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  • Crise ouverte dans les inter-relations Maroc-Algérie-Tunisie-Libye-France-Grèce-Turquie-Russie-Mali

    La situation est explosive dans toute une zone et la série de faits tout récents expliquent d’eux-mêmes la situation. Les voici, avec quelques précisions préalables pour bien saisir l’ensemble.

    Le Maroc et l’Algérie sont en tension forte depuis cinquante ans. Leurs régimes sont très différents. Le Maroc est une monarchie corrompue et dictatoriale, où l’économie est aux mains d’un capitalisme bureaucratique particulièrement lié à la France, la ville de Marrakech servant de Sodome et Gomorrhe français. L’Algérie est une dictature militaire profitant des ressources en gaz et en pétrole pour se maintenir extrêmement difficilement, notamment depuis la vague de contestation de 2019 (appelé le Hirak) alors que le président Abdelaziz Bouteflika, dont on ne sait même pas s’il était encore en vie, briguait un cinquième mandat.

    L’Algérie est ainsi obligée de devenir expansionniste de manière agressive pour faire face à sa crise générale s’insérant dans la seconde crise générale du capitalisme et les ponts ont été rompus avec le Maroc. Ce dernier a reconnu Israël en 2020, en échange d’une reconnaissance américaine de sa domination sur le Sahara occidental, ce que l’Algérie ne reconnaît pas.

    L’Algérie qui s’est rapprochée de la Russie, qui elle-même gagne en influence notamment au Mali, au grand dam de la France, qui par conséquent exerce une nouvelle pression sur l’Algérie pour la faire vaciller, avec l’appui du Maroc.

    Une Algérie qui soutient également la Turquie dans son intervention en faveur du gouvernement libyen contre l’Armée Nationale Libyenne du maréchal Haftar qui a largement profité du soutien français et de l’appui de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats Arabes Unis et de la Russie.

    La Turquie qui vient de réaliser des manœuvres militaires en Azerbaïdjan, avec des forces armées de ce pays et du Pakistan, au grand dam de l’Iran qui a répondu par ses propres manœuvres, alors que de son côté la France signait une alliance militaire avec la Grèce.

    Ces précisions préalables, censées apporter de la clarté, reflètent en fait plutôt un terrible enchevêtrement d’intérêts et de conflits, le tout renforcé par les poussées impérialistes et expansionnistes des uns et des autres. C’est ni plus ni moins la guerre qui s’annonce, aux dépens des peuples.

    13-14 juillet 2021 : rencontre virtuelle du Mouvement des non-alignés en Azerbaïdjan, où le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra souligne la nécessaire indépendance du Sahara Occidental occupé par le Maroc et le délégué permanent du Maroc auprès des Nations Unies Omar Hellal a appelé à « l’indépendance du peuple kabyle » en Algérie.

    18 juillet 2021 : l’Algérie rappelle son ambassadeur au Maroc.

    25 juillet : le président tunisien Kaïs Saïed limoge le gouvernement, gèle le parlement, suspend l’immunité des députés et prend les pleins pouvoirs.

    18 août 2021 : l’Algérie décide de réviser ses relations avec le Maroc.

    24 août 2021 : l’Algérie rompt les relations diplomatiques avec le Maroc en accusant celui-ci d’être à l’origine d’incendies meurtriers en Kabylie en liaison avec des mouvements séparatistes.

    14 août 2021 : visite du ministre algérien des affaires étrangères, Ramtane Lamamra, à son homologue turc Mevlut Cavusoglu ; il est parlé de feuille de route et de convergence concernant les questions de la Libye, de la Tunisie et de l’Afrique en général.

    9 septembre 2021 : le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra explique lors d’un Conseil de la Ligue arabe qu’ « une analyse de la situation nous fait comprendre que certains cherchent à s’attribuer des rôles influents dans la structure de l’ordre régional et international en établissant des alliances dangereuses dans l’unique but de réaliser des acquis immédiats au détriment des nobles objectifs du système de l’action arabe commune ».

    Il y a « des parties [qui] recourent à l’aide et la puissance d’un ennemi historique pour attenter aux frères et s’attaquer directement aux voisins ». L’Agence de presse algérienne APS explique que ces propos font « allusion aux actes perpétrés par le Maroc qui s’allie avec l’entité sioniste pour entamer les intérêts de l’Algérie ».

    Ramtane Lamamra s’est rendu dans les jours suivant à Niamey au Niger, Nouakchott en Mauritanie, Le Caire en Égypte, Kinshasa en République démocratique du Congo (qui préside actuellement l’Union africaine, Brazzaville au Congo-Brazzaville (qui préside le Haut comité africain de suivi du dossier libyen).

    12 septembre 2021 : début en Azerbaïdjan des manœuvres militaires « Trois frères » avec des forces armées de la Turquie, de l’Azerbaïdjan et du Pakistan.

    22 septembre 2021 : l’Algérie n’autorise plus les avions civils et militaires marocains à la survoler, alors qu’elle ne renouvelle pas le contrat d’acheminement de gaz algérien jusqu’à l’Espagne via le gazoduc Maghreb Europe passant par le territoire marocain.

    25 septembre 2021 : à l’assemblée des Nations-Unies le Premier ministre malien Choguel Kokalla Maïga explique que « La nouvelle situation née de la fin de Barkhane, plaçant le Mali devant le fait accompli et l’exposant à une espèce d’abandon en plein vol, nous conduit à explorer les voies et moyens pour mieux assurer la sécurité de manière autonome avec d’autres partenaires ».

    Le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov a confirmé que le Mali avait pris contact avec des sociétés privées russes (servant de forces militaires, par ailleurs présentes au Syrie, au Soudan, en Libye, en République centrafricaine et au Mozambique, en Guinée et au Tchad).

    28 septembre 2021 : la France annonce la réduction drastique de visas pour les ressortissants du Maroc, de l’Algérie et la Tunisie, au motif que ces pays ne reprennent pas leurs ressortissants expulsés. Conférence de presse du président français Emmanuel Macron et du premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis annonçant un partenariat stratégique.

    29 septembre 2021 : l’ambassadeur français à Alger est convoqué et se voit notifier une protestation du gouvernement algérien.

    1er octobre 2021 : l’Iran, qui accuse l’Azerbaïdjan de collusion avec Israël, mène de vastes manœuvres militaires à la frontière avec l’Azerbaïdjan, nommées Fatehan-e Khaybar (les conquérants de Khaybar, du nom du village d’une tribu juive conquise par Mahomet).

    2 octobre 2021 : Le Monde relate des propos du président français Emmanuel Macron lors d’une rencontre deux jours plus tôt avec des petits-enfants de familles liées à la guerre d’Algérie : il parle d’une haine de la France de la part « du système politico-militaire qui s’est construit sur cette rente mémorielle ». Il dit également que le « système algérien est fatigué, le [mouvement de contestation lancée en 2019 et nommé] Hirak l’a fragilisé ».

    Enfin, il dénonce la Turquie : « La construction de l’Algérie comme Nation est un phénomène à regarder. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient ». 

    Le jour même, l’Algérie rappelle son ambassadeur à Paris et ferme son espace aérien aux avions militaires français.

    3 octobre 2021 : l’ambassadeur français à Alger est convoqué et se voit notifier une protestation du gouvernement algérien. 80 militaires de l’armée algérienne participent à des manœuvres avec la Russie en Ossétie du Nord. La Russie est le premier fournisseur de l’armée algérienne et sa part a augmenté de 64% entre 2016 et 2020.

    4 octobre 2021 : Omer Celik, porte-parole du Parti de la Justice et du Développement du président turc Recep Tayyip Erdoğan, dénonce Emmanuel Macron : « si vous deviez faire une déclaration sur un pays en particulier, pourquoi mariez-vous le nom de la Turquie, de notre président et de l’Empire ottoman dans cette affaire ? »

    6 octobre 2021 : en visite à Bamako une seconde fois depuis le 28 août pour rencontrer le colonel putschiste pro-russe Asimi Goïta, le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra déclare que « le président de la République Abdelmajid Tebboune m’a dépêché auprès du Président de la transition et auprès du Premier ministre pour témoigner la solidarité agissante de l’Algérie au peuple, au gouvernement malien, en cette période de l’histoire contemporaine de votre nation avec laquelle nous avons un destin commun ».

    7 octobre 2021 : le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra explique à l’agence de presse turque Anadolu, en marge du sommet Italie-Afrique, qu’il était nécessaire de dénoncer « très fortement » et « très fermement » la position française, et que « quelle que soit la crise que traversent les relations algéro-françaises, elle n’aura pas d’impact sur les relations de l’Algérie avec des pays frères comme la Turquie ». Il a souligné que la Turquie était un « acteur international très important ».

  • L’important concept de guerre hybride comme masque de la systématisation du militarisme impérialiste

    Le concept de guerre hybride est désormais tout à fait établi ; on parle là d’un concept couramment employé par les armées et présenté comme la guerre du futur. Voici l’histoire du concept présenté dans le document « Le piège de la guerre hybride », publié en 2015 par le Laboratoire de Recherche sur la Défense de l’Institut français des relations internationales, un très important club de pensée para-étatique français.

    « Le terme de « guerre hybride » (hybrid war) apparaît au mois de novembre 2005 dans un article de deux officiers américains du corps des Marines, le général James Mattis et le colonel Frank Hoffman. Leur objectif est notamment de peser sur le débat autour de la Quadrennial Defense Review (QDR) de 2006 en cours de rédaction.

    L’armée américaine est alors empêtrée en Irak et en train de faire demi-tour sur le programme de « Transformation », poussé par Donald Rumsfeld lors de la QDR de 2001.

    Là où la Transformation faisait la part belle aux nouvelles technologies et à la réduction des effectifs terrestres, les contraintes de l’occupation irakienne donnent une nouvelle voix aux partisans des « boots on the ground » : c’est l’époque du grand retour de la contre-insurrection qui insiste sur les compétences humaines plus que techniques et invite à repenser le centre de gravité des nouveaux conflits.

    Hoffman et Mattis abondent dans ce sens et insistent sur la nouvelle complexité de la guerre moderne qu’ils qualifient pour la première fois d’hybride.

    Selon eux l’Amérique serait, dans les années à venir, susceptible d’être confrontée « simultanément à l’effondrement d’un État failli ayant perdu le contrôle de certaines armes biologiques ou balistiques, tout en devant faire face à une violence fondée sur des clivages ethniques, ainsi qu’à des groupes terroristes radicaux ».

    Cette nouvelle complexité, dont le tableau rappelle à s’y méprendre l’Irak des années 2003-2004, comporterait un potentiel de déstabilisation plus élevé qu’au cours des décennies précédentes. Le concept demeure cependant théorique et il faut attendre août 2006 avec la campagne israélienne contre le Hezbollah pour le voir prendre corps.

    La communauté stratégique est alors surprise par les capacités sophistiquées du Parti de Dieu libanais qui prend en défaut les forces israéliennes, écartelées entre une armée de l’air trop confiante en l’efficacité de ses frappes stratégiques à distance et une armée de terre calibrée sur un conflit de basse intensité dans les territoires palestiniens.

    L’idée qui émerge alors est que le « milieu » du spectre a été négligé au profit de ses deux extrémités et qu’il existe désormais des acteurs irréguliers dont les capacités et les compétences n’ont rien à envier à celles de certains Etats (défense sol-air, missiles antichar, drones, etc.) tout en continuant de bénéficier des avantages traditionnels de l’irrégularité (fugacité tactique, asymétrie morale, soutien populaire). »

    Au début des années 2000, ce qu’on appelle guerre hybride, c’est en fait d’avoir à faire face à un ennemi qui, même s’il n’est pas une structure étatique, dispose de moyens techniques dont il n’aurait pas pu disposer une vingtaine d’années auparavant.

    Pour prendre un exemple concret jamais mentionné, mais de fait tout à fait exemplaire, les Tigres Tamouls au Sri Lanka avaient réussi à mettre en place des mines anti-blindés depuis copiés partout dans le monde, ainsi qu’à réaliser toute une flotte artisanale très variée de semi-sous-marins, de torpilles humaines, de petits patrouilleurs, d’embarcations suicides, de mines marines, etc.

    Le concept de guerre hybride a toutefois été totalement modifié depuis, pour ne pas dire révolutionné, et c’est la Russie qui aurait été la première à en formuler une forme concrète, avec l’annexion de la Crimée par des soldats sans uniformes nationaux et la mise en place de pseudo-États dans l’Est de l’Ukraine.

    Il a été considéré que l’intervention en Crimée des « petits hommes verts », soldats aux moyens techniques ultra-modernes mais sans appartenance officielle à la Russie, présentait une sorte de nouveau coup dans la gamme des actions possibles, tout comme, de manière relative, la mise en place de structures « étatiques » fantoches pour masquer l’occupation de l’Est de l’Ukraine.

    On considère que le théoricien de cette approche nouvelle est Valéri Guérassimov, qui est depuis 2012 chef de l’État-Major général des forces armées de la Fédération de Russie et vice-ministre russe de la Défense. On parle de la doctrine Guérassimov.

    Cependant, en réalité, la doctrine Guérassimov exposée lors d’une conférence par ce militaire consistait en une présentation des menaces pesant sur la Russie, considéré comme une pression à la fois technologique, diplomatique, militaire, économique, culturelle, psychologique, etc.

    On retrouve à l’arrière-plan la menace que représentent les opérations « oranges » des États-Unis. En effet, si on parle de « révolution orange » pour l’Ukraine en 2004-2005, il faut savoir que cette couleur est typique des pseudos-oppositions mises en avant par la superpuissance américaine dans les pays de l’Est européen durant les années 1980.

    Guérassimov pensait également au « printemps arabe », une pure fiction mise en place par les Frères musulmans notamment avec la chaîne du Qatar Al-Jazeerah.

    On l’aura compris, la Russie parle de la menace de guerre hybride et les États-Unis également, et l’expression s’est généralisée, au point que la définition de celle-ci apparaît comme toujours très fluide.

    La revue de l’OTAN, dans un article de mai 2015 intitulé « La guerre hybride existe-t-elle vraiment ? », présente la « guerre hybride » et dit que sa nature conceptuelle est trop floue, qu’il vaut mieux, par conséquent, s’en passer.

    « La récente intervention de la Russie en Ukraine a suscité de nombreux débats sur le recours à la guerre hybride et son efficacité. Il s’agit d’un type de guerre généralement présenté comme alliant guerre conventionnelle et non conventionnelle, guerre régulière et irrégulière, guerre de l’information et cyberguerre (…).

    L’idée générale est que les adversaires d’aujourd’hui ont recours à des moyens conventionnels et non conventionnels, réguliers et irréguliers, visibles et dissimulés.

    Ils exploitent toutes les dimensions de la guerre pour s’attaquer à la supériorité dont jouit l’Occident en matière de guerre conventionnelle. Les menaces hybrides exploitent pleinement tous les aspects de la guerre moderne : elles ne se limitent pas aux moyens conventionnels (…).

    Lors d’une récente rencontre parrainée par l’OTAN et organisée par l’Atlantic Council, les participants ont appris qu’il n’existait « aucune définition unanimement reconnue des termes liés à la guerre hybride ».

    Autrement dit, les vingt-huit membres de l’Alliance atlantique ne parviennent pas à se mettre d’accord sur une définition claire des menaces auxquelles ils sont confrontés.

    Comment les dirigeants de l’OTAN pourraient-ils élaborer une stratégie militaire efficace s’ils ne peuvent définir ce qu’ils considèrent comme la principale menace du moment ?

    Je recommande donc que l’OTAN et les autres décideurs occidentaux oublient toutes les références à l’« hybridité » et qu’ils se concentrent sur la spécificité et l’interconnexion des menaces qui se présentent à eux. »

    C’est que les militaires impérialistes sont coincés, du fait de leur incapacité à porter un regard historique. Car il n’y a en réalité rien de nouveau avec la « guerre hybride » et on parle là simplement du militarisme impérialiste de l’époque de la guerre atomique.

    Les années 1960-1970-1980 ont ainsi déjà connu une telle guerre « hybride », celle-ci s’arrêtent en cours de route en raison de l’effondrement de la superpuissance social-impérialiste soviétique, qui était alors la force la plus agressive dans le monde et qui a été cassé dans son élan.

    Cependant, comme les années 1990-2000-2010 ont été marquées par une paix impérialiste, avec une grande expansion du capitalisme, il n’y a plus eu un tel militarisme impérialiste.

    Il reprend désormais avec la seconde crise générale du capitalisme et cela apparaît comme « nouveau », alors que c’est la simple reprise de ce qui existait au moment de l’affrontement entre les superpuissances américaine et soviétique.

    Il suffit par exemple de penser à l’Afghanistan. Les Soviétiques envahissent le pays à l’appel d’une faction pro-soviétique soutenue à bout de bras pour justifier l’invasion, alors que par la suite les Américains arment les rebelles musulmans par l’intermédiaire de l’Arabie Saoudite, en fournissant des armes soviétiques pour ne pas officialiser trop bruyamment leur action.

    On peut penser aussi aux ordinateurs soviétiques des années 1980, consistant en un pillage des conceptions américaines, ou à la contre-guérilla américaine consistant en des actions armées ciblées contre par exemple les cadres du Black Panther Party et de l’American Indian Movement. On notera que les actions menées ici, sous l’égide du COINTELPRO, utilisaient également la diffamation, l’agression, le sabotage, etc.

    On notera également que cela pouvait se dérouler en dehors des États-Unis, avec ainsi un soutien aux groupes fascistes italiens posant des bombes dans des lieux publics pour mettre en place une stratégie de la tension.

    Pareillement, les « barbouzes » français ont liquidé des indépendantistes algériens puis des partisans de l’OAS, les services secrets espagnols ont tué des cadres basques dans le sud France, l’Allemagne de l’Ouest a aidé le FLN algérien et des néo-nazis poseurs de bombes dans le Tirol du Sud italien, etc.

    Tout cela est de la guerre « hybride ». Mais alors qu’est-ce que la guerre hybride ? En quoi doit-on la définir comme le masque du militarisme impérialiste de l’époque de la guerre atomique ?

    C’est relativement simple à comprendre. La concurrence entre États se doit de respecter un cadre diplomatique pour ne pas basculer dans un conflit ouvert non désiré. Cependant, lorsqu’il y a la crise générale du capitalisme, beaucoup de barrières tombent et la prise de risques est plus grande.

    Ce qu’on ne voulait pas espionner ou saboter auparavant, car cela risquait de provoquer un éventuel trouble, désormais on le fait.

    La présence de l’arme atomique modifie cependant cette prise de risques, au sens où le risque d’une éventuelle escalade pose tout de même un problème majeur. Le souci n’est pas l’arme atomique, en fait, mais qu’il n’y ait que l’arme atomique. C’était le problème des années 1960 pour les superpuissances américaine et social-impérialiste soviétique : entre les frictions et l’utilisation des bombes atomiques, la gamme de ce qui existait était très faible.

    C’est sur ce terrain que s’est développée la « guerre hybride » en multipliant dans tous les domaines les champs d’intervention, et cela d’autant plus que l’expansion capitaliste ouvrait de nouvelles possibilités culturelles ou technologiques.

    L’idée est de conquérir des espaces dans le camp de l’ennemi lui-même, afin de l’affaiblir, voire de provoquer des troubles, mais de telle manière que cela apparaisse comme interne. Cette dimension « interne » est censée avoir plus d’impact, et qui plus est protège en apparence puisqu’il n’y a pas d’intervention extérieure visible de manière claire.

    Et cela peut atteindre la dimension d’un territoire. On parle aujourd’hui des pseudos-républiques populaires de Louhansk et Donetsk mis en place par la Russie à l’Est de l’Ukraine. Mais la superpuissance américaine l’a déjà fait dans le passé, Ulrike Meinhof constatant en 1976 que des morceaux de pays ont été conçus par les États-Unis comme des bases opérationnelles : l’Allemagne de l’Ouest, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud.

    Toutefois, c’est là quelque chose de plutôt rare. Plus couramment, il y a des couches vendues à une superpuissance, comme les partis pro-Russie actuellement en Ukraine ou le Parti « Communiste » Français des années 1960-1970-1980, totalement un satellite soviétique, entièrement au service du social-impérialisme soviétique.

    On remarquera d’ailleurs ici une chose : la Fraction Armée Rouge fut littéralement obsédée par cette question de la mise en place d’interventions impérialistes pour instaurer un terrain favorable ; elle visait l’« agglomération », le « formatage » réalisé par l’impérialisme pour s’établir une base toujours plus solide.

    C’est d’ailleurs le cas pour les Brigades Rouges italiennes, Action Directe en France à partir de 1984, le DHKP/C en Turquie. Pour le DHKP/C, toutes les grandes décisions étatiques avaient comme source le MGK (le Conseil national de sécurité, mis en place par l’armée). La résolution de la direction stratégique d’avril 1975 des Brigades Rouges dit ainsi que :

    « Il apparaît clairement que ‘‘crise de l’impérialisme’’ dans l’immédiat, ne signifie pas ‘’effondrement’’ mais contre-révolution impérialiste globale, c’est-à-dire :

    a) restructuration des modèles économiques de base ;

    b) restructuration rigidement planifiée des fonctions économiques à l’intérieur d’une division internationale du travail et des marchés ;

    c) réajustement des structures institutionnelles, militaires et étatiques des régimes moins stables et plus menacés dans le cadre de l’ordre impérialiste. »

    Ainsi, on peut voir une tendance assez prononcée à raisonner en termes de « plans impérialistes ». Car là est le risque : si l’on parle de guerre hybride, alors on parle de choix de la mener, et on a vite fait de basculer dans la conception erronée d’un capitalisme qui est conscient de lui-même, qui pense, qui prévoit et établit des « plans ».

    Or, il ne peut pas y avoir de « plan », et donc pas de « guerre hybride » qui soit « consciente ; il n’y a pas lieu de tomber dans une lecture « géopolitique » (on trouvera d’ailleurs dans Crise n°12 un intéressant débat italien sur cette question de la « photographie » des rapports inter-impérialistes).

    La guerre hybride est toujours une poussée, dans le sens d’une opportunité qu’un pays impérialiste (ou expansionniste) se voit obliger de saisir parce qu’il est irrémédiablement forcé par la crise générale du capitalisme et la sienne en particulier.

    La Russie ne choisit pas de saboter l’existence de l’Ukraine, elle y est forcée de par sa propre situation.

    Et cela, comme les gens le voient sans en avoir une conscience juste, est détournée par les nationalistes ukrainiens (ou polonais) comme quoi la Russie serait une entité maléfique « en soi ».
    Les impérialistes français tentent de présenter la Chine et la Turquie sous le même jour, assimilant les poussées de leur régime à la nature même d’un pays.

    Ce qu’on appelle guerre hybride, c’est en fait la généralité de la compétition pour le repartage du monde et donc la systématisation du militarisme, qui prend le masque du militarisme du concurrent.
    La guerre hybride, c’est toujours celle de l’autre – personne ne prétend la faire, chaque force argumentant qu’elle ne fait que répondre à celle entreprise par l’adversaire.

    C’est cela, la véritable nature de la « guerre hybride », cette systématisation des interventions plus ou moins feutrées dans le camp du concurrent pour l’affaiblir de manière interne, afin d’être plus fort à terme pour la confrontation – conflagration.

  • « Une propagande démagogique parallèle à celle de Poujade parmi les commerçants »

    Pendant la seconde guerre mondiale, Henri Dorgères a été un cadre paysan du pétainisme, tout en aidant de nombreux prisonniers de guerre à s’évader. Il est condamné à dix ans d’indignité nationale mais immédiatement amnistié pour services rendus à la Résistance.

    Aux élections législatives de janvier 1956, il est élu député d’Ille-et-Vilaine dans le cadre du mouvement de Pierre Poujade, l’équivalent de Henri Dorgères pour les commerçants et à la tête depuis 1953 d’une Union de défense des commerçants et artisans.

    Pierre Poujade

    Jean-Marie Le Pen est alors un cadre poujadiste et le plus jeune député de France à 27 ans ; il faut mentionner également Jean Dides, autre cadre poujadiste élu et jouant un rôle du plus haut niveau dans l’appareil policier.

    Le journal du MRAP Droit et Liberté écrit dans un article du 20 janvier 1956 intitulé « Dorgères : antiparlementaire de naissance » :

    « condamné à une peine dérisoire après la Libération, il reprend peu à peu ses activités. Il mène dans les milieux agricoles une propagande démagogique parallèle à celle de Poujade parmi les commerçants. Ses agents et ceux de Poujade coopèrent à maintes occasions dans l’Ouest »

    Au cours de l’été et l’automne 1955, les troupes poujadistes, accompagnés de certains fidèles de Henri Dorgères, mènent l’action directe anti-fiscale. En août 1955, la perception de Léoville en Charente-Maritime est pillée et saccagée ; le 21 septembre ce sont de violentes émeutes à Chartres, avec le pillage quelques jours plus tard des perceptions à Aigrefeuille et Pont l’Abbée-d’Arnoult.

    Dans certaines de ces manifestations, les orateurs fustigent « une colonisation de la France en des termes que le décret Marchandeau interdit de rapporter ». Édicté en avril 1939, le décret Marchandeau modifie la loi sur la liberté de la presse de 1881 afin d’autoriser des sanctions pénales vis-à-vis des propos antisémites ou « haineux ».

    Mais pour Henri Dorgères, le cycle historique était fini. Le terrain social et culturel qui l’avait fait naître et l’avait développé s’asséchait toujours plus vite : à partir des années 1960, la paysannerie n’était plus le lieu névralgique de la contestation petite-bourgeoise.

    L’intergroupe parlementaire qu’il fonde en 1957, réunissant une partie des poujadistes, et une partie des indépendants comme Paul Antier dans le l’inter-groupe « Rassemblement Paysan » ne pouvait qu’échouer.

    La paysannerie était dorénavant plus homogène et solidement encadrée par la FNSEA qui puisait dans les notables de la Corporation paysanne de Vichy, gérant l’agriculture en « cogestion » avec l’État, dans le cadre de la modernisation capitaliste passant par l’intégration de l’agriculture dans le marché commun européen.

    La pression des monopoles et la menace de prolétarisation allait toucher essentiellement l’artisanat et le petit commerce avec l’arrivée des grands supermarchés, rappelant ainsi les débuts politiques d’Henri Dorgères dans la « Ligue des contribuables ».

    C’est le sens de l’Union de défense des commerçants et artisans e Pierre Poujade, mais aussi, dans les années 1970, de Gérard Nicoud et son Comité d’Information et de Défense, qui devint la Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale des travailleurs indépendants.

    Un vinyl 33 tours de Gérard Nicoud avec un discours tenu à Lyon en 1971

    Il n’empêche qu’Henri Dorgères a permis de diffuser dans les campagnes ce qui s’avère être une tradition politico-culturelle : l’action directe antiparlementaire visant à s’opposer à la prolétarisation de la petite-bourgeoisie. Il y a, dans cette tradition, un socle commun composé des valeurs suivantes :

    1. antiparlementarisme ;
    2. apolitisme et incapacité organisationnelle durable ;
    3. admiration-répulsion pour la Gauche ouvrière comme modèle et contre-modèle ;
    4. populisme ;
    5. romantisme anti-État ;
    6. discours anti-fiscal accompagné de demandes de soutien étatique.

    Le dorgérisme est ainsi une préfiguration de nombreux mouvements de la contestation française, comme partie intégrante de l’histoire de la France : poujadisme, bonnets rouges, gilets jaunes, etc.

    =>Retour au dossier sur le populiste paysan
    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • La corporation paysanne, l’élan vers les années 1960

    Depuis la fin de l’année 1935, le Front paysan vivote cependant pour n’être plus qu’un réseau, principalement grâce à un nouveau journal lancé par Henri Dorgères et Jacques Leroy-Ladurie, Le cri du sol.

    C’est le rapport avec la droite agrarienne qui pose souci et la rupture est consommée en 1938 ; en mai 1937, Henri Dorgèes n’est pas invité au congrès paysan de l’UNSA et Jacques Leroy-Ladurie, président de l’UNSA anciennement lié au Front paysan, écrit en septembre l’article « silence aux incapables ».

    Le document « Vers une politique paysanne » sert de base à la droite agrarienne, qui se réoriente vers une politique où la corporation paysanne devient une manière d’influencer directement la politique agricole de l’État.

    Dans la même perspective, en 1937, Rémy Goussault, président de l’Association Générale des Producteurs de Blé publie « le fait paysan et le fait syndical » ; Louis Salleron, ancien secrétaire de Jacques Bainville à la Revue universelle et véritable idéologue de l’UNSA, propose « un régime corporatiste pour l’agriculture ».

    Ainsi, en 1938, lors de l’application de la loi sur les allocations familiales, Henri Dorgères s’y oppose comme une interférence « étatique » alors que la droite agrarienne y voit une opportunité pour rattacher leurs organisations syndicales et ainsi fonder la corporation.

    La création de la corporation paysanne en décembre 1940, après la défaite face à l’Allemagne nazie, confirme ce changement de rapport de forces dans le mouvement agrarien une fois le pétainisme instauré.

    Henri Dorgères reçoit la francisque et continue à diffuser le Cri du sol, mais il est mis de côté pour les fonctions essentielles. Le maréchal Pétain se prononce pour un régime corporatif défendant la propriété familiale. En avril 1941, à Toulouse, il déclare :

    « Grâce à un programme agraire méthodiquement conçu, nous développerons le nombre des propriétés paysannes ou familiales qui favorisent l’accès des salariés à l’exploitation et multiplieront ainsi sur des bases solides, le nombre des belles familles terriennes. »

    La corporation paysanne avait été instaurée le 2 décembre 1940. Louis Salleron en avait rédigé le texte, et les responsables régionaux étaient tous issus de la droite agrarienne.

    Intégrée dans quelques régions, la « défense paysanne » ne fut donc pas la véritable colonne vertébrale de la Corporation mais bien les anciens notables du PAPF et de l’UNSA comme Rémy Goussault, le comte de Guébriant, Pierre Caziot, Leroy-Ladurie…

    En 1946, les principaux chefs de l’UNSA fondèrent la FNSEA et impulsèrent un modèle de cogestion de l’agriculture entre le corporatisme professionnel et l’État.

    L’intégration au marché européenne avec les lois de 1960 et 1962 aboutit ensuite au regroupement des exploitations en les concentrant, tout en modernisant les outils de travail et en développement l’exploitation laitière et l’élevage (très faible dans les années 1920-1930).

    Le Parti Communiste devenu révisionniste mit en place, de son côté, en 1959, le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF) afin de s’opposer de manière populiste-petite-bourgeoise à la concentration agricole.

    Dans « Vers l’émancipation paysanne », l’un de ses dirigeants Waldeck Rochet fustige ainsi « l’élimination de la petite production par la grande », ayant pour conséquence que « les 4/5 de petits exploitants qui existaient il y a 50 ou 60 ans sont devenus de simples prolétaires ».

    C’était là reprendre la ligne de Renaud Jean, pourtant critiquée par Lénine, ainsi que lors du IVe congrès de l’Internationale Communiste, et pouvant désormais pleinement se développer avec le révisionnisme.

    Les années 1960 marquent pourtant en même temps la fin de la « question paysanne » par le biais de la modernisation capitaliste. Henri Dorgères écrivit de son côté une sorte de bilan critique dans « Au XXe siècle : 10 ans de jacquerie » publié en 1959, fantasmant sur une paysannerie populiste dont le style se généraliserait :

    « Et si nous n’avions pas trouvé chez les ouvriers et si nous n’avions pas trouvé chez les commerçants, les artisans, les industriels et chez ceux qui exerçaient des professions libérales, des groupements poursuivant un combat parallèle au nôtre, nous avions l’espoir pourtant de pouvoir les susciter. »

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • 1934-1937 : la ceinture verte contre la ceinture rouge

    La poussée fasciste du 6 février 1934 a essentiellement été une action parisienne. Elle a rassemblée les ligues d’extrême droite implantées surtout dans le monde urbain. Pour Henri Dorgères, il fallait absolument imposer une stratégie « rurale », « paysanne » de la contestation antiparlementaire, antisémite, anticommuniste.

    Avec le Front paysan, il s’imagina un grand rôle national et s’acheta un appartement à Paris. Il multiplia les meetings, parfois en compagnie des chefs fascistes comme Taittinger ou La Rocque, à la fin de l’année 1934, meetings qui débordaient régulièrement en des agitations tapageuses.

    La défense paysanne se posait comme l’incontournable outil pour le renversement du régime, par un biais illégal mais passif, une sorte de « désobéissance civile » :

    « Prendre le pouvoir légalement, c’est-à-dire électoralement, nous semble une chimère, mais prendre le pouvoir de force nous semble également impossible tant que les dirigeants de ce pays auront la volonté de défendre le régime.

    Ils disposent de tant de gardes mobiles, de tant de mitrailleuses que je recule d’effroi, pour ma part, devant le fleuve de sang que ferait couler une telle opération.

    Mais la prise illégale du pouvoir me semble possible si nous amenons nos dirigeants à abdiquer.

    De nombreux régimes ont ainsi abdiqué en France et, récemment encore, des gouvernements qui avaient des majorités parlementaires importantes ont fui sous la poussée de l’opinion publique.

    Cette poussée, il faut l’exercer de telle sorte que la somme des inconvénients du pouvoir devienne pour nos politiciens plus grande que la somme de ses avantages. »

    À la suite des élections municipales de mai 1935, qui voient la forte progression communiste dans la banlieue parisienne, voici ce qu’en dit Henri Dorgères dans un article au titre explicite « La ceinture rouge, soit, nous ferons donc la ceinture verte » :

    « Le danger communiste existe aussi bien dans les fermes des environs de Paris que dans les boutiques petites et grandes de la capitale.

    Or, les cultivateurs de la grande banlieue ne sont pas organisés en vue de la lutte contre le communisme.

    Ils possèdent des associations professionnelles prospères, mais qui ne peuvent se battre sur ce terrain.

    Par contre, des groupements de défense paysanne ne s’occupant ni de coopérations, ni de mutuelles, pourraient fort bien remplir ce rôle.

    Autour de la ceinture rouge, ils pourraient établir une ceinture verte fort utile à la fois pour défendre leurs intérêts matériels et pour maintenir en respect les éléments révolutionnaires de la banlieue. »

    C’est une véritable stratégie d’encerclement des mairies socialistes et communistes qui est « reprise » par les Croix de feu du colonel de la Rocque. Après une réunion parisienne « secrète » des Croix de feu début octobre 1935, Le Populaire (socialiste) écrit :

    « le colonel de La Rocque a prouvé l’authenticité de nos révélations. S’adressant à ses gradés parisiens rassemblés lundi soir, salle Wagram, avec leurs hommes de confiance, il s’est écrié :

    « Les cadres de la région parisienne seront la clef de la situation et les camarades de province on les yeux tournés vers eux, car ils savent que lorsque Paris aura donné le signal, la province devra les appuyer en immobilisant la ceinture rouge et EN MENANT L’OFFENSIVE parallèlement à celle de Paris.’’

    Pour cette opération dont les chefs de l’armée de la tête de mort ne se dissimulent pas la difficulté, elles seront appuyées par les « chemises vertes » de Dorgères, venant principalement des départements normands : ‘‘à la ceinture rouge, a déclaré un chef Croix de feu, nous opposerons la ceinture verte !’’ »

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • Les chemises vertes, une mystique anticommuniste

    Profitant de son implantation et des succès populistes de son agitation, Henri Dorgères fait alliance la droite agrarienne dans le cadre du Front paysan, juste quelques mois après le 6 février 1934 donnant lieu un sursaut populaire antifasciste dans tous les pays.

    Il écrivait encore, en mars 1934, dans le journal le Progrès Agricole de l’Ouest :

    « Pour ma part, je crois au développement d’un mouvement de genre fasciste »

    Et en décembre 1935, il dit pourtant :

    « je ne suis ni fasciste, ni antifasciste, je suis pour l’ordre, la justice, la propriété »

    C’est une simple ré-orientation tactique, pour contourner le front antifasciste, en maniant l’apolitisme pour mieux mobiliser la paysannerie sur la base du « bon sens » communautaire.

    L’Humanité raconte un épisode avec les chemises vertes et les agrariens

    D’ailleurs, c’est au tournant de l’année 1934-1935 que la « défense paysanne » se dote d’un véritable service d’ordre du mouvement ; auparavant, Henri Dorgères avait profité des « dispos » des Croix de feu de La Rocque pour assurer certaines de ses réunions.

    C’est que le Front paysan oblige à une certaine autonomie, du moins en apparence. Ainsi sont lancées les « Jeunesses paysannes » dirigées par Modest Legouez qui, calquées sur le modèle des Jeunesses Patriotes de Pierre Taittinger, vise surtout à contrer la gauche.

    Voici comment Henri Dorgères présente une anecdote sur ces « chemises vertes » :

    « Les socialistes et les communistes ont annoncé une contremanifestation et nos amis ont pris leurs précautions. Une centaine de jeunes paysans portant une chemise verte, assurent le service d’ordre.

    300 gueulards veulent forcer l’entrée de notre salle. Ils sont éjectés en vitesse et courent se mettre à l’abri derrière les gardes mobiles qui ont été mobilisés. »

    Cette jeunesse paysanne de type fasciste a un uniforme (chemises vertes) et toute une panoplie militante. Au serment de fidélité « croire, obéir, servir », calqué sur le « Croire, Obéir, Combattre » fasciste italien, s’accompagne d’un insigne où une fourche et une faux s’entrecroise sur une gerbé de blé.

    Existent même des disques vinyles avec des chants d’un côté et les discours de Herni Dorgères de l’autre ; la brochure « Haut les fourches » est diffusée à plus de 100 000 exemplaires.

    L’organisation développe alors son propre organe de presse du même nom que la brochure, devenant même un slogan lors de manifestations ou d’oppositions aux vente-saisies ou à la gauche socialiste et communiste.

    Il y aura des tentatives de sections sportives, des groupes de théâtres ruraux ; l’insigne « haut les fourches » est même un label de qualité déposé sur les bouteilles de vin, notamment pour les vignerons de la Loire.

    Jean Bohuon, l’ancien cultivateur-cultivant rallié à la défense paysanne déclare au congrès officiel des Jeunesses paysannes de décembre 1935 à Bannalec, dans le finistère :

    « Nous les vieux, on lutte pour la revalorisation des produits agricoles, vous les jeunes, vous devez lutter pour la revalorisation des consciences. »

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • Le Front paysan, front de la droite agrarienne

    La chute du prix du blé entraîne entre 1933 et 1935 une crise des ciseaux. Les paysans sont moins bien payés alors que le coût d’investissement est resté le même. L’augmentation des cotisations sociales et l’exode rural des ouvriers agricoles rend la situation intenable, d’autant plus que les paysans-propriétaires, appuyée par la droite, se refuse à toute mécanisation.

    En 1927, Gabriel Fleurant dit « Agricola », président de l’Union des paysans de l’Oise, fonde le Parti agraire paysan français (PAPF). Il se veut apolitique et corporatiste et souhaite offrir une passerelle politique pour envoyer des « députés paysans ».

    En 1934, la puissante Union Centrale des Syndicats Agricoles (regroupant des gros propriétaires) passe sous la présidence de Jacques Leroy-Ladurie, issue de la grande famille normande ; elle devient l’UNSA (union nationale des syndicats agricoles) qui se proclame l’outil de « l’émancipation paysanne » et profite des fonds de la banque Worms grâce à Gabriel Leroy-Ladurie, frère de Jacques.

    C’est l’aboutissement d’une fracture née à la fin du XIXe siècle au sein du syndicalisme agricole. L’UNSA est le prolongement du syndicalisme d’obédience catholique, connue sous le nom de « Rue d’Athènes » du fait du lieu de son siège social à Paris.

    L’autre, de nature républicaine, dit du « boulevard Saint-Germain », pareillement en raison de l’adresse (en l’occurrence de la Société des agriculteurs de France), souhaitait une fusion avec les mutuelles agricoles, très liées aux républicains radicaux-socialistes depuis la fin du XIXe siècle, et offrant des crédits aux paysans. C’est une logique très affairiste et libérale de l’agriculture.

    Il faut noter tout de même que des régions comme le midi, le centre et le sud-ouest restaient des zones rurales acquises à la gauche, socialiste ou communiste.

    Avec la tension des années 1930, les agrariens-catholiques forment le bloc le plus actif, combinant finalement le style antiparlementaire porté par Henri Dorgères et la tradition catholique-conservatrice de la droite agrarienne traditionnelle.

    Henri Dorgères

    À l’été 1934, c’est la naissance du Front paysan réunissant la « défense paysanne », le PAPF et l’UNSA, avec Henri Dorgères, Jacques Leroy-Ladurie et Pierre Mathé (militant lorrain du PAPF) comme figures notables.

    L’expérience du Front paysan marque les esprits avec de grandes rassemblements dans le nord et l’ouest du pays ; il y a ainsi 5 000 personnes à Caen le 29 septembre 1934.

    Le 1er octobre 1934, ce sont 25 000 personnes réunies à Rennes, avec des pancartes « pas d’argent, pas d’impôts », « a bas la déflation des prix », « Front Paysan », « ruiner le paysan, c’est ruiner la France ».

    Des journaux locaux comme l’Action paysanne à Toulouse soutiennent l’élan ; de son côté, Henri Dorgères écrit en 1935 une petit brochure militante intitulée « Haut les fourches ! », conforme au style fasciste :

    « À la République parlementaire et individualiste qui divise et qui corrompt, la paysannerie désire de plus en plus voir substituer une République corporative et familiale.

    Pour nous, la souveraineté dans l’État doit résider dans le métier, qui assure la vie matérielle des individus ainsi que la prospérité de la nation, et dans la famille qui en garantit la continuité. »

    Lors d’une élection législative partielle à Blois en mars 1935, Henri Dorgères est investi par le Parti agraire paysan français et parvient au second tour. C’est une des premières confrontations entre le Front paysan, soutenu par toute la droite, et le front commun antifasciste qui soutiendra au second tour le candidat radical-socialiste finalement vainqueur.

    Henri Dorgères

    Le journal de la SFIO, Le Populaire, titre le premier avril : « le fasciste-royaliste Dorgères, pseudo-paysan et démagogue est battu à Blois ! »

    Henri Dorgères et son mouvement incarne alors clairement le fascisme rural. Le 27 juillet, le journal antisémite « Je suis partout » écrit :

    « Ce qui compte, heureusement, ce sont les ligues nationales, ce sont les groupements de « Défense paysanne », dont nous avons, dès l’origine, souligné ici le caractère (Famille, Région, Pays, Métier) et la portée sociale et nationale. Avez-vous vu lu Haut les fourches, le premier livre où M. Henri Dorgères exprime ses vues simples, claires et saines ?

    Achetez et lisez Haut les fourches. Ne décourager pas les « condamnés de Rouen ».

    Bourgeois des villes, comprenez-vous que les Henri Dorgères, Les Mathé, les Leroy-Ladurie sont seuls capables de vous éviter une « Jacquerie » ? 

    Sans eux, la paysannerie française mal informée et exaspérée par les sacrifices qu’on lui impose sans profit pour les consommateurs, passerait au communisme.

    Capitalistes, grands financiers, ne gaspillez plus vos millions pour corrompre les hommes et les partis de gauche et d’extrême-gauche. Vous avez devant vous des forces jeunes et incorruptibles, lesquelles vous vaincront. »

    Le 25 août 1935 au parc des expositions à Rouen, un meeting du Front paysan rassemble 10 000 personnes, avec 30 départements représentés, en présence de Jacques Leroy-Ladurie et de Pierre Mathé. Des hauts parleurs sont placés pour que les nombreuses personnes massées en dehors écoutent les discours.

    Ce meeting vise à soutenir Henri Dorgères qui était mis en accusation pour atteinte au crédit de l’État après des appels à refuser l’impôt et se retirer des caisses de dépôts.

    Cela intervient quelques semaines après le serment antifasciste des socialistes et des communistes à Paris, le 14 juillet.

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • L’Humanité sur l’incident de Bray-sur-Somme

    Voici ce que dit l’Humanité au sujet de l’affaire Salvaudon.

    La démonstration pro-fasciste du koulak de Bray-sur-Somme, 20 juin 1933

    Quatre paysans ont été blessés dont un grièvement par les grades mobiles

    Le bilan des brutalités policières de dimanche à la terme de Bray-sur-Somme, se traduit par 4 paysans blessé, dont un grièvement.

    Le gros propriétaire terrien Salvaudon, soutenu par les chefs fascistes de la ligue des contribuables et les Dorgères et Delhay, dirigeants d’une organisation agraire-fasciste de l’ouest, avait fait appel aux petits paysans, aux ouvriers agricoles, amenés par les koulaks, la contrée.

    Pour leur agitation fasciste, pour la défense de leurs propres intérêts, les capitalistes de la terre exploitent la misère gui augmente à la campagne chez les petits paysans qui eux, ne font pas des « démonstrations » à la manière du koulak de Bray, mais veulent lutter contre la misère, contre les saisies véritables !

    Saisies dont la menace plane sur eux de plus en plus, aussi bien de la part des gros propriétaires que de l’Etat bourgeois – l’Humanité ne signalait-elle pas samedi dernier, le cas d’un petit paysan menacé de saisie par le Crédit agricole ?

    Le gouvernement de gauche ne trouve pas de crédits pour les petits paysans, mais il trouve des sommes énormes pour son armée de mercenaires qui, comme hier, frappaient à coups de sabre paysans pauvres et ouvriers agricoles, trompés par la démagogie des chefs fascistes à la d’Anthouard et à la Dorgères !

    L’exemple des petits vignerons

    Nous devons être dans toutes les manifestations paysannes, en développant nos revendications précises, pour combattre la démagogie fasciste, pour éclairer les exploités qui, comme hier, ont suivi les émules du baron d’Anthouard, pour briser le « bloc rural » chez à MM. les chefs verts, admirateurs de Hitler.

    Et, dans ces manifestations, et partout à la campagne, il faut populariser l’exemple des petits vignerons du Bitterois qui, brisant le « bloc viticole », ont soutenu activement les ouvriers viticoles en grève contre les vinassiers – l’ennemi commun.

    Les sept arrêtés avant-hier à Brai, ont vu leur mandat d’arrêt confirmé. Ils passeront prochainement devant le tribunal correctionnel de Péronne.

    Parmi eux, on sait qu’il y a les chefs agraires Dorgères et Delhay.

    Gageons que leur condamnation (?) sera plus faible que celle que le gouvernement de gauche a fait prononcer contre les ouvriers agricoles de Capestang qui eux luttaient pour leur pain ! »

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  • Le tournant de l’affaire de Bray-sur-Somme en juin 1933

    Au cours des années 1930, une des principales formes prises par l’action directe dans la paysannerie est l’opposition à la vente-saisie des biens. C’est en grande partie la CGPT (Confédération Générale des Paysans-Travailleurs), fondée en 1929 et liée au Parti communiste, qui développe ce type d’action visant à s’opposer, parfois physiquement, à la vente de biens après le non-remboursement d’emprunts. On voit cela par exemple dans le film « la vie est à nous » de 1936.

    La « défense paysanne » réactionnaire va ainsi reprendre à son compte cette forme d’opposition là où elle est bien implantée. La difficulté résidait dans l’équilibre à avoir puisque la vente sur saisie révélait parfois une expropriation par une grand propriétaire lorsque le paysan était un fermier. Pour éviter la dimension lutte des classes, la « défense paysanne » s’opposait surtout au vente-saisie de la part de l’État.

    L’affaire de la vente-saisie de Salvaudon en 16 juin 1933 est alors un grand marqueur.

    Henri Dorgères

    Salvaudon était le propriétaire d’une ferme de 240 hectares à Bonfray à quelques kilomètres de Bray-sur-Somme ; il employait 18 salariés et 20 saisonniers. Salvaudon était aussi un notable, conseiller d’arrondissement de son village et membre de la Ligue des contribuables depuis 1931.

    Il avait ainsi juré de ne jamais cotiser pour les assurances sociales et avait été condamné à payer une amende de plus de 10 000 francs, qu’il refusait d’ailleurs de payer. Le 16 juin 1933, l’État devait procéder à la vente-saisie de son camion et d’une automobile, signe révélateur d’un style de vie éloigné des masses paysannes.

    Salvaudon avait ainsi appelé l’Action française et la Ligue des contribuables à venir le soutenir lors de la venue des fonctionnaires. Henri Dorgères était là en tant que membre de la Fédération des contribuables, afin d’en faire une tribune politique ; il s’était fait au préalable connaître lors de réunions politiques les dimanches des foires agricoles.

    Au matin du 18 juin, ce sont 1 500 personnes en soutien de Salvaudon qui font face à plusieurs centaines de gendarmes et 150 gardes mobiles à cheval, alors que les routes d’accès sont fermées.

    Salvaudon est dans son bureau, revêtu son uniforme d’officier décoré de croix de guerres et propose des objets ridicules pour la vente. Des discours sont prononcés dans la cour de la ferme, dont un par Henri Dorgères. Alors que la gendarmerie donne l’ordre de dispersion, elle reçoit des projectiles. Il y a quatre blessés et huit arrestations, dont Henri Dorgères et deux membres du Parti agraire paysan français.

    Des barricades sont alors montées autour de la ferme, avec des charrues, des râteaux, des herses… Lorsque la vente commence, les acquéreurs sont bousculés, sifflés et les opposants font en sorte de placer les acheteurs de leur camp.

    Le procès de Henri Dorgères fut par la suite l’occasion d’une vaste campagne de soutien. L’arrestation parallèle de membres du Parti agraire paysan français favorisa également le rapprochement avec les notables de la droite agrarienne représentés par celui-ci.

    Adolphe Pointier, futur président de l’Association générale des producteurs de blé et Jacques Leroy-Ladurie, un des hauts responsables de la puissante Union Centrale des Syndicats Agricoles, apportèrent un soutien public à Dorgères.

    La « défense paysanne » devint ainsi un véritable mouvement d’ampleur, reconnu nationalement.

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  • Le dorgérisme comme développement d’un mouvement antiparlementaire

    Comme la petite-bourgeoisie est une couche sociale coincée entre prolétariat et bourgeoisie, elle s’enferme dans une instabilité qui s’exprime dans un style politique. Le « dorgérisme » est avant tout une méthode d’action qui combine l’antiparlementarisme et l’action directe, mélange politique tout à fait français.

    Le 1er février 1930, lors du lancement officiel des « Comités de défense paysanne », ce sont 16 000 personnes qui se rassemblent au nom du refus de l’inscription à la caisse d’assurance sociale. La « Défense paysanne » récupère alors des syndicalistes issus des « cultivateurs-cultivants » et va en progressant toujours plus, profitant du laxisme du ministre de l’agriculture André Tardieu.

    Une quarantaine de réunions se succèdent dans l’année et la Défense Paysanne compose une partie de la contestation anti-fiscale, portée officiellement par la Ligue des contribuables, Dorgères étant le délégué régional et son président à Rennes.

    Lors de la campagne électorale des législatives de 1932, ce sont 20 000 personnes qui se rassemblent à Rennes en compagnie de nombreux notables agrariens, à Lisieux ce sont 6 000 paysans qui sont présents, ainsi que plusieurs milliers à Caen, 15 000 personnes à Angers quelques mois plus tard…

    La lutte anti-fiscale se propage en fait dans les couches petites-bourgeois et l’enjeu en Bretagne est l’encadrement de la paysannerie. L’augmentation du prix du blé va alors permettre le durcissement du mouvement. Henri Dorgères assume le combat brutal, puisant dans une démarche patriarcale et populiste, comme ici :

    « Il faut que les parlementaires se mettent dans la tête que le passage a tabac est devenu pour eux un risque professionnel.

    En Bretagne, cette année, contrairement a ce qui se faisait depuis un temps immémorial, les parlementaires – les députés surtout – n’ont fait que de rares apparitions dans les comices agricoles.  »

    Ou encore, cette consigne :

    « Lorsque le député vient à la campagne, il ne lui est pas possible de se faire escorter partout par des gendarmes ou des policiers.

    En pareil cas, loin de la garde prétorienne, vous avez entre les mains un des responsables de la situation. C’est le moment de lui faire voir, non seulement par des paroles, mais par des violences, que vous n’êtes pas contents. »

    À Rennes, une manifestation à la suite d’un rassemblement culmine dans un mouvement au domicile du député radical-socialiste Cadoret. Cela termine en des jets de pierre contre le domicile, avec des carreaux brisés. A Chartes, c’est à l’appel du Parti agraire paysan français que 3 000 cultivateurs enfoncent les grilles de la préfecture.

    Tout au long de l’année 1933, la contestation paysanne antiparlementaire s’intensifie, comme à Nantes où 10 000 personnes se réunissent le 24 mars 1933.

    Dans ce cadre, Henri Dorgères fonde un empire de presse financé par le Duc d’Harcourt, éleveur et député du calvados, proche de l’Action française puis du Parti Social Français de La Rocque.

    En avril 1933 est lancé le mensuel « La voix du paysan » et de nouveaux soutiens de la bourgeoisie foncière affluent, comme le marquis de Kérouartz, le Comte Roger de la Bourdonnaye, alors président de la chambre d’agriculture d’Ile-et-Vilaine, et Jacques Lemaigre-Dubreuil, actionnaire des huiles Lesieur.

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • Henri Dorgères lance un soulèvement paysan-populiste

    Au début de l’année 1919, de vastes grèves en France débouchaient sur la reconnaissance légale de la journée de 8 heures.

    Or, l’exploitation agricole est alors en concurrence avec l’industrie, et la journée de 8 heures et le mode de vie urbain attirent bien davantage que l’isolement social et culturel et les 12 à 16 heures de travaux ruraux.

    La petite et la moyenne paysannerie, propriétaire ou fermière, celle dont le recours à la main d’œuvre est essentielle, va alors chercher à s’opposer à cette prolétarisation des ouvriers agricoles.

    Et cela produit une panique petite-bourgeoise devant l’affaiblissement du statut paysan et de son poids social. Henri Dorgères joue alors le rôle de catalyseur.

    Diffusé à plus de 26 000 exemplaires, le journal qu’il dirige, Le Progrès Agricole de l’Ouest, lui permet de diffuser des éléments agricoles techniques et de proposer une aide juridique concernant les ennuis avec les administrations fiscales.

    Son objectif assumé est la sauvegarde de la communauté d’intérêt du paysan-villageois, ou du village paysan, en cherchant à former une communauté « historique », opposée à la lutte des classes.

    Il faut ainsi arriver, coûte que coûte, à unifier le grand producteur de betterave du Nord, le petit vigneron de la Loire, les maraîchers du Bassin parisien :

    « Nous avons créé une fierté paysanne qui n’existait pas, un esprit de corps qui s’opposait à l’esprit de classe du prolétariat. Nous répétions sans cesse qu’on ne pouvait bien défendre un métier qu’à la condition d’en être fier.

    A l’époque, un complexe d’infériorité atteignait presque toute la Paysannerie et il en a fallu des efforts pour chasser ce complexe. »

    Évidemment, l’agriculture recoupe des réalités différentes, de statuts (métayage, fermage), de conditions, ouvriers agricoles ou propriétaires, de cultures. Henri Dorgères pouvait cependant s’appuyer sur un processus de concentration agricole encore très lent.

    En 1920, il y a en France 32 000 exploitations de plus de 100 hectares pour 2 685 000 de moins de 10 hectares, avec un inégal développement entre l’Île-de-France, le sud avec des exploitations mécanisés et concentrés, et le reste du pays où subsiste la petite et moyenne exploitation, plutôt familiale.

    Il fallut donc d’autant plus renforcer l’aspect agressif, avec une contestation typiquement petite-bourgeoise qui est la lutte contre l’imposition.

    C’est après l’instauration de la loi Loucheur du 5 avril 1928 sur les assurances sociales pour les ouvriers agricoles que Henri Dorgères adhère à la Ligue des contribuables et se lance dans les premières batailles. Selon lui, cela augmente les charges sociales et entraîne une voile administratif intolérable dans une communauté villageoise préservée du contractualisme libéral (assigné au monde urbain opposant capitalistes et ouvriers).

    Le 28 février 1928, ce sont 12 000 personnes qui manifestent à Vannes contre la loi Loucheur et où Henri Dorgères prend la première fois la parole.

    Jusqu’au début de l’année 1933, Henri Dorgères se présentera sous l’étiquette de la Ligue des contribuables, mouvement anti-fiscaliste qui bascule dans le fascisme en 1934 sous la présidence de Jacques Lemaigre-Lebreuil, actionnaire principal des huiles Lesieur et soutien du journal de Dorgères avec des encarts publicitaires.

    L’essentiel était l’organisation des paysans – dans une forme paysanne populiste – et c’est pourquoi Dorgères mit en place, avec une trentaine de paysans, au début du mois de janvier 1929 un « Comité de défense contre les assurances sociales » dans les locaux du journal Le Progrès Agricole de l’Ouest, à Rennes, en même temps qu’une pétition qui va recueillir plus de 150 000 signatures en un mois et demi.

    Toute l’instabilité de la petite-bourgeoisie passe alors par la couche de la moyenne paysannerie, qui réclame tout à la fois moins de taxes et d’impôts, et plus de protectionnisme.

    Henri Dorgères explique alors à ce sujet :

    « La Défense Paysanne c’était les « Etats-Généraux » de la Paysannerie appuyés sur la masse des petits cultivateurs et dressés contre un Etat qui les oppressait. Nous n’étions nous que leurs mandants, que leurs « délégués » et c’est d’ailleurs ce titre de délégué général qui m’avait été attribué. »

    Et en 1935 il raconte dans « Haut les fourches » :

    « Chaque cultivateur syndiqué, chaque syndicat local, chaque union régionale doit comprendre que l’action commune ne libérera la terre de la double hypothèque libérale et marxiste, dont elle acquitte depuis de trop longues années le lourd tribut, que lorsque leurs aspirations collectives pourront se faire jour sur le plan national.

    Dussions-nous fonder 10 000 syndicats nouveaux, enregistrer 500 000 adhésions nouvelles, rien ne sera fait tant que l’Union nationale ne sera pas devenue un instrument aussi efficace et redouté que la C.G.T. ou le Comité des Forges.

    Guerre de classes ? Non pas.

    Nous entendons tout au contraire imposer sur le terrain syndical ce tiers parti, fier de ce qu’il a su réaliser dans la fraternité des sillons, mais plus fier encore d’être dès maintenant le précurseur de l’ordre corporatif de demain. »

    Henri Dorgères va jusqu’à parler d’un « État paysan », d’une « dictature paysanne ». Il a été au cœur d’un mouvement paysan-populiste, qui converge entièrement avec le Fascisme se développant dans les années 1920-1930 comme expression de la contre-révolution.

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • La Bretagne, la bataille pour l’hégémonie catholique et Henri Dorgères

    L’installation de la République a produit une division dans le monde agricole entre syndicats républicains et syndicats catholiques liés à l’Église. Et, dans la mouvance catholique elle-même, une division entre démocrates-chrétiens et catholiques traditionalistes était née.

    En 1894, Marc Saignier fonde la revue démocrate-chrétienne Le Sillon, et en 1898 c’est le journal l’Action française qui apparaît.

    Cette division de la mouvance catholique s’aiguisait avec l’intervention du pape Pie X. En 1910, le pape condamna la mouvance démocrate-chrétienne issue du Sillon pour son rapprochement considéré comme blasphématoire de la « Révolution française » et des principes chrétiens. D’un autre côté, c’est en décembre 1926, que l’Église condamna l’Action française à cause de la subordination de la foi religieuse à l’action militante, politique.

    Cela souligne l’instabilité de cette question paysanne-catholique, historiquement si entremêlés et dont on a un fameux exemple en Pologne, en Autriche, au Portugal.

    António de Oliveira Salazar, professeur d’économie catholique, à la tête de l’Estado Novo fasciste portugais de 1932 à 1968

    Et, pour des raisons historiques, c’est en Bretagne que cette question va se cristalliser.

    On y trouve le Nouvelliste de Bretagne, soutenu par l’Épiscopat de Bretagne et financé par Paul Féron-Vrau, propriétaire d’une industrie textile à Lille organisée autour des principes du catholicisme social.

    On trouve également dans la région le journal Ouest-éclair (qui deviendra Ouest-France à la sortie de la guerre) soutenant le mouvement syndical des « cultivateurs-cultivants » de l’abbé Mancel et les caisses mutuelles rurales de l’abbé Trochu.

    Ouest-éclair évoluait dans le sillage du Parti démocrate-populaire fondé en 1924, qui visait à établir l’indépendance économique et morale des petits paysans et ouvriers agricoles, au nom du catholicisme social.

    C’est alors une véritable bataille pour l’unification politique des catholiques et lors des élections législatives de 1928, ces divisions s’expriment largement. Le 17 avril, Eugène Delahaye, rédacteur en chef du Nouvelliste écrit, dans un article titré « Oh la barbe ! » :

    « Être avec Trochu ou être avec Maurras ! Il n’y a pas de milieu, prétend tous les matins l’Ouest-Eclair. Eh bien si, il y a un milieu… et un large milieu dans lequel se trouvent des milliers et des milliers de braves gens qui, catholiques, patriotes, homme d’ordre, cherchent dans l’union la victoire contre toutes les gauches. »

    Et l’Ouest-Éclair de répondre le lendemain :

    « Contre le cartel des gauches, nous avons réalisé l’union la plus large. Ce que nous n’avons pas voulu faire, c’est l’alliance avec les monarchistes et nous croyons que cette attitude d’indépendance et de fidélité à notre idéal démocratique et républicain, bien loin d’affaiblir la position des défenseurs de la politique d’union nationale, la renforcera. »

    Dans le cadre de cette tension, on trouve la figure de Henri Auguste-d’Halluin. Né en 1897 à Wasquehal, petite ville de 6 000 habitants dans le Nord, il est envoyé à Rennes en 1921 comme journaliste au Nouvelliste de Bretagne.

    En fait, avec ses premiers écrits dans l’Action française contre l’« excès de centralisation et de paperasserie de la République », il a rencontré l’évêque Charost de Lille, qui l’a propulsé comme journaliste politique.

    Il quitte ensuite le Nouvelliste de Bretagne, considérant que la ligne n’y était pas pas assez dure, et fonde d’abord La Province, puis surtout en mars 1925 le Progrès Agricole de l’Ouest, où il signe ses articles Henri Dorgères, du nom d’un petit village en périphérie de Rennes.

    Le crash de 1929 et la Grande Dépression qui s’en suivit avec la chute des prix agricoles aiguisèrent alors les contradictions sociales, aussi l’objectif devenait directement l’unification de la droite rurale.

    Henri Dorgères devint alors une figure de premier plan.

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • Jacques Bainville et l’Action française comme clef idéologique du populisme paysan

    L’une des grandes expressions du poids historique de la paysannerie française, c’est l’Action française, un mouvement monarchiste à la fois activiste et intellectuel, formant une immense opposition politique à la France républicaine entre 1871 et 1914, ainsi que relativement dans les années 1920-1930.

    En se basant sur la tradition contre-révolutionnaire de Joseph de Maistre (1753-1821), Louis de Bonald (1754-1840) et de Frédéric Le Play (1806-1882) – ces deux derniers auteurs jouant par ailleurs un rôle clef dans la naissance de l’idéologie de la « sociologie » -, cette mouvance va formuler une grande thèse romantique anticapitaliste, consistant à dénoncer la modernité des individus atomisés et ne se rejoignant que par l’intermédiaire de contrats sociaux.

    Le contre-modèle est une monarchie idéalisée comme une grande société organique, quasiment une famille, constituée en corporations solidaires.

    Les principales figures du mouvement furent Charles Maurras (1868-1952), Maurice Pujo (1872-1955), Léon Daudet (1867-1942) et Jacques Bainville (1879-1936).

    C’est lors des funérailles, le 13 juillet 1936, de ce dernier, entré dans le cercle maurrassien dès début 1900, que les camelots du Roy, troupe de choc de l’Action française, agressèrent notamment Léon Blum, alors président du Conseil des ministres et passant non loin en voiture.

    Jacques Bainville

    Grand théoricien de la monarchie « éternelle », Jacques Bainville a rédigé plusieurs articles où il intègre la paysannerie comme devant être le moteur du nationalisme de l’Action française, notamment dans le quotidien La Liberté, dont le renégat du communisme et fasciste Jacques Doriot deviendra rédacteur en chef en 1937.

    Surtout, il affirme le maintien de la France en quelque sorte profonde à travers les vicissitudes historiques ; il constate que la France résiste totalement à ce qui est, du point de vue communiste, la crise générale du capitalisme ouverte en 1917-1918 et marquant une offensive de la révolution mondiale.

    Il affirme ainsi de manière assez juste en 1920, dans Les conséquences politiques de la paix, que :

    « Par un curieux renversement des choses, la France de la Révolution est devenue le pays le plus réactionnaire du monde.

    Aux yeux des masses prolétariennes et paysannes de l’Europe orientale, qui tendent vers des formes barbares de dictature beaucoup plus que vers la démocratie parlementaire, nous sommes un peuple de « bourgeois ». Rien n’est plus vrai. »

    C’est là une intuition politique qui débouchera directement sur le pétainisme, avec son culte de la « terre » qui ne « ment pas ».

    C’est que, malgré l’électrification générale des communes rurales, le gouffre reste important avec la ville ; la paysannerie envie le poste TSF, les meubles modernes, les journaux quotidiens, la motocyclette, les vêtements diversifiés… Tout en restant circonspecte, étrangère, voire hostile au mode de vie urbain.

    Toutefois, comme, avec l’élargissement de la propriété paysanne à la suite de la guerre, la vie cléricale à la campagne s’érode et la place prise par les femmes dans le travail au champ bouscule l’organisation traditionnelle patriarcale, cela provoque d’autant plus de troubles.

    Le mode de vie paysan reste un « monde à part » fondé sur le village et des relations communautaires, tout en étant ébranlé et par là mis en branle. Jacques Banville écrit dans La Liberté en novembre 1929 :

    « On peut prévoir que l’exode continuera tant que les villes auront du travail à offrir.

    Il s’arrêtera quand l’activité́ industrielle se ralentira, ce qui, chose à noter d’ailleurs, pourrait bien arriver par une crise agricole, laquelle déterminerait une régression des achats, une « sous-consommation » de la part d’une clientèle nombreuse.

    Alors, le paysan restera à la terre, féconde en hommes et en fruits. Alors, comme aux autres époques qui avaient vu la même désertion, il ne faudra pas plus d’une ou deux générations pour que les campagnes soient repeuplées. »

    On voit ici une confiance absolue dans la nature agraire de la France, comme rempart à la modernité ; comme il s’agit d’un romantisme anticapitaliste, d’un idéalisme, il y en même temps la considération que la force de la France éternelle, c’est la communauté paysanne, et un appel en ce sens.

    Jacques Bainville écrit en 1924 dans Heur et malheur de la France :

    « La grande faculté de la France, une de ses facultés maîtresses, aurait dit Taine, c’est de reconstituer sans cesse une classe moyenne qui, elle-même, engendre toutes les aristocraties.

    À la base se trouve une race paysanne, ancienne et dure, qui crée constamment de la richesse et qui, par la plus réelle des richesses, celle du sol fécondé par le travail, s’élève constamment.

    Un vieux proverbe de la noblesse française disait : « Nous venons tous de la charrue. » C’est encore vrai de nos jours pour toutes nos espèces d’aristocratie, y compris celle de l’intelligence.

    Vingt millions de paysans forment l’humus dont se nourrit sans cesse ce qui fait la France.

    Vingt millions de paysans qui ont deux passions, celle de l’épargne et celle de l’ordre, sont les garanties de toutes nos renaissances.

    Quelles que soient nos plaies financières, politiques ou sociales, on peut compter que le paysan français, par son labeur aussi régulier qu’opiniâtre, rétablira l’équilibre et aura raison de tout. »

    Cette conception va irriguer tout un espace politique et culturel.

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  • Le poids rural dans la France du XIXe siècle et du début du XXe siècle

    Au XVIIIe siècle se met en œuvre la dissolution progressive de la propriété féodale de la terre. Il est souvent dit que la Révolution française a aboli les privilèges, répartissant la terre avec la propriété paysanne. Cela est vrai, mais cela n’arrive pas d’un coup de baguette magique : il y a tout un long processus historique, dont la Révolution française est le saut qualitatif, elle-même se déroulant de 1789 à 1871.

    Cependant, la substance de la Révolution française dans la question paysanne se lit déjà dès l’instauration du code civil de Napoléon en 1804 qui ne reconnaît juridiquement que la propriété individuelle.

    Cela pose toutefois une contradiction importante entre une masse de paysans formant la majorité des Français, produisant de manière isolée, et une petite propriété devant nécessairement s’insérer dans une dynamique capitaliste impliquant une coopération au moyen du capital et ainsi une modernisation, une rationalisation.

    C’est précisément cette contradiction qui va donner naissance à une petite-bourgeoisie paysanne, qui ne possède pas une idéologie mais un style, qu’on qualifiera par la suite de « poujadiste », et dont la base a été fourni par Henri Dorgères entre la première et la seconde guerre mondiales.

    On ne peut pas comprendre la France du XIXe siècle et celle du début du XXe siècle sans voir que son socle est paysan. Au début du XXe siècle, il y a encore autant d’ouvriers agricoles que d’ouvriers de l’industrie.

    La population urbaine française ne devient aussi nombreuse que la population paysanne qu’en 1930 – et encore cela suppose-t-il que les urbains sont eux-mêmes d’extraction paysanne toute fraîche. Un excellent exemple est la culture propre aux cafés, brasseries et bars-tabac aux mains des Auvergnats à Paris.

    Communautés immigrantes de Paris en 1932, almanach Hachette

    La France est ainsi, sur une longue période, une « nation paysanne ». C’est ce qu’avait admirablement remarqué Karl Marx dans son analyse du 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, avec le fameux passage du « sac de pommes de terre » :

    « la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. »

    Cette longue existence paysanne alors que le capitalisme s’élance pratiquement sans freins depuis 1789 est lourd de conséquences.

    La combinaison de l’héritage familial paysan et le morcellement des terres en des petits propriétaires a pour conséquence de freiner le développement du capitalisme en France, et donc, dialectiquement de limiter la maturation idéologique de la classe ouvrière.

    C’est ce qui explique le contournement en France de cette tâche de maturation historique, assumée inversement par la social-démocratie en Allemagne et en Autriche, avec le syndicalisme révolutionnaire et son principe de la « minorité agissante », ainsi que le républicanisme social de Jean Jaurès.

    Jean Jaurès

    Le formidable poids de la paysannerie isole en fait les ouvriers et fait placer le centre de gravité de la vie politique française au « centre », avec les radicaux. C’est le socle de la IIIe République française, qui va de 1870 à 1940.

    Les notables libéraux-républicains du parti radical-socialiste ont joué ici un rôle fondamental dans la domination de la bourgeoisie industrielle en confirmant la petite propriété rurale.

    Revenu en France en juin 1871 après la Commune de Paris, Léon Gambetta déclare à Bordeaux :

    « C’est donc aux paysans qu’il faut s’adresser sans relâche, c’est eux qu’il faut relever et instruire.

    Les mots, que les partis ont échangés, de ruralité, de chambre rurale, il faut les relever et ne pas en faire une injure.

    Ah ! il faudrait désirer qu’il y eût une chambre rurale dans le sens profond et vrai de ce mot, car ce n’est pas avec des hobereaux que l’on fait une Chambre rurale, c’est avec des paysans éclairés et libres, aptes à se représenter eux-mêmes ; et alors, au lieu d’être une raillerie, cette qualification de Chambre rurale serait un hommage rendu aux progrès de la civilisation dans les masses. »

    C’est qu’à l’époque la base de la vie politique française est dans les campagnes, qui produisent des figures réactionnaires locales, que l’on retrouve notamment au Sénat, une entité jouant le rôle de frein réactionnaire dans le cadre des institutions.

    Cette dynamique est telle qu’il se fonde une chambre des ruraux en 1875, une « Société nationale d’encouragement à l’agriculture » en 1880, fusionnée en 1912 dans une Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricole regroupant jusqu’à 1 910 538 membres en 1930.

    Entre-temps il y avait également eu la création du Crédit agricole, afin de fournir la paysannerie en liquidité tout en sauvegardant le mode familial d’exploitation.

    Jules Breton, Fin du travail, 1886-1887

    On peut voir ici que la bourgeoisie industrielle de la Belle époque a soutenu la petite production familiale autosuffisante, comme base sociale à son hégémonie politique : la reproduction simple à la campagne était un gage de stabilité du régime.

    Sur 14 millions de paysans en 1930, 80 % sont ainsi propriétaires. C’est une immense base petite-bourgeoisie, par définition opposée au collectivisme, hostile à la modernité, enfermée dans des mythes traditionalistes en fait sans cesse renouvelés.

    Les crises économiques de 1892 et de 1929, pas plus que la crise générale du capitalisme ouverte en 1917-1918, ne changeront cette caractéristique ; la France profite en effet, grâce à cette base paysanne et son Empire colonial, d’un relatif isolement du capitalisme mondial, lui permettant à la fois autonomie et stabilité.

    Mais la progression inexorable de l’accumulation capitaliste, ainsi que les défis mondiaux des années 1930 – la marche à la guerre avec sa nécessaire militarisation, la rationalisation capitaliste devenant prégnante – obligèrent cette paysannerie à devenir une couche sociale également particulièrement agitée.

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    Henri Dorgères et les chemises vertes

  • La nature du groupe Barbé-Celor et son impact sur le PCF bolchevisé

    Le problème de fond du Parti Communiste, c’est sa prise de contrôle par un groupe secret s’imaginant œuvrer pour son bien. On trouve à sa tête :

    – Henri Barbé, grande figure des Jeunesses Communistes de la région parisienne, activiste ayant dans la seconde partie des années 1930 récolté 18 années de prison et 100 000 francs d’amende et y échappant en devenant parlementaire puis en fuyant en URSS où il travaille au sein de l’Internationale Communiste ;

    – Pierre Celor, cadre communiste très engagé contre le colonialisme puis un haut responsable des Jeunesses Communistes, devenant ensuite un des principaux dirigeants devant agir dans l’illégalité en raison de la répression.

    Henri Barbé et Pierre Celor étaient de purs produits du mouvement communiste français naissant ; nés tous les deux en 1902, ils représentent une nouvelle génération façonnée par l’ultra-activisme.

    Ils sont les dirigeants de fait du Parti Communiste aux côtés de Benoît Frachon (né en 1893) et de Maurice Thorez (né en 1900), ces deux derniers étant absents de la mi-1929 à la mi-1930 en raison de leur emprisonnement.

    Henri Barbé et Pierre Celor pensent avoir la ligne juste et prennent toutes les décisions par en haut, établissant un appareil parallèle pour contourner les liaisons habituelles. Cela asphyxiait littéralement la vie intérieure du Parti Communiste qui devient à la fois insupportable et morte.

    L’Internationale Communiste s’aperçut en 1930 qu’il y avait un véritable problème et chercha des explications ; il y eut alors une autocritique de la direction, Maurice Thorez apparaissant comme le plus en pointe à ce niveau.

    Il formula cela de manière très juste dans une réunion au Comité Central de juillet 1930 :

    « On doit lutter contre toutes les méthodes mécaniques et sans affaiblir la lutte contre les déviations opportunistes, réaliser une plus grande démocratie intérieure.

    Dans le Parti, chaque ouvrier doit se sentir la possibilité d’émettre son opinion sans qu’immédiatement il soit traité d’opportuniste ou de social-démocrate.

    Nous, Comité Central, nous devons dire cela au Parti. »

    En juillet 1931, l’Internationale Communiste revint à la charge en ayant cette fois compris l’existence du groupe Barbé-Celor, qui est alors liquidé par le Parti Communiste.

    Pierre Celor fut ensuite exclu en 1932, Henri Barbé en 1934 (tous deux deviendront par la suite des catholiques intégristes, fanatiques anticommunistes, Henri Barbé devenant même un activiste de la Collaboration).

    Entre-temps, c’est Maurice Thorez qui redressa la barre, se faisant connaître comme le dirigeant du Parti au moyen d’une vaste campagne de rectification menée à travers différents articles dans l’Humanité publiés entre août et septembre 1931 par Maurice Thorez : « Pas de mannequins » le 14 août, « Que les bouches s’ouvrent » le 21 août, « Enfin on va discuter » le 1er septembre, « Jetons la pagaïe » le 23 septembre, alors que s’ouvre une nouvelle rubrique dans l’Humanité : « Sous les feux de la critique ».

    Voici comment, le 28 octobre 1931, il caractérisa dans l’Humanité le problème que posait le groupe Barbé-Celor avec l’article « Pour un bon travail de masse – Caractéristiques politiques d’un groupe ‘‘sans principes’’ » :

    « De tous les maux dont a souffert le Parti, dans ces dernières années, le moindre ne fut pas le développement dangereux d’un certain « esprit de groupe », – reflet des tendances sectaires ou réaction erronée devant les difficultés, – qui conduisit à un rétrécissement anormal des directions à tous les échelons.

    Le Comité Central, dans sa session de mai, signala le danger au Parti. Il exigea formellement la liquidation de l’esprit de groupe et des tendances aux groupes plus ou moins formellement constitués.

    En juillet, le Comité Central a constaté, malgré sa résolution de mai, non plus seulement le développement de l’esprit de groupe, mais bien l’existence d’un groupe fermé dont les membres, soumis à la discipline de groupe, se réunissaient en dehors des organismes réguliers du Parti, pour se concerter et déterminer leur attitude commune dans tous les problèmes de la politique du Parti.

    Le Comité Central, avec juste raison, considère le groupe comme une des causes essentielles de la régression temporaire de notre mouvement.

    L’activité de groupe, en tout temps néfaste au Parti, a été dans la dernière période une lutte sans principes contre les directives pressantes de l’Internationale et contre les justes résolutions du Comité Central sur le tournant.

    On doit dire « groupe sans principes » parce que les membres du groupe n’ont jamais formulé ouvertement des opinions nettement opposées aux résolutions du Parti et de l’Internationale Communiste.

    Au contraire, ils ont prononcé de nombreux discours les approuvant. Ils ont ainsi trompé le Parti et l’Internationale Communiste en taisant leurs divergences.

    Car le groupe, sans plate-forme définie, n’en exprime pas moins un système de conceptions erronées, – que d’autres camarades du Parti partagent ou ont partagées, ce qui les fit agir sous l’impulsion du groupe, – et qu’il convient d’analyser et de réfuter.

    L’idéologie de groupe, en général, c’est la méfiance érigée en principe envers les forces de la classe ouvrière et du Parti, c’est l’étroitesse politique qui produit le sectarisme.

    Les membres du groupe condamné par le Comité Central nourrissaient en outre leur sectarisme de considérations sur le rôle de la jeunesse.

    Ayant tous appartenu à la jeunesse communiste ils « se considéraient comme ayant le monopole de la ligne politique juste. C’était le reflet du manque de confiance dans TOUT le Parti ».

    Leur « méfiance sans base politique » s’étendait uniformément à tous les membres du Parti et des directions, avant tout aux militants des syndicats.

    Il est clair que se manifeste ici une grave déviation. C’est plus que « l’avant-gardisme », cette erreur de caractère gauchiste qui se croient plus révolutionnaires que leurs frères aînés, membres du Parti.

    La déviation du groupe s’apparente plutôt à la conception autrefois développée par Trotsky, pour qui « la jeunesse était le baromètre du Parti ».

    Le Comité Central, tout le Parti bolchévik, et aussi la jeunesse communiste de l’Union Soviétique, condamnèrent vigoureusement cette opinion de Trotsky. De même fut condamnée l’erreur analogue de Chatzskine et autres en 1928-1929 (…).

    Le groupe se considérait comme prédestinée », et, dès lors, tout son objectif consistait à préparer ou assurer l’exercice de cette prérogative d’un nouveau genre. Une telle suffisance est de nature petite-bourgeoise et n’a rien de communiste.

    Cette première déviation des membres du groupe fait comprendre leur activité hostile à l’égard de tous les camarades de la direction qui n’étaient pas du groupe. Elle explique la pratique de désagrégation. »

    Le Parti Communiste s’est ainsi bien élancé grâce à la bolchevisation réalisée en 1927-1928, sous l’impulsion de l’Internationale Communiste. Mais le processus a été mal calibré et a produit une ligne opportuniste le gauche, le groupe Barbé-Celor menant le Parti dans le mur en étouffant la vie intérieure, en détruisant les dynamiques idéologiques et en prolongeant un style à la fois syndicaliste révolutionnaire et sectaire.

    En 1931, c’est la rectification et c’est Maurice Thorez qui la mène, alors que de nouveaux défis vont s’imposer très rapidement avec la montée du fascisme en France et qui vont révéler que c’est une ligne opportuniste de droite qui succède à celle de gauche.

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