FABLE
I
LES COMPAGNONS D’ULYSSE
À MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE
Prince,
l’unique objet du soin des Immortels,
Souffrez que mon encens
parfume vos autels.
Je vous offre un peu tard ces présents de ma
Muse;
Les ans et les travaux me serviront d’excuse:
Mon esprit
diminue, au lieu qu’à chaque instant
On aperçoit le vôtre aller
en augmentant.
Il ne va pas, il court, il semble avoir des
ailes.
Le Héros dont il tient des qualités si belles
Dans le
métier de Mars brûle d’en faire autant;
Il ne tient pas à lui
que forçant la Victoire
Il ne marche à pas de géant
Dans la
carrière de la Gloire.
Quelque Dieu le retient; c’est notre
Souverain,
Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du
Rhin;
Cette rapidité fut alors nécessaire:
Peut-être elle
serait aujourd’hui téméraire.
Je m’en tais; aussi bien les Ris
et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d’aimer les longs
discours.
De ces sortes de Dieux votre cour se compose.
Ils ne
vous quittent point. Ce n’est pas qu’après tout
D’autres
Divinités n’y tiennent le haut bout;
Le sens et la raison y
règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les
Grecs,
Imprudents et peu circonspects,
S’abandonnèrent à des
charmes
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les
Compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,
Erraient au gré du
vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la
fille du Dieu du jour,
Circé, tenait alors sa cour.
Elle leur
fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste
poison.
D’abord ils perdent la raison;
Quelques moments après
leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux
différents.
Les voilà devenus Ours, Lions, Éléphants;
Les
uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme:
Il
s’en vit de petits, exemplum ut Talpa.
Le seul Ulysse en
échappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il
joignait à la sagesse
La mine d’un héros et le doux
entretien,
Il fit tant que l’Enchanteresse
Prit un autre poison
peu différent du sien.
Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans
l’âme:
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin
pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture.
Il obtint
qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils
bien, dit la Nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la
troupe.
Ulysse y court, et dit: L’empoisonneuse coupe
A son
remède encore; et je viens vous l’offrir:
Chers amis, voulez-vous
Hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole.
Le Lion dit
pensant rugir:
Je n’ai pas la tête si folle.
Moi renoncer aux
dons que je viens d’acquérir?
J’ai griffe et dent, et mets en
pièces qui m’attaque:
Je suis Roi, deviendrai-je un Citadin
d’lthaque?
Tu me rendras peut-être encore simple Soldat:
Je ne
veux point changer d’état.
Ulysse du Lion court à l’Ours: Eh,
mon frère,
Comme te voilà fait! je t’ai vu si joli!
Ah
vraiment nous y voici,
Reprit l’Ours à sa manière.
Comme me
voilà fait! comme doit être un Ours.
Qui t’a dit qu’une forme
est plus belle qu’une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la
nôtre?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te
déplais-je? Va-t’en, suis ta route et me laisse:
Je vis libre,
content, sans nul soin qui me presse;
Et te dis tout net et tout
plat:
Je ne veux point changer d’état.
Le Prince grec au Loup
va proposer l’affaire;
Il lui dit, au hasard d’un semblable
refus:
Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle
Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait
manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie:
Tu
menais une honnête vie.
Quitte ces bois, et redevient
Au lieu
de Loup, Homme de bien.
En est-il, dit le Loup? Pour moi, je n’en
vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière:
Toi
qui parles, qu’es-tu? N’auriez-vous pas sans moi
Mangé ces
animaux que plaint tout le village?
Si j’étais Homme, par ta
foi,
Aimerais-je moins le carnage?
Pour un mot quelquefois vous
vous étranglez tous;
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des
Loups?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que
scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu’un
Homme:
Je ne veux point changer d’état.
Ulysse fit à tous une
même semonce;
Chacun d’eux fit même réponse,
Autant le grand
que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C’était
leurs délices suprêmes:
Tous renonçaient au los des belles
actions.
Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions;
Ils
étaient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous
choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à
l’utile:
C’était sans doute un beau projet,
Si ce choix eût
été facile.
Les Compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts.
Ils
ont force pareils en ce bas univers:
Gens à qui j’impose pour
peine
Votre censure et votre haine.
FABLE
II
LE CHAT ET LES DEUX MOINEAUX
À MONSEIGNEUR t.E DUC DE
BOURGOGNE
Un
Chat contemporain d’un fort jeune Moineau
Fut logé près de lui
dès l’âge du berceau.
La Cage et le Panier avaient mêmes
Pénates.
Le Chat était souvent agacé par l’Oiseau:
L’un
s’escrimait du bec, l’autre jouait des pattes.
Ce dernier
toutefois épargnait son ami.
Ne le corrigeant qu’à demi
Il se
fût fait un grand scrupule
D’armer de pointes sa férule.
Le
Passereau moins circonspect,
Lui donnait force coups de bec;
En
sage et discrète personne,
Maître Chat excusait ces jeux:
Entre
amis, il ne faut jamais qu’on s’abandonne
Aux traits d’un courroux
sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas
âge,
Une longue habitude en paix les maintenait;
Jamais en
vrai combat le jeu ne se tournait;
Quand un Moineau du
voisinage
S’en vint les visiter, et se fit compagnon
Du
pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre les deux Oiseaux il
arriva querelle;
Et Raton de prendre parti.
Cet inconnu,
dit-il, nous la vient donner belle
D’insulter ainsi notre ami;
Le
Moineau du voisin viendra manger le nôtre?
Non, de par tous les
Chats. Entrant lors au combat
Il croque l’étranger: Vraiment, dit
maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat.
Cette
réflexion fit aussi croquer l’autre.
Quelle morale puis-je
inférer de ce fait?
Sans cela toute fable est un oeuvre
imparfait.
J’en crois voir quelques traits; mais leur ombre
m’abuse,
Prince, vous les aurez incontinent trouvés:
Ce sont
des jeux pour vous, et non point pour ma Muse;
Elle et ses soeurs
n’ont pas l’esprit que vous avez.
FABLE
III
DU THÉSAURISEUR ET DU SINGE
Un
homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu’à la
fureur.
Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.
Quand ces
biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont frivoles.
Pour sûreté de
son trésor
Notre Avare habitait un lieu dont Amphitrite
Défendait
aux voleurs de toutes parts l’abord.
Là d’une volupté selon moi
fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours.
Il
passait les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans
relâche,
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche,
Car
il trouvait toujours du mécompte à son fait.
Un gros Singe plus
sage, à mon sens, que son maître,
Jetait quelque doublon
toujours par la fenêtre,
Et rendait le compte imparfait.
La
chambre bien cadenassée
Permettait de laisser l’argent sur le
comptoir.
Un beau jour dom Bertrand se mit dans la pensée
D’en
faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lorsque je
compare
Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne
sais bonnement auxquels donner le prix.
Dom Bertrand gagnerait
près de certains esprits;
Les raisons en seraient trop longues à
déduire.
Un jour donc l’animal, qui ne songeait qu’à
nuire,
Détachait du monceau, tantôt quelque doublon,
Un
jacobus, un ducaton,
Et puis quelque noble à la rose;
Éprouvait
son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métail qui se
font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S’il n’avait
entendu son Compteur à la fin
Mettre la clef dans la serrure,
Les
ducats auraient tous pris le même chemin,
Et couru la même
aventure
Il les aurait fait tous voler jusqu’au dernier
Dans le
gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille
préserver maint et maint financier
Qui n’en fait pas meilleur
usage.
FABLE
IV
LES DEUX CHÈVRES
Dès
que les Chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur
fait chercher fortune; elles vont en voyage
Vers les endroits du
pâturage
Les moins fréquentés des humains.
Là s’il est
quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont
pendant en précipices,
C’est où ces Dames vont promener leurs
caprices;
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
Deux
Chèvres donc s’émancipant,
Toutes deux ayant patte
blanche,
Quittèrent les bas près, chacune de sa part.
L’une
vers l’autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se
rencontre, et pour pont une planche;
Deux Belettes à peine
auraient passé de front
Sur ce pont;
D’ailleurs l’onde rapide
et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces
Amazones.
Malgré tant de dangers, l’une de ces personnes
Pose
un pied sur la planche, et l’autre en fait autant.
Je m’imagine
voir avec Louis le Grand
Philippe Quatre qui s’avance
Dans
l’île de la Conférence.
Ainsi s’avançaient pas à pas,
Nez à
nez nos Aventurières,
Qui toutes deux étant fort fières
Vers
le milieu du pont ne se voulurent pas
L’une à l’autre céder.
Elles avaient la gloire
De compter dans leur race (à ce que dit
l’Histoire)
L’une certaine Chèvre au mérite sans pair
Dont
Polyphème fit présent à Galatée;
Et l’autre la Chèvre
Amalthée,
Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer, leur
chute fut commune;
Toutes deux tombèrent dans l’eau.
Cet
accident n’est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune.
À
MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE,
qui avait demandé à M. de La
Fontaine
une fable qui fût
nommée «Le Chat et la
Souris».
Pour plaire au jeune Prince à qui la Renommée
Destine
un temple en mes écrits,
Comment composerai-je une fable
nommée
Le Chat et la Souris?
Dois-je représenter dans ces
vers une Belle
Qui douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va
se jouant des coeurs que ses charmes ont pris,
Comme le Chat de la
Souris?
Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune?
Rien ne
lui convient mieux, et c’est chose commune
Que de lui voir traiter
ceux qu’on croit ses amis
Comme le Chat fait la
Souris.
Introduirai-je un Roi qu’entre ses favoris
Elle
respecte seul; Roi qui fixe sa roue,
Qui n’est point empêché
d’un monde d’ennemis,
Et qui des plus puissants quand il lui plaît
se joue
Comme le Chat de la Souris?
Mais insensiblement, dans
le tour que j’ai pris,
Mon dessein se rencontre, et si je ne
m’abuse
Je pourrais tout gâter par de plus longs récits.
Le
jeune Prince alors se jouerait de ma Muse,
Comme le Chat de la
Souris.
FABLE
V
LE VIEUX CHAT ET LA JEUNE SOURIS
Une
jeune Souris de peu d’expérience
Crut fléchir un vieux Chat
implorant sa clémence,
Et payant de raisons le
Raminagrobis:
Laissez-moi vivre: une Souris
De ma taille et de
ma dépense
Est-elle à charge en ce logis?
Affamerais-je, à
votre avis,
L’Hôte et l’Hôtesse, et tout leur monde?
D’un
grain de blé je me nourris;
Une noix me rend toute ronde.
A
présent je suis maigre; attendez quelque temps
Réservez ce repas
à Messieurs vos Enfants.
Ainsi parlait au Chat la Souris
attrapée.
L’autre lui dit: Tu t’es trompée.
Est-ce à moi que
l’on tient de semblables discours?
Tu gagnerais autant de parler à
des sourds.
Chat et vieux pardonner? cela n’arrive guères.
Selon
ces lois descends là-bas,
Meurs, et Va-t’en tout de ce
pas
Haranguer les soeurs Filandières.
Mes Enfants trouveront
assez d’autres repas.
Il tint parole; et, pour ma fable,
Voici
le sens moral qui peut y convenir:
La jeunesse se flatte, et croit
tout obtenir.
La vieillesse est impitoyable.
FABLE
VI
LE CERF MALADE
En
pays pleins de Cerfs un Cerf tomba malade.
Incontinent maint
Camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le
consoler du moins; multitude importune.
Eh! Messieurs, laissez-moi
mourir.
Permettez qu’en forme commune
La Parque m’expédie, et
finissez vos pleurs.
Point du tout: les Consolateurs
De ce
triste devoir tout au long s’acquittèrent;
Quand il plut à Dieu
s’en allèrent.
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C’est-à-dire
sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les
bois du voisinage.
La pitance du Cerf en déchut de beaucoup
Il
ne trouva plus rien à frire.
D’un mal il tomba dans un pire
Et
se vit réduit à la fin
A jeûner et mourir de faim.
Il en
coûte à qui vous réclame,
Médecins du corps et de l’âme.
Ô
temps, à moeurs! J’ai beau crier
Tout le monde se fait payer.
FABLE
VII
LA CHAUVE-SOURIS, LE BUISSON ET LE CANARD
Le
Buisson, le Canard et la Chauve-Souris,
Voyant tous trois qu’en
leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin,
et font bourse commune.
Ils avaient des comptoirs, des Facteurs,
des Agents
Non moins soigneux qu’intelligents,
Des registres
exacts de mise et de recette.
Tout allait bien, quand leur
emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d’écueils,
et fort étroits,
Et de trajet très difficile,
Alla tout
emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre
Trio poussa maint regret inutile,
Ou plutôt il n’en poussa
point.
Le plus petit Marchand est savant sur ce point;
Pour
sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que par malheur
nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer: le cas fut
découvert.
Les voilà sans crédit, sans argent, sans
ressource,
Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur
ouvrit sa bourse,
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et
les Sergents, et les procès,
Et le Créancier à la porte,
Dès
devant la pointe du jour,
N’occupaient le Trio qu’à chercher
maint détour,
Pour contenter cette cohorte.
Le Buisson
accrochait les passants à tous coups:
Messieurs, leur disait-il,
de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que
certains gouffres nous ont prises.
Le Plongeon sous les eaux s’en
allait les chercher.
L’Oiseau Chauve-Souris n’osait plus
approcher
Pendant le jour nulle demeure;
Suivi de Sergents à
toute heure,
En des trous il s’allait cacher.
Je connais maint
detteur qui n’est ni Souris-Chauve,
Ni Buisson, ni Canard, ni dans
tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se
sauve
Par un escalier dérobé.
FABLE
VIII
LA QUERELLE
DES CHIENS ET DES CHATS
ET CELLE
DES
CHATS ET DES SOURIS
La
Discorde a toujours régné dans l’univers;
Notre monde en fournit
mille exemples divers:
Chez nous cette Déesse a plus d’un
tributaire.
Commençons par les éléments:
Vous serez étonnés
de voir qu’à tous moments
Ils seront appointés contraire.
Outre
ces quatre potentats,
Combien d’êtres de tous états
Se font
une guerre éternelle?
Autrefois un logis plein de Chiens et de
Chats,
Par cent arrêts rendus en forme solennelle,
Vit
terminer tous leurs débats.
Le Maître ayant réglé leurs
emplois, leurs repas,
Et menacé du fouet quiconque aurait
querelle,
Ces animaux vivaient entre eux comme cousins;
Cette
union si douce, et presque fraternelle,
Édifiait tous les
voisins.
Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os
par préférence à quelqu’un d’eux donné,
Fit que l’autre parti
s’en vint tout forcené
Représenter un tel outrage.
J’ai vu
des chroniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu’avait une
Chienne en gésine.
Quoi qu’il en soit, cet altercas
Mit en
combustion la salle et la cuisine;
Chacun se déclara pour son
Chat, pour son Chien.
On fit un règlement dont les Chats se
plaignirent,
Et tout le quartier étourdirent.
Leur Avocat
disait qu’il fallait bel et bien
Recourir aux arrêts. En vain ils
les cherchèrent.
Dans un coin où d’abord leurs Agents les
cachèrent,
Les Souris enfin les mangèrent.
Autre procès
nouveau: le peuple Souriquois
En pâtit. Maint vieux Chat, fin,
subtil, et narquois,
Et d’ailleurs en voulant à toute cette
race,
Les guetta, les prit, fit main basse.
Le Maître du logis
ne s’en trouva que mieux.
J’en reviens à mon dire. On ne voit
sous les cieux
Nul animal, nul être, aucune créature,
Qui
n’ait son opposé; c’est la loi de Nature.
D’en chercher la
raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu’il fit, et je
n’en sais pas plus.
Ce que je sais, c’est qu’aux grosses
paroles
On en vient sur un rien plus des trois quarts du
temps.
Humains, il vous faudrait encore à soixante ans
Renvoyer
chez les Barbacoles.
FABLE
IX
LE LOUP ET LE RENARD
D’où
vient que personne en la vie
N’est satisfait de son état?
Tel
voudrait bien être soldat
A qui le soldat porte envie.
Certain
Renard voulut, dit-on,
Se faire Loup. Hé qui peut dire
Que
pour le métier de Mouton
Jamais aucun Loup ne soupire?
Ce qui
m’étonne est qu’à huit ans
Un Prince en fable ait mis la
chose,
Pendant que sous mes cheveux blancs
Je fabrique à force
de temps
Des vers moins sensés que sa prose.
Les traits dans
sa fable semés
Ne sont en l’ouvrage du poète
Ni tous, ni si
bien exprimés.
Sa louange en est plus complète.
De la chanter
sur la musette
C’est mon talent; mais je m’attends
Que mon
Héros, dans peu de temps
Me fera prendre la trompette.
Je ne
suis pas un grand prophète,
Cependant je lis dans les cieux
Que
bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homères;
Et
ce temps-ci n’en produit guères.
Laissant à part tous ces
mystères,
Essayons de conter la fable avec succès.
Le Renard
dit au Loup: Notre cher, pour tous mets
J’ai souvent un vieux Coq,
ou de maigres Poulets;
C’est une viande qui me lasse.
Tu fais
meilleure chère avec moins de hasard.
J’approche des maisons, tu
te tiens à l’écart.
Apprends-moi ton métier, Camarade, de
grâce:
Rends-moi le premier de ma race
Qui fournisse son croc
de quelque Mouton gras,
Tu ne me mettras point au nombre des
ingrats.
Je le veux, dit le Loup: il m’est mort un mien
frère;
Allons prendre sa peau, tu t’en revêtiras.
Il vint, et
le Loup dit: Voici comme il faut faire,
Si tu veux écarter les
Matins du Troupeau.
Le Renard, ayant mis la peau,
Répétait
les leçons que lui donnait son maître.
D’abord il s’y prit mal,
puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n’y manqua rien.
A
peine il fut instruit autant qu’il pouvait l’être,
Qu’un Troupeau
s’approcha. Le nouveau Loup y court
Et répand la terreur dans les
lieux d’alentour.
Tel vêtu des armes d’Achille
Patrocle mit
l’alarme au camp et dans la ville.
Mères, brus et vieillards au
temple couraient tous.
L’ost au Peuple bêlant crut voir cinquante
Loups.
Chien, Berger et Troupeau, tout fuit vers le village,
Et
laisse seulement une Brebis pour gage.
Le larron s’en saisit. A
quelque pas de là,
Il entendit chanter un Coq du voisinage.
Le
Disciple aussitôt droit au Coq s’en alla,
Jetant bas sa robe de
classe,
Oubliant les Brebis, les leçons, le Régent,
Et
courant d’un pas diligent.
Que sert-il qu’on se
contrefasse?
Prétendre ainsi changer est une illusion:
L’on
reprend sa première trace
A la première occasion.
De votre
esprit, que nul autre n’égale
Prince, ma Muse tient tout entier
ce projet.
Vous m’avez donné le sujet
Le dialogue, et la
morale.
FABLE
X
L’ÉCREVISSE ET SA FILLE
Les
Sages quelquefois, ainsi que l’Écrevisse,
Marchent à reculons,
tournent le dos au port.
C’est l’art des Matelots. C’est aussi
l’artifice
De ceux qui, pour couvrir quelque puissant
effort,
Envisagent un point directement contraire,
Et font vers
ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet
accessoire est grand.
Je pourrais l’appliquer à certain
Conquérant
Qui tout seul déconcerte une Ligue à cent têtes.
Ce
qu’il n’entreprend pas, et ce qu’il entreprend,
N’est d’abord
qu’un secret, puis devient des conquêtes.
En vain l’on a les yeux
sur ce qu’il veut cacher,
Ce sont arrêts du sort qu’on ne peut
empêcher,
Le torrent à la fin, devient insurmontable.
Cent
dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
Louis et le destin
me semblent de concert
Entraîner l’univers. Venons à notre
fable.
Mère Écrevisse un jour à sa Fille disait:
Comme tu
vas, bon Dieu! ne peux-tu marcher droit?
Et comme vous allez
vous-même! dit la fille.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma
famille?
Veut-un que j’aille droit quand on y va tortu?
Elle
avait raison; la vertu
De tout exemple domestique
Est
universelle, et s’applique
En bien, en mal, en tout; fait des
sages, des sots:
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le
dos
A son but, j’y reviens; la méthode en est bonne,
Surtout
au métier de Bellone;
Mais il faut le faire à propos.
FABLE
XI
L’AIGLE ET LA PIE
L’Aigle,
Reine des airs, avec Margot la Pie,
Différentes d’humeur, de
langage et d’esprit,
Et d’habit,
Traversaient un bout de
prairie.
Le hasard les assemble en un coin détourné.
L’Agasse
eut peur; mais l’Aigle, ayant fort bien dîné,
La rassure, et lui
dit: Allons de compagnie.
Si le Maître des Dieux assez souvent
s’ennuie,
Lui qui gouverne l’univers,
J’en puis bien faire
autant, moi qu’on sait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans
cérémonie.
Caquet bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur
ceci, sur cela, sur tout. L’homme d’Horace,
Disant le bien, le mal
à travers champs, n’eût su
Ce qu’en fait de babil y savait notre
Agasse.
Elle offre d’avertir de tout ce qui se passe,
Sautant,
allant de place en place,
Bon espion, Dieu sait. Son offre ayant
déplu,
L’Aigle lui dit tout en colère:
Ne quittez point votre
séjour,
Caquet bon-bec, ma mie: adieu, je n’ai que faire
D’une
babillarde à ma cour;
C’est un fort méchant caractère.
Margot
ne demandait pas mieux.
Ce n’est pas ce qu’on croit, que d’entrer
chez les Dieux;
Cet honneur a souvent de mortelles
angoisses.
Rediseurs, Espions, gens à l’air gracieux,
Au coeur
tout différent, s’y rendent odieux,
Quoique ainsi que la Pie il
faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses.
FABLE
XII
LE MILAN, LE ROI ET LE CHASSEUR
À SON ALTESSE
SÉRÉNISSIME
MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI
Comme
les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le soient aussi:
c’Est l’indulgence
Qui l’ait le plus beau de leurs droits,
Non
les douceurs de la vengeance.
Prince, c’est votre avis. On sait
que le courroux
S’éteint en votre coeur sitôt qu’on l’y voit
naître.
Achille qui du sien ne put se rendre maître,
Fut par
là moins Héros que vous.
Ce titre n’appartient qu’à ceux
d’entre les hommes
Qui comme en l’âge d’or font cent biens
ici-bas.
Peu de Grands sont nés tels en cet âge où nous
sommes,
L’univers leur sait gré du mal qu’ils ne font pas.
Loin
que vous suiviez ces exemples,
Mille actes généreux vous
promettent des temples.
Apollon citoyen de ces augustes
lieux
Prétend y célébrer votre nom sur sa lyre.
Je sais
qu’on vous attend dans le palais des Dieux:
Un siècle de séjour
doit ici vous suffire.
Hymen veut séjourner tout un siècle chez
vous.
Puissent ses plaisirs les plus doux
Vous composer les
destinées
Par ce temps à peine bornées!
Et la Princesse et
vous n’en méritez pas moins;
J’en prends ses charmes pour
témoins;
Pour témoins j’en prends les merveilles
Par qui le
Ciel pour vous prodigue en ses présents
De qualités qui n’ont
qu’en vous seuls leurs pareilles
Voulut orner vos jeunes
ans.
Bourbon de son esprit ces grâces assaisonne.
Le Ciel
joignit en sa personne
Ce qui sait se faire estimer
A ce qui
sait se faire aimer.
Il ne m’appartient pas d’étaler votre
joie;
Je me tais donc, et vais rimer
Ce que fit un Oiseau de
proie.
Un Milan, de son nid antique possesseur,
Étant pris vif
par un Chasseur,
D’en faire au Prince un don cet homme se
propose.
La rareté du fait donnait prix à la chose.
L’Oiseau,
par le Chasseur humblement présenté,
Si ce conte n’est
apocryphe,
Va tout droit imprimer sa griffe
Sur le nez de Sa
Majesté.
Quoi! sur le nez du Roi? Du Roi même en personne.
Il
n’avait donc alors ni sceptre ni couronne?
Quand il en aurait eu,
ç’aurait été tout un.
Le nez royal fut pris comme un nez du
commun.
Dire des Courtisans les clameurs et la peine
Serait se
consumer en efforts impuissants.
Le Roi n’éclata point; les cris
sont indécents
A la Majesté souveraine.
L’Oiseau garda son
poste. On ne put seulement
Hâter son départ d’un moment.
Son
Maître le rappelle, et crie, et se tourmente,
Lui présente le
leurre, et le poing; mais en vain.
On crut que jusqu’au
lendemain
Le maudit animal à la serre insolente
Nicherait là
malgré le bruit,
Et sur le nez sacré voudrait passer la
nuit.
Tâcher de l’en tirer irritait son caprice.
Il quitte
enfin le Roi, qui dit: Laissez aller
Ce Milan, et celui qui m’a
cru régaler.
Ils se sont acquittés tous deux de leur office
L’un
en Milan, et l’autre en Citoyen des bois:
Pour moi, qui sais
comment doivent agir les Rois,
Je les affranchis du supplice.
Et
la cour d’admirer. Les Courtisans ravis
Élèvent de tels faits,
par eux si mal suivis:
Bien peu, même des Rois, prendraient un
tel modèle;
Et le Veneur l’échappa belle,
Coupable seulement,
tant lui que l’animal,
D’ignorer le danger d’approcher trop du
maître.
Ils n’avaient appris à connaître
Que les hôtes des
bois: était-ce un si grand mal?
Pilpay fait près du Gange
arriver l’aventure.
Là nulle humaine créature
Ne touche aux
animaux pour leur sang épancher.
Le roi même ferait scrupule d’y
toucher.
Savons-nous, disent-ils, si cet oiseau de proie
N’était
point au siège de Troie?
Peut-être y tint-il lieu d’un prince ou
d’un héros
Des plus huppés et des plus hauts.
Ce qu’il fut
autrefois il pourra l’être encore.
Nous croyons après
Pythagore
Qu’avec les animaux de forme nous changeons,
Tantôt
milans, tantôt pigeons,
Tantôt humains, puis volatiles
Ayant
dans les airs leurs familles.
Comme l’on conte en deux
façons
L’accident du Chasseur, voici l’autre manière.
Un
certain Fauconnier, ayant pris, ce dit-on,
A la chasse un Milan
(ce qui n’arrive guère),
En voulut au Roi faire un don,
Comme
de chose singulière.
Ce cas n’arrive pas quelquefois en cent
ans.
C’est le non plus ultra de la fauconnerie.
Ce Chasseur
perce donc un gros de Courtisans,
Plein de zèle, échauffé, s’il
le fut de sa vie.
Par ce parangon des présents
Il croyait sa
fortune faite,
Quand l’Animal porte-sonnette,
Sauvage encore,
et tout grossier,
Avec ses ongles tout d’acier
Prend le nez du
Chasseur, happe le pauvre sire:
Lui de crier, chacun de
rire,
Monarque et Courtisans. Qui n’eût ri? Quant à moi,
Je
n’en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu’un pape rie, en
bonne foi,
Je ne l’ose assurer; mais je tiendrais un roi
Bien
malheureux s’il n’osait rire.
C’est le plaisir des Dieux. Malgré
son noir sourci,
Jupiter, et le Peuple Immortel rit aussi.
Il
en fit des éclats, à ce que dit l’Histoire,
Quand Vulcain
clopinant lui vint donner à boire.
Que le Peuple Immortel se
montrât sage ou non,
J’ai changé mon sujet avec juste
raison;
Car, puisqu’il s’agit de moral,
Que nous eût du
Chasseur l’aventure fatale
Enseigné de nouveau? L’on a vu de tout
temps
Plus de sots fauconniers que de rois indulgents.
FABLE
XIII
LE RENARD,
LES MOUCHES ET LE HÉRISSON
Aux
traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil,
et matois
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la
fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche
appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que
le sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches
manger.
Quoi! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous
les hôtes des forêts?
Depuis quand les Renards sont-ils un si
bon mets?
Et que me sert ma queue? Est-ce un poids inutile?
Va!
le Ciel te confonde, animal importun;
Que ne vis-tu sur le
commun!
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau
personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple
plein d’avidité:
Je les vais de mes dards enfiler par
centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes
peines.
Garde-t’en bien, dit l’autre; ami, ne le fais
pas:
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux
sont soûls; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus
âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs
ici-bas:
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont
magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les
exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus
telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.
FABLE
XIV
L’AMOUR ET LA FOLIE
Tout
est mystère dans l’Amour,
Ses flèches, son carquois, son
flambeau, son enfance.
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour
Que
d’épuiser cette science.
Je ne prétends donc point tout
expliquer ici.
Mon but est seulement de dire à ma manière
Comment
l’aveugle que voici
(C’est un Dieu), comment, dis-je, il perdit la
lumière;
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un
bien;
J’en fais juge un amant, et ne décide rien.
La Folie et
l’Amour jouaient un jour ensemble.
Celui-ci n’était pas encore
privé des yeux.
Une dispute vint: l’Amour veut qu’on
assemble
Là-dessus le Conseil des Dieux.
L’autre n’eut pas la
patience;
Elle lui donne un coup si furieux
Qu’il en perd la
clarté des cieux.
Vénus en demande vengeance.
Femme et mère,
il suffit pour juger de ses cris:
Les Dieux en furent étourdis,
Et
Jupiter, et Némésis,
Et les Juges d’Enfer, enfin toute la
bande.
Elle représenta l’énormité du cas.
Son fils sans un
bâton ne pouvait faire un pas:
Nulle peine n’était pour ce crime
assez grande.
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on
eut bien considéré
L’intérêt du Public, celui de la Partie,
Le
résultat enfin de la suprême Cour
Fut de condamner la Folie
A
servir de guide à l’Amour.
FABLE
XV
LE CORBEAU, LA GAZELLE, LA TORTUE ET LE RAT
À MME DE LA
SABLIÈRE
Je
vous gardais un temple dans mes vers:
Il n’eût fini qu’avec
l’univers.
Déjà ma main en fondait la durée
Sur ce bel art
qu’ont les Dieux inventé,
Et sur le nom de la Divinité
Que
dans ce temple on aurait adorée.
Sur le portail j’aurais ces mots
écrits:
PALAIS SACRÉ DE LA DÉESSE IRIS;
Non celle-là qu’a
Junon à ses gages;
Car Junon même, et le Maître des
Dieux
Serviraient l’autre, et seraient glorieux
Du seul honneur
de porter ses messages.
L’Apothéose à la voûte eût paru.
Là,
tout l’Olympe en pompe eût été vu
Plaçant Iris sous un dais de
lumière.
Les murs auraient amplement contenu
Toute sa vie,
agréable matière,
Mais peu féconde en ces événements
Qui
des États font les renversements.
Au fond du temple eût été
son image,
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son art de
plaire et de n’y penser pas,
Ses agréments à qui tout rend
hommage.
J’aurais fait voir à ses pieds des mortels,
Et des
Héros, des demi-Dieux encore,
Même des Dieux; ce que le Monde
adore
Vient quelquefois parfumer ses autels.
J’eusse en ses
yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique
imparfaitement:
Car ce coeur vif et tendre infiniment,
Pour ses
amis et non point autrement;
Car cet esprit qui né du firmament
A
beauté d’homme avec grâces de femme
Ne se peut pas comme on veut
exprimer.
Ô vous Iris, qui savez tout charmer,
Qui savez
plaire en un degré suprême,
Vous que l’on aime à l’égal de
soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour;
Car c’est
un mot banni de votre cour;
Laissons-le donc), agréez que ma
Muse
Achève un jour cette ébauche confuse.
J’en ai placé
l’idée et le projet,
Pour plus de grâce, au-devant d’un sujet
Où
l’amitié donne de telles marques,
Et d’un tel prix, que leur
simple récit
Peut quelque temps amuser votre esprit.
Non que
ceci se passe entre Monarques:
Ce que chez vous nous voyons
estimer
N’est pas un roi qui ne sait point aimer;
C’est un
mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami. J’en vois peu de si
bons.
Quatre animaux vivant de compagnie
Vont aux humains en
donner des leçons.
La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la
Tortue,
Vivaient ensemble unis; douce société.
Le choix d’une
demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.
Mais
quoi! l’homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu
des déserts,
Au fond des eaux, en haut des airs,
Vous
n’éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s’allait
ébattre innocemment,
Quand un Chien, maudit instrument
Du
plaisir barbare des hommes,
Vint sur l’herbe éventer les traces
de ses pas.
Elle fuit, et le Rat à l’heure du repas
Dit aux
amis restants: D’où vient que nous ne sommes
Aujourd’hui que
trois conviés?
La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés?
A ces
paroles, la Tortue
S’écrie, et dit: Ah ! si j’étais
Comme un
Corbeau d’ailes pourvue,
Tout de ce pas je m’en irais
Apprendre
au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Notre
compagne au pied léger;
Car à l’égard du coeur il en faut mieux
juger.
Le Corbeau part à tire-d’aile:
Il aperçoit de loin
l’imprudente Gazelle
Prise au piège et se tourmentant.
Il
retourne avertir les autres à l’instant.
Car de lui demander
quand, pourquoi, ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,
Et
perdre en vains discours cet utile moment,
Comme eût fait un
Maître d’école,
Il avait trop de jugement.
Le Corbeau donc
vole et revole.
Sur son rapport, les trois amis
Tiennent
conseil. Deux sont d’avis
De se transporter sans remise
Aux
lieux où la Gazelle est prise.
L’autre, dit le Corbeau, gardera
le logis.
Avec son marcher lent, quand arriverait-elle?
Après
la mort de la Gazelle.
Ces mots à peine dits, ils s’en vont
secourir
Leur chère et fidèle compagne,
Pauvre Chevrette de
montagne.
La Tortue y voulut courir:
La voilà comme eux en
campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la
nécessité de porter sa maison.
Rongemaille (le Rat eut à bon
droit ce nom)
Coupe les noeuds du lacs: on peut penser la joie.
Le
Chasseur vient, et dit: Qui m’a ravi ma proie?
Rongemaille, à ces
mots, se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la
Gazelle;
Et le Chasseur, à demi fou
De n’en avoir nulle
nouvelle,
Aperçoit la Tortue, et retient son courroux.
D’où
vient, dit-il, que je m’effraie?
Je veux qu’à mon souper celle-ci
me défraie.
Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si
le Corbeau n’en eût averti la Chevrette.
Celle-ci quittant sa
retraite
Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.
L’homme
de suivre, et de jeter
Tout ce qui lui pesait; si bien que
Rongemaille
Autour des noeuds du sac tant opère et
travaille
Qu’il délivre encore l’autre soeur,
Sur qui s’était
fondé le souper du Chasseur.
Pilpay conte qu’ainsi la chose s’est
passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J’en ferais
pour vous plaire un ouvrage aussi long
Que l’Iliade ou
l’Odyssée.
Rongemaille ferait le principal héros,
Quoique à
vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Portemaison l’Infante y
tient de tels propos
Que Monsieur du Corbeau va faire
Office
d’Espion, et puis de Messager.
La Gazelle a d’ailleurs l’adresse
d’engager
Le Chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi
chacun en son endroit
S’entremet, agit et travaille.
A qui
donner le prix? Au coeur si l’on m’en croit.
FABLE
XVI
LA FORÊT ET LE BÛCHERON
Un
Bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait
emmanché sa cognée.
Cette perte ne put si tôt se réparer
Que
la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’Homme enfin la
prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une
unique branche,
Afin de faire un autre manche.
Il irait
employer ailleurs son gagne-pain:
Il laisserait debout maint chêne
et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les
charmes.
L’innocente Forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en
eut du regret. Il emmanche son fer.
Le misérable ne s’en
sert
Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux
ornements.
Elle gémit à tous moments.
Son propre don fait son
supplice.
Voilà le train du Monde, et de ses sectateurs.
On
s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en
parler; mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces
outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus!
Hélas! j’ai beau
crier et me rendre incommode:
L’ingratitude et les abus
N’en
seront pas moins à la mode.
FABLE
XVII
LE RENARD, LE LOUP ET LE CHEVAL
Un
Renard jeune encore, quoique des plus madrés,
Vit le premier
Cheval qu’il eût vu de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc
novice: Accourez:
Un animal paît dans nos près,
Beau, grand;
j’en ai la vue encore toute ravie.
Est-il plus fort que nous? dit
le Loup en riant.
Fais-moi son portrait, je te prie.
Si j’étais
quelque peintre, ou quelque étudiant,
Repartit le Renard,
j’avancerais la joie
Que vous aurez en le voyant.
Mais venez.
Que sait-on? peut-être est-ce une proie
Que la Fortune nous
envoie.
Ils vont; et le Cheval, qu’à l’herbe on avait mis,
Assez
peu curieux de semblables amis,
Fut presque sur le point d’enfiler
la venelle.
Seigneur, dit le Renard, vos humbles
serviteurs
Apprendraient volontiers comment on vous appelle.
Le
Cheval, qui n’était dépourvu de cervelle,
Leur dit: Lisez mon
nom, vous le pouvez, messieurs;
Mon Cordonnier l’a mis autour de
ma semelle.
Le Renard s’excusa sur son peu de savoir.
Mes
parents, reprit-il, ne m’ont point fait instruire.
Ils sont
pauvres et n’ont qu’un trou pour tout avoir.
Ceux du Loup, gros
Messieurs, l’ont fait apprendre à lire.
Le Loup, par ce discours
flatté,
S’approcha; mais sa vanité
Lui coûta quatre dents:
le Cheval lui desserre
Un coup, et haut le pied. Voilà mon Loup
par terre,
Mal en point, sanglant et gâté.
Frère, dit le
Renard, ceci nous justifie
Ce que m’ont dit des gens d’esprit:
Cet
animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le sage
se méfie.
FABLE
XVIII
LE RENARD ET LES POULETS D’INDE
Contre
les assauts d’un Renard
Un arbre à des Dindons servait de
citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu
chacun en sentinelle,
S’écria: Quoi ces gens se moqueront de
moi!
Eux seuls seront exempts de la commune loi!
Non, par tous
les Dieux, non. Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant,
semblait, contre le Sire,
Vouloir favoriser la dindonnière
gent.
Lui qui n’était novice au métier d’assiégeant
Eut
recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir,
se guinda sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le
ressuscité.
Harlequin n’eût exécuté
Tant de différents
personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et
cent mille autres badinages.
Pendant quoi nul Dindon n’eût osé
sommeiller:
L’ennemi les lassait, en leur tenant la vue
Sur
même objet toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue
éblouis
Toujours il en tombait quelqu’un; autant de pris;
Autant
de mis à part; près de moitié succombe.
Le Compagnon les porte
en son garde-manger.
Le trop d’attention qu’on a pour le
danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.
FABLE
XIX
LE SINGE
Il
est un Singe dans Paris
A qui l’on avait donné Femme.
Singe en
effet d’aucuns maris,
Il la battait: la pauvre Dame
En a tant
soupiré qu’enfin elle n’est plus.
Leur Fils se plaint d’étrange
sorte;
Il éclate en cris superflus:
Le Père en rit; sa Femme
est morte.
Il a déjà d’autres amours
Que l’on croit qu’il
battra toujours.
Il hante la taverne et souvent il
s’enivre.
N’attendez rien de bon du Peuple imitateur,
Qu’il
soit Singe ou qu’il fasse un livre.
La pire espèce, c’est
l’Auteur.
FABLE
XX
LE PHILOSOPHE SCYTHE
Un
Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de
suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en
certains lieux
Un Sage assez semblable au vieillard de
Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et
comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait
aux beautés d’un jardin.
Le Scythe l’y trouva, qui la serpe à la
main,
De ses arbres à fruit retranchait l’inutile,
Ébranchait,
émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la
nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe
alors lui demanda
Pourquoi cette ruine: Était-il d’homme sage
De
mutiler ainsi ces pauvres habitants?
Quittez-moi votre serpe,
instrument de dommage.
Laissez agir la faux du temps:
Ils iront
aussi tôt border le noir rivage.
J’ôte le superflu, dit l’autre,
et l’abattant,
Le reste en profite d’autant.
Le Scythe retourné
dans sa triste demeure
Prend la serpe à son tour, coupe et taille
à toute heure,
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un
universel abattis.
Il ôte de chez lui les branches les plus
belles,
Il tronque son verger contre toute raison,
Sans
observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout
languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret
Stoïcien:
Celui-ci retranche de l’âme
Désirs et passions, le
bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de
telles gens, quant à moi je réclame.
Ils ôtent à nos coeurs le
principal ressort:
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit
mort
FABLE
XXI
L’ÉLÉPHANT ET LE SINGE DE JUPITER
Autrefois
l’Éléphant et le Rhinocéros,
En dispute du pas et des droits de
l’Empire,
Voulurent terminer la querelle en champ clos.
Le jour
en était pris, quand quelqu’un vint leur dire
Que le Singe de
Jupiter,
Portant un caducée, avait paru dans l’air.
Ce Singe
avait nom Gille, à ce que dit l’Histoire.
Aussitôt l’Éléphant
de croire
Qu’en qualité d’Ambassadeur
Il venait trouver Sa
Grandeur.
Tout fier de ce sujet de gloire,
Il attend maître
Gille, et le trouve un peu lent
A lui présenter sa
créance.
Maître Gille enfin en passant
Va saluer Son
Excellence.
L’autre était préparé sur la légation;
Mais pas
un mot: l’attention
Qu’il croyait que les Dieux eussent à sa
querelle
N’agitait pas encore chez eux cette nouvelle.
Qu’importe
à ceux du firmament
Qu’on soit Mouche ou bien Éléphant?
Il
se vit donc réduit à commencer lui-même:
Mon cousin Jupiter,
dit-il, verra dans peu
Un assez beau combat de son trône
suprême.
Toute sa cour verra beau jeu.
Quel combat? dit le
Singe avec un front sévère.
L’Éléphant repartit: Quoi vous ne
savez pas
Que le Rhinocéros me dispute le pas?
Qu’Éléphantide
a guerre avec Rhinocère?
Vous connaissez ces lieux, ils ont
quelque renom.
Vraiment je suis ravi d’en apprendre le
nom,
Repartit maître Gille: on ne s’entretient guère
De
semblables sujets dans nos vastes lambris.
L’Éléphant honteux et
surpris. Lui dit: Et parmi nous que venez-vous donc
faire?.
Partager un brin d’herbe entre quelques Fourmis.
Nous avons soin
de tout. Et quant à votre affaire, On n’en dit rien encore
dans
le Conseil des Dieux. Les petits et les grands sont égaux à leurs
yeux.
FABLE
XXII
UN FOU ET UN SAGE
Certain
Fou poursuivait à coups de pierre un Sage.
Le Sage se retourne et
lui dit: Mon ami,
C’est fort bien fait à toi; reçois cet
écu-ci:
Tu fatigues assez pour gagner davantage.
Toute peine,
dit-on, est digne de loyer.
Vois cet homme qui passe; il a de quoi
payer:
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé
par le gain, notre Fou s’en va faire
Même insulte à l’autre
Bourgeois.
On ne le paya pas en argent cette fois.
Maint
Estafier accourt; on vous happe notre homme,
On vous l’échine, on
vous l’assomme.
Auprès des Rois il est de pareil Fous.
A vos
dépens ils font rire le Maître.
Pour réprimer leur babil,
irez-vous
Les maltraiter? Vous n’êtes pas peut-être
Assez
puissant. Il faut les engager
A s’adresser à qui peut se venger.
FABLE
XXIII
LE RENARD ANGLAtS
À MME HARVEY
Le
bon coeur est chez vous compagnon du bon sens,
Avec cent qualités
trop longues à déduire,
Une noblesse d’âme, un talent pour
conduire
Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et
libre, et le don d’être amie
Malgré Jupiter même et les temps
orageux.
Tout cela méritait un éloge pompeux;
Il en eût été
moins selon votre génie;
La pompe vous déplaît, l’éloge vous
ennuie:
J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y
coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie:
Vous
l’aimez. Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit, en cela,
suit leur tempérament.
Creusant dans les sujets, et forts
d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences.
Je
ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos gens à pénétrer
l’emportent sur les autres:
Même les chiens de leur séjour
Ont
meilleur nez que n’ont les nôtres.
Vos renards sont plus fins. Je
m’en vais le prouver
Par un d’eux qui, pour se sauver
Mit en
usage un stratagème
Non encore pratiqué, des mieux imaginés.
Le
Scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout
par ces Chiens au bon nez,
Passa près d’un patibulaire.
Là
des animaux ravissants,
Blaireaux, Renards, Hiboux, race encline à
mal faire,
Pour l’exemple pendus instruisaient les passants.
Leur
confrère aux abois entre ces morts s’arrange.
Je crois voir
Annibal qui pressé des Romains
Met leurs chefs en défaut, ou
leur donne le change
Et sait en vieux Renard s’échapper de leurs
mains.
Les clefs de meute, parvenues
A l’endroit où pour mort
le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris: leur Maître les
rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne
put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a
sauvé mon galant.
Mes Chiens n’appellent point au-delà des
colonnes
Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le
drôle. Il y vint, à son dam.
Voilà maint Basset
clabaudant;
Voilà notre Renard au charnier se guindant.
Maître
pendu croyait qu’il en irait de même
Que le jour qu’il tendit de
semblables panneaux;
Mais le pauvret ce coup y laissa ses
houseaux.
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème.
Le
Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’aurait pas cependant
un tel tour inventé;
Non point par peu d’esprit: est-il quelqu’un
qui nie
Que tout Anglais n’en ait bonne provision?
Mais le peu
d’amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.
Je reviens à
vous, non pour dire
D’autres traits sur votre sujet
Trop
abondant pour ma lyre:
Peu de nos chants, peu de nos vers
Par
un encens flatteur amusent l’univers
Et se font écouter des
nations étranges.
Votre Prince vous dit un jour
Qu’il aimait
mieux un trait d’amour
Que quatre pages de louanges.
Agréez
seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma
Muse:
C’est peu de chose; elle est confuse
De ces ouvrages
imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même
hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats
d’habitants
Tirés de l’île de Cythère?
Vous voyez par là
que j’entends
Mazarin des Amours Déesse tutélaire.
FABLE
XXIV
DAPHNIS ET ALCIMADURE
IMITATION DE THÉOCRITE
À MME DE
LA MÉSANGÉRE
Aimable
fille d’une mère
A qui seule aujourd’hui mille coeurs font la
cour,
Sans ceux que l’amitié rend soigneux de vous plaire,
Et
quelques-uns encore que vous garde l’amour,
Je ne puis qu’en cette
préface
Je ne partage entre elle et vous
Un peu de cet encens
qu’on recueille au Parnasse,
Et que j’ai le secret de rendre
exquis et doux.
Je vous dirai donc… Mais tout dire,
Ce serait
trop; il faut choisir,
Ménageant ma voix et ma lyre,
Qui
bientôt vont manquer de force et de loisir.
Je louerai seulement
un coeur plein de tendresse,
Ces nobles sentiments, ces grâces,
cet esprit;
Vous n’auriez en cela ni maître, ni maîtresse,
Sans
celle dont sur vous l’éloge rejaillit.
Gardez d’environner ces
roses
De trop d’épines, si jamais
L’Amour vous dit les mêmes
choses;
Il les dit mieux que je ne fais.
Aussi sait-il punir
ceux qui ferment l’oreille
A ses conseils. Vous l’allez
voir.
Jadis une jeune merveille
Méprisait de ce Dieu le
souverain pouvoir;
On l’appelait Alcimadure:
Fier et farouche
objet, toujours courant aux bois,
Toujours sautant aux près,
dansant sur la verdure,
Et ne connaissant autres lois
Que son
caprice; au reste égalant les plus belles,
Et surpassant les plus
cruelles;
N’ayant trait qui ne plût, pas même en ses
rigueurs;
Quelle l’eût-on trouvée au fort de ses faveurs?
Le
jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L’aima pour son
malheur: jamais la moindre grâce,
Ni le moindre regard, le
moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce coeur inhumain.
Las
de continuer une poursuite vaine,
Il ne songea plus qu’à
mourir;
Le désespoir le fit courir
A la porte de
l’Inhumaine.
Hélas! ce fut aux vents qu’il raconta sa peine;
On
ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale, où parmi ses
Compagnes,
L’lngrate, pour le jour de sa nativité,
Joignait
aux fleurs de sa beauté
Les trésors des jardins et des vertes
campagnes.
J’espérais, cria-t-il, expirer à vos yeux;
Mais je
vous suis trop odieux,
Et ne m’étonne pas qu’ainsi que tout le
reste
Vous me refusiez même un plaisir si funeste.
Mon père,
après ma mort, et je l’en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds
l’héritage
Que votre coeur a négligé.
Je veux que l’on y
joigne aussi le pâturage,
Tous mes troupeaux, avec mon chien,
Et
que du reste de mon bien
Mes Compagnons fondent un temple,
Où
votre image se contemple,
Renouvelant de fleurs l’autel à tout
moment;
J’aurai près de ce temple un simple monument;
On
gravera sur la bordure:
DAPHNIS MOURUT D’AMOUR. PASSANT,
ARRÊTE-TOI;
PLEURE, ET DIS; CELUI-CI SUCCOMBA SOUS LA LOI
DE
LA CRUELLE ALCIMADURE.
A ces mots, par la Parque il se sentit
atteint;
Il aurait poursuivi, la douleur le prévint.
Son
Ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut, mais en vain
l’arrêter un moment,
Pour donner quelques pleurs au sort de son
Amant.
Elle insulta toujours au fils de Cythérée,
Menant dès
ce soir même, au mépris de ses lois,
Ses Compagnes danser autour
de sa statue;
Le Dieu tomba sur elle, et l’accabla du poids;
Une
voix sortit de la nue;
Écho redit ces mots dans les airs
épandus:
QUE TOUT AIME À PRÉSENT: L’INSENSIBLE N’EST
PLUS.
Cependant de Daphnis l’ombre au Styx descendue
Frémit,
et s’étonna la voyant accourir.
Tout l’Erèbe entendit cette
Belle homicide
S’excuser au Berger, qui ne daigna l’ouïr,
Non
plus qu’Ajax Ulysse, et Didon son perfide.
FABLE
XXV
PHILÉMON ET BAUCIS
SUJET TIRÉ DES «MÉTAMORPHOSES»
D’OVIDE
À MGR LE DUC DE VENDÔME
Ni
l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux;
Ces deux divinités
n’accordent à nos voeux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir
peu tranquille:
Des soucis dévorants c’est l’éternel
asile;
Véritables vautours, que le fils de Japet
Représente
enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un
tribut si funeste:
Le Sage y vit en paix, et méprise le
reste;
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il
regarde à ses pieds les favoris des Rois;
Il lit au front de ceux
qu’un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu’on croit
qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien
ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.
Philémon et
Baucis nous en offrent l’exemple:
Tous deux virent changer leur
cabane en un temple.
Hyménée et l’Amour, par des désirs
constants,
Avaient uni leurs coeurs dès leur plus doux
printemps:
Ni le temps ni l’hymen n’éteignirent leur
flamme;
Clothon prenait plaisir à filer cette trame.
Ils
surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ
par deux fois vingt étés.
Eux seuls ils composaient toute leur
république,
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le
plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient.
Tout vieillit:
sur leur front les rides s’étendaient;
L’amitié modéra leurs
feux sans les détruire,
Et par des traits d’amour sut encore se
produire.
Ils habitaient un bourg, plein de gens dont le
coeur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter
résolut d’abolir cette engeance.
Il part avec son fils le Dieu de
l’Éloquence;
Tous deux en pèlerins vont visiter ces lieux:
Mille
logis y sont, un seul ne s’ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à
quitter un séjour si profane,
Ils virent à l’écart une étroite
cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure
frappe, on ouvre; aussitôt Philémon
Vient au-devant des Dieux,
et leur tient ce langage:
Vous me semblez tous deux fatigués du
voyage;
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons;
L’aide des
Dieux a fait que nous le conservons:
Usez-en; saluez ces Pénates
d’argile:
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile
Que quand
Jupiter même était de simple bois;
Depuis qu’on l’a fait d’or,
il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point, faites tiédir
cette onde;
encore que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos
hôtes agréront les soins qui leur sont dus.
Quelques restes de
feu sous la cendre épandus
D’un souffle haletant par Baucis
s’allumèrent;
Des branches de bois sec aussitôt
s’enflammèrent.
L’onde tiède, on lava les pieds des
Voyageurs.
Philémon les pria d’excuser ces longueurs;
Et pour
tromper l’ennui d’une attente importune
Il entretint les Dieux,
non point sur la fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la
grandeur des Rois
Mais sur ce que les champs, les vergers et les
bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant
par Baucis le festin se prépare.
La table où l’on servit le
champêtre repas
Fut d’ais non façonnés à l’aide du
compas;
encore assure-t-on, si l’histoire en est crue,
Qu’en un
de ses supports le temps l’avait rompue.
Baucis en égala les
appuis chancelants
Du débris d’un vieux vase, autre injure des
ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles:
Il ne servait
pourtant qu’aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs fut
couvert pour tous mets
D’un peu de lait, de fruits, et des dons de
Cérès.
Les divins Voyageurs, altérés de leur course,
Mêlaient
au vin grossier le cristal d’une source.
Plus le vase versait,
moins il s’allait vidant:
Philémon reconnut ce miracle
évident;
Baucis n’en fit pas moins: tous deux s’agenouillèrent;
A
ce signe d’abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut
avec ces noirs sourcis
Qui font trembler les cieux sur leurs pôles
assis.
Grand Dieu, dit Philémon, excuse notre faute.
Quels
humains auraient cru recevoir un tel hôte?
Ces mets, nous
l’avouons, sont peu délicieux
Mais quand nous serions Rois que
donner à des Dieux?
C’est le coeur qui fait tout; que la terre et
que l’onde
Apprêtent un repas pour les Maîtres du monde,
Ils
lui préféreront les seuls présents du coeur.
Baucis sort à ces
mots pour réparer l’erreur.
Dans le verger courait une perdrix
privée,
Et par de tendres soins dés l’enfance élevée:
Elle
en veut faire un mets, et la poursuit en vain;
La volatile échappe
à sa tremblante main;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un
asile.
Ce recours à l’oiseau ne fut pas inutile:
Jupiter
intercède. Et déjà les vallons .
Voyaient l’ombre en croissant
tomber du haut des monts
Les Dieux sortent enfin, et font sortir
leurs Hôtes.
De ce bourg, dit Jupin, je veux punir les
fautes;
Suivez-nous. Toi, Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens
durs, vous n’ouvrez vos logis ni vos coeurs.
Il dit: et les autans
troublent déjà la plaine.
Nos deux époux suivaient, ne marchant
qu’avec peine.
Un appui de roseau soulageait leurs vieux
ans.
Moitié secours des Dieux, moitié peur se hâtants,
Sur
un mont assez proche enfin ils arrivèrent.
A leurs pieds aussitôt
cent nuages crevèrent.
Des Ministres du Dieu les escadrons
flottants
Entraînèrent sans choix animaux, habitants,
Arbres,
maisons, vergers, toute cette demeure;
Sans vestige du bourg, tout
disparut sur l’heure.
Les vieillards déploraient ces sévères
destins.
Les animaux périr! car encore les humains,
Tous
avaient dû tomber sous les célestes armes.
Baucis en répandit
en secret quelques larmes.
Cependant l’humble toit devient temple,
et ses murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus
durs.
De pilastres massifs les cloisons revêtues
En moins de
deux instants s’élèvent jusqu’aux nues;
Le chaume devient or;
tout brille en ce pourpris;
Tous ces événements sont peints sur
le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et
d’Apelle!
Ceux-ci furent tracés d’une main immortelle.
Nos
deux Époux surpris, étonnés, confondus,
Se crurent par miracle
en l’Olympe rendus.
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres
créatures;
Aurions-nous bien le coeur et les mains assez
pures
Pour présider ici sur les honneurs divins,
Et prêtres
vous offrir les voeux des pèlerins?
Jupiter exauça leur prière
innocente.
Hélas! dit Philémon, si votre main puissante
Voulait
favoriser jusqu’au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions en
servant vos autels:
Clothon ferait d’un coup ce double
sacrifice;
D’autres mains nous rendraient un vain et triste
office:
Je ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux
Ne
troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce
voeu fut encore favorable.
Mais oserai-je dire un fait presque
incroyable?
Un jour qu’assis tous deux dans le sacré parvis
Ils
contaient cette histoire aux pèlerins ravis,
La troupe à
l’entour d’eux debout prêtait l’oreille.
Philémon leur disait:
Ce lieu plein de merveille
N’a pas toujours servi de temple aux
Immortels:
Un bourg était autour ennemi des autels,
Gens
barbares, gens durs, habitacle d’impies;
Du céleste courroux tous
furent les hosties.
Il ne resta que nous d’un si triste
débris:
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris;
Jupiter
l’y peignit. En contant ces annales
Philémon regardait Baucis par
intervalles;
Elle devenait arbre, et lui tendait les bras;
Il
veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler,
l’écorce a sa langue pressée.
L’un et l’autre se dit adieu de la
pensée;
Le corps n’est tantôt plus que feuillage et que
bois.
D’étonnement la troupe, ainsi qu’eux, perd la voix;
Même
instant, même sort à leur fin les entraîne;
Baucis devient
tilleul, Philémon devient chêne.
On les va voir encore, afin de
mériter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter:
Ils
courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des
époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout,
malgré l’effort des ans.
Ah! si… Mais autre part j’ai porté
mes présents.
Célébrons seulement cette métamorphose.
De
fidèles témoins m’ayant conté la chose,
Clio me conseilla de
l’étendre en ces vers,
Qui pourront quelque jour l’apprendre à
l’univers.
Quelque jour on verra chez les races futures
Sous
l’appui d’un grand nom passer ces aventures.
Vendôme, consentez
au los que j’en attends;
Faites-moi triompher de l’Envie et du
Temps.
Enchaînez ces démons, que sur nous ils
n’attentent,
Ennemis des Héros et de ceux qui les chantent.
Je
voudrais pouvoir dire en un style assez haut
Qu’ayant mille vertus
vous n’avez nul défaut.
Toutes les célébrer serait oeuvre
infinie:
L’entreprise demande un plus vaste génie;
Car quel
mérite enfin ne vous fait estimer?
Sans parler de celui qui force
à vous aimer?
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux
ouvrages,
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages,
Don
du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à
regret le travail et les ans.
Peu de gens élevés, peu d’autres
encore même
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si
quelque enfant des Dieux les possède, c’est vous;
Je l’ose dans
ces vers soutenir devant tous.
Clio sur son giron, à l’exemple
d’Homère,
Vient de les retoucher attentive à vous plaire:
On
dit qu’elle et ses soeurs, par l’ordre d’Apollon,
Transportent
dans Anet tout le sacré Vallon:
Je le crois. Puissions-nous
chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses
rivages!
Puissent-ils tout d’un coup élever leurs sourcis,
Comme
on vit autrefois Philémon et Baucis!
FABLE
XXVI
LA MATRONE D’ÉPHÈSE
S’il
est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers
j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu?
Qui
t’engage à cette entreprise?
N’a-t-elle point déjà produit
assez d’écrits?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle
de Pétrone?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits?
Sans
répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans
mes vers je l’aurai rajeunie.
Dans Ephèse il fut autrefois
Une
dame en sagesse et vertus sans égale,
Et selon la commune
voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit
que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par
rareté;
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie!
Chaque
mère à sa bru l’alléguait pour patron;
Chaque époux la prônait
à sa femme chérie;
D’elle descendent ceux de la
Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait
d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail
frivole;
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs
qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un
mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la
déchevelée
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du
bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses
cris mettait tout en alarme;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un
bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache
qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit
atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la
plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun
fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout a sa mesure, et que
de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès:
Chacun
rendit par là sa douleur rengrégée.
Enfin ne voulant plus jouir
de la clarté
Que son Époux avait perdue,
Elle entre dans sa
tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre aux enfers
descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié
(Ce
mouvement aussi va jusqu’à la folie):
Une Esclave en ce lieu la
suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je
m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à
demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et
hardie.
L’Esclave avec la Dame avait été nourrie.
Toutes deux
s’entre aimaient, et cette passion
Était crue avec l’âge au
coeur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux
modèles
D’une telle inclination.
Comme l’Esclave avait plus de
sens que la Dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis
tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire
train des communs sentiments.
Aux consolations la Veuve
inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De
suivre le Défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été
le plus court et le mieux,
Mais la Dame voulait paître encore ses
yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille, et
pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en
ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre
d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir
d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que
ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas,
Qu’un inutile et
long murmure
Contre les Dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin
sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si
bien.
encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce
tombeau, mais bien différemment,
Car il n’avait pour monument
Que
le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là
laissé.
Un Soldat bien récompensé
Le gardait avec
vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres
voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le Soldat nonchalant,
endormi,
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de
sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit
au Garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du
tombeau
Briller quelque clarté spectacle assez nouveau.
Curieux,
il y court, entend de loin la Dame
Remplissant l’air de ses
clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi
ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste
musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée
à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes
frivoles.
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres
paroles
Disait assez par quel malheur
La Dame s’enterrait ainsi
toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la Suivante,
De
nous laisser mourir de faim et de douleur.
encore que le Soldat
fût mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c’est que la
vie.
La Dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre
passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la
foi du serment,
Poursuivit le Soldat, vous défend
l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas
moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux
femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission
d’apporter son soupé;
Ce qu’il fit; et l’Esclave eut le coeur
fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir
au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est
venu:
Qu’importe à votre Époux que vous cessiez de
vivre?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre
Si
par votre trépas vous l’aviez prévenu?
Non Madame, il voudrait
achever sa carrière.
La nôtre sera longue encore si nous
voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière?
Nous
aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop
tôt; qui nous presse? attendons;
Quant à moi je voudrais ne
mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les
morts?
Que vous servira-t-il d’en être regardée?
Tantôt en
voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre
visage,
Je disais: Hélas! c’est dommage,
Nous-mêmes nous
allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la Dame
s’éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son temps; il tira
Deux
traits de son carquois; de l’un il entama
Le Soldat jusqu’au vif;
l’autre effleura la Dame:
Jeune et belle elle avait sous ses
pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien
pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le Garde en fut épris:
les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout
y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes,
En est plus belle
de moitié.
Voilà donc notre Veuve écoutant la louange,
Poison
qui de l’amour est le premier degré;
La voilà qui trouve à son
gré
Celui qui le lui donne, il fait tant qu’elle mange,
Il
fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être
aimé que le mort le mieux fait.
Il fait tant enfin qu’elle
change;
Et toujours par degrés, comme l’on peut penser,
De
l’un à l’autre il fait cette femme passer;
Je ne le trouve pas
étrange.
Elle écoute un amant, elle en fait un mari;
Le tout
au nez du mort qu’elle avait tant chéri.
Pendant cet hyménée un
voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du
Garde.
Il en entend le bruit; il y court à grands pas;
Mais en
vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son
embarras,
Ne sachant où trouver retraite.
L’Esclave alors lui
dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu?
Les lois
ne vous feront, dites-vous, nulle grâce?
Si Madame y consent j’y
remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants
n’y connaîtront rien.
La Dame y consentit. Ô volages
femelles!
La femme est toujours femme; il en est qui sont
belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez
fidèles,
Elles auraient assez d’appas.
Prudes vous vous devez
défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre
intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne
aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette
Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un
fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos
neveux.
Cette Veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit
faire;
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de
mettre au patibulaire,
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce
n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait
l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut Goujat debout qu’Empereur
enterré.
FABLE
XXVII
BELPHÉGOR
NOUVELLE TIRÉE DE MACHIAVEL
Un
jour Satan, Monarque des Enfers,
Faisait passer ses sujets en
revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et Rois,
et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et
maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en
passant à chaque âme:
Qui t’a jetée en l’éternelle
flamme?
L’une disait: Hélas c’est mon mari;
L’autre aussitôt
répondait: C’est ma femme.
Tant et tant fut ce discours
répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire:
Si ces
gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre
gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il
nous faut envoyer
Quelque Démon plein d’art et de prudence;
Qui
non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera
témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience.
Le Prince ayant
proposé sa sentence,
Le noir Sénat suivit tout d’une voix.
De
Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce Diable était tout yeux et
tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à
merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de
pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de
l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à
vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des
correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les
biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit
notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait
tirer d’affliction,
Par ses bons tours et par son industrie,
Mais
non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain
temps:
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui
traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre
ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y
conduit.
Notre Démon s’établit à Florence,
Ville pour lors
de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là
sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un
riche homme;
Grosse maison, grand train, nombre de
gens;
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait
consumer qu’en dix ans.
On s’étonnait d’une telle bombance.
Il
tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour
ses voluptés,
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des
plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange: Apollon
l’encensa;
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable
n’eut donc tant d’honneurs en sa vie.
Son coeur devint le but de
tous les traits
Qu’amour lançait: il n’était point de belle
Qui
n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant
sauvage fût-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est
la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout
chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai là
dit, et le redis encore;
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans
l’univers que l’argent et que l’or.
Notre Envoyé cependant tenait
compte
De chaque hymen, en journaux différents;
L’un, des
époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le Diable en eut
honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il
ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine
fille à Florence était lors,
Belle, et bien faite, et peu
d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et
d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait
revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le Père dit que
madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force
partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic
préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en
convient. Le Poursuivant s’applique
A gagner celle où ses voeux
s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux,
festins, bien fort apetissaient,
Altéraient fort le fonds de
l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand
Seigneur,
S’épuise en dons: l’autre se persuade
Qu’elle lui
fait encore beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force
prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui
de madame Honnesta.
Auparavant le Notaire y passa:
Dont
Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert
une femme
Comme un château! ces gens ont tout gâté.
Il eut
raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est
ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes,
Dans les
procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont
la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas
que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent
pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats.
C’est le coeur
seul qui peut rendre tranquille.
Le coeur fait tout, le reste est
inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les
amis tout s’excuse, tout passe;
Chez les amants tout plaît, tout
est parfait;
Chez les époux tout ennuie et tout lasse.
Le
devoir nuit: chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en
nulles guises
D’heureux ménage? Après mûr examen,
J’appelle
un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent
leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès
que chez lui le Diable eut amené
Son Épousée, il jugea par
lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel Démon:
Toujours
débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré
suprême.
Le bruit fut tel que madame Honnesta
Plus d’une fois
les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise:
Il
lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle: un petit
trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang!
Mentait-il
femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en
ai regret, et si je faisais bien…
Il n’est pas sûr qu’Honnesta
ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos
deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient
pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu,
la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps,
bref un monde
D’inventions propres à tout gâter.
Le pauvre
Diable eut lieu de regretter
De l’autre enfer la demeure
profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parenté de
madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et
la grande soeur avec le petit frère;
De ses deniers mariant la
grande soeur,
Et du petit payant le Précepteur.
Je n’ai pas
dit la principale cause
De sa ruine, infaillible accident;
Et
j’oubliais qu’il eut un Intendant.
Un Intendant? Qu’est-ce que
cette chose?
Je définis cet être un animal
Qui, comme on dit,
sait pêcher en eau trouble;
Et plus le bien de son maître va
mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant
qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au Seigneur
resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait
voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un
jour
L’autre devînt l’Intendant à son tour,
Car regagnant ce
qu’il eut étant Maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier
être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir,
était certain trafique
Qu’il prétendait devoir remplir sa
bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que
tout serait fatal
A notre Époux, ainsi tout alla mal.
Ses
Agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un
vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompé des
uns, mal servi par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint à
payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut
d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre
poursuite
Il se sauva chez un certain Fermier,
En certain coin
remparé de fumier.
A Matheo, c’était le nom du sire,
Sans
tant tourner il dit ce qu’il était;
Qu’un double mal chez lui le
tourmentait,
Ses Créanciers, et sa Femme encore pire:
Qu’il
n’y savait remède que d’entrer
Au corps des gens, et de s’y
remparer,
D’y tenir bon: irait-on là le prendre?
Dame Honnesta
viendrait-elle y prôner
Qu’elle a regret de se bien
gouverner?
Chose ennuyeuse et qu’il est las d’entendre.
Que de
ces corps trois fois il sortirait
Sitôt que lui Matheo l’en
prierait;
Trois fois sans plus, et ce pour récompense
De
l’avoir mis à couvert des Sergents.
Tout aussitôt l’Ambassadeur
commence
Avec grand bruit d’entrer au corps des gens.
Ce que le
sien, ouvrage fantastique,
Devint alors, l’histoire n’en dit
rien.
Son coup d’essai fut une fille unique
Où le Galand se
trouvait assez bien;
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en
fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se
transporte à Rome;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le
chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours
d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre Diable sortit.
Le Roi
de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa
famille:
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là
d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet
asile.
Il n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un
Manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont
promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car ces trois
fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât
conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre
pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard
seulement,
De quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment
chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il a
beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que
sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un
gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du
jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre Démon
et son Conjurateur.
D’un tel combat le Prince est
spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour
le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la
hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo
tremble, et lorgne la finance.
L’Esprit malin voyant sa
contenance,
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont
Matheo suait en son hamois,
Pressait, priait, conjurait avec
larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre
rit. Enfin le Manant dit
Que sur ce Diable il n’avait nul
crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il
allait haranguer l’assistance,
Nécessité lui suggéra ce
tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut
fait; de quoi l’Esprit immonde
Un peu surpris au Manant
demanda:
Pourquoi ce bruit? coquin qu’entends-je là?
L’autre
répond: C’est madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout
le monde
Cherchant l’Époux que le Ciel lui donna.
Incontinent
le Diable décampa,
S’enfuit au fond des Enfers, et conta
Tout
le succès qu’avait eu son voyage:
Sire, dit-il, le noeud du
mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur
voit tomber ici-bas,
Non par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux
que l’Hymen fait de sa confrérie,
J’ai par moi-même examiné le
cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne;
Elle eut jadis un
plus heureux destin;
Mais comment tout se corrompt à la fin,
Plus
beau fleuron n’est en votre couronne.
Satan le crut: il fut
récompensé;
encore qu’il eût son retour avancé;
Car
qu’eût-il fait? Ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un
Diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un
ton,
Il fût contraint d’enfiler la venelle;
Dans les Enfers
encore en change-t-on;
L’autre peine est à mon sens plus
cruelle.
Je voudrais voir quelques gens y durer.
Elle eût à
Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je
inférer?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer
son logis en prison;
En second lieu si par quelque raison
Votre
ascendant à l’hymen vous expose,
N’épousez point d’Honnesta s’il
se peut;
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
FABLE
XXVIII
LES FILLES DE MINÉE
SUJET TIRÉ DES «MÉTAMORPHOSES»
D’OVIDE
Je
chante dans ces vers les Filles de Minée,
Troupe aux arts de
Pallas dès l’enfance adonnée,
Et de qui le travail fit entrer en
courroux
Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout
Dieu veut aux humains se faire reconnaître.
On ne voit point les
champs répondre aux soins du maître,
Si dans les jours sacrés
autour de ses guérets
Il ne marche en triomphe à l’honneur de
Cérès.
La Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle;
Seules
on vit trois soeurs condamner ce saint zèle.
Alcithoé l’aînée
ayant pris ses fuseaux,
Dit aux autres: Quoi donc toujours des
Dieux nouveaux?
L’Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,
Ni
l’an fournir de jours assez pour tant de fêtes.
Je ne dis rien
des voeux dus aux travaux divers
De ce Dieu qui purgea de monstres
l’univers:
Mais à quoi sert Bacchus, qu’à causer des
querelles?
Affaiblir les plus sains? enlaidir les plus
belles?
Souvent mener au Styx par de tristes chemins?
Et nous
irions chommer la peste des humains?
Pour moi, j’ai résolu de
poursuivre ma tâche.
Se donne qui voudra ce jour-ci du
relâche;
Ces mains n’en prendront point. Je suis encore
d’avis
Que nous rendions le temps moins long par des
récits.
Toutes trois tour à tour racontons quelque histoire;
Je
pourrais retrouver sans peine en ma mémoire
Du Monarque des Dieux
les divers changements;
Mais, comme chacun sait tous ces
événements,
Disons ce que l’Amour inspire à nos pareilles.
Non
toutefois qu’il faille en contant ses merveilles
Accoutumer nos
coeurs à goûter son poison;
Car, ainsi que Bacchus, il trouble
la raison.
Récitons-nous les maux que ses biens nous
attirent.
Alcithoé se tut, et ses soeurs applaudirent.
Après
quelques moments haussant un peu la voix:
Dans Thèbes,
reprit-elle on conte qu’autrefois
Deux jeunes coeurs s’aimaient
d’une égale tendresse:
Pyrame, c’est l’amant, eut Thisbé pour
maîtresse.
Jamais couple ne fut si bien assorti qu’eux;
L’un
bien fait, l’autre belle, agréables tous deux,
Tous deux dignes
de plaire, ils s’aimèrent sans peine;
D’autant plus tôt épris,
qu’une invincible haine
Divisant leurs parents ces deux amants
unit,
Et concourut aux traits dont l’Amour se servit.
Le
hasard, non le choix, avait rendu voisines
Leurs maisons, où
régnaient ces guerres intestines;
Ce fut un avantage à leurs
désirs naissants;
Le cours en commença par des jeux
innocents:
La première étincelle eut embrasé leur âme,
Qu’ils
ignoraient encore ce que c’était que flamme.
Chacun favorisait
leurs transports mutuels,
Mais c’était à l’insu de leurs parents
cruels.
La défense est un charme; on dit qu’elle assaisonne
Les
plaisirs, et surtout ceux que l’amour nous donne.
D’un des logis à
l’autre, elle instruisit du moins
Nos amants à se dire avec signe
leurs soins.
Ce léger réconfort ne les put satisfaire;
Il
fallut recourir à quelque autre mystère.
Un vieux mur entrouvert
séparait leurs maisons;
Le temps avait miné ses antiques
cloisons.
Là souvent de leurs maux ils déploraient la cause;
Les
paroles passaient, mais c’était peu de chose.
Se plaignant d’un
tel sort, Pyrame dit un jour:
Chère Thisbé, le Ciel veut qu’on
s’aide en amour;
Nous avons à nous voir une peine infinie;
Fuyons
de nos parents l’injuste tyrannie:
J’en ai d’autres en Grèce, ils
se tiendront heureux
Que vous daigniez chercher un asile chez
eux;
Leur amitié leurs biens, leur pouvoir, tout m’invite
A
prendre le parti dont je vous sollicite.
C’est votre seul repos
qui me le fait choisir,
Car je n’ose parler, hélas! de mon
désir;
Faut-il à votre gloire en faire un sacrifice?
De
crainte de vains bruits faut-il que je languisse?
Ordonnez, j’y
consens; tout me semblera doux;
Je vous aime, Thisbé, moins pour
moi que pour vous.
J’en pourrais dire autant, lui repartit
l’amante;
Votre amour étant pure, encore que véhémente,
Je
vous suivrai partout: notre commun repos
Me doit mettre au-dessus
de tous les vains propos;
Tant que de ma vertu je serai
satisfaite,
Je rirai des discours d’une langue indiscrète,
Et
m’abandonnerai sans crainte à votre ardeur,
Contente que je suis
des soins de ma pudeur.
Jugez ce que sentit Pyrame à ces
paroles;
Je n’en fais point ici de peintures frivoles.
Suppléez
au peu d’art que le Ciel mit en moi:
Vous-mêmes peignez-vous cet
amant hors de soi.
Demain, dit-il, il faut sortir avant
l’Aurore;
N’attendez point les traits que son char fait
éclore;
Trouvez-vous aux degrés du terme de Cérès:
Là nous
nous attendrons; le rivage est tout près;
Une barque est au bord;
les rameurs, le vent même,
Tout pour notre départ montre une
hâte extrême;
L’augure en est heureux, notre sort va changer;
Et
les Dieux sont pour nous, si je sais bien juger.
Thisbé consent à
tout; elle en donne pour gage
Deux baisers par le mur arrêtés au
passage.
Heureux mur! tu devais servir mieux leur désir;
Ils
n’obtinrent de toi qu’une ombre de plaisir.
Le lendemain Thisbé
sort, et prévient Pyrame;
L’impatience, hélas! maîtresse de son
âme,
La fait arriver seule et sans guide aux degrés;
L’ombre
et le jour luttaient dans les champs azurés.
Une lionne vient,
monstre imprimant la crainte;
D’un carnage récent sa gueule est
toute teinte.
Thisbé fuit, et son voile, emporté par les
airs,
Source d’un sort cruel, tombe dans ces déserts.
La
lionne le voit, le souille, le déchire,
Et l’ayant teint de sang
aux forêts se retire.
Thisbé s’était cachée en un buisson
épais.
Pyrame arrive, et voit ces vestiges tout frais.
Ô
Dieux! que devient-il? Un froid court dans ses veines;
Il aperçoit
le voile étendu dans ces plaines:
Il le lève; et le sang, joint
aux traces des pas,
L’empêche de douter d’un funeste
trépas.
Thisbé s’écria-t-il, Thisbé, je t’ai perdue
Te
voilà par ma faute aux Enfers descendue!
Je l’ai voulu; c’est moi
qui suis le monstre affreux
Par qui tu t’en vas voir le séjour
ténébreux:
Attends-moi, je te vais rejoindre aux rives
sombres;
Mais m’oserai-je à toi présenter chez les Ombres?
Jouis
au moins du sang que je te vais offrir,
Malheureux de n’avoir
qu’une mort à souffrir.
Il dit, et d’un poignard coupe aussitôt
sa trame.
Thisbé vient; Thisbé voit tomber son cher Pyrame.
Que
devint-elle aussi? Tout lui manque à la fois,
Les sens et les
esprits, aussi bien que la voix.
Elle revient enfin; Clothon, pour
l’amour d’elle,
Laisse à Pyrame ouvrir sa mourante prunelle.
Il
ne regarde point la lumière des cieux;
Sur Thisbé seulement il
tourne encore les yeux.
Il voudrait lui parler, sa langue est
retenue;
Il témoigne mourir content de l’avoir vue.
Thisbé
prend le poignard et, découvrant son sein:
Je n’accuserai point,
dit-elle, ton dessein;
Bien moins encore l’erreur de ton âme
alarmée;
Ce serait t’accuser de m’avoir trop aimée.
Je ne
t’aime pas moins: tu vas voir que mon coeur
N’a non plus que le
tien mérité son malheur.
Cher Amant, reçois donc ce triste
sacrifice.
Sa main et le poignard font alors leur office:
Elle
tombe, et tombant range ses vêtements,
Dernier trait de pudeur,
même aux derniers moments.
Les Nymphes d’alentour lui donnèrent
des larmes,
Et du sang des amants teignirent par des charmes
Le
fruit d’un mûrier proche, et blanc jusqu’à ce jour,
Éternel
monument d’un si parfait amour.
Cette histoire attendrit les
Filles de Minée:
L’une accusait l’amant, l’autre la destinée,
Et
toutes d’une voix conclurent que nos coeurs
De cette passion
devraient être vainqueurs.
Elle meurt quelquefois avant qu’être
contente;
L’est-elle? elle devient aussitôt languissante;
Sans
l’hymen on n’en doit recueillir aucun fruit,
Et cependant l’hymen
est ce qui la détruit.
Il y joint, dit Clymène, une âpre
jalousie,
Poison le plus cruel dont l’âme soit saisie.
Je n’en
veux pour témoin que l’erreur de Procris.
Alcithoé ma soeur,
attachant vos esprits,
Des tragiques amours vous a conté
l’élite;
Celles que je vais dire ont aussi leur
mérite.
J’accourcirai le temps ainsi qu’elle, à mon tour.
Peu
s’en faut que Phébus ne partage le jour;
A ses rayons perçants
opposons quelques voiles.
Voyons combien nos mains ont avancé nos
toiles.
Je veux que sur la mienne, avant que d’être au soir,
Un
progrès tout nouveau se fasse apercevoir.
Cependant donnez-moi
quelque heure de silence;
Ne vous rebutez point de mon peu
d’éloquence;
Souffrez-en les débuts; et songez seulement
Au
fruit qu’on peut tirer de cet événement.
Céphale aimait
Procris, il était aimé d’elle;
Chacun se proposait leur hymen
pour modèle.
Ce qu’Amour fait sentir de piquant et de
doux
Comblait abondamment les voeux de ces époux.
Ils ne
s’aimaient que trop; leurs soins et leur tendresse
Approchaient
des transports d’amant et de maîtresse;
Le Ciel même envia cette
félicité:
Céphale eut à combattre une Divinité.
Il était
jeune et beau; l’Aurore en fut charmée,
N’étant pas à ces biens
chez elle accoutumée.
Nos belles cacheraient un pareil
sentiment:
Chez les Divinités on en use autrement.
Celle-ci
déclara son amour à Céphale;
Il eut beau lui parler de la foi
conjugale:
Les jeunes Déités qui n’ont qu’un vieil époux
Ne
se soumettent point à ces lois comme nous.
La Déesse enleva ce
Héros si fidèle.
De modérer ces feux il pria l’Immortelle.
Elle
le fit, l’amour devint simple amitié:
Retournez dit l’Aurore,
avec votre moitié;
Je ne troublerai plus votre ardeur ni la
sienne;
Recevez seulement ces marques de la mienne
(C’était un
javelot toujours sûr de ses coups).
Un jour cette Procris qui ne
vit que pour vous
Fera le désespoir de votre âme charmée,
Et
vous aurez regret de l’avoir tant aimée.
Tout oracle est douteux,
et porte un double sens:
Celui-ci mit d’abord notre Époux en
suspens.
J’aurai regret aux voeux que j’ai formés pour elle?
Et
comment? n’est-ce point qu’elle m’est infidèle?
Ah! finissent mes
jours plutôt que de le voir!
Éprouvons toutefois ce que peut son
devoir.
Des Mages aussitôt consultant la science,
D’un feint
adolescent il prend la ressemblance,
S’en va trouver Procris,
élève jusqu’aux Cieux
Ses beautés, qu’il soutient être dignes
des Dieux;
Joint les pleurs aux soupirs, comme un amant sait
faire,
Et ne peut s’éclaircir par cet art ordinaire.
Il fallut
recourir à ce qui porte coup,
Aux présents; il offrit, donna,
promit beaucoup,
Promit tant que Procris lui parut
incertaine;
Toute chose a son prix: voilà Céphale en peine;
Il
renonce aux cités, s’en va dans les forêts,
Conte aux vents,
conte aux bois ses déplaisirs secrets,
S’imagine en chassant
dissiper son martyre.
C’était pendant ces mois où le chaud qu’on
respire
Oblige d’implorer l’haleine des Zéphyrs.
Doux Vents,
s’écriait-il, prêtez-moi des soupirs,
Venez, légers Démons par
qui nos champs fleurissent:
Aure, fais-les venir; je sais qu’ils
t’obéissent;
Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer.
On
l’entendit, on crut qu’il venait de nommer
Quelque objet de ses
voeux, autre que son Épouse.
Elle en est avertie, et la voilà
jalouse.
Maint voisin charitable entretient ses ennuis:
Je ne
le puis plus voir, dit-elle, que les nuits.
Il aime donc cette
Aure, et me quitte pour elle?
Nous vous plaignons; il l’aime, et
sans cesse il l’appelle;
Les échos de ces lieux n’ont plus
d’autres emplois
Que celui d’enseigner le nom d’Aure à nos
bois.
Dans tous les environs le nom d’Aure résonne.
Profitez
d’un avis qu’en passant on vous donne.
L’intérêt qu’on y prend
est de vous obliger.
Elle en profite, hélas! et ne fait qu’y
songer.
Les Amants sont toujours de légère croyance.
S’ils
pouvaient conserver un rayon de prudence
(Je demande un grand
point, la prudence en amours)
Ils seraient aux rapports
insensibles et sourds;
Notre Épouse ne fut l’une ni l’autre
chose.
Elle se lève un jour; et lorsque tout repose,
Que de
l’aube au teint frais la charmante douceur
Force tout au sommeil,
honnis quelque chasseur,
Elle cherche Céphale; un bois l’offre à
sa vue.
Il invoquait déjà cette Aure prétendue.
Viens me
voir, disait-il, chère Déesse, accours:
Je n’en puis plus, je
meurs, fais que par ton secours
La peine que je sens se trouve
soulagée.
L’Épouse se prétend par ces mots outragée;
Elle
croit y trouver, non le sens qu’ils cachaient,
Mais celui
seulement que ses soupçons cherchaient.
Ô triste jalousie! ô
passion amère!
Fille d’un fol amour, que l’erreur a pour mère!
Ce
qu’on voit par tes yeux cause assez d’embarras,
Sans voir encore
par eux ce que l’on ne voit pas.
Procris s’était cachée en la
même retraite
Qu’un Faon de Biche avait pour demeure secrète.
Il
en sort; et le bruit trompe aussitôt l’Époux.
Céphale prend le
dard toujours sûr de ses coups,
Le lance en cet endroit, et perce
sa jalouse:
Malheureux assassin d’une si chère Épouse.
Un cri
lui fait d’abord soupçonner quelque erreur;
Il accourt, voit sa
faute, et tout plein de fureur
Du même javelot il veut s’ôter la
vie.
L’Aurore et les Destins arrêtent cette envie.
Cet office
lui fut plus cruel qu’indulgent:
L’infortuné Mari sans cesse
s’affligeant
Eût accru par ses pleurs le nombre des fontaines,
Si
la Déesse enfin, pour terminer ses peines,
N’eût obtenu du Sort
que l’on tranchât ses jours;
Triste fin d’un hymen bien divers en
son cours.
Fuyons ce noeud, mes Soeurs, je ne puis trop le
dire.
Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
S’il ne
nous est permis d’aimer que sous ses lois,
N’aimons point. Ce
dessein fut pris par toutes trois.
Toutes trois, pour chasser de
si tristes pensées,
A revoir leur travail se montrent
empressées.
Clymène, en un tissu riche, pénible et grand,
Avait
presque achevé le fameux différend
D’entre le Dieu des eaux et
Pallas la savante.
On voyait en lointain une ville
naissante.
L’honneur de la nommer, entre eux deux
contesté,
Dépendait du présent de chaque Déité.
Neptune
fit le sien d’un symbole de guerre.
Un coup de son trident fit
sortir de la terre
Un animal fougueux, un Coursier plein
d’ardeur
Chacun de ce présent admirait la grandeur.
Minerve
l’effaça, donnant à la contrée
L’olivier, qui de paix est la
marque assurée;
Elle emporta le prix, et nomma la cité.
Athène
offrit ses voeux à cette Déité;
Pour les lui présenter on
choisit cent pucelles,
Toutes sachant broder, aussi sages que
belles.
Les premières portaient force présents divers.
Tout
le reste entourait la Déesse aux yeux pers.
Avec un doux souris
elle acceptait l’hommage.
Clymène ayant enfin reployé son
ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots son récit:
Rarement
pour les pleurs mon talent réussit;
Je suivrai toutefois la
matière imposée.
Télamon pour Cloris avait l’âme
embrasée;
Cloris pour Télamon brûlait de son côté.
La
naissance, l’esprit, les grâces, la beauté,
Tout se trouvait en
eux, honnis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce
siècle où nous sommes:
Ce sont les biens, c’est l’or, mérite
universel.
Ces Amants, quoique épris d’un désir
mutuel,
N’osaient au blond Hymen sacrifier encore,
Faute de ce
métail que tout le monde adore.
Amour s’en passerait; l’autre
état ne le peut:
Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le
veut.
Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par
le jeune Amant d’une autre erreur suivie.
Le Démon des Combats
vint troubler l’univers.
Un pays contesté par des peuples
divers
Engagea Télamon dans un dur exercice.
Il quitta pour un
temps l’amoureuse milice.
Cloris y consentit, mais non pas sans
douleur.
Il voulut mériter son estime et son coeur.
Pendant
que ses exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt,
et laisse à la Belle
D’amples possessions et d’immenses
trésors.
Il habitait les lieux où Mars régnait alors.
La
Belle s’y transporte et partout révérée,
Partout des deux
partis Cloris considérée,
Voit de ses propres yeux les champs où
Télamon
Venait de consacrer un trophée à son nom.
Lui de sa
part accourt; et tout couvert de gloire
Il offre à ses amours les
fruits de sa victoire.
Leur rencontre se fit non loin de
l’élément
Qui doit être évité de tout heureux amant.
Dès
ce jour l’âge d’or les eût joints sans mystère;
L’âge de fer
en tout a coutume d’en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous
ces biens
Qu’au sein de sa patrie, et de l’aveu des siens.
Tout
chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,
Ils commettent
aux flots cette douce espérance.
Zéphyre les suivait quand,
presque en arrivant,
Un Pirate survient, prend le dessus du
vent,
Les attaque, les bat. En vain par sa vaillance
Télamon
jusqu’au bout porte la résistance:
Après un long combat son
parti fut défait,
Lui pris; et ses efforts n’eurent pour tout
effet
Qu’un esclavage indigne. Ô dieux, qui l’eût pu croire!
Le
Sort sans respecter ni son sang ni sa gloire
Ni son bonheur
prochain, ni les voeux de Cloris,
Le fit être forçat aussitôt
qu’il fut pris.
Le Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un
célèbre Marchand l’achète du Corsaire:
Il l’emmène; et bientôt
la Belle, malgré soi,
Au milieu de ses fers range tout sous sa
loi.
L’Épouse du Marchand la voit avec tendresse.
Ils en font
leur compagne, et leur fils sa maîtresse.
Chacun veut cet hymen:
Cloris à leurs désirs
Répondait seulement par de profonds
soupirs.
Damon, c’était ce fils, lui tient ce doux langage:
Vous
soupirez toujours, toujours votre visage
Baigné de pleurs nous
marque un déplaisir secret.
Qu’avez-vous? vos beaux yeux
verraient-ils à regret
Ce que peuvent leurs traits et l’excès de
ma flamme?
Rien ne vous force ici, découvrez-nous votre
âme;
Cloris, c’est moi qui suis l’esclave, et non pas vous.
Ces
lieux, à votre gré, n’ont-ils rien d’assez doux?
Parlez, nous
sommes prêts à changer de demeure;
Mes parents m’ont promis de
partir tout à l’heure.
Regrettez-vous les biens que vous avez
perdus?
Tout le nôtre est à vous, ne le dédaignez plus.
J’en
sais qui l’agréraient; j’ai su plaire à plus d’une;
Pour vous,
vous méritez toute une autre fortune.
Quelle que soit la nôtre,
usez-en: vous voyez
Ce que nous possédons, et nous-même à vos
pieds.
Ainsi parle Damon, et Cloris toute en larmes
Lui répond
en ces mots accompagnés de charmes:
Vos moindres qualités, et
cet heureux séjour
Même aux filles des Dieux donneraient de
l’amour;
Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
Voit
l’offre de ces biens d’une âme dédaigneuse.
Je sais quel est
leur prix; mais de les accepter,
Je ne puis; et voudrais vous
pouvoir écouter;
Ce qui me le défend, ce n’est point
l’esclavage;
Si toujours la naissance éleva mon courage,
Je me
vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
Garder ces
sentiments malgré tous mes ennuis.
Je puis même avouer (hélas!
faut-il le dire?)
Qu’un autre a sur mon coeur conservé son
empire.
Je chéris un amant, ou mort ou dans les fers;
Je
prétends le chérir encore dans les Enfers.
Pourrez-vous estimer
le coeur d’une inconstante?
Je ne suis déjà plus aimable ni
charmante;
Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvât si
doux,
Et doublement esclave est indigne de vous.
Touché de ce
discours, Damon prend congé d’elle.
Fuyons, dit-il en soi;
j’oublirai cette belle;
Tout passe, et même un jour ses larmes
passeront:
Voyons ce que l’absence et le temps produiront.
A
ces mots il s’embarque; et quittant le rivage
Il court de mer en
mer, aborde en lieu sauvage,
Trouve des malheureux de leurs fers
échappés,
Et sur le bord d’un bois à chasser occupés.
Télamon,
de ce nombre, avait brisé sa chaîne;
Aux regards de Damon il se
présente à peine,
Que son air, sa fierté, son esprit, tout
enfin
Fait qu’à l’abord Damon admire son destin,
Puis le
plaint, puis l’emmène, et puis lui dit sa flamme.
D’une esclave,
dit-il, je n’ai pu toucher l’âme:
Elle chérit un mort! un mort!
ce qui n’est plus
L’emporte dans son coeur! mes voeux sont
superflus.
Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.
Télamon
dans son âme admire l’aventure,
Dissimule, et se laisse emmener
au séjour
Où Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme
il voulait cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour lui
n’était vile et commune.
On apprend leur retour, et leur
débarquement;
Cloris se présentant à l’un et l’autre
Amant
Reconnaît Télamon sous un faix qui l’accable;
Ses
chagrins le rendaient pourtant méconnaissable;
Un oeil
indifférent à le voir eût erré,
Tant la peine et l’amour
l’avaient défiguré.
Le fardeau qu’il portait ne fut qu’un vain
obstacle;
Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle;
Elle
perd tous ses sens et de honte et d’amour.
Télamon d’autre part
tombe presque à son tour;
On demande à Cloris la cause de sa
peine:
Elle la dit, ce fut sans s’attirer de haine.
Son récit
ingénu redoubla la pitié
Dans des coeurs prévenus d’une juste
amitié.
Damon dit que son zèle avait changé de face:
On le
crut. Cependant, quoi qu’on dise et qu’on fasse,
D’un triomphe si
doux l’honneur et le plaisir
Ne se perd qu’en laissant des restes
de désir.
On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
A
sceller de l’hymen une union si belle;
Et par un sentiment à qui
rien n’est égal
Il pria ses parents de doter son rival.
Il
l’obtint, renonçant dès lors à l’hyménée.
Le soir étant venu
de l’heureuse journée,
Les noces se faisaient à l’ombre d’un
ormeau;
L’enfant d’un voisin vit s’y percher un Corbeau:
Il
fait partir de l’arc une flèche maudite,
Perce les deux époux
d’une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son
amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s’écrie,
en voyant finir ses destinées:
Quoi! la Parque a tranché le
cours de ses années?
Dieux, qui l’avez voulu, ne suffisait-il
pas
Que la haine du Sort avançât mon trépas?
En achevant ces
mots, il acheva de vivre.
Son amour, non le coup, l’obligea de la
suivre;
Blessé légèrement, il passa chez les morts;
Le Styx
vit nos époux accourir sur ses bords;
Même accident finit leurs
précieuses trames;
Même tombe eut leurs corps, même séjour
leurs âmes.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu
sûr)
Que chacun d’eux devint statue et marbre dur.
Le couple
infortuné face à face repose.
Je ne garantis point cette
métamorphose;
On en doute. On le croit plus que vous ne
pensez,
Dit Climène, et, cherchant dans les siècles
passés
Quelque exemple d’amour et de vertu parfaite,
Tout ceci
me fut dit par un sage Interprète.
J’admirai, je plaignis ces
Amants malheureux;
On les allait unir; tout concourait pour
eux;
Ils touchaient au moment; l’attente en était sûre;
Hélas
! il n’en est point de telle en la nature;
Sur le point de jouir
tout s’enfuit de nos mains;
Les Dieux se font un jeu de l’espoir
des humains.
Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La
fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée;
Et nous avons
passé tout ce temps en récits
Capables d’affliger les moins
sombres esprits.
Effaçons, s’il se peut, leur image funeste:
Je
prétends de ce jour mieux employer le reste;
Et dire un
changement, non de corps, mais de coeur.
Le miracle en est grand;
Amour en fut l’auteur:
Il en fait tous les jours de diverse
manière.
Je changerai de style en changeant de matière.
Zoon
plaisait aux yeux; mais ce n’est pas assez:
Son peu d’esprit, son
humeur sombre,
Rendaient ces talents mal placés.
Il fuyait les
cités, il ne cherchait que l’ombre,
Vivait parmi les bois,
concitoyen des ours,
Et passait sans aimer les plus beaux de ses
jours.
Nous avons condamné l’amour, m’allez-vous dire;
J’en
blâme en nous l’excès; mais je n’approuve pas
Qu’insensible aux
plus doux appas
Jamais un homme ne soupire.
Hé quoi, ce long
repos est-il d’un si grand prix?
Les morts sont donc heureux? Ce
n’est pas mon avis.
Je veux des passions; et si l’état le
pire
Est le néant, je ne sais point
De néant plus complet
qu’un coeur froid à ce point.
Zoon n’aimant donc rien, ne
s’aimant pas lui-même,
Vit Iole endormie, et le voilà
frappé;
Voilà son coeur développé.
Amour, par son savoir
suprême,
Ne l’eut pas fait amant, qu’il en fit un héros.
Zoon
rend grâce au Dieu qui troublait son repos:
Il regarde en
tremblant cette jeune merveille.
A la fin Iole s’éveille:
Surprise
et dans l’étonnement,
Elle veut fuir, mais son Amant
L’arrête,
et lui tient ce langage:
Rare et charmant objet, pourquoi me
fuyez-vous?
Je ne suis plus celui qu’on trouvait si sauvage:
C’est
l’effet de vos traits, aussi puissants que doux;
Ils m’ont l’âme
et l’esprit, et la raison donnée.
Souffrez que vivant sous vos
lois
J’emploie à vous servir des biens que je vous dois.
Iole
à ce discours encore plus étonnée
Rougit, et sans répondre
elle court au hameau,
Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses
Compagnes d’abord s’assemblent autour d’elle:
Zoon suit en
triomphe, et chacun applaudit.
Je ne vous dirai point, mes Soeurs,
tout ce qu’il fit,
Ni ses soins pour plaire à la Belle.
Leur
hymen se conclut. Un Satrape voisin,
Le propre jour de cette
fête,
Enlève à Zoon sa conquête.
On ne soupçonnait point
qu’il eût un tel dessein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher
gage,
Poursuit le ravisseur, et le joint, et l’engage
En un
combat de main à main.
Iole en est le prix aussi bien que le
juge.
Le Satrape vaincu trouve encore du refuge
En la bonté de
son rival.
Hélas! cette bonté lui devint inutile;
Il mourut
du regret de cet hymen fatal.
Aux plus infortunés la tombe sert
d’asile.
Il prit pour héritière, en finissant ses jours,
Iole
qui mouilla de pleurs son mausolée.
Que sert-il d’être plaint
quand l’âme est envolée?
Ce Satrape eût mieux fait d’oublier
ses amours.
La jeune Iris à peine achevait cette histoire;
Et
ses soeurs avouaient qu’un chemin à la gloire,
C’est l’amour: on
fait tout pour se voir estimé;
Est-il quelque chemin plus court
pour être aimé?
Quel charme de s’ouïr louer par une bouche
Qui
même sans s’ouvrir nous enchante et nous touche.
Ainsi disaient
ces Soeurs. Un orage soudain
Jette un secret remords dans leur
profane sein.
Bacchus entre, et sa cour, confus et long
cortège:
Où sont, dit-il, ces Soeurs à la main sacrilège?
Que
Pallas les défende, et vienne en leur faveur
Opposer son égide à
ma juste fureur:
Rien ne m’empêchera de punir leur
offense.
Voyez: et qu’on se rie après de ma puissance!
Il n
eut pas dit, qu’on vit trois monstres au plancher,
Ailés, noirs
et velus, en un coin s’attacher.
On cherche les trois Soeurs; on
n’en voit nulle trace:
Leurs métiers sont brisés; on élève en
leur place
Une chapelle au Dieu, père du vrai nectar.
Pallas a
beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au destin de ces Soeurs
par elle protégées;
Quand quelque Dieu voyant ses bontés
négligées
Nous fait sentir son ire, un autre n’y peut
rien:
L’Olympe s’entretient en paix par ce moyen.
Profitons,
s’il se peut, d’un si fameux exemple.
Chommons: c’est faire assez
qu’aller de temple en temple
Rendre à chaque Immortel les voeux
qui lui sont dus:
Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais
perdus.
FABLE
XXIX
LE JUGE ARBITRE, L’HOSPITALIER
ET LE SOLITAIRE
Trois Saints, également jaloux de leur salut,
Portés d’un même esprit, tendaient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses:
Tous chemins vont à Rome: ainsi nos Concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses,
Qu’en apanage on voit aux procès attachés,
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu’il est des lois, l’Homme pour ses péchés
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié? Les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le Conciliateur crut qu’il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos Saints choisit les hôpitaux.
Je le loue; et le soin de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les malades d’alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l’exercice au pauvre Hospitalier;
Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse:
Il a pour tels et tels un soin particulier;
Ce sont ses amis; il nous laisse.
Ces plaintes n’étaient rien au prix de l’embarras
Où se trouva réduit l’Appointeur de débats:
Aucun n’était content; la sentence arbitrale
A nul des deux ne convenait:
Jamais le Juge ne tenait
A leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l’Appointeur:
Il court aux hôpitaux, va voir leur Directeur:
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là sous d’âpres rochers, près d’une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité?
L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité:
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l’eau, vous y voyez-vous?
Agitez celle-ci. Comment nous verrions-nous?
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.
Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert.
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru, l’on suivit ce conseil salutaire.
Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des médecins, il faut des avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas;
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie en ces communs besoins.
Ô vous, dont le public emporte tous les soins,
Magistrats, Princes et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensées vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages:
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir!
Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages;
Par où saurais-je mieux finir?