L’impressionnisme, expression du libéralisme

Lorsque l’impressionnisme se développe, le mode de production capitaliste est en expansion désormais sans limites, mais même la bourgeoisie est en retard sur le processus.

La bourgeoisie française célébrera en grande pompe la première exposition impressionniste pour son centenaire en 1974, mais elle est initialement avec beaucoup de retard à l’allumage. Elle a en effet écrasé la Commune de Paris en 1871, elle profite grandement de la présence encore immensément forte du christianisme et du conservatisme néo-académique.

La bourgeoisie d’esprit provincial, soucieuse de maintenir un ordre conservateur dans un pays somme toute largement paysan encore, se heurte ici de plein fouet à la bourgeoisie moderniste diffusant le libéralisme dans tous les domaines.

Il faut ajouter à cela que la bourgeoisie a commencé sa décadence, mais qu’elle n’est pas encore passée entièrement dans l’irrationalisme ; les critiques à boulets rouges des initiatives impressionnistes sont ainsi un mélange contre-nature de néo-académisme conservateur et d’un sens du réalisme.

Le ton est ferme, la critique totale, la dénonciation radicale, comme ici dans Le Figaro du 3 avril 1877 :

Dimanche 2. La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand Ruel une exposition, qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés, s’offre un spectacle cruel.

Cinq ou six aliénés dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donne rendez-vous pour exposer leur œuvre.

Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses. Moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les intransigeants, les impressionnistes ; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout.

C’est ainsi qu’à la Ville-Evrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et se figurent qu’ils ont trouvé des diamants. Effroyable spectacle de la vanité humaine s’égarant jusqu’à la démence.

Faites donc comprendre à M. Pisarro que les arbres ne sont, pas violets, que le çiel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements !

Autant perdre votre temps à vouloir faire comprendre à un pensionnaire du docteur Blanche, se croyant le Pape, qu’il habite les Batignolles et non le Vatican.

Essayez donc de faire entendre raison à M. Degas ; dites-lui qu’il y a en art quelques qualités ayant nom : le dessin, la couleur, l’exécution, la volonté, il vous rira au nez et vous traitera de réactionnaire.

Essayez donc d’expliquer à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un amas de chairs en décomposition avec des taches vertes violacées qui dénotent l’état de complète putréfaction dans un cadavre !

Il y a aussi une femme dans le groupe, comme dans toutes les bandes fameuses, d’ailleurs ; elle s’appelle Berthe Morisot et est curieuse à observer. Chez elle, la grâce féminine se maintient au milieu des débordements d’un esprit en délire.

Et c’est cet amas de choses grossières qu’on expose en public sans songer aux conséquences fatales qu’elles peuvent entraîner. Hier, on a arrêté rue Le Peletier, un pauvre homme qui, en sortant de cette exposition, mordait les passants.

Pour parler sérieusement il faut plaindre les égaré ; la nature bienveillante avait doué quelques-uns des qualités premières qui auraient pu faire des artistes.

Mais, dans la mutuelle admiration de leur égarement commun, les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse et tapageuse ont élevé la négation de tout ce qui fait l’art à la hauteur d’un principe ; ils ont attaché un vieux torche-pinceau à un manche à balai et s’en sont fait un drapeau.

Sachant fort bien que l’absence complète de toute éducation artistique leur défend à jamais de franchir le fossé profond qui sépare une tentative d’une œuvre d’art, ils se barricadent dans leur insuffisance qui égale leur suffisance et tous les ans ils reviennent avant le Salon avec leurs turpitudes à l’huile et à l’aquarelle protester contre cette magnifique école française qui fut si riche en grands artistes.

Ces pauvres hallucinés me font l’effet d’un poète de confiseur, habile à rimer des vers de mirlitons pour les bonbons et qui, sans orthographe, sans style, sans pensée, sans idée, viendrait vous dire

– Lamartine a fait son temps. Place au poète intransigeant !

Je connais quelques-uns de ces impressionnistes pénibles ; ce sont de jeunes gens charmants, très convaincus, qui se figurent sérieusement qu’ils ont trouvé leur voie.

Ce spectacle est affligeant comme la vue de ce pauvre fou que j’ai contemplé à Bicêtre il tenait de la main gauche une pelle à feu appuyée sous le menton comme un violon et, avec une baguette qu’il prenait pour un archet, il exécutait, disait-il, le Carnaval de Venise, qu’il se vantait d’avoir joué avec succès devant toutes les têtes couronnées.

Si on pouvait placer ce virtuose à l’entrée de l’exposition, le guignol artistique de la rue Le Peletier serait complet.

Albert Wolff.

Claude Monet, Trois bateaux de pêche (1886)

Voici la chronique de Georges Maillard dans Le Pays du 4 avril 1876, un quotidien bonapartiste :

CHRONIQUE

Les impressionnalistes.

Impressionnistes ou impressionnalistes ? L’un et l’autre se dit ou se disent. C’est un mot nouveau qu’on a récemment forgé pour désigner une école nouvelle de peinture qu’il est plus facile, à coup sûr, de baptiser que de définir.

Le fait est qu’on ne sait pas ce que veut cette nouvelle école, quelles sont ses doctrines, quelle est sa tendance et quel but elle se propose. A-t-elle des principes d’art inédits ? Prétend-elle disposer de moyens et de procèdes inconnus ? Est-elle pour le dessin, pour la couleur ou pour le reflet? On n’en sait rien.

Ce qu’on voit de plus clair, c’est que les impressionnalistes – (au diable ! le vilain mot!) constituent un petit cénacle de peintres indépendants, intransigeants, généralement réalistes, et qui ne veulent pas se soumettre à l’appréciation d’un jury.

Entre nous, ils font bien, car, s’ils s’avisaient d’envoyer au palais des Champs-Élysées les choses étonnantes qu’ils appellent leurs œuvres, il n’y aurait pas de porte lassez large pour les expulser.

Au fond, ce sont, je crois, des mécontents, des radicaux de la peinture, qui, ne pouvant pas trouver de place dans les rangs des peintres réguliers, se sont constitués en société, ont arboré une bannière révolutionnaire quelconque et ont organisé l’exposition qui vient d’ouvrir rue Le Peletier.

Ce qu’ils veulent? Eh ! mon Dieu… qu’on les regarde ! et c’eut parce qu’ils ne peuvent pas entrer au Salon, qu’ils ont imaginé de s’en créer un. On met « impressionnistes » sur la porte, parce qu’il faut bien y mettre quelque chose.

Quant au reste, quant à la révélation d’un art nouveau, d’une formule nouvelle, d’un procédé nouveau quelconque, en vérité, on n’en voit pas de trace, et les maîtres de toutes les écoles admises, ou simplement connues, reculeraient avec épouvante, si on leur demandait une approbation de ce genre de peinture.

Ce ne sont ni des naïfs, comme les maîtres de l’école primitive, ni des tempéraments comme les Espagnols, les Vénitiens et les Flamands ; leurs essais n’appartiennent à aucune école, et s’il faut absolument leur découvrir un mérite, on ne leur en trouve qu’un : — une originalité et une audace qui arrivent parfois jusqu’à la sauvagerie.

C’est du reste un spectacle intéressant que cette Exposition nouvelle ; il y a là environ deux cents tableaux dont la plupart sont à faire cabrer les chevaux d’omnibus. Ce sont des outrances de coloris,
des audaces de sujet et des partis pris d’exécution dont on n’a pas d’idée.

L’impression qu’éprouvaient ces impressionnistes en peignant ces choses extraordinaires, on ne la sait pas — mais celle des visiteurs est claire ; c’est l’ahurissement.

Peu à peu cependant on se remet, et on arrive alors à la plus franche gaîté ; c’est irrésistible, et n’était le respect humain, on éclaterait de rire devant ces peintures étonnantes. C’est du délire et de la folie pure, et jamais « l’Exposition des Refusés », qui fut si fameuse en son temps, n’a présenté un semblable assemblage.

Il y a là des brutalités de pinceau, des démences d’exécution et des insanités de conception qui sont absolument révoltantes ; ce serait à tomber de désespoir, si ce n’était à se tordre de rire.

Il faut voir cela : c’est une des gaîtés du moment (c’est même la seule), et par le temps qui court il ne faut pas laisser échapper les occasions de s’amuser un peu.

Le rire est sain ! disait la philosophie ancienne ; c’est un axiome à conserver, il est encore exact.

GEORGES MAILLARD.

Berthe Morisot, Jour d’été (1879)

Dans Le Figaro du 5 avril 1877, on lit encore dans les Lettres anecdotiques du baron Grimm :

Les Impressionnistes

Aujourd’hui a eu lieu, pour la presse, l’ouverture du Salon des Impressionnistes. C’est à cet événement artistique qu’il faut attribuer sans doute la grêle et la neige fondue qui ont inondé Paris pendant toute l’après-midi. Une curiosité malsaine nous a conduit dans le local où s’étale ce musée des horreurs, qu’on appelle l’Exposition des Impressionnistes.

On sait que le but des impressionnistes est de faire impression. A ce point de vue, les peintres qui se sont voués à cette haute idée aussi funambulesque que peu artistique, atteignent aisément le résultat qu’ils cherchent, ils font une impression ; mais ce n’est peut-être pas celle qu’ils ont cherchée.

Vue dans son ensemble, l’exposition impressionniste ressemble à une collection de toiles fraîchement peintes, sur lesquelles on aurait répandu des flots de crème à la pistache, à la vanille et à la groseille.

Tel est le premier sentiment qu’éprouve le visiteur. Il se sent entraîné dans un tourbillon de couleurs fraîches, où il ne distingue rien. Une fois cette sensation dissipée, l’œil finit par saisir le sujet qu’on expose devant lui et il subit la deuxième impression.

Cette deuxième impulsion, c’est une énorme surprise et un profond découragement. Il semble à l’observateur qu’il se trouve en face d’une mystification qu’on veut lui faire prendre au sérieux. Il a beau y mettre de la bonne volonté, regarder de près ; ou de loin, de face ou de côté, il ne voit dans les toiles accrochées au mur rien qui parle à sa pensée.

Si impression il y a, elle est toute pour les yeux et elle est cruelle. Elle attire et frappe la vue, comme l’odeur d’une boutique de fromages attire et frappe l’odorat. C’est exactement la même impression.

Dans tous ces tableaux, il n’y a pas une idée élevée, pas une création, pas même une inspiration, une réminiscence de l’art pur. C’est en quelque sorte un décor de théâtre, qui n’est ni dans la nature, ni dans l’humanité. Je ne nie pas qu’il y ait beaucoup de talent dans certains peintres de l’école impressionniste mais c’est du talent fourvoyé, et fourvoyé de parti-pris.

Parmi les toiles de cette année,il y a des paysages qui ont l’air de sortir de l’imagerie d’Épinal, et des arbres qui peuvent servir de modèle à ces bouts de bois chocolatés et surmontés d’une houppe de copeaux verts qu’on met dans les petites bergeries à seize sous. Les plus féconds, parmi ces maîtres nouveaux, ont épuisé leur imagination à représenter des gares de chemins de fer.

L’un d’eux nous montre la gare de l’Ouest sous toutes ses faces. L’artiste a voulu produire tour à tour l’impression d’un train en partance, l’impression d’un train qui va partir, et il a essayé, en fin de compte, de nous donner l’impression désagréable qui résulte de plusieurs locomotives sifflant à la fois. Il l’a traduite par une abondance de fumée, qui a l’air d’être en carton.

Le portrait de M. Spuller et celui de Mlle Samary, qui font partie de cette exposition, produisent aussi leur impression. Tous deux sont assez ressemblants, mais Mlle Samary est représentée en femme horriblement plâtrée, et le peintre a l’air de s’être assis sur M. Spullet avant de le déposer dans son cadre.

Il faut cependant rendre justice à quelques uns des tableaux de la rue Le Peletier. Deux ou trois marchés et autant de fenaisons de M. Ludovic Piette nous ont paru très réussis. Sans le parti pris de l’impression quand même, sans l’exagération des couleurs destinées à faire jaillir cette impression, en poussant un peu son travail, M. Piette eût produit des œuvres dignes de figurer en première ligne au Palais de l’Industrie. J’en dirai autant de M. Degas, qui a exposé des danseuses et des chanteuses de cafés-concert. Dans ces toiles qui sont nombreuses, il y a du moins une idée souvent comique, et toujours d’une réalité prise sur le vif.

Le café-concert est absolument délicieux ; la pose de la prima donna en robe rouge, son salut, son sourire viennent en droite ligne de l’Alcazar d’Été. Le tout est sobrement colorié. Peut-être le dessin est-il un peu lâché, un peu trop rondement ébauché, mais, encore une fois, M. Degas s’est donné à l’impression et il est fidèle aux traditions de son école.

Hormis les deux noms que nous avons cités et auxquels nous avons donné des éloges justifiés, le reste ne mérite pas de mention spéciale : c’est déjà beaucoup d’y avoir consacré une colonne de ce journal ; car il serait facile de résumer en une ligne toute cette œuvre qui n’a d’autre mérite que son actualité « Une exhibition de caricatures prétentieuses! »

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