Conférences
faites à l’Université Sverdlov au début d’avril 1924
A
la promotion Lénine, je dédie ces pages
− J.
Staline
Les
principes du léninisme : le sujet est vaste. Pour le traiter à
fond, il faudrait tout un ouvrage, plusieurs même. Aussi mes
conférences ne sauraient-elles y suffire. Elles ne seront, dans le
meilleur des cas, qu’un exposé succinct des hases du léninisme.
Néanmoins, cet exposé aura son utilité, car il servira dans une
certaine mesure de point de départ à une étude sérieuse du
marxisme.
Exposer
les principes du léninisme, ce n’est pas encore exposer les
principes de la philosophie de Lénine. Lénine est marxiste et le
marxisme, certes, est à la base de sa philosophie. Mais il ne
s’ensuit pas que l’exposition du léninisme doive être commencée
par l’exposition des principes du marxisme.
Exposer
le léninisme, c’est exposer ce qu’il y a de spécial dans les
travaux de Lénine, ce que Lénine a apporté de nouveau au marxisme,
ce qui est lié spécialement à son nom. C’est dans ce sens
seulement que je parlerai ici des principes du léninisme.
Qu’est-ce
que le léninisme ?
D’après
les uns, c’est l’application du marxisme aux conditions spéciales
de la Russie. Cette définition renferme une part de vérité, mais
une part seulement. Lénine a, en effet, appliqué, et supérieurement
appliqué, le marxisme à la situation russe. Mais si le léninisme
n’était que l’application du marxisme à la situation spéciale
de la Russie, il aurait un caractère purement national, uniquement
russe. Or, le léninisme n’est pas seulement un phénomène russe,
mais un phénomène international. Voilà pourquoi cette définition
est trop étroite.
D’autres
déclarent que le léninisme est la résurrection des éléments
révolutionnaires du marxisme de 1850 qui, soi-disant, dans les
années suivantes, est devenu modéré, a perdu de son caractère
révolutionnaire.
Abstraction
faite de cette division stupide de la doctrine de Marx en deux
parties : la partie révolutionnaire et la partie modérée, il
faut reconnaître que cette définition, malgré toute son
insuffisance, renferme une part de vérité.
Cette
part de vérité, c’est que Lénine a, en effet, ressuscité le
contenu révolutionnaire du marxisme, étouffé par les opportunistes
de la IIe Internationale. Mais ce n’est là qu’une parcelle de la
vérité. La vérité intégrale, c’est que le léninisme non
seulement a ressuscité le marxisme, mais a fait encore un pas en
avant en le développant dans les nouvelles conditions du capitalisme
et de la lutte de classe du prolétariat.
Qu’est-ce,
en fin de compte, que le léninisme ?
Le
léninisme, c’est le marxisme de l’époque de l’impérialisme
et de la révolution prolétarienne, ou, plus exactement, c’est la
théorie et la tactique de la révolution prolétarienne en général,
la théorie et la tactique de la dictature du prolétariat en
particulier.
Marx
et Engels vivaient à une époque prérévolutionnaire où
l’impérialisme était encore à l’état embryonnaire, où les
prolétaires ne faisaient encore que se préparer à la révolution,
où la révolution prolétarienne n’était pas encore une nécessité
directe, pratique.
Lénine,
disciple de Marx et d’Engels, a vécu à une époque
d’épanouissement de l’impérialisme, de développement de la
révolution prolétarienne, à une époque où cette révolution,
triomphante dans un pays, y détruisait la démocratie bourgeoise et
ouvrait l’ère de la démocratie prolétarienne, l’ère des
soviets.
Voilà
pourquoi le léninisme est le développement du marxisme.
On
souligne ordinairement, et avec raison, le caractère
exceptionnellement combatif et révolutionnaire du léninisme.
Mais
cette particularité du léninisme s’explique par deux raisons tout
d’abord parce que le léninisme est sorti de la révolution
prolétarienne dont il ne pouvait pas ne pas garder l’empreinte ;
ensuite, parce qu’il a grandi et s’est fortifié dans la lutte
contre l’opportunisme de la ne Internationale, lutte qui était et
reste la condition nécessaire du succès de la lutte contre le
capitalisme. Il ne faut pas oublier qu’entre Marx et Engels d’une
part, et Lénine de l’autre, s’étend toute une période de
domination illimitée de l’opportunisme de la ne Internationale.
Cet
opportunisme, il fallait le combattre, et c’était là une des
tâches les plus importantes du léninisme.
I
− Les racines historiques du léninisme.
Le
léninisme a grandi et s’est constitué dans les conditions de
l’impérialisme, alors que les contradictions du capitalisme
avaient atteint leur plus haut point d’acuité, que la révolution
prolétarienne était devenue une question pratique immédiate, que
la période de préparation de la classe ouvrière à la révolution
était terminée et faisait place à la période de l’assaut direct
contre le capitalisme.
Lénine
a appelé l’impérialisme le « capitalisme dépérissant ».
Pourquoi ? Parce que l’impérialisme porte les contradictions
du capitalisme jusqu’à leurs limites extrêmes, après lesquelles
commence la révolution. Parmi ces contradictions, il en est trois
particulièrement importantes.
La première,
c’est la contradiction entre le travail et le capital.
L’impérialisme, c’est l’omnipotence des trusts et syndicats
monopolisateurs, des banques et de l’oligarchie financière dans
les pays industriels. Pour lutter contre cette omnipotence, les
méthodes habituelles de la classe ouvrière : syndicats et
coopératives, partis et lutte parlementaire, étaient tout à fait
insuffisantes.
Se
mettre à la merci du capital, végéter et dégénérer de plus en
plus, ou bien adopter une nouvelle arme et engager la lutte directe :
telle est l’alternative que l’impérialisme pose à l’innombrable
armée du prolétariat.
L’impérialisme
amène ainsi la classe ouvrière à la révolution.
La deuxième
contradiction est l’antagonisme des différents groupes
financiers et puissances impérialistes dans leur lutte pour les
sources de matières première, pour les territoires étrangers.
L’impérialisme,
c’est l’exportation du capital vers les sources de matières
premières, la lutte acharnée pour la possession exclusive de ces
sources, pour un nouveau partage du monde, lutte de nouveaux groupes
financiers et puissances voulant leur place au soleil contre les
anciens qui ne veulent pas lâcher leur proie.
Cette
lutte entre capitalistes renferme inévitablement l’élément de
guerres impérialistes, de guerres pour l’annexion de territoires
étrangers. Or, cet état de choses lui-même entraîne
l’affaiblissement des impérialistes les uns par les autres,
l’affaiblissement de la position du capitalisme en général,
accélère la révolution prolétarienne et impose pratiquement cette
révolution.
La
troisième contradiction, c’est la contradiction entre quelques
nations « civilisées » puissantes et les petites nations
faibles et les peuples coloniaux.
L’impérialisme,
c’est l’exploitation la plus éhontée et, en même temps,
l’oppression la plus inhumaine de centaines de millions d’hommes
des colonies et des pays dépendants. Tirer les profits les plus
considérables de ces pays : tel est le but de cette
exploitation et de cette oppression.
Mais
pour exploiter ces pays, l’impérialisme est obligé de construire
des chemins de fer, des fabriques et des usines, de créer des
centres commerciaux et industriels. Apparition d’une classe de
prolétaires, formation d’une classe d’intellectuels indigènes,
éveil de la conscience nationale, renforcement du mouvement
libérateur : tels sont les résultats inévitables de cette
« politique », résultats attestés par le renforcement
du mouvement révolutionnaire dans les colonies et les pays asservis.
Or,
ce mouvement a une très grande importance pour le prolétariat, car
il sape la position du capitalisme en transformant les colonies et
les pays asservis, réserve de l’impérialisme, en réserve de la
révolution prolétarienne.
Telles
sont les principales contradictions de l’impérialisme qui ont
amené la décrépitude de l’ancien capitalisme « florissant ».
La dernière grande guerre impérialiste a groupé toutes ces
contradictions en un faisceau unique et les a jetées dans le plateau
de la balance, accélérant et facilitant ainsi les batailles
révolutionnaires du prolétariat.
En
d’autres termes, l’impérialisme a fait de la révolution une
nécessité pratique ; en outre, il a créé des conditions
favorables pour l’assaut des citadelles du capitalisme.
Telle
est la situation internationale qui a engendré le léninisme.
Tout
cela est parfait, dira-t-on, mais que vient faire ici la Russie, qui
n’était pas et ne pouvait pas être le pays classique de
l’impérialisme ?
Que
vient faire ici Lénine, qui a travaillé avant tout en Russie et
pour la Russie ?
Pourquoi
est-ce la Russie qui a été le foyer du léninisme, la terre où ont
surgi la théorie et la pratique de la révolution prolétarienne ?
Parce
que la Russie était en quelque sorte le nœud de toutes ces
contradictions de l’impérialisme.
Parce
que la Russie était, plus que tout autre pays, grosse de la
révolution et que, seule, elle était en état de résoudre ces
contradictions par la voie révolutionnaire.
En
effet, la Russie tsariste était le foyer de l’oppression sous
toutes ses formes : capitaliste, coloniale et militaire, et
cette oppression s’y manifestait sous son aspect le plus barbare.
L’omnipotence
du capital s’y alliait au despotisme, l’agressivité du
nationalisme à l’oppression féroce des peuples non-russes,
l’exploitation économique de régions entières de la Turquie, de
la Perse et de la Chine à la conquête militaire de ces régions par
le tsarisme. Lénine avait raison de dire que le tsarisme était un
« impérialisme féodal militaire ». Le tsarisme était
la quintessence des côtés les plus négatifs de l’impérialisme.
De
plus, la Russie tsariste était une immense réserve pour
l’impérialisme européen, non seulement parce qu’elle donnait
librement accès au capital étranger (qui détenait des branches
aussi importantes de l’économie russe que le combustible et la
métallurgie), mais aussi parce qu’elle pouvait fournir aux
impérialistes d’Occident des millions de soldats.
Ainsi,
pendant la guerre, douze millions de Russes ont versé leur sang sur
les fronts impérialistes pour assurer les profits effrénés des
capitalistes anglo- français.
En
outre, le tsarisme était non seulement le chien de garde de
l’impérialisme en Europe orientale, mais encore son agence pour la
perception des intérêts formidables des emprunts qui lui étaient
délivrés à Paris, à Londres, à Berlin et à Bruxelles.
Le
tsarisme enfin était, en ce qui concerne le partage de la Turquie,
de la Perse et de la Chine, le fidèle allié de l’impérialisme
occidental. La guerre impérialiste n’a-t-elle pas été menée par
le tsarisme allié aux puissances de l’Entente, la Russie
n’a-t-elle pas été le principal agent de cette guerre ?
Voilà
pourquoi les intérêts du tsarisme et de l’impérialisme
d’Occident étaient ceux de l’impérialisme en général.
L’impérialisme d’Occident pouvait-il se résigner à la perte de
ce puissant appui en Orient et de cette source de forces et de
richesses qu’était l’ancienne Russie bourgeoise sans essayer
tous les moyens, y compris la guerre contre la révolution russe,
pour défendre et maintenir le tsarisme ? Évidemment, non !
Il
s’ensuit que, si l’on voulait frapper le tsarisme, il fallait
aussi frapper l’impérialisme, que, si l’on avait véritablement
l’intention de déraciner le tsarisme, il fallait, après l’avoir
renversé, renverser également l’impérialisme.
Ainsi
donc, la révolution contre le tsarisme devait aboutir au
renversement du capitalisme. Les communistes russes ne pouvaient agir
autrement, leur voie était la seule qui leur permît d’espérer
dans la situation internationale des changements susceptibles de
garantir la Russie contre la restauration du régime bourgeois.
Voilà
pourquoi la Russie est devenue le foyer du léninisme ; voilà
pourquoi le chef des communistes russes, Lénine, est devenu le
créateur du léninisme.
Il
est arrivé à la Russie et à Lénine à peu près ce qui est arrivé
à l’Allemagne et à Marx et Engels vers 1850.
Comme
la Russie du début du XXème siècle, l’Allemagne était grosse
alors de la révolution bourgeoise. Dans le Manifeste
communiste, Marx écrivait :
C’est
vers l’Allemagne surtout que se tourne l’attention des
communistes, parce que l’Allemagne se trouve à la veille d’une
révolution bourgeoise, et parce qu’elle accomplira cette
révolution avec une civilisation européenne plus avancée et avec
un prolétariat infiniment plus développé qu’il ne l’était en
Angleterre et en France au XVIIème et au XVIIIème siècle, et que,
par conséquent, la révolution bourgeoise allemande ne saurait être
que le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne.
En
d’autres termes, le centre du mouvement révolutionnaire était
reporté sur l’Allemagne.
De
même la Russie, au début du XXème siècle, était à la veille de
la révolution bourgeoise. Mais alors la civilisation européenne
était plus avancée, le prolétariat russe plus développé, et tout
portait à croire que cette révolution serait le ferment et le
prologue de la révolution prolétarienne.
En
1902 déjà, alors que la révolution russe n’était encore qu’à
l’état embryonnaire, Lénine, dans Que Faire ? Écrivait :
L’histoire
impose aux marxistes russes une tâche immédiate, la plus
révolutionnaire de celles qui incombent au prolétariat des
différents pays, l’accomplissement de cette tâche, c’est-à-dire
la destruction du rempart le plus puissant de la réaction européenne
et asiatique, fera du prolétariat russe l’avant-garde du
prolétariat révolutionnaire international.
Autrement
dit, le centre du mouvement révolutionnaire devait être reporté en
Russie.
Le
cours de la révolution, on le sait, a justifié entièrement cette
prédiction de Lénine.
Est-il
étonnant, après cela, qu’un pays qui a accompli une telle
révolution et qui dispose d’un tel prolétariat ait été la
patrie de la théorie et de la tactique de la révolution
prolétarienne ?
Est-il
étonnant que le chef du prolétariat, Lénine, soit devenu le
créateur de cette théorie et de cette tactique et le chef du
prolétariat international ?
II
− La méthode
J’ai
dit plus haut qu’entre Marx et Engels d’une part, et Lénine de
l’autre, s’étendait toute une période de domination de
l’opportunisme de la ne Internationale. Pour préciser, j’ajouterai
qu’il ne s’agit pas de la domination formelle, mais uniquement de
la domination effective de l’opportunisme.
Formellement,
la IIe Internationale était dirigée par des marxistes orthodoxes
comme Kautsky et autres. En réalité, son travail fondamental
s’effectuait dans la ligne de l’opportunisme.
Petits-bourgeois
de nature, les opportunistes s’adaptaient à la bourgeoisie ;
quant aux « orthodoxes », ils s’adaptaient aux
opportunistes pour « conserver l’unité » avec ces
derniers, pour maintenir « la paix dans le parti ».
En
définitive, l’opportunisme dominait, car, par les opportunistes,
les « orthodoxes » étaient liés indissolublement à la
politique de la bourgeoisie.
Ce
fut une période de développement relativement pacifique du
capitalisme, une période d’avant-guerre pour ainsi dire, où les
contradictions de l’impérialisme ne s’étaient pas encore
révélées dans toute leur ampleur, où les grèves économiques et
les syndicats se développaient plus ou moins « normalement »,
où les partis socialistes remportaient des succès électoraux et
parlementaires foudroyants, où les formes légales de lutte étaient
portées aux nues et où l’on espérait « tuer » le
capitalisme par la légalité ; en un mot, une période où les
partis de la ne Internationale, grossissaient, s’empâtaient et ne
songeaient plus à la révolution, à la dictature du prolétariat, à
l’éducation révolutionnaire des masses.
Au
lieu d’une théorie révolutionnaire intégrale, des thèses
contradictoires, des fragments de théorie sans liaison avec la lutte
révolutionnaire effective des masses, des dogmes abstraits et
surannés. Formellement, on se référait encore à la théorie de
Marx, mais uniquement pour la dépouiller de son esprit
révolutionnaire.
Au
lieu d’une politique révolutionnaire, un philistinisme amorphe,
une politique mesquine, des combinaisons parlementaires. De temps à
autre, des décisions et des mots d’ordre révolutionnaires,
enterrés aussitôt qu’adoptés.
Au
lieu d’apprendre au parti la tactique révolutionnaire véritable,
par l’étude de ses propres fautes, on évitait soigneusement les
questions épineuses. Quand, par hasard, on y touchait, c’était
pour les estomper et terminer la discussion par une résolution
élastique.
Tels
étaient la physionomie, la méthode de travail et l’arsenal de la
IIe Internationale.
Pourtant,
on entrait dans une nouvelle période la période des guerres
impérialistes et des combats révolutionnaires du prolétariat. Les
anciennes méthodes de lutte s’avéraient nettement insuffisantes
devant l’omnipotence du capital financier.
II
fallait réviser tout le travail, toute la méthode de la IIe
Internationale, en expulser le philistinisme, l’étroitesse
mesquine, la politique à combinaisons, le social-chauvinisme, le
social-pacifisme. Il fallait faire l’inventaire de l’arsenal de
la IIe Internationale, en rejeter tout ce qui était rouillé et
désuet, forger de nouvelles armes. Sans ce travail préliminaire, il
était impossible d’engager la guerre contre le capitalisme. Sans
ce travail, le prolétariat risquait de se trouver insuffisamment
armé ou même complètement désarmé dans les batailles
révolutionnaires futures.
C’est
au léninisme qu’allait incomber cette révision générale. Tout
d’abord à l’épreuve des dogmes de la IIe Internationale.
Voilà
dans quelle situation est née et s’est formée la méthode du
léninisme.
A
quoi se ramène cette méthode ?
Tout
d’abord à la vérification des dogmes de la IIe
Internationale dans le creuset de la lutte révolutionnaire des
masses, dans le creuset de la pratique, c’est-à-dire à la
restauration de l’unité entre la théorie et la pratique, car ce
n’est qu’ainsi que l’on peut former un parti véritablement
prolétarien, armé d’une théorie révolutionnaire.
En
second lieu, à la vérification de la politique des
partis de la ne Internationale, non pas d’après leurs mots d’ordre
et résolutions, mais d’après leurs œuvres, car ce n’est
qu’ainsi que l’on peut conquérir et mériter la confiance des
masses prolétariennes.
En
troisième lieu, à la réorganisation de tout le
travail du parti dans l’esprit révolutionnaire, à l’éducation
des masses, à leur préparation à la lutte révolutionnaire et à
la révolution prolétarienne.
En
quatrième lieu, à l’autocritique des partis
prolétariens, à leur éducation par l’expérience de leurs
propres fautes, car ce n’est qu’ainsi qu’on peut former des
cadres et des leaders véritables du parti.
Telles
sont les bases et l’essence de la méthode du léninisme.
Comment
cette méthode fut-elle appliquée ?
Les
opportunistes de la IIe Internationale ont une série de dogmes sur
lesquels pivote toute leur action. Voyons-en quelques-uns.
Premier
dogme : le prolétariat ne peut pas et ne doit pas prendre le
pouvoir s’il n’est pas la majorité dans le pays. A cette
assertion, les opportunistes n’apportent aucune preuve, car ni
théoriquement, ni pratiquement, cette thèse absurde ne saurait se
justifier.
Admettons-la
pour un instant, répond Lénine. Mais s’il se produit une
situation (guerre, crise agraire, etc.) dans laquelle le prolétariat,
minorité de la population, a la possibilité de grouper autour de
lui l’immense majorité des masses laborieuses, pourquoi alors ne
prendrait-il pas le pouvoir ?
Pourquoi
ne profiterait-il pas de la situation intérieure et internationale
favorable pour percer le front du capital et précipiter le
dénouement ?
Marx
n’a-t-il pas dit, vers 1850, que la révolution prolétarienne en
Allemagne serait en excellente posture si on pouvait l’aider
par« une réédition pour ainsi dire de la guerre paysanne » ?
Or,
à cette époque, le nombre des prolétaires en Allemagne était
comparativement moindre que dans la Russie de 1917.
La
pratique de la révolution prolétarienne russe n’a-t-elle pas
montré que ce dogme, cher aux hommes de la ne Internationale, est
dénué de toute signification vitale pour le prolétariat ?
N’est-il pas clair que la pratique de la lutte révolutionnaire des
masses sape de plus en plus ce dogme suranné ?
Deuxième
dogme : le prolétariat ne peut pas garder le pouvoir s’il ne
dispose pas de cadres suffisants d’intellectuels et de techniciens
capables d’organiser l’administration du pays ; il faut
commencer par former ces cadres sous le capitalisme et ensuite
s’emparer du pouvoir.
Admettons-le,
répond Lénine, mais pourquoi ne pourrait-on tout d’abord prendre
le pouvoir et créer des conditions favorables pour le développement
du prolétariat, quitte ensuite à mettre les bouchées doubles, à
élever le niveau culturel des masses laborieuses et à former
rapidement des cadres de dirigeants et d’administrateurs recrutés
parmi les ouvriers ?
La
pratique russe n’a-t-elle pas montré que ces cadres ouvriers se
forment mieux et plus vite sous le pouvoir prolétarien que sous le
pouvoir du capital ? N’est-il pas clair que la pratique de la
lutte révolutionnaire des masses réfute victorieusement ce dogme
des opportunistes ?
Troisième
dogme : la méthode de la grève politique générale est
inacceptable pour le prolétariat, car elle est théoriquement
inconsistante (voir la critique d’Engels) et pratiquement
dangereuse (elle peut troubler le cours de la vie économique du
pays, vider les caisses des syndicats) ; elle ne peut remplacer
la lutte parlementaire, qui représente la forme principale de la
lutte de classe du prolétariat.
Parfait,
répondent les léninistes. Mais, premièrement, Engels n’a
critiqué qu’une certaine sorte de grève générale : la
grève économique générale que préconisent les
anarchistes en remplacement de la lutte politique du
prolétariat ; et alors, pourquoi se référer à Engels pour
condamner la grève politique générale ?
Deuxièmement, qu’est-ce qui prouve que la lutte parlementaire est
la principale forme de lutte du prolétariat ?
L’histoire
du mouvement révolutionnaire ne démontre-t-elle pas que la lutte
parlementaire n’est qu’une école, qu’un point d’appui pour
l’organisation de la lutte extra-parlementaire du prolétariat, que
les questions essentielles du mouvement ouvrier en régime
capitaliste sont résolues par la force, par la lutte directe, la
grève générale, l’insurrection des masses prolétariennes ?
Troisièmement,
où a-t-on vu que nous voulions remplacer la lutte parlementaire par
la méthode de la grève politique générale ?
Où
et quand les partisans de la grève politique générale ont-ils
essayé de substituer aux formes parlementaires de lutte les formes
de lutte extra-Parlementaires ?
Quatrièmement,
la révolution en Russie n’a-t-elle pas montré que la grève
politique générale est la plus grande école de la révolution
prolétarienne, en même temps qu’un moyen unique de mobilisation
et d’organisation des masses prolétariennes à la veille de
l’assaut des citadelles du capitalisme ?
Alors,
que viennent faire ici les lamentations sur la désorganisation de la
vie économique et sur les caisses des syndicats ? N’est-il
pas clair que la pratique de la lutte révolutionnaire réfute
également ce dogme des opportunistes ?
Voilà
pourquoi Lénine disait que « la théorie révolutionnaire
n’est pas un dogme », « qu’elle ne se constitue
définitivement qu’en liaison étroite avec la pratique du
mouvement révolutionnaire de masse véritable » (Maladie
infantile), car elle doit servir la pratique, « répondre aux
questions posées par la pratique » (Les amis du peuple), être
vérifiée par les données de la pratique.
En
ce qui concerne les mots d’ordre et décisions politiques des
partis de la ne Internationale, il suffit de se rappeler le fameux
mot d’ordre : « Guerre à la guerre ! » pour
comprendre le mensonge, l’abjection de la politique de ces partis
qui voilent leur œuvre antirévolutionnaire de mots d’ordre et de
résolutions révolutionnaires.
Qui
ne se souvient du congrès de Bâle où la IIe Internationale menaça
les impérialistes des foudres de l’insurrection s’ils osaient
entreprendre la guerre et proclama le mot d’ordre ; « Guerre
à la guerre » ?
Mais,
quelque temps après, au début même de la guerre, la résolution de
Bâle était jetée au panier et l’on exhortait les ouvriers à
s’entre-tuer pour la plus grande gloire de la patrie capitaliste.
N’est-il pas clair que les mots d’ordre et résolutions
révolutionnaires ne valent pas un rouge liard s’ils ne se
traduisent pas par des actes ?
Il
suffit de comparer la politique léniniste de transformation de la
guerre impérialiste en guerre civile à la politique traîtresse de
la IIe Internationale pendant la guerre pour comprendre toute la
bassesse de l’opportunisme, toute la grandeur du léninisme.
Laissez-moi
vous citer ici un passage de La révolution prolétarienne et
le renégat Kautsky, dans lequel Lénine flagelle rudement
Kautsky pour sa tentative de juger des partis non pas par leurs
œuvres, mais par leurs mots d’ordre et leurs décisions :
Kautsky
pratique une politique petite-bourgeoise typique ; il
s’imagine… que le fait d’arborer un mot d’ordre change
quelque chose à l’affaire. Toute l’histoire de la démocratie
bourgeoise réduit à néant cette illusion : pour tromper le
peuple, les démocrates bourgeois ont toujours posé et seront
toujours prêts à poser n’importe quel mot d’ordre. Il s’agit
de vérifier leur sincérité, de comparer leurs œuvres à leurs
paroles, de ne pas se contenter d’une phraséologie idéaliste ou
charlatanesque et de rechercher le contenu de classe réel de leurs
mots d’ordre…
Je
ne parle pas de la crainte de l’autocritique, caractéristique des
partis de la ne Internationale, de leur parti pris de voiler leurs
fautes, d’éluder les questions épineuses, de faire accroire que
tout est pour le mieux dans leur organisation, d’étouffer ainsi la
pensée vive et d’entraver l’éducation révolutionnaire de leurs
membres, procédés tournés en ridicule et flétris par Lénine qui,
dans la Maladie infantile, écrivait :
L’attitude
d’un parti politique envers ses fautes est un des critériums les
plus importants et les plus sûrs de son sérieux, de son aptitude à
s’acquitter de ses devoirs envers sa classe et les masses
laborieuses. Reconnaître ouvertement une faute, en découvrir les
causes, analyser la situation qui l’a provoquée, examiner
attentivement les moyens de la réparer, c’est là l’indice d’un
parti sérieux, c’est là, pour un parti, ce qui s’appelle faire
son devoir, faire l’éducation de la classe et, partant, de la
masse.
D’aucuns
déclarent que l’autocritique est dangereuse pour un parti qui,
dévoilant ses propres fautes, donne ainsi à ses adversaires des
armes contre lui. Lénine considérait cette objection comme dénuée
de sérieux et de fondement. Voici ce qu’il disait à ce propos, en
1924, dans sa brochure Un pas en avant, deux pas en arrière,
alors que notre parti était encore faible, insignifiant :
Ils
[les adversaires des marxistes]
exultent à la vue de nos
discussions ; ils s’efforceront, certes, d’exploiter pour
leurs fins certains passages de ma brochure consacrée aux défauts
et aux lacunes de notre parti. Les marxistes russes sont déjà
suffisamment trempés dans les batailles pour ne pas se laisser
émouvoir par ces coups d’épingle, pour continuer leur travail
d’autocritique et de dévoilement de leurs propres défauts, qui
disparaîtront avec la croissance du mouvement ouvrier.
Tels
sont, en somme, les traits caractéristiques de la méthode du
léninisme.
Ce
qu’il y a dans la méthode de Lénine se trouvait déjà
virtuellement dans la doctrine de Marx qui, « dans son essence,
est, comme le dit Marx lui-même, critique et révolutionnaire ».
C’est
précisément de cet esprit critique révolutionnaire qu’est
imprégnée toute la méthode de Lénine. Mais cette méthode n’est
pas simplement la restauration, elle est la concrétisation et le
développement de la méthode critique et révolutionnaire de Marx,
de sa dialectique matérialiste.
III
− La théorie
De
ce thème, je retiendrai trois questions :
a)
importance de la théorie pour le mouvement prolétarien ;
b)
critique de la« théorie » de la spontanéité ;
c)
théorie de la révolution prolétarienne.
1.
Importance de la théorie
D’aucuns
estiment que le léninisme est la suprématie de la pratique sur la
théorie, en ce sens que le principal dans le léninisme, c’est la
traduction en actes des thèses marxistes, leur« accomplissement ».
Quant
à la théorie, le léninisme soi-disant s’en soucie assez peu.
Plekhanov, on le sait, s’est maintes fois moqué de l’
« insouciance » de Lénine pour la théorie, et
particulièrement pour la philosophie.
La
théorie n’est pas non plus très en faveur chez nombre de
praticiens léninistes actuels qui, accablés de travail, n’ont
guère le temps d’y songer.
Cette
opinion étrange sur Lénine et le léninisme est radicalement
erronée et la tendance des praticiens à faire fi de la théorie
contredit tout l’esprit du léninisme et comporte des dangers
sérieux pour la pratique.
La
théorie est la synthétisation de l’expérience du mouvement
ouvrier de tous les pays. Elle perd sa raison d’être si elle n’est
pas reliée à la pratique révolutionnaire, de même que la pratique
erre dans les ténèbres si elle n’est pas éclairée par la
théorie révolutionnaire.
Mais
la théorie peut devenir la plus grande force du mouvement ouvrier si
elle est indissolublement liée à la pratique révolutionnaire, car
seule elle peut donner au mouvement l’assurance, l’orientation,
l’intelligence de la liaison interne des événements, seule elle
peut aider à comprendre le processus et la direction du mouvement
des classes au moment présent et dans l’avenir prochain.
Lénine
lui-même a dit maintes fois que
« sans
théorie révolutionnaire, il ne peut y avoir de mouvement
révolutionnaire ».
Mieux
que personne, Lénine comprenait l’importance extrême de la
théorie, particulièrement pour un parti comme le nôtre, à qui
incombe le rôle d’avant-garde du prolétariat international et qui
a à travailler dans une situation intérieure et internationale des
plus compliquées.
Prévoyant
ce rôle spécial de notre parti, il jugeait nécessaire en 1902 déjà
de rappeler que
« seul
un parti dirigé par une théorie avancée peut s’acquitter du rôle
de lutteur d’avant-garde ».
Maintenant
que cette prédiction de Lénine sur le rôle de notre parti s’est
réalisée, ses vues sur la théorie acquièrent une valeur
particulière.
Lénine
accordait une importance extrême à la théorie : la preuve en
est qu’il a entrepris lui-même, dans le domaine de la philosophie
matérialiste, la généralisation de toutes les acquisitions de la
science depuis Engels, ainsi que la critique complète des courants
antimatérialistes parmi les marxistes. Engels disait que « le
matérialisme doit prendre un nouvel aspect à chaque nouvelle grande
découverte ».
Ce
nouvel aspect, Lénine l’a donné pour son époque dans son ouvrage
remarquable : Matérialisme et empiriocriticisme.
Or, il est à remarquer que Plekhanov, pourtant si enclin à railler
l’insouciance de Lénine pour la philosophie, ne s’est pas décidé
à entreprendre sérieusement l’accomplissement de cette tâche.
2.
La théorie de la spontanéité
La
« théorie » de la spontanéité est la théorie de
l’opportunisme. Elle s’incline devant la spontanéité du
mouvement ouvrier, nie en somme le rôle dirigeant de l’avant-garde,
du parti de la classe ouvrière.
Cette
théorie est en contradiction avec le caractère révolutionnaire du
mouvement ouvrier.
En
effet, elle déclare que la lutte ne doit pas être dirigée contre
les bases du capitalisme, que le mouvement doit suivre exclusivement
la ligne des revendications « possibles »,
« admissibles » pour le capitalisme.
Elle
est en somme pour la « ligne de moindre résistance »
elle représente l’idéologie du trade-unionisme.
Elle
n’admet pas que l’on donne au mouvement spontané un caractère
conscient, méthodique ; elle ne veut pas que le parti marche à
la tête de la classe ouvrière, qu’il élève la conscience des
masses, qu’il mène le mouvement à sa suite.
Elle
estime que les éléments conscients du mouvement ne doivent pas
empêcher ce dernier de suivre sa voie et que le parti doit s’adapter
au mouvement spontané et se traîner à sa remorque.
Elle
est la théorie de la sous-estimation du rôle de l’élément
conscient dans le mouvement, l’idéologie des « suiveurs »,
la base logique de tout opportunisme.
Pratiquement,
cette théorie, qui est apparue avant la première révolution en
Russie, conduisait ses partisans, les « économistes », à
nier la nécessité d’un parti ouvrier indépendant en Russie, à
s’élever contre la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière
contre le tsarisme, à prêcher la politique trade-unioniste dans le
mouvement, à mettre en somme le mouvement ouvrier sous l’égide,
sous la direction de la bourgeoisie libérale.
La
lutte de l’ancienne Iskra et la brillante critique
de la théorie des « suiveurs » donnée par Lénine
dans Que faire ? ont non seulement terrassé
l’économisme, mais créé les bases théoriques du mouvement
véritablement révolutionnaire de la classe ouvrière russe.
Sans
cette lutte, il était impossible même de songer à la création en
Russie d’un parti ouvrier indépendant appelé à jouer le rôle
directeur dans la révolution.
Mais
la théorie de la spontanéité n’est pas spéciale à la Russie.
Elle est extrêmement répandue, sous une forme un peu différente,
il est vrai, dans tous les partis de la IIe Internationale. Elle
n’est en somme que la théorie des « forces de production »,
théorie ravalée par les leaders de la IIe Internationale et qui
justifie tout, concilie tout, constate les faits lorsqu’ils sont
déjà devenus évidents pour tous et s’arrête, satisfaite, après
les avoir constatés.
Marx
disait que la théorie matérialiste ne peut se borner à expliquer
le monde, qu’elle doit encore le transformer. Mais Kautsky et
consorts n’ont souci de cette transformation ; ils préfèrent
s’en tenir à la première partie de la théorie de Marx.
Voici
un des innombrables exemples de l’application de la « théorie »
des forces de production.
Au
congrès de Bâle, les partis de la IIe Internationale avaient menacé
de déclarer « la guerre à la guerre » en cas de
conflagration militaire. Or, au début même de la guerre
impérialiste, ces partis mirent au rancart le mot d’ordre :
« Guerre à la guerre ! » et le remplacèrent par
celui de : « Guerre pour la patrie impérialiste ! »
Ce
changement de mot d’ordre entraîna la mort de millions d’ouvriers.
Mais ce serait, soi-disant, une erreur de croire qu’il y a là des
coupables, que certaines personnes ont trahi la classe ouvrière.
Tout s’est accompli selon l’ordre naturel des choses. En effet,
l’Internationale est un « instrument de paix » et non
de guerre.
En
outre, étant donné le « niveau des forces de production »
qui existait alors, il était impossible de faire autrement.
Et
ainsi, comme l’explique Kautsky, la faute en est aux « forces
de production ».
Mais,
dira-t-on, et le rôle des partis dans le mouvement ?
Un
parti, répondent Kautsky et ses adeptes, ne peut rien faire contre
un facteur aussi décisif que le« niveau des forces de
production ».
On
pourrait rapporter une foule d’exemples analogues de cette
falsification du marxisme, qui évidemment est destinée à voiler
l’opportunisme et n’est en somme qu’une adaptation européenne
de la théorie des « suiveurs » que Lénine combattait
déjà avant la première révolution.
Il
est clair que la destruction de cette théorie essentiellement fausse
est la condition préalable de la création de partis véritablement
révolutionnaires en Occident.
3.
La théorie de la révolution prolétarienne
La
théorie léniniste de la révolution prolétarienne s’appuie sur
trois thèses fondamentales.
Première
thèse. La domination du capital financier dans les pays
capitalistes avancés, l’émission d’actions et d’obligations,
principale opération du capital financier ; l’exportation du
capital vers les sources de matières premières, exportation qui est
une des bases de l’impérialisme ; l’omnipotence d’une
oligarchie financière, résultat de la domination du capital
financier, dévoilent le caractère parasite, brutal du capitalisme
monopolisateur, rendent beaucoup plus insupportable le joug des
trusts et des syndicats capitalistes, accroissent l’indignation de
la classe ouvrière contre le capitalisme, poussent les masses à la
révolution prolétarienne dans laquelle elles voient leur unique
moyen de salut (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
De
là une exacerbation de la crise révolutionnaire dans les pays
capitalistes, un accroissement des causes de conflits sur le front
prolétarien intérieur, dans les « métropoles ».
Deuxième
thèse. L’exportation croissante du capital dans les colonies
et les pays assujettis, l’extension des « sphères
d’influence » et de la colonisation, extension allant jusqu’à
la mainmise sur tous les territoires du globe, la transformation du
capitalisme en système mondial de l’asservissement
financier et de l’oppression coloniale de l’immense majorité de
la population du globe par quelques pays « avancés » ont
fait des économies nationales isolées les anneaux d’une chaîne
unique appelée l’économie mondiale et divisé la population de la
terre en deux camps : les pays capitalistes « avancés »,
qui exploitent et oppriment de vastes colonies et des pays
nominalement plus ou moins indépendants, et l’immense majorité
des pays coloniaux et assujettis, contraints de lutter pour
s’affranchir du joug impérialiste. (V.I. Lénine :
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.)
De
là une aggravation de la crise révolutionnaire dans les pays
coloniaux, un accroissement de l’esprit de révolte contre
l’impérialisme sur le front extérieur, le front colonial.
Troisième
thèse. Le monopole des « sphères d’influence » et
des colonies ; le développement inégal des différents pays
capitalistes, qui entraîne une lutte acharnée entre les pays qui se
sont déjà partagé les territoires du globe et ceux qui veulent
recevoir leur « part » ; les guerres impérialistes,
unique moyen de rétablir « l’équilibre », entraînent
la création d’un troisième front, le front intercapitaliste, qui
affaiblit l’impérialisme et facilite l’union du front
prolétarien et du front colonial contre l’impérialisme.
De
là, l’inéluctabilité des guerres sous l’impérialisme,
l’inévitabilité de la coalition de la révolution prolétarienne
en Europe avec la révolution coloniale en Orient, la formation d’un
front mondial unique de la révolution, contre le front mondial de
l’impérialisme.
De
ces déductions, Lénine tire la déduction générale que
« l’impérialisme
est le prélude de la révolution socialiste »
(Cf. L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
Par
suite, la façon d’envisager la révolution prolétarienne, son
caractère, ses grandes lignes, son ampleur, sa profondeur n’est
plus la même qu’autrefois.
Auparavant,
on analysait ordinairement les postulats de la révolution
prolétarienne du point de vue de la situation économique de tel ou
tel pays isolé.
Cette
méthode est maintenant insuffisante.
Maintenant,
il faut partir du point de vue de la situation économique de la
totalité ou de la majorité des pays, du point de vue de l’état
de l’économie mondiale. En effet, les pays et les économies
nationales isolées ne sont plus des unités économiques
indépendantes, mais des anneaux d’une chaîne unique appelée
l’économie mondiale, et l’ancien capitalisme « civilisateur »
est devenu l’impérialisme, qui est le système mondial de
l’asservissement financier et de l’oppression coloniale de la
majorité de la population du globe par quelques pays « avancés ».
Auparavant,
on avait coutume de parler de l’existence ou de l’absence des
conditions objectives de la révolution prolétarienne dans des pays
isolés ou, plus exactement, dans tel ou tel pays avancé.
Ce
point de vue est maintenant insuffisant. Il faut tenir compte de
l’existence des conditions objectives de la révolution dans tout
le système de l’économie impérialiste mondiale, qui forme un
tout unique. L’existence, dans ce système, de quelques pays
insuffisamment développés au point de vue industriel, ne peut être
un obstacle insurmontable à la révolution du moment que le système,
dans son ensemble, est déjà mûr pour la révolution.
Auparavant,
on parlait de la révolution prolétarienne dans tel et tel pays
avancé comme d’une grandeur indépendante. Maintenant, ce point de
vue est insuffisant.
Il
faut parler de la révolution prolétarienne mondiale, car les
différents fronts nationaux du capital sont devenus les anneaux
d’une chaîne unique : le front mondial de l’impérialisme,
auquel doit être opposé le front unique du mouvement
révolutionnaire de tous les pays.
Auparavant,
on voyait dans la révolution prolétarienne uniquement le résultat
du développement intérieur d’un pays donné. Maintenant, ce point
de vue est insuffisant. Il faut considérer la révolution
prolétarienne avant tout comme le résultat du développement des
contradictions clans le système mondial de l’impérialisme, comme
le résultat de la rupture de la chaîne du front impérialiste
mondial dans tel ou tel pays.
Où
commencera la révolution ; où, dans quel pays, peut être en
premier lieu percé le front du capital ?
Là
où l’industrie est le plus perfectionnée, où le prolétariat
forme la majorité, où la civilisation est le plus avancée, où la
démocratie est le plus développée, répondait-on autrefois.
Non,
répond la théorie léniniste de la révolution. Le front du capital
ne sera pas nécessairement percé là où l’industrie est le plus
développée ; il sera percé là où la chaîne de
l’impérialisme est le plus faible, car la révolution
prolétarienne est le résultat de la rupture de la chaîne du front
impérialiste mondial à l’endroit le plus faible.
Donc,
il peut se faire que le pays qui commence la révolution, qui fait
brèche dans le front du capital, soit moins développe au point de
vue capitaliste que d’autres qui restent pourtant dans le cadre du
capitalisme.
En
1917, la chaîne du front impérialiste mondial s’est trouvée plus
faible en Russie que dans les autres pays. C’est là qu’elle
s’est rompue et qu’elle a donné issue à la révolution
prolétarienne.
Pourquoi ?
Parce
que, en Russie, se déroulait une grande révolution populaire
dirigée par le prolétariat qui avait pour lui un allié important :
la paysannerie opprimée et exploitée par les grands propriétaires
fonciers.
Parce
que la révolution avait comme adversaire le représentant le plus
hideux de l’impérialisme, le tsarisme, privé de toute autorité
morale et haï de toute la population. En Russie, la chaîne s’est
trouvée plus faible, quoique ce pays fût moins développé au point
de vue capitaliste que, par exemple, la France, l’Allemagne,
l’Angleterre ou l’Amérique.
Où
va se briser prochainement la chaîne ? Là où elle est le plus
faible. Il n’est pas impossible, par exemple, que ce soit dans
l’Inde.
Pourquoi ?
Parce
qu’il y a là un jeune prolétariat révolutionnaire combatif qui a
pour allier le mouvement de libération nationale, mouvement
incontestablement très puissant. Parce que, dans ce pays, la
révolution a pour adversaire l’impérialisme étranger, privé de
toute autorité morale et haï des masses exploitées et opprimées
de l’Inde.
Il
est possible, également, que la chaîne se brise en Allemagne.
Pourquoi ? Parce que les facteurs qui agissent dans l’Inde
commencent à agir également en Allemagne. Evidemment, la différence
immense du niveau de développement entre l’Inde et l’Allemagne
ne peut pas ne pas mettre son empreinte spéciale sur la marche et
l’issue de la révolution en Allemagne.
Voilà
pourquoi Lénine dit que :
Les
pays capitalistes d’Europe occidentale parachèveront leur
évolution vers le socialisme, non pas par la maturation régulière
du socialisme dans ces pays, mais au moyen de l’exploitation de
certains Etats par d’autres, au moyen de l’exploitation du
premier Etat vaincu dans la guerre impérialiste… L’Orient,
d’autre part, est entré définitivement dans le mouvement
révolutionnaire par suite de cette première guerre impérialiste et
a été entraîné dans le tourbillon du mouvement révolutionnaire
mondial.
Brièvement
parlant, la chaîne du front impérialiste, en règle générale,
doit se briser là où les anneaux sont le plus fragiles et non
nécessairement là où le capitalisme est le plus développé, où
il y a un pourcentage considérable de prolétaires, relativement peu
de paysans, etc.
Voilà
pourquoi les données statistiques sur la proportion du prolétariat
dans la population d’un pays isolé perdent, dans la solution de la
question de la révolution prolétarienne, l’importance
exceptionnelle que leur assignaient les statisticiens de la ne
Internationale, qui n’ont pas compris l’impérialisme et
craignent la révolution comme le feu.
Les
hommes de la IIe Internationale affirmaient (et continuent
d’affirmer) qu’entre la révolution démocratique bourgeoise et
la révolution prolétarienne il existe un abîme ou, en tout cas, un
très long intervalle de temps (des dizaines et même des centaines
d’années), au cours duquel la bourgeoisie arrivée au pouvoir
développe le capitalisme, tandis que le prolétariat accumule des
forces et se prépare à la « lutte décisive » contre le
capitalisme.
Cette
théorie est évidemment dénuée de tout fondement scientifique sous
l’impérialisme : elle n’est et ne peut être qu’un moyen
de voiler les aspirations contre-révolutionnaires de la bourgeoisie.
Il
est clair qu’à l’époque où règne l’impérialisme, qui porte
en lui le germe de collisions et de guerres ; où l’ancien
capitalisme « florissant » n’est plus qu’un
capitalisme « dépérissant » ; où le mouvement
révolutionnaire croît dans tous les pays du inonde ; où
l’impérialisme s’allie à toutes les forces réactionnaires, y
compris l’autocratie et le servage, rendant par là même d’autant
plus nécessaire le bloc de toutes les forces révolutionnaires,
depuis le mouvement prolétarien d’Occident jusqu’au mouvement de
libération nationale d’Orient ; au moment où la suppression
des survivances du régime féodal devient impossible sans une lutte
révolutionnaire contre l’impérialisme, il est clair, dis-je, que
la révolution démocratique bourgeoise, dans un pays plus ou moins
développé, doit tendre à la révolution prolétarienne, se
transformer en cette dernière.
L’histoire
de la révolution en Russie a démontré péremptoirement la justesse
de cette proposition. Aussi Lénine avait-il raison quand, en 1905, à
la veille de la première révolution russe, il représentait dans sa
brochure : Deux tactiques, la révolution
démocratique bourgeoise et la révolution socialiste comme deux
anneaux d’une même chaîne, comme les deux stades naturels de la
révolution russe :
Le
prolétariat doit pousser à fond la révolution démocratique en
ralliant à lui la masse paysanne pour écraser par la force la
résistance de l’autocratie et paralyser la bourgeoisie instable.
Il doit accomplir la révolution socialiste en ralliant à lui les
éléments semi-prolétariens pour briser par la violence la
résistance de la bourgeoisie et paralyser les paysans et la petite
bourgeoisie instables. Telles sont ses tâches, que restreignent
considérablement les partisans de la nouvelle Iskra dans
leurs raisonnements et résolutions sur l’ampleur de la révolution.
Je
ne parlerai pas ici des travaux ultérieurs de Lénine, où l’idée
de la transformation de la révolution bourgeoise en révolution
prolétarienne est exprimée encore plus nettement et forme une des
pierres angulaires de la théorie de la révolution.
Certains
communistes croient que Lénine n’est venu à cette idée qu’en
1916, qu’auparavant il estimait que la révolution en Russie
resterait dans le cadre bourgeois, que le pouvoir, par suite,
passerait à la bourgeoisie et non au prolétariat. Cette opinion,
paraît-il, a même pénétré dans notre presse communiste.
Or,
elle est complètement erronée.
Pour
le prouver, je pourrais me référer au discours dans lequel Lénine,
au 3e congrès du parti (1905), qualifie la dictature du prolétariat
et de la paysannerie, c’est-à-dire la victoire de la révolution
démocratique, non pas d’« organisation de l’ordre »,
mais d’« organisation de la guerre ».
Je
pourrais en outre rapporter les articles sur le Gouvernement
provisoire (1905) dans lesquels Lénine, dépeignant le développement
de la révolution en Russie, déclare :
Le
parti doit faire en sorte que la révolution russe soit un mouvement
non pas de quelques mois, mais de plusieurs années ; qu’elle
n’amène pas seulement à de légères concessions de la part des
autorités, mais au renversement complet de ces autorités.
Développant
le tableau de cette révolution, qu’il rattache à celle d’Europe,
Lénine continue :
Et
si l’on y parvient, l’incendie révolutionnaire embrasera
l’Europe ; l’ouvrier européen, incapable de supporter plus
longtemps la réaction bourgeoise, se lèvera à son tour et nous
montrera comment il faut faire ; et alors, la poussée
révolutionnaire en Europe exercera sur la Russie un choc en retour
et réduira chez nous la durée de la révolution à quelques années.
Je
pourrais également citer l’article publié en novembre 1915 dans
lequel Lénine écrit :
Le
prolétariat lutte et luttera pour la conquête du pouvoir, la
République, la confiscation des terres, la participation des masses
populaires non-prolétariennes à la libération de la Russie
bourgeoise du joug de cet impérialisme féodal militaire qui a nom
le tsarisme. Et il profitera immédiatement de cette libération du
joug du tsarisme, du pouvoir des propriétaires fonciers, non pour
venir en aide aux paysans aisés dans leur lutte contre les ouvriers
agricoles, mais pour effectuer la révolution socialiste en union
avec le prolétariat européen (Contre le courant).
Je
pourrais enfin rapporter un passage bien connu de La
révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, où Lénine,
se référant à son tableau de la révolution russe dans Deux
tactiques, arrive à la conclusion suivante :
Le
développement de la révolution a confirmé la justesse de notre
raisonnement. D’abord, il faut marcher avec toute la
paysannerie contre la monarchie, les propriétaires fonciers, le
régime moyenâgeux (et dans cette mesure la révolution reste
bourgeoise, démocratique-bourgeoise). Ensuite, il faut
marcher avec les paysans pauvres, les demi-prolétaires, tous les
exploités, contre le capitalisme et ses
représentants à la campagne : richards, koulaks,
spéculateurs ; et ainsi la révolution devient socialiste.
Tenter d’élever une barrière artificielle entre la première et
la seconde révolution, séparées uniquement par le
degré de préparation du prolétariat, son degré d’union avec les
paysans pauvres, c’est dénaturer le marxisme, le ravaler, le
remplacer par le libéralisme.
Mais,
nous dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi Lénine a-t-il combattu
l’idée de la « révolution permanente » ?
Parce
qu’il voulait utiliser à fond les capacités et l’énergie
révolutionnaires de la paysannerie pour la liquidation complète du
tsarisme et le passage à la révolution prolétarienne, alors que
les partisans de la « révolution permanente » ne
comprenaient pas le rôle important de la paysannerie dans la
révolution russe, sous-estimaient son énergie révolutionnaire
ainsi que la force du prolétariat et son aptitude à entraîner la
paysannerie à sa suite et, par-là, empêchaient, dans une certaine
mesure, cette dernière de se libérer de l’influence bourgeoise et
de se grouper autour du prolétariat.
Parce
qu’il voulait couronner la révolution par
l’avènement du prolétariat au pouvoir, alors que les partisans de
la révolution permanente voulaient commencer directement
par l’instauration du pouvoir du prolétariat, ne comprenant pas
que, par là-même, ils fermaient les yeux sur l’existence des
survivances du servage, négligeaient une force aussi importante que
la paysannerie et entravaient ainsi le ralliement de cette dernière
au prolétariat.
Ainsi
donc, Lénine combattait les partisans de la révolution permanente,
non pas parce qu’ils affirmaient la permanence de la révolution,
thèse qu’il ne cessa jamais lui-même de soutenir, mais parce
qu’ils sous-estimaient le rôle de la paysannerie, qui est la plus
grande réserve de force du prolétariat, parce qu’ils ne
comprenaient pas l’idée de l’hégémonie du prolétariat.
L’idée
de la révolution permanente n’est pas nouvelle. Elle a été
exposée pour la première fois par Marx, en 1850, dans l’Adresse
à la Ligue des communistes.
C’est
là que nos « théoriciens » russes sont allés la
chercher, mais la modification qu’ils lui ont fait subir a suffi à
la rendre impropre à l’usage pratique. Il a fallu la main exercée
de Lénine pour réparer cette erreur, dégager l’idée de la
révolution permanente de ses scories et en faire une des pierres
angulaires de la théorie de la révolution.
Voici
ce que dit Marx sur la révolution permanente, dans son Adresse,
après avoir énuméré les revendications démocratiques
révolutionnaires que doivent poser les communistes :
Alors
que les petits-bourgeois démocrates veulent, par la satisfaction du
plus grand nombre des revendications précitées, terminer le plus
vite possible la révolution, nos intérêts et notre tâche
consistent à rendre la révolution permanente tant que toutes les
classes plus ou moins possédantes ne seront pas écartées du
pouvoir, que le prolétariat n’aura pas conquis le pouvoir d’Etat,
que les associations des prolétaires dans les principaux pays du
monde ne se seront pas développées suffisamment pour faire cesser
la concurrence entre les prolétaires de ces pays et que les
principales forces de production, tout au moins, ne seront pas
concentrées entre les mains des prolétaires.
Autrement
dit :
1°
Marx, quoi qu’en disent nos partisans de la « révolution
permanente », n’a pas proposé de commencer la
révolution dans l’Allemagne de 1850 directement par l’instauration
du pouvoir prolétarien ;
2°
Marx a proposé uniquement de couronner la
révolution par le pouvoir politique prolétarien en jetant à bas du
pouvoir successivement toutes les fractions de la bourgeoisie pour
allumer, après l’avènement du prolétariat au pouvoir, l’incendie
de la révolution dans tous les pays.
Or,
cela est en conformité parfaite avec tout ce qu’a enseigné
Lénine, avec tout ce qu’il a fait au cours de notre révolution
prolétarienne sous l’impérialisme.
Ainsi,
nos partisans russes de la « révolution permanente » non
seulement ont sous-estimé le rôle de la paysannerie dans la
révolution russe, mais ont modifié l’idée de la révolution
permanente de Marx et lui ont enlevé sa valeur pratique.
Voilà
pourquoi Lénine raillait leur théorie et les accusait de ne pas
vouloir
« réfléchir
aux raisons pour lesquelles la vie, durant des dizaines d’années,
avait passé à côté de cette magnifique théorie ».
Voilà
pourquoi il considérait cette théorie comme semi-menchéviste et
disait qu’elle
« emprunte
aux bolcheviks l’appel à la lutte révolutionnaire décisive et à
la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, et aux
menchéviks la négation du rôle de la paysannerie ». (V.
l’article : Deux lignes de la révolution.)
Voilà
donc comment Lénine concevait la transformation de la révolution
démocratique bourgeoise en révolution prolétarienne, l’utilisation
de la révolution bourgeoise pour le passage « immédiat »
à la révolution prolétarienne.
Auparavant,
on considérait que la victoire de la révolution dans un seul pays
était impossible, car, croyait-on, pour vaincre la bourgeoisie, il
faut l’action combinée des prolétaires de la totalité ou, tout
au moins, de la majorité des pays avancés.
Ce
point de vue ne correspond plus à la réalité.
Il
faut maintenant partir de la possibilité de la victoire sur la
bourgeoisie dans un seul pays, car le développement inégal, saccadé
des pays capitalistes sous l’impérialisme, l’aggravation des
contradictions internes de l’impérialisme, qui aboutissent
fatalement à des guerres, la croissance du mouvement révolutionnaire
dans tous les pays du globe, entraînent non seulement la
possibilité, mais la nécessité de la victoire du prolétariat dans
des pays isolés. L’histoire de la révolution russe en est une
preuve éclatante.
Seulement,
il convient de ne pas oublier que, pour le renversement de la
bourgeoisie, il faut certaines conditions indispensables, sans
lesquelles le prolétariat ne saurait même songer à la prise du
pouvoir.
Voici
ce que dit Lénine de ces conditions dans la Maladie
infantile du communisme :
La
loi fondamentale, confirmée par toutes les révolutions, et en
particulier par les trois révolutions russes du XXe siècle, est la
suivante : pour la révolution, il ne suffit pas que les masses
exploitées et opprimées conçoivent l’impossibilité de vivre
comme autrefois et réclament des modifications ; il faut que
les exploiteurs ne puissent vivre et gouverner comme autrefois.
Ce
n’est que lorsque les « basses classes » ne veulent
plus et que les « classes supérieures » ne peuvent plus
continuer de vivre à l’ancienne manière que la révolution peut
triompher. Autrement dit : la révolution est impossible sans
une crise nationale (affectant les exploités et les exploiteurs).
Ainsi
donc, pour la révolution, il faut en premier lieu que la majorité
des ouvriers conscients, politiquement actifs, comprennent
parfaitement la nécessité de la révolution et soient prêts à
mourir pour elle ; en second lieu, que les classes dirigeantes
traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la politique
les masses, même les plus retardataires, affaiblit le gouvernement
et rend possible pour les révolutionnaires son renversement
rapide…
Mais
renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer celui du
prolétariat dans un seul pays, ce n’est pas encore assurer la
victoire complète du socialisme. Son pouvoir, une fois consolidé,
le prolétariat du pays victorieux peut et doit, tout en menant la
paysannerie à sa suite, construire la société socialiste.
Mais
s’ensuit-il qu’il puisse arriver par-là à la victoire complète,
définitive du socialisme, c’est-à-dire qu’il puisse, réduit
aux seules forces de son pays, instaurer définitivement le
socialisme et garantir complètement le pays contre l’intervention
et, partant, contre la restauration de l’ancien régime ?
Non.
Pour
cela, la victoire de la révolution dans plusieurs pays au moins est
nécessaire.
Aussi
la révolution victorieuse dans un pays a-t-elle pour tâche
essentielle de développer et de soutenir la révolution dans les
autres. Aussi ne doit-elle pas se considérer comme une grandeur
indépendante, mais comme un auxiliaire, un moyen d’accélérer la
victoire du prolétariat dans les autres pays.
Lénine
a exprimé lapidairement cette pensée en disant que la tâche de la
révolution victorieuse consistait à faire le
« maximum
dans un pays pour le développement, le soutien, l’éveil de la
révolution dans les autres pays » (v. La révolution
prolétarienne et le renégat Kautsky.)
IV
− La dictature du prolétariat
De
ce thème, je retiendrai trois questions fondamentales :
a)
la dictature du prolétariat, instrument de la révolution
prolétarienne ;
b)
la dictature du prolétariat, domination du prolétariat sur la
bourgeoisie ;
c)
le pouvoir des Soviets, forme d’Etat de la dictature du
prolétariat.
1.
La dictature du prolétariat, instrument de la révolution
prolétarienne.
La
question de la dictature du prolétariat est avant tout la question
du contenu essentiel de la révolution prolétarienne. La révolution
prolétarienne, son mouvement, son envergure, ses conquêtes ne
deviennent une réalité que par la dictature du prolétariat.
Cette
dictature est le point d’appui principal de la révolution
prolétarienne, son organe, son instrument destiné, tout d’abord,
à écraser la résistance des exploiteurs terrassés, à consolider
les conquêtes de la révolution et, ensuite, à mener cette
révolution jusqu’au bout, jusqu’à la victoire complète du
socialisme.
La
révolution pourrait renverser le pouvoir de la bourgeoisie, sans la
dictature du prolétariat. Mais elle ne peut écraser la résistance
de la bourgeoisie si, à un certain degré de son développement,
elle ne se crée pas un organe spécial : la dictature du
prolétariat, qui sera son point d’appui fondamental.
« La
question essentielle de la révolution est la question du pouvoir »
(Lénine). Est- ce à dire que la révolution soit terminée avec la
prise du pouvoir ?
Non.
La
prise du pouvoir n’en est que le commencement. Renversée dans un
pays, la bourgeoisie, pour une série de raisons, reste encore plus
forte que le prolétariat qui l’a renversée.
C’est
pourquoi il s’agit de garder le pouvoir, de le consolider, de le
rendre invincible.
Que
faut-il pour y arriver ? S’acquitter tout au moins des trois
tâches principales suivantes qui s’imposent dès le lendemain de
la victoire :
a)
Briser la résistance des seigneurs terriens et des capitalistes
expropriés par la révolution, liquider toutes leurs tentatives de
restauration du pouvoir du capital ;
b)
Organiser la construction socialiste en rassemblant tous les
travailleurs autour du prolétariat et en préparant la disparition
progressive des classes ;
c)
Armer la révolution, organiser l’armée de la révolution pour la
lutte contre l’ennemi extérieur, contre l’impérialisme.
La
dictature du prolétariat est nécessaire pour l’accomplissement de
ces trois tâches.
Le
passage du capitalisme au communisme − dit Lénine − représente
toute une époque historique. Tant qu’elle n’est pas terminée,
les exploiteurs conservent toujours l’espoir d’une restauration,
et cet espoir se traduira par des tentatives de restauration…
Or,
à la remorque des capitalistes exploiteurs qui ne s’y attendaient
pas, qui n’en admettaient même pas la possibilité, s’élancent
avec un redoublement d’énergie, une passion furieuse, une haine
implacable à la bataille pour recouvrer le « paradis »
perdu, assurer le sort de leurs familles, qui vivaient d’une vie si
facile et que la « canaille populaire » condamne
maintenant à la misère et à la ruine (ou au « vil »
labeur…).
Or,
à la remorque des capitalistes exploiteurs se traîne la masse de la
petite-bourgeoisie qui, comme l’atteste l’expérience de tous les
pays, oscille et hésite perpétuellement, marche aujourd’hui avec
le prolétariat, demain s’effraye des difficultés du coup de
force, s’épouvante à la première défaite ou au premier échec
des ouvriers, est en proie à la nervosité, ne sait où donner de la
tête, pleurniche et court d’un camp à l’autre (La révolution
prolétarienne et le renégat Kautsky).
Or,
la bourgeoisie a tout lieu de faire des tentatives de restauration,
car après son renversement, elle reste, longtemps encore, plus forte
que le prolétariat qui l’a renversée.
Si
les exploiteurs, écrit Lénine, ne sont vaincus que dans un seul
pays − et c’est là le cas le plus fréquent, car la révolution
simultanée dans une série de pays est une exception − ils restent
plus forts que les exploités (La révolution prolétarienne et le
renégat Kautsky).
En
quoi réside la force de la bourgeoisie renversée ?
Premièrement :
Dans
la puissance du capital international, dans la force et la solidité
des liaisons internationales de la bourgeoisie (La maladie
infantile du communisme).
Deuxièmement :
Dans
le fait que longtemps encore après le coup de force, les exploiteurs
conservent inévitablement une série d’avantages énormes :
l’argent (qu’il est impossible de supprimer immédiatement), des
biens mobiliers, souvent considérables, des relations, des procédés
d’organisation et de gestion économique, la connaissance de tous
les « secrets » de l’administration, une instruction
supérieure, des liaisons avec le haut personnel technique (bourgeois
par sa vie et son idéologie), une connaissance approfondie de l’art
militaire (ce qui est très important), etc., etc. (La révolution
prolétarienne et le renégat Kautsky).
Troisièmement :Dans
la force de l’habitude, dans la force de la petite
production, car cette dernière, par malheur, subsiste encore sur
une vaste échelle et constamment, journellement, spontanément,
engendre le capitalisme et la bourgeoisie… Supprimer les classes,
ce n’est pas seulement expulser les propriétaires fonciers et les
capitalistes − ce que nous avons fait relativement facilement −
c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises ;
or il est impossible de les expulser, il est impossible de les
écraser, il faut faire bon ménage avec eux, il faut (et c’est là
chose possible) les transformer, les rééduquer ; mais on ne le
peut que par un travail d’organisation lent et prudent (La
maladie infantile du communisme).
Voilà
pourquoi Lénine déclare :
La
dictature du prolétariat est la guerre la plus héroïque et la plus
implacable de la nouvelle classe contre son ennemi plus puissant
qu’elle, contre la bourgeoisie, dont la force de résistance est
décuplée par son renversement… La dictature du prolétariat est
une lutte acharnée, avec et sans effusion de sang, une lutte
violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et
administrative, une lutte contre les forces et les traditions de
l’ancienne société (La maladie infantile du communisme).
Il
est évident qu’il est absolument impossible d’accomplir ces
tâches rapidement, dans l’espace de quelques années.
C’est
pourquoi il faut considérer la dictature du prolétariat, le passage
du capitalisme au communisme, non pas comme une période rapide
d’actes et de décrets extrêmement révolutionnaires, mais comme
toute une période historique remplie d’organisation et de
construction économique, d’offensives et de retraites, de
victoires et de défaites.
Cette
époque historique est nécessaire non seulement pour créer les
prémisses économiques et culturelles de la victoire complète du
socialisme, mais aussi pour permettre au prolétariat, premièrement,
de s’éduquer et de devenir une force capable de diriger le pays
et, secondement, de rééduquer et de transformer les couches
petites-bourgeoises de façon à assurer l’organisation de la
production socialiste.
Il
vous faudra − écrivait Marx aux ouvriers − traverser quinze,
vingt, cinquante années de guerres civiles et internationales, non
seulement pour changer les rapports sociaux, mais aussi pour vous
transformer vous-mêmes et vous rendre aptes à la domination
politique.
Développant
la pensée de Marx, Lénine écrit :
Sous
la dictature du prolétariat, il faudra rééduquer des millions de
paysans et de petits propriétaires, des centaines de milliers
d’employés, de fonctionnaires, d’intellectuels bourgeois, les
soumettre à l’Etat prolétarien et à la direction prolétarienne,
vaincre en eux leurs habitudes et leurs traditions bourgeoises…
rééduquer dans une longue lutte les prolétaires eux-mêmes qui ne
s’affranchissent pas de leurs préjugés petits-bourgeois du
premier coup, par miracle, par ordre supérieur, par l’injonction
de la révolution ou d’un décret quelconque, mais seulement au
cours d’une lutte longue et difficile contre les innombrables
influences petites-bourgeoises (La maladie infantile du
communisme).
2.
la dictature du prolétariat, domination du prolétariat sur la
bourgeoisie
Ce
que nous avons dit montre déjà que la dictature du prolétariat ne
consiste pas simplement dans le fait de changer les personnes qui
sont au pouvoir, de changer le « cabinet » tout en
laissant intact l’ancien ordre de choses économique et politique.
Les
menchéviks et opportunistes de tous les pays, qui craignent la
dictature comme le feu et en remplacent la conception par celle de
« conquête du pouvoir », réduisent ordinairement la
conquête du pouvoir au changement de « cabinet », à
l’apparition d’un nouveau ministère composé d’hommes comme
Scheidemann et Noske, Mac Donald et Henderson.
Point
n’est besoin de démontrer que de tels changements de cabinet n’ont
rien de commun avec la dictature du prolétariat, avec la conquête
du pouvoir véritable par le prolétariat.
Avec
la conservation de l’ancien état de choses bourgeois, le
gouvernement des Mac Donald et des Scheidemann servira à voiler les
monstruosités de l’impérialisme ; il ne sera qu’un
instrument entre les mains de la bourgeoisie contre le mouvement
révolutionnaire des masses opprimées et exploitées. De tels
gouvernements sont nécessaires au capital en tant que paravent
lorsqu’il lui est malséant, désavantageux ou difficile d’opprimer
ou d’exploiter ouvertement les masses.
Certes,
leur apparition est symptomatique ; elle montre que les affaires
vont mal chez les capitalistes, mais ils n’en restent pas moins,
sous une forme voilée, des gouvernements du capital. Du gouvernement
Mac Donald ou Scheidemann à la conquête du pouvoir par le
prolétariat, il y a aussi loin que de la terre au ciel.
La
dictature du prolétariat n’est pas un simple changement de
ministère, mais un nouvel Etat avec de nouveaux organes centraux et
locaux, l’Etat du prolétariat, qui surgit sur les ruines de
l’ancien Etat de la bourgeoisie.
La
dictature du prolétariat ne naît pas de l’état de choses
bourgeois, mais de sa destruction après le renversement de la
bourgeoisie, de l’expropriation des propriétaires fonciers et des
capitalistes, de la socialisation des instruments et des moyens
essentiels de production, du développement de la révolution
prolétarienne par la violence. La dictature du prolétariat est le
pouvoir révolutionnaire s’appuyant sur la violence contre la
bourgeoisie.
L’Etat
est, entre les mains de la classe dominante, une machine pour
l’écrasement de la résistance de ses ennemis de classe. Sous ce
rapport, la dictature du prolétariat ne se distingue pas de la
dictature d’une autre classe quelconque, car l’Etat prolétarien
est une machine pour l’écrasement de la bourgeoisie. Mais,
différence fondamentale, alors que tous les Etats de classe qui ont
existé jusqu’à présent ont été la dictature de la minorité
exploiteuse sur la majorité exploitée, la dictature du prolétariat,
elle, est la dictature de la majorité exploitée sur la minorité
exploiteuse.
Autrement
dit,
la
dictature du prolétariat est la domination du prolétariat sur la
bourgeoisie, domination non limitée par la loi, s’appuyant sur la
violence et jouissant de la sympathie et de l’appui des masses
laborieuses et exploitées (L’État et la Révolution).
De
là, deux déductions essentielles :
Première
déduction. La dictature du prolétariat ne peut être la
démocratie « intégrale », la démocratie pour tous,
pour les riches et pour les pauvres ; elle
« doit
être un Etat démocratique, mais uniquement pour le prolétariat et
les non-possédants ; un Etat dictatorial, mais uniquement
contre la bourgeoisie… » (L’Etat et la révolution).
Les
discours de Kautsky et consorts sur l’égalité universelle, la
démocratie pure, parfaite, ne sont que des phrases bourgeoises
voilant l’inadmissibilité d’une égalité entre les exploiteurs
et les exploités. La théorie de la démocratie « pure »
est celle de l’aristocratie ouvrière apprivoisée et entretenue
par les pillards impérialistes.
Elle
a été élaborée pour couvrir les plaies du capitalisme, farder
l’impérialisme et lui conférer une force morale dans sa lutte
contre les masses exploitées.
En
régime capitaliste, il n’y a pas et il ne peut y avoir de libertés
véritables pour les exploités, car les locaux, les imprimeries, les
entrepôts de papier, etc., nécessaires pour l’utilisation de ces
libertés, sont le monopole des exploiteurs.
En
régime capitaliste, il n’y a et il ne peut y avoir de
participation véritable des masses exploitées à l’administration
du pays, parce que, dans les pays les plus démocratiques, les
gouvernements sont instaurés non pas par le peuple, mais par les
Rothschild et les Stinnes, les Rockefeller et les Morgan.
En
régime capitaliste, la démocratie est une démocratie capitaliste ;
c’est la démocratie de la minorité exploiteuse basée sur la
limitation des droits de la majorité exploitée et dirigée contre
cette majorité.
Ce
n’est que sous la dictature du prolétariat que sont possibles les
libertés véritables pour les exploités et la participation réelle
des ouvriers et des paysans à l’administration du pays. Sous la
dictature du prolétariat, la démocratie est prolétarienne ;
c’est la démocratie de la majorité exploitée, basée sur la
limitation des droits de la minorité exploiteuse et dirigée contre
cette minorité.
Deuxième
déduction. La dictature du prolétariat ne peut pas être le
résultat du développement pacifique de la société et de la
démocratie bourgeoise ; elle ne peut être que le résultat de
la destruction de la machine étatique de l’armée, de l’appareil
administratif et de la police bourgeoise.
La
classe ouvrière ne peut se borner à s’emparer d’une machine
gouvernementale toute faite et à la mettre en mouvement pour ses
propres buts. (Marx et Engels : Préface à la Guerre
civile.)
La
révolution prolétarienne ne doit pas, comme on l’a fait jusqu’à
présent, transmettre la machine militaire bureaucratique d’une
main dans une autre, mais la briser… Telle est la condition
indispensable de toute révolution populaire véritable sur le
continent. (Marx : Lettre à Kugelmann.)
La
restriction de Marx relative au « continent » a fourni
aux opportunistes et aux menchéviks de tous les pays un prétexte
pour déclarer que Marx admettait la possibilité de la
transformation pacifique de la démocratie bourgeoise en démocratie
prolétarienne, tout au moins pour quelques pays (Angleterre,
Amérique).
Marx,
en effet, admettait cette possibilité pour l’Angleterre et
l’Amérique de 1860, où le capitalisme monopolisateur et
l’impérialisme n’existaient pas encore, et où le militarisme et
le bureaucratisme n’étaient encore que très peu développés.
Mais,
maintenant, la situation dans ces pays a changé radicalement,
l’impérialisme y a atteint son apogée, le militarisme et la
bureaucratie y règnent et, par suite, la restriction de Marx n’a
plus de raison d’être.
Maintenant,
en 1917, à l’époque de la première grande guerre impérialiste,
cette restriction de Marx tombe d’elle-même. L’Angleterre et
l’Amérique, qui, jusqu’à présent, par suite de l’absence de
militarisme et de bureaucratisme, étaient dans le monde entier les
derniers et les plus importants représentants de la « liberté »
anglo-saxonne, ont roulé maintenant dans la bourbe sanglante des
institutions militaires et bureaucratiques qui se subordonnent tout,
qui compriment tout. Maintenant, en Angleterre et en Amérique, la
condition préalable de toute révolution véritablement populaire
est le bris, la destruction de la machine gouvernementale (L’Etat
et la révolution).
En
d’autres termes, la destruction de la machine gouvernemental de la
bourgeoise est la condition indispensable de la révolution
prolétarienne, la loi fatale du mouvement révolutionnaire des pays
impérialistes.
Certes,
si plus tard le prolétariat triomphe dans les principaux pays
capitalistes et que l’encerclement capitaliste actuel fasse place à
l’encerclement socialiste, la voie « pacifique » du
développement est parfaitement possible pour certains pays où les
capitalistes, devant la situation internationale « défavorable »,
jugeront rationnel de faire eux-mêmes des concessions sérieuses au
prolétariat. Mais cette supposition ne concerne que l’avenir
lointain et problématique. Pour l’avenir prochain, elle n’a
absolument aucune raison d’être.
La
révolution prolétarienne est impossible sans la destruction
violente de la machine gouvernementale bourgeoise et son remplacement
par une nouvelle (La révolution prolétarienne et le renégat
Kautsky).
3.
le pouvoir des Soviets, forme d’Etat de la dictature du prolétariat
Le
triomphe de la dictature du prolétariat, c’est l’écrasement de
la bourgeoisie, la destruction de son appareil gouvernemental, le
remplacement de la démocratie bourgeoise par la démocratie
prolétarienne.
Voilà
qui est clair.
Mais
quelles sont les organisations qui permettront de venir à bout de ce
travail colossal ? Il est évident que les anciennes formes
d’organisation du prolétariat qui se sont constituées sur la base
du parlementarisme bourgeois ne sauraient y suffire.
Quelle
est donc la nouvelle forme d’organisation du prolétariat
susceptible non seulement de briser cette machine gouvernementale et
de remplacer la démocratie bourgeoise par la démocratie
prolétarienne, mais aussi de devenir la base du pouvoir étatique
prolétarien ?
Cette
nouvelle forme d’organisation du prolétariat, c’est les soviets.
En
quoi consiste la force des soviets comparativement aux anciennes
formes d’organisation ?
En
ce que les soviets sont les organisations de masse les plus vastes du
prolétariat, car seules elles englobent tous les ouvriers sans
exception.
En
ce que les soviets sont les seules organisations
englobant tous les opprimés et exploités : ouvriers et
paysans, soldats et matelots, et que, par suite, la direction
politique de la lutte des masses par leur avant-garde, le
prolétariat, peut y être le plus facilement et le plus complètement
réalisée.
En
ce que les soviets sont les organes les plus puissants de
la lutte révolutionnaire des masses, de leurs interventions
politiques, de leur insurrection, les organes les plus capables de
briser l’omnipotence du capital financier et de ses satellites
politiques.
En
ce que les soviets sont les organisations directes des
masses elles-mêmes, c’est-à-dire les organisations les
plus démocratiques et, partant, celles qui ont le plus
d’autorité parmi les masses, qui leur facilitent le plus la
participation à l’organisation et à l’administration du nouvel
Etat, qui développent au maximum leur énergie révolutionnaire,
leur initiative, leurs facultés créatrices dans la lutte pour la
destruction de l’ancien régime et l’instauration du nouveau
régime prolétarien.
Le
pouvoir soviétiste est l’unification des soviets locaux en une
organisation étatique générale qui est la République des soviets.
Avec
le pouvoir soviétiste, les organisations les plus vastes et les plus
révolutionnaires des classes opprimées auparavant par les
capitalistes et les seigneurs terriens sont maintenant « l’appui
permanent et unique de tout le pouvoir étatique, de tout l’appareil
gouvernemental ». Les masses auxquelles, « dans les
républiques les plus démocratiques », la loi confère
l’égalité intégrale et qui,
« par
différents moyens et manœuvres, sont évincées en réalité de la
participation à la vie politique et ne peuvent jouir de leurs droits
et libertés démocratiques, participent maintenant de façon
permanente décisive à l’administration démocratique de l’Etat ».
Lénine, Œuvres complètes, édition russe, t. XVI.)
Voilà
pourquoi le pouvoir soviétiste est une nouvelle
forme d’organisation étatique, différant essentiellement
de l’ancienne forme démocratique et parlementaire bourgeoise, un
nouveau type d’Etat adapté non pas à l’exploitation et
à l’oppression des masses laborieuses, mais à leur
affranchissement intégral, à l’œuvre de la dictature du
prolétariat.
Lénine
a raison de dire que l’avènement du pouvoir soviétiste
« a
marqué le terme du parlementarisme démocratique bourgeois, le début
d’une nouvelle ère de l’humanité : l’ère de la
dictature prolétarienne ».
En
quoi consistent les traits caractéristiques du pouvoir soviétiste ?
En
ce que le pouvoir soviétiste est, de toutes les organisations
étatiques possibles tant que subsistent les classes, celle qui a le
caractère de masse le plus prononcé, celle qui est le plus
démocratique. En effet, permettant l’alliance et la collaboration
des ouvriers et des paysans exploités dans leur lutte contre les
exploiteurs et s’appuyant dans son travail sur cette alliance et
collaboration, il est par là même le pouvoir de la majorité de la
population sur la minorité, l’Etat de cette majorité,
l’expression de sa dictature.
En
ce que le pouvoir soviétiste est la plus internationaliste de toutes
les organisations étatiques de la société de classes, car
supprimant toute oppression nationale et s’appuyant sur la
collaboration de masses laborieuses de nationalités différentes, il
facilite par là même l’union do tes masses en un Etat unique.
En
ce que le pouvoir soviétiste, par sa structure, facilite la
direction des masses opprimées et exploitées par leur avant-garde,
le prolétariat, qui représente l’élément le plus cohérent et
le plus conscient des soviets.
« L’expérience
de tous les mouvements des classes opprimées, l’expérience du
mouvement socialiste mondial, dit Lénine, nous apprend que, seul, le
prolétariat est capable de grouper les différentes couches
retardataires de la population laborieuse exploitée et de les mener
à sa suite. »
Or,
la structure du pouvoir soviétiste facilite l’application des
enseignements de cette expérience.
En
ce que le pouvoir soviétiste, réunissant le pouvoir législatif et
le pouvoir exécutif en un seul organe et remplaçant les
circonscriptions électorales territoriales par des circonscriptions
(fabriques et usines) basées sur le principe de la production, relie
par là même directement les ouvriers et les masses laborieuses à
l’appareil de l’Etat et leur apprend l’administration du pays.
En
ce que le pouvoir soviétiste seul est capable de soustraire l’armée
au commandement bourgeois et de la transformer, d’instrument
d’oppression du peuple, en instrument de son affranchissement du
joug de la bourgeoisie indigène et étrangère.
En
ce que, comme le dit Lénine,
« seule,
l’organisation soviétiste de l’Etat peut détruire immédiatement
et définitivement l’ancien appareil administratif et juridique
bourgeois ».
En
ce que, seul, l’Etat soviétiste, permettant la participation
constante des organisations des travailleurs à la gestion des
affaires publiques, est capable de préparer cette disparition
progressive de l’Etat à laquelle tend naturellement le
développement de la société communiste.
Ainsi
donc, la République des soviets est la forme politique, si longtemps
cherchée, dans le cadre de laquelle doit se réaliser l’émancipation
économique du prolétariat, le triomphe complet du socialisme.
La
Commune de Paris a été l’embryon de cette forme. Le pouvoir
soviétiste en est le développement et le parachèvement.
Voilà
pourquoi Lénine dit que :
La
République des soviets des députés ouvriers, soldats et paysans
est non seulement un type plus élevé d’institution démocratique,
mais aussi la forme susceptible d’assurer la réalisation la plus
indolore du socialisme. (Thèse sur l’Assemblée constituante.)
V
− La question paysanne
De
ce thème, je retiendrai quatre questions :
a)
position de la question ;
b)
la paysannerie pendant la révolution démocratique bourgeoise ;
c)
la paysannerie pendant la révolution prolétarienne ;
d)
la paysannerie après la consolidation du pouvoir des Soviets.
1.
Position de la question
D’aucuns
pensent que la base, le point de départ du léninisme est la
question de la paysannerie, de son rôle, de son importance.
C’est
là une opinion erronée. La question fondamentale du léninisme, son
point de départ est la question de la dictature du prolétariat, des
conditions de son établissement et de sa consolidation. La question
paysanne, en tant que question de la recherche d’un allié pour le
prolétariat dans sa lutte pour le pouvoir, n’en est qu’un
corollaire.
Néanmoins
ce fait ne lui enlève rien de son importance pour la révolution
prolétarienne. C’est à la veille de la révolution de 1905 que la
question paysanne a commencé à attirer sérieusement l’attention
des marxistes russes. La question du renversement du tsarisme et de
la réalisation de l’hégémonie du prolétariat imposait alors au
parti la recherche d’un allié pour le prolétariat dans la
révolution bourgeoise imminente.
La
question paysanne a revêtu un caractère encore plus urgent en 1917,
lorsque la question de l’instauration et du maintien de la
dictature du prolétariat a posé la question des alliés éventuels
de ce dernier dans la révolution prolétarienne imminente. Il est
évident, en effet, que, si l’on se dispose à prendre le pouvoir,
on a intérêt à connaître les alliés sur lesquels on peut
compter.
En
ce sens, la question paysanne est partie de la question générale de
la dictature du prolétariat et, comme telle, représente une des
questions les plus importantes du léninisme.
Si
les partis de la IIe Internationale n’ont que de l’indifférence
ou même de l’aversion pour la question paysanne, la raison n’en
est pas seulement dans les conditions spéciales de l’Occident,
mais surtout dans le fait que ces partis ne croient pas à la
dictature du prolétariat, redoutent la révolution et ne songent
nullement à mener le prolétariat à la conquête du pouvoir.
Or,
si l’on ne veut pas mener les prolétaires à la bataille, il est
évidemment inutile de leur chercher des alliés. La IIe
Internationale considère son attitude ironique envers la question
paysanne comme l’indice du marxisme véritable. En réalité, il
n’y a dans cette attitude rien de marxiste, car l’indifférence
pour une question aussi importante, à la veille de la révolution
prolétarienne, est une négation indirecte de la dictature du
prolétariat, une trahison indubitable du marxisme.
Les
possibilités révolutionnaires que recèle la paysannerie sont-elles
déjà épuisées et si non, y a-t-il un espoir, une raison de les
exploiter pour la révolution prolétarienne, de faire de la masse
rurale, qui a été pendant les révolutions d’Occident et reste
encore une réserve de forces pour la bourgeoisie, un allié du
prolétariat ? C’est ainsi que se pose la question.
Le
léninisme y répond affirmativement. En d’autres termes, il
reconnaît que, parmi la majorité de la paysannerie exploitée, il
existe des capacités révolutionnaires et qu’on peut les utiliser
dans l’intérêt de la révolution prolétarienne. L’histoire des
trois révolutions russes confirme entièrement ses déductions sur
ce point.
De
là, la nécessité de soutenir les masses rurales laborieuses dans
leur lutte contre leur exploitation et leur oppression. Cela ne
signifie pas, certes, que le prolétariat doive soutenir tous les
mouvements paysans. II doit soutenir ceux qui facilitent directement
ou indirectement le mouvement émancipateur du prolétariat,
profitent à la révolution prolétarienne, contribuent à faire de
la paysannerie une réserve et une alliée de la classe ouvrière.
2.
La paysannerie pendant la révolution démocratique bourgeoise
Durant
cette période, qui va de la révolution de 1905 à celle de février
1917 (incluse), la paysannerie s’affranchit de l’influence de la
bourgeoisie libérale, se détache des cadets,
se tourne vers le prolétariat, vers le parti
bolchevik. L’histoire de cette période est l’histoire de la
lutte des cadets (bourgeoisie libérale) et des bolcheviks
(prolétariat) pour la conquête de la paysannerie.
La
période parlementaire décida de l’issue de cette lutte. Les
quatre Douma furent une excellente leçon de choses pour les paysans.
Elles
leur montrèrent qu’ils ne recevraient des cadets ni la terre, ni
la liberté, que le tsar était entièrement pour les grands
propriétaires fonciers, que les cadets soutenaient le tsar, que la
seule force sur laquelle ils pussent compter était représentée par
les ouvriers urbains, par le prolétariat.
La
guerre impérialiste ne fit que confirmer les enseignements de la
période parlementaire ; elle acheva de détacher la paysannerie
de la bourgeoisie et d’isoler les libéraux en montrant
l’impossibilité d’obtenir la paix du tsar et de ses alliés
bourgeois. Sans les leçons de choses de la période parlementaire,
l’hégémonie du prolétariat eût été impossible.
C’est
ainsi que se constitua l’alliance des ouvriers et des paysans dans
la révolution démocratique bourgeoise. C’est ainsi que s’établit
l’hégémonie du prolétariat dans la lutte commune pour le
renversement du tsarisme, hégémonie qui amena la révolution de
février 1917.
Les
révolutions bourgeoises d’Occident (Angleterre, France, Allemagne,
Autriche) avaient, on le sait, suivi une autre voie. Le rôle
directeur y avait appartenu non pas au prolétariat, trop faible pour
représenter une force politique indépendante, mais à la
bourgeoisie libérale.
Ce
n’est pas par le prolétariat, peu nombreux et inorganisé, mais
par la bourgeoisie, que la paysannerie avait été délivrée du joug
de la féodalité. La paysannerie avait marché à l’assaut de
l’ancien régime aux côtés de la bourgeoisie libérale. Elle
avait été en Occident la réserve de la bourgeoisie. Par suite, la
révolution avait eu pour résultat de renforcer considérablement
l’importance politique de cette dernière.
En
Russie, la révolution bourgeoise donna des résultats diamétralement
opposés. Loin de renforcer politiquement la bourgeoisie, elle
l’affaiblit et lui enleva sa réserve fondamentale, la paysannerie.
Elle
mit au premier plan non pas la bourgeoisie libérale, mais le
prolétariat révolutionnaire autour duquel se rallia la masse
rurale. Par suite, elle se transforma rapidement en révolution
prolétarienne. L’hégémonie du prolétariat fut l’embryon de sa
dictature.
Pourquoi
la révolution russe a-t-elle suivi une voie si différente de celle
des révolutions bourgeoises d’Occident ?
Parce
qu’au moment où elle a éclaté en Russie, la lutte de classe y
était plus développée que naguère en Occident.
En
1917, en effet, le prolétariat russe avait déjà réussi à se
constituer en force politique indépendante, tandis que la
bourgeoisie libérale, effrayée par le révolutionnarisme du
prolétariat, avait perdu tout caractère révolutionnaire et fait
bloc avec le tsar et les seigneurs terriens contre les ouvriers et
les paysans.
Pour
bien comprendre le caractère spécial de la révolution bourgeoise
russe, il convient de tenir compte des circonstances suivantes :
a)
A la veille de la révolution, l’industrie était
extraordinairement concentrée. Les entreprises de plus de 500
ouvriers chacune occupaient 54 % des ouvriers, alors que, dans
un pays aussi développé que les Etats-Unis, elles n’en
employaient que 33 %.
Ce
seul fait, allié à l’existence d’un parti aussi révolutionnaire
que celui des bolcheviks, faisait de la classe ouvrière russe la
plus grande force politique du pays ;
b)
Avec les formes monstrueuses de l’exploitation dons l’industrie,
alliées à un régime policier intolérable, chaque grève sérieuse
devenait un acte politique d’une importance immense contribuant à
tremper la classe ouvrière et à en faire une force radicalement
révolutionnaire ;
c)
Epouvantée par le révolutionnarisme du prolétariat, dépendant en
outre étroitement de l’Etat qui lui fournissait des commandes, la
bourgeoisie russe s’était faite depuis 1905 la servante du
tsarisme ;
d)
Les survivances les plus odieuses du régime féodal dans la
campagne, où le seigneur terrien était tout-puissant, ne pouvaient
que rendre la révolution populaire parmi les paysans ;
e)
Comprimant tout ce qu’il y avait de vivant dans la nation, le
tsarisme, par son arbitraire, renforçait le joug du capitalisme et
du propriétaire foncier − ce qui contribuait à fondre la lutte
des ouvriers et des paysans en un torrent révolutionnaire unique ;
f)
Transformant toutes ces contradictions de la vie politique russe en
une crise révolutionnaire, la guerre impérialiste avait donné à
la révolution une impulsion formidable.
Où
la paysannerie pouvait-elle chercher un appui contre, l’omnipotence
du propriétaire foncier, l’arbitraire du tsar, la guerre
dévastatrice qui la ruinait ?
Auprès
de la bourgeoisie libérale ? Mais cette dernière était son
ennemie − ce qu’avait prouvé éloquemment l’expérience des
quatre Douma. Auprès des s.-r. ?
Les
s.-r., certes, valaient « mieux » que les cadets, leur
programme « convenait » à peu près aux paysans ;
mais que pouvaient-ils faire puisqu’ils ne s’appuyaient que sur
la masse rurale et qu’ils étaient faibles dans les villes, base
principale de la puissance de l’adversaire !
Où
était la nouvelle force qui ne s’arrêterait devant rien,
marcherait hardiment au premier rang dans la lutte contre le tsar et
le seigneur terrien, aiderait la paysannerie à s’affranchir, à
obtenir la terre, à sortir de la guerre ?
Cette
force, c’était le prolétariat qui, en 1905 déjà, avait montré
sa vaillance, son esprit révolutionnaire, son aptitude à mener la
lutte jusqu’au bout.
Voilà
pourquoi la paysannerie, qui avait abandonné les cadets pour
s’accrocher aux s.-r., comprit la nécessité de se soumettre à la
direction d’un chef révolutionnaire aussi valeureux que le
prolétariat russe.
Tels
sont les facteurs qui ont déterminé le caractère spécial de la
révolution bourgeoise russe.
3.
La paysannerie pendant la révolution prolétarienne
Cette
période est relativement courte (février-octobre 1917), mais, au
point de vue de la formation politique des masses, les huit mois
qu’elle englobe équivalent à des dizaines d’années ordinaires,
car ce sont huit mois de révolution.
De
plus en plus, la paysannerie perd confiance dans les s.-r. et se
détache de ces derniers pour se rapprocher du prolétariat, qui lui
apparaît comme la seule force révolutionnaire véritable capable de
donner la paix au pays. L’histoire de cette période est l’histoire
de la lutte des s.-r. (démocratie petite-bourgeoise) et des
bolcheviks (démocratie prolétarienne) pour la conquête de la
majorité des paysans.
Gouvernement
de coalition, ministère Kérensky, refus des s.-r. et des menchéviks
de confisquer la terre des grands propriétaires, efforts des
socialistes pour continuer la guerre, offensive de juin sur le front
autrichien, rétablissement de la peine de mort pour les soldats,
insurrection de Kornilov, tels furent les facteurs qui décidèrent
de l’issue de cette lutte.
La
question fondamentale, durant la période précédente, avait été
celle du renversement de l’autocratie et du pouvoir des seigneurs
terriens. Mais après la révolution de février, le tsar étant
détrôné, la liquidation de la guerre, qui minait les forces vives
du pays et ruinait les paysans, devenait la tâche essentielle de la
révolution. Le centre de gravité n’était plus dans les questions
d’ordre intérieur, mais dans la question de la guerre. « Terminons
la guerre », tel était le en général du pays épuisé et
principalement de la masse rurale.
Mais,
pour sortir de la guerre, il fallait abattre le Gouvernement
provisoire, terrasser les s.-r. et les menchéviks, car c’étaient
eux qui voulaient continuer la guerre jusqu’à « la victoire
finale ». Pratiquement, l’unique moyen de terminer la guerre
était de renverser la bourgeoisie.
Ce
fut l’œuvre de la révolution prolétarienne, qui enleva le
pouvoir à la dernière réserve de la bourgeoisie impérialiste, à
sa fraction d’extrême gauche, les s.-r. et les menchéviks, pour
le donner au parti du prolétariat révolutionnaire, opposé à la
guerre impérialiste. La majorité des paysans soutint la lutte des
ouvriers pour ta paix et le pouvoir soviétiste.
Ainsi
donc, le régime Kérensky fut une excellente leçon de choses pour
les masses laborieuses des campagnes, car il montra que les s.-r. et
les menchéviks au pouvoir ne donneraient ni la paix au pays, ni la
terre ni la liberté au paysan, qu’ils ne se distinguaient des
cadets que par leurs discours doucereux et leurs promesses
trompeuses, qu’en réalité, ils poursuivaient la même politique
impérialiste, que le seul pouvoir capable de tirer la Russie de
l’impasse était le pouvoir des soviets.
La
prolongation de la guerre ne fit que confirmer la justesse de cette
leçon ; elle accéléra la révolution et poussa les masses
rurales et les soldats à faire bloc avec le prolétariat.
L’isolement
des s.-r. et des menchéviks devint un fait incontestable. Sans
l’expérience de la période de coalition, la dictature du
prolétariat eût été impossible.
Tels
sont les facteurs qui ont facilité la transformation de la
révolution bourgeoise en révolution prolétarienne.
4.
La paysannerie après la consolidation du pouvoir des Soviets
Après
le renversement du tsarisme, suivi bientôt du renversement de la
bourgeoisie et de la liquidation de la guerre impérialiste, le
pouvoir soviétiste a eu à soutenir une longue guerre civile, dont
il est sorti victorieux et considérablement affermi.
Les
questions de l’organisation économique sont alors venues au
premier plan.
Accroître
le rendement de l’industrie nationalisée ; la relier à cet
effet avec l’économie paysanne par le commerce régularisé par
l’Etat ; remplacer la réquisition des produits alimentaires
par l’impôt en nature ; diminuer progressivement ce dernier
de façon à réaliser l’échange équitable des produits
industriels contre les produits agricoles ; intensifier le
commerce et développer la coopération en y faisant participer la
masse rurale : telles sont les mesures d’organisation
économique préconisées par Lénine pour la pose des fondements de
l’économie socialiste.
Mais
cette tâche est-elle réalisable dans un pays rural comme la
Russie ? Les sceptiques le nient, déclarant que la paysannerie
se compose de petits producteurs et, par suite, ne peut être
utilisée pour l’organisation des bases de la production
socialiste.
Mais
ils se trompent, car ils négligent certains facteurs d’une
importance capitale en l’occurrence.
En
premier lieu, on ne saurait assimiler la paysannerie de l’Union
des Républiques soviétistes à la paysannerie d’Occident.
Une
paysannerie qui a traversé trois révolutions, qui a lutté contre
le tsar et le pouvoir de la bourgeoisie avec le prolétariat et sous
la direction de ce dernier, qui a reçu la terre et la paix grâce à
la révolution prolétarienne et est devenue par suite un auxiliaire
fidèle du prolétariat, est forcément différente d’une
paysannerie qui a lutté pendant la révolution bourgeoise sous la
direction de la bourgeoisie libérale, qui a reçu la terre des mains
de cette bourgeoisie et est devenue par suite son appui.
Redevable
de sa liberté à son alliance politique avec le prolétariat qui l’a
soutenue de toutes ses forces, la paysannerie russe ne peut pas ne
pas comprendre qu’il est également de son intérêt de collaborer
étroitement avec ce dernier dans le domaine économique.
Engels
disait que
« la
conquête du pouvoir politique par le parti socialiste était l’œuvre
de l’avenir prochain », qu’à cet effet « le parti
devait aller de la ville au village et devenir fort dans la
campagne ».
Les
communistes russes ont suivi ce précepte : durant trois
révolutions, ils n’ont cessé de travailler la campagne, où ils
disposent maintenant d’une influence à laquelle nos camarades
d’Occident n’osent même pas songer.
Comment
nier que ce fait est de nature à faciliter considérablement la
collaboration économique des ouvriers et des paysans russes ?
Nos
sceptiques affirment que l’existence du petit propriétaire rural
représente un facteur incompatible avec l’organisation socialiste.
Mais
voyez ce que dit Engels à ce propos :
Nous
sommes résolument pour le petit paysan. Nous ferons tout notre
possible pour lui rendre la vie plus tolérable, pour lui faciliter
l’association s’il le désire.
Au
cas où il ne s’y déciderait pas, nous lui donnerions le temps d’y
réfléchir sur son lopin de terre. Nous agirons ainsi non seulement
parce que nous considérons que le petit paysan autonome peut
parfaitement se ranger de notre côté, mais aussi parce que c’est
l’intérêt direct du parti.
Plus
nombreux seront les paysans que nous laisserons se prolétariser et
que nous attirerons à nous lorsqu’ils sont encore des paysans, et
plus la transformation sociale sera rapide et facile. Four cette
transformation, il est inutile d’attendre le moment où la
production capitaliste si sera développée partout jusqu’à ses
extrêmes limites ; où le dernier artisan et le dernier petit
paysan tomberont victimes de la grande production capitaliste.
Les
sacrifices matériels que, dans l’intérêt des paysans, la société
aura à supporter peuvent, du point de vue de l’économie
capitaliste, paraître un gaspillage d’argent ; pourtant,
c’est un excellent emploi du capital, parce que cela économisera
une somme peut-être dix fois supérieure dans les dépenses
nécessaires à la transformation de la société tout entière.
C’est pourquoi, dans ce sens, nous pouvons être très généreux
pour les paysans (La question paysanne).
Voilà
ce que disait Engels au sujet de la paysannerie d’Occident. Mais
n’est-il pas clair que cela ne peut être réalisé nulle part
aussi facilement et aussi complètement que dans les pays de
dictature du prolétariat ?
N’est-il
pas évident que c’est uniquement en Russie soviétiste que le
« petit paysan autonome » peut passer peu à peu de notre
côté, que les « sacrifices matériels nécessaires peuvent
être faits, que « la générosité envers les paysans »
est possible, que ces mesures en faveur des paysans et d’autres
analogues sont déjà appliquées en Russie ?
Comment
nier que cette circonstance à son tour soit de nature à faciliter
et à faire progresser l’organisation économique au pays des
soviets ?
En
second lieu, l’économie rurale russe ne saurait être
assimilée à l’économie rurale d’Occident. Cette dernière se
développe dans la ligne du capitalisme, amenant par suite la
formation de domaine immenses, parallèlement à des parcelles
infimes, et une différenciation profonde de la paysannerie (grands
propriétaires terriens, petits cultivateurs, journaliers agricoles).
Il
n’en est pas de même en Russie. Dans son évolution, l’économie
rurale ne peut y suivre cette voie, par le simple fait de l’existence
du pouvoir soviétiste et de la nationalisation des principaux
instruments et moyens de production. Elle se développera par
l’adhésion de la petite et de la moyenne paysannerie à la
coopération, que soutiendra l’Etat en lui octroyant des crédits à
des conditions favorables.
Dans
ses articles sur la coopération, Lénine a indiqué avec justesse
que cette dernière devrait désormais suivre une nouvelle voie ;
qu’il fallait par son intermédiaire attirer la majorité des
paysans à l’œuvre de l’organisation socialiste, inculquer
graduellement à la population rurale les principes du collectivisme,
tout d’abord dans le domaine de la vente, puis dans celui de la
production des produits agricoles.
L’action
de la coopération agricole est, sous ce rapport, extrêmement
intéressante. Il s’est formé, au sein du Selsko-soyouz, de
nouvelles grandes organisations dans les différentes branches de
l’économie rurale : lin, pommes de terre, beurre, etc. Parmi
ces organisations qui ont le plus grand avenir, la Coopération
Centrale du Lin, par exemple, englobe tout un réseau de sociétés
de producteurs de lin.
Fournissant
aux paysans des graines et des instruments, elle leur achète ensuite
toute leur production linière, qu’elle écoule en gros sur le
marché, leur assure une participation aux profits et relie ainsi
l’économie paysanne par le Selsko-soyouz à l’industrie
étatique. Cette forme d’organisation de la production est un des
nombreux indices de la voie dans laquelle se développera l’économie
rurale en Russie.
Il
est évident que la paysannerie s’engagera volontiers dans cette
voie, qui la garantira de la restauration de la grande propriété
foncière, de l’esclavage salarié, de la misère et de la ruine.
Voici
ce que dit Lénine du rôle de la coopération :
Possession
par l’Etat des principaux instruments de production, possession du
pouvoir politique par le prolétariat, alliance de ce prolétariat
avec la masse immense des petits paysans qu’il dirige, n’est-ce
pas là tout ce qu’il nous faut pour pouvoir, avec la seule
coopération (que nous traitions auparavant de mercantile et que nous
avons maintenant jusqu’à un certain point le droit de traiter
ainsi sous la Nep), procéder à la construction pratique de la
société socialiste ? Ce n’est pas là encore la construction
de la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire
et suffisant pour cette construction (De la Coopération.)
Parlant
ensuite de la nécessité de soutenir la coopération par une aide
financière et autre, préconisant la coopération comme « nouveau
principe de l’organisation de la population » et nouveau
« régime social » sous la dictature du prolétariat,
Lénine déclare :
Chaque
régime social ne surgit qu’avec l’aide financière d’une
classe déterminée. Inutile de rappeler les centaines de millions de
roubles qu’a coûtés la naissance du capitalisme « libre ».
Maintenant,
nous devons comprendre que le régime social que nous devons soutenir
plus que tout est le régime coopératif. Mais il faut le soutenir au
sens véritable du mot ; en d’autres ternies, il ne s’agit
pas de soutenir un mode quelconque de coopération ; il s’agit
de soutenir une coopération à laquelle participe effectivement la
masse de la population (De la Coopération.)
Que
montrent tous ces faits ?
Que
les sceptiques ont tort.
Que
le léninisme a raison de considérer les masses paysannes
laborieuses comme la réserve du prolétariat.
Que
le prolétariat au pouvoir peut et doit utiliser cette réserve pour
souder l’industrie à l’économie rurale et poser solidement les
fondations de l’économie socialiste.
VI
− La question nationale
De
ce thème, je retiendrai deux questions principales :
a)
position de la question
b)
le mouvement de libération des peuples opprimés et la révolution
prolétarienne.
1.
Position de la question
Au
cours des vingt dernières années, la question nationale a subi une
série de modifications extrêmement importantes. Actuellement, par
son ampleur comme par son caractère interne, elle diffère
profondément de ce qu’elle était sous la Ile Internationale.
Elle
était alors limitée presque exclusivement à la question de
l’oppression des nationalités « cultivées ».
Irlandais,
Hongrois, Polonais, Finlandais, Serbes : tels étaient les
principaux peuples plus ou moins asservis dont le sort intéressait
la IIe Internationale. Quant aux centaines de millions d’Asiatiques
et d’Africains, écrasés sous le joug le plus brutal, presque
personne ne s’en souciait. Il semblait impossible de mettre sur le
même plan les blancs et les noirs, les « civilisés » et
les « sauvages ».
L’action
de la IIe Internationale en faveur des colonies se bornait à de
rares et vagues résolutions où la question de l’émancipation des
colonies était soigneusement évitée.
Cet
opportunisme dans la question nationale a vécu.
Le
léninisme l’a démasqué ; il a détruit la barrière entre
blancs et noirs, Européens et exotiques, assimilé les esclaves
« civilisés » aux esclaves « non civilisés »
de l’impérialisme et relié ainsi la question nationale à la
question coloniale. Par, là même, la question nationale est devenue
une question internationale : celle de la libération des
peuples opprimés des colonies et des pays asservis par
l’impérialisme.
Jadis,
le droit des nations à disposer d’elles-mêmes était fréquemment
réduit au droit à l’autonomie.
Certains
leaders de la IIe Internationale allaient même jusqu’à le
transformer en droit à l’autonomie culturelle ; autrement
dit, ils accordaient aux nations opprimées le droit d’avoir leurs
institutions culturelles, mais leur refusaient celui de se libérer
du joug politique de la nation dominante. Par suite, le principe du
droit des nations à disposer d’elles-mêmes risquait de servir à
justifier les annexions. Cette confusion est maintenant dissipée.
Le
léninisme a élargi la conception du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes ; il a reconnu aux colonies et aux pays
assujettis le droit de se séparer complètement de l’Etat auquel
ils sont rattachés, de se constituer en Etats indépendants.
Par
là même a été écartée la possibilité de justifier les
annexions. Et ainsi, le principe du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes qui, durant la guerre impérialiste, a été aux mains
des social-patriotes un instrument de duperie des masses, sert
maintenant à dévoiler les tendances impérialistes et les manœuvres
chauvines, et représente un instrument d’éducation politique des
masses dans l’esprit de l’internationalisme.
Auparavant,
la question des nations opprimées était ordinairement considérée
comme une question juridique.
Proclamation
solennelle de l’égalité des citoyens, d’un même pays,
déclarations innombrables sur l’égalité des nations ; voilà
ce à quoi s’amusaient les partis de la IIe Internationale, voilant
soigneusement le fait que, sous l’impérialisme, qui permet à
quelques peuples de vivre de l’exploitation des autres, « l’égalité
des nations » n’est qu’une fiction.
Le
léninisme a démasqué l’hypocrisie de ce point de vue juridique
dans la question nationale. Il a montré que, sans un appui direct
des partis prolétariens à la lutte des peuples opprimés, les
déclarations pompeuses sur l’égalité des nations n’étaient
que des phrases mensongères.
Ainsi,
la question des nations opprimées est devenue la question du soutien
constant des peuples opprimés dans leur lutte contre l’impérialisme
pour leur indépendance nationale.
Pour
le réformisme, la question nationale était une question
indépendante, sans rapport avec la question de la domination du
capital, du renversement de l’impérialisme, de la révolution
prolétarienne.
On
admettait tacitement que la victoire du prolétariat en Europe est
possible sans une alliance directe avec Je mouvement de libération
nationale des colonies, que la solution de la question coloniale peut
être trouvée en dehors de la révolution prolétarienne, en dehors
de la lutte contre l’impérialisme.
Ce
point de vue antirévolutionnaire est maintenant démasqué. Le
léninisme a prouvé et la guerre impérialiste et la révolution en
Russie ont confirmé que la question nationale ne peut être résolue
que sur le terrain de la révolution prolétarienne, que la victoire
de la révolution en Occident exige l’alliance du prolétariat
européen avec le mouvement des colonies et des pays assujettis
contre l’impérialisme. La question nationale est partie de la
question générale de la révolution prolétarienne, partie de la
question de la dictature du prolétariat.
Existe-t-il
dans le mouvement d’indépendance nationale des pays opprimés des
possibilités révolutionnaires, et, si oui, y a-t-il lieu de les
utiliser pour la révolution prolétarienne, de transformer les pays
coloniaux et assujettis, de réserve de la bourgeoisie impérialiste,
en alliés du prolétariat révolutionnaire ? C’est ainsi que
se pose la question.
Le
léninisme y répond affirmativement ; autrement dit, il
reconnaît l’existence de ces possibilités révolutionnaires et
juge nécessaire de les utiliser pour le renversement de l’ennemi
commun, l’impérialisme. Le mécanisme du développement de
l’impérialisme, la guerre impérialiste et la révolution russe
confirment entièrement les déductions du léninisme sur ce sujet.
De
là, pour le prolétariat, la nécessité de soutenir activement,
résolument le mouvement libérateur des peuples opprimés.
Il
ne s’ensuit pas évidemment que le prolétariat doive soutenir
n’importe quel mouvement national. Il doit appuyer ceux qui tendent
à l’affaiblissement, au renversement de l’impérialisme et non à
son maintien et à sa consolidation.
Il
arrive que les mouvements nationaux de certains pays opprimés soient
en conflit avec les intérêts du mouvement prolétarien.
Dans
ces cas, il ne saurait être question de les soutenir. La question
des droits d’une nation n’est pas une question isolée,
indépendante, mais une partie de la question générale de la
révolution prolétarienne. Par suite, elle doit être adaptée,
subordonnée à cette dernière.
Vers
1850, Marx était pour le mouvement national des Polonais et des
Hongrois contre celui des Tchèques et des Slaves du Sud. Pourquoi ?
Parce que ces derniers étaient alors des « peuples
réactionnaires », des avant-postes de la Russie autocratique
en Europe, alors que les Polonais et les Hongrois étaient des
« peuples révolutionnaires », luttant contre
l’autocratie.
Parce
que soutenir alors le mouvement national des Tchèques et des Slaves
du Sud, c’eût été soutenir indirectement le tsarisme, l’ennemi
le plus dangereux du mouvement révolutionnaire en Europe.
Les
différentes revendications de la démocratie, et entre autres le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ne sont pas un absolu,
mais une parcelle du mouvement démocratique (socialiste) mondial. Il
est possible que dans certains cas la partie soit en contradiction
avec le tout, et alors il faut la rejeter. (Lénine : Le bilan
de la discussion.)
Ainsi
donc, envisagés non pas au point de vue formel du droit abstrait,
mais sous l’angle de la réalité, au point de vue des intérêts
du mouvement révolutionnaire, certains mouvements nationaux peuvent
avoir un caractère réactionnaire.
De
même, le caractère incontestablement révolutionnaire de la plupart
des mouvements nationaux est aussi relatif et particulier que le
réactionnarisme de certains autres. Pour être révolutionnaire, un
mouvement national ne doit pas nécessairement être composé
d’éléments prolétariens, avoir un programme révolutionnaire ou
républicain, une base démocratique.
La
lutte de l’émir d’Afghanistan pour l’indépendance de son pays
est objectivement une lutte révolutionnaire malgré
le monarchisme de l’émir et de ses lieutenants, car elle
affaiblit, désagrège, sape l’impérialisme, alors que la lutte de
démocrates, de « socialistes », de « révolutionnaires »
et de républicains comme Kérensky et Tsérételli, Renaudel et
Scheidernann, Tchernov et Dan, Henderson et Clynes pendant la guerre
impérialiste était une lutte réactionnaire, car elle
avait pour résultat de farder l’impérialisme, de le consolider,
d’amener sa victoire.
De
même, la lutte des marchands et intellectuels bourgeois égyptiens
pour l’indépendance de l’Égypte est une lutte objectivement
révolutionnaire, malgré l’origine et la condition bourgeoises des
leaders du mouvement national, malgré leur opposition au socialisme,
alors que la lutte du gouvernement ouvrier anglais pour le maintien
de l’Égypte sous la tutelle de la Grande-Bretagne est une lutte
réactionnaire, malgré l’origine et la condition prolétariennes
des membres de ce gouvernement, malgré leurs soi-disant convictions
socialistes.
De
même, le mouvement national des autres grands pays coloniaux et
assujettis de l’Inde et la Chine n’en est pas moins, si même il
contredit les principes de la démocratie formelle, un coup direct
contre l’impérialisme, partant un .mouvement révolutionnaire.
Lénine
a raison de dire qu’il faut envisager le mouvement national des
peuples opprimés non pas du point de vue de la démocratie formelle,
mais du point de vue de ses résultats effectifs dans la lutte
générale contre l’impérialisme ; autrement dit, il faut
apprécier ce mouvement« non pas isolément, mais sur l’échelle
mondiale ».
2.
Le mouvement de libération des peuples opprimés et la révolution
prolétarienne
Dans
la solution de la question nationale, le léninisme part des thèses
suivantes :
a)
Le monde est divisé en deux camps : d’un côté, une infime
minorité de nations civilisées détenant la presque totalité du
capital financier et exploitant le reste de la population du globe ;
de l’autre, les peuples opprimés et exploités des colonies et des
pays assujettis, qui forment la majorité de la population ;
b)
Les colonies et les pays assujettis et exploités par le capital
financier constituent une immense réserve de forces pour
l’impérialisme ;
c)
Ce n’est que par la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme
que les peuples opprimés des pays coloniaux et assujettis arriveront
à se libérer du joug et de l’exploitation ;
d)
Les principaux peuples assujettis sont déjà entrés dans la voie du
mouvement libérateur national, qui doit infailliblement amener la
crise du capitalisme mondial ;
e)
Les intérêts du mouvement prolétarien dans les pays avancés et du
mouvement national dans les colonies exigent que ces deux mouvements
révolutionnaires fassent front unique contre l’ennemi commun,
l’impérialisme ;
f)
La victoire de la classe ouvrière dans les pays avancés et ]a
libération des peuples opprimés par l’impérialisme sont
impossibles sans la formation et la consolidation d’un front
révolutionnaire commun ;
g)
La formation d’un front révolutionnaire commun n’est possible
que si le prolétariat des pays oppresseurs soutient directement et
résolument le mouvement d’indépendance nationale des peuples
opprimés contre l’impérialisme de la métropole, car « un
peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre »
(Marx) ;
h)
Ce soutien consiste dans la défense, l’application du principe du
droit des nations à se séparer de la métropole, à se constituer
en Etats indépendants ;
i)
Sans l’application de ce principe, il est impossible de réaliser
l’union des nations en une économie mondiale unique, base
matérielle de la victoire socialiste ;
j)
Cette union ne peut être que volontaire, fondée sur la confiance
mutuelle et les rapports fraternels des différents peuples.
De
là, deux tendances dans la question nationale : la tendance à
l’émancipation politique du joug de ]’impérialisme et à la
création d’Etats nationaux indépendants, tendance qui a sa source
dans une réaction contre l’oppression impérialiste et
l’exploitation coloniale, et la tendance au rapprochement
économique des nations, tendance déterminée par la formation d’un
marché mondial et d’une économie mondiale.
L’histoire
du capitalisme nous montre deux tendances dans la question nationale.
La première, c’est l’éveil de la vie nationale et des
mouvements nationaux, la lutte contre toute oppression nationale, la
création d’Etats nationaux.
La
seconde, c’est le développement des relations de toute sorte entre
les nations, la destruction des barrières nationales, la création
de l’unité internationale du capital, de l’unité économique,
politique, scientifique, etc.
Ces
deux tendances sont la loi mondiale du capitalisme. La première
prédomine au début de son développement ; ]a seconde
caractérise la maturité du capitalisme qui marche à sa
transformation en société socialiste. (Lénine : Remarques
critiques.)
Pour
l’impérialisme, ces deux tendances représentent des
contradictions irréductibles, car il ne peut vivre sans exploiter
les colonies, sans les maintenir par la force dans le cadre d’un
« tout unique » ; il ne peut rapprocher les nations
que par des annexions et des extensions coloniales, sans lesquelles
il ne saurait se concevoir.
Pour
le communisme, au contraire, ces tendances ne sont que les deux
phases d’un seul processus : celui de l’émancipation des
peuples opprimés du joug de l’impérialisme.
Nous
savons, en effet, que la fusion économique universelle n’est
possible que sur les bases de la confiance mutuelle et en vertu d’un
accord librement consenti, que la formation d’une union volontaire
des peuples doit être précédée de la séparation des colonies
d’avec le « tout » impérialiste « unique »,
de la transformation de ces colonies en Etats indépendants.
De
là, la nécessité d’une lutte incessante, acharnée contre le
chauvinisme des « socialistes » des grandes puissances
(Angleterre, France, Amérique, Italie, Japon, etc.) qui ne veulent
pas combattre leurs gouvernements impérialistes et soutenir la lutte
des colonies opprimées pour leur affranchissement, leur séparation
d’avec la métropole.
Sans
cette lutte, il est impossible d’éduquer la classe ouvrière des
nations dominantes dans l’esprit de l’internationalisme
véritable, de la rapprocher des masses laborieuses des colonies et
des pays assujettis, de la préparer à la révolution prolétarienne.
La
révolution n’aurait pas triomphé en Russie, Koltchak et Dénikine
n’auraient pas été vaincus si le prolétariat russe n’avait eu
pour lui la sympathie et l’appui des peuples opprimés de l’ancien
empire tsariste. Mais, pour obtenir leur sympathie et leur appui, il
a dû d’abord briser leurs chaînes, les libérer du joug de
l’impérialisme russe.
Sans
cela, il aurait été impossible d’asseoir solidement le pouvoir
soviétiste, d’implanter l’internationalisme véritable et de
créer cette remarquable organisation de collaboration des peuples
qui s’appelle l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques
et qui représente le prototype de l’union future des peuples dans
une économie mondiale.
De
là, la nécessité de combattre dans les pays opprimés l’étroitesse
des socialistes qui ne voient que leurs intérêts nationaux directs,
se renferment dans leur action locale et ne veulent pas comprendre la
liaison du mouvement libérateur de leur pays avec le mouvement
prolétarien des pays dominants.
Sinon,
il est impossible de maintenir la solidarité de classe du
prolétariat des nations opprimées avec celui des pays dominants
dans leur lutte contre leur ennemi commun, l’impérialisme ;
sinon il est impossible de réaliser l’internationalisme.
Telle
est la voie à suivre pour l’éducation des masses laborieuses des
nations opprimées et des nations dominantes dans l’esprit de
l’internationalisme révolutionnaire. Voici ce que dit Lénine de
cette éducation :
Cette
éducation peut-elle être identique dans les grandes nations qui en
oppriment d’autres et dans les petites nations opprimées, dans les
pays qui annexent et dans les pays annexés ?
Evidemment
non. La marche vers un but unique : l’égalité complète, le
rapprochement étroit, la fusion de toutes les nations, peut
emprunter divers chemins, Ainsi, pour arriver à un point situé au
centre d’une page, on peut partir du bord gauche ou droit de cette
page.
Si,
prêchant la fusion des peuples, le social-démocrate d’un grand
pays oppresseur oublie que Nicolas II, Guillaume, George Poincaré et
autres sont aussi pour la « fusion » avec les petites
nations (au moyen de l’annexion) − Nicolas II est pour la
« fusion » avec la Galice, Guillaume II avec la Belgique,
etc., − un tel social-démocrate ne sera qu’un doctrinaire
ridiculeen théorie, qu’un doctrinaire ridicule en théorie et, en
pratique, qu’un auxiliaire de l’impérialisme.
Le
centre de gravité de l’éducation internationaliste des ouvriers
dans les pays oppresseurs doit résider dans la propagande et Je
soutien effectif du droit des peuples opprimés de se séparer de la
métropole.
Sans
cela, il n’y a pas d’internationalisme possible. Nous pouvons et
devons traiter d’impérialiste et de coquin tout socialiste d’un
Etat oppresseur s’il ne fait pas cette propagande. Le droit de
séparation d’avec la métropole est une revendication
indispensable, quoique jusqu’à l’avènement du socialisme cette
séparation ne soit possible que dans un cas sur mille.
Au
contraire, le socialiste d’une petite nation doit reporter le
centre de gravité de son agitation sur la deuxième partie de noire
formule : « union volontaire » des nations.
Il
peut être, sans violer ses devoirs d’internationaliste, et pour
l’indépendance politique de sa nation et pour son inclusion dans
un Etat voisin quelconque. Mais, dans tous les cas, il doit lutter
contre l’étroitesse nationale, ne pas se renfermer dans son
mouvement, envisager l’ensemble du mouvement, comprendre qu’il
faut subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général.
Les
gens qui n’ont pas approfondi la question voient une
« contradiction » dans le fait que les socialistes des
Etats oppresseurs doivent réclamer la « liberté de
séparation », et les socialistes des nations opprimées la
« liberté d’union » avec un autre peuple. Mais il
suffit d’un peu de réflexion pour voir qu’il n’est pas d’autre
voie vers l’internationalisme et la fusion des nations que celle
que nous indiquons dans notre thèse. (Lénine : Le
bilan de la discussion.)
VII
− Stratégie et tactique
De
ce thème, je retiendrai six questions :
a)
la stratégie et la tactique, science de la direction de la lutte de
classe du prolétariat ;
b)
les étapes de la révolution et la stratégie ;
c)
les flux et les reflux du mouvement et la tactique ;
d)
direction stratégique ;
e)
direction tactique ;
f)
réformisme et révolutionnisme.
1.
La stratégie et la tactique, science de la direction de la lutte de
classe du prolétariat
La
période de la IIe Internationale a été par excellence celle de la
formation et de l’instruction des armées prolétariennes à une
époque de tranquillité relative Le parlementarisme était alors la
forme principale de la lutte de classe.
Les
grands conflits de classe, la préparation aux batailles
révolutionnaires, les moyens d’instauration de la dictature du
prolétariat n’étaient pas à l’ordre du jour. On se bornait à
profiter des possibilités légales pour la formation et
l’instruction des armées prolétariennes, à utiliser le
parlementarisme dans le cadre d’un régime qui restreignait et
semblait devoir restreindre indéfiniment le prolétariat au rôle
d’opposition.
Il
est évident que dans une telle période et avec une telle conception
des tâches du prolétariat, il ne pouvait y avoir ni stratégie ni
tactique véritables, mais seulement des fragments de tactique et de
stratégie.
La
grande faute de la IIe Internationale n’est pas d’avoir utilisé
les formes parlementaires de lutte, mais d’en avoir surestimé
l’importance, de les avoir considérées presque comme les seules
possibles et, quand vint la période des combats révolutionnaires,
de la lutte extra-parlementaire, de s’être dérobée, refusée à
l’accomplissement de ses nouvelles tâches.
Ce
n’est qu’à la période suivante, période de l’action directe,
de la révolution prolétarienne, où le renversement de la
bourgeoisie s’imposa comme une nécessité, où la question des
réserves du prolétariat (stratégie) s’avéra urgente, où les
formes de lutte et d’organisation − parlementaires et
extra-parlementaires (tactique) − se manifestèrent nettement, que
pouvaient s’élaborer une stratégie et une tactique véritables de
la lutte du prolétariat.
C’est
alors que Lénine fit revivre les pensées géniales de Marx et
d’Engels sur la tactique et la stratégie, dissimulées par les
opportunistes de la ne Internationale. Mais il ne se borna pas à
reprendre leurs thèses. Il les développa, les compléta et les
réunit en un système de règles et de préceptes’ pour la
direction de la lutte de classe du prolétariat.
Des
ouvrages comme : Que faire ? Deux
tactiques, L’impérialisme, L’Etat et la
révolution, La révolution prolétarienne, La
maladie infantile sont incontestablement un apport
extrêmement précieux à l’arsenal du marxisme. La stratégie et
la tactiques léninistes sont la science de la lutte révolutionnaire
du prolétariat.
2.
Les étapes de la révolution et la stratégie
La
stratégie consiste à déterminer la direction du coup principal du
prolétariat et à régler en conséquence la disposition des forces
révolutionnaires au cours d’une étape donnée de la révolution.
Notre
révolution a varié dans sa stratégie suivant les étapes qu’elle
a traversées.
Première
étape : 1903-février 1917. But : renverser le
tsarisme, abolir les dernières survivances féodales. Force
essentielle de la révolution : le prolétariat. Réserve
directe : la paysannerie.
Coup
principal : isoler la bourgeoisie monarchiste libérale qui
s’efforçait de gagner la paysannerie et de liquider la révolution
par un accord avec le tsarisme. Disposition des forces :
alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie.
« Le
prolétariat doit pousser à fond la révolution démocratique en
ralliant à lui la masse de la paysannerie pour écraser la
résistance de l’autocratie et paralyser la bourgeoisie instable »
(Deux tactiques).
Deuxième
étape : mars 1917-octobre 1917. But : renverser
l’impérialisme en Russie et sortir de la guerre impérialiste.
Force essentielle de la révolution : le prolétariat. Réserve
directe : les couches pauvres de la paysannerie. Réserve
probable : le prolétariat des pays voisins. Circonstances
favorables : la prolongation de la guerre et la crise de
l’impérialisme. Coup principal : isoler la démocratie
petite-bourgeoise (menchéviks, s.-r.) s’efforçant de gagner les
masses rurales laborieuses et de terminer la révolution par un
accord avec l’impérialisme. Disposition des forces : alliance
du prolétariat et des paysans pauvres.
Le
prolétariat doit accomplir la révolution socialiste en ralliant à
lui la masse des éléments semi-prolétariens de la campagne afin de
briser par la force la résistance de la bourgeoisie et de paralyser
la paysannerie et la petite-bourgeoisie instable. (Lénine : Deux
tactiques.)
Troisième
étape (consécutive à la révolution d’Octobre). But :
consolider la dictature du prolétariat dans un pays. La révolution
ne reste pas limitée à une seule contrée, elle entre dans sa phase
mondiale.
Forces
essentielles : la dictature du prolétariat dans un pays, le
mouvement révolutionnaire du prolétariat dans les autres.
Principales réserves : les masses semi-prolétariennes et les
petits paysans dans les pays avancés, le mouvement national dans les
colonies et les pays asservis.
Coup
principal : isoler la démocratie petite-bourgeoise, les partis
de la IIe Internationale, promoteurs de la politique
de conciliation avec l’impérialisme. Disposition
des forces : alliance de la révolution prolétarienne avec le
mouvement national des colonies et des pays asservis.
La
stratégie porte sur les forces essentielles de la révolution et ses
réserves. Restant la même durant une étape donnée, elle change à
chaque nouvelle étape de la révolution.
3.
Les flux et les reflux du-mouvement et la tactique
La
tactique consiste à déterminer la ligne de conduite du prolétariat
pendant une période relativement courte de flux ou de reflux,
d’ascension ou de dépression du mouvement révolutionnaire, à
suivre cette ligne en remplaçant les anciens mots d’ordre, formes
de lutte et d’organisation, par de nouveaux, en alliant ces formes
les unes aux autres, etc.
Si
la tragédie a pour but, par exemple, de mener jusqu’au bout et de
gagner la guerre contre le tsarisme ou la bourgeoisie, la tactique,
elle, s’assigne des objectifs plus restreints.
Elle
s’efforce de gagner telle ou telle bataille, de faire aboutir telle
ou telle campagne, telle ou telle intervention appropriée à la
situation pendant une période donnée de poussée ou de dépression
révolutionnaire.
Elle
est partie de la stratégie et, comme telle, subordonnée à cette
dernière. La tactique varie selon les périodes de poussée ou de
dépression. Ainsi, dans la première étape de la révolution (1903-
février 1917), elle a varié à maintes reprises, alors que le plan
stratégique restait inchangé. De 1903 à 1905, elle était
offensive, car alors le mouvement se développait.
Grèves
politiques locales, manifestations politiques, grève politique
générale, boycottage de la Douma, insurrection, mois d’ordre
révolutionnaires de combat : telles sont alors les formes
successives de la lutte révolutionnaire, parallèlement auxquelles
varient les formes d’organisation. Comités d’usines, comités
paysans révolutionnaires, comités de grève, soviets des députés
ouvriers, parti ouvrier agissant plus ou moins ouvertement :
telles sont les formes d’organisation durant cette période.
De
1907 à 1912, le mouvement traversant une phase de dépression, le
parti fut oblige d’adopter la tactique de la retraite. Par suite,
les formes de lutte et d’organisation changèrent. Le boycottage du
Parlement fit place à la participation à la Douma, l’action
révolutionnaire directe aux interventions et au travail
parlementaires, la grève politique générale aux grèves
économiques partielles, ou même au calme complet. Le parti fut
réduit à l’action clandestine et les organisations
révolutionnaires de niasse remplacées par différentes
organisations légales (sociétés d’éducation, coopératives,
caisses d’assurance, etc.).
De
même, au cours de la deuxième et de la troisième étapes de la
révolution, la tactique changea fréquemment alors que la stratégie
restait invariable.
La
tactique a pour objet les formes de la lutte et de l’organisation
du prolétariat, qu’elle allie ou substitue les unes aux autres
suivant la situation. Dans une étape donnée de la révolution, elle
varie en fonction de la poussée ou de la dépression du mouvement.
4.
La direction stratégique
Les
réserves de la révolution peuvent être :
Directes :
a) paysannerie et couches intermédiaires de la population ; b)
prolétariat des pays voisins ; c) mouvement révolutionnaire
dans les colonies et les pays assujettis ; d) dictature du
prolétariat.
Le
prolétariat, tout en conservant sa suprématie, peut renoncer
temporairement à une partie de ces réserves, afin de neutraliser un
adversaire puissant ou d’en obtenir une trêve.
Indirectes :
a) antagonismes et conflits entre les classes indigènes
non-prolétariennes, susceptibles d’être utilisés par le
prolétariat pour affaiblir l’adversaire et renforcer ses propres
réserves ; b) antagonismes, conflits et guerres qui éclatent
entre les Etats bourgeois hostiles à l’Etat prolétarien, et que
le prolétariat peut utiliser pour mener son offensive ou couvrir sa
retraite.
L’importance
des réserves directes est évidente.
Quant
à celle des réserves indirectes, quoiqu’elle n’apparaisse pas
toujours clairement, elle est capitale pour la révolution. On ne
saurait nier, par exemple, l’importance immense du conflit entre la
démocratie petite-bourgeoise (s.-r.) et la bourgeoisie monarchiste
libérale (cadets) pendant et après la première révolution,
conflit qui a incontestablement contribué à soustraire la
paysannerie à l’influence de la bourgeoisie.
De
même, la guerre à mort que se livraient les principaux groupes
impérialistes au moment de la révolution d’Octobre les empêcha
de concentrer leurs forces contre la Russie soviétiste et permit au
prolétariat d’organiser les siennes, de consolider son pouvoir et
de préparer l’écrasement de Koltchak et de Dénikine.
Maintenant
que les antagonismes entre les groupes impérialistes s’accentuent
au point de rendre une nouvelle guerre inévitable, ces réserves
indirectes auront pour le prolétariat une importance de plus en plus
grande.
La
direction stratégique consiste à utiliser rationnellement toutes
ces réserves pour atteindre le but essentiel de la révolution au
cours d’une étape donnée.
En
quoi consiste principalement l’utilisation rationnelle des
réserves ?
Premièrement,
à concentrer le gros de ses forces sur le point le plus vulnérable
de l’adversaire au moment décisif, lorsque la révolution est déjà
mûre, que l’offensive se développe, que l’insurrection va
éclater et que le ralliement des réserves à l’avant-garde est
nécessaire pour assurer le succès. Comme exemple, nous prendrons la
stratégie du parti, d’avril à octobre 1917.
Le
point le plus vulnérable de l’adversaire était alors
incontestablement la guerre. Aussi le parti, sur cette question,
rassemblera-t-il autour de l’avant-garde prolétarienne la masse de
la population. Sa stratégie consista à former, à entraîner
l’avant-garde par des démonstrations, des manifestations et des
actions de rue, et, par l’intermédiaire des soviets à l’arrière
et des comités de soldats sur le iront, à rallier les réserves
autour de l’avant-garde. L’issue de la révolution a montré la
justesse de cette stratégie.
Voici
ce que, paraphrasant les thèses de Marx et Engels sur
l’insurrection, Lénine dit de cette utilisation des forces de la
révolution :
Ne
jamais jouer avec l’insurrection et, lorsqu’on
la commence, être bien pénétré de l’idée qu’elle doit
être menée jusqu’au bout. Rassembler, à l’endroit
et au moment décisifs, des forces de beaucoup supérieures à
celles de l’ennemi ; sinon, ce dernier, mieux préparé, mieux
organisé, anéantira les insurgés. L’insurrection une fois
commencée, agir avec le maximum de vigueur et prendre, coûte que
coûte, l’offensive. « La défensive est la mort de
l’insurrection armée. » S’efforcer de prendre l’ennemi
au dépourvu, de profiter du moment où ses troupes sont dispersées.
Remporter chaque jour des succès, même peu considérables (on
pourrait même dire « chaque heure » s’il s’agit
d’une seule ville), et conserver à tout prix la « supériorité
morale ». (Lénine : Sur la route de
l’insurrection.)
Deuxièmement,
à bien choisir le moment du coup décisif, le moment de
l’insurrection, qui doit être celui où la crise a atteint son
plus extrême degré d’acuité, où l’avant-garde, sûre de
l’appui de ses réserves, est prête à se battre jusqu’au bout,
où le désarroi est le plus fort dans les rangs de l’adversaire.
On
peut, dit Lénine,considérer le moment venu pour la bataille
décisive lorsque toutes les forces de classes qui nous sont hostiles
se sont suffisamment entre-déchirées, affaiblies dans leur lutte
mutuelle ; lorsque tous les éléments intermédiaires hésitants
et instables, c’est-à-dire la petite bourgeoisie, la démocratie
petite-bourgeoise, se sont suffisamment démasqués, déconsidérés
par leur faillite dans la pratique ; lorsque l’ensemble du
prolétariat commence à réclamer les actes révolutionnaires les
plus décisifs contre la bourgeoisie.
Alors,
la révolution est mûre ; alors, si nous avons bien tenu compte
de toutes les conditions énoncées plus haut et bien choisi le
moment, notre victoire est assurée (La maladie infantile du
communisme).
L’insurrection
d’Octobre peut être considérée comme un modèle de l’application
de cette stratégie.
Si
le parti n’observe pas cette deuxième condition, il commet, soit
en retardant sur le mouvement, soit en le devançant par trop, une
faute dangereuse, susceptible d’entraîner un échec.
Un
exemple de cette faute, c’est-à-dire du choix inopportun du moment
de l’insurrection : la tentative d’une partie de nos
camarades de commencer l’insurrection par l’arrestation de la
Conférence démocratique en août 1917, alors qu’il régnait
encore une certaine hésitation dans les soviets, que nous étions à
un tournant et que les réserves n’avaient pas encore rallié
l’avant-garde.
Troisièmement,
à suivre invariablement, malgré tous les obstacles, la direction
une fois adoptée afin que l’avant-garde ne perde pas de vue le but
essentiel de la lutte et que les masses marchent sans dévier vers ce
but en s’efforçant de se grouper le plus étroitement possible
autour de l’avant-garde.
La
violation de cette règle est des plus dangereuses, car elle amène
la « perte de la direction ». Un exemple : la
décision prise par notre parti, immédiatement après la Conférence
démocratique, de participer au Pré-Parlement. A ce moment, le parti
semblait avoir oublié que la création du Pré-Parlement était
uniquement une tentative de la bourgeoisie de faire dévier le pays
de la voie des soviets pour l’entraîner dans celle du
parlementarisme bourgeois, que sa participation à une telle
institution pouvait brouiller toutes les cartes et dévoyer les
ouvriers et les paysans menant la lutte révolutionnaire sous le mot
d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ».
Cette
faute fut réparée par la sortie des bolcheviks du Pré-Parlement.
Quatrièmement,
à manœuvrer avec ses réserves lorsque l’ennemi est supérieur en
force, qu’il est notoirement désavantageux d’accepter la
bataille et que la retraite, vu la corrélation des forces, est le
seul moyen pour l’avant-garde d’échapper à l’écrasement et
de conserver ses réserves.
Les
partis révolutionnaires doivent parachever leur instruction. Ils ont
appris à mener l’offensive. Maintenant, ils doivent comprendre la
nécessité de compléter cette science par celle de la retraite.
Instruite par une amère expérience, la classe révolutionnaire
commence à comprendre qu’il est impossible de vaincre sans
connaître à la fois l’art de l’offensive et celui de la
retraite (La maladie infantile du communisme).
Le
but de cette stratégie est de gagner du temps, de désagréger
l’adversaire et d’accumuler des forces pour passer ensuite à
l’offensive. Ainsi la conclusion de la paix de Brest permit au
parti de gagner du temps, d’exploiter les conflits de
l’impérialisme, de désagréger les forces de l’adversaire, de
conserver la paysannerie et de préparer l’offensive contre
Koltchak et Dénikine.
En
concluant une paix séparée, nous nous libérons, autant qu’il est
possible à l’heure actuelle, des deux groupes impérialistes
belligérants, nous exploitons leur hostilité, leur guerre qui les
empêche jusqu’à un certain point de conclure un accord contre
nous, nous nous assurons une période de tranquillité qui nous
permettra de poursuivre et de consolider la révolution socialiste.
(Lénine : Thèses sur la paix.)
Maintenant
– disait Lénine trois ans après Brest-Litovsk − les imbéciles
eux-mêmes voient que la paix de Brest était une concession qui nous
a renforcés et a morcelé les forces de l’impérialisme
international (Les nouveaux temps).
5.
La direction tactique
La
direction tactique est une partie de la, direction stratégique, à
laquelle elle est subordonnée. Elle consiste à assurer
l’utilisation rationnelle de toutes les formes de lutte et
d’organisation du prolétariat afin d’obtenir, dans une situation
donnée, le maximum de résultats nécessaire pour la préparation de
la victoire stratégique.
En
quoi consiste principalement l’utilisation rationnelle des formes
de lutte et d’organisation du prolétariat ?
Premièrement,
à mettre au premier plan les formes de lutte et d’organisation
qui, correspondant le mieux à l’état du mouvement, permettent
d’amener et de répartir convenablement les masses sur le front de
la révolution.
Il
faut que les masses conçoivent l’impossibilité du maintien de
l’ancien ordre de choses, la nécessité d’y mettre fin et le
montrent prêtes à soutenir l’avant-garde. Mais cette conscience
réfléchie ne leur viendra que de leur propre expérience. Leur
donner la possibilité de comprendre l’inéluctabilité du
renversement de l’ancien pouvoir, mettre en avant des moyens de
lutte et des formes d’organisation leur permettant de constater
expérimentalement la justesse des mots d’ordre révolutionnaires :
telle est la tâche à accomplir.
L’avant-garde
se serait détachée de la classe ouvrière et cette dernière aurait
perdu contact avec les masses, si jadis les bolcheviks n’avaient
pas résolu de participer à la Douma, d’y lutter, de concentrer
leurs forces sur l’action parlementaire afin de permettre aux
masses de constater la nullité de la Douma, le mensonge des
promesses des cadets, l’impossibilité d’un accord avec le
tsarisme, la nécessité de l’alliance de la paysannerie et de la
classe ouvrière. Sans cette expérience des masses dans la période
de la Douma, il eût été impossible de démasquer les cadets et
d’assurer l’hégémonie du prolétariat.
La
tactique de l’otzovisme était dangereuse parce qu’elle menaçait
de détacher l’avant-garde de ses réserves innombrables.
Le
parti se serait détaché de la classe ouvrière et celle-ci aurait
perdu son influence sur les paysans et les soldats si le prolétariat
avait suivi les communistes de gauche qui réclamaient l’insurrection
en avril 1917, alors que les menchéviks et les s.-r., partisans de
la guerre et de l’impérialisme, n’avaient pas encore eu le temps
de se discréditer aux yeux des masses, qui devaient constater à
leurs dépens le mensonge des discours
menchévico-socialistes-révolutionnaires sur la paix, la terre, la
liberté. Sans l’expérience des masses sous Kérensky, les
menchéviks et les s.-r. n’auraient pas été isolés et la
dictature du prolétariat aurait été impossible.
C’est
pourquoi la seule tactique juste consistait à mettre en lumière les
fautes des partis petits-bourgeois et à mener la lutte ouverte au
sein des soviets.
La
tactique des communistes de gauche était dangereuse parce qu’elle
menaçait d’enlever au parti son rôle de chef de la révolution
prolétarienne et d’en faire un ramassis de conspirateurs vides et
inconsistants.
Il
est impossible de vaincre avec la seule avant-garde. La lancer à la
bataille décisive avant que les larges masses ne soient prêtes à
la soutenir, ou tout au moins n’observent une neutralité
bienveillante…serait non seulement une folie, mais un crime.
Or,
pour que la masse des travailleurs et de ceux qu’opprime le capital
adopte une telle attitude, la propagande et l’agitation à elles
seules ne suffisent pas ; il faut l’expérience politique des
masses elles-mêmes.
Telle
est la loi fondamentale pour les grandes révolutions, loi confirmée
maintenant d’une façon frappante par la Russie comme par
l’Allemagne. Aussi bien que les masses russes incultes, souvent
illettrées, les masses allemandes, incomparablement plus cultivées,
ont dû constater à leurs dépens l’impuissance, la veulerie, la
platitude, l’infamie du gouvernement des hommes de la IIe
Internationale, l’inévitabilité soit de la dictature de la
réaction extrême (Kornilov en Russie, Kapp et consorts en
Allemagne), soit de la dictature du prolétariat, pour évoluer
résolument vers le communisme (La maladie infantile du
communisme).
Deuxièmement,
à trouver dans la chaîne des processus l’anneau auquel on pourra
se raccrocher au moment donné et dont la possession permettra de
tenir toute la chaîne et de préparer les conditions de la victoire
stratégique.
Il
s’agit de choisir parmi les tâches qui se posent au parti celle
qui est la plus urgente, la plus importante et dont l’accomplissement
permettra l’exécution des autres.
Nous
démontrerons cette proposition par deux exemples empruntés, l’un
au passé lointain, l’autre au passé récent.
Lorsque
le parti était encore en voie de formation, que les innombrables
organisations n’étaient pas reliées entre elles, que le
primitivisme, l’esprit de cercle et la confusion idéologique y
régnaient en maîtres, l’anneau essentiel de la chaîne, la tâche
fondamentale entre toutes était la création d’un journal illégal
pour toute la Russie. En effet, dans les conditions d’alors, ce
n’était qu’au moyen d’un tel journal que l’on pouvait créer
un noyau solide, capable de fondre en un tout unique les innombrables
cercles et organisations, de préparer les conditions de l’unité
idéologique et tactique et de poser ainsi les bases d’un parti
véritable.
Après
la guerre, au début de la restauration de l’économie, alors que
l’industrie était en proie à la désorganisation, que
l’agriculture soutirait du manque de produits industriels, que la
soudure de l’industrie étatique avec l’économie paysanne était
la condition essentielle de la réalisation du socialisme, l’anneau
essentiel, la lâche fondamentale était le développement du
commerce.
Pourquoi ?
Parce que, sous la Nep, la soudure de l’industrie et de l’économie
paysanne est impossible autrement que par le commerce ; parce
que la production sans l’écoulement des marchandises est la mort
de l’industrie ; parce qu’on ne peut élargir cette dernière
qu’en développant la vente ; parce que ce n’est qu’après
s’être consolidé dans le domaine commercial que l’on peut lier
l’industrie à l’agriculture, résoudre les autres problèmes à
l’ordre du jour et créer par là même les conditions pour la pose
des fondements de l’économie socialiste.
Il
ne suffit pas d’être révolutionnaire et partisan du socialisme ou
du communisme ; il faut savoir trouver à chaque moment donné
l’anneau de la chaîne auquel on puisse s’accrocher, qui
permettra de tenir fortement toute la chaîne et de s’accrocher à
l’anneau suivant… Au moment actuel, cet anneau, c’est le
développement du commerce intérieur et sa régularisation par
l’Etat.
Le
commerce, voilà l’anneau auquel, dans la chaîne historique des
événements, dans les formes transitoires de notre construction
socialiste, il nous faut nous accrocher de toutes nos forces. (
Lénine : De l’importance de l’or.)
6.
Réformisme et révolutionnisme
En
quoi la tactique révolutionnaire se distingue-t-elle de la tactique
réformiste ?
D’aucuns
pensent que le léninisme est contre les réformes, contre les
compromis et les accords. C’est faux. Les bolcheviks savent que,
dans un certain sens, « tout est bon à prendre », que,
dans certaines circonstances, les réformes en général, les
compromis et les accords en particulier, sont nécessaires et utiles.
Mener
la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale,
guerre cent fois plus difficile, plus longue, plus compliquée que la
guerre la plus acharnée qui puisse exister entre des Etats
quelconques, et renoncer à l’avance à louvoyer, à exploiter (ne
serait-ce que temporairement) les antagonismes d’intérêt entre
ses ennemis, à passer des accords et des compromis (quoique
temporaires, conventionnels, instables) avec des alliés possibles,
n’est-ce pas ridicule au plus haut point ?
N’est-ce
pas là la même chose que si dans l’ascension d’une montagne
abrupte, inexplorée, on se refusait à l’avance à faire des
zigzags, à revenir parfois en arrière, à s’écarter de la
direction fixée pour en essayer une autre ? (La maladie
infantile du communisme.)
Ce
qui importe, évidemment, ce ne sont pas les réformes, les compromis
ou les accords, mais l’usage que l’on en fait.
Pour
le réformiste, la réforme est tout ; quant au travail
révolutionnaire, il n’est là que pour la forme. C’est pourquoi,
avec la tactique réformiste sous le pouvoir bourgeois, toute réforme
tend inévitablement à consolider ce pouvoir, à désagréger la
révolution.
Pour
le révolutionnaire, au contraire, le principal, c’est le travail
révolutionnaire et non la réforme ; pour lui, la réforme
n’est que le produit accessoire de la révolution. C’est
pourquoi, avec la tactique révolutionnaire sous le pouvoir de la
bourgeoisie, toute réforme tend inévitablement à désagréger ce
pouvoir, à consolider la révolution, à devenir un point d’appui
pour le développement du mouvement révolutionnaire.
Le
révolutionnaire acceptera une réforme pour allier l’action légale
à l’action illégale, dissimuler le renforcement du travail
clandestin, faire l’éducation des masses et préparer le
renversement de la bourgeoisie.
Le
réformiste, au contraire, acceptera des réformes pour se reposer
sur ses lauriers, renoncer à tout travail illégal et entraver la
préparation des masses à la révolution.
Ainsi en est-il des
réformes et des accords sous l’impérialisme.
Sous
la dictature du prolétariat, la situation change quelque peu.
Dans
certains cas, le pouvoir prolétarien peut se trouver forcé de
renoncer temporairement à la refonte immédiate totale de l’état
de choses existant pour procéder à sa transformation progressive,
pour s’engager, comme le dit Lénine, dans la voie réformiste,
dans la voie des zigzags, des concessions aux classes
non-prolétariennes afin de désagréger ces dernières, de donner à
la révolution le temps de respirer, de rassembler ses forces et de
préparer une nouvelle offensive.
Cette
voie, on ne saurait le nier, est dans un certain sens réformiste.
Mais il faut se souvenir qu’en l’occurrence la réforme émane du
pouvoir prolétarien, qu’elle lui donne la trêve nécessaire,
qu’elle est destinée à désagréger non pas la révolution, mais
les classes non-prolétariennes. Par suite, elle est utile et
nécessaire.
Si
le pouvoir prolétarien peut se permettre cette politique, c’est
uniquement parce que, dans la période précédente, l’avance de la
révolution a été considérable et lui a donné assez d’espace
pour reculer temporairement quand la nécessité s’en fait sentir.
Ainsi
donc, si auparavant, sous le pouvoir bourgeois, les réformes étaient
un produit accessoire de la révolution, maintenant, sous la
dictature du prolétariat, elles ont leur source dans les conquêtes
révolutionnaires du prolétariat, dans les réserves accumulées par
ce dernier.
Ce
n’est que par le marxisme, dit Lénine, que le rapport des réformes
à la révolution est déterminé exactement et rationnellement. Mais
Marx ne pouvait voir ce rapport que sous l’angle de son époque, où
le prolétariat n’avait encore remporté de victoire tant soit peu
solide et durable dans aucun pays. Dans cette situation, il
n’existait pas de base pour un rapport juste, car la réforme est
le produit accessoire de la lutte de classe révolutionnaire du
prolétariat…
Après
la victoire du prolétariat, ne serait-ce que dans un seul pays,
quelque chose de nouveau apparaît dans le rapport des réformes à
la révolution. En principe, rien n’est changé ; mais dans la
forme, il survient une modification que Marx ne pouvait prévoir,
mais que l’on ne peut concevoir que sur Je terrain de la
philosophie et de la politique du marxisme…
Après
la victoire, les réformes (tout en restant sur l’échelle
internationale un produit accessoire) sont, pour le pays où le
prolétariat a vaincu, une trêve nécessaire et légitime lorsque
les forces ne sont pas suffisantes pour franchir telle ou telle
étape.
La
victoire donne une telle « réserve de forces » qu’elle
permet, même au cours d’une retraite forcée, de tenir bon
matériellement et moralement.
VIII
– Le parti
Dans
la période prérévolutionnaire, période de domination de la ne
Internationale, où les formes parlementaires de lutte étaient
considérées comme les principales, le parti n’avait pas et ne
pouvait pas avoir l’importance décisive qu’il a acquise dans la
suite au cours des grandes batailles révolutionnaires.
D’après
Kautsky, la IIe Internationale était essentiellement un instrument
de paix ; par suite, il lui était impossible de rien
entreprendre de sérieux pendant la guerre, pendant la période des
actions révolutionnaires du prolétariat.
Qu’est-ce
à dire ? Que les partis de la IIe Internationale ne sont pas
adaptés à la lutte révolutionnaire du prolétariat, qu’ils ne
sont pas des partis de combat menant les ouvriers à la conquête du
pouvoir, mais des appareils de campagne électorale et de lutte
parlementaire. C’est pourquoi, sous la ne Internationale,
l’organisation politique essentielle du prolétariat était non pas
le parti, mais la fraction parlementaire.
Le
parti était alors l’appendice, le serviteur de la fraction
parlementaire. Il est évident que, dans ces conditions, il ne
pouvait être question de préparer le prolétariat à la révolution.
Mais
il n’en est plus de même dans la nouvelle période, qui est celle
des collisions ouvertes de classe, des interventions révolutionnaires
du prolétariat, de la préparation au renversement de l’impérialisme
et à la conquête du pouvoir.
Réorganisation
du travail du parti sur la base révolutionnaire, préparation des
ouvriers à la lutte directe pour le pouvoir, préparation et
ralliement des réserves, alliance avec les prolétaires des pays
voisins, instauration d’une liaison solide avec le mouvement
colonial : telles sont les principales tâches qui s’imposent
au prolétariat.
Compter
pour leur accomplissement sur les anciens partis social-démocrates
formés à l’école du parlementarisme pacifique, c’est se
condamner à la défaite. Demeurer sous leur direction, c’est
consentir à rester désarmé devant l’ennemi.
Le
prolétariat, évidemment, n’a pu se résigner à cette situation.
Il a compris la nécessité d’un parti combatif, révolutionnaire,
assez courageux pour le mener à la lutte pour le pouvoir, assez
expérimenté pour se débrouiller dans la complexité des facteurs
et des événements et assez souple pour lui faire contourner les
écueils. II s’est rendu compte que, sans un tel parti, il ne
pouvait songer à renverser l’impérialisme et à instaurer sa
dictature.
Or,
ce parti, c’est le parti du léninisme.
Quelles
sont les particularités de ce nouveau parti ?
1.
Le Parti, détachement d’avant-garde de la classe ouvrière
Le
parti doit être l’avant-garde de la classe ouvrière. Il doit en
grouper les meilleurs éléments, incarner leur expérience, leur
esprit révolutionnaire, leur dévouement illimité à la cause du
prolétariat. Mais pour remplir son rôle, il doit être armé de la
théorie révolutionnaire, connaître les lois du mouvement, les lois
de la révolution.
Sinon,
il n’est pas en état d’entraîner le prolétariat à sa suite et
de diriger sa lutte. Il ne peut être un parti véritable s’il se
borne à enregistrer ce que sent et pense la masse ouvrière et à
suivre le mouvement spontané, routinier et indifférent à la
politique ; s’il ne sait pas s’élever au-dessus des
intérêts passagers du prolétariat et inculquer à la masse la
conscience de classe.
Il
doit marcher en tête de la classe ouvrière, voir plus loin que
cette dernière, entraîner à sa suite le prolétariat et non se
traîner à sa remorque comme les partis de la IIe Internationale,
qui font ainsi du prolétariat l’instrument de la bourgeoisie.
Seul, un parti conscient de son rôle d’avant-garde et capable
d’élever la masse prolétarienne à la conscience de classe est en
état de détourner la classe ouvrière de la voie du trade-unionisme
et de la transformer en une force politique indépendante. Le parti
est le chef politique de la classe ouvrière.
J’ai
exposé plus haut les difficultés de la lutte de la classe ouvrière,
la nécessité de la stratégie et de la tactique, les règles de la
manœuvre et de l’utilisation des réserves, les procédés de
l’offensive et de la défensive. Comment la musse innombrable des
prolétaires pourra-t-elle se débrouiller dans cette complexité,
comment trouvera-t-elle l’orientation juste ?
Une
armée en guerre ne peut se passer d’un état-major si elle ne veut
pas être battue. A plus forte raison, le prolétariat ne peut-il
s’en passer, s’il ne veut pas se livrer pieds et poings liés à
ses ennemis. Mais où trouver cet état-major ? Uniquement dans
le parti révolutionnaire. Sans lui, la classe ouvrière est une
armée privée de direction.
Mais
le parti ne peut être seulement l’avant-garde. Il doit être en
même temps une partie de la classe, partie intimement liée à cette
dernière.
La
distinction entre l’avant-garde el le reste de la masse ouvrière,
les membres du parti et les sans-parti, ne peut cesser tant que les
classes n’auront pas disparu, tant que le prolétariat verra
affluer dans ses rangs des transfuges d’autres classes, tant que la
classe ouvrière tout entière ne pourra s’élever au niveau de son
avant-garde.
Mais
le parti faillirait à son rôle si cette distinction se transformait
en rupture, s’il se renfermait en lui-même el se détachait des
masses sans-parti. Pour diriger la classe, il faut qu’il soit lié
avec les sans-parti, que ceux-ci acceptent sa direction, qu’il
jouisse parmi eux d’une autorité morale et politique
incontestable.
Deux
cent mille ouvriers viennent d’entrer dans notre parti. Fait
remarquable ils sont moins venus d’eux-mêmes qu’ils n’y ont
été envoyés par leurs camarades sans-parti, qui les ont présentés
et ont été en général appelés à ratifier leur admission.
Cela
prouve que la masse des ouvriers sans-parti considère notre parti
comme le sien, comme le parti au développement duquel elle est
vitalement intéressée et auquel elle confie librement son sort. Il
est évident que, sans ces liens moraux invisibles qui la relient à
notre parti, ce dernier perdrait considérablement de sa force. Le
parti est partie indissoluble de la classe ouvrière.
Nous
sommes le parti de la classe, qui, par suite, doit presque totalement
(en temps de guerre civile, totalement) agir sous la direction de
notre parti, se serrer le plus possible autour de lui. Mais il serait
erroné de croire que, sous le capitalisme, toute la classe ou
presque soit en état de s’élever à la conscience et à
l’activité de son avant-garde, de son parti socialiste.
Sous
le capitalisme, on le voit, l’organisation professionnelle
elle-même (plus primitive, plus accessible aux couches arriérées)
peut arriver à englober toute ou presque toute la classe ouvrière.
Mais ne pas comprendre l’étendue de nos tâches, les restreindre,
ce serait oublier la différence entre l’avant-garde et la masse
dont elle est l’aimant, ce serait oublier l’obligation constante
de l’avant-garde qui est d’élever progressivement les larges
couches prolétariennes à son niveau. (Lénine : Un pas
en avant, deux en arrière).
2.
Le Parti, détachement organisé de la classe ouvrière
Le
parti n’est pas seulement l’avant-garde de la classe ouvrière.
S’il veut diriger véritablement la lutte de cette dernière, il
doit en être également le détachement organisé. En régime
capitaliste, il a des tâches extrêmement importantes et variées.
Il
doit diriger Je prolétariat dans sa lutte parmi les difficultés de
toute sorte, le mener à l’offensive lorsque la situation l’exige,
le soustraire par la retraite aux coups de son adversaire quand il
risque d’être écrasé par ce dernier, inculquer à la masse des
ouvriers sans-parti l’esprit de discipline, de méthode,
d’organisation, de fermeté nécessaire à la lutte.
Mais
il ne peut s’acquitter de ces tâches que s’il est lui-même la
personnification de la discipline et de l’organisation, que s’il
est lui-même le détachement organisé du prolétariat. Sinon, il ne
saurait prétendre à la direction de la masse prolétarienne. Le
parti est le détachement organisé de la classe ouvrière.
Le
premier point de notre statut, rédigé par Lénine, détermine que
le parti est un tout organisé ; il le considère comme la somme
de ses organisations et ses membres comme les membres d’une de ses
organisations.
Les
menchéviks qui, en 1903 déjà, combattaient cette formule,
proposaient un « système » d’admission automatique
dans le parti. D’après eux, la qualité de membre du parti devait
être accordée à tout professeur, collégien, sympathisant ou
gréviste soutenant de façon ou d’autre le parti, mais n’adhérant
et ne voulant adhérer à aucune de ses organisations.
II
est clair que l’adoption de ce système aurait eu pour résultat de
remplir le parti de professeurs et de collégiens, d’en faire une
institution amorphe, perdue dans la masse des « sympathisants »,
où il eût été impossible d’établir une distinction entre le
parti et la classe et d’élever les masses inorganisées au niveau
de leur avant-garde. Avec ce système opportuniste, notre parti
n’aurait pu, évidemment, accomplir son rôle d’organisateur de
la classe ouvrière au cours de la révolution.
Si
l’on admet le point de vue de Martov, les frontières du parti
restent indéterminées, car « chaque gréviste » peut
« se déclarer membre du parti ». Quelle est l’utilité
de cet amorphisme ? L’extension d’une simple
« appellation ». Sa nocivité ? La confusion,
essentiellement désorganisatrice, de la classe et du
parti (Un pas en avant, deux en arrière).
Mais
le parti est non seulement la somme, mais aussi le système unique de
ses organisations, leur union formelle en un tout unique, comportant
des organes supérieurs et inférieurs de direction, où la minorité
se soumet à la majorité et où les décisions pratiques adoptées
sont obligatoires pour tous les membres. S’il n’en était pas
ainsi, le parti ne pourrait réaliser la direction méthodique et
organisée de la lutte de la classe ouvrière.Auparavant,
notre parti n’était pas un tout formellement organisé, mais
seulement la somme des groupes particuliers. Aussi ces groupes ne
pouvaient-ils exercer les uns sur les autres qu’une influence
idéologique.
Maintenant,
nous sommes devenus un parti organisé ; autrement dit, nous
avons un pouvoir, en venu duquel les instances inférieures du parti
sont subordonnées aux instances supérieures (Un pas en avant,
deux en arrière).
Le
principe de la soumission de la minorité à la majorité, de la
direction du travail par un organisme central, a été souvent
attaqué par les éléments instables, qui le qualifiaient de
bureaucratisme, de formalisme, etc. Mais sans ce principe, dont le
léninisme, en matière d’organisation est l’application stricte,
le parti ne pourrait accomplir un travail méthodique, ni diriger la
lutte de la classe ouvrière. L’opposition à ce principe est
qualifiée de « nihilisme russe » par Lénine, qui
déclare qu’il faut en finir avec cet « anarchisme de grand
seigneur ».
Voici
ce qu’il dit à ce propos dans Un pas en avant, deux en
arrière :
Cet
anarchisme de grand seigneur est caractéristique, du nihiliste
russe, auquel l’organisation du parti semble une monstrueuse
« fabrique » ; la soumission de la partie au tout et
de la minorité à la majorité, une servitude ; la division du
travail sous la direction d’un organisme central, une
transformation des hommes en « rouages » ; le statut
d’organisation du parti, une chose inutile dont on pourrait fort
bien se passer…
Il
est clair que ces protestations contre le « bureaucratisme »
ne servent qu’à masquer chez leurs auteurs un mécontentement
personnel de la composition des organismes centraux. Tu es un
bureaucrate parce que tu as été nommé par le congrès non pas
avec, mais contre mon agrément ; tu es un formaliste parce que
tu t’appuies sur la décision formelle du congrès et non sur mon
consentement ; tu agis mécaniquement parce que tu te réfères
à la majorité du congrès du parti et que tu ne tiens pas compte de
mon désir d’être coopté ; tu es un autocrate parce que tu
ne veux pas remettre le pouvoir aux mains du vieux groupe de copains.
[Il s’agit ici d’Axelrod, Martov, Polressov et autres qui ne se
soumettaient pas aux décisions du 3e congrès et accusaient Lénine
de bureaucratisme.]
3.
Le Parti, forme suprême de l’organisation de classe du prolétariat
Le
parti est le détachement organisé, mais non la seule organisation
de la classe ouvrière.
Cette
dernière en a une série d’autres qui lui sont indispensables dans
la lutte contre le capital : syndicats, coopératives, comités
d’usines, fractions parlementaires, unions de femmes sans-parti,
presse, associations culturelles, unions des jeunesses, organisations
combatives révolutionnaires (au cours de l’action révolutionnaire
directe), soviets de députés, Etat (si le prolétariat est au
pouvoir), etc. La plupart de ces organisations sont sans-parti ;
quelques-unes seulement adhèrent au parti ou en sont une
ramification.
Toutes
elles sont, dans certaines conditions, absolument nécessaires à la
classe ouvrière, pour consolider ses positions de classe dans les
différentes sphères de la lutte et en faire une force capable de
remplacer l’ordre bourgeois par l’ordre socialiste.
Mais
comment réaliser l’unité de direction avec des organisations
aussi diverses ? Comment éviter que leur multiplicité
n’entraîne des dissentiments dans la direction ?
Ces
organisations, dira-t-on, accomplissent chacune leur travail dans
leur sphère spéciale et, par suite, elles doivent mener leur action
dans une direction unique, car elles servent une seule classe :
celle des prolétaires. Qui donc détermine cette direction unique ?
Quelle
est l’organisation centrale assez expérimentée pour élaborer
cette ligne générale et capable, grâce à son autorité, d’inciter
toutes ces organisations à la suivre, d’obtenir l’unité de
direction et d’exclure la possibilité des à-coups ?
Cette
organisation, c’est le parti du prolétariat.
Il
a, en effet, toutes les qualités. « Tout d’abord, parce
qu’il l’enferme l’élite de la classe ouvrière, élite liée
directement avec les organisations sans-parti du prolétariat, que
fréquemment elle dirige. En second lieu, parce qu’il est la
meilleure école pour la formation de leaders ouvriers capables de
diriger les différentes organisations de leur classe.
En
troisième lieu, parce qu’il est, par son expérience et son
autorité, la seule organisation capable de centraliser la lutte du
prolétariat et de transformer ainsi toutes les organisations
sans-parti de la classe ouvrière en organes desservant cette
dernière. » Le parti est la forme supérieure de
l’organisation de classe du prolétariat.
Ce
n’est pas à dire, certes, que les organisations sans-parti :
syndicats, coopératives, etc., doivent être formellement
subordonnées à la direction du parti. Ce qu’il faut, c’est que
les communistes affiliés à ces organisations, où ils jouissent
d’une grande influence, s’efforcent par la persuasion de les
rapprocher du parti du prolétariat et de leur en faire accepter la
direction politique.
Voilà
pourquoi Lénine dit que « le parti est la forme supérieure de
l’union de classe des prolétaires », dont la direction
politique doit s’étendre à toutes les autres formes
d’organisation du prolétariat.
Voilà
pourquoi la théorie opportuniste de l’ « indépendance »
et de la « neutralité » des organisations sans-parti,
théorie qui engendre des parlementaires indépendants et des
publicistes détachés du parti, des syndicalistes
étroits et des coopérateurs embourgeoisés, est
absolument incompatible avec la théorie et la pratique du léninisme.
4.
Le Parti, instrument de la dictature du prolétariat
Le
parti est la forme supérieure de l’organisation du prolétariat.
Il est le principe directeur de la classe prolétarienne et de ses
organisations. Mais il ne s’ensuit pas qu’on doive le considérer
comme une fin en soi, comme une force se suffisant à elle-même.
Le
parti est, en même temps que la forme supérieure de l’union de
classe des prolétaires, un instrument entre les mains du
prolétariat, tout d’abord pour l’instauration de la dictature,
puis pour sa consolidation et son élargissement.
Il
ne pourrait avoir une telle importance si la question de la conquête
du pouvoir ne se posait pas au prolétariat, si l’existence de
l’impérialisme, l’inévitabilité des guerres, l’existence
d’une crise n’exigeaient la concentration de toutes les forces du
prolétariat et de tous les fils du mouvement révolutionnaire entre
les mains d’un organe unique.
Le
parti est nécessaire au prolétariat tout d’abord comme état-major
pour la prise du pouvoir. Il est évident que, sans un parti capable
de rassembler autour de lui les organisations de masse du prolétariat
et de centraliser au cours de la lutte la direction de tout le
mouvement, les ouvriers n’auraient pu réaliser en Russie leur
dictature révolutionnaire.
Mais
le parti n’est pas nécessaire seulement pour l’instauration de
la dictature ; il l’est encore davantage pour maintenir la
dictature, la consolider et l’élargir afin d’assurer la victoire
complète du socialisme.
On
se rend compte maintenant que les bolcheviks n’auraient pu garder
le pouvoir, je ne dis pas deux années et demie, mais deux mois et
demi, si notre parti n’avait été régi par une discipline de fer
et soutenu sans réserve par la masse de la classe ouvrière,
c’est-à¬-dire par tous ses éléments conscients, honnêtes,
dévoués et assez influents pour entraîner à leur suite les autres
couches (La maladie infantile du communisme).
Mais
qu’est-ce que « maintenir » et « élargir »
la dictature ?
C’est
inculquer aux masses prolétariennes l’esprit de discipline et
d’organisation, les prémunir contre l’influence délétère de
l’élément petit-bourgeois, rééduquer les couches
petites-bourgeoises et transformer leur mentalité, aider les masses
prolétariennes à devenir une force capable de supprimer les classes
et de préparer les conditions pour l’organisation de la production
socialiste. Mais tout cela est impossible à accomplir sans un parti
fort par sa cohésion et sa discipline.
La
dictature du prolétariat est une lutte acharnée, avec et sans
effusion de sang, une lutte violente et pacifique, militaire et
économique, pédagogique et administrative contre les forces et les
traditions de l’ancienne société. La force de l’habitude de
millions et de dizaines de millions d’hommes est la plus terrible.
Sans un parti de fer, sans un parti trempé dans la lutte, jouissant
de la confiance de tous ]es éléments honnêtes de la classe,
sachant observer l’état d’esprit de la masse et millier sur
elle, il est impossible de mener une telle lutte (La maladie
infantile du communisme).
Le
parti est nécessaire au prolétariat pour l’instauration et le
maintien de la dictature. Le parti est l’instrument de la dictature
du prolétariat.
Par
suite, la disparition des classes et de la dictature du prolétariat
doit entraîner celle du parti.
5.
Le Parti, unité de volonté incompatible avec l’existence de
fractions
La
conquête et le maintien de la dictature du prolétariat sont
impossibles sans un parti fort par sa cohésion et sa discipline.
Mais la discipline de fer ne saurait se concevoir sans l’unité de
volonté, sans l’unité d’action intégrale de tous les membres
du parti. Cela ne signifie pas que la possibilité de lutte
d’opinions soit exclue au sein du parti.
La
discipline, en effet, loin d’exclure, présuppose la critique et la
lutte des opinions. A plus forte raison, cela ne signifie pas que la
discipline doive être « aveugle ».
La
discipline n’exclut pas, mais présuppose la conscience, la
soumission volontaire, car seule une discipline consciente peut être
une discipline de fer. Mais lorsque la controverse est terminée et
que la décision est prise, l’unité de volonté et l’unité
d’action de tous les membres du parti sont la condition
indispensable sans laquelle il n’y a ni parti, ni discipline.
A
l’époque actuelle d’exacerbation de la guerre civile, le parti
communiste ne peut accomplir sa tâche que s’il est organisé sur
les bases centralistes, régi par une discipline de fer, presque
militaire, dirigé par un organisme central investi d’une forte
autorité, disposant de pouvoirs étendus et jouissant de la
confiance générale des membres du parti (Conditions d’admission
dans l’Internationale communiste).
Telle
doit être la discipline dans le parti, non seulement avant, mais
après l’instauration de la dictature.
Affaiblir
tant soit peu la discipline de fer dans le parti du prolétariat
(particulièrement pendant sa dictature), c’est aider effectivement
la bourgeoisie contre le prolétariat (La maladie infantile du
communisme).
Il
s’ensuit que l’existence de fractions est incompatible avec
l’unité et la discipline du parti. Il est évident qu’elle amène
l’existence de plusieurs centres de direction, par suite l’absence
d’une direction générale, le morcellement de la volonté unique
qui doit présider à l’accomplissement des tâches du parti, le
relâchement de la discipline, l’affaiblissement de la dictature.
Certes,
les partis de la IIe Internationale qui combattent la dictature du
prolétariat et ne veulent pas mener les prolétaires à la conquête
du pouvoir peuvent se permettre le luxe des fractions, car ils n’ont
pas besoin d’une discipline de fer.
Mais
les partis de l’Internationale communiste, qui organisent leur
action en vue de la conquête du pouvoir et du maintien de la
dictature du prolétariat, ne peuvent s’offrir ce luxe. Le parti,
c’est l’unité de volonté excluant tout fractionnement, tout
morcellement du pouvoir dans son sein.
C’est
pourquoi, dans une résolution spéciale du Xe congrès, Lénine
montre le
« danger
du fractionnement pour l’unité du parti et la réalisation de
l’unité de volonté de l’avant-garde du prolétariat, unité qui
est la condition essentielle du succès de la dictature du
prolétariat ».
C’est
pourquoi, au même congrès, il réclame « la suppression
complète de toute fraction » et la « dissolution
immédiate de tous les groupes qui se sont constitués sur telle ou
telle plate-forme », sous peine « d’exclusion immédiate
du parti. (V.I. Lénine, la résolution : Sur l’unité
du parti.)
6.
Le Parti se fortifie en s’épurant des éléments opportunistes
Les
éléments opportunistes du parti sont la source des fractions. Le
prolétariat n’est pas une classe fermée. Paysans,
petits-bourgeois, intellectuels prolétarisés par le développement
du capitalisme ne cessent d’affluer dans ses rangs.
En
même temps, ses couches supérieures (dirigeants syndicaux et
parlementaires, entretenus par la bourgeoisie avec la plus-value des
colonies) ont une tendance continuelle à se désagréger.
Ces
ouvriers embourgeoisés, cette « aristocratie ouvrière »,
petite-bourgeoise par son genre de vie, ses salaires, son idéologie,
est la principale force de la IIe Internationale et, actuellement, le
plus sûr rempart social de la bourgeoisie. Ces gens sont de
véritables agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, des
commis du capitalisme, des propagateurs du réformisme et du
chauvinisme (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
Tous
ces groupes petits-bourgeois pénètrent de façon ou d’autre dans
le parti, où ils introduisent l’esprit d’opportunisme. Ils
représentent la principale source de fractionnement et de
désagrégation ; ils désorganisent le parti, le sapent de
l’intérieur.
Engager la bataille contre l’impérialisme avec
de tels « alliés », c’est s’exposer à être attaqué
à la fois par devant et par derrière. C’est pourquoi, il faut
combattre impitoyablement ces éléments opportunistes et ne pas
hésiter à les expulser du parti.
Prétendre
qu’il faut en triompher par une lutte idéologique au sein du parti
est une théorie dangereuse qui condamne le parti à la paralysie, à
un malaise chronique, qui menace de le livrer à l’opportunisme, de
laisser le prolétariat sans parti révolutionnaire, de le priver de
son arme principale dans la lutte contre l’impérialisme.
Notre
parti n’aurait pu prendre Je pouvoir et organiser la dictature du
prolétariat, il n’aurait pu vaincre dans la guerre civile, s’il
avait eu parmi ses membres des Martov et des Dan, des Potressov et
des Axelrod. S’il a réussi à créer son unité intérieure et à
souder fortement ses rangs, c’est surtout parce qu’il a su
s’épurer à temps des scories de l’opportunisme et expulser les
liquidateurs et les menchéviks.
Pour
se développer et se fortifier, les partis prolétariens doivent se
débarrasser des opportunistes et des réformistes, des
social-impérialistes et des social-chauvins, des social-patriotes et
des social-pacifistes. Le parti se fortifie en se libérant des
éléments opportunistes.
Avec
des réformistes et des menchéviks dans ses rangs, il est impossible
à la révolution prolétarienne de vaincre, de se maintenir. Cela
est évident a priori.
En
outre, cela a été confirmé par l’expérience de la Russie et de
la Hongrie… En Russie, le régime soviétiste a traversé à
maintes reprises des situations difficiles où il aurait été
certainement renversé si les menchéviks, les réformistes, les
démocrates petits-bourgeois étaient restés dans notre parti.
En
Italie, de l’avis général, le prolétariat va bientôt engager
les batailles décisives avec la bourgeoisie pour la conquête du
pouvoir politique. En un pareil moment, il est indispensable
d’éloigner le menchéviks, les réformistes, les turatistes du
parti ; bien plus, il sera peut-être utile d’écarter de tout
poste important les communistes tant soit peu hésitants ou enclins à
réaliser l’unité avec les réformistes.
A
la veille ainsi qu’au moment de la bataille pour le triomphe de la
révolution, les plus légères hésitations dans le parti peuvent
tout perdre, faire échouer la révolution, arracher au prolétariat
le pouvoir encore mal assuré et en butte à des attaques furieuses.
Si, à ce moment, les chefs hésitants se retirent, il en résulte,
non pas un affaiblissement, mais un renforcement du parti, du
mouvement ouvrier et de la révolution. (Lénine : Discours
mensongers sur la liberté.)
IX
− Le style dans le travail
Il
ne s’agit pas ici du style littéraire, mais de ce que l’on
pourrait appeler le style du travail. Le léninisme est une école
théorique et pratique qui forme un type spécial de militants, un
style particulier de travail. Quelles sont les caractéristiques de
ce style ?
Il
y en a deux :
a)
l’élan révolutionnaire russe et
b)
le sens pratique américain.
Le
style du léninisme, c’est l’alliance de ces deux particularités
dans le travail au sein du Parti et des organismes d’Etat.
L’élan
révolutionnaire russe est un antidote contre l’inertie, la
routine, le conservatisme, la stagnation idéologique, la soumission
servile aux traditions ancestrales. L’élan révolutionnaire russe,
c’est la force vivifiante qui éveille la pensée, pousse en avant,
brise le passé, ouvre de vastes perspectives et sans laquelle aucune
progression n’est possible.
Mais,
dans la pratique, l’élan révolutionnaire russe dégénérerait en
phraséologie révolutionnaire si elle n’était alliée au
praticisme américain. Nombreux sont les exemples de cette
dégénérescence. Qui ne connaît la manie de la construction
« révolutionnaire » abstraite, dont la source est une
foi aveugle au plan-force, au décret capable de tout créer et de
tout arranger ?
Dans
un récit intitulé : L’homme communiste perfectionné,
un écrivain russe, I. Ehrenburg, a très bien décrit, quoique avec
quelques exagérations, un type de bolchevik qui, atteint de cette
manie, s’est donné pour but de faire le schéma de l’homme idéal
et… s’est complètement enlisé dans ce « travail ».
Mais personne n’a raillé avec autant de vigueur que Lénine, qui
la qualifiait de « vanité communiste », cette foi
maladive en la puissance des plans et la force souveraine des
décrets.
La
vanité communiste est le fait du communiste qui se figure pouvoir
venir à bout de toutes ses tâches au moyen de décrets communistes
(Discours au congrès de la Section d’Education politique).
Au
révolutionnarisme creux, Lénine opposait généralement les tâches
ordinaires, quotidiennes, soulignant par-là que la fantaisie
révolutionnaire est contraire à l’esprit et à la lettre du
léninisme.
Moins
de phrases pompeuses − dit-il − et plus de travail journalier…
moins de trépidation politique et plus d’attention aux faits les
plus simples, mais les plus tangibles de la construction communiste…
L’esprit
pratique américain est au contraire un antidote contre la fantaisie
« révolutionnaire. » C’est la force tenace pour qui
l’impossible n’existe pas, qui surmonte patiemment tous les
obstacles et mène à bout toute tâche commencée, même infime.
Mais ce praticisme dégénère presque fatalement en affairisme
vulgaire s’il ne s’allie à l’élan révolutionnaire.
Cette
déformation spéciale a été décrite par B. Pilniak dans sa
nouvelle : La Faim. L’auteur dépeint des types de
« bolcheviks » russes, volontaires, décidés,
énergiques, mais sans horizon, ne voyant pas la portée lointaine de
leurs actes, le but à atteindre, et déviant par suite de la voie
révolutionnaire. Personne n’a combattu aussi rudement que Lénine
cet affairisme.
Il
le qualifiait de « praticisme étroit, acéphale » et lui
opposait ordinairement l’œuvre révolutionnaire inspirée, la
perspective révolutionnaire dans les moindres tâches journalières,
soulignant par-là que ce praticisme est aussi contraire au léninisme
véritable que la fantaisie « révolutionnaire ».
L’élan
révolutionnaire russe avec l’esprit pratique américain :
telle est l’essence du léninisme dans le travail au sein du Parti
et des organismes d’Etat.
Seule cette alliance nous donne le type achevé du militant léniniste, le style du léninisme dans le travail.
=>Oeuvres de Staline