Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une collision historique

L’une des grandes leçons que doivent donner François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, c’est d’éviter les apparences qui sont trompeuses. S’ils ne parviennent pas vraiment à les expliquer, de par leur impossibilité à être matérialiste dialectique, tout au moins peuvent-ils porter l’attention sur certains aspects. C’est cela l’esprit français, capable de dresser des portraits psychologiques.

Voici par exemple ce que Jean de La Bruyère nous conseille dans le cadre des relations sentimentales :

« L’on est encore longtemps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières disent qu’on ne s’aime plus. »

Il y a l’apparence, mais il n’y a plus le contenu. C’est là indéniablement une compréhension qui tend au matérialisme dialectique. La contradiction est bien interne et ce qui est d’une certaine manière la superstructure est en retard sur l’infrastructure.

Voici un exemple chez François de La Rochefoucauld qui, pareillement, permet de distinguer ce qui est interne et ce qui est externe ; il ne suffit pas que le moteur interne soit présent, il faut qu’il se réalise concrètement :

« On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. »

C’est l’incapacité à tenir tous les tenants et aboutissants qui amènent François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère à être acide, amer. Jean de La Bruyère, dans ses exemples, sait être par ailleurs aussi caustique que François de La Rochefoucauld :

« Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle : il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école. »

Au-delà de l’humour – par ailleurs noir et il y a ici toute une école française trouvant sa source dans cette même faiblesse à saisir la totalité d’un phénomène – il y a le fait que les sensations authentiques ne sauraient dépasser les normes. La vérité est toujours celle de la société, même si ce qui est exigé est faux.

C’est pourquoi, finalement, bien se comporter dans la société amène forcément à s’isoler. On retrouve ici un aspect dialectique, avec la définition par la négative. Le meilleur moyen d’agir, c’est de ne pas agir. La meilleure manière de s’engager, c’est de ne pas s’engager. 

La société étant semée d’embûches, avec forcément la corruption, la vilenie, etc. le mieux est d’éviter tout cela. C’est ce qui fait dire à François de La Rochefoucauld que :

« La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie. »

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère parviennent à caractériser les comportements, mais ne parvenant à distinguer leur base propre, ils sont obligés d’y voir une nature humaine, une tendance inévitable au faire-valoir, une propension naturelle à la mise en valeur de l’amour-propre. Ils ne saisissent pas que la tendance à l’égocentrisme tient à la nature des rapports sociaux capitalistes qui s’immiscent dans la société de la monarchie absolue.

La quête de l’apparence valorisée amène une décadence des valeurs, du style, tout est récupéré, malmené pour obéir au pragmatisme, à l’efficacité de la mise en valeur. Le subjectivisme s’approprie la culture.

Il y a à la fois émergence des mœurs capitalistes toujours plus puissantes, et décadence de l’aristocratie toujours plus opportuniste. C’est une collision historique de grande ampleur. Ce qui en découle est insupportable ; voici comment Jean de La Bruyère dénonce cela :

« L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire.

Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite.

Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre. »

Il y a là quelque chose de très moderne, puisqu’on retrouve cette décadence dans le capitalisme décadent, avec le principe de la récupération de tout et n’importe quoi, juste pour avoir du style. On pourrait très bien décrire les hipsters en utilisant les termes de Jean de La Bruyère.

Voici un autre exemple de comment Jean de La Bruyère a parfaitement saisi ce qui est propre à une certaine décadence : les propos de gens obscènes, médisants, n’existant que par la raillerie. Là encore, on a une figure-type, et une présentation admirable, une typologie exemplaire.

« Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive.

Il leur serait utile d’être nés muets ou stupides : ce qu’ils ont de vivacité et d’esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise.

Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers : demande-t-on à des béliers qu’ils n’aient pas de cornes ?

De même n’espère-t-on pas de réformer par cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l’on peut faire de mieux, d’aussi loin qu’on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. »

Jean de La Bruyère n’oublie pas d’expliquer comment le même processus touche les érudits. Tout devient vain, simple possibilité de se faire valoir.

« D’autres ont la clef des sciences, où ils n’entrent jamais : ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la latine.

Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l’histoire ; ils parcourent tous les livres, et ne profitent d’aucun ; c’est en eux une stérilité de faits et de principes qui ne peut être grande, mais à la vérité la meilleur récolte et la richesse la plus abondante de mots et de paroles qui puisse s’imaginer : ils plient sous le faix ; leur mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide. »

Le mélange aristocratie-bourgeoisie sous l’égide de la monarchie absolue était intenable ; ce qu’on appelle les moralistes du XVIIe siècle en furent les témoins.

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La Rochefoucauld et La Bruyère : parler bien, parler juste

Savoir bien se comporter exige, dialectiquement, de savoir comment ne pas se comporter. 

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont une approche allant véritablement vers la dialectique justement parce qu’ils dressent des miroirs, montrant des attitudes, des postures, des manières, qui ont comme dénominateur commun d’être mauvaises. François de La Rochefoucauld est ici relativement brutal de par la forme même de ses assertions, de ses Maximes. Il nous dit par exemple que :

« La simplicité affectée est une imposture délicate. »

Ou bien encore que :

« Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon. »

Il ne faut pas être sot, il ne faut pas avoir une simplicité affectée, c’est-à-dire en fait qu’il ne faut pas surjouer mais toujours progresser, apprendre, être au niveau. De toutes manières, on ne peut pas être au niveau le plus haut, jamais, car c’est une bataille incessante dans la progression du niveau culturel. C’est là le paradoxe dialectique ; d’un côté on reconnaît qu’avec la monarchie absolue les choses progressent, de l’autre il y a une dimension surfaite qui ne va pas.

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère tentent de dresser des formules pour compenser, mais ils sentent bien que cela ne suffit pas. Ils passent alors par le relativisme pour justifier que leurs indications ne permettent pas véritablement de triompher des mauvaises attitudes. François de La Rochefoucauld nous dit ainsi qu’il faut être fin, mais que cette qualité est elle-même relativement floue, qu’on ne peut pas se fonder là-dessus de manière élaborée :

« On peut être plus fin qu’un autre, mais non pas plus fin que tous les autres. »

Le problème qu’entrevoient François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’est pas que la société où ils vivent a des limites, mais bien que les êtres humains ont des limites.

Ne pouvant voir l’apparition de nouveaux rapports sociaux, ils tentent de compenser leur faiblesse en justifiant la qualité, l’attitude correcte, posée. Ce qui est posé s’oppose d’autant plus à l’opportunisme tout azimut de l’époque de Louis XIV, à ce curieux mélange aristocratie – bourgeoisie – administration centralisée.

Jean de La Bruyère fait pour cette raison le reproche suivant :

« C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence. »

Il faut savoir raison garder, tel est le principe. Il faut rester terre à terre, ne pas se laisser balader, faire bien attention au terrain social, dont François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère devinent la nature mais sans parvenir à la définir, et consistant en l’irruption de nouveaux rapports sociaux, la fin de la féodalité. 

Voici le conseil que donne Jean de La Bruyère sur le maintien de l’esprit :

« Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement. »

En fait, on porte son esprit, on doit le présenter de manière adéquate et il s’agit de ne pas littéralement dérailler. Pour autant, il ne s’agit pas d’assécher l’esprit, mais bien de le maintenir vivant. C’est l’opportunisme qui assèche, c’est l’opportunisme qui impose un style affecté, une approche ampoulée de l’expression. Il s’agit de penser avant de parler, mais pas pour parler mieux, simplement pour parler bien. Jean de La Bruyère fait ici la distinction entre plusieurs manières de parler :

« Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos »

Le problème bien entendu, dans une société où parler rentre dans un jeu d’apparence, de gratifications, d’opportunisme, de manipulation, etc. est que le fait de parler est perverti. Quand on dit quelque chose, on le fait en fonction d’un calcul. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère trouvent cela terrible.

Il y a ici, de manière nette, une nostalgie de l’ancienne étape du féodalisme, qui est idéalisée : l’ordre social étant auparavant fixé, on ne peut pas parler pour tromper, tout au moins pas avec une dimension telle qu’au 17e siècle. On comprend que la monarchie soutiendra le romantisme, comme nostalgie d’une époque idéalisée : le moyen-âge.

En tout cas, au 17e siècle en tant quel, il y a une critique du style pompeux et ostentatoire, précisément comme critique des rapport sociaux capitalistes, au nom forcément de la féodalité puisqu’il n’y a pas encore les moyens de disposer d’une critique matérialiste dialectique. C’est le paradoxe : en apparence on a une critique des attitudes guindées de la cour, en pratique il s’agit aussi d’un rejet du capitalisme.

Voilà une clef très importante de l’histoire de France.

Les propos de Jean de La Bruyère à ce sujet sont lourds de signification :

« Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement. »

François de La Rochefoucauld, avec sa brutalité, nous donne un exemple de cette ostentation, de cette tension intérieure qui ne débouche que sur le style personnel, l’égocentrisme, qui perd de vue ce qui compte vraiment :

« Il y a des gens si remplis d’eux-mêmes que, lorsqu’ils sont amoureux, ils trouvent moyen d’être occupés de leur passion sans l’être de la personne qu’ils aiment. »

Ou encore :

« Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour. »

Le naturel disparaît, au profit du calcul par rapport à soi-même. Les commentateurs bourgeois ont voulu faire du 17e siècle une période où l’on ne parle que des manières, comme si l’époque en question flottait au-dessus du mode de production, des classes sociales, de l’économie. Ce n’est absolument pas le cas, bien entendu.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : vertu et vanité

Puisque la hiérarchie sociale est sens dessus-dessous par l’émergence du capitalisme, il ne reste plus qu’à accorder à la vertu une valeur idéale, dépassant la société elle-même. C’est cela le sens de la valorisation de la tragédie au XVIIe siècle ; cela correspond à l’esprit propre aux exigences de l’État dans son cadre administratif. Il faut rester mesuré, ordonné, afin de ne jamais sortir du cadre de la monarchie absolue.

C’est le seul moyen d’unifier, par en haut, les couches sociales contradictoires que sont bourgeoisie et aristocratie.

On a ici par conséquent un catholicisme mesuré, au service de la monarchie absolue dans le sens où le service de l’État, l’attitude vertueuse, semble dépasser de manière unilatérale les mœurs aristocrates et bourgeoises. Jean de La Bruyère formule sa conception du caractère idéal de la vertu ainsi :

 « Chaque heure en soi comme à notre égard est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps ; le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé.

Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu ? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps. »

De manière encore plus catholique, pratiquement anticapitaliste romantique, François de La Rochefoucauld expose que, selon lui :

« Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. »

En même temps, la force dissolvante du capitalisme est telle que la vertu n’est pratiquement plus qu’une fiction :

« L’intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices. »

C’est une vision extrêmement pessimiste de la nature humaine qu’on a ici chez François de La Rochefoucauld, mais Jean de La Bruyère lui-même sent que sa défense de la vertu est malaisée. Il se sent obligé de séparer la vertu de la société, d’en faire une valeur totalement autonome, pratiquement une valeur spirituelle flottant au-dessus de la réalité. Être vertueux exige même pratiquement l’isolement, comme lorsqu’il affirme que :

« La vertu a cela d’heureux, qu’elle se suffit à elle-même, et qu’elle sait se passer d’admirateurs, de partisans et de protecteurs ; le manque d’appui et d’approbation non seulement ne lui nuit pas, mais il la conserve, l’épure et la rend parfaite ; qu’elle soit à la mode, qu’elle n’y soit plus, elle demeure vertu. »

François de La Rochefoucauld considère, donc, quant à lui, qu’en fait la vertu elle-même est obligée de sombrer, de par l’amour-propre, l’ego, la vanité. Il dit ainsi : 

« La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. »

Le monde est composé, en effet, de vaniteux, de gens se comportant en égocentriques cherchant à tout prix à se placer au centre du jeu social. Jean de La Bruyère a raconté plusieurs scènes tout à fait cocasses où justement la vanité s’expose de manière la plus nette. Voici l’exemple d’Arrias :

« Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose.

On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, des ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater.

Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies.

Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. »

Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » »

C’est chez Jean de La Bruyère qu’on sent le plus la volonté de synthétiser, entreprise impossible. Il aurait fallu soit se replier sur la psychologie, comme Jean Racine, soit sur la présentation approfondie d’un caractère particulier, comme chez Molière. Ce n’est qu’après la révolution française qu’un aperçu général sera réellement lisible dans les rapports entre aristocratie et bourgeoisie, et c’est Honoré de Balzac qui s’en chargera, d’une certaine manière à rebours. C’est la raison précise pour laquelle on ne trouve pas chez Honoré de Balzac de portrait approfondi des masses populaires : c’est le rapport aristocratie – bourgeoisie qui le tourmentait, dans le prolongement du XVIIe siècle.

On trouve toutefois, dans les Caractères, une tentative de formuler un portrait général, mais de manière très prudente, d’ailleurs unique et sans dire ouvertement qu’il parlait de la France. Voici comment Jean de La Bruyère a tenté cela : 

« L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules.

Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte.

Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez.

Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage.

Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu’ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués.

On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu.

Les gens du pays le nomment ; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. »

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La Rochefoucauld, La Bruyère et l’émergence des rapports capitalistes

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont constaté l’émergence du mode de production capitaliste, mais ils ne l’ont pas compris. Représentants de la monarchie absolue, ils ne pouvaient constater la société que comme un tout, comme un ensemble organique, conformément à l’idéologie de la monarchie. Cependant, cette monarchie était absolue, et le pouvoir royal en tant que plus haute étape de la féodalité s’appuyait sur l’aristocratie, mais aussi sur la bourgeoisie.

Le problème est alors qu’il faut avoir une lecture scientifique pour saisir ce qui relève de l’une et ce qui relève de l’autre, ce que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne pouvaient pas avoir, pour des raisons historiques. Ils sentent bien que le mode de production capitaliste est en train d’affaiblir la féodalité, mais en même temps ils ne parviennent pas à distinguer féodalisme et capitalisme naissant.

Jean de La Bruyère,
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cela les amène à une position pratiquement anticapitaliste romantique, regrettant un féodalisme plus mesuré. C’est particulièrement frappant chez Jean de La Bruyère, dont l’apologie de la vertu oscille entre critique de la féodalité au moyen de la rationalité bourgeoise, capitaliste, et critique du capitalisme, au moyen de l’esprit féodal. Dans tous les cas, le capitalisme apparaît comme une force dissolvante et irrépressible.

Voici comment François de La Rochefoucauld constate le caractère multiforme de la diffusion du capital, sa capacité à être porté par n’importe qui sous n’importe quelle apparence :

« L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. »

C’est là une formidable constatation sur la manière dont le capital s’étend, dont l’argent commence à façonner les comportements. Les rapports capitalistes s’immiscent dans toute la société, façonnant toutes les liaisons entre les individus, toutes les activités. Jean de La Bruyère ne dit pas autre chose sur la dimension toujours plus universelle de cette nouvelle forme de rapports sociaux:

« Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue. »

Voici même comment Jean de La Bruyère présente le phénomène de l’accumulation, dont le résultat est le renversement de la place de quelqu’un dans la hiérarchie sociale. Si Karl Marx avait été français, il aurait pu citer cela dans Le Capital.

« Vous avez une pièce d’argent, ou même une pièce d’or ; ce n’est pas assez, c’est le nombre qui opère : faites-en, si vous pouvez, un amas considérable et qui s’élève en pyramide, et je me charge du reste.

Vous n’avez ni naissance, ni esprit, ni talents, ni expérience, qu’importe ? ne diminuez rien de votre monceau, et je vous placerai si haut que vous vous couvrirez devant votre maître, si vous en avez ; il sera même fort éminent, si avec votre métal, qui de jour à autre se multiplie, je ne fais en sorte qu’il se découvre devant vous. »

Dans ce cadre, les aristocrates et les bourgeois tendent à s’unir, ce qui semble contre-nature, et c’est d’autant plus frappant que cela arrive dans les cas de grande réussite, de triomphe, avec des bourgeois réécrivant leur origine pour se présenter comme gentilhomme.

Encore, cela dépend-il de la capacité à accumuler. Cette capacité obéissant au hasard apparent capitaliste, toutes les valeurs sociales se dissolvent inévitablement. Être noble ou bourgeois dépend ici de la capacité du bourgeois à acquérir une telle richesse qu’il peut réécrire sa propre identité.

Jean de La Bruyère voit cela ainsi :

« Il y a des gens qui n’ont pas le moyen d’être nobles. Il y en a de tels que, s’ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étaient nobles. Quelques autres se couchent roturiers, et se lèvent nobles. Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers ! »

Cette perspective trouble d’autant plus François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, elle brouille d’autant plus leur tentative à cerner la réalité. Le capital utilise les individus comme au hasard, ces figures perdent leur humanité, devenant des personnifications du capital. Voici ce que dit Jean de La Bruyère :

« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »

Ne pouvant saisir cette situation dans son ensemble de manière synthétique, François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère étudient simplement les cas d’école. C’est précisément cela qui va jouer un rôle dans la construction de l’esprit national français. 

Le capitalisme s’affirmant à travers son contraire féodal, dans le cadre de la monarchie absolue, empêche une vue générale – le 19e siècle sera fort logiquement marqué du sceau de cette perspective troublée, principalement avec Pierre-Joseph Proudhon et Jean Jaurès.

Pour s’y retrouver, François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’ont pas le choix; à leurs yeux, ils doivent déblayer, séparer les exemples. Jean de La Bruyère se moque, par conséquent, de la manière suivante des aristocrates :

« Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. »

Cette émergence du capitalisme est d’autant plus frappante, ou bien choquante, que cela apparaît comme mystérieux, comme incompréhensible. On ne sait pas pourquoi l’un a du succès dans les affaires, et pas l’autre. Ce qui était prédestination chez Jean Calvin devient incompréhension pratiquement baroque chez Jean de La Bruyère, par exemple dans sa constatation suivante :

« Deux marchands étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique ; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l’une des deux, pour se tirer d’une extrême misère, cherche à se placer ; elle entre au service d’une fort grande dame et l’une des premières de la cour, chez sa compagne. »

On a ici la fusion entre la signification classique de fortune – la chance – avec la fortune en tant que biens accumulés. Ce qui intéresse François de La Rochefoucauld et de Jean de La Bruyère, en tant que représentants de la monarchie absolue, c’est de trouver une voie, une valeur au-delà de la question de la fortune, en tant que richesse, mais également au-delà de la question de l’appartenance à la noblesse, celle-ci se rapprochant dans ses moeurs de la bourgeoisie. 

C’est cela le principe de la vertu, qui existerait au-delà des classes, des moeurs; François de La Rochefoucauld présente ainsi cette valeur idéale, au-dessus des catégories sociales :

« Il y a une élévation qui ne dépend point de la fortune : c’est un certain air qui nous distingue et qui semble nous destiner aux grandes choses ; c’est un prix que nous nous donnons imperceptiblement à nous-mêmes ; c’est par cette qualité que nous usurpons les déférences des autres hommes, et c’est elle d’ordinaire qui nous met plus au-dessus d’eux que la naissance, les dignités, et le mérite même. »

Il y a ici indéniablement une forme d’anticapitalisme romantique ; la vertu serait propre à l’idéalisme, elle serait transcendante, au-delà de la réalité sociale toujours davantage corrompue.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : l’amour-propre

La grande qualité du XVIIe siècle est sa réfutation de la vanité, défaut si présent à la Cour, en raison de la centralisation complète et de la nécessité de plaire pour avancer dans les institutions. Il s’ensuit un éloge de l’ego absolument insoutenable, avec une élite totalement obnubilée par son amour-propre. C’est une véritable vision du monde, où tout est évalué selon la satisfaction de son amour-propre.

Cela est bien sûr renforcé par le développement du capitalisme. Les commentateurs bourgeois ont omis cela, faisant comme si les mœurs capitalistes commençaient uniquement à partir de 1789, ou bien au XVIIIe siècle avec les Lumières.

En réalité, si les idées bourgeoises triomphent avec les Lumières, les mœurs bourgeoises se développent bien entendu bien avant, dès l’émergence de la bourgeoisie en tant que classe, sous la forme des commerçants, artisans et marchands dans les bourgs devenant les villes.

La preuve en est que le calvinisme est déjà apparu, justement comme théorie bourgeoises des mœurs. On ne peut  donc pas du tout limiter le XVIIe siècle à une sorte d’aristocratie maniérée et parasitaire et d’ailleurs lorsque François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère critiquent les mœurs de leur époque, ils constatent bien le mélange de valeurs aristocrates et bourgeoises. Ne sachant d’où vient le problème, ils en viennent justement à regretter les anciennes mœurs aristocrates.

La raison de cela est que c’est l’individualisme qui s’étend à grande vitesse. L’amour-propre devient l’orientation principale des couches sociales dominantes. François de La Rochefoucauld constate par exemple :

« L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d’eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous. »

Jean de La Bruyère a présenté cet amour-propre dans des petites scènes, pour montrer quel est le type d’attitude à laquelle on a affaire.

En voici une :

« Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse. »

François de La Rochefoucauld

Le grand problème bien entendu, c’est de trouver la source de cette vanité, de cet amour-propre. Naturellement, en raison de la nature de cette époque, c’est introuvable. Il ne reste alors plus qu’à basculer dans la généralisation, d’attribuer à la nature humaine un défaut propre aux classes dominantes. L’idéalisme permet de trouver la clef du problème, tout au moins en apparence.

Il y a pourtant des intuitions formidables. François de La Rochefoucauld tente par exemple d’expliquer que l’amour-propre, la vanité, tient au fait même d’exercer une profession, car cela va de pair avec un masque social. Il formule cela ainsi :

« Dans toutes les professions chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie. Ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines.  »

C’est là constater le principe de l’apparence du vendeur, du marchand, du négociant, dans la vente de marchandises. Il y a là une perception très nette des mœurs propres au capitalisme.

De son côté, Jean de La Bruyère considère pareillement que cela provient de toute la société, même s’il entrevoit finalement que le cœur, c’est la cour, qui contamine le reste de la société avec ses valeurs, son style, ses approches, son idéologie. Il constate, de manière désabusée :

« La ville dégoûte de la province ; la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour. »

Ce dernier exemple rappelle la figure du Misanthrope dans la pièce éponyme de Molière : prétendre vivre à la marge des valeurs de la cour, c’est quitter toute socialisation, c’est échouer dans la vie, aussi regrettable que soit le culte des apparences.

D’ailleurs, Jean de La Bruyère trouve ici une vraie parade dialectique, en expliquant que le vertueux n’a pas refusé la cour, mais qu’il en a fait le tour, qu’il en a saisi les aspects contradictoires. C’est là tout à fait différent d’un désengagement comme le propose à la même époque le jansénisme.

Voici l’explication tout à fait dialectique de Jean de La Bruyère :

« Il faut qu’un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre en y entrant comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais. »

Il y a également là une grande différence avec François de La Rochefoucauld, car ce dernier ne pense justement pas que l’on puisse aller dans le sens de la vertu ; l’amour-propre commande tout dans l’être humain et il dit ainsi :

« Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu’à proportion de notre amour-propre. »

Toutefois, et c’est une nécessité, Jean de La Bruyère ne peut pas être d’un trop grand optimisme au sujet de la vertu. Il sent bien que la base de la société fait que les tentatives sont fragiles, que les apparences sont trompeuses. Seule une toute petite minorité, forgée dans la vertu, peut résister.

Il présente la chose ainsi :

 « Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu’il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer. »

Cela montre à quel point François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère avaient pour ainsi dire senti la superstructure du mode de production, sans parvenir à en établir la nature. Inévitablement, on trouve chez eux une constatation du développement du mode de production capitaliste à travers le féodalisme, avec un basculement dans le pessimisme.

Jean de La Bruyère sentira par contre plus que François de La Rochefoucauld que le pessimisme n’est qu’une fuite. C’est pour cela que l’écrivain décadentiste Jules Barbey d’Aurevilly, ultra-réactionnaire, affirmera au sujet de Jean de La Bruyère, dans Femmes et moralistes :

« Ce prestigieux écrivain, le plus piquant du XVIIe siècle, qui, à force de style, s’est fait croire un grand moraliste, quoique son observation aille plus au costume qu’à la personne, à la convention sociale qu’au tréfond de la nature humaine, — en cela inférieur à François de La Rochefoucauld, qui n’a pas tout dit non plus, mais qui a vu plus loin que Jean de La Bruyère dans la misère constitutive de l’homme ».

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : unir les contraires

La contradiction propre à la monarchie absolue, c’est de développer la culture d’un côté, de la freiner de l’autre, en raison de la domination de l’opportunisme propre à la cour, parallèlement au développement des commerçants et des marchands. C’est là l’expression des forces productives, qui se développent, alors que la société la freine en partie, la base féodale rentrant en contradiction avec  le mode de production capitaliste qui apparaît.

C’est cela qui écœure Jean de La Fontaine et Jean de La Bruyère ; ce dernier raisonne directement en termes de progrès, dans un esprit qui sera d’ailleurs celui des Lumières, à ceci près qu’il ne dénonce pas le régime, mais les travers humains qu’il sépare justement du régime, ce qui le ramène paradoxalement à un point de vue pro-féodal.

Voici ce qu’il dit par exemple :

« Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l’équité, admire un certain poème ou une certaine musique, et siffle tout autre.

Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée et à leur propre cabale ; ils découragent par mille contradictions les poètes et les musiciens, retardent les progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu’ils pourraient tirer de l’émulation et de la liberté qu’auraient plusieurs excellents maîtres de faire, chacun dans leur genre et selon leur génie, de très bons ouvrages. »

C’est précisément l’étroitesse d’esprit que dénonce Jean de La Bruyère, dans une perspective qui est celle de la synthèse. Voici un reproche qu’il fait ainsi aux différentes approches erronées qui peuvent être faites :

« Les sots lisent un livre, et ne l’entendent point ; les esprits médiocres croient l’entendre parfaitement ; les grands esprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair ; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible. »

L’objectif de François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère est de dresser une typologie, une liste de ce qu’il faut éviter. Seulement, pour s’en sortir, il faut aller de l’avant, mais tant Jean de La Bruyère que François de La Rochefoucauld sont tiraillés : ils constatent deux aspects, une contradiction, mais ne savent pas comment s’en sortir. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.

C’est ce constat fait au XVIIe siècle qui a bloqué par la suite la compréhension de la dialectique au XIXe siècle, permettant à Pierre-Joseph Proudhon et Jean Jaurès d’apparaître, avec leur style consistant à unir les contraires.

L’immense qualité de Jean de La Bruyère ainsi que de François de La Rochefoucauld n’a pas été comprise, elle a été d’une certaine manière poursuivie, avec la tentative d’unir les contraires, deux devenant un, dans l’esprit d’un constat se voulant critique productif.

Jean de La Bruyère

La formidable analyse était pourtant là, avec justement le renversement dialectique, par exemple quand François de La Rochefoucauld dit :

« La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent les plus sots habiles. »

Jean de La Bruyère constate pareillement l’existence de deux aspects :

« On ouvre un livre de dévotion, et il touche ; on en ouvre un autre qui est galant, et il fait son impression. Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires, et admet les incompatibles ? »

Mais l’esprit français, cherchant le caractère linéaire, se demande comment les contraires peuvent être unis. C’est ce qui amène Jean de La Bruyère à dire que :

« L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale de ces deux extrêmes. »

Il en va de même avec la question de savoir s’il faut choisir entre l’ancien et le nouveau : c’est précisément là où l’esprit français se bloque. Jean de La Bruyère nous dit ainsi :

« Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l’habitude et la nouveauté. »

Être mesuré consiste ici à unir les contraires : François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont permis de commencer à constater les contraires… Sans la possibilité de les saisir comme phénomène général se résolvant dans la lutte.

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La Rochefoucauld et de La Bruyère : un esprit de synthèse

Tout comme chez François de La Rochefoucauld, on trouve chez Jean de La Bruyère cette combinaison entre catholicisme et exigences de la bourgeoisie. Ce qu’il dit dans la préface de son œuvre intitulée Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle est impossible à comprendre sans le rapprocher de la civilité bourgeoise, de la rigueur protestante, de la pression catholique, de la bienséance propre à la monarchie absolue.

Il explique ainsi, dès le départ, faisant de la correction des mœurs la tâche de la littérature :

« Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques ; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit.

L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges ; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. »

Cependant, dans la tradition française propre à un semi-humanisme largement freiné par le catholicisme et méconnaissant le protestantisme, Jean de La Bruyère n’est guère optimiste. Il parle des « caprices de la multitude et la légèreté du public » et présente la nécessaire instruction comme une œuvre qui, par définition, est impossible à réaliser entièrement, de par la nature même de l’humanité.

Dès le début de l’œuvre elle-même, Jean de La Bruyère réduit la portée de son travail, la valeur de son apport :

« Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. »

Pourtant, et c’est là le paradoxe du XVIIe siècle, la représentation de la réalité est possible. Pourquoi est-elle possible, alors que ses effets sont censés être extrêmement relatifs, ni François de La Rochefoucauld ni Jean de La Bruyère ne l’expliquent.

Ils constatent pourtant clairement la possibilité d’un regard sur le mouvement de la réalité, d’une réflexion sur la psychologie. Tout comme François de La Rochefoucauld a pu saisir en partie le mouvement dialectique, Jean de La Bruyère souligne la possibilité pour un auteur de synthétiser.

Page de garde de la 10e édition des Caractères de Théophraste traduit du Grec avec les Caractères et Mœurs de ce siècle de La Bruyère, 1699.

Il dit ainsi, dans deux passages dont le rapprochement est inévitablement à faire avec la théorie du reflet et la conception de la pensée-guide dans le matérialisme dialectique :

« L’on n’a guère vu jusques à présent un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs : Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Enéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain [c’est-à-dire Cicéron] ses Oraisons. »

C’est là un point de vue en contradiction avec le pessimisme censé être sous-jacent à sa conception, et c’est même éminemment anti-relativiste, dans la mesure où une valeur historique, celle du portrait réaliste, par un haute technique d’expression, est attribuée à certains auteurs.

Autre contradiction : Jean de La Bruyère a pris le parti des « anciens » contre les « modernes » ; pour lui tout a été dit et parfaitement, on ne peut qu’imiter. Pourtant, il analyse dialectiquement deux auteurs en les rapprochant, en montrant que leurs contraires devraient s’unir !

C’est là une approche qui, comme celle de François de La Rochefoucauld, est absolument à rapprocher du matérialisme dialectique :

« Il n’a manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères ! Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement : quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques !

J’ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple ; il en fait la peinture ou l’histoire. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature : il en fait le roman.

Ronsard et [Jean-Louis Guez de] Balzac ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.

Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots. »

L’analyse dialectique porte également parfois sur un auteur, dont les deux aspects sont antagoniques, pour ainsi dire :

« Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur.

Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption.

Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicat. »

Cela montre, comme chez François de La Rochefoucauld, la finesse d’analyse, le regard dialectique dans le portrait.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une vision dialectique

On aurait tort de penser que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne sont que de simples témoins, avec des yeux propres à leur époque – ce serait là une interprétation mécaniste, fondamentalement éloignée du matérialisme historique et de sa valorisation de la monarchie absolue comme étape intermédiaire et temporaire dans l’effondrement du féodalisme.

Ce qui fait l’intérêt de François de La Rochefoucauld est précisément la même chose qu’on a chez René Descartes et Jean Racine : une combinaison entre le catholicisme et les exigences de la bourgeoisie française qui n’a pas réussi à développer le protestantisme.

Ce qui est alors très frappant, au-delà de la tentative de composer deux démarches opposées, c’est la recherche d’une avancée au moyen de la dialectique. C’est là que réside la force des Maximes et cela doit être considéré comme la base de leur énorme succès à leur parution.

Une maxime témoigne de la dimension conflictuelle entre les différents aspects de la réalité, avec un équilibre uniquement relatif entre les opposés :

« Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité. »

C’est là tout à fait dialectique, avec une chose se retournant en son contraire. Voici un autre exemple :

« Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude. »

Cette approche va jusqu’à saisir la question des différents aspects, avec un aspect principal, comme dans ce qui suit :

« Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble. »

Cependant, les limites historiques sont patentes. La dialectique ne dépasse pas le champ de la psychologie. À cela s’ajoute l’incapacité à généraliser le principe du saut qualitatif.

Le renversement ainsi que le saut apparaissent comme incompréhensibles, et pour cette raison François de La Rochefoucauld est attiré par le baroque, idéologie religieuse affirmant que le monde est incompréhensible, chaotique.

François de La Rochefoucauld se focalise ainsi sur la question quantitative, tentant de trouver un « équilibre », une composition. Il a ainsi des points de vue tendant au matérialisme, et d’autres tendant à l’idéalisme. Par cette tentative de composition, on a quelque chose de fondamental dans l’esprit français.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cependant, l’esprit français tente historiquement de s’en sortir par le haut, d’où cette quête du panache. On n’a pas cela chez François de La Rochefoucauld. La relativité n’est pas considérée comme quelque chose de secondaire, mais de principal. Il en ressort un pessimisme très grand. En voici un exemple :

« On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine. »

À cette indécision psychologique s’associe l’incompréhension de ce qui semble contradictoire, comme ici :

« Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d’autres qui plaisent avec des défauts. »

C’est cela qui donne tout son sens aux maximes, qui avertissent des conséquences d’avoir une perspective unilatérale. Les maximes sont surtout des enseignements appelant à bien se comporter en évitant… de ne pas saisir les différents aspects d’une chose. Être unilatéral, c’est être mal élevé, comme François de La Rochefoucauld le constate ainsi :

« On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder. »

Pourquoi arrive-t-on à une telle démarche ? Parce que la monarchie absolue permet aux individus d’exister, parallèlement au développement du capitalisme. Elle soutient la bourgeoisie, n’hésitant pas à faire de Molière une arme anti-féodale.

Toutefois, la monarchie absolue peut exalter l’individu seulement à condition que la base féodale ne soit pas en soi remise en cause. Voilà pourquoi Molière appuie la séparation entre les classes bourgeoise et aristocrate, sans pour autant attaquer le féodalisme de manière ouverte – il n’en a pas besoin pour la période où il vit, le féodalisme s’effondrant déjà inexorablement.

François de La Rochefoucauld n’est donc pas tant le protagoniste de cette époque que le produit de celle-ci. Il exprime le point de vue de quelqu’un qui a intégré les valeurs de la société de son époque, et qui cherche à en tirer le meilleur.

Le problème est que la nature contradictoire de la base sociale de la monarchie absolue rend impossible d’aller réellement tant dans un sens que dans l’autre.

Exactement comme René Descartes, François de La Rochefoucauld est bloqué, il tente de s’en sortir en allant à la fois dans un sens et dans l’autre. Il contribue à façonner la France, avançant dans la dialectique… et empêchant sa réelle compréhension en même temps. Il y a là un moment clef dans l’histoire de notre pays.

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La Rochefoucauld,La Bruyère et la contribution au goût de la nation

Jean de La Bruyère (1645-1696) et François de La Rochefoucauld (1613-1680) ont rédigé des œuvres à la forme sensiblement proches. On est ici dans la culture du mot français : précis, lourd de sens, inséré dans une formule délicate, sur la base d’une morale exprimée de manière naturelle.

C’est François de La Rochefoucauld qui est le premier des deux à formuler, en 1665, des Réflexions ou sentences et maximes morales, qu’on connaît surtout sous le nom de Maximes. Jean de La Bruyère publie, de son côté, en 1688, une œuvre dont le titre est Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Le paradoxe est que ces deux œuvres moralistes se rejoignent par le régime de la monarchie absolue, alors que leurs bases sont très différentes.

François de La Rochefoucauld vient de la plus haute noblesse française, son titre étant François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac. A ce titre, il a participé à la bataille aristocratique contre la centralisation de l’État, contre la monarchie absolue, en particulier contre le cardinal de Richelieu. Il a participé aux frondes, aux affrontements militaires et fut régulièrement blessé, parfois très grièvement, en particulier en 1652 où, blessé à la tête, il manqua de perdre la vue et eut besoin d’une année de convalescence.

François VI, duc de la Rochefoucauld, mémorialiste (1613-1680)
par Théodore Chassériau  (1819–1856)

Jean de La Bruyère vient lui de la bourgeoisie, rejoignant la noblesse de robe au moyen d’une incessante activité intellectuelle au service de grandes figures, le plus souvent en tant que précepteur.

Malgré ces différences, justement à travers celles-ci dans le cadre de la monarchie absolue, leurs œuvres moralistes se rejoignent dans l’esprit, et aussi dans le succès.

Les Réflexions ou sentences et maximes morales consistent en une œuvre finement ciselée, où de manière lapidaire des phrases assènent des constats à la fois réalistes et amers sur la nature humaine, dans le cadre de la société prévalant alors dans notre pays. François de La Rochefoucauld peut par exemple affirmer :

« Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. »

Au-delà cependant du point de vue exprimé ici, foncièrement pessimiste quant à la vanité et la superficialité des gens et de leurs attitudes, il y a ici un esprit français qui s’exprime : celui de la concision, de l’esprit de synthèse, du portrait psychologique net.

Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV paru au milieu du XVIIIe siècle, a admirablement résumé cela :

« Un des ouvrages, qui contribua le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des maximes de françois duc de la rochefoucault. quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour propre est le mobile de tout; cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante.

C’est moins un livre, que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat.

C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui en Europe, depuis la renaissance des lettres. »

Constater de manière précise la situation culturelle du siècle, avec pertinence et esprit, c’était aussi le but de Jean de La Bruyère avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Initialement, l’œuvre avait un titre différent : Les caractères de Théophraste traduit du grec, avec les caractères ou moeurs de ce siècle ; publiée chez le libraire Michallet, il n’y avait pas de nom d’auteur.

Les 420 remarques de Jean de La Bruyère suivant la traduction eurent pourtant un énorme succès et il y eut par conséquent deux éditions en 1688, puis cinq nouvelles éditions entre 1689 et 1693 ; 25 000 exemplaires furent vendus jusqu’en 1696.

Jean de La Bruyère ajouta à chaque édition de nombreux portraits, entre 60 et 100, ce qui fit qu’il y eut finalement 1120 portraits ; quant à la traduction de Théophraste, elle passa à la trappe et la préface fut remaniée pour bien présenter l’approche de Jean La Bruyère.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont ainsi marqué le XVIIe siècle de leur empreinte, en contribuant à l’esprit français s’affirmant, par la fondation du marché national avec la bourgeoisie, dans le cadre posé par la monarchie absolue.

Ils exigent une grande attention à l’étude des phénomènes, une approche où les multiples aspects sont compris ; l’esprit français ne doit pas être unilatéral (même si malheureusement le prix à payer historiquement est alors qu’il reste à mi-chemin). Jean de La Bruyère nous dit cela de la manière suivante : 

« Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un même sujet : où ils voient l’agréable, ils en excluent le solide ; où ils croient découvrir les grâces du corps, l’agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l’histoire de Socrate qu’il ait dansé. »

Voilà une approche qui permet bien d’approfondir le style, la manière, le goût de la nation.

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La Rochefoucauld et de La Bruyère : écrire naturellement, fortement, délicatement

Le XVIIe siècle est le grand siècle français; c’est à travers lui que s’est formé la France comme nation, par l’établissement d’un grand marché et la constitution d’une administration unifiée, la langue française se forgeant sur cette base.

L’un des grands soucis est que la culture nationale qui s’est alors formée s’appuie sur une monarchie absolue devenue toute puissante. La période de Louis XIV n’est plus celle de François Ier ni d’Henri IV, tout est beaucoup plus systématisé et donc, de par la base féodale, ossifié.

Pourquoi cela ? Avec une monarchie absolue dominatrice, la base féodale dispose de points d’appuis encore plus profonds. L’aristocratie vivant de manière autonome et la forme inférieure de féodalité disparaissent, pour céder la place à leur niveau supérieur.

C’est le fameux jeu des courtisans, la superficialité des hauts personnages de la Cour à Versailles, la généralisation des attitudes complaisantes et obséquieuses, la distribution des postes, une hiérarchie mouvante selon les intérêts du roi, etc.

Jean de la Bruyère
par Louise Élisabeth Vigée Le Brun  (1755–1842)

Qui plus est, pour asseoir sa propre position, Louis XIV a continué la politique pragmatique de ses prédécesseurs, consistant à donner naissance à de nouvelles charges [fonctions octroyées par le roi par lesquelles il délègue son pouvoir dans l’administration publique, notamment dans les domaines de la justice et de la finance], qui une fois vendues apportent à court terme de l’argent, pour par contre s’avérer un gouffre par la suite, avec qui plus est une noblesse de robe et des financiers toujours plus puissants. 

Cela ajoute au problème, par la mise en concurrence et fusion entre aristocrates et bourgeois, tant en pratique que culturellement.

Les déséquilibres étaient ainsi nombreux dans les comportements, en raison de l’hypocrisie, des manipulations, des louvoiements, etc. Tout cela a été bien résumé par Jean de La Fontaine au moyen de ses fameuses fables et les types exemplaires opposés au progrès furent admirablement représentés dans les pièces de Molière suivant le principe de plaire et instruire.

La monarchie absolue était tout à fait consciente de la situation, tout au moins dans la mesure où elle représentait une forme sociale encore progressiste, ce qui était de moins en moins le cas.

Le double caractère de la monarchie absolue, en tant que compromis historique féodalité – bourgeoisie sous l’égide de l’État centralisé, se lit  justement très bien dans le contraste entre deux grandes approches intellectuelles au sujet de l’hypocrisie, des attitudes humaines se développant à la cour.

François de La Rochefoucauld présente l’aspect négatif de cette approche ; dans ses Maximes, il considère la nature humaine comme forcément mauvaise. Jean de La Bruyère présente l’aspect positif ; dans ses Caractères, il pose la possibilité de changer les usages.

Ces deux auteurs exposent leurs points de vue en tant que défenseurs de la monarchie absolue, de l’intérieur de celle-ci. Ce qui est très fort ici, c’est que les deux auteurs tentent de synthétiser, de constater en détail les choses, tout comme Molière et Jean Racine à l’époque. Jean de La Bruyère l’affirme de la manière suivante:

« Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moise, Homère, Platon, Virgile, Horace ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. »

Voilà qui est parfaitement bien dit. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne parviendront toutefois pas à atteindre le niveau de nos auteurs nationaux, Molière et Jean Racine (ainsi qu’Honoré de Balzac par la suite), car leur réalisme psychologique dégénère en psychologie moraliste, inévitablement, de par leurs choix culturels et idéologiques, de par l’époque.

Cependant, ce sont des auteurs qui restent de formidables témoins et dont les remarques furent particulièrement appréciés alors. Ils correspondent à la culture française, plus spécifiquement à cette approche psychologique tout à fait française, formant sa contribution à la culture mondiale.

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