposées par
le paiement des salaires sont un élément du coût de production qui
ne se différencie en rien des autres éléments du coût de
production : combustible, matières premières, machines, etc.
C’est pourquoi, dès qu’il a la possibilité de réduire
le coût de production, les ouvriers sont remplacés par des machines
et jetés sur le pavé, et la plus-value est réduite.
Ainsi l’intérêt des entreprises capitalistes consistant
à s’assurer, par la réduction de leur coût de production
individuel au moyen de la réduction de la somme des salaires, une
plus grande participation au profit total, est en contradiction avec
l’intérêt de la classe capitaliste dans une mise en valeur la plus
haute possible de l’ensemble du capital).
Sur cette base, se développent trois principales
tendances du capitalisme:
1. La tendance à l’élévation de la composition
organique du capital;
2. La tendance à la baisse du taux du profit ;
3. La tendance à la diminution du nombre des
ouvriers. »
Seulement, ce faisant, Eugen Varga résume le
capitalisme aux capitalistes déjà existant, disposant déjà d’un
capital développé, déjà suffisamment avancés dans le processus
capitaliste pour en arriver à cette étape de la chute tendancielle
du taux de profit.
Or, tous les capitalistes n’en sont pas là. En
effet, le capital appelle le capital et ce n’est pas seulement des
capitaux déterminés qui grandissent, d’autres émergent
inéluctablement aussi. D’où la thèse de Lénine comme quoi les
monopoles ne suppriment pas la concurrence mais émergent à côté
d’elle. Certaines branches de l’économie deviennent monopolistique,
mais d’autres ne le sont pas ; c’est inévitable de par le
développement inégal.
Cela, Eugen Varga l’oublie complètement. La
conséquence en est que la paupérisation relative, issue de la part
(en proportion) toujours plus grande d’appropriation des capitalistes
des richesses, devient absolue parce qu’il y a de moins en moins
d’ouvriers qui sont payés, et de plus en plus de chômeurs.
Inversement, la paupérisation absolue, c’est-à-dire l’effondrement du niveau de vie, devient relative, car elle dépend désormais des soubresauts du capitalisme en déclin.
Le problème dans la démarche d’Eugen Varga, c’est que sa conception ramène immanquablement à celle de Rosa Luxembourg. Cette dernière, reprenant Le capital, dit que Karl Marx n’a pas résolu le problème du démarrage de l’accumulation capitaliste. Elle théorise qu’un tel démarrage ne peut avoir lieu que par l’intégration de zones non capitalistes dans le processus.
Comme qui plus est le capitalisme ne fait pas que
reproduire la production, mais le fait de manière élargie, cela
aboutit à relancer systématiquement ce processus de démarrage et
c’est ce qui explique la conquête coloniale.
Rosa Luxembourg perd complètement de vue la
question du marché national, lieu de l’élargissement de la
reproduction du capital, au point par ailleurs de le nier, refusant
de prendre en considération tout cadre productif national.
L’histoire est pour Rosa Luxembourg l’histoire de l’appropriation
capitaliste des zones non capitalistes ; une fois que cela est
fait, le capitalisme s’effondre, de manière mondiale.
C’est cette lecture du capitalisme qui l’a amené à se lancer dans l’initiative spartakiste, qui échoua de par le manque d’ancrage dans la réalité allemande.
Rosa Luxembourg
Eugen Varga ne fait toutefois pas cette erreur et
il est même historiquement un outil important pour contrer la thèse
de Rosa Luxembourg, qui est somme toute directement ou indirectement
la thèse de tous les courants gauchistes apparus après 1917, qui
tablent sur un effondrement du capitalisme à très court terme et ce
forcément d’une manière mondiale.
Cet effondrement ne venant pas, il ne resta
d’ailleurs à ces courants que deux alternatives : ou bien
expliquer qu’en réalité Octobre 1917 n’avait pas été une
révolution en tant que telle et donc que la « vraie »
révolution mondiale serait encore à venir, ou bien admettre Octobre
1917 mais considérer alors que la révolution serait comme
« gelée ». Ce second cas est la thèse de Léon Trotsky
pour qui le processus mondial va redémarrer et pour qui, en
attendant, l’URSS est un « État ouvrier dégénéré »,
la révolution russe ayant été « défigurée ».
Eugen Varga, quant à lui, ne dit donc pas du tout
cela et même il avance le contraire. Il reconnaît bien le cadre
national, dresse tout le temps des listes de pays selon leurs
caractéristiques, leur rapport à la crise, il n’a de cesse de
souligner que les situations sont très différentes, exigent des
études précises, etc. C’est là une exigence tout à fait positive,
qui provoquait la fureur des courants gauchistes qui y voyaient une
perte de temps.
Le grand souci historique est par contre qu’Eugen
Varga ne va pas parvenir à formuler la nature de la crise générale
du capitalisme. Il la constate, de manière juste, et il expose cela
en se plaçant au service des congrès de l’Internationale
Communiste. Cependant, il ne parvient pas à trouver la clef pour
comprendre la crise en elle-même et il force alors le trait.
Le problème est le suivant : il reconnaît
tout à fait que l’augmentation de la productivité aboutit à un
élargissement de la production ; en clair, les travailleurs
peuvent acheter davantage de marchandises, car même si leur salaire
en soi ne change pas, leur capacité d’achat est plus grande car
les marchandises coûtent moins cher, grâce à l’élévation de la
productivité.
Seulement, de par la pression toujours plus grande
exercée par le capitalisme sur le prolétariat, ce dernier dispose
d’une part toujours plus faible de la production et se voit
toujours plus paupérisé.
Or, ici il y a deux possibilités : soit
cette paupérisation est seulement relative, soit elle est également
absolue.
Dans le premier cas, le prolétariat a une part
toujours plus faible de la production, mais cela ne veut pas dire
qu’il s’appauvrisse matériellement : si la production
grandit de très grande manière, il s’enrichit matériellement.
Dans le second cas, le prolétariat voit sa richesse matérielle
décliner en tant que telle.
Eugen Varga va ici se tromper. Son erreur ne tient
pas en ce qu’il assimile somme toute l’un et l’autre, mais
qu’il est indirectement amené à confondre l’un avec l’autre.
Il va être amené à cette erreur, à l’assumer,
même sans la faire. Pourquoi ? Parce qu’aveuglé par les
statistiques, il constate que les faits disent la chose suivante :
aux États-Unis, il y a un recul de nombre d’ouvriers employés par
le capitalisme. Or, Karl Marx dit que la chute tendancielle du taux
de profit se fonde sur la non-utilisation d’ouvriers, sur le fait
qu’ils soient remplacés par des machines, alors que c’est d’eux
qu’on tirait le profit.
Par conséquent, en déduit Eugen Varga, le
capitalisme a atteint son point limite. On en revient à la lecture
du capitalisme par Rosa Luxembourg : le capital ne peut plus
accumuler.
La paupérisation relative devient alors chez lui absolue, et inversement, comme le montrerait le « chômage organique ».
La question du chômage organique, tel que celui-ci est défini par Eugen Varga dans L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation avant le sixième congrès de l’Internationale Communiste, puis lors du congrès lui-même, se voulait une nouveauté théorique. En fait, Eugen Varga passait alors d’une constatation d’un capitalisme déformé, en crise tellement profonde qu’elle est une crise générale, à celle d’un capitalisme en crise comme système en tant que tel, qui connaîtrait une vie réellement prolongée.
Eugen Varga, L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation
Chez lui, la crise générale prend une nature
continue, elle devient la normalité ; cette tendance à voir
les choses ainsi va être de plus en plus prononcée chez lui,
jusqu’à prendre le dessus. On est ici cependant seulement dans le
démarrage de ce positionnement, même si l’approche générale
laissait déjà un espace pour cela.
L’affirmation d’un chômage organique est un vrai
problème en soi ; cette thèse implique que le capitalisme
serait capable de s’adapter, de s’organiser, de prolonger son
existence en remettant en cause ses propres lois.
Ce qui a l’air d’une simple thèse ou d’une simple
« constatation » entraîne en fait la liquidation pure du
marxisme. Dans Le capital, Karl Marx expose en effet que le mode de
production capitaliste implique une accumulation de capital et donc
un accroissement du prolétariat. Le capital ne grandit en effet
qu’en tirant de la plus-value du prolétariat. Sans prolétariat, pas
de plus-value.
Dans Le capital, Karl Marx explique donc que :
« De même que la reproduction simple ramène
constamment le même rapport social – capitalisme et salariat –
ainsi l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une
échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de
gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.
La reproduction du capital renferme celle de son grand
instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation de
capital est donc en même temps accroissement du prolétariat. »
Or, il existe un phénomène de centralisation du
capital. Comme Karl Marx le remarque par exemple, les capitaux
nécessaires pour la formation des chemins de fer étaient tellement
vastes que cela aurait pris éminemment plus de temps s’il fallait
attendre qu’un capital individuel atteigne une telle dimension.
Cette centralisation va de pair avec la mise de
côté de prolétaires, afin de limiter les coûts de production,
c’est du moins ce que pensent les capitalistes, qui ne voient pas que
l’accumulation capitaliste s’appuie sur le fait d’arracher de la
plus-value aux prolétaires. Cela provoque le chômage.
Mais cette centralisation du capital n’est pas
unilatérale. Elle a comme pendant la multiplication du capital,
l’émergence de capitaux nouveaux. Karl Marx expose cela ainsi :
« L’accumulation du capital social résulte non
seulement de l’agrandissement des capitaux individuels, mais encore
de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se
convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capitaux
s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche.
Enfin de gros capitaux lentement accumulés se
fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par
exemple à l’occasion d’un partage de succession chez des familles
capitalistes.
La concentration est ainsi traversée et par la formation
de nouveaux capitaux et par la division d’anciens.
Le mouvement de l’accumulation sociale présente donc,
d’un côté, une concentration croissante, entre les mains
d’entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse,
et de l’autre, la dispersion et la multiplication des foyers
d’accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent
mutuellement de leurs orbites particulières. »
C’est très exactement cette dimension que rate
Eugen Varga, qui perd totalement de vue le processus d’accumulation
du capital. Il ne voit plus que le capitalisme monopoliste et il ne
prend donc pas en considération le mouvement général du capital.
Cette interprétation est en fait celle de Rosa Luxembourg : comme elle, il ne croit finalement pas en l’accumulation du capital dans un cadre capitaliste.