En 1907, au Congrès de Stuttgart, la seconde
Internationale décida dans une motion concernant les rapports dans
chaque pays entre le Parti et les syndicats, que ceux-ci devaient
avoir des « relations étroites » et « rendues
permanentes ». Mais les Français se défaussèrent ;
après le vote, Marcel Sembat prit la parole et expliqua la chose
suivante :
« La majorité de la délégation française
déclare que dans la France, l’évolution des rapports entre les
organisations syndicale et politique de la classe ouvrière, a subi
un cours différent et que l’indépendance réciproque et l’autonomie
du Parti socialiste et de la C. G. T., sont une condition nécessaire
de leur développement et de leur action et de la possibilité
ultérieure d’un rapprochement spontané. »
Les Français, ne voyant pas de protestation après
avoir affirmé cela, considérèrent qu’ils pouvaient faire comme ils
l’entendaient. Mais en réalité, c’était le masque d’une soumission
entière à la CGT. Non pas seulement en raison de la très forte
influence anarchiste ou syndicaliste dite révolutionnaire, mais tout
simplement parce que la majorité des socialistes considère alors
que la révolution sera le produit d’une agitation électorale
combinée à une grève générale menée par le syndicat lui-même.
Jean Jaurès expliquait ainsi au congrès de 1912
du Parti Socialiste SFIO que ce serait amener « la guerre
civile dans la classe ouvrière » que d’appliquer les principes
de la social-démocratie internationale ; Edouard Vaillant parla lui
de « crime » si l’on appliquait ces principes, de
« déclaration de guerre à la C.G.T. ».
On a ici une différence fondamentale entre les collectivistes à la française et la social-démocratie internationale.
C’est d’ailleurs une double intoxication, tant du
Parti Socialiste SFIO sur son importance historique, que de la part
de la CGT. Car celle-ci ne représente qu’une toute petite minorité
agissante, d’où justement son apparente radicalité et ses discours
de minorité agissante au nom de tous.
Ce n’est pas seulement une question de taux de
syndicalisation : si la France a un faible taux, elle n’est pas
si mal lotie. Le vrai problème est la division syndicale,
l’importance mineure de la CGT : seulement 35 % des syndiqués
sont membres de la CGT. Sur un peu plus d’un million de syndiqués en
général, 400 000 étant dans des syndicats patronaux. Il faut
également compter 5 407 syndicats agricoles, réunissant plus de 910
000 syndiqués, à l’écart des socialistes.
Le taux d’appartenance au syndicat lié à l’Internationale est par contre de 100 % en Espagne, de 100 % aussi en Serbie et aux Etats-Unis, de pratiquement 100 % en Hongrie, de plus de 97 % en Norvège et en Bosnie-Herzégovine, de 89 % en Croatie, de presque 89 % en Autriche, de presque 83 % au Danemark, de 78 % en Allemagne, de 73 % en Belgique, de 69 % en Suède.
Numériquement, les chiffres ont leur importance
aussi : il y a, avant 1914, seulement 355 000 syndiqués CGT sur plus
de 11 millions de travailleurs. Ainsi, non seulement la CGT est
largement marginale dans la classe ouvrière, malgré que 40 %
des entreprises aient plus de cent ouvriers, mais la paysannerie qui
forme la moitié du pays est entièrement coupée d’elle.
La répression est également brutale. En 1906,
c’est l’armée qui est envoyée pour mater la grève générale du
bassin minier à la suite de la catastrophe de Courrières, ayant tué
un millier de mineurs. Les gendarmes tirent en 1908 sur les carriers
des sablières à Draveil, tuant deux ouvriers, puis quatre lors de
l’écrasement de la manifestation de la CGT à Villeneuve. La grève
dans les PTT, en mars – mai 1909, voit également une défaite
complète de la CGT.
Cela n’empêche pas celle-ci de s’imaginer au
centre de tout le processus de transformation sociale. Elle est
grisée par son développement : le nombre de syndicats CGT est de
1043 en 1902, 1220 en 1903, 1792 en 1904, 2399 en 1906, 2590 en 1908,
3012 en 1910. Elle s’imagine que le processus ne peut pas être
interrompu et même qu’elle peut déjà se placer au centre de
l’initiative, d’où l’adoption de la charte dite d’Amiens en octobre
1906.
Cette adoption provoqua un vaste au débat au
congrès du Parti socialiste (SFIO) qui se déroula du 1er au 4
novembre de la même année, d’ailleurs le moment de la charte visait
évidemment à provoquer une certaine rupture entre la CGT et le
Parti, avec paradoxalement l’accord de la majorité des socialistes,
qui avaient par ailleurs l’obligation statutaire d’adhérer à la CGT
si c’était possible dans leur activité salariale.
Car la charte d’Amiens est très claire : il est
interdit en d’amener les questions politiques dans le syndicat, ce
dernier ne doit aborder que les questions économiques, ce qui serait
en soi une préparation aux grandes transformations sociales, avec
bien entendu à l’arrière-plan le mythe de la grève générale.
La politique est résumée à une activité de
partis et de sectes à la marge du mouvement :
« En ce qui concerne les organisations, le Congrès
déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet,
l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat,
les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements
syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors
et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la
transformation sociale. »
Le socialiste Victor Renard avait pourtant proposé
une motion disant que :
« Le Comité Confédéral est invité à s’entendre
toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des
délégations intermittentes ou permanentes, avec le conseil national
du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces
principales réformes ouvrières. »
Cependant, 774 voix du congrès de la CGT s’y
opposèrent, contre 34 pour, alors que le positionnement
anti-politique de la Charte d’Amiens aura, lors du même congrès,
834 pour, 8 contre (et une abstention). Cela signifie que non
seulement les socialistes apparaissent ici comme une minorité
politique très faible au congrès alors qu’ils sont physiquement
massivement présents. Ils sont en fait d’accord sur cette
répartition : la CGT s’appropriait la dimension économique et il ne
restait plus que le terrain parlementaire pour le Parti.
Jean Jaurès avait déjà affirmé cette ligne
lors du second congrès du Parti Socialiste SFIO :
« Ayons confiance dans la classe ouvrière agissant
par l’action politique et par l’action économique, ou plutôt par
une seule et grande action politique qui a deux organes, le
syndicalisme et l’action parlementaire, et allons ainsi à la
bataille.
A mesure que nous agirons, le vice de chaque méthode
s’éliminera et seule la partie efficace de chacune subsistera. »
Cela ne pouvait que renforcer l’économisme
syndical et l’électoralisme du Parti ; cela signifiait que le Parti
socialiste (SFIO) non seulement ne dirigeait pas le syndicat comme
c’est le cas en Allemagne, mais qu’en plus le terrain syndical
asséchait entièrement désormais tout ce qui ressemblerait à une
discussion politique. C’était là dépolitiser la classe ouvrière
française et donner des ailes à l’esprit insurrectionnaliste
blanquiste, anarchiste. Karl Kautsky était très clair à ce sujet :
« Quant à la résolution de la majorité
française, elle est totalement inacceptable.
D’une part, parce qu’elle représente la grève générale
comme un moyen suprême dans la lutte économique, tandis que la
majorité des camarades allemands reconnaît simplement la grève
générale comme un moyen de lute éventuel dans la bataille
politique.
Ensuite, c’est qu’elle conçoit l’autonomie syndicale
dans l’esprit anarchiste. »
Jules Guesde avait de son côté conscience de
cela, expliquant avec justesse au second congrès :
« On peut laisser croire à la Bourgeoisie qu’il y
a là une véritable force, mais en fait, au point de vue numérique,
vous savez bien que nos syndicats sont tout à faits insuffisants,
que, comparés à ce qu’ils sont en Allemagne, en Angleterre, en
Belgique, ils n’existent à peu près pas. »
Cela n’empêcha pas le choix de la soumission à
la CGT, de toutes façons. Deux résolutions se firent face alors au
troisième congrès du Parti socialiste SFIO, en 1906, pour tenter de
répondre à cette crise imposée par la ligne anti-Parti de la CGT.
La première, proposée par le guesdiste Charles
Dumas soutenu par les 42 délégués du Nord acquis à Jules Guesde,
affirme une tentative d’esprit d’unité :
« Considérant que c’est la même classe, le même
prolétariat qui s’organise et agit, qui doit s’organiser et agir en
Syndicats ici, sur le terrain corporatif, en parti socialiste là,
sur le terrain politique ;
Que si ces deux modes d’organisation et d’action de la
même classe ne sauraient être confondus, distincts qu’ils sont et
doivent rester de but et de moyens, ils ne sauraient s’ignorer,
s’éviter, à plus forte raison s’opposer sans diviser mortellement
le prolétariat contre lui-même et le rendre incapable
d’affranchissement ;
Le Congrès déclare :
Il y a lieu de pourvoir à ce que, selon les
circonstances, l’action syndicale et l’action politique des
travailleurs puissent se concerter et se combiner. »
Cette proposition reçut 130 voix et échoua par
conséquent face à la résolution suivante, faite par la Fédération
du Tarn et recevant 148 voix (pour 9 abstentions). Il s’agit ici
d’une capitulation ouverte et d’un appel à une sorte de
« parallélisme » fondamentalement opposé aux principes
socialistes.
« Le Congrès, convaincu que la classe ouvrière ne
pourra s’affranchir pleinement que par la force combinée de l’action
politique et de l’action syndicale, par le syndicalisme allant
jusqu’à la grève générale et par la conquête de tout le pouvoir
politique en vue de l’expropriation générale du capitalisme ;
Convaincu que cette double action sera d’autant plus
efficace que l’organisme politique et l’organisme économique auront
leur pleine autonomie ;
Prenant acte de la résolution du Congrès d’Amiens, qui
affirme l’indépendance du syndicalisme à l’égard de tout parti
politique et qui assigne en même temps au syndicalisme un but que le
socialisme seul, comme parti politique, reconnaît et poursuit ;
Considérant que cette concordance fondamentale de
l’action politique et de l’action économique du prolétariat amènera
nécessairement, sans confusion, ni subordination, ni défiance, une
libre coopération entre les deux organismes ;
Invite tous les militants à travailleur de leur mieux à
dissiper tout malentendu entre la Confédération du Travail et le
Parti socialiste. »
=>Retour au dossier sur le Parti Socialiste SFIO