Le cinquième congrès de la seconde Internationale et le socialisme communal

Au cinquième congrès, l’esprit d’unité sous le mode de la conciliation se décline à tous les niveaux. Pour cette raison, il y a également une ouverture au syndicalisme qui est très marquée. Il y avait déjà l’invitation au congrès, qui avait la forme suivante :

« 1. Toutes les associations qui adhèrent aux principes essentiels du socialisme : socialisation des moyens de production et d’échange ; union et action internationales des travailleurs ; conquête socialiste des pouvoirs publics par le prolétariat organisé en parti de classe ;

2. Toutes les organisations corporatives qui, se plaçant sur le terrain de la lutte de classes et déclarant reconnaître la nécessité de l’action politique, donc législative et parlementaire, ne participent cependant pas d’une manière directe au mouvement politique. »

En conséquence, la conjugaison, sans hiérarchisation, du Parti et des syndicats, se voit ouvertement assumée dans la résolution suivante :

« Des conditions nécessaires de l’affranchissement du travail :

1° Constitution et action du prolétariat organisé en parti de classe ;

2° Expropriation politique et économique de la bourgeoisie ;

3° Socialisation des moyens de production.

1. Le prolétariat moderne est le produit nécessaire du régime capitaliste de production qui exige l’exploitation politique et économique du travail par le capital.

Son relèvement et son émancipation ne pouvant se réaliser qu’en entrant en antagonisme avec les défenseurs intéressés du capitalisme, lequel par sa constitution même doit aboutir inévitablement à la socialisation des moyens de Production. Devant la classe capitaliste, le prolétariat doit par conséquent se dresser en classe de combat.

Le socialisme qui s’est donné la tache de constituer le prolétariat en armée de cette lutte de classe a pour devoir, avant tout, de l’initier par un travail méthodique réfléchi et incessant à la conscience de ses intérêts et de sa force et d’user à cet effet de toutes les armes que la situation politique et sociale actuelle met entre ses mains et que sa conception supérieure de la justice lui suggère.

Au nombre de ces moyens le congrès indique l’action politique, le suffrage universel et l’organisation de la classe ouvrière en groupes politiques, en syndicats, coopératives, caisses de secours, cercles d’art et d’éducation, etc.

Il engage les militants socialistes à propager le plus possible ces moyens de culture et d’éducation qui augmentent la force de la classe ouvrière et la rendent capable d’exproprier politiquement et économiquement la bourgeoisie et de socialiser les moyens de production. »

Il s’agit là d’un élargissement aux formes secondaires en général et l’ouverture à l’idéologie municipaliste en fait partie. Le congrès socialiste de 1900 vote ainsi une résolution ouvertement réformiste en ce sens :

« Attendu que par « Socialisme municipal », on ne peut entendre un socialisme spécial, mais seulement l’application des principes généraux du socialisme à un domaine spécial de l’activité politique ;

Attendu que les réformes qui s’y rattachent ne sont pas et ne sauraient être présentées comme devant réaliser la société collectiviste, mais qu’elles sont présentées comme s’exerçant dans un domaine que les socialistes peuvent et doivent utiliser pour préparer et faciliter l’avènement de cette société ;

Considérant que la commune peut devenir un excellent laboratoire de vie économique décentralisée et en même temps une formidable forteresse politique à l’usage des majorités socialistes locales contre la majorité bourgeoise du pouvoir central, une fois qu’une autonomie sérieuse sera réalisée ;

Le Congrès international de 1900 déclare :

Que tous les socialistes ont pour devoir, sans méconnaître l’importance de la politique générale, de faire comprendre et apprécier l’activité municipale, d’accorder aux réformes communales l’importance que leur donne leur rôle « d’embryons de la société collectiviste » et de s’appliquer à faire des services communaux : transports urbains, éclairage, eaux, distribution de la force motrice, bains, lavoirs, magasins communaux, boulangeries municipales, service alimentaire, enseignement, service médical, hôpitaux, chauffage, logements ouvriers, vilement, police, travaux communaux, etc., etc. ;

de faire de ces services des institutions modèles tant au point de vue des intérêts du public que de la situation des citoyens qui les desservent ;

Que les communes trop faibles pour procéder à elles seules à la réalisation de ces applications doivent s’attacher à former des fédérations communales,

Que dans les pays où l’organisation politique ne permet pas aux communes d’entrer dans cette voie, tous les élus socialistes ont pour devoir d’user de tous leurs pouvoirs, en vue de fournir aux organismes communaux la liberté et l’indépendance suffisantes pour réaliser ces desiderata ;

Le Congrès socialiste international de Paris décide qu’il y a lieu de convoquer un Congrès international des conseillers municipaux socialistes;

Ce Congrès aurait un double but :

a. Faire connaître toutes les réformes réalisées sur le terrain municipal et les avantages moraux et financiers obtenus;

b. Constituer un bureau national dans chaque pays et un bureau international chargés de centraliser tous les renseignements et documents relatifs à la vie municipale, de façon à faciliter l’étude des questions d’intérêt communal, par la communication des documents et renseignements; Le soin de la convocation de ce Congrès est laissé au bureau permanent international. »

Cette idée d’un socialisme « communal », sorte de concrétisation du travail politique du Parti et du travail économique des syndicats, devenait alors une pièce maîtresse du style social-démocrate, de sa démarche dans les faits.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et le gradualisme

La résolution caoutchouc du cinquième congrès correspond à un esprit unitaire non idéologique, typique du centrisme de Karl Kautsky. Le but est simplement une unité allant dans un sens commun.

Le congrès reprend donc l’exigence exprimé au congrès précédent : il réaffirme déjà le besoin d’une commission interparlementaire internationale. Il appelle à la constitution d’archives internationales du socialisme, en centralisant la récupération de toutes les productions de tous les pays.

Tout cela doit être mis en place à Bruxelles, où une commission permanente doit désormais être structuré, telle que l’explique la résolution suivante :

« Le Congrès international socialiste de Paris, considérant :

Qu’il importe aux Congrès internationaux, destinés à devenir le parlement du prolétariat, de prendre les résolutions qui guideront le prolétariat dans sa lutte de délivrance; Que ces décisions, résultat de l’entente internationale, doivent être traduites en actes; Décide de prendre les mesures suivantes :

1. Un comité d’organisation sera nommé aussi vite que possible par les organisations socialistes du pays où se tiendra le prochain congrès ;

2. Un comité permanent international ayant un délégué pour chaque pays, sera formé et disposera des fonds nécessaires. Il arrêtera l’ordre du jour du congrès suivant et demandera des rapports à chaque nationalité adhérente au congrès ;

3. Ce comité choisira un secrétaire général salarié chargé :

a) De procurer les informations nécessaires ;

b) De rédiger un code explicatif des résolutions prises aux congrès antérieurs ;

c) De distribuer les rapports sur le mouvement socialiste de chaque pays deux mois avant ]e nouveau congrès ;

d) D’établir un aperçu général des rapports présentés sur les questions discutées au congrès ;

e) De publier de temps à autre des brochures et des manifestes sur les questions d’actualité et d’intérêt général, ainsi que sur les réformes importantes, et des études sur les graves questions politiques et économiques ;

f) De prendre les mesures nécessaires pour favoriser l’action et l’organisation internationale du prolétariat de tous les pays. »

Dans la même idée d’ouverture au gradualisme, au réformisme, une résolution sur la lutte pour le suffrage universel et la législation directe par le peuple explique que :

« Le congrès déclare que le combat pour la perfection du suffrage universel est l’un des meilleurs moyens pour préparer intellectuellement et moralement les masses à la conquête de la souveraineté politique et économique, de les pénétrer du sentiment de la lutte de classe et de les habituer au gouvernement de l’État socialiste à venir. »

Il n’y a ici aucune perspective critique sur le suffrage universel dans un régime bourgeois. La résolution sur la conquête des pouvoirs publics va même encore plus loin dans le gradualisme légaliste, pacifique :

« Dans un Etat démocratique moderne, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation prolétarienne sur le terrain économique et politique, de la régénération physique et morale de la classe ouvrière et de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives.

Mais dans les pays où le pouvoir gouvernemental est centralisé, il ne peut être conquis fragmentairement. »

Cette dernière phrase indique la sorte de compromis. L’idée est la suivante : dans un pays démocratique « normal », la Suisse étant souvent présentée comme exemple (alors qu’en réalité ce pays est totalement fragmenté), cela passe par le vote et les syndicats. Par contre, dans le cas de monarchies absolues, avec un « pouvoir gouvernemental centralisé », il faut le renversement.

Cela amenait ainsi à la fois une tendance réformiste dans les pays de l’ouest européen, mais inversement un appui notamment au renversement du régime tsariste en Russie.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et la résolution caoutchouc

Le congrès socialiste international de Paris se tint du 23 au 27 septembre 1900, dans le contexte de crise, avec d’un côté le révisionnisme s’étant développé en Allemagne, de l’autre côté le ministérialisme en France.

L’ordre du jour était le suivant :

– l’exécution des décisions du congrès ;

– la législation internationale du travail par la limitation de la journée de travail et la possibilité d’un minimum de salaire dans les divers pays ;

– le premier mai ;

– des conditions nécessaires de l’affranchissement du travail (constitution et action du prolétariat organisé en parti de classe, expropriation politique et économique de la bourgeoisie, socialisation des moyens de production) ;

– la conquête des pouvoirs publics et les alliances avec les partis bourgeois ;

– la politique coloniale ;

– la paix internationale, le militarisme, la suppression des armées permanentes ;

– l’organisation des travailleurs maritimes ;

– la lutte pour le suffrage universel et la législation directe par le peuple ;

– le socialisme communal ;

– les trusts ;

– la grève générale.

Jules Guesde prenant la parole au congrès de Paris

791 délégués étaient présents, à la salle Wagram, dont 437 Français, 95 Britanniques, 57 Allemands, 37 Belges, 23 Russes, 19 Danois, 14 Italiens, 12 Autrichiens (dont 2 pour les Tchèques), 1 Hongrois. Le scandale à la française eut lieu dès le premier jour, Jules Guesde, Edouard Vaillant et Paul Lafargue quittant la salle en raison de l’appartenance de Jean Jaurès au bureau de présidence du congrès.

La question du ministérialisme fut évidemment brûlante et, dans l’esprit de refus des scissions apparu en Allemagne dans la question du révisionnisme, c’est la résolution « caoutchouc », comme on qualifia pour s’en moquer de celle rédigée par Karl Kautsky, qui l’emporta.

On y lit :

« Le congrès rappelle que la lutte des classes interdit toute espèce d’alliance avec une fraction quelconque de la classe capitaliste (…).

L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel. »

Karl Kautsky, l’auteur de la résolution, posa comme gage que cette entrée tactique devait être approuvé par le Parti, que le ministre devait rester sous la supervision du Parti. Mais ce garde-fou n’avait aucun sens alors que des socialistes « indépendants » naviguaient justement entre deux eaux.

Karl Kautsky, parlant de Jean Jaurès en 1934, décrit ainsi cet épisode:

« À l’époque du congrès international de Paris de 1900, nous étions très proches, lui et moi. Le parti venait de s’unifier (depuis 1899, mais une nouvelle scission menaçait.

Alors que le combat pour et contre le révisionnisme de Bernstein échauffait les esprits, une nouvelle controverse fit son apparition : l’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. L’unité était menacée ; on allait à nouveau aboutir à la rupture.

On se contentait d’attendre le congrès international qui devait trancher cette controverse.

La commission du congrès me donna pour mission de rédiger une résolution à ce sujet J’avais refusé l’entrée de Millerand dans le ministère, mais je ne pouvais pas pour autant me résoudre à exprimer une interdiction absolue et pour toujours d’une participation à un gouvernement de coalition. Cela aurait pu nous mener dans une fâcheuse situation.

Ma résolution ne condamna pas une telle participation sans réserve mais seulement sous certaines conditions. J’espérai que ce point de vue était non seulement juste mais permettrait aussi de maintenir en l’état l’unité des camarades français.

En cela je me trompai. Jaurès accepta ma résolution, qui le délivra beaucoup, à l’inverse de mes proches amis français comme Jules Guesde, Lafargue, Vaillant qui la refusèrent.

Au congrès du parti qui suivit le congrès international, on aboutit à la scission. »

En effet, le congrès d’unité socialiste qui se tint du 3 au 8 décembre 1899 du côté français fut un coup d’épée dans l’eau. L’opposition était trop forte entre ceux pour qui les socialistes trouvent en les radicaux des alliés républicains pour ainsi dire naturels, et ceux qui raisonnent en termes de lutte de classe.

Jean Jaurès devient alors la figure principale du premier courant, étant aux côté d’Alexandre Millerand dans la fondation du Parti socialiste français, en 1902. Jules Guesde devient la figure principale du second courant, qui fonde le Parti socialiste de France, fondé en 1901.

Alexandre Millerand profita en fait de l’affaire Dreyfus : refusant de participer à la bataille à l’initiale, alors que Jules Guesde était pour, les rôles s’inversèrent finalement. Alexandre Millerand en profita tout simplement pour relier les socialistes « indépendants » aux radicaux, qui avaient besoin d’un appui face à l’agitation réactionnaire : en juin 1899 avait été élu Emile Loubet, un dreyfusard, comme président de la république.

Lénine critiquera de la manière la plus virulente possible la résolution caoutchouc, qui reflète pour lui le tournant de Karl Kautsky vers le centrisme, l’esprit conciliateur, la capitulation.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

La seconde Internationale et le ministérialisme français

La crise au sein de la social-démocratie allemande fut de nature idéologique et irradia le mouvement social-démocrate dans son ensemble. La crise provoquée par les socialistes français fut d’ordre politique.

Suite à un succès socialiste aux élections municipales de mai 1896, avec 150 majorités municipales (Lille, Roubaix, Toulon, Limoges) et de nombreux élus (Marseille, Lyon, Toulouse, Montpellier, Grenoble), Alexandre Millerand se fit le chef de file d’un courant prônant un soutien aux radicaux.

Il présenta sa stratégie le soir des résultats, lors d’un banquet à Saint-Mandé, aujourd’hui en banlieue parisienne mais alors dépendant de Paris.

Dans un fameux et long discours, il dit notamment :

« En présence de tant d’élus du suffrage universel, auxquels je suis heureux de souhaiter une fraternelle bienvenue, devant le concours de ces mandataires des grandes villes et des communes rurales accourus de tous les points de la France pour porter témoignage de l’irrésistible mouvement qui entraîne la démocratie française, ma pensée se reporte naturellement aux jours de tristesse et d’épreuve, aux batailles et aux défaites qui ont précédé et préparé cette victoire.

Qu’il soit permis à un socialiste, qui, ni par son ancienneté, ni par ses services, n’est un vétéran du parti, de se retourner vers les militants de la première heure, vers les apôtres qui nous ont frayé la voie, et d’incliner l’hommage des nouveaux venus et des jeunes devant les Jules Guesde, les Vaillant, les Paul Brousse, devant la mémoire de Benoît Malon, devant tous ceux qui depuis vingt ans ont incarné et incarnent encore dans leur nom les luttes et les espérances du prolétariat organisé (…).

Citoyens, de tous les champs de bataille où la France socialiste a rencontré la réaction capitaliste, le même cri a jailli, qui nous dicte notre devoir : Union ! Trêve aux querelles d’école, oubli des dissensions intestines ! Contre l’ennemi commun, un seul cœur, un esprit, une seule action ! (…)

Recourir à la force, et pour qui, et contre qui ? Républicains avant tout, nous ne nourrissons point l’idée folle de faire appel au prestige illusoire d’un prétendant ou au sabre d’un dictateur pour faire triompher nos doctrines.

Nous ne nous adressons qu’au suffrage universel ; c’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement. Nous ne réclamons que le droit de persuader.

Et personne, j’imagine, ne nous prêtera l’intention bouffonne de recourir à des moyens révolutionnaires contre un Sénat que des ministres radicaux animés d’une volonté moins vacillante eussent suffi à réduire à la raison.

Non, pour réaliser les réformes immédiates susceptibles de soulager le sort de la classe ouvrière et de la rendre aussi plus apte à conquérir elle-même son émancipation, pour commencer dans les conditions déterminées par la nature des choses la socialisation des moyens de production, il est nécessaire et suffisant du parti socialiste de poursuivre par le suffrage universel la conquête des pouvoirs publics. »

Le prolongement direct de cet appel à un mouvement en quelque sorte raisonnable fut son intégration comme ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en juin 1899.

Alexandre Millerand vers 1900

Cette première entrée d’un socialiste dans un gouvernement de la IIIe République, née de l’écrasement de la Commune de Paris, provoqua une onde de choc, surtout que le ministre de la Guerre était pas moins que Gaston de Galliffet, le dirigeant de la répression contre la Commune de Paris.

Ce fut alors le cinquième congrès international de la social-démocratie qui devint l’arène politique quant à cette question.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Eduard Bernstein et le révisionnisme dans la social-démocratie allemande

Lorsque la social-démocratie internationale a réussi à se développer et s’organiser, elle a passé bien des étapes. Même s’il existe une différence de sensibilité entre ce qu’on peut appeler les marxistes, c’est-à-dire les sociaux-démocrates, et les collectivistes avec différentes variantes, c’est-à-dire les socialistes, l’anarchisme a été vaincu et il y a un vrai élan.

La bataille au sein de la social-démocratie allemande va alors provoquer une onde de choc, car avec son ampleur et les écrits de Karl Marx, c’est elle qui donne le ton sur le plan international. Elle n’avait cessé de progresser : aux élections parlementaires de juin 1898, elle obtint le tiers des voix. Elle publiait 70 journaux et revues, alors que de 1896 à 1899, il y eut 3000 grèves, soit quatre fois plus que dans les six années précédentes, et avec quasiment cinq fois plus de travailleurs (350 000).

August Bebel, figure de la social-démocratie, en 1901

Cependant, une couche privilégiée d’ouvriers se forma avec le développement du capitalisme, une aristocratie ouvrière de 150 000 personnes, sur les 10,3 millions de travailleurs. Et les résultats n’étaient pas la hauteur : les salaires étaient plus faibles qu’en Grande-Bretagne et qu’aux États-Unis, et même qu’en Belgique et en France.

Eduard Bernstein, très proche de Friedrich Engels, à l’origine, proposa alors une voie nouvelle. Dans l’organe du Parti Social-démocrate d’Allemagne, Die neue Zeit, il publia une série d’articles relevant d’une série intitulée « Problèmes du socialisme ». Sa conception, consistant en une révision des positions du marxisme, fut résumée par lui-même sous le principe le mouvement tout, le but n’est rien.

Lénine définit cette ligne comme le libéralisme cherchant à se raviver dans la social-démocrate sous la forme d’un opportunisme socialiste. Et effectivement, le parlementarisme, la conquête de multiples positions sociales par le Parti, le fait que les activités soient désormais légales… Tout cela provoqua un appel d’air et les thèses d’Eduard Bernstein provoquèrent une crise.

Eduard Bernstein

Celle-ci fut d’autant plus forte qu’initialement, les articles parurent sans qu’il n’y ait de réaction. Commencée au début de l’année 1896, l’activité d’Eduard Bernstein ne produisit une opposition qu’un an et demi après.

Ce furent des journaux provinciaux qui réagirent d’abord, comme la Leipziger Volkszeitung (« Journal du peuple de Leipzig ») de Franz Mehring et le Gleichheit (« L’égalité ») de Clara Zetkine. Le russe Georgi Plekhanov écrivit également plusieurs articles dans la Neue Zeit. Enfin, ce fut Rosa Luxembourg qui formula la réponse la plus systématique, dans la série d’articles « Réforme sociale ou révolution » publiée à partir septembre 1898 dans la Leipziger Volkszeitung.

L’ensemble fut assemblé en ouvrage en avril 1899. Rosa Luxembourg y dit notamment :

« Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine – mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ?

Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate.

La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment.

Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique.

Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social.

Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation.

D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société.

Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique.

La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.

La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste.

Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein. »

Rosa Luxembourg présentait adéquatement la question comme une lutte de deux lignes au sein de la social-démocratie allemande. Et au sens strict, la proposition révisionniste d’Eduars Bernstein fut écrasée au sein de la social-démocratie allemande. Si à son congrès de 1898, il y eut une agitation menée par ses partisans, ses thèses sont réfutées par une écrasante majorité aux congrès de 1899, 1901 et 1903.

Cependant, les révisionnistes ne furent pas expulsés et de manière régulière ils revenaient à la charge. Ils synthétisaient leur ligne, comme avec l’ouvrage d’Eduard Bernstein, Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie, en février 1899.

Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie,
édition de 1906

On a ici un aspect prégnant dans la social-démocratie, le souci de l’unité à tout prix, au-delà de la question programmatique et des besoins organisationnels. Le principal responsable de ce positionnement centriste est Karl Kautsky, au grand dam de la gauche du Parti – Wilhelm Liebknecht, Clara Zetkine, Rosa Luxembourg, Franz Mehring.

Karl Kautsky avait une conception philosophique évolutionniste, largement influencé par le darwinisme. Le matérialisme historique était pour lui tout à fait juste, mais il l’appréhendait formellement, par incompréhension du matérialisme dialectique. Avec l’irruption du révisionnisme, son positionnement commença à devenir intenable et le basculement vers la droite commença.

Ainsi, au congrès de 1899 à Hanovre, August Bebel fit une motion de dénonciation du révisionnisme, voté par 216 voix contre 21. Mais il n’eut aucune conséquence, aucune rupture n’en étant la conséquence.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Staline: Discours au 19e congrès

14 octobre 1952, clôturant le XIXe congrès du Parti

[Il s’agit du dernier discours de Staline.]

Camarades!

Permettez-moi de remercier, au nom de notre congrès, tous les partis et groupes frères dont les représentants ont honoré notre congrès de leur présence ou qui lui ont adressé des messages de salutation, de les remercier pour leurs saluts amicaux, pour leurs vœux de succès, pour leur confiance. (Vifs applaudissements prolongés se transformant en ovation.)

Nous attachons un prix particulier à cette confiance car elle exprime la détermination à soutenir notre parti dans sa lutte pour l’avenir radieux des peuples, dans sa lutte contre la guerre, dans sa lutte pour le maintien de la paix. (Vifs applaudissements prolongés.)

Ce serait une erreur de croire que notre parti, devenu une force puissante, n’a plus besoin de soutien. C’est inexact. Notre parti et notre pays ont toujours eu et auront toujours besoin de la confiance, de la sympathie et du soutien des peuples frères de l’étranger.

Ce soutien présente la particularité suivante : tout soutien apporté aux aspirations pacifiques de notre parti par n’importe quel parti frère signifie en même temps que celui-ci apporte son soutien à son propre peuple dans sa lutte pour le maintien de la paix.

Lorsqu’en 1918-1919, lors de l’agression armée de la bourgeoisie anglaise contre l’Union soviétique, les ouvriers anglais organisèrent la lutte contre la guerre sous le mot d’ordre « Bas les pattes devant la Russie ! », c’était un soutien, avant tout un soutien apporté à la lutte de leur peuple pour la paix, et aussi ensuite un soutien à l’Union soviétique.

Lorsque le camarade Thorez ou le camarade Togliatti déclarent que leurs peuples ne feront pas la guerre aux peuples de l’Union soviétique (vifs applaudissements), c’est un soutien, en premier lieu un soutien aux ouvriers et aux paysans de France et d’Italie en lutte pour la paix, et puis aussi un soutien aux aspirations pacifiques de l’Union soviétique.

Cette particularité du soutien réciproque s’explique par le fait que les intérêts de notre parti, loin d’être contraires aux intérêts des peuples épris de paix, se confondent avec eux. (Vifs applaudissements.)

Quant à l’Union soviétique, ses intérêts sont absolument inséparables de la cause de la paix dans le monde entier.

On conçoit que notre parti ne puisse pas demeurer en reste vis-à-vis des partis frères et qu’il doive lui-même soutenir à son tour ces partis ainsi que leurs peuples dans leur lutte pour la libération, dans leur lutte pour le maintien de la paix. Comme on le sait, c’est précisément ainsi qu’il agit. (Vifs applaudissements.)

Après la prise du pouvoir par notre parti en 1917, et lorsqu’il eut appliqué des mesures effectives pour liquider le joug des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, les représentants des partis frères, admirant la vaillance et les succès de notre parti, lui ont donné le titre de « Brigade de choc » du mouvement révolutionnaire et ouvrier mondial.

Ils exprimaient ainsi l’espoir que les succès de la « Brigade de choc » allégeraient la situation des peuples gémissant sous le joug du capitalisme.

Je pense que notre parti a justifié ces espoirs, surtout dans la période de la deuxième guerre mondiale, lorsque l’Union soviétique, en écrasant la tyrannie fasciste allemande et japonaise, a délivré les peuples d’Europe et d’Asie de la menace de l’esclavage fasciste. (Vifs applaudissements.)

Bien sûr, il fut très difficile de remplir ce rôle d’honneur tant que cette « Brigade de choc » était la seule et tant qu’elle dut jouer ce rôle d’avant-garde presque toute seule. Mais cela relève du passé.

Maintenant il en va tout autrement. Maintenant, alors que de la Chine et de la Corée à la Tchécoslovaquie et à la Hongrie sont apparues de nouvelles « Brigades de choc » sous la forme des pays de démocratie populaire, maintenant, il est devenu plus facile pour notre parti de lutter et le travail lui-même se fait plus gaiement. (Vifs applaudissements prolongés).

Les partis communistes, démocratiques ou ouvriers et paysans qui n’ont pas encore accédé au pouvoir et qui continuent à travailler sous le talon des lois draconiennes de la bourgeoisie méritent une attention particulière. Il leur est, bien entendu, plus difficile de travailler.

Cependant, il ne leur est pas aussi difficile de travailler qu’il nous le fut à nous, les communistes russes, dans la période du tsarisme, alors que le moindre mouvement en avant était qualifié de crime des plus graves.

Cependant, les communistes russes ont tenu, ils ne se sont pas laissé effrayer par les difficultés et ils ont remporté la victoire. Il en sera de même pour ces partis.

Pourquoi, après tout, n’est-il pas aussi difficile à ces partis de travailler qu’aux communistes russes de la période tsariste?

Premièrement, parce qu’ils ont devant les yeux les exemples de lutte et de succès de l’Union soviétique et des pays de démocratie populaire. Par conséquent, ils peuvent tirer profit des erreurs et des succès de ces pays et faciliter ainsi leur travail.

Deuxièmement, parce que la bourgeoisie elle-même, ennemi principal du mouvement de libération, est devenue autre, qu’elle a sérieusement changé, qu’elle est devenue plus réactionnaire, qu’elle a perdu ses liens avec le peuple, et que par là même elle s’est affaiblie.

On conçoit que cette circonstance doive également faciliter le travail des partis révolutionnaires et démocratiques. (Vifs applaudissements.)

Autrefois, la bourgeoisie se permettait de jouer au libéralisme, elle défendait les libertés démocratiques bourgeoises et se créait ainsi une popularité.

Maintenant, il ne reste plus trace du libéralisme. Les prétendues « libertés individuelles » n’existent plus, les droits de l’individu ne sont reconnus maintenant qu’à ceux qui possèdent un capital, et tous les autres citoyens sont considérés comme un matériel humain brut, bon seulement à être exploité.

Le principe de l’égalité en droits des hommes et des nations est foulé aux pieds, il est remplacé par le principe qui donne tous les droits à la minorité exploiteuse et prive de droits la majorité exploitée des citoyens.

Le drapeau des libertés démocratiques bourgeoises est jeté par-dessus bord. Je pense que ce drapeau, c’est à vous, représentants des partis communistes et démocratiques, de le relever et de le porter en avant si vous voulez rassembler autour de vous la majorité du peuple. Nul autre que vous ne peut le relever. (Vifs applaudissements.)

Autrefois, la bourgeoisie était considérée comme la tête de la nation, elle défendait les droits et l’indépendance de la nation, les plaçant « au-dessus de tout ». Maintenant, il ne reste plus trace du « principe national ». Maintenant, la bourgeoisie troque les droits et l’indépendance de la nation contre des dollars. Le drapeau de l’indépendance nationale et de la souveraineté nationale est jeté par-dessus bord.

Sans aucun cloute c’est à vous, représentants des partis communistes et démocratiques, de relever ce drapeau et de le porter en avant, si vous voulez être des patriotes, si vous voulez devenir la force dirigeante de la nation. Nul autre que vous ne peut le relever. (Vifs applaudissements.)

Telle est actuellement la situation. On conçoit que toutes ces circonstances doivent faciliter le travail des partis communistes et démocratiques qui n’ont pas encore accédé au pouvoir. Par conséquent, il y a tout lieu de compter sur les succès et sur la victoire des partis frères dans les pays où domine le capital. (Vifs applaudissements.) Vivent nos partis frères ! (Applaudissements prolongés.)

Bonne santé et longue vie aux dirigeants des partis frères ! (Applaudissements prolongés.) Vive la paix entre les peuples ! (Applaudissements prolongés.)

A bas les fauteurs de guerre ! (Tout le monde se lève. Applaudissements enthousiastes et prolongés se transformant en ovation. On entend les acclamations : « Vive le camarade Staline ! », « Pour le camarade Staline, hourra ! », « Vive le grand guide des travailleurs du monde, le camarade Staline ! », « Pour le grand Staline, hourra ! », « Vive la paix entre les peuples! ». « Hourra ! ».)

=>Oeuvres de Staline

=>Retour au dossier sur le XIXe congrès du PCUS(b)

La sixième séquence de la grande guerre patriotique: la prise de Berlin

À partir des dix coups de Staline, l’armée rouge est un rouleau compresseur que plus rien n’arrête. Pour la ville de Königsberg, 580 000 soldats des armées nazies font face à 2,6 millions de soldats soviétiques, c’est l’écrasement, certaines poches étant sciemment encerclées sans être attaquées, afin d’épuiser l’ennemi.

Au début de l’année rouge 1945, l’armée est à Varsovie.

L’offensive soviétique de janvier à mars 1945

En une dernière poussée, l’armée rouge arrive à Berlin en avril. Ses effectifs sont de 2,5 millions de soldats, avec 6 250 chars et 7 500 avions (les armées nazies disposaient lors de l’opération Barbarossa de 3 millions de soldats, 3 600 chars et 2 258 avions). La ville capitule le 2 mai.

Le 8 mai, l’Allemagne nazie capitulait, c’est-à-dire le 9 mai pour l’URSS en raison du décalage horaire.

35,5 millions de soldats soviétiques auront participé à la guerre, dont 490 000 femmes. Autour de 12 millions d’entre eux ont perdu la vie, dont plus de trois millions dans les camps nazis.

Le titre de Héros de l’Union soviétique a été décerné à 11 681 soldats, 2 532 personnes recevant l’Ordre de la Gloire, pour courage exceptionnel.

14,6 millions de civils ont perdu la vie, 2,2 millions de personnes étant mortes dans le cadre du travail forcé en Allemagne, 7,4 millions étant exterminées, dont 1,3 millions car Juives.

1710 villes ont été pillées par les armées nazies, ainsi que plus de 70 000 villages. 32 000 usines ont été détruites, 98 000 fermes collectives et 2 890 stations de machines et de tracteurs pillées.

En 1944, 60 000 soldats de l’armée nazie défilaient à Moscou, mais comme prisonniers de guerre. La victoire, en 1945, revenait à l’URSS de Staline.

La cinquième séquence de la grande guerre patriotique: les dix coups de Staline

L’effondrement au Sud-Ouest des armées nazies assit celui au Nord. La ville de Leningrad, qu’Adolf Hitler entendait entièrement raser avec l’appui finlandais, sortit le 27 janvier 1944 d’un siège de 872 jours, avec un blocus terrible. Un million d’habitants est mort de faim.

La ville était cernée par la Finlande au Nord, par les armées nazies au sud, alors qu’une poche se maintenait isolée à l’Ouest et qu’une autre poche existait à l’Est, elle seule reliée au reste de l’URSS.

Tanya Savicheva, né le 23 janvier 1930, écrivit un petit journal de bord ; elle décédera de tuberculose après l’évacuation, le 1er juillet 1944. Sur l’un des feuillets on lit : Jenya est morte le 28 décembre à midi, 1941

Grand-mère est morte le 25 janvier à trois heures, 1942

Leka est morte le 17 mars 1942, à cinq heures le matin, 1942

Oncle Vasya est mort le 13 avril à deux heures le matin, 1942

Oncle Lesha le 10 mai, à quatre heures de l’après-midi, 1942

Maman le 13 mai à 7h30 le matin, 1942

Les Savichev sont morts

Tout le monde est mort

Il ne reste que Tanya

Un exemple d’héroïsme se déroula à l’Institut de production végétale, qui disposait d’un très grand fond de graines spécialisées mais que les employés refusèrent catégoriquement d’utiliser pour se nourrir, afin de servir la science. 28 d’entre eux moururent de faim.

La libération de Leningrad rentre dans le cadre d’une vaste offensive menée sur tout le front, divisée en dix opérations qui furent surnommées les dix attaques de Staline, celui-ci ayant employé l’expression des « dix oups » lors du 27e congrès des députés du Soviet de Moscou, en novembre 1944.

L’URSS dispose en janvier 1944 de 6,5 millions de soldats, de 5 600 tanks, de 8 800 avions, contre 4,3 millions de soldats aux forces de l’Axe, 2 300 tanks, 3 000 avions. L’Allemagne nazie a perdu, alors que de toutes façons les États-Unis et les Britanniques, avec les Français, ont également débarqué en Sicile en juillet 1943, prolongeant par le débarquement en Normandie en juin 1944.

Les dix coups emportèrent littéralement les armées nazies. L’opération Bagration marqua un parcours de 600 km sur une ligne de front de 1000 km, en deux mois, provoquant le plus grand désastre qu’ait connu l’armée allemande, avec pratiquement 300 000 tués et toute l’armée nazie du centre structurellement anéantie.

Les opérations soviétiques d’août à décembre 1944

En août 1944, la route menant à Berlin était ainsi ouverte ; le nom de l’opération faisait référence au prince géorgien Pyotr Bagration (1765-1812), qui fut un général russe lors des guerres napoléoniennes.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La quatrième séquence de la grande guerre patriotique: réussite de la contre-offensive

Les armées nazies avaient été repoussées dans leur offensive du Caucase, mais pas anéanties : l’encerclement avait échoué. La réponse nazie fut l’opération citadelle, avec 900 000 soldats, 2000 avions, 2700 chars, 10 000 canons, soit sa plus grande mobilisation historique. Il s’agissait, dans le prolongement des initiatives passées, de chercher une bataille décisive.

Cependant, l’URSS n’était plus simplement dans une position de contre-offensive cette fois. Elle avait énormément étudié tous les événements depuis 1941 et entièrement modernisé sa lecture des opérations d’envergure. Le rapport de force avait également changé. L’URSS mobilisa en effet contre l’opération citadelle 1 900 000 soldats, 2700 avions, 3300 chars, 19 300 canons.

L’URSS se prépara donc à une défense extrêmement bien élaborée pour faire face à l’offensive nazie. Cela donna la plus grande bataille de chars de l’Histoire, ainsi que la plus grande bataille aérienne, à égalité avec la bataille d’Angleterre.

Si les armées nazies réussirent leur pénétration visant à former un étau, les armées soviétiques au prix d’importantes pertes firent craquer le front, au nord avec l’opération Koutouzov et au sud avec l’opération Roumiantsev. Les deux opérations ont leur nom faisant référence à des hauts responsables militaires russes et reflètent la stratégie soviétique.

Le général en chef des armées de Russie Mikhaïl Koutouzov (1745-1813) fut celui qui organisa la contre-offensive à l’invasion napoléonienne et le maréchal Piotr Alexandrovitch Roumiantsev (1725-1796) fut notamment actif militairement en Ukraine.

Il faut bien saisir ici que, tactiquement, ce qu’on appelle en général la « bataille de Koursk » fut une victoire tactique pour les armées nazies, qui essuyèrent cinq fois moins de perte. Mais les allusions à Koutouzov et Roumiantsev montrent que l’URSS raisonnant en termes d’opération et à ce titre, ce fut un triomphe soviétique.

Forcées à la défensive, les armées nazies cherchèrent à faire de la Dniepr un barrage naturel.

Cependant, la contre-offensive soviétique se prolongea avec l’opération Chernihiv-Pripyat comme front central, l’opération Sumy-Pryluk comme front Voronej, l’opération Poltava-Kremenchug comme front des steppes.

Ces trois fronts s’étalaient sur 700 km de long et l’armée rouge l’enfonça sur 250-300 km vers l’Ouest en un mois. Les armées nazis pratiquèrent systématiquement la politique de la terre brûlée lors de leur retraite, menant d’innombrables crimes, ce qui força l’armée rouge à intervenir d’autant plus vite, quitte à perdre de nombreuses forces.

Alors que la ligne de front faisait 1400 km, 2 650 000 soldats, 2400 tanks et 2850 avions se précipitèrent sur une ligne de 300 km pour franchir la Dniper en force. Les armées nazies avaient fait de l’autre rive du fleuve la ligne Panther-Wotan, avec des centaines bunkers, des fossés antichars, des barbelés, des fortifications, etc.

Les armées nazies ne purent tenir le choc et l’élan de l’armée rouge alla jusqu’à Kiev, définitivement libérée à la fin de 1943.

L’offensive soviétique de juillet à décembre 1943

Dans les premiers mois de 1944, de multiples offensives se concrétisèrent pour aller encore plus à l’Ouest, écrasant les forces allemandes, roumaines et hongroises, infligeant les coups humains et matériels les plus forts depuis Stalingrad.

L’offensive soviétique de décembre 1943 à avril 1944

Les armées nazies cherchèrent à tout prix à maintenir le front, faisant venir de l’Ouest pas moins de 550 000 soldats et 853 tanks. Mais il était trop tard : la contre-offensive s’était transformée en rouleau compresseur, tout le sud-ouest de l’Union Soviétique était reconquis et déjà la Roumanie se préparait à abandonner l’Allemagne nazie.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La troisième séquence de la grande guerre patriotique: échec de la contre-offensive et Stalingrad

L’échec du blitzkrieg et l’impossibilité de conquérir Moscou ramenèrent les armées nazies à privilégier deux cibles : Leningrad et Stalingrad. Il s’agissait de contourner la contre-offensive soviétique au centre en visant le nord et le sud. Deux victoires auraient permis de s’appuyer sur la Finlande et la Turquie, ainsi que de pousser le Japon à une intervention anti-soviétique directe.

Le plan stratégique nazi devint alors Fall blau (cas bleu, opération Braunschweig).

Il était pourtant déjà absolument clair que l’Allemagne nazie avait perdu la partie. Elle avait perdu alors 750 000 soldats, bien moins que l’URSS avec 5 millions de soldats. Elle occupait de vastes territoires agricoles, les villes industrielles de Minsk, Kiev, Odessa, Dniepropetrovsk, Kharkov, Smolensk, le Donbass.

Au 1er décembre 1941, l’Allemagne nazie occupe en territoire soviétique pas moins que la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, une partie importante de la Russie.

Cependant, l’URSS avait un État parfaitement organisé, unifié et porté par les masses, tandis que l’échec de l’opération Barbarossa avait puissamment ébranlé les généraux nazis. L’URSS avait également évacué à l’Est du pays de nombreuses ressources : 2600 entreprises rien qu’en 1941, 10 millions d’ouvriers, 2,3 millions d’animaux d’élevage.

Ainsi, les batailles de Leningrad et de Stalingrad ne représentent nullement un tournant au sens strict, ce sont des expressions d’une troisième séquence, aboutissant au moment où les armées nazies ne peuvent tout simplement plus tenter quelque chose, alors que leur offensive a déjà été brisée lors de la seconde séquence.

Ce qui a permis à l’Allemagne nazie l’opération Fall blau, c’est le manque d’expérience soviétique.

Il était espéré que 1942 soit un tournant complet et que les armées nazies soient écrasées rapidement. Il n’en fut pas ainsi : la contre-offensive de l’URSS s’est ainsi brisée sur les forces allemandes à Kharkov de mai à juillet 1942, terminant en encerclement et en écrasement.

Les armées nazies écrasèrent également la contre-offensive à Voronej – sans parvenir à maîtriser l’autre rive de la rivière du même nom. Elles purent alors de nouveau tenter d’aller vers le Caucase, prenant Rostov-sur-le-Don, arrivant à Stalingrad. D’ici février 1943, elles perdirent cependant toutes leurs avancées.

Arrivées alors à Stalingrad, les armées nazies s’enlisèrent littéralement malgré leur démarche de destruction de la ville.

La bataille de juillet à novembre 1942 se termina en encerclement, permettant ensuite l’écrasement en janvier 1943. C’était la victoire de de l’opération Saturne, prolongement de l’opération Uranus avec plus d’un million de soldats soviétiques face à plus de 250 000 soldats allemands, quasiment 150 000 soldats roumains, 220 000 soldats italiens, 200 000 soldats hongrois.

Stalingrad

L’opération Mars avait également joué un grand rôle en bloquant de nombreuses troupes allemandes. Et l’écrasement signifiait également l’échec de la poussée allemande dans le Caucase, avec une contre-offensive soviétique. En février 1943, au sommet du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe culminant à 5 642 mètres, le drapeau nazi est remplacé par le drapeau soviétique.

L’offensive soviétique en hiver, décembre 1942-février 1943

L’URSS avait échoué dans sa première contre-offensive, par manque de connaissances pratiques, mais elle apprenait donc rapidement et disposait de ce qu’il fallait. Son industrie de guerre était d’une redoutable efficacité, avec une mobilisation qui a été générale. 10 millions d’ouvriers étaient partis pour l’Oural, 2600 usines étant démontées et transportés. Dès la fin de 1942, l’URSS produisait plus d’armement que l’Allemagne nazie, alors que 50 % de sa partie européenne était occupée.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La seconde séquence de la grande guerre patriotique: le second échelon stratégique de l’Armée rouge

Ayant compris la nature du territoire soviétique et reprenant le principe de 1812, l’armée rouge fit tout pour faire s’enliser les armées nazies, ces dernières cherchant inversement une bataille décisive. On a d’ailleurs dès le départ l’équivalent de la bataille de Borodino, succès aux yeux des Russes en 1812, grande victoire dite de la Moskowa pour Napoléon.

La bataille de Smolensk, du 10 juillet au 10 septembre 1941, fut en effet en apparence une victoire allemande, puisque quasiment 200 000 soldats soviétiques furent tués, 300 000 faits prisonniers. Cependant, c’était une première grande expérience d’opération soviétique et les armées nazies s’enlisèrent pendant deux mois.

La situation en juin-août 1941

Un équivalent de Borodino et Smolensk fut l’opération défensive stratégique Donbass-Rostov (29 septembre – 16 novembre 1941). Si le Donbass céda largement sous les coups de boutoir nazis, la ville de Rostov-sur-le-Don fut perdue mais récupérée six jours après par l’armée rouge, dans le cadre d’une opération offensive de Rostov (17 novembre – 2 décembre 1941) qui fut un succès.

L’opération offensive stratégique de Tikhvine (10 novembre – 30 novembre 1941) brisa de son côté l’offensive nazie dans le nord.

La dynamique de l’opération Barbarossa était cassée, la ligne de l’enlisement s’avérait un succès. Même la prise de Kiev, un énorme succès allemand, avec 500 000 prisonniers soviétiques, provoqua une importante perte de temps.

Kiev martyrisée par les armées nazies

La direction des armées nazies commença précisément ici à se diviser sur les choix à effectuer, Adolf Hitler voulant assurer la conquête déjà faite, la plupart des généraux se précipiter sur Moscou. Les généraux agirent de manière autonome en allant en ce sens.

Moscou représentait en effet le point faible de la stratégie d’enlisement soviétique, car la ville ne pouvait en aucun cas être abandonné. Pour cette raison, les armées nazies mirent finalement l’accent sur la conquête de cette ville, parvenant jusqu’à 30 km de celle-ci.

Moscou se fortifia, camouflant de manière systématique pour dérouter l’aviation ennemie. L’ensemble de la population participa aux initiatives défensives. Mais cette fois le second échelon stratégique était en mesure d’agir.

Défense anti-aérienne à Moscou

L’armée rouge triompha avec tout d’abord une ligne défensive (30 septembre – 4 décembre 1941) suivie d’une contre-offensive (5 décembre 1941 – 7 janvier 1942) et même d’une offensive des troupes soviétiques (7 janvier – 30 mars 1942).

Le début de la contre-offensive, le 5 décembre, fut considéré en URSS comme un jour très important, celui annonçant la victoire. Quelques jours après, Adolf Hitler décida d’ailleurs de mobiliser de manière générale pour aider le front de l’Est.

L’armée rouge repoussa les armées nazies de 100 à 250 km. Le Blitzkrieg était totalement terminé désormais.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La première séquence de la grande guerre patriotique: l’invasion allemande

Le problème soviétique était très simple à comprendre. Le personnel militaire était issu de la révolution russe et ses traditions militaires étaient fortes, mais ne touchant pas à tous les domaines militaires, en particulier les grandes opérations s’appuyant sur du matériel moderne. Or, ce matériel moderne n’existait qui plus est que depuis récemment, avec l’industrialisation de l’URSS.

Du côté allemand, on avait la situation inverse à ce niveau. Les traditions militaires avaient été puissamment ébranlées par la défaite de 1918 et le national-socialisme visait justement à les régénérer. Inversement, il y avait une immense expérience accumulée depuis pratiquement cent ans, dans une continuité complète tant pour les écoles militaires que pour les formations effectuées.

Cela explique les frictions au sein de l’armée allemande entre le courant directement issu des traditions et celui ayant permis de régénérer celle-ci par l’offensive. L’unification se fit cependant dans la logique expansionniste, avec une Allemagne nazie économiquement bien plus développée alors que l’URSS.

L’Europe sous occupation des forces de l’Axe juste avant l’opération Barbarossa

C’est là la base pour l’opération Barbarossa commencée le 22 juin 1941 et visant à la destruction rapide de l’URSS. Furent mobilisées 3,8 millions de soldats, 4300 chars, 4389 avions, dans une offensive d’une dimension jamais vue encore.

Le calcul de l’armée allemande était simple : il fallait profiter de la rapide défaite française pour empêcher l’URSS d’arriver à un niveau militaire conséquent. C’était un retournement de situation totale, facile à comprendre.

L’opération Barbarossa avait une immense envergure. Il y avait les objectifs stratégiques du blé ukrainien et du pétrole du Caucase, ainsi que la liquidation du communisme, l’opération impliquant le meurtre systématique de tous les commissaires politiques et de tous les cadres du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

Le prolongement de l’opération était censé ensuite permettre l’expulsion des populations slaves vers l’Est et une colonisation allemande. L’extermination de la population juive était quant à elle réaliser de manière immédiate et systématique, avec la Shoah par balles.

Ce qui fut nommé le Blitzkrieg – la guerre-éclair – et qui devait amener la victoire par la supériorité du matériel militaire et de la technique militaire, sembla réussir dans un premier temps, puisque un million de soldats soviétiques fut balayé dans l’offensive, l’opposition étant totalement dépassée tant techniquement que sur le plan du matériel.

Seulement, il arriva aux armées nazies la même chose qu’à celles de Napoléon. Le territoire était trop vaste : 800 km avaient été parcourus, 1 500 000 km² de territoires occupés. Les liaisons entre les unités trop compliquées à gérer, sans parler de l’approvisionnement à mettre en place.

L’invasion avait coûté la moitié des chars et des avions et sur les six premiers mois, 750 000 soldats allemands avaient perdu la vie. Le chiffre montera à 1,3 million six mois plus tard. Il ne faut ainsi pas considérer abstraitement que ce serait l’hiver qui aurait provoqué l’enlisement allemand.

L’URSS a de son côté perdu 1,5 million de soldats tués au combat et 4 millions faits prisonniers, dont 2 millions seront assassinés. La majeure partie de la Russie européenne était occupée, paralysant donc la zone la plus industrialisée. Mais si le premier échelon stratégique avait été écrasé, le second était là et le troisième se renforçait continuellement.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La situation soviétique avant l’opération Barbarossa de l’Allemagne nazie

Il est tout à fait faux de penser que l’URSS ne savait pas que l’Allemagne nazie allait attaquer. Non seulement l’Internationale Communiste avait annoncé dès le début des années 1920 le caractère inéluctable d’une nouvelle guerre impérialiste, mais il suffit de voir le développement d’alliances juste avant l’invasion nazie de 1941 pour le comprendre.

En novembre 1936 fut proclamé l’Axe Rome-Berlin ainsi qu’une union anti-Internationale Communiste de l’Allemagne nazie et du Japon impérial. En septembre 1940, le pacte tripartite Allemagne nazie – Italie fasciste – Japon impérial était mis en place. Le mois suivant, le pacte était rejoint par la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie, ce qui forme tout un bloc face à l’URSS.

L’URSS savait bien que dans Mein Kampf, Adolf Hitler prévoyait l’extermination des peuples slaves pour permettre une vaste colonisation allemande de l’Est de l’Europe, selon le principe du « lebensraum », « l’espace vital ». Il y avait bien entendu également la destruction programme des forces « judéo-bolcheviques ».

L’URSS n’avait pas attendu pour mettre en place une vaste réorganisation. Une session extraordinaire du Soviet suprême du 1er septembre 1939 adopta une loi sur le service militaire, l’âge de l’appel passant de 21 à 19 ans, les durées de service des recrues étant prolongé.

Le problème est que l’accroissement de l’armée déséquilibra l’occupation des postes. Dans le cadre de la réorganisation, tout fut trop vite remis en place. Au moment de l’invasion nazie, 7 des 17 commandants des districts militaires étaient en place depuis moins de six mois, et de même pour 4 des 17 chefs d’état-major. 13 des 20 commandants étaient en poste depuis moins de six mois également, et seulement 2 depuis plus d’un an.

Les besoins productifs avaient également bien été saisis. Le 26 juin 1940, un décret fut publié « Sur la transition vers la journée de huit heures, une semaine de sept jours de travail et l’interdiction de retrait non autorisé d’ouvriers et d’employés des entreprises et des institutions », rendant criminel l’absentéisme et les retards. Mais l’URSS accusait encore un énorme retard sur le plan pratique.

En 1940, l’Allemagne nazie produisait autant de fonte que l’URSS, mais bien plus de charbon, bien plus d’électricité, plus d’acier, bien plus de machines-outils, bien plus de ciment. L’URSS en construction était ainsi encore très loin derrière.

C’est cela qui conduisit à l’incroyable coup tactique soviétique, le pacte Molotov-Ribentropp, signé le 23 août 1939. Voyant que l’Angleterre et la France s’alliaient à l’URSS mais poussaient en même temps l’Allemagne nazie à la frapper, Staline retourna la situation à son avantage en neutralisant celle-ci. La Pologne s’effondrait sous les coups de boutoir de ses deux voisins, formant une zone tampon.

Non seulement la Pologne ultra-réactionnaire ne s’était pas alliée à l’Allemagne nazie, mais toutes ses activités subversives contre l’URSS cessaient et l’Allemagne nazie se détournait momentanément de l’URSS, qui pensait avoir gagné un temps relativement important.

Il faut noter ici que la partie polonaise occupée par l’URSS consistait en fait en des territoires revenant historiquement à l’Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie. Cela en resta ainsi après 1945.

Le coup tactique soviétique se retourna en son contraire toutefois, car la France s’effondra quasi immédiatement. Avec l’occupation d’une partie la Pologne, le premier échelon stratégique soviétique avait été repoussé géographiquement et toutes les défenses réorganisées, avec la considération qu’il y aurait plusieurs mois pour leur mise en place. La défaite française transforma entièrement la situation et le premier échelon stratégique était loin d’être prêt au moment de l’invasion nazie.

Afin d’autant plus assurer ses arrières, l’URSS exigea également de la Finlande ultra-réactionnaire qu’elle permette la formation de zones tampons afin de protéger Leningrad. Le refus complet de la Finlande provoqua une guerre sanglante, qui permit cependant l’établissement d’une base arrière.

Les faiblesses militaires soviétiques apparurent cependant déjà. Le pays s’industrialisant depuis peu de temps, il avait de terribles retards matériels et l’armée rouge n’avait encore nullement rodé ses démarches. La défaite si rapide de la France, considérée comme disposant d’une armée très puissante, provoqua un traumatisme et accéléra la production d’armement moderne.

Heureusement, l’URSS avait réussi en Extrême-Orient à vaincre deux fois le Japon et à l’amener à se détourner d’une intervention directe. L’espion Richard Sorge joua un rôle très important pour informer des décisions de l’État-major japonais.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La théorie soviétique des opérations en profondeur

En URSS, l’idéologie décidait de la doctrine militaire, suivant les principes du marxisme-léninisme. Une nouvelle conception est apparue à ce titre dans les années 1920, qui fut par ailleurs repries dans le monde entier : le principe d’art des opérations.

À l’opposé de la stratégie qui fournit les grandes lignes et de la tactique qui consiste en chaque élément imposé par ces lignes, l’art opératif entend combiner les dispositions tactiques telle une chaîne, en assumant le principe du théâtre d’opérations.

Le principe fondamental, c’est que ce n’est pas une bataille décisive qui doit être recherchée, mais la profondeur de champ pour arriver à la victoire générale. Pour cette raison, le développement de l’art opératif en URSS aboutit au principe de « combat en profondeur ».

Vladimir Triandafillov (1894-1931) joua ici un rôle théorique essentiel, notamment au moyen des ouvrages L’échelle des opérations des armées modernes en 1926 et Les caractéristiques des opérations des armées modernes en 1929. Décédé en 1931 dans un accident d’avion, il est considéré comme à l’origine de la démarche des opérations en profondeur.

Vladimir Triandafillov

Ce qu’il constate alors, c’est que les armées disposent de nouveaux matériels, ce qui multiplie les aspects de l’intervention militaire. Il entame une réflexion pratique au sujet de ces éléments nouveaux, ce qui aboutit à une approche en faveur d’un esprit de combinaison. Dans Les caractéristiques des opérations des armées modernes, il souligne cet aspect essentiel de l’approche soviétique :

« Ce serait une erreur de considérer l’art opérationnel comme une sorte de comptabilité, il serait faux de transformer les décisions opérationnelles en une simple multiplication arithmétique.

Les moyens matériels requis pour chaque cas spécifique dépendent non seulement des propriétés des armes et des nombres arithmétiques caractérisant la longueur du front, mais également de la densité opérationnelle et tactique du front ennemi, du renforcement de la fortification de ses positions, de la qualité des troupes et du commandement propres et de la composition de l’ennemi. 

Ces dernières données sont trop volatiles. L’art d’un dirigeant consiste à prendre correctement en compte la signification opérationnelle de tous ces éléments changeants de la situation et à identifier correctement les ressources matérielles et humaines nécessaires pour résoudre cette tâche particulière.

La solution opérationnelle consiste non seulement à choisir correctement la direction et la forme de la frappe, mais aussi à organiser l’instrument et les unités de l’armée avec lesquelles le commandant parviendra à résoudre le problème. »

Les caractéristiques des opérations des armées modernes de Vladimir Triandafillov

En janvier 1926, le chef d’État-major Mikhaïl Toukhatchevski, qui sera purgé en 1937, promulgua une directive intitulé « Une étude spéciale concernant le caractère de la future guerre ».

En 1929, les directions centrales des secteurs de l’armée ainsi que les académies militaires durent plancher sur le sujet, ce qui donna en 1932 une « Instruction pour la conduite d’une bataille en profondeur » validée par le commissaire du peuple à la défense de l’URSS Kliment Vorochilov.

De nombreux auteurs écrivirent à ce sujet, comme Alexander Andreyevich Svechin, auteur de Stratégie, qui fut purgé, mais surtout Boris Shaposhnikov, le chef d’état-major au début de la guerre et un conseiller militaire de Staline jusqu’à sa mort en 1945.

Staline et Boris Shaposhnikov

Boris Shaposhnikov publia entre 1927 et 1929 un ouvrage en trois volumes, Le cerveau de l’armée, mais l’approche était formelle : l’accent était surtout mis sur la direction collective des opérations militaires, avec comme modèle le chef de l’état-major austro-hongrois Franz Konrad von Hötzendorf. Sa référence militaire est d’ailleurs systématiquement Carl von Clausewitz.

Boris Shaposhnikov fut vivement critiqué, pour sa lecture trop traditionnelle, par Georgii Samoilovich Isserson, qui écrivit quant à lui L’évolution de l’art opérationnel en 1932, où il présenta la modernisation des armes et ce qui en découle pour l’armée, en s’appuyant en particulier également sur Carl von Clausewitz.

Il publia ensuite Les fondements de l’opération profonde en 1933 et Les nouvelles formes de combat en 1940. Dans ce dernier ouvrage, il expliqua que :

« Chaque fois que le développement des forces productives créé de nouveaux moyens techniques, quand les rapports sociaux et les conditions sociales changent, lorsque la politique amène de nouveaux objectifs de lutte, à la fois les formes et les méthodes de conduite de la guerre changent. »

De fait, on a une lecture pragmatique : pour lui, le contrôle de la bataille se déroule par essence même au niveau de l’organisation de la bataille. On a ici une approche pragmatique-techniciste particulièrement présente à la tête de l’armée.

Georgii Samoilovich Isserson sera également purgé et terminera en camp de travail, assumant d’être un empirio-criticiste. La purge finit d’ailleurs par être général.

Environ 5 % des officiers furent purgés au total, mais en particulier à la direction. 3 maréchaux sur 5 furent purgés, 13 des 15 commandants d’armée, 8 des 9 amiraux, 50 des 57 commandants de corps d’armée, 154 des 186 commandants de division, les 16 commissaires aux armées, 25 des 28 commissaires des corps d’armée.

Les condamnations tombèrent en 1937 dans le cadre du procès de l’Organisation militaire trotskyste antisoviétique, qui désignait la tentative d’un coup d’État militaire à l’occasion d’une guerre de l’URSS avec l’Allemagne nazie. La ligne de Trotsky était effectivement l’instauration d’un coup d’État militaire à la suite d’une guerre avec l’Allemagne nazie devant pour lui immanquablement se transformer en défaite.

Il est considéré que la première application soviétique du combat en profondeur s’est réalisé en Mongolie lors de l’affrontement avec des troupes japonaises près de la rivière Khalkha gol de mai à septembre 1939. L’armée japonaise, qui disposait de 75 000 hommes, 182 tanks et 700 avions, se fit totalement écrasée. Elle avait déjà subi une petite défaite face à l’URSS en juillet-août 1938 lors de la bataille du lac Khassan.

Soldats soviétiques avec leur drapeau la victoire la bataille de Khalkha gol : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! Pour la lutte héroïque contre les samouraïs japonais.

Cela amena en avril 1941 à un pacte de neutralité entre l’URSS et le Japon, bien que quasiment un million de soldats de l’armée japonaise resta toujours à la frontière soviétique jusqu’en 1945, ayant initialement attendu la prise de Moscou par les armées nazies.

Le combat en profondeur ne fut pas mis en place dès le début du conflit entre l’URSS et l’Allemagne nazie, en raison du manque d’expérience soviétique et des problèmes d’organisation. Ce qui posait également souci est que le combat en profondeur raisonnait principalement en des termes offensifs et que la défensive stratégique était un principe mal ou pas maîtrisé.

Cependant, plus l’URSS s’engageait dans le conflit, plus ses initiatives militaires ne sont compréhensibles qu’en les saisissant comme éléments d’une vaste combinaison jouant à plusieurs niveaux et même plusieurs fronts.

L’Allemagne nazie avait le principe contraire, celui du Blitzkrieg, un concept par ailleurs purement journalistique inventé dans les pays anglo-saxons et qui ne fut strictement jamais employé du côté allemand.

Les armées nazies s’appuyaient entièrement sur la tradition militaire allemande, portant de manière mécanique vers une accumulation bien déterminée cherchant une victoire décisive, suivant le modèle de la bataille de Cannes en 216 avant notre ère où Hannibal Barca écrasa une armée romaine, ou bien celle de Leuthen en 1757 où Frédéric II de Prusse dirigea l’écrasement des armées autrichiennes en Silésie.

Staline dénonça vertement cette conception allemande, dans une lettre en 1946, publiée dans la revue Bolchevik, en 1947 :

« Nous sommes obligés du point de vue des intérêts de notre cause et de la science militaire de notre temps de critiquer sévèrement non seulement Clausewitz, mais aussi Moltke, Schlieffen, Lüdendorf, Keitel et d’autres porteurs de l’idéologie militaire en Allemagne.

Les dernières trente années l’Allemagne a par deux fois imposé au monde la guerre la plus sanglante, et les deux fois elle s’est trouvée battue. Est-ce par hasard ? Évidemment non.

Cela ne signifie-t-il pas que non seulement l’Allemagne dans son entier, mais aussi son idéologie militaire n’ont pas résisté à l’épreuve ? Absolument, cela le signifie.

Tout le monde sait quel respect témoignaient les militaires du monde entier, et parmi eux nos militaires russes, envers les sommités militaires d’Allemagne. Faut-il en finir avec ce respect non mérité ? Il faut en finir.

Et pour cela il faut la critique, particulièrement de notre côté, du côté des vainqueurs de l’Allemagne.

En ce qui concerne, en particulier, Clausewitz, il a évidemment vieilli comme sommité militaire. Clausewitz était, au fond, un représentant de l’époque de la guerre des manufactures. Mais maintenant nous sommes à l’époque de la guerre mécanisée.

Il est évident que la période de la machine exige de nouveaux idéologues militaires. Il est drôle à présent de prendre des leçons auprès de Clausewitz. On ne peut avancer de l’avant et faire avancer la science sans soumettre à l’examen critique les thèses et les énonciations vieillies de sommités connues. »

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La notion de «grande guerre patriotique» et la bataille de Borodino

L’URSS de Staline a appelé la guerre contre l’Allemagne nazie la « grande guerre patriotique ».

L’expression fut initialement employée par l’historien Alexander Mikhailovsky-Danilevsky pour désigner la résistance à l’invasion des armées napoléoniennes, dans son travail en quatre volumes intitulé Description de la guerre patriotique de 1812.

Vassili Verechtchaguine, Napoléon à Borodino [en 1812], 1897

Après 1917, l’expression fut mise de côté, avant de revenir à la fin des années 1930, les historiens soviétiques considérant que c’était du sociologisme vulgaire que de réduire cette guerre du côté russe à une guerre de rapine des classes dirigeantes russes face à un Napoléon ne faisant que, mécaniquement et sans le savoir, protéger les acquis de la révolution française.

L’historien soviétique Evgeny Tarle réactiva ainsi l’expression en 1938, dans son ouvrage L’invasion de la Russie par Napoléon en 1812, qui fut par ailleurs précédé d’une biographie de Napoléon deux ans plus tôt. Il y soulignait qu’en fait, cette guerre napoléonienne était spécifique, car elle n’était pas portée par une logique défensive préventive, mais bien une dynamique expansionniste de la part des classes dominantes en France alors.

Concrètement, Napoléon cherchait en effet à se marier avec une princesse russe pour stabiliser sa dynastie ; devant deux échecs, il se maria à une princesse autrichienne et visa à une hégémonie sur la Russie en l’affaiblissant, afin de renforcer le blocus continental anti-britannique et même de viser les Indes.

Il chercha initialement à ce que se déroulent des combats tout à l’Ouest de l’empire russe, mais les armées russes se replièrent. Finalement, après une longue et inédite tergiversation, Napoléon joua le tout pour le tout en visant la ville de Moscou pour anéantir l’empire russe.

Alexeï Kivchenko, Conseil de guerre à Fili (1880)
C’est à ce conseil de guerre que fut décidé d’abandonner Moscou à Napoléon.
Comte von Bennigsen [officier allemand servant l’empire russe] : Faut-il abandonner sans combat l’antique et sainte capitale de la Russie ou faut-il la défendre?
Mikhaïl Koutouzov : L’antique et sainte capitale de la Russie! Permettez-moi de vous dire, Excellence, que cette question n’a pas de sens pour un russe. On ne peut poser une pareille question et elle n’a pas de sens. La question pour laquelle j’ai demandé à ces messieurs de se réunir est une question militaire. C’est la suivante : « Le salut de la Russie est dans son armée. Est-il préférable de risquer la perte de l’armée et de Moscou en acceptant la bataille ou de livrer Moscou sans combat? ». Voilà la question sur laquelle je désire connaître votre opinion.

Au début des années 1950, l’œuvre d’Evgeny Tarle fut cependant critiquée pour son manque de prise en considération de l’aspect populaire de la guerre du côté russe, de l’intense activité militaire dirigée par Mikhaïl Koutouzov, de l’impréparation française à agir sur de vastes territoires. Evgeny Tarle décéda toutefois avant de pouvoir publier la nouvelle version de son ouvrage.

Entre-temps, la seconde guerre mondiale fut dénommée grande guerre patriotique du côté soviétique. Vyacheslav Molotov parla le 23 juin 1941, dans un discours à la radio, d’une guerre sur le sol national, l’éditorial de la Pravda du lendemain parlant de « la grande guerre patriotique du peuple soviétique contre le fascisme allemand ».

Enfin, un décret du présidium du Soviet suprême officialisa l’expression, le 20 mai 1942, en instituant un ordre militaire : l’Ordre de la Guerre patriotique.

Pour bien comprendre le parallèle avec l’invasion nazie, il faut prendre en considération tant la forme que le fond. Le but de l’invasion napoléonienne était le coup de force, l’effondrement russe sous des coups de boutoirs bien précis, dans une vaste offensive. La méthode nazie était la même et connut exactement la même réponse.

Plan de la bataille de Borodino, en septembre 1812

Napoléon considéra avoir ainsi gagné la bataille meurtrière de la Moskova, puisque fut prise le village de Borodino. Le chemin de Moscou était ouvert. Mais, inversement, du côté russe cette bataille, appelée bataille de Borodino, était également considérée comme une victoire, qui indiquait le caractère invincible de la Russie.

Peter von Hess, La bataille de Borodino, 1843

Les armées russes avaient en effet infligé des coups durs aux Français, elles s’étaient repliées avec leurs hommes et leur matériel, elles pouvaient disposer de renforts. On a ici le principe de la retraite des hommes et du matériel en profitant d’un vaste repli stratégique, pour enliser et faire s’effondrer l’ennemi. C’est le contraire exact du principe de la victoire décisive.

Hitler, comme Napoléon, chercha perpétuellement cette victoire décisive, qu’il ne trouva jamais, les armées soviétiques rééditant le principe de 1812.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique