Le PCF en 1931-1932 : une situation de faiblesse prononcée malgré la rectification

Le Parti Communiste français a bien connu de grands changements sous l’impulsion de Maurice Thorez à partir d’août-septembre 1931 ; c’est de fait une immense campagne de rectification à tous les échelons du Parti, au niveau du style de travail.

Le Parti Communiste français est d’ailleurs extrêmement confiant tout au long des mois qui suivent, considérant qu’il est parvenu à se restructurer adéquatement, à provoquer un enthousiasme, à agir désormais de manière correcte, etc.

Seulement voilà, le Parti Communiste a beau parler de Front unique, en pratique il fait toujours Front avec lui-même. Ainsi, il n’apparaît pas comme un pôle irradiant les secteurs populaires.

Au niveau numérique, le Parti reste tout à fait minoritaire ; pire encore, l’hémorragie continue. Le nombre de lecteurs de l’Humanité est d’ailleurs tombé à 140 000, dont 27 000 à Paris.

Le Parti Communiste a qui plus est totalement décroché par rapport à la SFIO, alors qu’initialement c’est lui qui avait la majorité au congrès de Tours de 1920 lors de la grande scission.


Parti CommunisteSFIO
192753 917
192852 372109 000
192938 447
193031 500
193130 743
193230 000137 000
193328 825

Les mobilisations s’évaluent de manière très nette par rapport à cette question numérique.

Le 10 mars 1932, 120 000 personnes accompagnent à Paris le cortège funéraire de Zéphirin Camélinat, qui a été l’un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs, a participé à la Commune de Paris, a été l’un des fondateurs de la SFIO, rejoignant le camp communiste en 1920.

C’est une figure majeure du mouvement ouvrier et on peut donc considérer que le nombre est assez bas, et ce d’autant plus que le contraste est saisissant avec la SFIO puisque, au même moment, il y a les obsèques du républicain-socialiste Aristide Briand, qui a été onze fois président du Conseil et vingt-six fois ministre, et salué à ce titre par l’ensemble des institutions et des socialistes.

On peut dire ici que 120 000 personnes forment en région parisienne le bloc ouvrier proche ou appartenant au Parti Communiste Français, et que c’est le maximum atteint.

D’ailleurs, le 25 mars 1932, on a le même nombre de présents aux obsèques d’un ouvrier, Edmond Fritsch, secrétaire du syndicat des ébénistes et trésorier du comité de chômeurs du 11e arrondissement de Paris, exécuté par un policier à Vitry-sur-Seine lors d’une manifestation.

Là encore, on a un événement majeur pour le mouvement ouvrier, mais la limite numérique est patente. Concrètement, hors événement, le Parti Communiste Français ne rassemble qu’autour de lui-même. Il y a 60 000 personnes au mur des Fédérés pour célébrer la Commune de Paris le 29 mai 1932.

50 000 personnes sont présentes à la fête de l’Humanité à Garches en septembre 1932, qui est organisée par les Comités de défense de L’Humanité mis en place en 1930.

50 000 personnes viennent aux les funérailles de Pierre Degeyter le 2 octobre à Saint-Denis. Ce dernier nombre est terrible : on parle ici des funérailles de celui qui a composé la musique de l’hymne ouvrier l’Internationale !

Le nombre est encore plus bas à Vincennes le 11 novembre 1932 avec 40 000 manifestants contre la guerre, pour un thème pourtant absolument fondamental dans l’orientation du Parti.

Ce nombre doit ici rappeler quelque chose d’important : le Parti n’a pas réussi un ancrage national. Il n’existe que dans quelques bastions, notamment la « banlieue rouge » parisienne, où il est massivement présent et actif, mais de manière déconnectée du reste du pays.

Pire encore : le Parti Communiste est un parti passoire et il le restera jusqu’à la fin du 20e siècle. Les entrées et les sorties concernent une partie très importante du nombre de membres, ce qui fait qu’il n’y a jamais réellement de fixation idéologique.

Cela sera toujours vrai tout au long de l’histoire du Parti Communiste français, de sa fondation jusqu’au triomphe du révisionnisme et son effondrement numérique dans les années 1990-2000.

Il apparaît ainsi aux législatives de mai 1932 qu’il est une organisation repliée sur elle-même, jouant le rôle de fer de lance pour un bloc important mais numériquement limité lors des pics de confrontation, avec un impact marquant seulement lors des élections, avec un soutien disproportionné par rapport à sa réalité organisationnelle.

C’est en tout point similaire au Parti socialiste SFIO d’avant 1914.


SFIOParti Communiste
législatives de 1924Voix : 1 814 000 (20,10%)
120 sièges
Voix : 465 139 (5,15%) 26 sièges
législatives de 1928
Voix : 1 708 972 (18,05%)
102 sièges
Premier tour Voix : 1 063 943 (11,06 %) Second tour Voix : 814 036 (11,8 %)
14 sièges
législatives de 1932
Premier tour Voix : 1 964 384 Second tour

Voix : 1 836 991 (19,18%) 131 sièges
Premier tour Voix : 796 630 (8,32%) Second tour Voix : 185 000
23 sièges

Il faut évidemment à cela ajouter la répression. Elle marque la vie du Parti à tous les niveaux.

Entre le premier janvier 1928 et le premier janvier 1932, les communistes ont été condamnés à 583 années et 7 mois de prison, 213 années de travaux forcés, 28 années de travaux publics, 110 années de détention, 10 années de réclusion.

Les perquisitions sont régulièrement menées dans des campagnes de répression, comme les 27 et 28 juin 1932 avec une quinzaine de perquisitions auprès de militants et des locaux de deux structures générés par le Parti : la Ligue anti-impérialiste et l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires.

Cette dernière publie la revue Commune ; elle tiendra Salon des peintres révolutionnaires à Paris en janvier 1934 et possède notamment une section photographes (Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Dora Maar, André Kertés, etc.), alors que de nombreux écrivains et artistes en font partie (Paul Nizan, Louis Aragon, Boris Taslitzky, André Fougeron, Francis Jourdain, Édouard Pignon, Paul Signac, etc.).

Il y a également des expulsions, voire même la déchéance de nationalité, mésaventure que connu en 1932, pour « torts à l’État français », Thomas Olszanski, devenu français en 1922 ; cela amènera deux ans de mouvement de soutien échouant finalement et celui-ci partira en URSS, puis en Pologne après 1945.

À cela s’ajoute une vaste campagne accusant l’Humanité d’espionnage pour l’URSS par l’intermédiaire de ses 2 000 « rabcors », c’est-à-dire de ses correspondants ouvriers et paysans l’informant de la vie des travailleurs, le terme venant d’un acronyme russe ( signifiant correspondant-travailleur).

Ces informations, venant au rythme d’une dizaine par jour, irriguent une page spéciale, ou bien une colonne, mais surtout de nombreux articles quotidiens concernant l’actualité du monde du travail.

Or, il est évident que certaines informations économiques – concernant par exemple des techniques de production – pouvaient être utiles à l’URSS. Le contre-espionnage français va y mettre le holà, avec ce que la presse appellera l’affaire « Fantômas ».

Toutes ces faiblesses sont cependant compensées par l’orientation anti-guerre, qui vont amener le Parti Communiste Français au centre du jeu historique grâce au fameux congrès d’Amsterdam.

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Les revendications immédiates du PCF en 1931-1932

Un écueil consistait naturellement en les revendications immédiates, puisque les formuler est toujours délicat même si l’orientation stratégique est correcte. Le Parti Communiste Français parvient ici à les mettre en phase avec celle-là, les positionnements s’alignant de manière essentiellement juste sur la question de la restructuration et de la guerre, les deux aspects impliquant un engagement politique et une répression à affronter.

D’où les points suivants :

– « pour le pain » : contre les réductions des salaires et des traitements, mais aussi pour leur augmentation, pour la semaine de 40 heures sans baisse des salaires ;

– « pour la paix » : pour l’annulation des dettes de guerre et contre la guerre contre l’URSS ;

– « pour l’amnistie » : pour la libération de tous les prisonniers politiques et ceux aux armées.

A côté de cela, comme argumentation directement thématique, le Parti Communiste Français exige des impôts sur la bourgeoisie, la satisfaction des revendications paysannes, les droits civils pour les femmes et il mène une activité systématique de combat à travers la CGT Unitaire qui lui est lié.

Cela se traduit comme suit en 1932, avec le VIIe congrès, de manière plus approfondie, plus systématisée :

CONTRE LA MISÈRE, CONTRE LA RÉACTION, CONTRE LA GUERRE

Notre programme de revendications immédiates

1 Contre toute réduction des salaires et des traitements, pour leur augmentation. Pour la journée de sept heures et la semaine de quarante heures avec le même salaire qu’en quarante-huit heures.

2. Pour de véritables assurances sociales comprenant l’assurance-chômage aux seuls frais de l’Etat et du patronat. L’assurance-chômage doit être égale au salaire perdu pour tous les chômeurs, complets et partiels, français et étrangers, femmes et jeunes.

3. A travail égal, salaire égal. Droits civils et politiques complets pour les ouvriers étrangers et coloniaux, pour les femmes, les jeunes, les soldats et marins.

4. Suppression des impôts indirects sur les articles de consommation courante et leur remplacement par un prélèvement sur le revenu des banquiers, industriels, gros propriétaires fonciers. Suppression de l’impôt sur les salaires. Exonération des impôts directs pour les paysans pauvres, petits artisans et commerçants touchés par la crise et octroi à ceux-ci d’une subvention immédiate de l’État. Exonération totale pour les chômeurs.

5. Pour des loyers en rapport avec les salaires et les charges de famille. Pour la suppression du « retour au droit commun » et la réduction immédiate des loyers. Pour l’exonération totale des loyers aux chômeurs.

6. Lutte contre la cherté de la vie par la réduction des taxes douanières et la suppression du régime des contingentements, par la suppression du budget dé la guerre et de la police, par la réduction des tarifs de l’eau, du gaz, de l’électricité, des transports. Nourriture gratuite des enfants des chômeurs complets et partiels dans les cantines scolaires.

7. Rappel immédiat des troupes et des navires de guerre de Chine et de l’Indochine. Contre les transports d’armes et de munitions. Pour l’abolition du système de Versailles et du plan Young, pour la suppression des réparations. Pour l’annulation de toutes les dettes de guerre. Contre la guerre impérialiste. Pour la défense de l’U.R.S.S. Pour la paix.

8.– Abolition des périodes de réserve. Prêt à deux francs pour les soldats, soixante jours de permission avec voyage gratuit. Droit de vote, d’organisation, de lecture de la presse ouvrière et de fréquentation des réunions publiques par les soldats et les marins. Augmentation des pensions des victimes de guerre.

9. Pour l’amnistie pleine et entière pour tout fait réputé crime et délit politique et militaire et faits connexes. Pour l’abolition des lois scélérates. Contre toute limitation du droit de réunion, de manifestation et de presse pour les travailleurs.

10. Pour l’indépendance des colonies, pour l’abolition immédiate du code de l’indigénat. Pour le droit de libre disposition du peuple alsacien-lorrain jusques et y compris la séparation d’avec la France.

Toutes les dépenses sociales entraînées par ces revendications doivent être prélevées sur les budgets de guerre et de police.

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Le PCF en 1931-1932 : la guerre impérialiste comme horizon

Pour bien comprendre comment le 7e congrès de 1932 accentue le positionnement de 1931, il faut comprendre que la guerre devient une actualité tangible. Ce n’est plus simplement une tendance parmi d’autres du capitalisme en crise, mais un aspect devenant principal.

Dans son programme électoral de 1931, le Parti Communiste Français présente de la manière suivante la tendance de fond de la situation française :

« Pour mieux exploiter les travailleurs, pour mieux préparer la guerre, le gouvernement de la bourgeoisie française renforce la pression réactionnaire de son État sur la classe ouvrière et les couches laborieuses de la population.

C’est le règne du policier et du militaire de carrière. C’est la suppression des droits que la classe ouvrière avait conquis de haute lutte. C’est la répression violente des grèves par les gardes mobiles et leur étranglement par l’arbitrage en complicité avec les bonzes syndicaux de la C. G. T.

C’est l’interdiction des manifestations ouvrières, cependant que les cléricaux et les gardes blancs défilent dans la rue, protégés par la police. C’est l’étouffement de la presse ouvrière accablée d’amendes et aux gérants emprisonnés, cependant que la presse pourrie de l’Action Française au Populaire reçoit l’argent du gouvernement et des banques.

Ce sont les militants révolutionnaires jetés en prison pour des années, cependant que sont acquittés les grands politiciens bourgeois oustricards [du banquier Albert Oustric dont l’empire corrupteur de politiques fit faillite et scandale en 1930] grassement soudoyés par les pilleurs de l’épargne (…).

L’impérialisme français est aujourd’hui le centre de la réaction mondiale, le gendarme de l’Europe, le protecteur des pays de fascisme et de terreur blanche, le plus atroce des bourreaux coloniaux, le pire fauteur de guerre. »

Le Manifeste du VII congrès de 1932 systématise ce positionnement, en faisant de la guerre impérialiste l’incontournable actualité et la lutte contre celle-ci l’orientation essentielle dans le cadre de la crise générale du capitalisme.

Manifeste du VIIe Congrès du P. C. F.

AUX OUVRIERS, AUX PAYSANS
A TOUS LES TRAVAILLEURS

Le VIIe Congrès du Parti communiste français vient de terminer ses travaux. Il a étudié les problèmes les plus importants de la situation économique et politique actuelle et déterminé la tactique à suivre pour conduire à la victoire la lutte révolutionnaire du prolétariat.

Le VIIe Congrès du Parti communiste français appelle les millions de prolétaires qui peinent dans les usines et aux champs pour les profits des capitalistes, les chômeurs jetés sans ressources sur le pavé, les millions de petits et moyens paysans menacés de ruine, les centaines de milliers de travailleurs encasernés, les masses laborieuses
de France, d’Alsace-Lorraine et des colonies qui subissent le joug de l’impérialisme français, à se dresser dans une lutte commune libératrice contre la dictature de la bourgeoisie.

Un monde en pleine crise

Le monde capitaliste tout entier est plongé dans le chaos. Avec plus de 35 millions de chômeurs, des salaires misérables sans cesse diminués, des masses laborieuses innombrables sont en proie à la misère et à la faim.

Cependant, entre les mains des magnats capitalistes et de leurs États, s’accumulent les richesses non consommées et les stocks d’or prodigieux.

La crise économique va sans cesse s’accentuant et le tumulte effroyable de la guerre retentit à nouveau sur le monde. Une nouvelle boucherie impérialiste est déclenchée en Extrême-Orient.

Elle n’est que le commencement de la grande guerre contre l’Union soviétique. L’impérialisme français, armé jusqu’aux dents, soutenant l’impérialisme japonais, y joue le premier rôle, en même temps que, par une campagne inouïe de provocations et de fausses nouvelles, il prépare l’attaque roumaine sur le Dniester.

Dans tous les pays soumis au règne de la bourgeoisie, la réaction la plus féroce et le fascisme grandissent contre les prolétaires et les peuples asservis qui secouent leur joug.

Seul, et depuis longtemps, le Parti communiste avait prévu cette situation inéluctable. Alors que tous les partis de la bourgeoisie, parti socialiste y compris, berçaient les masses avec des phrases mensongères sur la « prospérité », sur la « paix sociale » et sur la « paix » en régime capitaliste, le Parti communiste a alerté les masses.

Il les a appelées à la lutte contre la misère, la réaction et la guerre et leur a indiqué la seule solution possible, la solution révolutionnaire.

Un monde en plein essor

Face au monde capitaliste en décomposition s’édifie le monde nouveau où les travailleurs sont au pouvoir.

En Union soviétique n’existent ni crise, ni chômage, mais un peuple immense travaille avec enthousiasme à construire dans la paix la société socialiste.

Son exemple montre que seul le communisme peut sauver le monde des fléaux qu’apporte avec lui le régime capitaliste la misère, le fascisme et la guerre. »

L’impérialisme français gendarme de l’Europe

L’impérialisme français, allié au Japon pour l’écrasement du peuple chinois et l’agression contre l’U.R.S.S., tient sous sa puissance financière et militaire les peuples vaincus de la guerre de 1914-1918, les pays vassaux de fascisme et de terreur blanche qu’il s’apprête à lancer contre l’Union soviétique. Il asservit de la façon la plus inouïe 60 millions d’esclaves coloniaux.

Dans sa besogne d’exploitation et de rapine, de réaction internationale et de guerre, il est vigoureusement aidé par tous les partis politiques bourgeois, le parti socialiste y compris.

Partis bourgeois et socialiste unis pour la misère…

La bourgeoisie française, qui gouverne sous le couvert d’une pseudo-démocratie, réduit les salaires dans toutes les corporations de 10 à 20 % et davantage. Ses partis politiques s’efforcent de faire accepter ce vol. Le parti socialiste et la C.G.T. réformiste ont été et sont à la pointe de cette politique comme l’ont particulièrement démontré leurs criminelles trahisons à l’égard des ouvriers du textile et des mines.

Sous prétexte d’assurances sociales, ils ont exigé du prolétariat l’odieux versement ouvrier. Alors que l’on compte en France 1.500.000 chômeurs complets et 5 millions de chômeurs partiels, la bourgeoisie ne donne des allocations de famine qu’à 300.000 chômeurs complets et aucun secours aux chômeurs partiels.

Les travailleurs sont spoliés, cependant que bourgeois ou socialistes oustricards renflouent les grandes banques en déconfiture avec l’argent prélevé par les impôts sur les masses laborieuses, augmentent de façon inouïe le budget de la guerre et votent des milliards de francs pour armer leurs vassaux contre l’U.R.S.S.

…La guerre

Partis bourgeois, socialiste y compris, exigent le maintien du système d’exploitation du prolétariat allemand au profit des gros banquiers français et au détriment des salaires des ouvriers allemands et français, au nom du « droit naturel aux réparations ». Ensemble ils défendent le principe de la colonisation.

De l’Ami du Peuple au Populaire, ils ne cessent de calomnier l’Union soviétique et de la provoquer à la guerre. Ensemble, tout en dupant les masses avec leurs mensonges pacifistes, ils ont, à Genève, repoussé à plusieurs reprises les propositions de désarmement de l’Union soviétique.

De Piétri à Goude et à Renaudel, unis par le principe de la défense nationale, ils rivalisent d’ardeur à armer formidablement l’impérialisme français sur terre, sur mer, dans les airs. De Tardieu à Boncour et à Blum, ils préconisent l’armée internationale destinée à mener la guerre contre l’U. R. S. S.

Ensemble, socialistes en tête, ils couvrent cette politique militariste par des phrases hypocrites sur la « paix » et le « désarmement ».

…la réaction

Tous, de Chiappe à Lebas, à Marquet et à Gouin, ils aident à l’étranglement des grèves, à l’interdiction des manifestations ouvrières, aux charges policières contre les chômeurs et à leur assassinat, à l’expulsion des ouvriers étrangers, à la condamnation des ouvriers militants et communistes, et la fédération socialiste du Tonkin réclama la première les exécutions en masse d’ouvriers et de paysans révolutionnaires d’Indochine.

Ensemble, de Laval à Uhry, ils ont essayé de duper les travailleurs par une odieuse caricature d’amnistie, libérant les leurs et laissant dans les geôles les ouvriers, les soldats et les matelots révolutionnaires de France et des colonies.

TOUS, ILS SONT LES PARTIS DE LA RÉACTION. Contre eux, tous les ouvriers, tous les travailleurs doivent se dresser pour une lutte sans merci, classe contre classe.

Classe contre classe

Seule, la lutte de classe intransigeante du prolétariat allié aux travailleurs des champs et des villes, aux nationalités opprimées et aux peuples asservis des colonies, sous la direction du Parti communiste, seul parti du prolétariat, peut résoudre définitivement la crise du capitalisme par la conquête révolutionnaire du pouvoir et l’instauration d’un gouvernement soviétique des ouvriers et des paysans.

Pour cette lutte quotidienne acharnée, le Parti communiste appelle tous les ouvriers, tous les travailleurs à s’unir dans des comités de lutte, dans des comités du Bloc ouvrier et paysan, à entrer nombreux dans ses rangs et dans les syndicats unitaires.

Il tend fraternellement la main aux ouvriers socialistes et les appelle à lutter en commun avec les ouvriers communistes contre la bourgeoisie dont la politique antiouvrière est soutenue par le parti socialiste.

C’est là le seul moyen de former dans la lutte pour les revendications immédiates comme dans la campagne électorale, un invincible front unique prolétarien.

Cette campagne électorale qui s’ouvre sera donc pour tous les travailleurs une nouvelle occasion de renforcer leur front unique et de préciser leur lutte autour des mots d’ordre suivants CONTRE LA GUERRE IMPÉRIALISTE déjà commencée en Chine !

POUR LA DÉFENSE DE L’UNION SOVIÉTIQUE !

Retrait immédiat des troupes et des navires de guerre français ! Empêchez le transport des troupes, d’armes et de munitions ! Pour l’annulation des dettes de guerre ! Contre le système de Versailles et le plan Young !

CONTRE LE CHÔMAGE ET LA MISÈRE !

Contre toute réduction des salaires et des traitements ! Pour leur augmentation ! Pour la journée de 7 heures et la semaine de 40 heures, sans réduction de salaires !

Pour de véritables assurances sociales, comprenant l’assurance-chômage pour tous et aux seuls frais de l’État et du patronat ! Pour une subvention immédiate aux petits paysans frappés par la crise agraire !

Pour l’abolition des impôts directs et indirects pesant sur lés paysans travailleurs ! Pour la suppression du paiement du fermage et des redevances de métayage en faveur des petits fermiers et métayers !

CONTRE LA RÉACTION SOUS TOUTES SES FORMES !

Pour l’amnistie totale ! Pour le droit intégral de réunion, de manifestation et de presse pour tous les travailleurs ! Pour l’abolition des lois scélérates ! Pour l’égalité de droits entre ouvriers étrangers, coloniaux et ouvriers français !

Pour le droit de libre disposition du peuple alsacien et lorrain, jusques et y compris la séparation d’avec la France ! Pour l’indépendance des colonies !

SOUS LE DRAPEAU ROUGE DU PARTI COMMUNISTE, PROLÉTAIRES, UNISSEZ-VOUS !

CLASSE CONTRE CLASSE, EN AVANT !

Le VII Congrès du P. C. F.

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La ligne du Parti Communiste Français en 1931-1932

Les élections cantonales d’octobre 1931, bientôt suivies des élections législatives de mai 1932, furent prétextes à la publication d’un programme communiste. C’est un aspect essentiel de la vie du Parti, car si celui-ci avait toujours mené campagne contre la guerre, les tensions internationales rendent celle-ci bien plus actuelle à court terme.

Cela correspond à ce qui se passe dans l’Internationale Communiste où la thématique de la crise générale du capitalisme a été remplacé par l’annonce d’une prochaine guerre impérialiste. La crise de 1929 a refermé le couvercle et précipité les États-Unis dans la crise générale avec les autres pays, en conséquence la confrontation s’annonce.

La situation mondiale était présentée comme suit dans le programme électoral du Parti Communiste Français en 1931 :

« Les grands pays impérialistes avec leur cortège de puissances vassales et leurs colonies esclaves sont en proie au désordre, au chaos, à la crise la plus formidable qui ait jamais existé.

Ils sont, au bord de la faillite. La catastrophe de l’Allemagne capitaliste n’est que l’image du proche avenir qui attend tous les pays capitalistes.

Les capitalistes qui les gouvernent avec les politiciens de toutes nuances à leurs gages, essayent d’en sortir en réduisant au chômage et à la famine des dizaines de millions de prolétaires, en pressurant les peuples vaincus et les pays assujettis, en déclenchant des attaques frénétiques contre les salaires déjà, si misérables des travailleurs dont ils vivent, en renforçant partout la réaction la plus féroce, en assassinant par milliers les révoltés de leurs colonies.

Enfin, déchirés qu’ils sont entre eux par les rivalités les plus sordides, par la recherche exaspérée du profit, ils emploient les milliards prélevés sur les travailleurs à renforcer leurs armements et les prodigieux moyens de destruction en vue de la guerre prochaine. »

L’URSS est le contre-modèle, elle représente la solution. Elle est pour cette raison la cible de la bourgeoisie française qui, à l’instar des autres bourgeoisies, pressurisent les travailleurs, alors que « la crise développe la guerre économique prélude de la guerre militaire ».

C’est la preuve de l’actualité révolutionnaire, de la nécessité historique de l’expropriation de la bourgeoisie, et ce au moyen de la révolution, définie comme suit :

« La conquête du pouvoir par le prolétariat, c’est l’abolition violente du pouvoir de la bourgeoisie, la destruction de l’appareil d’État capitaliste (armée, bourgeoise, police, hiérarchie bureaucratique, tribunaux, Parlement, etc.) remplacé par les nouveaux organes du pouvoir prolétarien qui sont, avant tout, des instruments de répression destinés à briser la résistance des exploiteurs. »

Le Parti Communiste Français est très clairement sur la ligne de l’Internationale Communiste, sans ambiguïtés ; il assume la conception révolutionnaire. Il est aussi en capacité, désormais, d’analyser la société française.

Déjà à son sixième congrès, au 1929, le Parti Communiste Français était en mesure de présenter en détail les principaux trusts et cartels : trust des produits chimiques Kulmann, Trust de la Sidérurgie (Aciéries de la Marine Homécourt, de Denain-Anzin, de Châtillon-Commentry), Trust du matériel électrique Thomson-Houston, Trust de la T. S.F. (Compagnie de T. S. F. qui domine Radio France, Radio Électrique, et Radio Maritime), Trust de la Meunerie, Trust de la Chaussure (Société Générale de la Chaussure et Société Erlich Frères. Liées toutes deux par la banque Renard). Cartel du Ciment (Lafargue, Ciments Français et Poliet-Chausson). Consortium de l’Automobile (Ariès. Chenard et Walker, Delahaye, Donet, Rosengart), Société des Usines Citroën (Participation de la banque Lazard, de la grosse métallurgie Schneider et Châtillon-Comnientry).

En 1931, il est également un fin connaisseur de la vie politique française, avec tous ses raffinements puisqu’il y a de manière ininterrompue des négociations, accords et embrouilles au sein des forces organisant le gouvernement. L’Humanité est en mesure de présenter ce qui se passe, d’en raconter la signification, de dégager des tendances, etc.

Pour cette raison, le programme électoral communiste est capable d’une caractérisation des tendances de fond, au-delà de la problématique « gouvernementale ». C’est très important, car de son côté les socialistes ne cessent de se diviser entre « participationnistes » et « anti-participationnistes », les premiers justifiant une participation gouvernementale au motif qu’un soutien parlementaire socialiste pourrait « influer » sur le gouvernement de manière significative.

Le Parti Communiste Français récuse cette soumission au cadre parlementaire et gouvernemental, pour lui l’actualité c’est la concentration du capital pour pressuriser les travailleurs et militariser à tout va.

Il est un Parti qui connaît parfaitement la vie politique française, la situation sociale, économique, culturelle, idéologique, mais il assume la contradiction révolutionnaire, car il pose la restructuration et la guerre comme les deux aspects de l’orientation stratégique, avec la guerre qui devient de plus en plus l’aspect principal.

Le 7e congrès du Parti Communiste Français s’ouvre ainsi en mars 1932 « sous le signe de la lutte contre la guerre et pour la défense de l’URSS ».

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Le changement des mentalités au sein du PCF: la rectification

Le Parti Communiste Français avait mis en place la bolchevisation, mais celle-ci avait échoué en raison des activités ultra-gauchistes du groupe Barbé-Celor s’arrogeant la direction de manière conspiratrice, au nom d’un prétendu caractère « révolutionnaire » des jeunes cadres.

Aussi, les mois d’août et de septembre 1931 sont marqués par une immense campagne de rectification. « Enfin, on va discuter ! » titre l’éditorial de l’Humanité du premier septembre, expliquant sous la plume de Maurice Thorez que :

« Enfin, on va discuter ! Tel est le cri de satisfaction – et de soulagement qui montre du parti et qui s’exprime dans les lettres toujours plus nombreuses de nos correspondants.

C’est la réponse aux articles par lesquels le Comité Central a dit sa ferme volonté de changer quelque chose dans la vie intérieure du Parti et dans son travail pour gagner les prolétaires au communisme (…).

Il n’est pas juste de considérer comme « opportunistes » ou « éléments malsains » ceux qui ne sont pas toujours d’accord et qui veulent critiquer.

Le Comité central du Parti veut la discussion. On ne doit pas la craindre.

Il ne faut naturellement pas l’envisager comme une tâche « complémentaire et momentanée », comme on le fit jusqu’alors avec « l’autocritique ».

Dans le Parti, la discussion, la critique de soi-même et des autres sont une méthode à pratiquer de façon permanente. »

Maurice Thorez fait principalement référence à deux articles publiés précédemment, qui eurent un écho dans tout le Parti. Le premier était « Pas de mannequins » le 14 août 1931 :

« Le comité du 6ème rayon de Paris avait convoqué, l’autre soir, une assemblée des communistes du rayon en vue d’établir le bilan de la campagne du 1er août et aussi afin d’élaborer le plan de travail pour les prochaines semaines.

Le rapporteur a constaté que les résultats du 1er août étaient franchement mauvais dans ce rayon où se trouve une des plus grandes usines de la Région parisienne.

Toutefois, selon une tendance remarquée un peu chez tous nos militants, le rapporteur n’a pas cessé de répéter : « malgré tout, nous avons fait ceci…, nous avons obtenu cela »

On cherche ainsi à atténuer les couleurs sombres du tableau et à affaiblir, par conséquent, la vigueur et l’efficacité d’une autocritique sincère et salutaire.

En cette période d’offensive du capital et de poussée révolutionnaire des masses; il n’est pas possible de se prévaloir de quelques menus résultats, voire même de quelques petits succès ; pour se dissimuler à soi-même, et dissimuler au parti, la persistance des graves faiblesses de notre mouvement et même sa régression partielle.

Par exemple ; le comité du 6ème rayon doit voir nettement que l’absence de manifestation le 1er août, dans les usines ou dans la rue, est la conséquence d’un travail, insuffisant dans les entreprises principales (…).

En exigeant, des membres du parti qu’ils réalisent seuls et sans la masse telle ou telle manifestation, on aboutit peu à peu à faire du communiste un exécutant, au lieu d’un entraîneur. La vie intérieure du parti s’en trouve affectée.

On ne cherche plus à convaincre les camarades de la cellule de base, afin qu’eux-mêmes aient la possibilité et les moyens de convaincre à leur tour tous les ouvriers de l’usine, du syndicat, du quartier ou de la localité.

Il suffit de donner une directive sèche, j’allais écrire un ordre. Les discussions politiques sont ainsi  peu à peu éliminées et l’esprit critique se dissout dans les détails matériels.

Un ouvrier a exprimé franchement son sentiment « On nous prend pour des mannequins. » (…).

La tendance à la secte, c’est-à-dire la méfiance vis-à-vis des masses, a comme conséquence la méfiance à l’égard même du parti et de ses militants.

Elle fausse les principes du centralisme démocratique, en rendant illusoire la critique de la base, elle aboutit, consciemment ou non, à la formation, à l’intérieur du parti, de petits clans fermés et étroits.

Elle menace le développement du parti en tant qu’organisation de l’avant-garde prolétarienne, numériquement forte et étroitement liée à l’ensemble des exploités que nous devons entraîner à la bataille et à la victoire sur le capital.

Les remèdes sont avant tout dans la réponse quotidienne aux préoccupations de la classe ouvrière et de tous les travailleurs et dans la possibilité pour chacun de nos adhérents de dire franchement son opinion sur la politique du parti dans le cadre régulier de nos organisations. »

Le second article majeur était « Les bouches s’ouvrent », le 21 août :

« Les derniers articles, dans lesquels j’ai marqué la volonté de notre Comité central d’obtenir un changement dans le travail du parti, notamment celui sur les « mannequins », ont, semble-t-il, trouvé un assez large écho dans le parti et même autour du parti, chez les ouvriers sympathisants.

De nombreux camarades m’ont écrit pour dire leur satisfaction. Il n’est malheureusement pas possible de publier Intégralement toutes ces lettres. [Suivrent plusieurs extraits de lettres]

Si même des camarades se trompent et commettent des erreurs opportunistes, nous ne voulons pas croire que la solution consiste à les frapper au lieu de les convaincre, à les écarter de tout travail au lieu de les gagner à la politique juste du parti et à toute son activité pratique (…). Nous ne sommes encore qu’au commencement. »

Suivra même « Jetons la pagaïe » le 23 septembre :

« L’impulsion de critique et de vie donnée par le Comité Central se transmet peu à peu à l’ensemble du Parti. On approuve ou on désapprouve, c’est donc que l’on a commencé à discuter.

En général, les Comités du Parti affirment leur accord avec la critique vigoureuse dont le Comité Central a donné le signal, comme aussi avec les dernières décisions du Comité Central sur le programme et la critique du Parti.

Mais il est nécessaire de ne pas s’en tenir aux formules d’accord général. Il faut vraiment changer quelque chose. Or il semble que tous les militants responsables ne font pas encore l’effort suffisant dans ce sens.

Les journaux régionaux ne contiennent encore aucun article élargissant avec des exemples locaux, et en suivant l’engagement pris au Comité Central, la critique de nos fautes et de nos faiblesses (…).

Le camarade T. qui travaille dans le 8e rayon déclare que le Comité Central a sans doute raison, mais que poser les questions avec précision comme nous l’avons fait dans l’Humanité et comme nous le voulons faire dans tout le Parti, c’est « jeter la pagaïe ».

Alors qu’il s’agit simplement de mettre fin, avec l’aide des ouvriers, aux procédés bureaucratiques et sectaires encore en l’honneur dans le Parti (…). Il faut critiquer les directions et ne pas craindre, ainsi que l’a indiqué le comité de la région parisienne, de changer les directions qui n’acceptent pas la critique ou qui ne changent pas leur pratique (…).

Un des résultats de la discussion en cours dans le Parti ce doit être le renforcement des organismes de direction au moyen d’élections régulières, et en conclusion d’une critique de tous les Sentuc [dirigeant d’une cellule de cochers-chauffeurs à Paris, prenant les décisions par en haut et s’opposant à l’expression de la base sur le journal mural], sans craindre ce que le camarade L. appelle tout à fait à tort la « pagaïe ». »

Cette ligne avait été entérinée lors d’une session du Comité Central du Parti Communiste Français, tenu du 25 au 28 août 1931. C’est une révolution des mentalités. Mais elle concernait que les méthodes de travail. Les questions idéologiques n’étaient pas posées et d’ailleurs même la question des méthodes restait pour cette raison abstraite-mécanique.

Cependant, le contexte international se modifiait et l’Internationale Communiste maintenait le Parti dans le cadre des deux axes fondamentaux : la lutte contre les restructurations et celle contre la guerre impérialiste.

=>Retour au dossier sur le Parti Communiste Français rectifié contre la guerre impérialiste

L’impasse d’Al-Farabi

La position d’Al-Farabi d’une philosophie aristotélicienne se développant librement mais s’enserrant dans la religion musulmane était donc de fait intenable. C’était une construction intenable, puisque cela impliquait que la religion flotte au-dessus de la réalité et que la philosophie l’explique.

C’était une impasse et, de fait, les philosophes arabo-persans qui suivront s’appuyant sur Aristote s’appuieront sur ce constat pour prendre une autre direction.

D’ailleurs, le Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse aborde tout d’abord très longuement la question de Dieu comme « un », dans l’esprit des partisans de Platon.

Cela relève de son projet ouvert d’« harmoniser » Platon et Aristote. C’est que si Al-Farabi est un partisan d’Aristote, il ne parvient pas à l’être jusqu’au bout et à concevoir l’univers comme matériel et tournant autour d’un principe métaphysique.

Il savait pourtant que l’opposition était connue, mais il a voulu forcer les choses.

« Lorsque je vis la plupart des gens de notre époque se disputer et discuter à propos de la création du monde et de son éternité et prétendre qu’entre les deux principaux sages éminents, Platon et Aristote, il y a une opposition dans l’affirmation de l’existence du premier Créateur et dans l’existence des causes secondes à partir de lui, puis à propos de l’âme et de l’intellect, à propos de la rémunération des actions -les bonnes et les mauvaises -et à propos de nombreuses questions politiques, morales et logiques, j’ai voulu, dans ce traité, établir l’harmonie entre leurs opinions et exposer en termes clairs ce que signifie le contenu véritable de leurs discours. »

C’est qu’Al-Farabi a besoin non pas d’un principe mais d’une réalité spirituelle transcendante, à la fois parce qu’il est musulman et parce que cela justifie la hiérarchie, ce qui revient au même.

Al-Farabi a beau reconnaître que l’être ne pense pas, que certains sont plus « éveillés » dans la saisie de la réalité matérielle, son monde est statique et par conséquent hiérarchisé, et cela se justifie par le fait que tout en haut de l’échelle, il existe un Dieu tourné vers le monde.

Pour cette raison, Al-Farabi personnifie le Dieu passif et absent (et purement conceptuel) d’Aristote, en le rendant conforme à l’Islam, en le présentant comme ‘alim (connaissant), hakım (sage), haqq (vrai) and hayy (vivant).

Il en ressort qu’au lieu de se tourner vers la matière par la science – ce que fait Aristote, qui posa les bases de la science – on doit se tourner vers Dieu, ce qui est totalement différent et même l’opposé.

Pour autant, ce Dieu « actif » n’est pas celui des musulmans. En effet, chez Al-Farabi Dieu fait ce qu’il fait car il est ce qu’il est, il n’a pas de « choix », sa connaissance et sa volonté se confondent. Cela va à l’encontre du Dieu patriarcal de l’Islam.

Tous les choix d’Al-Farabi annulent son œuvre : son appui sur Platon annule la perspective scientifique d’Aristote, son Dieu actif n’est pas « personnel » et donc hors de l’Islam.

Tout cela pour ça pourrait-on dire, mais c’est une limite historique d’Al-Farabi, qui émerge parallèlement à l’Islam chiite. Et si la conclusion de son travail est improductive – il n’y a pas eu d’alfarabisme – il a néanmoins mené un travail systématique d’études et de commentaires des œuvres d’Aristote (Le livre de concordance entre les opinions des deux sages, le divin Platon et Aristote ; L’objet des différents livres de la Métaphysique d’Aristote ; Une dissertation sur les significations du mot intellect…).

Son prestige philosophique vient de là et ce n’est pas tout. En effet, la philosophie n’est qu’une partie de son activité. Lui-même musicien, il a ainsi écrit Kitāb al-Mūsīqā al-kabīr, le Grand Livre de la musique, véritable encyclopédie de la musique arabe et persane (et même pré-islamique), ainsi que grecque.

Luth de type Rabâb, illustration du Grand Livre de la Musique 

Il sépare l’acoustique de la pratique instrumentale et de la composition, ces trois aspects formant la base de la théorie musicale.

Si sa démarche au sens strict n’appelle pas à la science, il se maintient lui-même dans la tradition d’Aristote et se tourne vers elle, écrivant notamment sur la mathématique, l’astronomie, l’optique.

Dans ce cadre, il pose une classification des sciences comme suit :

1. La science du langage (sémantique, grammaire, métrique)

2. La logique (analyse des jugements et des raisonnements, rhétorique et poétique)

3. Les mathématiques (arithmétique, géométrie, astronomie, musique, optique, mécanique)

4. Les sciences de la nature et les sciences divines (métaphysique)

5. Les sciences politiques et juridiques, avec la Révélation religieuse.

On remarque que le point 4 correspond à la philosophie d’Aristote et le point 5 à l’Islam, lui-même considérant finalement que les deux reviennent au même. Les trois premiers points découlent de la philosophie d’Aristote et de la tradition grecque.

C’est là une séparation et ce qui est notable, c’est que dans ses œuvres, Al-Farabi ne s’appuie jamais sur des références religieuses concrètes. C’est une œuvre passe-partout à travers les différents courants de l’Islam, ou plus exactement des variantes de l’Islam chiite.

C’est en ce sens qu’Al-Farabi ouvre la voie à la philosophie d’Aristote dans son affirmation indépendante, surtout qu’il l’a largement présenté. Avicenne et Averroès vont se précipiter dans la brèche, profitant du rôle historique d’Al-Farabi qui par contre sombrera lui-même immédiatement dans l’oubli.

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Le blocage de la Cité islamique et de son développement comme ville : le refus du réel

La position d’Al-Farabi reflète à la fois les avancées permises par le passage au mode de production féodal et l’impossibilité de saisir le réel, à travers l’incapacité à formuler une idéologie totale qui permette de faire face aux contradictions qui se développent en son sein.

Ainsi, le mode de production féodal permet la constitution d’agglomérations durables, rassemblant les capacités humaines en leur donnant à travers l’expression juridico-urbaine de l’Islam une perspective de civilisation.

Mais cette perspective ne peut s’appliquer de la même manière dans les campagnes, où les rapports de domination s’imposent largement par la force militaire, directement ou indirectement appliquée, pour lever les impôts, distribuer ou redistribuer les propriétés, exercer la justice, assurer le ravitaillement etc.

De même, la ville islamique apparaît comme un chaudron, l’ébullition des capacités rassemblées et la différenciation croissante des situations permettent un foisonnement d’éclosions culturelles, encore favorisé par les échanges et le développement d’un marché de mieux en mieux organisé.

La ville apparaît dès lors à la fois comme l’horizon même de la civilisation islamique et son pire adversaire, favorisant toutes les divergences et les dissidences. Al-Farabi lui-même a longuement fréquenté au cours de sa formation des maîtres, musulmans de différentes écoles ou chrétiens, notamment nestoriens, à commencer par son maître, Abū Bishr Mattā ibn Yūnus, surnommé al-Qunnā’ī.

Deux voies s’ouvraient alors, face auxquelles la pensée d’Al-Farabi se trouve précisément au seuil.

Sa pensée tente d’abord de proposer un cadre institutionnel pour discipliner la ville, avec plus de profondeur que simplement le droit : par une morale allant à l’esprit chevaleresque. C’est ce chemin qui verra se développer ensuite la futuwwa, comme esprit urbain de la chevalerie, avec ses confréries initiatrices quadrillant la ville, son organisation et son quotidien, en la repliant sur elle-même pour la geler dans son essence militaire.

Ensuite, sa pensée saute par-dessus la contradiction villes-campagnes, pour chercher à trouver à la ville un autre antagoniste comme porte de sortie : le désert. En l’espèce, il s’agit des populations nomades et pastorales, tels les Bédouins arabes, les Kurdes, comme l’étaient les Bouyides à l’origine, mais aussi les Turcs s’insérant de plus en plus fréquemment dans l’Orient musulman.

En fait, ces deux aspects des contradictions ouvertes par les villes trouvent leur solution pour Al-Farabi dans une seule et même chose : l’appel à une aristocratie militaire, d’essence nomade et pastorale, qu’il voit comme une nécessité pour imposer à la ville un cadre pour empêcher son développement, perçu comme une chute en décadence, tout son idéal étant de l’immobiliser et de contrôler strictement ses mouvements.

Al-Farabi présente ainsi la nécessité de la domination aristocratique, par la qualité de l’éloquence, la fasaha, qui permet l’exercice du bon gouvernement, une fois alliée à la force armée. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il cherche cette qualité aristocratique dans la pureté des populations nomades du « désert », c’est-à-dire des espaces pastoraux de la planète, comme l’est l’Arabie, mais aussi l’Asie centrale.

Ces peuples auraient selon lui maintenus une langue « pure », préservée des concepts et des néologismes permis par l’agglomération des capacités dans la ville :

« Donc il faut savoir à qui s’adresser pour prendre la langue de cette nation, il faut la prendre chez ceux dont l’habitude s’est fermement enracinée, habitude telle qu’elle les protège d’imaginer des sons distincts de leurs propres sons et de leur proférer ou bien d’acquérir des sons distincts de ceux dont sont composés leur propre langue et de les proférer.

Il faut prendre cette langue chez ceux qui n’ont jamais entendu d’autres langues ou d’autres expressions que les leur, ou chez ceux qui les ayant entendues, ceux dont l’esprit s’est détourné de les imaginer quand ils les ont entendues et dont la langue s’est détournée de les proférer ».

Cette pureté dans la langue leur permettrait de mieux accéder à la compréhension immédiate de la religion, et surtout de constituer un groupe militaire uni, exprimé dans une langue éloquente, mais non conceptuelle, contrairement à celle de la ville.

On a là posé ce qui se développera comme théorie systématique dans la pensée d’Ibn Khaldun au 13e siècle, avec cette idée que la civilisation se développe dans les villes, mais doit être encadrée, voire purgée, par une aristocratie militaire externe, seule en mesure de diriger convenablement la Cité et de la purifier de sa tendance à la décadence et à la dissidence.

Il se trouve dès lors une perspective eschatologique globale qui va permettre à la religion musulmane de compenser puissamment son incapacité à se formaliser en idéologie totale permettant de saisir le réel et son mouvement.

Au cadre juridico-urbain développé jusque-là par l’Islam, va s’ajouter la mystique chevaleresque initiatique comme moyen de bloquer la ville et de la replier sur elle-même.

À la contradiction villes-campagnes est opposé un appel au désert et à l’invasion rédemptrice devant imposer la réforme et l’ordre.

Dans tous les cas, les espaces de révoltes des masses et de développement d’une bourgeoisie se trouvent étranglés par un cadre féodal, liant les couches dominantes des villes à une aristocratie militaire, idéalement extérieure et fanatique, qui se montre prêt à se liquider pour se relancer dès lors que les contradictions s’accumuleraient.

Chez Al-Farabi ces développements apparaissent encore de manière élémentaire et encore confuse, mais ils vont trouver à s’exprimer par la suite de manière nette et affirmée.

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Al-Farabi et les critères du prince

L’incohérence d’Al-Farabi dans la question du chef se lit dans les critères qu’il donne à ce sujet.

Il faut bien voir cependant qu’Al-Farabi a fait émerger la science politique dans l’aire arabo-persane, en posant une identité entre le philosophe et l’Imam dans la position du chef.

Même si cette incohérence s’explique alors historiquement par l’émergence du chiisme (comme force politique) dont il relève ou auquel il converge, on dépasse en effet en même temps la situation particulière pour atteindre l’universel. C’est cela qui sera marquant par la suite.

Lorsque Al-Farabi dit que le but de la cité ne peut pas être seulement de subsister, ni même de disposer de la richesse ou de profiter des plaisirs (ou des passions individuelles), d’avoir de la renommée ou de la puissance, il pose une exigence de contenu, de bonheur naturel.

D’où le contenu des « dispositions » que le philosophe-Imam doit posséder afin d’être authentique :

– avoir les organes au complet et assez puissant pour ce qui doit être accompli ;

– être doué pour comprendre ce qu’on lui dit selon le sens visé ;

– avoir une bonne mémoire ;

– avoir l’esprit perspicace ;

– avoir une belle élocution et pouvoir énoncer avec une clarté parfaite ce qui est voulu ;

– aimer s’instruire et y parvenir sans peine ;

– être contre les excès dans la nourriture, le plaisir charnel, etc. ;

– aimer la vérité et les véridiques, haïr le mensonge et les menteurs ;

– avoir de la grandeur d’âme et aimer la dignité ;

– mépriser les richesses et les biens de la terre ;

– aimer la justice et les justes, haïr l’injustice et la tyrannie et ceux qui les commettent ;

– être d’une forte décision, audacieux et entreprenant dans ce qui doit être accompli.

Mais en même temps, comme un tel chef est bien rare, Al-Farabi relativise et dit qu’il faut au moins les critères suivants, ce qui le fait basculer dans le conservatisme et le traditionalisme :

– être sage ;

– être savant, connaître les lois et traditions établies par les premiers chefs et s’y conformer fidèlement ;

– exceller dans l’art de la déduction au sujet des cas non prévu par les prédécesseurs ;

– avoir une grande puissance de réflexion et de déduction pour prévoir les événements non prévus par les premiers chefs, et pouvoir les résoudre pour améliorer l’état de la cité ;

– avoir une excellence de direction par la parole vers les lois des premiers chefs et celles qui ont été déduite à leur suite ;

– avoir une fermeté corporelle pour pouvoir mener les opérations de guerre, et posséder l’art militaire.

La démarche d’Al-Farabi l’amène à toujours à se retourner en son contraire. D’où l’incohérence de la définition générale du chef en témoigne :

« Le chef de la cité idéale ne peut pas être n’importe quel être humain, car la présidence suppose deux conditions : l’une d’elles est que le chef soit préparé par la disposition et l’aptitude, et la deuxième qu’il ait en lui une disposition et une habitude volontaire. »

Cette définition est en effet abstraite, tombant dans le formalisme en n’étant pas capable de se tourner vers la dignité du réel. C’est une définition « métaphysique » au sens erroné du terme.

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Al-Farabi et le chef comme passeur de bonheur dans un monde statique

Al-Farabi a une vision éminemment matérialiste : les êtres humains ne pensent pas, il faut se conformer à l’univers. Mais ce dernier est statique. Ainsi, sa proposition de suivre un guide est à la fois correcte et à la fois erronée, car ce guide ne suit pas un monde en transformation.

D’un côté il s’agit donc de chercher la félicité en étant en adéquation avec l’univers, de l’autre cela est rendu impossible par la lecture de l’univers comme statique.

Voici comment Al-Farabi présente la quête de la félicité permise par le chef :

« Il est évident que lorsqu’il s’agit de donner une existence effective aux intelligibles des choses qui dépendent de la volonté, que la philosophie pratique fournit, il [le gouvernant suprême] doit prescrire les conditions qui rendent possible leur réalisation.

Une fois prescrites les conditions qui rendent possible leur réalisation, les intelligibles de la volonté (al’irāda) sont incorporés dans les lois.

Par conséquent, le législateur est celui qui, par l’excellence de sa délibération (al-fikra), a la capacité de réunir les conditions requises pour l’existence effective des intelligibles de la volonté de manière à conduire à la réalisation du bonheur suprême.

Il est également évident que c’est seulement après que son intellect les aura saisis que le législateur cherchera à découvrir leurs conditions, et il ne pourra trouver les conditions qui lui permettront de guider les autres vers le bonheur suprême sans avoir lui-même saisi le bonheur suprême avec son intellect (…).

[Le faux chef / philosophe] acquiert les sciences théoriques sans avoir atteint la perfection la plus haute qui lui permettrait de transmettre aux autres ce qu’il connaît selon leur capacité (…).

Posséder à la fois les sciences théoriques et la faculté de les utiliser pour le bien de tous les autres selon leur capacité.

Si l’on devait examiner le cas du vrai philosophe, on ne verrait aucune différence entre lui et le gouvernant suprême (arrayss al-awal).

Car celui qui possède la faculté d’utiliser ce qui est contenu dans les questions théoriques pour le bien de tous les autres membres de sa communauté possède la faculté de rendre de telles questions intelligibles ainsi que de faire passer à l’existence des intelligibles qui dépendent de la volonté.

Sa philosophie est d’autant plus parfaite que sa puissance d’accomplir cela est grande. »

Or, le monde est statique : le chef tend inévitablement, par conséquent, à basculer dans le conservatisme. D’où d’ailleurs qu’Al-Farabi puise dans son Platon, puisque ce dernier propose dans la « République » (en fait « A propos de la cité ») une entité politique ultra-hiérarchisé et militarisé. Al-Farabi a cet ouvrage en référence et dit ainsi :

« [Platon] a évoqué le fait que le législateur véritable est celui qui ordonne les vertus (humaines) selon un ordre conforme pour convenir à l’advenue des vertus divines, parce que la vertu humaine, lorsqu’elle est employée par son possesseur selon ce qu’impose la loi, est la divine. »

De plus, le cadre est l’Islam et par conséquent la félicité qui peut être atteinte ne peut qu’être relative par rapport au Paradis qu’on rejoint après la mort.

Cela fait qu’au lieu d’avoir un simple chef comme guide, on se retrouve avec une vision du monde entièrement hiérarchisée. Et là on retombe dans un esprit de soumission propre à l’Islam comme structure militaro-urbaine, avec une hiérarchie auto-justifiée de par son action et son emplacement en phase avec l’ensemble hiérarchique cosmique.

C’est-à-dire qu’on retombe dans la vision politico-religieuse chiite.

« Quant aux actions, les premières d’entre elles sont les actions et les discours par lesquels Dieu est magnifié et glorifié, puis ceux par lesquels sont magnifiés les êtres spirituels et les anges ;

puis ceux par lesquels sont magnifiés les prophètes, les rois très vertueux, les chefs édifiants et les guides de la direction droite qui vécurent dans le temps passé ;

puis ceux par lesquels sont décrits les rois très vils, les chefs débauchés et les guides de l’égarement, qui vécurent dans le temps passé et par lesquels leurs œuvres sont vilipendées ;

puis ceux par lesquels sont magnifiés les rois très vertueux, les chefs édifiants et les guides de la direction droite du temps présent et par lesquels sont décriés leurs contraires du temps présent.

Après tout cela, elles comprennent la détermination des actions dont résultent les relations sociales entre les habitants des cités, soit pour les devoirs de l’homme à son propre endroit, soit pour la manière dont il doit traiter un autre que lui, et l’explication de ce qui est juste dans chacune de ses actions. »

Al-Farabi a bien développé une démarche philosophique du chef comme capable de refléter l’univers considéré comme matériel, mais cela rendre dans un cadre historique religieux empêchant toute productivité à l’ensemble.

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Al-Farabi : le chef comme guide

En posant un chef capable de recevoir pour ainsi dire des compléments d’information venant de l’émanation divine, Al-Farabi relève du courant musulman chiite. Ce dernier multiplie les prophètes – dans le passé et le futur (avec Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, les Imams qui le suivent, voire ceux qui suivent ceux qui suivent, etc.) – afin de justifier une guidance spirituelle et matérielle qui sinon perdrait son sens.

C’est là en réalité le masque de la rébellion en mode administratif-impérial persan contre la logique du chef militaire arabe. Mais cela a produit toute une littérature prophétologique, dont Al-Farabi fait partie.

Cependant, Al-Farabi ne dit pas qu’il faut que le chef relève de la descendance d’Ali, ni qu’il y a des élus. C’est bien au contraire par en bas qu’on se « connecte » à l’ordre cosmique et, en fait, n’importe qui peut le faire à condition d’être « philosophe ».

Al-Farabi dit très clairement que cette « connexion » consiste en fait en une synthèse réalisée par la puissance imaginative, qui retrouve pour ainsi dire des modèles de la réalité. Cela est fait passivement, dans le sommeil, le plus souvent, mais certains y parviennent à l’état d’éveil, de par la force de leur puissance imaginative – on dirait aujourd’hui : leur puissance conceptuelle.

« L’intelligence agente fournit à la puissance imaginative par les songes et les visions véridiques, des fragments d’événements.

Cela [le produit de la puissance imaginative] lui donne aussi des intelligibles, mais auxquels elle substitue des imitations des choses divines).

Toutes ces choses se produisent soit durant le sommeil, soit à l’état de veille, mais elles sont rares dans ce dernier cas, et sont chez peu de gens. Celles qui se produisent à l’état de sommeil sont des fragments pour la plupart, quant aux intelligibles ils sont rares. »

Cela fait qu’Al-Farabi est obligé de concevoir l’existence d’un chef, car il y a par définition toujours une personne davantage en avance dans le processus de conceptualisation. On doit même dire qu’il formule la conception d’un développement inégal dans la réception – conceptualisation du monde et que, partant de là, il faut suivre le plus avancé en ce chemin.

Le bien amène en effet le bien :

« La félicité est le bien absolument parlant et tout ce qui est utile pour atteindre à la félicité et y amener est également un bien, non toutefois par soi-même, mais compte tenu de son utilité en vue de la félicité. »

Il faut donc partir de l’inégalité de développement pour constater les différences et, partant, les rôles différents, avec le chef permettant d’aider à suivre la voie devant être prise car adaptée à la personne. Le chef est un guide.

« Comme l’objet visé par l’existence de l’homme est d’atteindre la félicité et comme c’est là la perfection suprême que doit encore lui conférer ce qu’il pourra recueillir de la connaissance des étants [=des modes d’existence] possibles, il faut parler du moyen par lequel il est possible à l’homme de s’avancer vers cette félicité.

Cela lui est possible dans la mesure où l’intellect agent lui aura à l’origine donné les intelligibles premiers qui sont les connaissances premières.

Or, tout homme n’est pas engendré naturellement disposé à la réception des intelligibles premiers, parce que chacun des hommes est par nature amené à l’existence avec certaines facultés de plus ou moins grande excellence et suivant diverses propensions à recevoir (…).

Ainsi, parmi eux [les hommes], il en est qui, par nature, ne reçoivent aucun des intelligibles premiers ; il en est qui les reçoivent autrement qu’il ne faut, comme les fous ; et il en est qui les reçoivent comme il faut. Ces derniers sont ceux dont la norme originelle de l’humanité est saine et c’est à eux en propre et non aux autres qu’il est possible de parvenir à la félicité (…).

Les hommes dont la norme originelle est saine ont [tous] une norme originelle commune qui fait qu’ils sont [chacun] disposés à la réception d’intelligibles qui, étant communs à l’ensemble d’entre eux, font qu’ils tendent à des occupations et des activités qui leur sont communes.

Puis, ensuite de cela, ils se diversifient et se différencient les uns des autres [sous l’effet de certaines causes], de sorte que des naturels leur adviennent qui caractérisent en propre chacun d’entre eux et chaque classe d’hommes (…).

Les normes originelles, qui existent par nature, ne contraignent ni ne forcent quiconque à faire une telle chose. Elles sont telles, en revanche, qu’il est seulement plus facile [pour les hommes qui en sont dotés] de faire ce à quoi ils sont disposés par nature (…).

Pour autant, quand même […], ils [les hommes] ne mettent certainement pas en pratique ce qu’ils ont préalablement appris et ce vers quoi on les a guidés si quelque sollicitation extérieure et élan ne les y poussent. La majorité des hommes est ainsi.

C’est ce qui fait qu’ils ont besoin que quelqu’un leur fasse connaître toutes ces choses et leur imprime l’élan conduisant à mettre celles-ci en pratique (…).

La signification de philosophe (al-faylassūf), de gouvernant suprême (arrais-al-awal), de prince (al-malik), de législateur (wādiʻ annawamīse) et [homme de religion guidant] (al-imām) est une seule et même signification. »

Le parallèle avec le principe communiste de la pensée-guide est évident. Mais, évidemment, Al-Farabi ne conçoit pas le monde comme en mouvement, en transformation. Il vise à se comporter de manière adéquate par rapport à un univers statique. C’est cela qui le ramène à la religion.

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Al-Farabi : le chef profite du « débordement » de la pensée divine

Al-Farabi a trouvé le moyen de définir le chef de la cité vertueuse, en mêlant l’Islam à Aristote et en s’appuyant sur Platon pour corriger les inévitables défauts d’un système combinant un idéalisme religieux et un matérialisme philosophique.

Al-Farabi dit somme toute la chose suivante : Aristote a raison de dire que l’être humain ne pense pas et qu’il existe une intelligence virtuelle universelle à laquelle on correspond en pensée si on réfléchit de manière cohérente.

Un être humain ne peut pas penser et conceptualiser, il ne peut le faire que parce que les choses sont conceptualisables et si les choses sont conceptualisables, c’est que le monde est conceptualisé. S’il est conceptualisé, c’est qu’il est posé en termes de concepts et il existe une pensée virtuelle somme de tous ces concepts.

Le monde est matériel et ordonné, contempler le monde c’est en retrouver les principes, mais on ne « pense » pas, on reflète dans sa pensée l’ordre du monde. Plus on le fait, plus on est en phase avec le monde, et plus on est heureux.

Chez Aristote, être heureux c’est comprendre le plus possible le fonctionnement du monde, en correspondant à sa propre nature (les non-humains se contentant de ce dernier aspect, qu’ils soient un lapin, un nuage, un tournesol, etc.).

Al-Farabi ajoute cependant un aspect. Il dit que ce qu’on réfléchit, lorsqu’on le fait correctement et qu’on retombe sur l’ordre du monde, peut correspondre à deux situations. Il peut s’agir d’une interrogation théorique, comme cela peut concerner une question pratique.

C’est là une lecture indubitablement dialectique, qu’Aristote n’avait pas fait, relevant d’une société esclavagiste ne reconnaissant par définition pas la dignité du travail.

Al-Farabi appartient lui à une société qui s’est matériellement développée et même s’il privilégie en tant que musulman le « centre » divin, le « centre » de la ville, le « centre » militaire, il accorde une valeur en soi à la transformation pratique.

Il peut donc discerner théorie et pratique, et en pratique les séparer et les poser en opposition dialectique.

« L’intelligence agente est la cause par laquelle les intelligibles en puissance deviennent des intelligibles en acte, elle est aussi la cause par laquelle l’intelligence en puissance devient intelligence en acte.

Or ce qui doit être intelligence en acte, c’est la puissance raisonnable, et celle-ci a deux aspects : un aspect théorique et un aspect pratique, cette dernière a pour rôle de réaliser les choses particulières présentes et futures, alors que la théorique a pour rôle d’intelliger les intelligibles connaissables.

La puissance imaginative fait le lien entre les deux aspects de la puissance raisonnable. Ainsi ce que la puissance raisonnable reçoit de l’intelligence agente – qui est dans la même situation que la lumière de la vue- peut déborder sur la puissance imaginative.

Alors l’intelligence agente aura une certaine action sur la puissance imaginative, elle lui fournit parfois les intelligibles qui se produisent dans la puissance raisonnable théorique, et parfois elle lui fournit des partielles sensibles qui se produisent dans la puissance raisonnable pratique ; la puissance imaginative reçoit ainsi les intelligibles par les imitations sensibles composées par elle. »

Il y a donc deux formes de puissance imaginative : celle concernant la théorie et celle concernant la pratique.

Or, Al-Farabi est musulman. Chez Aristote, Dieu est un concept simplement pratique pour expliquer que le monde existe car Dieu l’a produit, mais Dieu est tourné vers lui-même, il se satisfait de lui-même de manière totale, le monde n’est qu’un sous-produit indirect dont il ne se préoccupe pas.

Al-Farabi, par contre, croit en un Dieu qui est tourné vers le monde. Comme cela ne correspond pas à ce qui dit Aristote, il modifie le Dieu passif d’Aristote en le remplaçant par le Dieu actif de Platon et des néo-platoniciens.

Al-Farabi reprend le principe de l’émanation : Dieu « émane » sa lumière divine à une première forme, la première forme à une seconde, la seconde à une troisième, etc. jusqu’à ce que cela émane sur le monde.

Il est d’usage ici de faire correspondre ces étapes aux anges et aux planètes (la 1ère intelligence correspond au premier ciel, la seconde aux étoiles fixes, la troisième à Saturne, la quatrième à Jupiter, la cinquième à Mars, la sixième au Soleil, la septième à Vénus, la huitième à Mercure, la neuvième à la lune, la dixième au monde).

Le chef adéquat profite ici de cette émanation en série, car il parvient à en saisir le débordement au moyen de sa puissance imaginative. C’est ce qui le distingue des autres êtres humains et lui confère une dimension prophétique.

« Le premier degré par quoi l’homme est l’homme, c’est cette disposition naturelle réceptive destinée à devenir intelligence en acte. Elle est commune à tous les hommes (…).

Ce qui déborde de Dieu (…) sur l’intellect agent, ce dernier le déverse sur l’intellect patient de cet homme par l’intermédiaire de l’intellect acquis, puis sur sa puissance imaginative.

Par ce qui déborde sur son intellect patient, il devient sage, philosophe et parfaitement intelligent.

Par ce qui déborde sur sa puissance imaginative, [il devient] prophète, annonciateur du futur et narrateur des [événements] particuliers présents, et ce grâce à un être dans lequel il intellige le divin.

Pareil homme est au rang le plus achevé de l’humanité et au faîte du bonheur. Son âme est parfaite et unie à l’Intellect agent. »

Le chef se distingue par sa capacité à réceptionner le débordement d’informations émanant de l’ordre cosmique.

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Al-Farabi, la cité vertueuse et son prince

Al-Farabi, vraisemblablement de père persan et de mère turque, accompagne l’affirmation du chiisme dans ce qui est actuellement l’Irak et l’Iran, mais il le fait en étant un intellectuel entièrement tourné vers la philosophie grecque. Contrairement à Al-Kindi, Al-Farabi n’est pas un musulman cherchant à puiser des outils dans la philosophie grecque, tout comme le califat abasside à l’époque s’appropriait la science de l’époque.

Al-Farabi est un penseur qui sépare radicalement la religion islamique de la philosophie grecque, tout en considérant qu’elles sont strictement parallèles car traitant de la réalité. Pour cette raison, dans le contexte de son époque où les variantes religieuses concernent avant tout la forme politique de l’État islamique, son œuvre la plus célèbre est le Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse (Mabādi Ārā’ al-Madīna al-Fāḍila).

Représentation allégorique d’Al-Farabi sur une timbre iranien

Il faut bien saisir qu’Al-Farabi n’arrive pas au moment où les Bouyides ont triomphé. Lorsque lui-même est à Baghdad, huit califes sont torturés et six même assassinés, dans d’incessantes batailles pour le pouvoir. Son initiative philosophique vise ainsi établir un modèle, ou plutôt un contre-modèle.

Il puisa ainsi dans Platon et Aristote, afin de proposer un modèle idéal de vie. C’est la combinaison de l’appel musulman à une vie juste dans le cosmos selon les lois naturelles et de l’enquête matérialiste d’Aristote sur la réalité, avec un sens de la hiérarchie empruntée à Platon et conforme à la structure de l’État islamique, y compris par la suite sous sa forme bouyide.

Al-Farabi dit ainsi que l’être humain est un animal politique, qu’il ne peut subvenir d’ailleurs à ses besoins en général en restant seul. Il faut une société.

« Chaque être humain de par sa nature a besoin pour subsister et pour atteindre l’éminence de sa perfection de beaucoup de choses qu’il lui est impossible de réaliser seul. Il a besoin d’un ensemble de personnes qui lui ferait chacune une des choses dont il a besoin ; et chacune des personnes est dans la même situation. »

Or, il faut une société idéalement organisée afin de permettre le développement de chacun de ses membres. En effet, Al-Farabi considère, dans le prolongement d’Aristote, qu’il faut comprendre le monde pour être en adéquation avec lui et ainsi atteindre la félicité. Il faut pour ainsi dire être en osmose, en adéquation avec la réalité et également l’admirer dans la contemplation.

Aussi, la « cité vertueuse » est celle qui permet une telle chose.

« La cité dans le rassemblement qui constitue un soutien pour réaliser les choses qui mènent à la félicité est en réalité la cité vertueuse, et le rassemblement par lequel on s’entraide afin d’obtenir la félicité est le rassemblement idéal. »

Il faut bien se rappeler ici que la première ville du monde à dépasser le million d’habitants est Bagdad, construite artificiellement par les conquérants musulmans, comme d’ailleurs toutes leurs villes qui ne sont que le prolongement direct de leur camp militaire.

Cette ville-garnison est l’alpha et l’oméga de la démarche musulmane, telle une transposition de La Mecque. Elle est en effet le lieu du pouvoir et du maintien de l’ordre spirituel, dans une zone conquise avec une population forcément en décalage par rapport au centre.

L’Islam ne peut ainsi penser qu’en termes de ville et la ville équivaut à une garnison militaire. On a ici l’expression directe de la contradiction entre les villes et les campagnes.

D’où l’intensité du discours d’Al-Farabi sur la cité. La cité vertueuse est l’idéal, elle s’oppose à la cité étrangère (au sens d’ignorante) à la sagesse (al-madīna al-jahiliya), la cité corrompue (al-madīna al-fāsiqa) et la cité aux buts dévoyés (al-madīna al-mubaddala).

Billet de banque de 1999 du Kazakhstan avec une représentation allégorique d’Al-Farabi

La cité étrangère à la sagesse est la cité qui ne connaît pas l’Islam en tant que vision du monde, et qui ainsi est primitive, puisque l’Islam permet l’adéquation avec le monde.

La cité corrompue est celle qui ne correspond pas à l’Islam en termes de mœurs : il faut se rappeler que les villes de l’Islam, de par leur fondement militaire, ont des maisons tournées vers l’intérieur alors que les rues sont étroites. Il n’y a pas de lieu de rassemblement (à part les mosquées), pas de lieux culturels ou d’amusement.

La cité aux buts dévoyés est celle qui est mal orientée. Forcément, de par l’organisation musulmane, c’est que son chef oriente mal les choses. Al-Farabi le décrit comme suit :

« Son premier chef est parmi ceux qui s’imaginent avoir une révélation sans que cela soit. Mais il utilisera pour cela les falsifications, les tromperies et la séduction. »

Cette critique de la cité des buts dévoyés est très importante, car elle implique une critique possible de la nature du chef, ce qui n’est pas possible dans le sunnisme. Al-Farabi sous-tend que le chef doit être vertueux, porter la bonne direction en étant lui-même bien guidé.

Il ne saurait être chef pour être chef, se contenter des honneurs et s’en satisfaire.

« Quand donc le chef est un amoureux des honneurs, rien ne l’empêche, par quelque moyen que ce soit, de se créer, pour lui-même et son fils après lui, une réputation glorieuse ; et afin qu’après la mémoire en soit préservée par son fils, il transmet la royauté à son fils ou à sa parentèle.

Ensuite, rien ne l’empêche de se créer un riche patrimoine qui lui vaudra d’être honoré, même si cela ne devait profiter à personne d’autre que lui.

Puis il honore un certain groupe de gens pour que ceux-ci l’honorent à leur tour.

Après quoi, il amasse l’ensemble des choses qui lui vaudront d’être honoré par les hommes, puis se réserve tout particulièrement celles qui, aux yeux des hommes, valent à celui qui les possède éclat, prestance, éminence et majesté, qu’il s’agisse de constructions, de vêtures ou d’emblèmes.

Ensuite vient l’étiquette, qui le soustrait à la vue du commun des hommes. »

Reste alors à définir ce qu’est un bon chef et cela Al-Farabi le fait en combinant ouvertement l’Islam et la philosophie d’Aristote, en contournant les problèmes de l’incohérence au moyen de Platon.

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Le cadre historique d’Al-Farabi: l’islamisation et la mise en forme du féodalisme oriental

Lorsque Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (Alkindus en Europe, ou encore Al-Kindi), au début du 9e siècle, se tourne vers la philosophie grecque et notamment Aristote, il relève de l’entreprise du califat abasside, qui s’appuie sur le patrimoine de l’administration persane pour structurer l’État islamique né des conquêtes.

En l’espèce, ce patrimoine se constitue des cadres de l’administration impériale tels que structurés dans l’Empire sassanide vaincu par les Arabes (en persan le Ērān shahr/l’Empire des Iraniens). Au plan général, cette administration se compose d’une Cour composée de hauts dignitaires issus des grandes familles aristocratiques, liées par leurs alliances maritales à la dynastie royale, organisée de manière bureaucratique.

Le roi Shapur II, empire sassanide, quatrième siècle

On trouvait ainsi un bureau chargé de l’armée et des affaires diplomatiques, un bureau des impôts, de la justice, de la gestion des moyens agricoles etc. L’ensemble composant le gouvernement, dont l’arabe a repris du persan le mot Diwan, désignant le Conseil, au sens de gouvernement central, et son organisation protocolaire très poussé.

La langue de cette bureaucratie était d’abord l’assyrien, avant que la langue persane ne s’impose, en conservant l’alphabet syriaque. Par cette langue, nombre de termes et d’institutions issus du grec (tel que parlé alors dans l’Empire romain) se sont ainsi infiltrés en persan, avant de passer ensuite à l’arabe.

C’est notamment le cas des termes qualifiant la monnaie : l’arabo-persan a ainsi annexé le terme dirham venu du grec drachme, et le terme dinar venu du gréco-latin denarius / denier.

Toute l’organisation de l’État était tournée vers les couches dominantes, constituant désormais une aristocratie dynastique, appuyée sur une petite noblesse de propriétaires locaux militarisés et dévoués au service de l’État.

En ce sens, l’Empire perse des Sassanides était déjà engagé dans le mode de production féodal, mais d’une façon encore primitive. Ce qui manquait à l’État sassanide était une idéologie et une culture en mesure d’encadrer les masses, sans plus recourir massivement ou systématiquement à l’esclavage.

Ambassadeur sassanide avec le symbole de l’empire sassanide qu’est l’oiseau fabuleux le Simorgh, vers 648–651 

Le face à face entre propriétaires et esclavages avait conduit les couches dominantes à se relancer en transformant l’asservissement brutal en exploitation fidélisée, l’oppression directe en protection patriarcale. La tendance générale était de rechercher une servitude avec un horizon de justice et une certaine dignité reconnue aux travailleurs exploités.

Malgré le développement de l’antique religion mazdéenne, réformée ensuite dans le zoroastrisme, le développement massif d’une telle idéologie, d’une telle culture n’a pas ici trouvé son chemin au sein des masses.

D’autant que, à la base, de manière locale, la petite noblesse et certaines familles dynastiques réussissaient plus efficacement ce développement culturel, mais sur la base du christianisme (sous des formes dissidentes du christianisme romain) ou du manichéisme. À ces formes locales avancées il manquait un centre, et le centre n’avait pas de bases solides, sorti de son propre noyau.

C’est l’Islam qui va ici fournir la clef du passage plus complet dans le mode de production féodal.

Les conquêtes musulmanes (en bordeaux 622-632, en ocre orangé 632-661,
en beige 661-750 avec à l’ouest Lisbonne et à l’est Kaboul)

De fait, on voit ici la rencontre d’une double nécessité : les conquérants arabes portant cette religion sont eux-mêmes issus d’une frange encore largement marquée par le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale quand ils font la conquête de l’immense Empire perse.

La stabilisation des conquêtes ne peut alors se faire que par une fusion, un saut dialectique consistant à se développer pour se maintenir.

On passe ainsi progressivement d’une conquête arabe à un régime se développant et cherchant à se moderniser. Ce fut une phase progressiste. Mais ce dépassement d’une situation initiale ne pouvait pas suffire, les conquêtes continuant en effet.

De fait, la fusion entre le patrimoine impérial persan, son appareil et son personnel et la culture arabo-islamique, avec ses couches dominantes et leurs troupes de fidèles, ne fut jamais complète et unifiée ; surtout, elle ne fut pas centralisée.

Bagdad plus d’un siècle après sa fondation ex nihilo en 762 à partir d’une garnison militaire par le califat abasside

Le califat abasside s’effondra ainsi de par son incapacité à intégrer tous les peuples ayant embrassé l’Islam, la religion elle-même se divisant en de multiples factions concurrentes, les interprétations religieuses accompagnant les multiples réalités locales, tribales, ethniques, etc.

L’interprétation rationaliste de l’Islam par le califat abasside au moyen de la variante appelé le mutazilisme disparut ainsi avec lui. Trois courants idéologiques s’exprimèrent alors, donnant corps à autant d’interprétations différentes de l’Islam.

Il y a le courant traditionnel, qui tend à la lecture arabe originelle. La religion doit rester telle quelle, entièrement littérale, avec un fort clergé justifiant l’État comme appareil militaire. C’est le sunnisme.

Or, qui dit appareil militaire dit un chef nommant ses hommes. Autrement dit, le calife a un entourage, cet entourage est nommé par le calife avec des postes héréditaires : changer le calife implique de changer l’entourage.

Il ne s’agit pas tant d’être calife à la place du calife que d’être nommé à un haut poste par un nouveau calife, pour être une part de la nouvelle aristocratie musulmane. D’où les incessants coups de force, tortures et assassinats.

Page du Coran en script maghribi, 13e-14e siècle

Il y a le courant dit kharidjisme, qui exige des califes qu’ils soient élus et qu’ils aient une vie exemplaire, tout comme d’ailleurs son entourage. C’est l’expression de la base populaire croyant en l’Islam mais qui s’oppose à un appareil politique par définition entièrement séparé d’elle. Il y a l’idéalisme d’un choix démocratique de figures militaires « pures ».

Ce courant connaîtra différentes variantes, ne parvenant pas à se synthétiser en raison de sa base populaire diffuse. Elle sera finalement écrasée, sauf dans la péninsule arabe elle-même, où se maintient localement cette forme primitive de l’slam sous une forme « démocratique » tribale élémentaire.

Cette forme tribale finit par rompre avec le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale, mais en refusant l’organisation politique du féodalisme, impliquant le développement d’un appareil d’État centralisant les capacités d’une aristocratie militaire à son service, et d’un personnel religieux dévoué à unifier de manière universelle la culture.

Dans certains espaces marginaux, cette forme élémentaire va ainsi se maintenir, notamment en Oman et même au Maghreb de manière toujours isolée et locale, voire repliée et fanatique. On peut noter ici que ce courant cherche aujourd’hui activement à se relancer depuis l’Oman, qui mène une active campagne de promotion du kharidjisme ibadite, que le régime de ce pays désigne comme une « tradition démocratique islamique ».

Pyxide au nom du prince Al-Mugẖīra, fils du calife ‘Abd al-Rahman III, Espagne islamique, 968

Il y a enfin le courant chiite. Ce courant représente une ligne proposant la fusion du religieux et du politique, au sens où le calife doit être un descendant d’Ali, considéré comme une figure mystique portant les secrets de Mahomet.

Ici, en fait, le calife doit avoir une valeur religieuse, ce qui d’un côté le protège d’un coup de force le renversant, et de l’autre exige de lui une « ligne » idéologique renforçant le rôle de son entourage sur la même « ligne » et affaiblissant sa toute puissance.

Le courant chiite s’appuie en fait fondamentalement sur la tradition impériale persane avec un empereur portant des valeurs et n’étant pas un simple chef de guerre. L’Islam chiite accorde pour cette raison une grande place à une progression spirituelle « chevaleresque », avec une lecture mystique de la réalité, dans le prolongement de la religion persane impériale que fut le zoroastrisme.

L’Islam n’est ici pas la fin du sceau de la prophétie, comme dans le sunnisme, avec une situation figée où le chef domine simplement en tant que chef, avec rien à interpréter, mais tout à répéter. On a bien au contraire un Islam appelant à un paradis futur totalement différent, à condition d’accompagner une progression spirituelle portée par le chef aux propriétés « mystiques » accompagné de toute son équipe de « chevaliers spirituels ».

C’est dans ce cadre qu’apparaît en Perse en 932 la dynastie chiite des Bouyides, qui va finir par s’imposer dans ce qui est aujourd’hui l’Irak et une large partie de l’Iran.

La fragmentation du califat

Les Bouyides se situaient directement dans la tradition persane qui avait permis au premier califat islamique, celui des abassides, d’établir une réelle administration. À ce titre, les Bouyides se revendiquèrent ouvertement de la dynastie perse des Sassanides, reprenant même le titre persan de « roi des rois », Shahanshah.

Les Bouyides étaient issus d’un espace marginal de l’Empire abbasside, le Daylam (soit le sud de la mer Caspienne), où en l’absence de toute présence militaire arabe, l’islam avait pu se fondre complètement dans la culture persane locale par le biais de son aristocratie dynastique et de son réseau de fidèles.

Son succès s’explique aussi par celui d’une dissidence de l’appareil militaire provincial, centralisant localement le pouvoir et diffusant un islam impérial, avec une coupure entre l’aristocratie militaire servant l’État et son appareil et les masses.

On a ainsi un islam impérial et aristocratique, de nature chiite, ayant une dimension initiatique et « chevaleresque », admettant dans le même mouvement des expressions religieuses non conformes, comme autant d’étapes inférieures d’une même religion devant se développer, tout en reflétant la hiérarchie de la domination.

On a ainsi par exemple, à côté des Bouyides occupant la Perse et l’Irak, l’État persan des Samanides au Khorassan et en Afghanistan, l’État arabe chiite des Hamdanides en Syrie, l’État arabo-berbère chiite des Fatimides en Égypte, et l’État arabo-berbère omeyyade, formellement sunnite, en Andalousie.

Coupe à décor d’engobe sur engobe sous glaçure, art du Khorassan, 11e-13e siècle

Il y a partout de fait une « tolérance » relative face aux autres religions et à des courants islamiques de diverses obédiences, raison pour laquelle les Bouyides ne mettent par exemple pas fin au Califat des Abbassides, qui lui incarne les courants sunnites, qui restent majoritaires en Irak et à Bagdad notamment.

Bagdad est alors une gigantesque agglomération qui existe depuis seulement un siècle, avec de manière très marquée à la fois un aspect militaire-impérial et un aspect cosmopolite. C’est là mieux qu’ailleurs que prend forme la cosmologie portée par l’Islam dans le cadre du mode de production féodal qui s’organise, en particulier, en tant qu’expression juridico-urbaine de la contradiction villes-campagnes.

Bagdad prend alors le relais d’Athènes et de Rome comme expression de l’universalisme tel que proposé selon les capacités du féodalisme. Bagdad peut ainsi offrir le miroir de toutes les contradictions de l’idéologie islamique qui cherche à se formaliser sur le plan de la pensée : à la fois comme Cité idéale et comme chaudron où tous les égarements, toutes les dissidences sont possibles.

Et une grande figure historique accompagna l’émergence de tous ces processus sous la dynastie des Bouyides : Abû Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh al-Fârâbî (872-950), connu en Europe sous les noms de Alpharabius, Al-Farabi, Al-Fārābī, Farabi, Abunaser et Alfarabi.

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Rome et la question des espaces inoccupés au sein du mode de production esclavagiste

Même s’il se généralise sur un mode impérial, il ne faut pas considérer que le mode de production esclavagiste est systématique : il laisse de nombreux espaces à sa périphérie. Ces espaces sont occupés par d’anciennes formes matriarcales, ou claniques, ou semi-esclavagistes, voire même pré-féodales pour les plus avancées.

Il existe par exemple un ouvrage écrit en grec au tout début de notre ère, Le Périple de la mer Érythrée. Écrit par un marchand grec en Égypte, il raconte le commerce depuis Rome jusqu’à l’Afrique orientale, la péninsule arabique, les Indes.

Parlant d’une zone de la corne de l’Afrique, il raconte que :

« On importe en ces endroits, du tissu écru fabriqué en Égypte pour les Barbares; des robes d’Arsinoé ; des capes de moindre qualité teintes en couleurs; des capes en lin à double-frange; de nombreux articles de verroterie et d’autres de murrhine, faits à Diospolis ; du laiton, utilisé pour la décoration et des pièces coupées à la place de la monnaie; des feuilles de cuivre doux, utilisées pour des ustensiles de cuisine et coupés pour faire des bracelets et des anneaux de chevilles pour les femmes; du fer, transformé en lances utilisées contre les éléphants, d’autres bêtes fauves et dans les combats.

En outre, on importe de petites haches, des doloires et des épées ; des coupes à boire en cuivre, grandes et rondes ; de la menue monnaie pour ceux venant au marché ; du vin de Laodicée et d’Italie, en petite quantité ; un peu d’huile d’olive ; pour le roi, des plats en or et en argent façonnés au goût du pays et quant aux vêtements, des habits militaires et de minces manteaux de peau, de peu de valeur.

De même, on importe du district d’Ariaca par cette mer, du fer indien, de l’acier et des tissus indiens de coton ; de larges toiles appelés monache et sagmatogene, des gaines, des manteaux de peau, du tissu de couleur mauve, quelques mousselines et de la laque de couleur.

On exporte de là l’ivoire, l’écaille de tortue et la corne de rhinocéros. »

L’ouvrage est ainsi un compte-rendu détaillé du point de vue commercial ; on lit encore par exemple que :

« La ville commerçante de Mouza n’a pas de port, mais elle a une bonne rade et un ancrage grâce au fond sablonneux environnant, où les ancres tiennent en toute quiétude.

Les marchandises qu’on y importe sont : des tissus pourpres, premier choix et grossiers ; des vêtements arabes à manches ; les uns simples et communs, les autres soutachés ou brodés avec du fil d’or ; du safran, du souchet, des mousselines, des manteaux, quelques couvertures, les unes ordinaires, les autres fabriquées au goût du pays,; des ceintures de différentes couleurs, une certaine quantité d’onguents parfumés, un peu de vin et du blé.

Le pays d’ailleurs produit lui-même du froment en quantité modérée et beaucoup de vin. Au roi et au seigneur on apporte des chevaux et des mules de bât, des vases d’or et d’argent ciselés, des vêtements finement tissés et des ustensiles en cuivre.

On exporte de Mouza les produits du pays : la myrrhe locale de la meilleure qualité et de la résine minéenne, de l’albâtre et toutes les marchandises déjà mentionnées d’Avalitès sur la côte d’en face.

Le meilleur moment pour voyager à cet endroit est le mois de septembre, c’est-à-dire Thoth ; mais rien ne s’oppose à ce qu’on y vienne plus tôt. »

Cela souligne l’importance des échanges, du commerce reliant ces territoires périphériques aux centres de la consommation urbaine propre au mode de production esclavagiste. C’est en particulier vrai pour Rome.

Dans Le capital, Karl Marx note une chose particulière qui distingue Rome, un régime esclavagiste, de l’esclavagisme ayant existé jusque-là. Il dit :

« Dans ces systèmes de production anciens, le possesseur principal du surproduit auquel a affaire le commerçant, propriétaire d’esclaves, suzerain, État (par exemple, le despote oriental) symbolise la richesse tournée vers la jouissance.

Le commerçant lui tend des pièges, comme l’a très bien senti Adam Smith dans le passage mentionné sur l’époque féodale.

Là où le capital marchand domine, il représente, par conséquent partout, un système de pillage tout comme d’ailleurs est directement liée au pillage son évolution chez les peuples commerçants des temps anciens et des nouveaux, par la violence, à la piraterie, au rapt d’esclaves, à la soumission (dans les colonies) ; ainsi à Carthage, à Rome, plus tard chez les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais, etc.

Le développement du commerce et du capital marchand favorise l’orientation en général de la production vers la valeur d’échange ; il accroît son volume, la diversifie et l’internationalise, transforme la monnaie en monnaie universelle.

Le commerce comporte donc partout une action plus ou moins dissolvante sur les organisations existantes de la production qui, dans toute la diversité de leurs formes, sont principalement orientées vers la valeur d’usage.

Mais la mesure dans laquelle il détruit l’ancien système de production dépend d’abord de la solidité et de la structure intérieure de celui-ci.

Ce n’est pas non plus du commerce, mais du caractère de l’ancien mode de production que dépend le résultat du processus de dissolution, c’est-à-dire le mode de production nouveau qui remplacera l’ancien.

Dans le monde antique, l’action du commerce et le développement du capital marchand aboutissent toujours à une économie esclavagiste ; ou, suivant leur point de départ, pouvant aboutir à la simple transformation d’un système d’esclavage patriarcal orienté vers la production de moyens de subsistances directs en un système orienté vers la production de plus-value.

Par contre, dans le monde moderne, l’action du commerce conduit au mode capitaliste de la production.

Dès que l’industrie citadine se sépare de l’industrie agricole, il est dans la nature des choses que ses produits soient d’emblée des marchandises dont la vente a besoin du chaînon intermédiaire du commerce.

Il va donc de soi que le commerce se développe en même temps que les villes et qu’inversement le développement de celles-ci soit conditionné par le commerce.

Cependant, ce sont des circonstances autres qui déterminent le degré de développement simultané de l’industrie.

La Rome antique, vers la fin de sa période républicaine, porte déjà le développement du capital marchand plus haut qu’il n’a jamais été auparavant dans l’Ancien monde, sans qu’il y ait eu pour cela le moindre progrès industriel, tandis qu’à Corinthe et en d’autres cités grecques de l’Europe et de l’Asie Mineure, les progrès de l’industrie et du commerce marchent de front.

Par ailleurs, et inversement au développement des villes et des conditions qu’il crée, l’esprit de négoce et le développement du capital marchand sont souvent le fait de peuples nomades, non sédentaires. »

C’est un point essentiel pour comprendre la disparition du mode de production esclavagiste. Il y a un développement inégal de l’humanité et si le mode de production esclavagiste s’est développé, il n’occupe pas tous les espaces possibles.

Ce contraste entre les centres du mode de production esclavagiste et ses marges permet aux contradictions de trouver un chemin, par la fuite, l’invasion dans un sens ou la conquête dans l’autre, suivant l’état des rapports de forces.

Ces marges constituent, selon les situations, soit des bases arriérées dans le tribalisme, soit au contraire elles produisent la source de ce qui deviendra le nouvel élan de la domination aristocratique sur la société : le féodalisme.

Cela se verra en particulier lorsque les zones en périphérie de l’empire romain historique vont développer le féodalisme, à la fois en conséquence du développement inégal dans l’esclavagisme romain et du développement inégal de l’humanité avec des barbares germaniques restés à l’extérieur de l’empire romain, avant que le féodalisme ne gagne l’Empire romain lui-même.

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Le mode de production esclavagiste en contradiction avec lui-même

Il y a un aspect essentiel du mode de production esclavagiste, c’est sa dimension statique.

Tout le Cosmos étant appréhendé comme sous le rapport de l’enclos, il ne peut saisir le réel à mesure de sa croissance et ratatine son imagination en pensant l’existence comme une quête d’un juste équilibre se justifiant au-delà du monde matériel Il s’agit ici de tendre à clore et immobiliser la réalité pour la rapprocher de la perfection « divine » servant de modèle.

Il faut sur ce point le rapprocher du mode de production capitaliste que nous avons sous les yeux pour observer adéquatement cette particularité.

Dans Le capital, Karl Marx nous dit que :

« La période d’activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coûte, il est du vrai, du travail à l’ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui.

Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d’une création ex nihilo [= à partir de rien]. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le travail dépensé en elle surtravail (…).

Les différentes formes économiques revêtues par la société, l’esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l’ouvrier. »

Le bourgeois exploite le prolétaire tout comme l’homme libre exploite l’esclave durant l’antiquité. Il est bien connu que cela a été source d’immenses tensions dans les rapports entre hommes libres et esclaves.

Il faut ici distinguer deux types d’esclavage. Dans un cas, les esclaves relèvent de marchandises possédées par des personnes ; dans l’autre, les esclaves sont de la main d’œuvre propriété de l’État.

La cité grecque de Sparte possédait ainsi ces esclaves appelés « hilotes », et les Spartiates pratiquaient une formation militaire très poussée afin de maintenir leur domination, organisant également des massacres de ces hilotes pour asseoir celle-ci. L’historien grec Thucydide, contemporain de Sparte, raconte ainsi :

« Les Lacédémoniens [ = les Spartiates] leur demandèrent de désigner ceux d’entre eux qui les avaient le mieux secondés à la guerre, en disant qu’ils voulaient les affranchir.

En réalité, ce n’était qu’un piège ; ils estimaient que ceux qui seraient les premiers à revendiquer par fierté d’âme la liberté seraient également les premiers à se soulever.

Deux mille environ furent ainsi désignés ; le front ceint d’une couronne, ils se promenèrent autour des temples, en signe que déjà ils étaient affranchis ; mais peu de temps après, les Lacédémoniens les firent disparaître, et nul ne sut jamais de quelle manière ils avaient péri. »

Athènes et Rome sont par contre l’exemple même d’un régime social utilisant de manière systématique le principe d’esclaves comme marchandises.

Dinos laconien du Peintre des Cavaliers, 6e siècle avant notre ère

Sparte était en fait restée à une étape arriérée, où les esclaves consistaient en une tribu ou plusieurs tribus vaincues. Avec Athènes et Rome, on a l’esclavage comme moyen d’approfondir sa domination, de cumuler des richesses.

Cependant, ce processus d’élargissement de l’esclavage est très mesuré. En effet, l’esclave travaille mal et est méprisé ; le mode de production esclavagiste n’est nullement propice à un développement des forces productives, des techniques.

Disposer de davantage d’esclaves, c’est ainsi se faciliter la vie, mais il ne saurait y avoir de révolution de la vie quotidienne par l’accumulation d’esclaves, seulement plus d’aisance. Ce qui compte, c’est de profiter de l’usage de nombreuses choses, de vivre de manière oisive ; la dynamique d’une telle position sociale historique est donc purement passive.

C’est pourquoi Karl Marx souligne dans Le capital que :

« Le capital n’a point inventé le surtravail.

Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production 

Que ce propriétaire soi Kalos kagathos [= beau et bon en grec] athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe !

Avant d’aller plus loin, constatons d’abord un fait.

Quand la forme d’une société est telle, au point de vue économique, que ce n’est point la valeur d’échange mais la valeur d’usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins déterminés ; mais le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant.

Quand il s’agit d’obtenir la valeur d’échange sous sa forme spécifique, par la production de l’or et de l’argent, nous trouvons déjà dans l’antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive devient alors la loi. Qu’on lise seulement à ce sujet Diodore de Sicile.

Cependant dans le monde antique ce sont là des exceptions. »

En ce sens, le mode de production esclavagiste est en profonde contradiction avec lui-même, car il ne parvient pas à développer une dynamique entraînant sa base. L’asservissement peut se généraliser, il ne saurait pourtant être accepter durablement par les masses. Le mode de production capitaliste dispose en comparaison d’un effet d’entraînement et même les prolétaires sont emportés par le mouvement, que ce soit parce qu’ils doivent payer leur loyer ou leur alimentation, ou bien parce que leur mode de vie s’élève relativement.

On n’a rien de cela dans le mode de production esclavagiste, où l’homme libre apparaît comme figé dans le temps face à un esclave lui-même figé dans le temps. Cela ne pouvait que provoquer des explosions sporadiques, avec des révoltes d’esclaves sapant les bases mêmes du mode de production esclavagiste, telle celle dirigée par Spartacus entre 73 et 71 avant notre ère.

Il est à noter dialectiquement que, dans certains cas, l’esclavage est parvenu à un effet d’entraînement, avec son affirmation comme fin en soi. En effet, c’est l’isolement de l’activité de chaque esclave qui empêchait le développement réel des forces productives. Or, lorsque l’esclavage était par moments employé sous supervision centralisée, cela aboutissait à une coopération de grande ampleur.

Portrait de l’empereur chinois Sui Yangdi, commandé en 643 par l’empereur Tang Taizong, peint par Yan Liben (600–673)

C’est cette coopération qui a amené la production des sept merveilles du monde ; elles restent cependant isolées dans leur existence, comme expression marginale d’un esclavagisme replié en fait sur lui-même.

Il était cependant inévitable que le mouvement l’emporte, et malgré sa tendance à vouloir geler la société, on peut établir une chronologie du mode de production esclavagiste.

Voici concernant l’aire méditerranéenne ce qu’il est possible d’établir en terme d’étapes :

* De 3500 à -1200 prédominent les organisations centralisées autour de palais ou de temples, préfigurant les villes, et les royaumes, sous la forme de la fédération aristocratique.

Les forces d’unification sont faibles, et la pulvérisation multipolaire l’emporte. De grandes réalisations, parfois spectaculaires, mais d’autant plus remarquables et exceptionnelles justement, sont néanmoins possibles à mesure que les capacités politiques et religieuses se développent pour asservir et encadrer des masses de plus en plus larges.

Régulièrement, des révoltes s’élancent, soit au sein des masses asservies au cœur même du dispositif, soit depuis les marges-refuges plus ou moins arriérées, avec l’appui de telle ou telle faction. Les grands États de cette période, à savoir les palais mycéniens, le royaume Hittite, le royaume d’Égypte notamment sont emportés en -1200 par une crise générale, sous la forme d’une révolte/invasion connue comme celle des « Peuples de la mer ».

Empreinte de sceau avec inscription, civilisation de Mohenjo-daro (3000 – 1800 ans) avant notre ère

* De -1200 à -400 il y a l’essor à proprement parler des Cités-États et des Empires en tant que tels, avec comme aboutissement l’Empire perse et Athènes.

Les deux fusionnent suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand, ce qui avec l’hellénisme produisit la première véritable culture universaliste, d’abord destinée aux couches dominantes, mais qui permit d’ouvrir un espace idéologique à l’utopie révolutionnaire, cherchant la rupture avec le mode de production esclavagiste au sens strict.

* De -400 à 300, les développements de l’hellénisme puis de la romanisation aboutissent à la formation impériale de la Cité universelle, sous la forme de l’Empire romain.

Les empereurs deviennent les figures de la nouvelle Humanité qui se dessine dans le mode de production esclavagiste décadent, annonçant le féodalisme : soit pour conserver stoïquement le monde dans son enclos, avec par exemple le Siècle d’Auguste, soit pour entraîner les masses dans un nouvel élan, en mesure de susciter leur adhésion, sous la forme d’une servitude volontaire et « juste », avec par exemple Caracalla, mais surtout Constantin, qui relance l’Empire en posant les bases du féodalisme, que les invasions germaniques du Ve siècle permettront de développer de manière définitive.

Sphinx du palais de Darius à Suse, briques siliceuses à glaçure, vers 510 avant notre ère

Parallèlement à l’Empire romain, l’Empire perse connut une série d’évolution comparable, sans que là une religion universelle ne parvienne toutefois à s’imposer du fait de l’échec du zoroastrisme à écraser les résistances. La Perse et l’Orient entreront dans le féodalisme avec l’Islam, mais sous une forme peu avancée du fait du maintien d’un puissant appareil impérial issu du mode de production esclavagiste.

On peut aussi évoquer ici le cas de l’Inde, où les couches dominantes parvinrent à « geler » la société dans l’asservissement, en assumant très tôt un saut qualitatif distordu dans le féodalisme à travers l’écrasement du bouddhisme et le passage du brahmanisme à l’hindouisme avec toutes ses variantes concurrentes mais unifiées.

D’une manière générale donc, le mode de production esclavagiste, dominé par une caste de propriétaires, se relance en quelque sorte de lui-même en développant un État impérial, sur une base fiscalo-militaire, appuyé par une idéologie religieuse permettant une adhésion et un encadrement des masses.

Cet aspect quantitatif détermine un saut qualitatif dans un nouveau mode de production : le féodalisme.

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