Staline : À tous les ouvriers

Publié d’après le texte du tract édité le 19 octobre 1905
par l’imprimerie clandestine (d’Avlabar) de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R.
Signé :
 Le Comité de Tiflis.
Traduit du géorgien.

La révolution gronde ! Le peuple révolutionnaire de Russie est debout ; il presse de toutes parts le gouvernement tsariste pour lui livrer assaut !

Les drapeaux rouges flottent au vent ; on dresse des barricades, le peuple prend les armes et attaque les établissements publics. De nouveau retentit l’appel des braves ; de nouveau gronde la vie qui s’était comme assoupie. Le vaisseau de la révolution, toutes voiles dehors, cingle vers la liberté. C’est le prolétariat de Russie qui le conduit.

Que veulent les prolétaires de Russie et où vont-ils ? Renversons la Douma tsariste et instituons une Assemblée nationale constituante : voilà ce que disent aujourd’hui les prolétaires de Russie. Le prolétariat ne demandera pas au gouvernement de menues concessions ; il ne lui demandera pas d’abroger la « loi martiale » et de mettre un terme aux « exécutions militaires » dans quelques villes et villages, — le prolétariat ne s’abaissera pas à de pareilles bagatelles.

Qui demande des concessions au gouvernement ne croit pas à la mort de ce gouvernement ; or le prolétariat est tout pénétré de cette croyance.

Qui attend du gouvernement certains « avantages », ne croit pas à la force de la révolution ; or le prolétariat est animé par cette croyance. Non ! le prolétariat ne dispersera pas son énergie en revendications déraisonnables. Il n’a qu’une revendication à présenter à l’autocratie tsariste : à bas l’autocratie, mort à l’autocratie !

Et voici qu’à travers les étendues de la Russie retentit, toujours plus hardi, l’appel révolutionnaire des ouvriers : A bas la Douma d’Etat ! Vive l’Assemblée nationale constituante ! Voilà vers quoi s’oriente aujourd’hui le prolétariat de Russie.

Le tsar n’accorde pas une Assemblée nationale constituante ; le tsar n’abolira pas sa propre autocratie, — non, cela, il ne le fera pas ! La « constitution » étriquée qu’il « octroie » est une concession, nous ne refuserons pas d’arracher la noix à la corneille pour lui casser la tête avec. Mais le fait n’en reste pas moins que le peuple ne peut se fier à la promesse du tsar, qu’il ne doit se fier qu’à lui-même, qu’il ne doit compter que sur sa force : l’émancipation du peuple doit être l’oeuvre du peuple lui-même. Ce n’est que sur les ossements des oppresseurs que peut être édifiée la liberté du peuple ; ce n’est qu’avec le sang des oppresseurs que peut être fertilisé le sol où s’épanouira le pouvoir absolu du peuple !

C’est seulement quand le peuple en armes entrera en action, avec le prolétariat à sa tête, et quand il brandira le drapeau de l’insurrection générale, que pourra être renversé le gouvernement tsariste, fort de ses baïonnettes. Pas de phrases creuses, pas d’ « auto-armement » absurde, mais un armement réel et l’insurrection armée : voilà vers quoi s’orientent aujourd’hui les prolétaires de toute la Russie.

L’insurrection victorieuse aboutira à la défaite du gouvernement. Mais plus d’une fois les gouvernements battus se sont relevés. Le nôtre aussi peut le faire. Les forces ténébreuses qui, pendant l’insurrection, se cachent dans les trous, en sortiront dés le lendemain et voudront remettre sur pied le gouvernement. C’est ainsi que les gouvernements vaincus ressuscitent d’entre les morts. Le peuple doit absolument juguler ces forces ténébreuses, les anéantir ! Il faut pour cela que, dés le lendemain de l’insurrection, du plus petit combattant au plus grand, le peuple vainqueur s’arme et devienne une armée révolutionnaire, toujours prête à défendre, les armes à la main, les droits qu’il aura conquis.

C’est seulement quand le peuple vainqueur sera devenu armée révolutionnaire qu’il sera en mesure d’écraser définitivement les forces ténébreuses tapies dans leurs antres. Seule l’armée révolutionnaire peut donner de la force aux actes du gouvernement provisoire ; seul le gouvernement provisoire pourra convoquer l’Assemblée nationale constituante qui doit instaurer la république démocratique. Une armée révolutionnaire et un gouvernement provisoire révolutionnaire, voilà vers quoi s’orientent aujourd’hui les prolétaires de Russie.

Telle est la voie où s’est engagée la révolution russe. Elle conduit au pouvoir absolu du peuple, et le prolétariat appelle tous les amis du peuple à suivre ce chemin.

L’absolutisme tsariste barre la route à la révolution populaire ; il veut par son manifeste d’hier, freiner ce grand mouvement : il est clair que les vagues de la révolution submergeront et balaieront l’absolutisme tsariste…

Mépris et haine pour tous ceux qui ne suivront pas la voie du prolétariat, car ils trahissent bassement la révolution. Honte à ceux qui en fait se sont engagés dans cette voie, mais tiennent un autre langage : ceux-là craignent la vérité par pusillanimité !

Quant à nous, nous ne craignons pas la vérité, nous ne craignons pas la révolution ! Que le tonnerre gronde plus fort, que la tempête se déchaîne avec plus de violence ! L’heure de la victoire est proche !

Proclamons donc avec enthousiasme les mots d’ordre du prolétariat de Russie :

À bas la Douma d’Etat !
Vive l’insurrection armée !
Vive l’armée révolutionnaire !
Vive l’Assemblée nationale constituante !
Vive la république démocratique !
Vive le prolétariat !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Sur le projet de constitution de l’URSS

Rapport présenté au VIIIe congrès extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936.

I – LA COMMISSION DE LA CONSTITUTION,
SA FORMATION ET SES TACHES

Camarades,

La Commission de la Constitution, dont le projet est soumis à l’examen de ce congrès, a été formée, comme on sait, par décision spéciale du VIIe congrès des Soviets de l’U.R.S.S.

Cette décision fut adoptée le 6 février 1935.

On y lit :

1. Apporter à la Constitution de l’U.R.S.S. des modifications en vue a) de démocratiser encore le système électoral, en remplaçant les élections incomplètement égales par des élections égales, les élections à plusieurs degrés par des élections directes, le vote public par le scrutin secret ;b) de préciser la base sociale et économique de la Constitution, pour faire correspondre celle-ci avec l’actuel rapport des forces de classes en U.R.S.S. (création d’une nouvelle industrie socialiste ; écrasement de la classe des koulaks ; victoire du régime kolkhozien ; affermissement de la propriété socialiste comme base de la société soviétique, etc.)

2. Inviter le Comité exécutif central de l’U.R.S.S. à élire une Commission de la Constitution, chargée d’établir le texte rectifié de la Constitution sur les bases indiquées au paragraphe 1, et de le soumettre à l’approbation de la session du Comité exécutif central de l’U.R.S.S.

3. Procéder aux prochaines élections ordinaires des organes du pouvoir soviétique de l’U.R.S.S. sur la base du nouveau système électoral.

Cela se passait le 6 février 1935. Un jour après l’adoption de cette décision, c’est à dire le 7 février 1935, se réunissait la première session du Comité exécutif central de l’U.R.S.S., qui, en exécution de la décision du Vile congrès des Soviets de l’U.R.S.S., formait la Commission de la Constitution, composée de 31 membres. Elle chargea cette Commission d’établir le projet du texte rectifié de la Constitution de l’U.R.S.S.

Tels sont les motifs officiels et les directives de l’organisme suprême de l’U.R.S.S., qui devaient servir de base aux travaux de la Commission de la Constitution. Ainsi donc, la Commission de la Constitution devait apporter des changements à la Constitution adoptée en 1924, actuellement en vigueur, en tenant compte des transformations qui ont été réalisées dans la vie de l’U.R.S.S. vers le socialisme, depuis 1924 jusqu’à nos jours.

II – LES CHANGEMENTS INTERVENUS DANS LA VIE DE L’U.R.S.S. PENDANT LA PERIODE 1924-1936

Quels sont les changements qui sont intervenus dans la vie de l’U.R.S.S. pendant la période 1924-1936, et que la Commission de la Constitution devait refléter dans son projet de Constitution ?

Quel est le fond de ces changements ?

Qu’avions-nous en 1924 ?

C’était la première période de la Nep, alors que le pouvoir soviétique avait permis une certaine reprise du capitalisme, tout en faisant le maximum ; pour développer le socialisme ; alors qu’il se proposait, au cours de la compétition entre les deux systèmes économiques — capitaliste et socialiste — d’organiser la prépondérance du système socialiste sur le système capitaliste. La tâche était de consolider pendant cette compétition les positions du socialisme, d’obtenir la liquidation des éléments capitalistes et d’achever la victoire du système socialiste, système fondamental de l’économie nationale. Notre industrie offrait alors un tableau peu enviable, l’industrie lourde surtout.

Il est vrai qu’elle se rétablissait peu à peu, mais elle était encore loin d’avoir porté sa production au niveau d’avant-guerre. Elle était basée sur une technique vieille, arriérée et pauvre. Certes, elle se développait vers le socialisme. La part du secteur socialiste de notre industrie était alors d’environ 80 %. Cependant le secteur capitaliste ne détenait pas moins de 20 % de l’industrie. Notre agriculture offrait un tableau encore moins attrayant.

Il est vrai que la classe des grands propriétaires fonciers était déjà liquidée ; par contre la classe des capitalistes agricoles, la classe des koulaks, représentait encore une force assez considérable. Dans son ensemble l’agriculture était comme un immense océan de petites exploitations paysannes individuelles, avec leur technique arriérée, médiévale.

Dans cet océan, kolkhoz et sovkhoz formaient des points et des îlots ; ils n’avaient pas encore, à proprement parler, une importance tant soit peu sérieuse dans notre économie nationale. Les kolkhoz et sovkhoz étaient faibles, tandis que le koulak était encore en force. Nous parlions alors non de la liquidation de la classe des koulaks, mais de sa limitation.

Il faut en dire autant des échanges dans le pays. Le secteur socialiste dans le domaine des échanges représentait quelque 50 ou 60 %, pas plus, et tout le reste du champ d’activité était occupé par les marchands, les spéculateurs et autres commerçants privés. Tel était le tableau de notre économie en 1924.

Où en sommes-nous maintenant, en 1936 ?

Si nous étions alors à la première période de la Nep, au début de la Nep, dans la période d’une certaine reprise du capitalisme, nous en sommes maintenant dans la dernière période de la Nep, à la fin de la Nep, en période de liquidation complète du capitalisme dans toutes les sphères de l’économie nationale.

Ainsi, par exemple, notre industrie, durant cette période, est devenue une force gigantesque. Maintenant, on ne peut plus la qualifier d’industrie faible et techniquement mal équipée. Au contraire, elle est maintenant basée sur une technique nouvelle, riche et moderne, avec une industrie lourde fortement développée et des constructions mécaniques encore plus développées.

Mais le plus important, c’est que le capitalisme a été complètement chassé de notre industrie, et que la forme socialiste de production y domine actuellement sans partage. On ne saurait négliger le fait que la production de notre industrie socialiste d’aujourd’hui dépasse de plus de sept fois celle de l’industrie d’avant-guerre.

Dans l’agriculture, au lieu d’un océan de petites exploitations paysannes individuelles, avec leur technique arriérée et l’emprise des koulaks, nous avons maintenant la plus grande production mécanisée du monde, et armée d’une technique moderne : un vaste système de kolkhoz et de sovkhoz.

Tout le monde sait que lia classe des koulaks a été liquidée dans l’agriculture, et que le secteur des petites exploitations paysannes individuelles, avec sa technique arriérée, médiévale, occupe maintenant une place insignifiante ; sa part dans l’agriculture, pour l’étendue des surfaces ensemencées, représente 2 à 3 % au plus.

On ne peut s’empêcher de constater que les kolkhoz disposent aujourd’hui de 316.000 tracteurs d’une puissance de 5.700.000 CV, et, avec les sovkhoz, ils totalisent plus de 400.000 tracteurs d’une puissance de 7.580.000 CV. En ce qui concerne les échanges dans le pays, les marchands et spéculateurs ont été chassés complètement de ce domaine. Tout le commerce est aujourd’hui entre les mains de l’Etat, des coopératives et des kolkhoz.

Un nouveau commerce est né et s’est développé, le commerce soviétique, commerce sans spéculateurs, sans capitalistes. Ainsi la victoire totale du système socialiste dans toutes les sphères de l’économie nationale est désormais un fait acquis.

Et qu’est-ce que cela signifie ?

Cela signifie que l’exploitation de l’homme par l’homme a été supprimée, liquidée, et que la propriété socialiste des instruments et moyens de production s’est affirmée comme la base inébranlable de notre société soviétique. (Applaudissements prolongés.) Ces changements dans l’économie nationale de l’U.R.S.S. font que nous avons aujourd’hui une nouvelle économie, l’économie socialiste, qui ignore les crises et le chômage, qui ignore la misère et la ruine, et offre aux citoyens toutes possibilités d’une vie d’aisance et de culture.

Tels sont pour l’essentiel les changements survenus dans notre économie, de 1924 à 1936.

Ces changements dans l’économie de l’U.R.S.S. ont entraîné des changements dans la structure de classe de notre société. On sait que la classe des grands propriétaires fonciers avait déjà été liquidée à la suite de notre victoire finale dans la guerre civile. Les autres classes exploiteuses ont partagé le même sort. Plus de classe des capitalistes dans l’industrie. Plus de classe des koulaks dans l’agriculture. Plus de marchands et spéculateurs dans le commerce. De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées. Est restée la classe ouvrière. Est restée la classe des paysans.

Sont restés les intellectuels.

Mais on aurait tort de croire que ces groupes sociaux n’ont subi aucun changement pendant la période envisagée et qu’ils sont demeurés ce qu’ils étaient, disons, à l’époque du capitalisme. Prenons, par exemple, la classe ouvrière de l’U.R.S.S. On, l’appelle souvent, par vieille habitude, prolétariat. Mais qu’est-ce que le prolétariat ?

Le prolétariat est une classe privée des instruments et moyens de production dans le système économique où instruments et moyens de production appartiennent aux capitalistes, et où la classe des capitalistes exploite le prolétariat.

Le prolétariat est une classe exploitée par les capitalistes. Mais chez nous, on le sait, la classe des capitalistes est déjà liquidée ; les instruments et moyens de production ont été enlevés aux capitalistes et remis à l’Etat, dont la force dirigeante est la classe ouvrière.

Par conséquent, il n’y a plus de classe de capitalistes qui pourrait exploiter la classe ouvrière. Par conséquent notre classe ouvrière, non seulement n’est pas privée des instruments et moyens de production ; au contraire, elle les possède en commun avec le peuple entier. Et du moment qu’elle les possède, et que la classe des capitalistes est supprimée, toute possibilité d’exploiter la classe ouvrière est exclue.

Peut-on après cela appeler notre classe ouvrière prolétariat ? Il est clair que non. Marx disait : pour s’affranchir, le prolétariat doit écraser la classe des capitalistes, enlever aux capitalistes les instruments et moyens de production et supprimer les conditions de production qui engendrent le prolétariat. Peut-on dire que la classe ouvrière de l’U.R.S.S. a déjà réalisé ces conditions de son affranchissement ?

On peut et on doit le dire incontestablement. Et qu’est-ce que cela signifie ?

Cela signifie que le prolétariat de l’U.R.S.S. est devenu une classe absolument nouvelle, la classe ouvrière de l’U.R.S.S., qui a anéanti le système capitaliste de l’économie, affermi la propriété socialiste des instruments et moyens de production, et qui oriente la société soviétique dans la voie du communisme.

Comme vous voyez, la classe ouvrière de l’U.R.S.S. est une classe ouvrière absolument nouvelle, affranchie de l’exploitation, une classe ouvrière comme n’en a jamais connu l’histoire de l’humanité. Passons à la question de la paysannerie.

On a coutume de dire que la paysannerie est une classe de petits producteurs dont les membres, atomisés, dispersés sur toute la surface du pays, besognant chacun de leur côté dans leurs petites exploitations, avec leur technique arriérée, sont esclaves de la propriété privée et sont impunément exploités par les grands propriétaires fonciers, les koulaks, les marchands, les spéculateurs, les usuriers, etc.

En effet, la paysannerie des pays capitalistes, si l’on considère sa masse fondamentale, constitue précisément cette classe.

Peut-on dire que notre paysannerie d’aujourd’hui, la paysannerie soviétique, ressemble dans sa grande masse à cette paysannerie-là ? Non, on ne peut le dire.

Cette paysannerie-là n’existe plus chez nous. Notre paysannerie soviétique est une paysannerie absolument nouvelle. Il n’existe plus chez nous de grands propriétaires fonciers ni de koulaks, de marchands ni d’usuriers, pour exploiter les paysans. Par conséquent, notre paysannerie est une paysannerie affranchie de l’exploitation.

Ensuite notre paysannerie soviétique, dans son immense majorité, est une paysannerie kolkhozienne, c’est-à-dire qu’elle base son travail et son avoir non sur le travail individuel et une technique arriérée, mais sur le travail collectif et la technique moderne. Enfin l’économie de notre paysannerie est fondée, non sur la propriété privée, mais sur la propriété collective qui a grandi sur la base du travail collectif.

La paysannerie soviétique, vous le voyez, est comme n’en a pas encore connu l’histoire de l’humanité. une paysannerie absolument nouvelle.

Passons enfin à la question des intellectuels, des ingénieurs et techniciens, des travailleurs du front culturel, des employés en général, etc. Les intellectuels ont eux aussi subi de grands changements au cours de la période écoulée.

Ce ne sont plus ces vieux intellectuels encroûtés, qui prétendaient se placer au-dessus des classes, mais qui, dans leur masse, servaient en réalité les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Nos intellectuels soviétiques, ce sent des intellectuels absolument nouveaux, liés par toutes leurs racines à la classe ouvrière et à la paysannerie.

Tout d’abord, la composition sociale des intellectuels a changé. Les éléments issus de la noblesse et de la bourgeoisie représentent un faible pourcentage de nos intellectuels soviétiques. 80 à 90 % des intellectuels soviétiques sont issus de la classe ouvrière, de la paysannerie et d’autres catégories de travailleurs.

Enfin le caractère même de l’activité des intellectuels a changé. Autrefois ils devaient servir les classes riches, parce qu’ils n’avaient pas d’autre issue. Maintenant ils doivent servir le peuple, parce qu’il n’existe plus de classes exploiteuses.

Et c’est précisément pourquoi ils sont aujourd’hui membres égaux de la société soviétique, où, avec les ouvriers et les paysans attelés à la même besogne, ils travaillent à l’édification d’une société nouvelle, de la société socialiste sans classes. Ce sont, vous le voyez bien, des travailleurs intellectuels absolument nouveaux, comme vous n’en trouverez dans aucun pays du globe. Tels sont les changements survenus au cours de la période écoulée dans la structure sociale de la société soviétique.

Qu’attestent ces changements ?

Ils attestent, premièrement, que les démarcations entre la classe ouvrière et la paysannerie, de même qu’entre ces classes et les intellectuels, s’effacent et que disparaît le vieil exclusivisme de classe. C’est donc que la distance entre ces groupes sociaux diminue de plus en plus.

Ils attestent, deuxièmement, que les contradictions économiques entre ces groupes sociaux tombent, s’effacent.

Ils attestent enfin que tombent et s’effacent également les contradictions politiques qui existent entre eux.

Il en est ainsi des changements survenus dans la structure de classe de l’U.R.S.S. Le tableau des changements dans la vie sociale de l’U.R.S.S. serait incomplet, si l’on ne disait quelques mots des changements intervenus dans un autre domaine encore. Je veux parler des rapports entre nations, en U.R.S.S. Comme on sait, l’Union soviétique comprend environ 60 nations, groupes nationaux et nationalités. L’Etat soviétique est un Etat multinational. On conçoit que la question des rapports entre les peuples de l’U.R.S.S. soit pour nous d’une importance de premier ordre.

L’Union des Républiques socialistes soviétiques s’est formée, on le sait, en 1922, au Premier congrès des Soviets de l’U.R.S.S. Elle s’est formée sur la base de l’égalité et de la libre adhésion des peuples de l’U.R.S.S. La Constitution adoptée en 1924, actuellement en vigueur, est la première constitution de l’U.R.S.S.

C’était une période où les relations entre les peuples n’étaient pas encore dûment établies, où les survivances de la défiance à l’égard des Grands-Russes n’avaient pas encore disparu, où les forces centrifuges continuaient encore à agir.

Dans ces conditions il fallait établir la collaboration fraternelle des peuples sur la base d’une assistance mutuelle, économique, politique et militaire, en les groupant dans un seul Etat multinational fédéral. Le pouvoir soviétique voyait bien les difficultés de cette tâche. Il avait devant lui les expériences malheureuses des Etats multinationaux dans le monde bourgeois. Il avait devant lui l’expérience avortée de l’ancienne Autriche Hongrie. Et cependant il décida de faire l’expérience de la création d’un Etat multinational, parce qu’il savait qu’un Etat multinational, ayant pour base le socialisme, devait triompher de toutes les épreuves.

Depuis, quatorze ans ont passé. Période suffisante pour vérifier l’expérience. Eh bien ?

La période écoulée a montré indubitablement que l’expérience de la formation d’un Etat multinational, basé sur le socialisme, a pleinement réussi. C’est là une victoire incontestable de la politique léniniste dans la question nationale. (Applaudissements prolongés.) Comment expliquer cette victoire ?

Absence de classes exploiteuses, principales organisatrices des collisions entre nations ; absence de l’exploitation qui entretient la méfiance réciproque et attise les passions nationalistes ; présence, au pouvoir, de la classe ouvrière, ennemie de tout asservissement et fidèle champion des idées d’internationalisme ; réalisation pratique de l’assistance mutuelle entre peuples dans tous les domaines de la vie économique et sociale ; enfin, épanouissement de la culture nationale des peuples de l’U.R.S.S., nationale par la forme, socialiste par le contenu : tous ces facteurs et autres analogues ont fait que la physionomie des peuples de l’U.R.S.S. a radicalement changé ; que le sentiment de la méfiance réciproque a disparu chez eux ; qu’en eux s’est développé un sentiment d’amitié réciproque, et que s’est établie ainsi une véritable collaboration fraternelle des peuples, au sein de l’Etat fédéral unique.

C’est ce qui fait que nous avons aujourd’hui un Etat socialiste multinational parfaitement constitué, qui a triomphé de toutes les épreuves et dont la solidité peut faire envie à n’importe quel Etat fondé sur une seule nation, de n’importe quelle partie du monde. (Vifs applaudissements.)

Tels sont les changements survenus pendant la période écoulée dans les rapports entre nations, en U.R.S.S.

Tel est le bilan général des changements intervenus dans la vie économique, politique et sociale de l’U.R.S.S., au cours de la période 1924-1936.

III – PARTICULARITES ESSENTIELLES
DU PROJET DE CONSTITUTION

Comment tous ces changements de la vie de l’U.R.S.S. ont-ils été marqués dans le projet de la nouvelle Constitution ?

Autrement dit : quelles sont les particularités essentielles du projet de Constitution soumis à l’examen de ce congrès ?

La Commission de la Constitution avait été chargée d’apporter des changements au texte de la Constitution de 1924. Des travaux de cette Commission est sorti un texte nouveau, le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. En établissant ce projet la Commission est partie du principe qu’une constitution ne doit pas être confondue avec un programme.

Cela veut dire qu’entre un programme et une constitution il existe une différence essentielle. Alors qu’un programme expose ce qui n’est pas encore et ce qui doit seulement être obtenu et conquis dans l’avenir, une constitution, au contraire, doit exposer ce qui est déjà, ce qui a déjà été obtenu et conquis maintenant, dans le présent. Le programme concerne principalement l’avenir ; la Constitution, le présent. Deux exemples à titre d’illustration.

Notre société soviétique a d’ores et déjà réalisé le socialisme, dans l’essentiel ; elle a créé l’ordre socialiste, c’est-à-dire qu’elle a atteint ce que, en d’autres termes, les marxistes appellent la première phase ou phase inférieure du communisme.

Cela veut dire que la première phase du communisme, le socialisme, est déjà réalisée chez nous, dans l’essentiel. (Applaudissements prolongés.) Le principe fondamental de cette phase du communisme est, on le sait, la formule : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail » Notre Constitution doit-elle marquer ce fait, celui de la conquête du socialisme ? Doit-elle être basée sur cette conquête ?

Elle doit l’être incontestablement. Elle doit l’être parce que le socialisme, pour l’U.R.S.S., est ce qui a déjà été obtenu et conquis. Mais la société soviétique n’a pas encore réalisé le communisme dans sa phase supérieure, où le principe dominant sera la formule : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », encore qu’elle se fixe comme but de réaliser le communisme dans sa phase supérieure.

Notre Constitution peut-elle être basée sur la phase supérieure du communisme, qui n’est pas encore et qui doit encore être conquise ? Non, elle ne peut pas l’être, car la phase supérieure du communisme c’est, pour l’U.R.S.S., ce qui n’est pas encore réalisé et ce qui doit l’être dans l’avenir. Elle ne peut pas l’être si on ne veut pas transformer la Constitution en programme ou en simple déclaration sur les futures conquêtes.

Tel est le cadre de notre Constitution dans le moment historique actuel. Ainsi le projet de la nouvelle Constitution marque le bilan du chemin parcouru, le bilan des conquêtes déjà acquises. Il est, par conséquent, l’enregistrement et la consécration législative de ce qui en fait a déjà été obtenu et conquis. (Vifs applaudissements.)

C’est là la première particularité du projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S.

Poursuivons. Les constitutions des pays bourgeois partent habituellement de la conviction que l’ordre capitaliste est immuable.

La base essentielle de ces constitutions, ce sont les principes du capitalisme, ses principaux fondements : propriété privée de la terre, des forêts, fabriques, usines et autres instruments et moyens de production ; exploitation de l’homme par l’homme et existence d’exploiteurs et d’exploités ; à un pôle de la société, c’est la majorité des travailleurs dont le lendemain n’est pas assuré ; à l’autre pôle, c’est le luxe de la minorité non travailleuse, mais dont le lendemain est assuré, etc., etc. Ces constitutions s’appuient sur ces fondements du capitalisme et autres analogues. Elles les reflètent, elles les consacrent par voie législative.

A la différence de ces constitutions, le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. part de la liquidation de l’ordre capitaliste, de la victoire de l’ordre socialiste en U.R.S.S. La base essentielle du projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S., ce sont les principes du socialisme, ses principaux fondements déjà conquis et établis : propriété socialiste de la terre, des forêts, des fabriques, des usines et autres instruments et moyens de production ; suppression de l’exploitation et des classes exploiteuses ; suppression de la misère de la majorité et du luxe de la minorité ; suppression du chômage ; le travail comme obligation et devoir d’honneur de chaque citoyen apte au travail, selon la formule : « Qui ne travaille pas ne mange pas ». Le droit au travail, c’est-à-dire le droit de chaque citoyen de recevoir un travail garanti ; le droit au repos ; le droit à l’instruction, etc., etc.

Le projet de la nouvelle Constitution s’appuie sur ces fondements et autres analogues du socialisme. Il les reflète, il les consacre par voie législative. Telle est la deuxième particularité du projet de la nouvelle Constitution. Poursuivons.

Les constitutions bourgeoises partent tacitement de cette prémisse que la société est composée de classes antagonistes, de classes possédant la richesse et de classes ne la possédant pas ; que, quel que soit le parti accédant au pouvoir, la direction politique de la société (dictature) doit appartenir à la bourgeoisie ; que la constitution est nécessaire pour fixer l’ordre social au gré et à l’avantage des classes possédantes.

A la différence des constitutions bourgeoises, le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. part du fait que dans la société il n’existe plus de classes antagonistes ; que la société est composée de deux classes amies, d’ouvriers et de paysans ; que ce sont justement ces classes laborieuses qui sont au pouvoir ; que la direction politique de la société (dictature) appartient à la classe ouvrière, en tant que classe avancée de la société ; que la Constitution est nécessaire pour fixer l’ordre social au gré et à l’avantage des travailleurs.

Telle est la troisième particularité du projet de la nouvelle Constitution. Poursuivons. Les constitutions bourgeoises partent tacitement de cette prémisse que les nations et les races ne peuvent être égales en droits, qu’il est des nations jouissant de la plénitude des droits et d’autres qui n’en jouissent pas ; qu’en outre il existe une troisième catégorie de nations ou de races, par exemple, dans les colonies, qui ont encore moins de droits que les nations ne jouissant pas de la plénitude de leurs droits.

Cela signifie que toutes ces constitutions sont nationalistes en leur fond, c’est-à-dire qu’elles sont des constitutions de nations dominantes. Contrairement à ces constitutions, le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. est profondément internationaliste. Il part du principe que toutes les nations et races sont égales en droits.

Il part du principe que la différence de couleur ou de langue, de niveau de culture ou de niveau de développement politique, aussi bien que toute autre différence entre nations et races, ne peut justifier l’inégalité de droits entre nations. Il part du principe que toutes les nations et races, indépendamment de leur situation passée et présente, indépendamment de leur force ou de leur faiblesse, doivent jouir de droits identiques dans toutes les sphères de la vie économique, sociale, politique et culturelle de la société. Telle est la quatrième particularité du projet de la nouvelle Constitution.

La cinquième particularité du projet de la nouvelle Constitution, c’est son démocratisme conséquent et sans défaillance. Du point de vue du démocratisme, on peut diviser les constitutions bourgeoises en deux groupes : un groupe de constitutions nie ouvertement ou, en fait, réduit à néant l’égalité en droits des citoyens et les libertés démocratiques.

L’autre groupe de constitutions accepte volontiers et affiche même les principes démocratiques ; mais en même temps il fait de telles réserves et restrictions que les droits et libertés démocratiques s’en trouvent complètement mutilés.

Ces constitutions parlent de droits électoraux égaux pour tous les citoyens, mais aussitôt les restreignent par les conditions de résidence et d’instruction, voire de fortune. Elles parlent de droits égaux pour les citoyens, mais aussitôt font cette réserve que cela ne concerne pas les femmes, ou ne les concerne que partiellement. Etc., etc.

Le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. a ceci de particulier qu’il est exempt de pareilles réserves et restrictions. Pour lui, il n’existe point de citoyens actifs ou passifs ; pour lui, tous les citoyens sont actifs. Il n’admet point de différence de droits entre hommes et femmes, entre « domiciliés » et « non-domiciliés », entre possédants et non-possédants, entre gens instruits et non instruits. Pour lui, tous les citoyens ont des droits égaux. Ce n’est pas la situation de fortune, ni l’origine nationale, ce n’est pas le sexe ni la fonction ou le grade, mais les qualités personnelles et le travail personnel de chaque citoyen, qui déterminent sa situation dans la société. Enfin, une autre particularité du projet de la nouvelle Constitution.

Les constitutions bourgeoises se contentent habituellement de fixer les droits officiels des citoyens, sans se préoccuper des conditions garantissant l’exercice de ces droits, de la possibilité de les exercer, des moyens de les exercer.

Elles parlent de l’égalité des citoyens, mais oublient qu’il ne peut pas y avoir d’égalité véritable entre patron et ouvrier, entre grand propriétaire foncier et paysan, si les premiers ont la richesse et le poids politique dans la société, et les seconds sont privés de l’un et de l’autre ; si les premiers sont des exploiteurs et les seconds des exploités.

Ou encore : elles parlent de la liberté de la parole, de réunion et de la presse, mais elles oublient que toutes ces libertés peuvent n’être pour la classe ouvrière qu’un son creux, si elle est mise dans l’impossibilité de disposer de locaux appropriés pour tenir ses réunions, de bonnes imprimeries, d’une quantité suffisante de papier d’imprimerie, etc.

Le projet de la nouvelle Constitution a ceci de particulier qu’il ne se borne pas à fixer les droits officiels des citoyens, mais qu’il reporte le centre de gravité sur la garantie de ces droits, sur les moyens de les réaliser.

Il ne proclame pas simplement l’égalité des citoyens, mais il la garantit en consacrant par voie législative la suppression du régime d’exploitation, l’affranchissement des citoyens de toute exploitation. Il ne proclame pas simplement le droit au travail, mais il le garantit en consacrant par voie législative l’absence de crises dans la société soviétique, la suppression du chômage. Il ne proclame pas simplement les libertés démocratiques, mais il les garantit par voie législative, avec des moyens matériels déterminés.

On conçoit, par conséquent, que le démocratisme du projet de la nouvelle Constitution ne soit pas un démocratisme en général, « habituel » et « généralement reconnu », mais le démocratisme socialiste. Telles sont les particularités essentielles du projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. C’est ainsi que le projet de la nouvelle Constitution reflète les transformations et les changements réalisés dans la vie économique, politique et sociale de l’U.R.S.S., durant la période 1924-1936.

IV – LA CRITIQUE BOURGEOISE
DU PROJET DE CONSTITUTION

Quelques mots sur la critique bourgeoise du projet de Constitution. L’attitude observée par la presse bourgeoise de l’étranger à l’égard du projet de Constitution offre sans contredit un certain intérêt.

Pour autant que la presse étrangère reflète l’opinion des différentes catégories de la population dans les pays bourgeois, nous ne pouvons passer outre à la critique que cette presse a développée contre le projet de Constitution. Les premières réactions de la presse étrangère au projet de Constitution se sont manifestées dans une tendance bien nette : passer sous silence le projet de Constitution.

Je veux parler ici de la presse la plus réactionnaire, de la presse fasciste. Ce groupe de critiques a jugé que le mieux était simplement de passer sous silence le projet de Constitution, de présenter les choses comme si le projet n’existait pas et n’avait jamais existé.

On peut dire que la tactique du silence n’est pas de la critique. Mais c’est faux. La méthode du silence comme moyen particulier de méconnaître les faits, est aussi une forme de critique, sotte et ridicule, il est vrai, mais une forme de critique tout de même. (Rire général. Applaudissements.)

Mais la méthode du silence ne leur a pas réussi. Finalement ils ont été obligés d’ouvrir la soupape et d’informer le monde que, si triste que cela soit, le projet de Constitution de l’U.R.S.S. existe pourtant ; que non seulement il existe, mais commence à exercer une action pernicieuse sur les esprits.

D’ailleurs il ne pouvait en être autrement, car il existe tout de même dans le monde une opinion publique, des lecteurs, des hommes vivants, qui veulent savoir la vérité sur les faits, et il est absolument impossible de les maintenir longtemps dans l’étau de la tromperie. Avec la tromperie on n’ira pas loin…

Le deuxième groupe de critiques reconnaît que le projet de Constitution existe réellement, mais estime qu’il n’est pas d’un grand intérêt, puisque, au fond, ce n’est pas un projet de Constitution, mais un chiffon de papier, une vaine promesse, visant à opérer une certaine manœuvre et à duper les gens. A cela ils ajoutent que l’U.R.S.S. ne pouvait d’ailleurs pas donner un meilleur projet, puisque l’U.R.S.S. elle-même n’est pas un Etat, mais une simple notion géographique (rire général) ; dès lors, sa Constitution ne saurait être une vraie constitution.

Le représentant typique de ce groupe de critiques est, si étrange que cela paraisse, l’officieux allemand, la Deutsche Diplomatisch Politische Korrespondenz. Cette revue « déclare expressément que le projet de Constitution de l’U.R.S.S. est une vaine promesse, une tromperie, un « village à la Potemkine ». Elle déclare sans hésiter que l’U.R.S.S. n’est pas un Etat ; que l’U.R.S.S. « n’est autre chose qu’une notion géographique exactement définie » (rire général) ; que la Constitution de l’U.R.S.S. ne peut donc, pour cette raison, être considérée comme une vraie constitution.

Que peut-on dire de semblables critiques, s’il est permis de les appeler ainsi ? Dans un de ses contes et nouvelles, le grand écrivain russe Chtchédrine dépeint le type du bureaucrate et yranneau, très borné et obtus, mais suffisant et zélé à l’extrême.

Après avoir établi « l’ordre et le calme » dans la région à lui « confiée », en exterminant des milliers d’habitants et en brûlant des dizaines de villes, ce bureaucrate jette un regard autour de lui et aperçoit à l’horizon l’Amérique, pays évidemment peu connu, où il existe, paraît-il, des libertés qui troublent le peuple, et où l’Etat est gouverné par d’autres méthodes. Le bureaucrate aperçoit l’Amérique et s’indigne : Qu’est-ce que ce pays ? D’où sort-il ?

De quel droit existe-t-il, voyons ?

(Rire général, applaudissements.) Evidemment, on l’a découvert par hasard quelques siècles plus tôt, mais est-ce qu’on ne peut pas le recouvrir, pour qu’on n’en entende plus jamais parler ?

(Rire général.) Et ceci dit, il décrète : « Recouvrir l’Amérique ! » (Rire général.)

Il me semble que ces messieurs de Deutsche Diplomatisch Politische Korrespondenz ressemblent comme deux gouttes d’eau au bureaucrate de Chtchédrine. (Rire général, applaudissements.) Il y a longtemps que l’U.R.S.S. blesse la vue de ces messieurs.

Voilà dix-neuf ans que l’U.R.S.S. se dresse comme un phare, infusant l’esprit de libération à la classe ouvrière du monde entier et provoquant la fureur des ennemis de la classe ouvrière. Et voilà que cette U.R.S.S., non contente simplement d’exister, grandit même, et non seulement grandit, mais prospère, et non seulement prospère, mais rédige même un projet de nouvelle Constitution, projet qui exalte les esprits, qui inspire de nouveaux espoirs aux classes opprimées. (Applaudissements.) Comment ces messieurs de l’organe officieux allemand ne s’indigneraient ils pas après cela ?

Qu’est-ce que c’est que ce pays ? clament-ils ; de quel droit existe-t-il, voyons ?

(Rire général.) Et si on l’a découvert en octobre 1917, pourquoi ne pourrait-on pas le recouvrir, pour qu’on n’en entende plus jamais parler ? Et ceci dit, ils décident : Recouvrir l’U.R.S.S. ; proclamer haut et clair que l’U.R.S.S. n’existe pas en tant qu’Etat, que l’U.R.S.S. n’est autre chose qu’une simple notion géographique ! (Rire général.)

Après avoir décrété de recouvrir l’Amérique, le bureaucrate de Chtchédrine, en dépit de toute son étroitesse d’esprit, avait cependant trouvé en lui des éléments de compréhension de la réalité, car il se dit aussitôt : « Mais je crois que ladite chose n’est pas en mon pouvoir ». (Explosion de franche gaieté, applaudissements en rafale.)

J’ignore si ces messieurs de l’organe officieux allemand auront assez d’esprit pour se douter qu’ils peuvent bien, évidement, « recouvrir » sur le papier tel ou tel Etat, mais à parler sérieusement, « ladite chose n’est pas en leur pouvoir ». (Explosion de franche gaieté, applaudissements en rafale.)

Quant à l’affirmation que la Constitution de l’U.R.S.S. est soi-disant une vaine promesse, un « village à la Potemkine », etc., je tiens à invoquer une série de faits établis, qui parlent d’eux-mêmes. En 1917, les peuples de l’U.R.S.S. ont renversé la bourgeoisie et instauré la dictature du prolétariat, instauré le pouvoir soviétique. C’est un fait, et non une promesse.

Ensuite, le pouvoir soviétique a liquidé la classe des grands propriétaires fonciers et remis aux paysans plus de 150 millions d’hectares de terres ayant appartenu aux grands propriétaires fonciers, à l’Etat et aux couvents ; cela, en plus des terres qui se trouvaient auparavant déjà entre les mains des paysans. C’est un fait, et non une promesse.

Ensuite, le pouvoir soviétique a exproprié la classe des capitalistes ; il lui a enlevé les banques, les usines, les chemins de fer et autres instruments et moyens de production, proclamés propriété socialiste, et il a placé à la tête de ces entreprises l’élite de la classe ouvrière. C’est un fait, et non une promesse. (Applaudissements prolongés.)

Ensuite, ayant organisé l’industrie et l’agriculture selon des principes nouveaux, socialistes, avec une nouvelle base technique, le pouvoir des Soviets est arrivé à ceci qu’aujourd’hui l’agriculture de l’U.R.S.S. fournit une production une fois et demie supérieur à celle d’avant-guerre ; l’industrie produit sept fois plus qu’avant-guerre et le revenu national a quadruplé par rapport à la période d’avant-guerre.

Tout cela, ce sont des faits, et non des promesses. (Applaudissements prolongés.)

Ensuite, le pouvoir soviétique a supprimé le chômage, réalisé le droit au travail, le droit au repos, le droit à l’instruction, assuré les meilleures conditions matérielles et culturelles aux ouvriers, aux paysans et aux intellectuels ; assuré aux citoyens l’application du suffrage universel, direct et égal, au scrutin secret.

Tout cela, ce sont des faits, et non des promesses. (Applaudissements prolongés.) Enfin l’U.R.S.S. a donné le projet d’une nouvelle Constitution qui n’est pas une promesse, mais l’enregistrement et la consécration législative de ces faits connus de tous, l’enregistrement et la consécration législative de ce qui a déjà été obtenu et conquis.

On se demande à quoi se réduit, après tout cela, le verbiage de ces messieurs de l’organe officieux allemand sur les « villages à la Potemkine », sinon à ceci qu’ils se proposent de cacher au peuple la vérité sur l’U.R.S.S., d’induire le peuple en erreur, de le tromper. Tels sont les faits. Or les faits, comme on dit, sont têtus. Ces messieurs de l’organe officieux allemand peuvent dire que c’est tant pis pour les faits. (Rire général.)

Mais alors on peut leur répondre par ce proverbe russe que l’on connaît : « Pour les imbéciles, il n’y a pas de loi qui tienne ». (Rires joyeux, applaudissements prolongés.)

Le troisième groupe de critiques est prêt à reconnaître certains mérites au projet de Constitution ; il le considère comme un événement positif, mais, voyez-vous, il doute fort que certaines de ses dispositions puissent être mises en pratique, convaincu qu’il est que ces dispositions en général sont irréalisables et doivent rester sur le papier. Ce sont, pour parler délicatement, des sceptiques. Ces sceptiques-là existent dans tous les pays.

Il faut dire que ce n’est pas la première fois que nous les rencontrons. Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir en 1917, les sceptiques disaient : Les bolcheviks ne sont peut- être pas de mauvaises gens, mais pour ce qui est du pouvoir, ils ne s’en tireront pas, ils se casseront le nez. Il s’est avéré que ce ne sont pas les bolcheviks, mais les sceptiques qui se sont cassé le nez.

Pendant la guerre civile et l’intervention étrangère, ce groupe de sceptiques disait : Évidemment, le pouvoir des Soviets n’est pas une mauvaise chose, mais il y a des chances pour que Dénikine avec Koltchak, plus les étrangers, en viennent à bout.

Cependant les sceptiques, cette fois encore, se sont trompés dans leurs calculs. Lorsque le pouvoir soviétique a publié le premier plan quinquennal, les sceptiques ont réapparu sur la scène, disant : Le plan quinquennal est, certes, une bonne chose, mais il n’est guère réalisable ; il faut croire que les bolcheviks s’enferreront sur leur plan quinquennal.

Les faits ont cependant montré que les sceptiques, cette fois encore, n’ont pas eu de chance : le plan quinquennal fut réalisé en quatre ans.

Il faut en dire autant du projet de la nouvelle Constitution et de la critique qu’en ont fait les sceptiques. Il a suffi de publier le projet pour que ce groupe de critiques réapparaisse sur la scène, avec leur morne scepticisme, leurs doutes sur la possibilité de réaliser certaines dispositions de la Constitution. Il n’y a aucune raison de douter que les sceptiques échoueront cette fois encore, qu’ils échoueront aujourd’hui comme ils ont échoué mainte fois dans le passé.

Le quatrième groupe de critiques, en attaquant le projet de la nouvelle Constitution, le caractérise comme une « évolution à droite », comme un « abandon de la dictature du prolétariat », comme la « liquidation du régime bolchevik ». « Les bolcheviks ont obliqué à droite, c’est un fait », déclarent-ils sur divers tons. Certains journaux polonais et, en partie, les journaux américains, se montrent particulièrement zélés à cet égard.

Que peut-on dire de ces critiques, s’il est permis de les appeler ainsi ?

Si l’élargissement de la base de la dictature de la classe ouvrière et la transformation de la dictature en un système plus souple, et par conséquent plus puissant, de direction politique de la société, sont interprétés par eux, non comme un renforcement de la dictature de la classe ouvrière, mais comme son affaiblissement ou même comme son abandon, il est permis de demander : ces messieurs savent-ils en général ce que c’est que la dictature de la classe ouvrière ?

Si la consécration législative de la victoire du socialisme, la consécration législative des succès de l’industrialisation, de la collectivisation et de la démocratisation, ils l’appellent « évolution à droite », il est permis de demander : ces messieurs savent-ils en général ce qui distingue la gauche de la droite ?

(Rire général, applaudissements)

Il ne peut faire de doute que ces messieurs se sont définitivement embrouillés dans leur critique du projet de Constitution, et s’étant embrouillés, ils ont confondu la droite avec la gauche. On ne peut s’empêcher de songer à Pélagie, cette « gamine » servante des Ames mortes de Gogol.

L’auteur raconte qu’an jour elle s’était chargée de montrer le chemin à Sélifane, cocher de Tchitchikov, mais n’ayant pas su distinguer le côté droit du côté gauche de la route, elle s’était embrouillée et mise en fâcheuse posture.

Il faut avouer que les critiques des journaux polonais, malgré toute leur présomption, ne dépassent pas de beaucoup le niveau de compréhension de Pélagie, la « gamine » servante des Ames mortes. (Applaudissements.)

Si vous vous rappelez bien, le cocher Sélifane trouva bon de tancer Pélagie pour avoir confondu le côté droit et le côté gauche, en lui disant : « Hé, va donc, pieds sales… tu ne sais même pas distinguer ta droite de ta gauche. » Il me semble qu’on ferait bien de tancer de même nos critiques à la manque, en leur disant : « Hé, allez donc, critiques de malheur…. vous ne savez même pas distinguer votre droite de votre gauche. » (Applaudissements prolongés.)

Enfin, encore un groupe de critiques. Si le groupe précédent accuse le projet de Constitution de renoncer à la dictature de la classe ouvrière, ce groupa ci l’accuse, au contraire, de ne rien changer à l’état de choses existant en U.R.S.S., de laisser intacte la dictature de la classe ouvrière, de ne pas admettre la liberté des partis politiques et de maintenir la position dirigeante du Parti communiste en U.R.S.S. Au surplus, ce groupe de critiques estime que l’absence de libertés pour les partis en U.R.S.S. est une violation des principes du démocratisme.

Je dois avouer qu’en effet le projet de la nouvelle Constitution maintient le régime de la dictature de la classe ouvrière, de même qu’il conserve sans changement la position dirigeante du Parti communiste de l’U.R.S.S. (Vifs applaudissements.) Si les honorables critiques considèrent ceci comme un défaut du projet de Constitution, on ne peut que le regretter. Nous, bolcheviks, considérons cela comme un mérite du projet de Constitution. (Vifs applaudissements.)

En ce qui concerne la liberté pour les différents partis politiques, nous sommes ici d’un avis quelque peu différent. Un parti est une portion d’une classe, sa portion d’avant-garde. Plusieurs partis et, par conséquent, la liberté des partis, ne peuvent exister que dans une société où existent des classes antagonistes, dont les intérêts sont hostiles, inconciliables ; où il y a, par exemple, capitalistes et ouvriers, grands propriétaires fonciers et paysans, koulaks et paysans pauvres, etc.

Mais en U.R.S.S., il n’y a plus de classes telles que les capitalistes, les grands propriétaires fonciers, les koulaks, etc. Il n’existe en U.R.S.S. que deux classes, les ouvriers et les paysans, dont les intérêts, loin d’être hostiles, sont au contraire basés sur l’amitié. Par conséquent, il n’y a pas en U.R.S.S. de terrain pour plusieurs partis, ni par conséquent pour la liberté de ces partis.

En U.R.S.S. il n’existe de terrain que pour un seul parti, le Parti communiste. En U.R.S.S. il ne peut y avoir qu’un seul parti, le Parti communiste, qui défend hardiment et jusqu’au bout les intérêts des ouvriers et des paysans. Et qu’il ne défende pas mal les intérêts de ces classes, on ne saurait guère en douter. (Vifs applaudissements.) On parle de démocratie. Mais qu’est-ce que la démocratie ?

La démocratie dans les pays capitalistes, où il y a des classes antagonistes, c’est en dernière analyse la démocratie pour les forts, une démocratie pour la minorité possédante. La démocratie en U.R.S.S. est, au contraire, une démocratie pour les travailleurs, c’est à dire la démocratie pour tous.

Il s’ensuit donc que les principes du démocratisme sont violés, non par le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S., mais par les constitutions bourgeoises. Voilà pourquoi je pense que la
Constitution de l’U.R.S.S. est la seule au monde qui soit démocratique jusqu’au bout. Voilà ce qu’il en est de la critique bourgeoise du projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S.

V – AMENDEMENTS ET ADDITIONS
AU PROJET DE CONSTITUTION

Passons aux amendements et additions que les citoyens ont proposés au cours de la discussion du projet par l’ensemble du peuple. On sait que la discussion populaire du projet de Constitution a donné un nombre assez considérable d’amendements et d’additions qui, tous, ont été publiés dans la presse soviétique.

Etant donné la grande diversité des amendements et leur valeur inégale, il serait bon à mon avis de les diviser en trois catégories. Le trait distinctif des amendements de la première catégorie, c’est qu’ils ne traitent pas des problèmes de la Constitution, mais de l’activité législative courante des futurs organismes législatifs. Certaines questions d’assurances, certaines questions touchant l’édification des kolkhoz, l’édification industrielle, les finances, tel est le sujet de ces amendements. Les auteurs de ces amendements n’ont visiblement pas compris la différence entre les problèmes constitutionnels et les problèmes de législation courante.

C’est pour cela précisément qu’ils s’efforcent de faire rentrer dans la Constitution le plus de lois possible, ce qui conduirait à faire de la constitution quelque chose comme un code des lois. Or la Constitution n’est pas un code. Elle est la loi fondamentale, et rien que la loi fondamentale. La Constitution n’exclut pas mais suppose l’activité législative courante des futurs organismes législatifs.

La Constitution donne une base juridique à la future activité législative de ces organismes. Aussi les amendements et additions de ce genre doivent-ils être, selon moi, renvoyés aux futurs organismes législatifs du pays, comme n’ayant pas de rapport direct avec la Constitution.

Dans la deuxième catégorie doivent être rangés les amendements et additions qui visent à introduire dans la Constitution des données historiques ou des déclarations sur ce que le pouvoir soviétique n’a pas encore conquis, et qu’il doit conquérir.

Marquer dans la Constitution les difficultés que le Parti, la classe ouvrière et tous les travailleurs ont surmontées durant de longues années dans la lutte pour la victoire du socialisme ; indiquer dans la Constitution le but final du mouvement soviétique, c’est-à-dire l’édification de la société communiste intégrale : tel est le sujet de ces amendements, qui se répètent en de nombreuses variantes.

Je pense que ces amendements et additions doivent eux aussi être mis de côté, comme n’ayant pas de rapport direct avec la Constitution. Celle-ci est l’enregistrement et la consécration législative des conquêtes déjà obtenues et assurées. Si nous ne voulons pas altérer ce caractère fondamental de la Constitution, nous ne devons pas la remplir de données historiques sur le passé ou de déclarations sur les conquêtes futures des travailleurs de l’U.R.S.S. Nous avons pour cela d’autres voies et d’autres documents.

Enfin, dans la troisième catégorie il convient de ranger les amendements et additions ayant un rapport direct avec le projet de Constitution. Une partie considérable des amendements de cette catégorie ont un caractère rédactionnel. On pourrait donc les renvoyer à la Commission de rédaction qui, je pense, sera constituée à ce congrès et à laquelle on confiera la rédaction définitive du texte de la nouvelle Constitution.

Quant aux autres amendements de la troisième catégorie, ils ont une importance substantielle, et il faut, à mon avis, en dire ici quelques mots.

1. Tout d’abord en ce qui concerne les amendements à l’article 1 du projet de Constitution. Il y a quatre amendements. Les uns proposent au lieu des mots « Etat des ouvriers et des paysans », de dire : « Etat des travailleurs ». D’autres proposent d’ajouter aux mots « Etat des ouvriers et des paysans » les mots : « et des travailleurs intellectuels ».

D’autres encore proposent au lieu des mots « Etat des ouvriers et des paysans », de dire : « Etat de toutes les races et nationalités peuplant le territoire de l’U.R.S.S. ». D’autres enfin proposent de remplacer les mots « des paysans » par les mots « des kolkhoziens » ou par les mots : « des travailleurs de l’agriculture socialiste ». Faut-il accepter ces amendements ?

Je pense que non. De quoi parle l’article 1 du projet de Constitution ?

De la composition de classe de la société soviétique. Nous, marxistes, pouvons-nous dans la Constitution ne rien dire de la composition de classe de notre société ? Evidemment non. La société soviétique se compose, comme on sait, de deux classes : les ouvriers et les paysans. C’est de cela précisément que traite l’article 1 du projet de Constitution. Par conséquent, l’article 1 reflète bien la composition de classe de notre société. On peut demander : Et les travailleurs intellectuels ?

Les intellectuels n’ont jamais été et ne peuvent être une classe, ils ont été et demeurent une couche sociale recrutant ses membres parmi toutes les classes de la société. Dans l’ancien temps, les intellectuels se recrutaient parmi les nobles, la bourgeoisie, en partie parmi les paysans et, seulement dans une proportion très insignifiante, parmi les ouvriers. A notre époque, à l’époque soviétique, les intellectuels se recrutent surtout parmi les ouvriers et les paysans.

Mais quelle que soit la façon dont ils se recrutent, quel que soit le caractère qu’ils revêtent, les intellectuels sont néanmoins une couche sociale, et non une classe. Cet état de choses ne portetil pas atteinte aux droits des travailleurs intellectuels ? Pas du tout !

L’article 1 du projet de Constitution parle, non des droits des diverses couches de la société soviétique, mais de la composition de classe de cette société. Quant aux droits des diverses couches de la société soviétique, y compris ceux des travailleurs intellectuels, il en est parlé principalement aux chapitres X et XI du projet de Constitution.

De ces chapitres il ressort que les ouvriers, les paysans et les travailleurs intellectuels sont complètement égaux en droits, dans toutes les sphères de la vie économique, politique, sociale et culturelle du pays. Par conséquent, il ne peut être question d’atteinte aux droits des travailleurs intellectuels.

Il faut en dire autant des nations et des races faisant partie de l’U.R.S.S. Au chapitre II du projet de Constitution il est dit déjà que l’U.R.S.S. est une union librement consentie de nations égales en droits. Faut-il répéter cette formule à l’article I du projet de Constitution, qui traite non de la composition nationale de la société soviétique, mais de sa composition de classe ?

Il est clair que non. Quant aux droits des nations et des races faisant partie de l’U.R.S.S., il en est parlé aux chapitres II, X et XI du projet de Constitution. De ces chapitres il ressort que les nations et les races de l’U.R.S.S. jouissent des mêmes droits dans toutes les sphères de la vie économique, politique, sociale et culturelle du pays.

Par conséquent, il ne peut être question d’atteinte aux droits des nationalités. On aurait également tort de remplacer le mot « paysan » par le mot « kolkhozien » ou par les mots « travailleur de l’agriculture socialiste ». D’abord, il existe encore parmi les paysans, outre les kolkhoziens, plus d’un million de foyers de non-kolkhoziens. Comment faire ? Les auteurs de cet amendement pensent-ils ne pas en tenir compte ?

Ce ne serait pas raisonnable. En second lieu, si la majorité des paysans ont passé à l’économie kolkhozienne, cela ne veut pas encore dire qu’ils aient cessé d’être des paysans, qu’ils n’aient plus d’économie personnelle, de foyer personnel, etc. Troisièmement, il faudrait substituer également au mot « ouvrier » les mots « travailleur de l’industrie socialiste », ce que pourtant les auteurs de l’amendement ne proposent pas. Enfin, est-ce que la classe des ouvriers et la classe des paysans ont déjà disparu chez nous ?

Et si elles n’ont pas disparu, faut-il rayer du vocabulaire les dénominations établies pour elles ?

Les auteurs de l’amendement ont sans doute en vue, non pas la société actuelle, mais la société future, lorsqu’il n’y aura plus de classes et que les ouvriers et les paysans seront devenus les travailleurs d’une société communiste unique. C’est dire qu’ils anticipent manifestement. Or, en rédigeant la Constitution, il faut prendre comme point de départ, non le futur, mais le présent, ce qui existe déjà. La Constitution ne peut ni ne doit anticiper.

2. Vient ensuite l’amendement à l’article 17 du projet de Constitution. Cet amendement propose de retrancher complètement l’article 17 selon lequel les Républiques fédérées conservent le droit de se retirer librement de l’U.R.S.S.

Je pense que cette proposition n’est pas juste et que le congrès ne doit pas l’adopter. L’U.R.S.S. est une union librement consentie de Républiques fédérées égales en droits. Retrancher de la Constitution l’article relatif au droit de se retirer librement de l’U.R.S.S., c’est violer le principe de libre adhésion à cette union.

Pouvons-nous prendre ce parti ?

Je pense que nous ne pouvons ni ne devons le faire. On dit qu’en U.R.S.S. il n’est pas une seule République qui veuille se retirer de l’U.R.S.S. ; que, pour cette raison, l’article 17 n’a pas de portée pratique. Qu’il n’y ait pas chez nous une seule République désireuse de se retirer de l’U.R.S.S., c’est exact évidemment.

Mais il ne s’ensuit nullement que nous ne devions pas fixer dans la Constitution le droit des Républiques fédérées à se retirer librement de l’U.R.S.S. Il n’existe pas en U.R.S.S. de République fédérée qui veuille prévaloir sur une autre. Mais il ne s’ensuit nullement que l’on doive retrancher de la Constitution l’article relatif à l’égalité en droits des Républiques fédérées.

3. Ensuite, on propose de compléter le chapitre II du projet de Constitution par un nouvel article qui dit en substance que les Républiques socialistes soviétiques autonomes, après avoir atteint le niveau de développement économique et culturel voulu, peuvent être transformées en Républiques socialistes soviétiques fédérées. Peut-on accepter cette proposition ? Je pense que non. Elle est erronée non seulement en sa substance mais aussi en ses motifs.

On ne peut motiver le passage des Républiques autonomes au rang de Républiques fédérées par leur maturité économique et culturelle, de même qu’on ne peut motiver le maintien de telle ou telle autre République sur la liste des Républiques autonomes, par son retard économique ou culturel. Ce ne serait pas là une manière de voir marxiste, léniniste. La République de Tatarie, par exemple, reste autonome, tandis que la République de Kazakhie devient fédérée ; mais cela ne signifie pas encore que la République de Kazakhie, du point de vue du développement culturel et économique, soit supérieure à la République de Tatarie.

C’est le contraire qui est vrai. Il faut en dire autant, par exemple, de la République autonome des Allemands de la Volga et de la République fédérée de Kirghizie, dont la première, au point de vue culturel et économique, est supérieure à la seconde, bien que demeurant République autonome. Quels sont les indices motivant le passage des Républiques autonomes dans la catégorie des Républiques fédérées ?

Ces indices sont au nombre de trois.

Premièrement, il faut que la République soit périphérique, qu’elle ne soit pas entourée de tous côtés par le territoire de l’U.R.S.S. Pourquoi ?

Parce que si la République fédérée conserve le droit de se retirer de l’U.R.S.S., il faut que cette République, devenue fédérée, ait la possibilité de poser, logiquement et pratiquement, la question de sa sortie de l’U.R.S.S. Or, cette question ne peut être posée que par la République qui, par exemple, est limitrophe d’un Etat étranger quelconque et, par conséquent, n’est pas entourée de tous côtés par le territoire de l’U.R.S.S. Certes, nous n’avons pas de Républiques qui posent pratiquement la question de leur sortie de l’U.R.S.S.

Mais du moment qu’une République fédérée conserve le droit de se retirer de l’U.R.S.S. il faut faire en sorte que ce droit ne devienne pas un chiffon de papier dénué de sens. Prenons, par exemple, la République de Bachkirie ou de Tatarie.

Admettons que ces Républiques autonomes aient été portées dans la catégorie des Républiques fédérées. Pourraient- elles poser la question, logiquement et pratiquement, de leur sortie de l’U.R.S.S. ? Non, elles ne le pourraient pas. Pourquoi ?

Parce qu’elles sont entourées de tous côtés par des républiques et régions soviétiques, et elles n’ont pas à proprement parler par où sortir de l’U.R.S.S. (Rire général, applaudissements.) Aussi bien, l’on aurait tort de porter ces Républiques dans la catégorie des Républiques fédérées. Deuxièmement, il faut que la nationalité qui a donné son nom à la République soviétique y représente une majorité plus ou moins compacte. Prenons, par exemple, la République autonome de Crimée.

C’est une république périphérique, mais les Tatars de Crimée ne forment pas la majorité dans cette République ; au contraire, ils y représentent la minorité.

Par conséquent, il serait faux et illogique de faire passer la République de Crimée dans la catégorie des Républiques fédérées. Troisièmement, il faut que la république ne soit pas trop petite au point de vue de la population, que celle-ci, disons, ne soit pas inférieure, mais supérieure à un million au moins.

Pourquoi ?

Parce que ce serait une erreur de supposer qu’une petite république soviétique ayant une population minime et une armée insignifiante, pût exister comme Etat indépendant. On ne peut guère douter que les rapaces impérialistes auraient tôt fait de mettre la main dessus.

Je pense qu’à défaut de ces trois indices objectifs, on aurait tort de poser en ce moment historique la question du transfert de telle ou telle république autonome dans la catégorie de Républiques fédérées.

4. On propose ensuite de supprimer dans les articles 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28 et 29 l’énumération détaillée de la division administrative et territoriale des République fédérées, en territoires et régions. Je pense que cette proposition est également inacceptable. Il est des gens en U.R.S.S. qui sont prêts, très volontiers et sans se lasser, à tailler et retailler territoires et régions, en jetant ainsi la confusion et l’incertitude dans le travail.

Le projet de Constitution met un frein à ces gens-là. Et cela est fort bien, parce qu’ici comme en beaucoup d’autres choses, il nous faut une atmosphère de certitude, de la stabilité, de la clarté.

5. Le cinquième amendement concerne l’article 33. On estime qu’il n’est pas rationnel de créer deux Chambres et l’on propose de supprimer le Soviet des nationalités. Je pense que cet amendement n’est pas juste non plus.

Le système à Chambre unique serait meilleur que le système à deux Chambres, si l’U.R.S.S. était un Etat national homogène. Mais ce n’est pas le cas. L’U.R.S.S. est, on le sait bien, un Etat multinational. Nous possédons un organisme suprême, où sont représentés les intérêts communs à tous les travailleurs de l’U.R.S.S., indépendamment de leur nationalité.

C’est le Soviet de l’Union. Mais outre les intérêts communs, les nationalités de l’U.R.S.S. ont encore leurs intérêts particuliers, spécifiques, liés à leurs particularités nationales. Peut-on négliger ces intérêts spécifiques ? Evidemment non.

Est-il besoin d’avoir un organisme suprême spécial, reflétant ces intérêts spécifiques ? Incontestablement. Il ne peut faire de doute que sans cet organisme il serait impossible de gouverner un Etat multinational comme l’U.R.S.S. Cet organisme est la seconde Chambra, le Soviet des nationalités de l’U.R.S.S.

On invoque l’histoire parlementaire des Etats d’Europe et d’Amérique ; on rappelle que le système à deux Chambres dans ces pays n’a eu que des résultats négatifs, que la seconde Chambre dégénère habituellement en un centre de réaction, qui freine la marche en avant. Tout cela est exact. Mais cela vient de ce que, dans ces pays, il n’y a pas d’égalité entre les Chambres.

On sait que souvent l’on accorde à la seconde Chambre plus de droits qu’à la première ; ensuite, la seconde Chambre ne se constitue pas en règle générale par voie démocratique : souvent ses membres sont nommés par en haut. Il est certain que ces résultats négatifs n’existeront pas, si l’on établit l’égalité entre les deux Chambres et si l’on organise la seconde de façon aussi démocratique que la première.

6. On propose ensuite une addition au projet de Constitution, demandant que soit égalisé l’effectif des deux Chambres. Je pense qu’on pourrait accepter cette proposition. Elle offre à mon avis des avantages politiques évidents, puisqu’elle souligne l’égalité des deux Chambres.

7. Vient ensuite une addition au projet de Constitution, proposant d’élire les députés au Soviet des nationalités de la même manière que ceux du Soviet de l’Union par voie d’élections directes. Je pense que cette proposition, on pourrait également l’accepter.

Il est vrai qu’elle peut présenter certains inconvénients d’ordre technique lors des élections. Mais en revanche elle offre un important avantage politique, parce qu’elle augmentera l’autorité du Soviet des nationalités.

8. Vient ensuite une addition à l’article 40, qui propose de réserver au Présidium du Soviet suprême le droit d’édicter des actes législatifs provisoires. Je pense que cette addition n’est pas juste, et que le congrès ne doit pas l’adopter.

Il faut enfin mettre un terme à cette situation où ce n’est pas un organisme unique qui légifère, mais toute une série d’organismes. Cette situation est contraire au principe de la stabilité des lois. Or, la stabilité des lois nous est nécessaire aujourd’hui plus que jamais. Le pouvoir législatif en U.R.S.S. doit être exercé par un seul organisme, le Soviet suprême de l’U.R.S.S.

9. On propose ensuite une addition à l’article 48 du projet de Constitution, demandant que le président du Soviet suprême de l’U.R.S.S. soit élu, non par le Soviet suprême de l’U.R.S.S. mais par toute la population du pays. Je pense que cette addition n’est pas juste, car elle n’est pas conforme à l’esprit de notre Constitution. Suivant le système de notre Constitution, il ne doit pas y avoir en U.R.S.S. de président unique, élu comme tel par la population entière, au même titre que le Soviet suprême, et pouvant s’opposer à ce dernier.

En U.R.S.S. la présidence est collective, elle est assurée par le Présidium du Soviet suprême, y compris le président du Présidium du Soviet suprême, élu non pas par toute la population, mais par le Soviet suprême, et tenu de rendre compte de son activité devant ce dernier. L’histoire montre que cette structure des organismes suprêmes est la plus démocratique, et qu’elle garantit le pays contre des éventualités indésirables.

10. Vient ensuite un amendement au même article 48 proposant de porter vice-présidents au Présidium du Soviet le nombre des suprêmes à 11, à raison d’un vice-président par République fédérée. Je pense que l’on pourrait accepter cet amendement, qui améliore les choses et ne peut que renforcer l’autorité du Présidium du Soviet suprême de l’U.R.S.S.

11. Vient ensuite un amendement à l’article 77. Il demande que soit organisé un nouveau commissariat de l’U.R.S.S., le commissariat du peuple de l’Industrie de la Défense. Je pense qu’il serait bon d’accepter aussi cet amendement (applaudissements), car le moment est venu de faire une place spéciale à notre industrie de la Défense et de la doter d’un commissariat. Il me semble que ceci ne pourrait qu’améliorer la défense de notre pays.

12.Vient ensuite un amendement à l’article 124 du projet de Constitution, demandant que soit interdit l’exercice des cultes religieux. Je pense qu’il faut rejeter cet amendement, comme n’étant pas conforme à l’esprit de notre Constitution.

13. Enfin, encore un amendement plus ou moins essentiel. Je parle de l’amendement à l’article 135 du projet de Constitution. Il propose de priver des droits électoraux les desservants du culte, les anciens gardes blancs, tous les ci devant et les personnes qui ne font pas un travail d’utilité publique, ou tout au moins de limiter les droits électoraux des individus de cette catégorie en ne leur accordant que le droit d’élire sans pouvoir être élu. Je pense que cet amendement doit également être rejeté.

Le pouvoir soviétique a privé de leurs droits électoraux les éléments non travailleurs et exploiteurs, non à perpétuité mais provisoirement, pendant une certaine période. Il fut un temps où ces éléments faisaient ouvertement la guerre au peuple et s’opposaient aux lois soviétiques.

La loi soviétique qui les privait du droit électoral fut la réponse du pouvoir des Soviets à cette opposition. Depuis lors il s’est passé pas mal de temps. Durant la période écoulée, nous avons obtenu ce résultat que les classes exploiteuses ont été supprimées et le pouvoir soviétique est devenu une force invincible.

Le moment n’est-il pas venu de raviser cette loi ?

Je pense que oui. On dit qu’il y a là un danger, parce que dans les organismes suprêmes du pays peuvent se glisser des éléments hostiles au pouvoir soviétique, anciens gardes blancs, koulaks, popes, etc. Mais que peut-on craindre ici ? Qui craint le loup n’aille pas au bois. (Joyeuse animation dans la salle, vifs applaudissements.)

D’abord, les anciens koulaks, gardes blancs ou popes ne sont pas tous hostiles au pouvoir soviétique. Ensuite, si le peuple élit, çà et là, des hommes hostiles, cela voudra dire que notre travail d’agitation ne vaut rien, et que nous avons parfaitement mérité cette honte ; si au contraire notre travail d’agitation est fait à la manière bolchevique, le peuple ne laissera pas pénétrer les éléments hostiles dans ses organismes suprêmes. Par conséquent, il faut travailler et ne pas pleurnicher. (Vifs applaudissements.)

Il faut travailler et ne pas attendre que les choses vous soient servies toutes prêtes, par la voie de dispositions administratives.

Déjà en 1919 Lénine disait que le temps était proche où le pouvoir des Soviets jugerait utile d’introduire le suffrage universel sans aucune restriction. Notez-le bien : sans aucune restriction. Il le disait alors que l’intervention militaire étrangère n’était pas encore liquidée, et que notre industrie et notre agriculture étaient dans une situation désespérée. Dix-sept ans ont passé depuis. N’est-il pas temps, camarades, de nous conformer à cette indication de Lénine ?

Je crois qu’il est temps.

Voici ce que Lénine disait en 1919 dans son ouvrage « Projet de programme du Parti communiste (bolchevik) russe ». Permettez-moi de vous en donner lecture : Le Parti communiste russe doit expliquer aux masses laborieuses, généralisation erronée des nécessités historiques passagères, que le électoraux à une partie des citoyens en République soviétique, ne comme ce fut le cas dans la plupart des républiques démocratiques afin d’éviter une retrait des droits concerne nullement, bourgeoises, une catégorie déterminée de citoyens, que l’on déclare privés de droits pour la vie ; il ne concerne que les exploiteurs, que ceux qui, en dépit des lois fondamentales de la République socialiste soviétique, persistent à défendre leur position d’exploiteurs, à maintenir les rapports capitalistes.

Par conséquent, dans la République des Soviets, d’une part, à mesure que le socialisme se fortifie de jour en jour et que diminue le nombre de ceux qui ont la possibilité objective de rester des exploiteurs ou de maintenir les rapports capitalistes, la proportion des individus privés du droit électoral diminue.

Aujourd’hui, cette proportion ne dépasse guère en Russie, 2 ou 3 %. D’autre part, dans le plus proche avenir, la fin de l’invasion étrangère et l’achèvement de l’expropriation des expropriateurs, peuvent sous certaines conditions, créer un état de choses tel que le pouvoir d’Etat prolétarien choisira d’autres moyens pour écraser la résistance des exploiteurs, et introduira le suffrage universel sans aucune restriction. (t. XXIV, p. 94, éd. Russe.)

C’est clair, je pense.

Voilà ce qu’il en est des amendements et additions au projet de la Constitution de l’U.R.S.S.

VI – IMPORTANCE DE LA NOUVELLE
CONSTITUTION DE L’U.R.S.S.

A en juger par les résultats de la discussion populaire, qui a duré à peu près 5 mois, il est permis de supposer que le projet de Constitution sera approuvé par ce congrès. (Vifs applaudissements qui tournent en ovation. La salle se lève.)

D’ici quelques jours, l’Union soviétique aura une Constitution nouvelle, socialiste, basée sur les principes d’un large démocratisme socialiste.

Ce sera un document historique, traitant avec simplicité et concision, presque dans un style de procès-verbal, des victoires du socialisme en U.R.S.S., de l’affranchissement des travailleurs de l’U.R.S.S. de l’esclavage capitaliste, des victoires remportées en U.R.S.S. par une démocratie conséquente et développée jusqu’au bout. Ce sera un document attestant que ce dont rêvaient et continuent de rêver des millions d’hommes honnêtes dans les pays capitalistes, est déjà réalisé en U.R.S.S. (Vifs applaudissements.)

Ce sera un document attestant que ce qui a été réalisé en U.R.S.S. peut très bien l’être aussi dans les autres pays. (Vifs applaudissements)

II s’ensuit donc que la portée internationale de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. ne saurait guère être surestimée. Maintenant que le fascisme vomit ses flots troubles sur le mouvement socialiste de la classe ouvrière et traîne dans la boue les aspirations démocratiques des meilleurs hommes du monde civilisé, la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. sera un réquisitoire contre le fascisme, réquisitoire témoignant que le socialisme et la démocratie sont invincibles. (Applaudissements.)

La nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. sera une aide morale et un soutien efficace pour tous ceux qui mènent actuellement la lutte contre la barbarie fasciste. (Vifs applaudissements.)

Pour les peuples de l’U.R.S.S., l’importance de la nouvelle Constitution est encore plus grande. Alors que pour les peuples des pays capitalistes, la Constitution de l’U.R.S.S. sera un programme d’action, pour les peuples de l’U.R.S.S. elle est comme le bilan de leur lutte, le bilan de leurs victoires sur le front de la libération de l’humanité. Quand on a parcouru ce chemin de lutte et de privations, quelle satisfaction et quelle joie d’avoir sa Constitution, qui parle du fruit de nos victoires.

Quelle satisfaction et quelle joie de savoir pour quoi ont combattu nos hommes, et comment ils ont remporté leur victoire historique et mondiale.

Quelle satisfaction et quelle joie de savoir que le sang répandu abondamment par nos hommes ne l’a pas été en vain, qu’il a donné ses résultats. (Applaudissements prolongés.)

C’est ce qui arme moralement notre classe ouvrière, notre paysannerie, nos intellectuels travailleurs. C’est ce qui pousse en avant et stimule notre sentiment d’orgueil légitime.

C’est ce qui affermit la foi que nous avons en nos forces et nous mobilise pour une lutte nouvelle, pour remporter de nouvelles victoires dans la voie du communisme. (Ovation enthousiaste, toute la salle se lève. Des « hourras » éclatent en tonnerre. Acclamations unanimes : « Vive le camarade Staline ! » Le congrès, debout, entonne l’Internationale. Puis, nouvelle ovation. On crie : « Hourra ! », « Vive notre chef, le camarade Staline ! »)

=>Oeuvres de Staline

=>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

Staline : Interview à un journaliste de la Pravda

28 octobre 1948

***Quelle est votre opinion sur les résultats de la discussion de la situation à Berlin par le Conseil de Sécurité et sur l’attitude des représentants anglo-américains à cet égard ?

– Je considère qu’il s’agit d’une manifestation de l’esprit d’agression de la politique des milieux dirigeants anglo-américains et français.

***Est-il exact qu’au mois d’août de cette année, un accord a été réalisé entre les quatre puissances sur la question de Berlin ?

– Oui, c’est exact… Comme on le sait, le 30 août de cette année, un accord a été réalisé à Moscou entre les représentants de l’U.R.S.S., des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France au sujet de l’application simultanée, d’une part, de mesures en vue de faire cesser les restrictions visant les communications, d’autre part, de mesures visant à l’introduction du mark allemand de la zone soviétique comme seule monnaie à Berlin.

Cet accord n’empiétait sur le prestige de personne. Il tenait compte des intérêts des parties et assurait la garantie d’une coopération ultérieure, mais les gouvernements des États-Unis et de la Grande-Bretagne ont désavoué leurs représentants à Moscou et déclaré que cet accord était nul et non avenu. Ils l’ont violé, décidant de soumettre la question au Conseil de Sécurité au sein duquel les Britanniques et les Américains ont une majorité assurée.

***Est-il exact que dernièrement à Paris, lorsque la question était discutée au Conseil de Sécurité, au cours de conversations officieuses, un accord fut à nouveau réalisé ?

– Oui, c’est exact. Le représentant de l’Argentine, le Dr Bramuglia, président du Conseil de Sécurité, qui eut des entretiens officieux avec Vychinski, au nom des autres puissances intéressées, avait, en effet, en mains un projet de solution ayant fait l’objet d’un accord. Mais les représentants des États-Unis et de la Grande-Bretagne déclarèrent que cet accord n’existait pas.

***Quel est le fond de la question ? Ne peut-on l’expliquer ?

– Le fond de la question est que les inspirateurs de la politique agressive des Etats- Unis et de la Grande-Bretagne ne se considèrent pas comme intéressés à un accord et à la coopération avec l’U.R.S.S. Ils ne veulent ni accord ni coopération afin de rejeter la responsabilité sur l’U.R.S.S., et ainsi de prouver l’impossibilité de la coopération avec l’U.R.S.S.

Les fauteurs de guerre, qui cherchent à en déchaîner une nouvelle, craignent plus que tout l’accord et la coopération avec l’U.R.S.S., car la politique d’accord avec I’U.R.S.S. affaiblit les positions des fauteurs de guerre et prive d’objectif la politique agressive de ces messieurs. Précisément pour cette raison, ils défont les accords déjà réalisés, désavouent les représentants qui ont conclu ces accords avec l’U.R.S.S., soumettent la question, en violation de la Charte des Nations-Unies, au Conseil de Sécurité, où ils disposent d’une majorité assurée et on ils peuvent « prouver » n’importe quoi.

Tout cela est fait afin de démontrer l’impossibilité de la coopération avec I’U. R. S. S. pour démontrer la nécessité d’une nouvelle guerre et ainsi préparer les conditions de son déchaînement. La politique des dirigeants actuels des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne est politique d’agression et de déchaînement d’une nouvelle guerre.

***Que pensez-vous des actions des six États du Conseil de Sécurité Chine, Canada, Belgique, Argentine, Colombie, Syrie ?

– Il est évident que tous ces messieurs appuient une politique d’agression, une politique de déchaînement d’une nouvelle guerre.

***Comment tout cela peut-il finir ?

– Cela ne peut se terminer que par la chute honteuse des instigateurs d’une nouvelle guerre. Churchill, le principal fauteur de guerre, a déjà réussi à se priver de la confiance de son pays et des forces démocratiques du monde entier. Le même sort attend tous les autres instigateurs d’une nouvelle guerre. Les horreurs de la guerre récente sont trop vivaces dans la mémoire des peuples et les forces populaires favorables à la paix sont trop grandes pour que les disciples en agression de Churchill puissent les vaincre et les entraîner vers une nouvelle guerre.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Anarchisme ou socialisme ?

[A la fin de 1905 et au début de 1906. en Géorgie, un groupe d’anarchistes dirigé par un partisan de Kropotkine, le fameux anarchiste V. Tcherkézichvili et ses adeptes Mikhako Tsérételi (Bâton), Chalva Goguélia (Ch. G.) et d’autres, entreprit une campagne acharnée contre les social-démocrates.

Le groupe fit paraître à Tiflis les journaux Nobati, Moucha, etc. Les anarchistes ne bénéficiaient d’aucun appui au sein du prolétariat, mais ils obtinrent quelques succès parmi les éléments déclassés et petits-bourgeois.

J. Staline, dans une suite d’articles portant le titre général d’Anarchisme ou socialisme ?, s’éleva contre les anarchistes. Les quatre premiers articles parurent dans le journal Akhali Tskhovréba en juin-juillet 1906. On arrêta l’impression des autres articles le journal ayant été interdit.

En décembre 1906 et le 1er janvier 1907, les articles parus dans Akhali Tskhovréba furent réimprimés dans le journal Akhali Droéba, mais sous une forme légèrement modifiée. La rédaction du journal fit précéder ces articles par la remarque suivante : « Dernièrement le syndicat des employés nous proposait de faire paraître des articles sur l’anarchisme, le socialisme et autres questions analogues (voir : Akhali Droéba, n° 3). Ce vœu fut également formulé par d’autres camarades. Nous accédons volontiers à ce désir en faisant publier ces articles.

Quant aux articles eux-mêmes, nous tenons à rappeler qu’une partie d’entre eux ont déjà paru une fois dans la presse géorgienne (mais pour des raisons indépendantes de l’auteur, ils ne purent être achevés).

Néanmoins, nous avons jugé utile de publier intégralement tous les articles et nous avons demandé à l’auteur de les remanier en un style à la portée de tous, ce qu’il a fait volontiers ». C’est ainsi que sont apparues deux variantes des quatre premières parties d’Anarchisme ou socialisme ? La suite de cet ouvrage a été publiée dans les journaux Tchvéni Tskhovréba en février 1907 et Dro en avril 1907. La première variante des articles Anarchisme ou socialisme ?, publiée dans Akhali Tskhovréba, est donnée en annexe au premier volume des Œuvres de J. Staline.

Akhali Tskhovréba (La vie nouvelle), quotidien bolchévik qui parut à Tiflis du 20 juin au 14 juillet 1906. J. Staline en fut le directeur. Les rédacteurs permanents : M. Davitachvili, G. Télia, G. Kikodzé, d’autres encore. Il parut en tout 20 numéros.

Akhali Droéba (le Nouveau Temps), hebdomadaire syndical légal : parut en langue géorgienne, à Tiflis, du 14 novembre 1906 au 8 janvier 1907, sous la direction de J. Staline, M. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Interdit par ordre du gouverneur de Tiflis.

Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), quotidien bolchévik ; parut légalement à Tiflis, à partir du 18 février 1907, sous la direction de J. Staline. Il sortit 13 numéros. Le 6 mars 1907 le journal est interdit pour « tendance extrémiste ».

Dro (Le Temps), quotidien bolchévik, parut à Tiflis après l’interdiction de Tchvéni Tskhovréba du 11 mars au 15 avril 1907, sous la direction de J. Staline. Firent également partie de la rédaction du journal M. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Il parut 31 numéros.]

La lutte de classe est le pivot de la vie sociale de nos jours. Et chaque classe, au cours de cette lutte, s’inspire de sa propre idéologie. La bourgeoisie a la sienne, c’est ce qu’on appelle le libéralisme. Le prolétariat de même a son idéologie, c’est, vous le savez, le socialisme.

On ne saurait considérer le libéralisme comme quelque chose d’entier et d’indivisible : il comporte diverses tendances suivant les diverses catégories de la bourgeoisie.

Le socialisme non plus n’est ni entier, ni indivisible : il comporte de même diverses tendances.

Nous n’allons pas nous livrer ici à l’analyse du libéralisme, – mieux vaut remettre cela à un autre temps. Nous tenons simplement à montrer au lecteur ce qu’est le socialisme et ses courants. A notre avis, cela l’intéressera davantage.

Le socialisme comporte trois courants principaux : le réformisme, l’anarchisme et le marxisme.

Le réformisme (Bernstein et autres), qui ne considère le socialisme que comme un but éloigné, et rien de plus ; qui, pratiquement, nie la révolution socialiste et cherche à instaurer le socialisme par la voie pacifique ; le réformisme qui prêche non la lutte des classes, mais leur collaboration, – ce réformisme-là se désagrège de jour en jour ; il perd de jour en jour toutes les apparences de socialisme ; point n’est besoin, selon nous, de l’analyser ici, dans les présents articles en définissant le socialisme.

Il en va tout autrement pour le marxisme et l’anarchisme : tous deux sont reconnus aujourd’hui pour des courants socialistes ; tous deux mènent une lutte acharnée entre eux ; tous deux veulent apparaître aux yeux du prolétariat comme des doctrines authentiquement socialistes, et, bien entendu, l’analyse et la mise en parallèle de ces deux tendances offriront au lecteur un bien plus vif intérêt.

Nous n’appartenons pas à ces hommes qui, au rappel du mot « anarchisme », se détournent avec mépris et déclarent dans un geste d’abandon : « Vous êtes bien bons de vous en occuper, il ne vaut même pas la peine qu’on en parle ! » Nous croyons qu’une telle « critique » à bon marché est chose indigne et sans utilité.

Nous n’appartenons pas non plus aux hommes qui se consolent à l’idée que les anarchistes, voyez-vous, « n’ont pas l’appui des masses, et c’est pourquoi ils ne sont guère dangereux ». Il ne s’agit pas de savoir derrière qui suit aujourd’hui une « masse » plus grande ou plus petite, – il s’agit de l’essence de la doctrine.

Si la « doctrine » des anarchistes traduit une vérité, il va de soi qu’elle s’ouvrira absolument un chemin et ralliera la masse autour d’elle. Mais si elle est inconsistante et repose sur une base erronée, elle ne fera pas long feu et restera comme suspendue en l’air. Or, l’inconsistance de l’anarchisme doit être démontrée.

Certains estiment que le marxisme et l’anarchisme ont les mêmes principes ; qu’il n’existe entre eux que des divergences de tactique, de sorte que, selon eux, il est tout à fait impossible d’opposer l’un à l’autre ces deux courants.

Mais c’est là une grave erreur.

Nous estimons que les anarchistes sont les ennemis véritables du marxisme. Par conséquent, nous reconnaissons aussi qu’il faut mener une lutte véritable contre de véritables ennemis. Il faut donc analyser la « doctrine » des anarchistes d’un bout à l’autre et l’examiner à fond sous toutes ses faces.

La vérité est que le marxisme et l’anarchisme reposent sur des principes tout à fait divergents, bien que tous deux se manifestent sur le théâtre de la lutte sous le drapeau socialiste. La pierre angulaire de l’anarchisme est l’individu, dont l’affranchissement est, selon lui, la condition principale de l’affranchissement de la masse, de la collectivité.

Selon l’anarchisme, l’affranchissement de la masse est impossible tant que l’individu ne sera pas affranchi, ce qui fait que son mot d’ordre est : « Tout pour l’individu ». Tandis que la pierre angulaire du marxisme, c’est la masse dont l’affranchissement est, selon lui, la condition principale de l’affranchissement de l’individu. C’est-à-dire que, selon le marxisme, l’individu ne peut être affranchi tant que ne le sera pas la masse, ce qui fait que son mot d’ordre est : « Tout pour la masse ».

Il est évident qu’ici interviennent deux principes s’excluant l’un l’autre, et pas seulement des divergences tactiques.

Nos articles ont pour objet de confronter, ces deux principes opposés, de comparer entre eux le marxisme et l’anarchisme, et d’éclairer ainsi leurs qualités et leurs défauts. De plus, nous jugeons utile ici même de faire connaître au lecteur le plan de ces articles.

Nous commencerons par donner une définition du marxisme ; chemin faisant, nous rappellerons le point de vue des anarchistes sur le marxisme, et puis nous aborderons la critique de l’anarchisme proprement dit.

Savoir : nous exposerons la méthode dialectique, le point de vue des anarchistes sur cette méthode et notre critique ; la théorie matérialiste, le point de vue des anarchistes et notre critique (nous parlerons ici même de la révolution socialiste, de la dictature socialiste, du programme minimum et, en général, de la tactique) ; la philosophie des anarchistes et notre critique ; le socialisme des anarchistes et notre critique ; la tactique et l’organisation des anarchistes ; pour terminer, nous présenterons nos conclusions.

Nous tâcherons de montrer que les anarchistes, en tant que prédicats du socialisme des petites communautés, ne sont pas des socialistes authentiques.

Nous tâcherons également de montrer que les anarchistes, pour autant qu’ils nient la dictature du prolétariat, ne sont pas non plus des révolutionnaires authentiques…

Ainsi, procédons.

 I. METHODE DIALECTIQUE

Tout ce qui existe… n’existe, ne vit que par un mouvement quelconque… Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux.

Karl Marx

Le marxisme n’est pas seulement une théorie du socialisme ; c’est une conception du monde achevée, un système philosophique d’où le socialisme prolétarien de Marx découle spontanément. Ce système philosophique porte le nom de matérialisme dialectique.

Aussi bien, exposer le marxisme c’est exposer le matérialisme dialectique.

Pourquoi ce système porte-t-il le nom de matérialisme dialectique ?

Parce que sa méthode est dialectique et sa théorie, matérialiste.

Qu’est-ce que la méthode dialectique ?

On dit que la vie sociale est en état de constante évolution et de mouvement. Et cela est juste : on ne peut considérer la vie comme quelque chose d’immuable, de figé ; elle ne s’arrête jamais à un niveau quelconque ; elle est en perpétuel mouvement, elle suit un processus perpétuel de destruction et de création. C’est pourquoi il existe toujours dans la vie du nouveau et du vieux, des éléments croissants et mourants, révolutionnaires et contre-révolutionnaires.

La méthode dialectique affirme qu’il faut regarder la vie telle qu’elle est en réalité. Nous avons vu que la vie est en perpétuel mouvement ; nous devons donc considérer la vie dans son mouvement, et poser la question ainsi : Où va la vie ?

Nous avons vu que la vie offre le spectacle d’une destruction et d’une création perpétuelles ; notre devoir est donc de considérer la vie dans sa destruction et sa création, et de poser la question ainsi : Qu’est-ce qui se détruit et qu’est-ce qui se crée dans la vie ?

Ce qui naît dans la vie et grandit de jour en jour, est irrésistible, et l’on ne saurait en arrêter le progrès. C’est-à-dire que si, par exemple, le prolétariat naît dans la vie en tant que classe et grandit de jour en jour, si faible et peu nombreux qu’il soit aujourd’hui, il finira néanmoins par vaincre. Pourquoi ? Parce qu’il grandit, se fortifie et marche de l’avant.

Par contre, ce qui dans la vie vieillit et s’achemine vers la tombe, doit nécessairement subir la défaite, encore que ce soit aujourd’hui une force prodigieuse.

C’est-à-dire que si, par exemple, la bourgeoisie voit le terrain se dérouler peu à peu sous ses pieds et marche chaque jour à reculons, si forte et nombreuse qu’elle soit aujourd’hui, elle finira néanmoins par essuyer la défaite.

Pourquoi ? Mais parce que, en tant que classe, elle se désagrège, faiblit, vieillit et devient un fardeau inutile dans la vie.

D’où la thèse dialectique bien connue : Tout ce qui existe réellement, c’est-à-dire tout ce qui grandit de jour en jour, est rationnel, et tout ce qui de jour en jour se désagrège, ne l’est point et, par conséquent, n’échappera pas à la défaite.

Exemple. Après 1880, un grand débat s’était institué parmi les intellectuels révolutionnaires russes. Les populistes affirmaient que la force principale capable de se charger de la « libération de la Russie », était la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville.

Pourquoi ? leur demandaient les marxistes. Parce que, répondaient les populistes, la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville forme aujourd’hui la majorité ; de plus, elle est pauvre et vit dans la misère.

Les marxistes répliquaient : en effet, la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville forme aujourd’hui la majorité, et elle est vraiment pauvre, mais la question n’est point là. La petite bourgeoisie forme depuis longtemps déjà la majorité, mais jusqu’à présent elle n’a, sans l’aide du prolétariat, fait preuve d’aucune initiative, dans la lutte pour la « liberté ».

Pourquoi ? Mais parce que la petite bourgeoisie, en tant que classe, ne grandit pas ; au contraire, de jour en jour elle se désagrège et se décompose en bourgeois et en prolétaires. D’autre part, bien entendu, la pauvreté, elle non plus, n’a pas ici une importance décisive : les « gueux » sont plus pauvres que la petite bourgeoisie, mais personne ne dira qu’ils peuvent se charger de la « libération de la Russie ».

Comme on voit, il ne s’agit pas de savoir quelle classe aujourd’hui forme la majorité, ou quelle classe est plus pauvre, mais bien quelle classe se fortifie et quelle autre se désagrège.

Et comme le prolétariat est la seule classe qui se développe et se fortifie sans cesse, qui pousse en avant la vie sociale et rallie autour de soi tous les éléments révolutionnaires, notre devoir est de le reconnaître pour la force principale du mouvement d’aujourd’hui, de rejoindre ses rangs et de faire nôtres ses tendances progressives.

Ainsi répondaient les marxistes.

Sans doute les marxistes regardaient-ils la vie dialectiquement, tandis que les populistes raisonnaient en métaphysiciens, car ils se représentaient la vie sociale comme étant figée, à un point mort.

C’est ainsi que la méthode dialectique envisage le développement de la vie.

Mais il y a mouvement et mouvement. Il y en eut un, dans la vie sociale, aux « journées de décembre » [1], quand le prolétariat, l’échine redressée, attaqua les dépôts d’armes et marcha à l’assaut de la réaction. Mais ce qu’il faut encore nommer mouvement social, c’est celui des années antérieures, quand le prolétariat, dans le cadre d’une évolution « pacifique », se contentait de grèves isolées et de la création de petits syndicats.

Il est clair que le mouvement affecte des formes diverses.

Eh bien, la méthode dialectique affirme que le mouvement a une double forme : évolutionniste et révolutionnaire.

Le mouvement est évolutionniste, quand les éléments progressifs continuent spontanément leur travail journalier et apportent dans le vieil ordre de choses de menus changements quantitatifs.

Le mouvement est révolutionnaire, quand ces mêmes éléments s’unissent, se pénétrant d’une idée commune et se précipitent contre le camp ennemi pour anéantir jusqu’à la racine le vieil ordre de choses et apporter dans la vie des changements qualitatifs, instituer un nouvel ordre de choses.

L’évolution prépare la révolution et crée un terrain qui lui est favorable, tandis que la révolution achève l’évolution et contribue à son progrès.

Les mêmes processus s’opèrent dans la vie de la nature. L’histoire de la science montre que la méthode dialectique est une méthode authentiquement scientifique : à commencer par l’astronomie et en finissant par la sociologie, partout l’idée se confirme qu’il n’y a rien d’éternel dans le monde, que tout change, tout évolue. Par conséquent, tout dans la nature doit être envisagé du point de vue du mouvement, de l’évolution. Or, cela signifie que l’esprit de la dialectique pénètre toute la science moderne.

Pour ce qui est des formes du mouvement et aussi du fait que, selon la dialectique, les menus changements de quantité aboutissent en fin de compte à de grands changements de qualité, cette loi est tout aussi valable dans l’histoire de la nature.

Le « système périodique des éléments » de Mendéléev montre clairement quelle grande portée s’attache, dans l’histoire de la nature, au fait que les changements de qualité naissent des changements de quantité. Témoin aussi, en matière de biologie, la théorie du néolamarckisme, théorie à laquelle fait place le néodarwinisme.

Nous ne disons rien des autres faits, que Fr. Engels étudie avec une ampleur suffisante dans son Anti-Dühring.

Tel est le fond de la méthode dialectique.

Que pensent les anarchistes de la méthode dialectique ?

On sait que le fondateur de la méthode dialectique fut Hegel. Méthode que Marx a épurée et améliorée. Certes, ce fait est connu également des anarchistes.

Ils savent que Hegel fut un conservateur, et, profitant de cette occasion, ils s’attaquent avec véhémence à Hegel, qu’ils traitent de partisan de la « restauration » ; ils « démontrent » avec entrain que « Hegel est un philosophe de la restauration… qu’il exalte le constitutionnalisme bureaucratique en sa forme absolue ; que l’idée générale de sa philosophie de l’histoire est subordonnée à la tendance philosophique de l’époque de la restauration, tendance qu’elle sert », etc. (Voir : Nobati [2], n° 6 Article de V. Tcherkézichvili).

L’anarchiste bien connu Kropotkine « démontre » la même chose dans ses écrits. (Voir, par exemple, sa Science et anarchisme, en langue russe).

Kropotkine est unanimement soutenu par nos kropotkiniens, depuis Tcherkézichvili jusqu’à Ch. G. (Voir les numéros de Nobati).

Il est vrai que sur ce point personne ne discute avec eux. Au contraire, chacun conviendra que Hegel n’était pas un révolutionnaire. Marx et Engels eux-mêmes ont, avant tous les autres, fait la preuve dans leur Critique de la critique critique, que les conceptions historiques de Hegel contredisent foncièrement l’idée de la souveraineté du peuple.

Néanmoins, les anarchistes « démontrent » et tiennent à « démontrer » chaque jour que Hegel est partisan de la « restauration ». Pourquoi font-ils cela ? Sans doute pour jeter le discrédit sur Hegel et faire sentir au lecteur que le « réactionnaire » Hegel ne peut avoir qu’une méthode « rebutante » et antiscientifique.

C’est ainsi que les anarchistes croient pouvoir réfuter la méthode dialectique.

Nous déclarons que de cette manière ils ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance. Pascal et Leibniz n’étaient pas des révolutionnaires, mais la méthode mathématique qu’ils ont découverte est reconnue aujourd’hui une méthode scientifique.

Mayer et Helmholtz n’étaient pas des révolutionnaires, mais leurs découvertes en physique constituent un des fondements de la science. Lamarck et Darwin n’étaient pas non plus des révolutionnaires ; cependant leur méthode évolutionniste a mis sur pied la science biologique… Pourquoi ne reconnaîtrait-on pas le fait que, en dépit de son conservatisme, Hegel a pu élaborer une méthode scientifique dite dialectique ?

Non, de cette manière les anarchistes ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance.

Poursuivons. Selon les anarchistes, « la dialectique, c’est de la métaphysique », et comme ils « veulent débarrasser la science de la métaphysique, la philosophie de la théologie », ils réfutent la méthode dialectique. (Voir Nobati, n° 3 et 9. Ch G. Voir aussi Science et anarchisme, de Kropotkine).

Ah, ces anarchistes ! C’est, comme on dit, vouloir rejeter la faute sur son voisin. La dialectique a mûri dans la lutte avec la métaphysique ; elle s’est acquis la gloire dans cette lutte ; or, pour les anarchistes la dialectique, c’est de la métaphysique !

La dialectique affirme qu’il n’y a rien d’éternel dans le monde, que tout passe, tout change : la nature, la société, les mœurs et les coutumes, les idées de justice ; la vérité elle-même change, et c’est pourquoi la dialectique considère toute chose avec esprit critique ; c’est pourquoi elle nie la vérité établie une fois pour toutes ; par conséquent, elle nie de même les « principes dogmatiques tout faits que l’on n’a plus, une fois découverts, qu’à apprendre par coeur ». (Voir : F. Engels, Ludwig Feuerbach).

La métaphysique, elle, nous dit tout autre chose. Le monde pour elle est quelque chose d’éternel et d’immuable (voir : F. Engels, Anti-Dühring) ; il a été une fois pour toutes défini par quelqu’un ou quelque chose. Voilà pourquoi les métaphysiciens ont toujours à la bouche « justice éternelle » et « vérité immuable ».

Proudhon, le « père spirituel » des anarchistes, disait qu’il existe dans le monde une justice immanente établie une fois pour toutes, qui doit être mise à la base de la société future. Aussi a-t-on appelé Proudhon un métaphysicien. Marx a combattu Proudhon par la méthode dialectique, il a démontré que, puisque tout change dans le monde, la « justice » doit également changer et que, par conséquent, la « justice immanente » est un délire métaphysique (Voir : K. Marx, la Misère de la philosophie). Or, les disciples géorgiens du métaphysicien Proudhon nous répètent sans cesse : « La dialectique de Marx, c’est de la métaphysique ! ».

La métaphysique admet différents dogmes nébuleux, comme l’ »inconnaissable », la « chose en soi », et passe finalement à une théologie vide de substance.

A l’opposé de Proudhon et de Spencer, Engels a combattu ces dogmes par la méthode dialectique. (Voir : Ludwig Feuerbach). Et les anarchistes – les disciples de Proudhon et de Spencer – de nous dire que Proudhon et Spencer sont des savants, tandis que Marx et Engels sont des métaphysiciens !

De deux choses l’une : ou bien les anarchistes se leurrent ; ou bien ils ne savent ce qu’ils disent.

En tous cas, une chose est certaine, c’est que les anarchistes confondent le système métaphysique de Hegel et sa méthode dialectique.

Inutile de dire que le système philosophique de Hegel, qui s’appuie sur une idée immuable, est d’un bout à l’autre métaphysique. Mais il n’est pas moins certain que la méthode dialectique de Hegel, qui nie toute idée immuable, est d’un bout à l’autre scientifique et révolutionnaire.

Voilà pourquoi Karl Marx, qui a soumis le système métaphysique de Hegel à une critique foudroyante, a loué en même temps sa méthode dialectique. « Rien ne saurait lui imposer, disait Marx, parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ». (Voir : le Capital, tome 1er. Postface).

Voilà pourquoi Engels aperçoit une différence notable entre la méthode de Hegel et son système. « Ceux qui prenaient surtout appui sur le système de Hegel, pouvaient être assez conservateurs dans les deux domaines ; ceux qui considéraient la méthode dialectique comme la chose essentielle, pouvaient, tant au point de vue religieux qu’au point de vue politique, appartenir à l’opposition la plus extrême ». (Voir : Ludwig Feuerbach).

Les anarchistes ne voient pas cette différence et répètent, sans réfléchir, que la « dialectique, c’est de la métaphysique ».

Poursuivons. Les anarchistes prétendent que la méthode dialectique est un « tissu de subterfuges », la « méthode des sophismes », du « saut périlleux de la logique » (Voir : Nobati, n° 8, Ch. G.), méthode « au moyen de laquelle on prouve avec la même facilité la vérité et le mensonge ». (Voir : Nobati, n° 4. Article de V. Tcherkézichvili).

Ainsi, pour les anarchistes, la méthode dialectique prouve tout aussi bien la vérité que le mensonge.

Il peut sembler dès l’abord que l’accusation portée par les anarchistes ne soit pas dénuée de fondement. Ecoutez, par exemple, ce que dit Engels du partisan de la méthode métaphysique :

« … Il parle par « oui et par non ; tout ce qui est au-delà vient du Malin ». Pour lui, une chose existe ou n’existe pas ; une chose ne peut être à la fois elle-même et autre qu’elle-même. Le négatif et le positif s’excluent absolument… » (Voir : Anti-Dühring. Introduction).

Comment cela ! – s’échauffent les anarchistes. – Est-il possible qu’un seul et même objet soit à la fois bon et mauvais ?! C’est bien là un « sophisme », un « jeu de mots ». Car cela veut dire que « vous voulez avec la même facilité prouver la vérité et le mensonge » !…

Allons cependant au fond des choses.

Nous demandons aujourd’hui la république démocratique.

Pouvons-nous dire que la république démocratique soit bonne à tous égards ou bien à tous égards mauvaise ?

Non, nous ne le pouvons pas ! Pourquoi ? Parce que la république démocratique n’est bonne que d’un côté, c’est quand elle détruit le régime féodal ; par contre, elle est mauvaise d’un autre côté, c’est quand elle fortifie le régime bourgeois.

Aussi bien disons-nous : pour autant que la république démocratique détruit le régime féodal, elle est bonne, et nous luttons pour elle ; mais pour autant qu’elle fortifie le régime bourgeois, elle est mauvaise, et nous luttons contre elle.

Il s’ensuit qu’une seule et même république démocratique est à la fois « bonne » et « mauvaise » – en même temps « oui » et « non ».

On peut en dire autant de la journée de huit heures, laquelle est en même temps « bonne », pour autant qu’elle renforce le prolétariat, et « mauvaise », pour autant qu’elle fortifie le système de travail salarié.

Ce sont ces faits qu’Engels avait en vue en caractérisant, dans les termes mentionnés plus haut, la méthode dialectique.

Or les anarchistes n’ont pas compris, et l’idée parfaitement lumineuse leur a paru un « sophisme » nébuleux.

Certes, les anarchistes sont libres de remarquer ou de ne pas remarquer ces faits ; ils peuvent même sur une rive sablonneuse ne pas remarquer le sable, c’est leur droit. Mais que vient faire ici la méthode dialectique qui, à la différence de l’anarchisme, ne regarde pas la vie les yeux fermés ; qui perçoit les pulsations de la vie et dit explicitement : Du moment que la vie change et est en mouvement, chaque phénomène de la vie comporte deux tendances : positive et négative, dont nous devons défendre la première et réfuter la seconde.

Poursuivons encore. Pour nos anarchistes, « le développement dialectique est un développement catastrophique, par lequel d’abord se détruit complètement le passé, et puis c’est l’avenir qui s’affirme tout à fait à part… Les cataclysmes de Cuvier étaient engendrés par des causes inconnues ; les catastrophes de Marx et d’Engels, elles, sont engendrées par la dialectique… (Voir : Nobati, n° 8, Ch. G.).

Ailleurs le même auteur écrit : « Le marxisme s’appuie sur le darwinisme et l’envisage sans esprit critique ». (Voir : Nobati, n° 6.)

Remarquez-le bien !

Cuvier nie l’évolution darwinienne, il n’admet que les cataclysmes ; or le cataclysme est une explosion inattendue, « engendrée par des causes inconnues ». Les anarchistes soutiennent que les marxistes se joignent à Cuvier, et, par conséquent, ils réfutent le darwinisme.

Darwin nie les cataclysmes de Cuvier, il admet l’évolution par degré. Et voilà que ces mêmes anarchistes prétendent que « le marxisme s’appuie sur le darwinisme et l’envisage sans esprit critique », c’est-à-dire que les marxistes nient les cataclysmes de Cuvier.

Bref, les anarchistes accusent les marxistes de se joindre à Cuvier, et en même temps ils leur reprochent de se joindre à Darwin, et non à Cuvier.

La voilà bien, l’anarchie ! Comme on dit : la veuve du sous-officier s’est donné elle-même le fouet ! Il est clair que Ch. G du n° 8 de Nobati a oublié ce que disait Ch. G. du n° 6.

Lequel les deux a raison : le n° 8 ou le n° 6 ?

Interrogeons les faits. Marx dit :

« A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles, de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété… Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ». Mais « une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre cours… » (Voir : Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique. Préface.)

Si l’on applique cette thèse de Marx à la vie sociale actuelle, il en résultera qu’entre les forces productives modernes, ayant un caractère social, et la forme d’appropriation des produits, ayant un caractère privé, il existe un conflit fondamental qui doit aboutir à la révolution socialiste. (Voir : F. Engels, Anti-Dühring, chapitre 2, troisième partie).

On le voit, ce qui engendre la révolution, selon Marx et Engels, ce ne sont pas les « causes inconnues », de Cuvier, mais les causes sociales et vitales parfaitement définies, dites le « développement des forces productives ».

On le voit, la révolution ne se produit, selon Marx et Engels, que lorsque les forces productives sont suffisamment mûres, et non d’une façon inattendue, comme le pensait Cuvier.

Il est évident qu’il n’y a rien de commun entre les cataclysmes de Cuvier et la méthode dialectique de Marx.

D’un autre côté, le darwinisme ne réfute pas seulement les cataclysmes de Cuvier, mais aussi le développement compris dans le sens dialectique, et qui implique la révolution, tandis que du point de vue de la méthode dialectique l’évolution et la révolution, les changements de quantité et de qualité, ce sont deux formes indispensables d’un seul et même mouvement.

On ne saurait sans doute affirmer, d’autre part, que « le marxisme… traite sans esprit critique le darwinisme ».

Il s’ensuit que Nobati se trompe dans les deux cas, dans le n° 6 comme dans le n° 8.

Enfin, les anarchistes s’en prennent à nous parce que « la dialectique… n’offre la possibilité ni de sortir ou de jaillir hors de soi, ni de sauter par-dessus soi-même ». (Voir : Nobati, n° 8, Ch. G).

Ceci, messieurs les anarchistes, est bien la vérité. Ici, honorables, vous avez parfaitement raison : la méthode dialectique, en effet, n’offre point cette possibilité. Et pourquoi ? Mais parce que « jaillir hors de soi et sauter par-dessus soi-même », c’est l’affaire de chevreuils, tandis que la méthode dialectique a été créée pour les hommes.

Là est le secret !…

Tel est en somme le point de vue des anarchistes sur la méthode dialectique.

Il est évident que les anarchistes n’ont pas compris la méthode dialectique de Marx et d’Engels ; ils ont inventé une dialectique à eux, et c’est elle qu’ils combattent avec tant d’acharnement.

Il ne nous reste, à nous, qu’a rire à la vue de ce spectacle, car on ne peut s’empêcher de rire quand on voit un homme lutter contre sa propre fantaisie, briser ses propres imaginations et assurer en même temps avec feu qu’il frappe l’adversaire.

 II.THÉORIE MATÉRIALISTE

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience. Karl Marx

Nous savons maintenant ce qu’est la méthode dialectique.

Qu’est-ce que la théorie matérialiste ?

Tout change dans ce monde, tout évolue dans la vie, mais comment s’opère ce changement et sous quelle forme s’effectue cette évolution ?

Nous savons, par exemple, que la terre était autrefois une masse incandescente ; puis elle s’est refroidie peu à peu ; ensuite sont apparus les plantes et les animaux ; le monde animal s’étant développé, on vit apparaître une espèce déterminée de singes et puis enfin, parut l’homme.

C’est ainsi que s’est développée, en somme, la nature.

Nous savons de même que la vie sociale non plus n’est pas restée à un point mort. Il fut un temps où les hommes vivaient sous le régime du communisme primitif. A cette époque ils pourvoyaient à leur existence par la chasse, ils erraient dans les forêts et s’y procuraient la nourriture. Le temps vint où le communisme primitif céda la place au matriarcat ; à cette époque les hommes subvenaient à leurs besoins surtout en se livrant à la culture primitive du sol.

Ensuite le matriarcat céda la place au patriarcat, époque à laquelle les hommes pourvoyaient à leur existence principalement par l’élevage. Plus tard le régime d’esclavage se substitua au patriarcat ; à cette époque les hommes pourvoyaient à leur existence par une culture du sol relativement évoluée. Au régime d’esclavage succéda le servage, lequel fit place au régime bourgeois.

C’est ainsi que s’est développée en somme la vie sociale.

Oui, tout cela est connu… Mais comment ce développement s’est-il opéré : est-ce la conscience qui a suscité le développement de la « nature » et de la « société », ou bien, au contraire, est-ce le développement de la « nature » et de la « société » qui a suscité le développement de la conscience ?

C’est ainsi que la théorie matérialiste pose la question.

D’aucuns affirment que la « nature » et la « vie sociale. furent précédées de l’Idée universelle qui, plus tard, se trouvera à la base de leur développement, de sorte que l’évolution des phénomènes de la « nature » et de la « vie sociale » est pour ainsi dire la forme extérieure, la simple expression du développement de l’Idée universelle.

Telle fut, par exemple, la doctrine des idéalistes qui, avec le temps, se sont partagés en plusieurs courants.

D’autres affirment que de tout temps il existait dans le monde deux forces négatrices l’une de l’autre, l’idée et la matière, la conscience et l’être, et que, de ce fait, les phénomènes se divisent à leur tour en deux catégories – idéale et matérielle, – se niant l’une l’autre et se combattant, de sorte que le développement de la nature et de la société est une lutte constante entre les phénomènes idéaux et matériels.

Telle fut, par exemple, la doctrine des dualistes qui, avec le temps, de même que les idéalistes, se sont partagés en plusieurs courants.

La théorie matérialiste nie foncièrement le dualisme comme l’idéalisme.

Certes, il existe dans le monde des phénomènes idéaux et matériels, mais cela ne signifie pas du tout qu’ils s’excluent mutuellement. Au contraire, le côté idéal et le côté matériel sont deux formes différentes d’une seule et même nature ou de la société : on ne peut les représenter l’un sans l’autre, ils coexistent, se développent ensemble, et nous n’avons par conséquent aucune raison de croire qu’ils s’excluent mutuellement.

C’est ainsi que ce que l’on nomme dualisme se révèle inconsistant.

La nature une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes, matérielle et idéale ; la vie sociale une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes – matérielle et idéale, – voilà comment nous devons considérer l’évolution de la nature et de la vie sociale.

Tel est le monisme de la théorie matérialiste.

D’autre part, la théorie matérialiste nie aussi l’idéalisme.

Le point de vue est faux selon lequel le côté idéal et, en général, la conscience dans son développement précède le développement du côté matériel. Il n’y avait pas encore d’êtres vivants, que déjà il existait une nature dite extérieure, « non vivante ».

Le premier être vivant n’était doué d’aucune conscience ; il ne possédait que la faculté d’irritation et les premiers éléments de perception. Ensuite, se développa peu à peu chez les animaux la faculté de perception, laquelle devint lentement conscience, suivant le développement de la structure de leur organisme et de leur système nerveux. Si le singe avait toujours marché à quatre pattes sans jamais redresser l’échine, son descendant – l’homme – n’aurait pas pu se servir librement de ses poumons ni de ses cordes vocales, de sorte qu’il lui eût été impossible de faire usage de la parole, ce qui aurait retardé foncièrement le développement de sa conscience.

Ou bien encore : si le singe ne s’était pas mis debout sur ses pattes de derrière, son descendant – l’homme – eût été obligé de marcher toujours à quatre pattes, de regarder la terre et d’y puiser ses impressions ; il n’aurait pas eu la possibilité de regarder en haut et autour de soi et, par conséquent, il lui eût été impossible de procurer à son cerveau plus d’impressions que n’en a un quadrupède. Tout cela aurait retardé foncièrement les progrès de la conscience humaine.

Il s’ensuit que pour développer la conscience il faut qu’il y ait telle ou telle structure de l’organisme et l’évolution de son système nerveux.

Il s’ensuit que le développement du côté idéal, le développement de la conscience est précédé par le développement du côté matériel, par celui des conditions extérieures : d’abord changent les conditions extérieures, le côté matériel, et ensuite changent conséquemment la conscience, le côté idéal.

Ainsi l’histoire de l’évolution de la nature sape foncièrement ce qu’on appelle l’idéalisme.

Il faut en dire autant de l’histoire du développement de la société humaine.

L’histoire montre que si, à des époques différentes, les hommes se pénétraient d’idées et de désirs différents, la raison en est que, suivant l’époque, les hommes luttaient différemment contre la nature pour pourvoir à leurs besoins, et, par conséquent, leurs rapports économiques s’établissaient autrement. Il fut un temps où les hommes luttaient contre la nature en commun, sur les bases du communisme primitif ; en ce temps-là même leur propriété était communiste, et c’est pourquoi ils ne distinguaient presque pas le « mien » du « tien » ; leur conscience était communiste.

Le temps vint où la distinction entre le « mien » et le « tien » pénétra dans la production, dès lors la propriété elle-même prit un caractère privé, individualiste.

Aussi la conscience des hommes s’est-elle pénétrée du sentiment de la propriété privée. Et voici enfin le temps – le temps d’aujourd’hui, – où la production prend de nouveau un caractère social ; par conséquent, la propriété ne tardera pas à prendre, à son tour, un caractère social, et c’est la raison pour laquelle le socialisme pénètre peu à peu la conscience des hommes.

Un simple exemple. Représentez-vous un cordonnier possédant un tout petit atelier, mais qui, succombant à la concurrence de gros patrons, a fermé son atelier et, disons, s’est fait embaucher dans une fabrique de chaussures à Tiflis, chez Adelkhanov.

Il s’est fait embaucher chez Adelkhanov, non point pour devenir un ouvrier salarié permanent, mais pour amasser de l’argent, se constituer un petit capital pour, ensuite, rouvrir son atelier. La situation de ce cordonnier, on le voit, est déjà prolétarienne, mais sa conscience ne l’est pas encore ; elle est d’un bout à l’autre petite-bourgeoise.

Autrement dit, la situation petite-bourgeoise de ce cordonnier a déjà disparu. elle n’existe plus, mais sa conscience petite-bourgeoise demeure encore, elle est en retard sur sa situation de fait.

Il est évident que là encore, dans la vie sociale, ce sont les conditions extérieures, la situation des hommes qui changent d’abord, et par la suite, leur conscience.

Revenons cependant à notre cordonnier. Comme nous le savons déjà, il pense amasser de l’argent pour rouvrir son atelier. Le cordonnier prolétarisé travaille donc, et il s’aperçoit qu’il est très difficile d’amasser de l’argent, attendu que son salaire lui suffit à peine pour pourvoir à son existence.

Il remarque, en outre, que ce n’est pas chose bien alléchante que d’ouvrir un atelier privé : le loyer du local, les caprices de la clientèle, l’absence d’argent, la concurrence des gros patrons et tant d’autres tracas, tels sont les soucis qui hantent l’esprit de l’artisan.

Or le prolétaire est relativement plus exempt de tous ces soucis ; il n’est inquiété ni par le client, ni par le loyer à payer. Le matin il se rend à la fabrique, le soir il la quitte « le plus tranquillement du monde », et le samedi il met aussi tranquillement sa « paie » dans sa poche. C’est alors que pour la première fois les rêveries petites-bourgeoises de notre cordonnier ont leurs ailes coupées ; c’est alors que pour la première fois des tendances prolétariennes surgissent dans son âme.

Le temps passe, et notre cordonnier se rend compte qu’il manque d’argent pour se procurer le strict nécessaire ; qu’il a grandement besoin d’une augmentation de salaire. Il s’aperçoit en même temps que ses camarades parlent syndicats et grèves. Dès lors notre cordonnier prend conscience que, pour améliorer sa situation, il faut lutter contre le patronat, au lieu d’ouvrir un atelier à lui. Il adhère au syndicat, il rejoint le mouvement gréviste et s’associe peu après aux idées socialistes…

C’est ainsi que le changement de la situation matérielle du cordonnier entraîne, en fin de compte, un changement dans sa conscience : d’abord a changé sa situation matérielle, et puis, quelque temps après, c’est sa conscience qui change conséquemment.

Il faut en dire autant des classes et de la société dans son ensemble.

Dans la vie sociale également, ce sont les conditions extérieures qui changent d’abord, les conditions matérielles, et puis changent, en conséquence, le mode de penser des hommes, leurs moeurs, leurs coutumes, leur conception du monde.

C’est pourquoi Marx dit :

« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience ».

Si nous donnons le nom de contenu au côté matériel, aux conditions extérieures, à l’être et aux autres phénomènes de même nature, alors nous pouvons donner le nom de forme au côté idéal, à la conscience et aux autres phénomènes de même nature. D’où la thèse matérialiste bien connue : dans le cours du développement le contenu précède la forme, la forme retarde sur le contenu.

Et comme, selon Marx, le développement économique est la « base matérielle » de la vie sociale, son contenu, tandis que le développement politique et juridique, philosophique et religieux, est la « forme idéologique » de ce contenu, sa « superstructure », Marx tire cette conclusion : « Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formidable superstructure. »

Cela ne veut point dire sans doute que, selon Marx, le contenu est possible sans la forme, comme l’a cru rêver Ch. G. (voir : Nobati, n° 1. « La Critique du monisme »).

Le contenu sans la forme est impossible ; cependant telle ou telle forme, étant donné son retard sur le contenu, ne correspond jamais entièrement à ce dernier, et c’est ainsi que le nouveau contenu est « obligé » de revêtir momentanément une vieille forme, ce qui provoque un conflit entre eux.

A l’heure actuelle, par exemple, au contenu social de la production ne correspond pas la forme d’appropriation des objets fabriqués, laquelle forme a un caractère privé, et c’est précisément sur ce terrain que se produit le « conflit » social de nos jours.

D’autre part, l’idée que la conscience est une forme de l’être, ne signifie pas du tout que la conscience, de par sa nature, est aussi de la matière. Seuls pensaient ainsi les matérialistes vulgaires (par exemple, Büchner et Moleschott), dont les théories contredisent foncièrement le matérialisme de Marx, et que Engels a justement raillés dans son Ludwig Feuerbach.

D’après le matérialisme de Marx la conscience et l’être, l’idée et la matière, sont deux formes différentes d’un seul et même phénomène qui, en thèse générale, s’appelle nature ou société. Donc, l’un n’est pas la négation de l’autre* ; d’autre part, elles ne constituent pas un seul et même phénomène.

Il s’agit seulement que dans l’évolution de la nature et de la société la conscience, c’est-à-dire ce qui s’accomplit dans notre cerveau, est précédée d’un changement matériel correspondant, c’est-à-dire de ce qui s’accomplit hors de nous, changement matériel qui, tôt ou tard, sera forcément suivi d’un changement idéal approprié.

* Cela ne contredit pas du tout la pensée qu’il existe un conflit entre la forme et le contenu. A la vérité, le conflit existe, non pas entre le contenu et la forme en général, mais entre la vieille forme et le nouveau contenu qui cherche une nouvelle forme et tend vers elle.

Fort bien, nous dira-t-on, peut-être même est-ce exact en ce qui concerne l’histoire de la nature et de la société. Mais de quelle manière naissent, à l’heure actuelle, dans notre esprit, les différentes idées et représentations ?

Les conditions dites extérieures existent-elles dans la réalité, ou bien ne sont-ce que nos représentations de ces conditions extérieures ? Et si les conditions extérieures existent, dans quelle mesure leur perception et leur connaissance sont-elles possibles ?

A ce propos la théorie matérialiste affirme que nos représentations, notre « moi », n’existent que pour autant qu’existent les conditions extérieures génératrices des impressions de notre « moi ».

Celui qui dit, sans trop y réfléchir, qu’il n’existe rien en dehors de nos représentations, se voit obligé de nier les conditions extérieures, quelles qu’elles soient, de nier, par conséquent, l’existence d’autres individus en n’admettant que l’existence de son « moi », ce qui est absurde et contredit foncièrement les principes de la science.

Sans doute les conditions extérieures existent-elles réellement ; elles ont existé avant nous et existeront après nous ; leur perception et leur connaissance sont d’autant plus possibles qu’elles agiront avec plus de fréquence et de vigueur sur notre conscience.

Pour ce qui est de savoir comment surgissent à l’heure actuelle, dans notre esprit, les différentes idées et représentations, nous tenons à faire remarquer qu’ici se renouvelle sommairement ce qui se produit dans l’histoire de la nature et de la société.

Là encore l’objet placé en dehors de nous est antérieur à l’image que nous nous en faisons, et ici notre représentation, la forme, retarde sur l’objet, sur son contenu. Si je vois un arbre, cela signifie simplement que, bien avant que la représentation de l’arbre ait surgi dans mon esprit, l’arbre lui-même existait, qui a fait naître en moi une représentation correspondante…

Tel est en bref le contenu de la théorie matérialiste de Marx.

On conçoit aisément l’importance que la théorie matérialiste doit avoir pour l’activité pratique des hommes.

Si les conditions économiques changent d’abord, et puis, conséquemment, la conscience des hommes, il est évident que nous devons rechercher la justification de tel ou tel idéal, non dans le cerveau des hommes, ni dans leur imagination, mais dans le développement de leurs conditions économiques.

N’est bon et acceptable que l’idéal qui s’est formé sur la base d’une étude des conditions économiques. Ne sont bons à rien ni acceptables tous les idéaux qui ne tiennent pas compte des conditions économiques, ni s’appuient sur leur développement.

Telle est la première conclusion pratique de la théorie matérialiste.

Si la conscience des hommes, leurs mœurs et leurs coutumes sont déterminées par leurs conditions extérieures ; si l’insuffisance des formes juridiques et politiques repose sur un contenu économique, il est évident que nous devons contribuer à une refonte radicale des rapports économiques pour que du même coup changent radicalement les mœurs et les coutumes du peuple, ainsi que son régime politique.

Voici ce que Karl Marx dit à ce propos :

« Il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour constater que le matérialisme se rattache… au socialisme. Si l’homme tire du monde physique toute connaissance, sensation, etc… il importe donc d’organiser le monde empirique de telle façon qu’il y trouve et s’assimile ce qui est réellement humain, de telle façon qu’il se reconnaisse comme homme…

Si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste du mot, c’est-à-dire s’il est libre non par la force négative d’éviter ceci ou cela, mais par la force positive de mettre en valeur sa véritable individualité, il ne faut pas punir le crime individuel, mais détruire les foyers antisociaux du crime… Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former humainement les circonstances ». (Voir : Ludwig Feuerbach, annexe : « K. Marx sur le matérialisme français du XVIII° siècle. [3] »

Telle est la seconde conclusion pratique de la théorie matérialiste.

Quel est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de Marx et d’Engels ?

Si la méthode dialectique remonte à Hegel la théorie matérialiste développe plus avant le matérialisme de Feuerbach.

Les anarchistes le savent fort bien, et ils s’attachent à exploiter les défauts de Hegel et de Feuerbach pour flétrir le matérialisme dialectique de Marx et d’Engels. En ce qui concerne Hegel et la méthode dialectique, nous avons déjà indiqué que ces subterfuges des anarchistes ne peuvent rien prouver, sinon leur propre ignorance. Il faut en dire autant de leurs attaques contre Feuerbach et la théorie matérialiste.

Ainsi les anarchistes affirment avec un grand aplomb que « Feuerbach était un panthéiste… » ; qu’il a « divinisé l’homme… » (voir : Nobati, n° 7. D. Delendi) ; que, « selon Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange… » ; que Marx aurait tiré de là cette conclusion : « Donc, le principal, la première chose, c’est la situation économique… » (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.)

Il est vrai que personne ne doute du panthéisme de Feuerbach, de sa déification de l’homme, ni de toutes autres erreurs analogues. Au contraire, Marx et Engels ont les premiers révélés les erreurs de Feuerbach. Néanmoins les anarchistes estiment nécessaire d’abord de « dénoncer » une fois de plus les erreurs déjà dénoncées. Pourquoi ? Probablement parce que, s’en prenant à Feuerbach, ils veulent indirectement flétrir la théorie matérialiste de Marx et d’Engels.

Sans doute, si nous considérons les choses sans parti pris, nous trouverons certainement qu’à côté de pensées fausses il y en avait de justes chez Feuerbach, comme ce fut le cas, au cours de l’histoire, pour maints autres savants. Mais les anarchistes n’en continuent pas moins de « dénoncer »…

Nous déclarons une fois encore qu’avec de tels subterfuges ils ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance.

Chose intéressante, c’est que (comme nous le verrons plus loin) les anarchistes se sont avisés de critiquer la théorie matérialiste par ouï-dire, sans la connaître le moins du monde. Ce qui fait qu’ils se contredisent l’un l’autre et se démentent mutuellement, et cela, bien entendu, met nos « critiques » dans une situation ridicule. Au dire de monsieur Tcherkézichvili, par exemple, Marx et Engels auraient eu la haine du matérialisme monistique ; leur matérialisme auràit été vulgaire, et non monistique :

« La grande science des naturalistes avec son système d’évolution, de transformisme et de matérialisme monistique, si violemment détestée par Engels… évitait la dialectique », etc. (Voir : Nobati, n° 4, V. Tcherkézichvili.)

Il s’ensuit que le matérialisme des sciences naturelles, approuvé par Tcherkézichvili et que Engels « détestait », était un matérialisme monistique et, par conséquent, il mérite d’être approuvé, tandis que le matérialisme de Marx et d’Engels n’est pas monistique ; dès lors, il ne mérite pas d’être reconnu.

Un autre anarchiste déclare, lui ; que le matérialisme de Marx et d’Engels est monistique, et c’est pourquoi il mérite d’être rejeté.

« La conception historique de Marx est un atavisme de Hegel. Le matérialisme monistique d’un objectivisme absolu en général et le monisme économique de Marx en particulier, sont impossibles dans la nature et erronés en théorie… Le matérialisme monistique est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la science… » (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.).

Il s’ensuit que le matérialisme monistique est inacceptable ; que Marx et Engels ne le détestent pas et que, au contraire, ils sont eux-mêmes des matérialistes monistiques, – il faut donc rejeter le matérialisme monistique.

L’un tire à dia et l’autre à hue ! Allez donc savoir lequel, du premier ou du second dit la vérité ! L’accord ne s’est pas encore fait entre eux quant aux qualités ou aux défauts du matérialisme de Marx ; ils n’ont pas encore compris eux-mêmes s’il est monistique ou non ; ils ne voient pas encore clair dans la question de savoir ce qui est plus acceptable : le matérialisme vulgaire ou monistique, mais déjà ils nous assourdissent de leur vantardise : Vous voyez, nous avons battu le marxisme !

En effet, si chez messieurs les anarchistes l’un continue à foudroyer les conceptions de l’autre, est-il besoin de dire que l’avenir appartiendra aux anarchistes…

Non moins risible est le fait que certains anarchistes « de renom », en dépit de leur « renommée », ne connaissent pas encore les divers courants qui se sont fait jour dans la science.

Figurez-vous qu’ils ignorent qu’il y a dans la science plusieurs variétés de matérialisme, et que la différence est grande entre elles : il existe, par exemple, un matérialisme vulgaire qui nie le rôle du côté idéal et son action sur le côté matériel ; mais il y a aussi le matérialisme dit monistique – la théorie matérialiste de Marx – qui envisage scientifiquement les rapports entre le côté idéal, et le côté matériel.

Or les anarchistes confondent ces différentes variétés de matérialisme, ils n’aperçoivent pas même des distinctions manifestes entre elles, et déclarent du même coup avec le plus grand aplomb : nous régénérons la science !

Voici, par exemple, P. Kropotkine qui proclame avec beaucoup d’assurance dans ses écrits « philosophiques », que l’anarchisme communiste s’appuie sur la « philosophie matérialiste moderne » ; cependant il n’explique pas d’un seul mot sur quelle « philosophie matérialiste » précisément s’appuie l’anarchisme communiste : sur la philosophie matérialiste vulgaire, monistique ou quelque autre.

Il ne sait sans doute pas qu’il existe, entre les divers courants du matérialisme, un contraste fondamental ; il ne comprend pas que confondre ces courants l’un avec l’autre ce n’est pas « régénérer la science », mais faire preuve d’une ignorance pure et simple. (Voir : Kropotkine, Science et anarchisme, de même que l’Anarchie et sa philosophie.)

Il faut en dire autant des disciples géorgiens de Kropotkine. Ecoutez plutôt :

« D’après Engels, et aussi d’après Kautsky, Marx a rendu à l’humanité un éminent service en ce qu’il a… », entre autres, découvert la « conception matérialiste.

Est-ce vrai ? Nous ne le croyons pas, car nous savons… que tous les historiens, savants et philosophes qui s’en tiennent au point de vue que le mécanisme social est mis en mouvement soi-disant par des conditions géographiques, climato-telluriennes, cosmiques, anthropologiques et biologiques, sont tous des matérialistes ». (Voir : Nobati, n° 2.).

Il s’ensuit donc qu’entre le « matérialisme » d’Aristote et celui d’Holbach ou entre le « matérialisme » de Marx et celui de Moleschott il n’y a aucune différence ! Voilà bien la critique ! Dire que des gens munis de telles connaissances s’avisent de rénover la science ! Ce n’est pas sans raison que l’on dit : « Cordonnier, tiens-t‘en à la chaussure !… »

Ensuite. Nos anarchistes « de renom » ont eu vent que le matérialisme de Marx est une « théorie du ventre », et de nous reprocher, à nous, marxistes :

« Suivant Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange. Cette formule a produit un effet magique sur Marx et Engels », ce qui a fait conclure à Marx que « le principal, la chose première, c’est la situation économique, les rapports de production… »

Ensuite, les anarchistes nous enseignent philosophiquement : « Dire que l’unique moyen pour atteindre ce but (la vie sociale) est le manger et la production économique serait une erreur… Si principalement, au point de vue monistique, le manger et la situation économique déterminaient l’idéologie, certains gros mangeurs seraient des génies » (Voir : Nobati, N° 6, Ch. G.).

Vous voyez bien comme il est aisé de réfuter le matérialisme de Marx et d’Engels. Il suffit d’entendre de la bouche de quelque demoiselle de pensionnat, des commérages de rue à l’adresse de Marx et d’Engels ; il suffit de répéter ces commérages avec un aplomb philosophique dans les colonnes d’un Nobati, pour mériter d’emblée le renom de « critique » du marxisme !

Mais dites-moi, messieurs, où, quand, sur quelle planète et quel Marx a dit que « le manger détermine l’idéologie » ? Pourquoi ne citez-vous pas une seule phrase, ni un seul mot des écrits de Marx pour confirmer vos dires ? Marx disait, il est vrai, que la situation économique des hommes détermine leur conscience, leur idéologie.

Mais qui vous a dit que le manger et la situation économique soient la même chose ? Ignoreriez-vous vraiment que le phénomène physiologique qu’est par exemple le manger, se distingue foncièrement du phénomène sociologique qu’est, par exemple, la situation économique des hommes ?

Confondre ces deux phénomènes différents serait pardonnable, disons, à quelque demoiselle de pensionnat, mais comment a-t-il pu se faire que vous, les « destructeurs de la social-démocratie », les « régénérateurs de la science », vous repreniez si inconsidérément l’erreur d’une demoiselle de pensionnat ?

Et d’ailleurs, comment le manger peut-il déterminer l’idéologie sociale ? Allons, réfléchissez bien à ce que vous dites : le manger, la forme du manger ne change pas. Autrefois aussi les hommes mangeaient, mastiquaient et digéraient leur nourriture tout comme aujourd’hui, tandis que l’idéologie change constamment. Antique, féodale, bourgeoise, prolétarienne, – telles sont, entre autres, les formes qu’affecte l’idéologie. Est-il concevable que ce qui ne change pas détermine ce qui change constamment ?

Poursuivons. Pour les anarchistes le matérialisme de Marx, « c’est toujours du parallélisme… » Ou encore : « le matérialisme monistique est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la science… » « Marx tombe dans le dualisme parce qu’il représente les rapports de production comme chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie, qui est sans importance, bien qu’elle existe ». (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.).

D’abord le matérialisme monistique de Marx n’a rien de commun avec l’absurde parallélisme. Du point de vue de ce matérialisme le côté matériel, le contenu, précède nécessairement le côté idéal, la forme. Le parallélisme, lui, rejette cette façon de voir et déclare péremptoirement que ni le côté matériel, ni le côté idéal ne précèdent l’un l’autre et que tous deux se développent ensemble, parallèlement.

En second lieu, même si effectivement « Marx représentait les rapports de production comme chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie sans importance », cela signifierait-il que Marx est un dualiste ?

Le dualiste, on le sait, attribue une égale importance au côté idéal et au côté matériel en tant que deux principes opposés. Mais si, selon vous, Marx place plus haut le côté matériel et, au contraire, ne prête pas attention au côté idéal, en tant que « utopie », alors où avez-vous été chercher, messieurs les « critiques », le dualisme de Marx ?

Troisièmement, quel lien peut-il y avoir entre le monisme matérialiste et le dualisme, quand un enfant même sait que le monisme part d’un seul principe – de la nature ou de l’être ayant des formes matérielle et idéale, tandis que le dualisme part de deux principes – matériel et idéal, qui, conformément au dualisme, s’excluent l’un l’autre ?

Quatrièmement, quand donc Marx « a-t-il représenté les aspirations humaines et la volonté comme une utopie et une illusion » ?

Il est vrai que Marx a expliqué les « aspirations humaines et la volonté » par le développement économique, et lorsque les aspirations de certains hommes de cabinet ne correspondaient pas à la situation économique, il les appelait utopiques. Est-ce à dire que, selon Marx, les aspirations humaines en général sont utopiques ?

Cela aussi a-t-il vraiment besoin d’être expliqué ? N’auriez-vous pas lu les paroles de Marx :  » L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre  » (Voir : la préface à la Critique de l’économie politique), c’est-à-dire, en thèse générale, l’humanité ne se propose pas des buts utopiques. Il est clair que notre « critique » ou bien ne comprend pas ce dont il parle, ou il déforme sciemment les faits.

Cinquièmement, qui vous a dit que, selon Marx et Engels, les « aspirations humaines et la volonté sont sans importance » ? Pourquoi n’indiquez-vous pas où ils parlent de cela ? Est-ce que dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en France, dans la Guerre civile en France et dans les autres brochures analogues, Marx ne parle pas du rôle des « aspirations et de la volonté » ? Alors pourquoi Marx s’est-il attaché à développer dans le sens socialiste « la volonté et les aspirations. des prolétaires ?

Pourquoi a-t-il fait de la propagande parmi eux, s’il n’attachait pas d’importance aux « aspirations et à la volonté » ? Ou bien, de quoi parle Engels dans ses articles bien connus de 1891 à 1894, sinon de l’ »importance de la volonté et des aspirations » ?

Il est vrai que, suivant Marx, la « volonté et les aspirations des hommes puisent leur contenu dans la situation économique. Est-ce à dire cependant qu’eux-mêmes n’exercent aucune influence sur le développement des rapports économiques ? Les anarchistes ont-ils vraiment tant de peine à comprendre cette idée pourtant si simple ?

Encore une « accusation » de messieurs les anarchistes : « On ne peut se représenter la forme sans le contenu… » ; aussi bien ne peut-on dire que la « forme suit le contenu (retarde sur le contenu. K.)… ils « coexistent »… Dans le cas contraire, le monisme est une absurdité ». (Voir : Nobati, n° 1, Ch. G.)

Voilà encore notre « savant » qui s’embrouille un peu. Que le contenu soit inconcevable sans la forme, c’est juste. Mais il n’en est pas moins juste que la forme existante ne correspond jamais entièrement au contenu existant : la première retarde sur le second ; le nouveau contenu revêt toujours, dans une certaine mesure, une vieille forme, ce qui fait que la vieille forme et le nouveau contenu sont toujours en conflit.

C’est sur ce terrain précisément que s’accomplissent les révolutions, et c’est là qu’apparaît du reste l’esprit révolutionnaire du matérialisme de Marx. Les anarchistes « de renom », eux, ne l’ont pas compris, – et la faute, bien entendu, en revient à eux-mêmes, et non à la théorie matérialiste.

Tel est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de Marx et d’Engels, si tant est que l’on puisse, en général, appeler cela un point de vue.

 III. SOCIALISME PROLÉTARIEN

Nous connaissons maintenant la doctrine théorique de Marx : nous connaissons sa méthode, de même que sa théorie.

Quelles sont les conclusions’ pratiques à tirer de cette doctrine ?

Quel lien rattache le matérialisme dialectique et le socialisme prolétarien ?

La méthode dialectique affirme que seule peut être progressive jusqu’au bout, que seule peut briser le joug de l’esclavage, la classe qui grandit de jour en jour, qui va toujours de l’avant et lutte inlassablement pour un meilleur avenir.

Nous voyons que la seule classe qui se développe sans discontinuer, qui va toujours de l’avant et lutte pour l’avenir, c’est le prolétariat urbain et rural. C’est donc que nous devons servir le prolétariat et fonder nos espoirs sur lui.

Telle est la première conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique de Marx.

Mais il y a servir et servir. Bernstein lui aussi « sert » le prolétariat, quand il lui prêche l’oubli du socialisme. Kropotkine lui aussi « sert » le prolétariat, quand il lui offre un « socialisme » communautaire éparpillé, privé d’une large base industrielle.

Karl Marx lui aussi sert le prolétariat, quand il l’appelle au socialisme prolétarien qui s’appuie sur cette large base qu’est la grande industrie moderne.

Que faire pour que notre travail profite au prolétariat ? Comment servir le prolétariat ?

La théorie matérialiste affirme que tel ou tel idéal ne peut rendre au prolétariat un service effectif, que si cet idéal n’est pas contraire au développement économique du pays ; que s’il répond de tout point aux exigences de ce développement.

Le progrès économique du régime capitaliste montre que la production moderne prend un caractère social ; que le caractère social de la production nie radicalement la propriété capitaliste existante. Par conséquent, notre tâche principale est de contribuer à l’abolition de la propriété capitaliste et à l’instauration de la propriété socialiste.

C’est dire que la doctrine de Bernstein qui prêche l’oubli du socialisme, contredit foncièrement les exigences du développement économique ; elle sera préjudiciable au prolétariat.

Le développement économique du régime capitaliste montre ensuite que la production moderne s’étend chaque jour davantage ; qu’elle ne tient plus dans le cadre de telles ou telles villes ou provinces ; qu’elle fait sauter sans cesse ce cadre et s’étend au territoire de l’Etat tout entier.

Par conséquent, il nous faut applaudir à l’élargissement de la production et admettre pour base du socialisme futur, non point des villes et des communes isolées, mais le territoire un et indivisible de l’ensemble de l’Etat, territoire qui dans l’avenir, bien entendu, prendra de plus en plus d’extension. C’est dire que la théorie de Kropotkine, qui confine le socialisme futur dans le cadre de telles ou telles villes ou communes, va à l’encontre d’une extension vigoureuse de la production ; elle sera préjudiciable au prolétariat.

Lutter pour une large vie socialiste, en tant qu’objectif principal, voilà comment il nous faut servir le prolétariat.

Telle est la seconde conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique de Marx.
Il est clair que le socialisme prolétarien procède directement du matérialisme dialectique.

Qu’est-ce que le socialisme prolétarien ?

Le régime actuel est capitaliste. Cela veut dire que le monde est divisé en deux camps opposés, celui d’une petite poignée de capitalistes et celui de la majorité, les prolétaires. Ces derniers travaillent jour et nuit, mais ils n’en restent pas moins pauvres comme avant. Les capitalistes ne travaillent pas, mais ils n’en sont pas moins riches.

Cela ne vient pas de ce que les prolétaires manquent soi-disant d’intelligence, tandis que les capitalistes ont du génie ; c’est parce que les capitalistes s’approprient le fruit du travail des prolétaires, parce qu’ils les exploitent.

Pourquoi le fruit du travail des prolétaires est-il approprié précisément par les capitalistes, et non par les prolétaires eux-mêmes ? Pourquoi les capitalistes exploitent-ils les prolétaires, et non inversement ?

Parce que le régime capitaliste repose sur la production marchande : tout ici prend la forme d’une marchandise, partout règne le principe de l’achat et de la vente. Ici vous pouvez acheter non seulement les objets de consommation, les aliments, mais aussi la force de travail des hommes, leur sang, leur conscience. Les capitalistes savent tout cela, et ils achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent. Cela veut dire que les capitalistes se font les maîtres de la force de travail qu’ils achètent.

Les prolétaires, eux, perdent le droit sur la force de travail qu’il vendent. C’est-à-dire que ce que cette force de travail produit n’appartient plus aux prolétaires, mais appartient uniquement aux capitalistes et remplit leurs poches.

Il est possible que la force de travail que vous vendez produise pour cent roubles de marchandises par jour, mais cela ne vous regarde pas et ne vous appartient pas ; cela regarde uniquement les capitalistes et leur appartient – vous n’avez à toucher que votre salaire journalier qui suffira peut-être à satisfaire vos besoins immédiats, si, bien entendu, vous menez une vie économe. Bref, les capitalistes achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent, et c’est pourquoi précisément les capitalistes s’approprient le fruit du travail des prolétaires ; c’est pourquoi ils exploitent les prolétaires, et non inversement.

Mais pourquoi sont-ce les capitalistes précisément qui achètent la force de travail des prolétaires ? Pourquoi les capitalistes embauchent-ils les prolétaires, et non inversement ?

Parce que le principe fondamental du régime capitaliste est la propriété privée des instruments et moyens de production. Parce que les fabriques, les usines, la terre et le sous-sol, les forêts et les chemins de fer, les machines et les autres moyens de production sont la propriété privée d’une petite poignée de capitalistes.

Parce que les prolétaires sont privés de tout cela. Voilà pourquoi les capitalistes embauchent les prolétaires pour mettre en marche fabriques et usines, sinon leurs instruments et moyens de production ne donneraient aucun profit. Voilà pourquoi les prolétaires vendent leur force de travail aux capitalistes, car autrement ils mourraient de faim.

Tous ces faits projettent la lumière sur le caractère général de la production capitaliste.

D’abord, il va de soi que la production capitaliste ne peut être quelque chose d’uni et d’organisé ; elle est d’un bout à l’autre divisée en entreprises privées de tels ou tels capitalistes.

En second lieu, il n’est pas moins évident que le but immédiat de cette production éparpillée n’est point de satisfaire les besoins de la population, mais de produire des marchandises destinées à la vente, en vue d’augmenter les profits des capitalistes.

Mais comme tout capitaliste cherche à augmenter ses profits, chacun d’eux s’applique à produire le plus de marchandises possible, ce qui fait que le marché est bien vite saturé, les prix des marchandises baissent, et c’est la crise générale qui survient.

Ainsi, les crises, le chômage, les à-coups dans la production, l’anarchie de la production, etc., sont le résultat direct du défaut d’organisation de la production capitaliste moderne.

Et si ce régime social inorganisé n’est pas encore détruit pour le moment, s’il résiste encore vigoureusement aux attaques du prolétariat, cela s’explique avant tout par le fait que l’Etat capitaliste, le gouvernement capitaliste en assume la défense.

Tel est le fondement de la société capitaliste moderne.

Il ne fait pas de doute que la société future reposera sur une tout autre base.

La société future sera une société socialiste. Cela veut dire avant tout qu’il n’y aura point de classes : il n’y aura ni capitalistes, ni prolétaires, et, par suite, pas d’exploitation. Il n’y aura là que des travailleurs unis dans un effort collectif.

La société future sera une société socialiste. Cela veut dire aussi qu’avec l’exploitation y seront supprimés la production marchande, la vente et l’achat. Aussi bien, n’y aura-t-il point de place pour les acheteurs et les vendeurs de la force de travail, pour les employeurs et les employés. Il n’y aura là que des travailleurs libres.

La société future sera une société socialiste. Cela veut dire enfin, que, avec le travail salarié, sera supprimée toute propriété privée des instruments et moyens de production ; il n’y aura là ni prolétaires pauvres, ni riches capitalistes, -il n’y aura que des travailleurs possédant en commun toute la terre et le sous-sol, toutes les forêts, toutes les fabriques et usines, tous les chemins de fer, etc.

Comme on le voit, le but principal de la production future consiste à satisfaire directement les besoins de la société, et non à produire des marchandises destinées à la vente en vue d’augmenter les profits des capitalistes. Il n’y aura pas de place ici pour la production marchande, de lutte pour les profits, etc.

Il est évident, d’autre part, que la production future sera organisée sur le mode socialiste : ce sera une production hautement évoluée, qui tiendra compte des besoins de la société et ne produira que la quantité nécessaire à la société. Il n’y aura point de place, ici, pour une production éparpillée, ni pour la concurrence, ni pour les crises, ni pour le chômage.

Là où les classes n’existent pas, où n’existent ni riches ni pauvres, l’Etat devient inutile, de même que le pouvoir politique qui opprime les pauvres et défend les riches. Par conséquent, la société socialiste n’aura pas besoin de maintenir le pouvoir politique.

Aussi Karl Marx disait-il déjà en 1846 :

« La classe laborieuse substituera dans le cours de son développement à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit… » (Voir : Misère de la philosophie).

Aussi Engels disait-il en 1884 :

« Ainsi, l’Etat n’a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s’en sont passées, qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat ni du pouvoir de l’Etat. A un certain degré de son développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l’Etat devint… une nécessité.

Nous approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu’elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l’Etat. La société, qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». (Voir : l’Origine de la famille. de la propriété privée et de l’Etat).

D’autre part, l’on conçoit que pour administrer les affaires publiques, à côté des bureaux locaux où seront concentrés les divers renseignements, la société socialiste aura besoin d’un bureau central des statistiques, qui sera chargé de s’informer des besoins de toute la société pour, ensuite, répartir d’une façon adéquate les divers emplois entre les travailleurs. Il faudra aussi réunir des conférences et surtout des congrès, dont les décisions seront absolument obligatoires, jusqu’au congrès suivant, pour les camarades restés en minorité.

Il est évident enfin que le travail libre et fraternel devra entraîner à sa suite une satisfaction non moins fraternelle et complète de tous les besoins, dans la future société socialiste. C’est dire que si la société future demande à chacun de ses membres juste autant de travail qu’il en peut fournir, la société à son tour sera tenue de délivrer à chacun la quantité de produits dont il aura besoin.

De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ! telle est la base sur laquelle doit être créé le futur régime collectiviste.

Certes, au premier degré du socialisme, quand des éléments non encore habitués au travail s’associeront à la vie nouvelle, les forces productives, elles aussi, ne seront pas suffisamment développées, et il existera encore le travail « dur » et le travail « facile » ; l’application du principe – « à chacun suivant ses besoins » – sera sans aucun doute rendu très difficile, et la société sera obligée de se placer momentanément sur une autre voie, sur une voie moyenne.

Mais il est certain d’autre part que lorsque la société future se sera engagée dans la bonne voie, que les survivances du capitalisme auront été déracinées, le seul principe répondant à la société socialiste sera le principe mentionné plus haut.

Aussi Marx disait-il en 1875 :

 » Dans une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même un premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement des individus en tous sens, les forces productives iront s’accroissant… alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins !  » (Voir : Critique du programme de Gotha).

Tel est en somme le tableau de la future société socialiste conformément à la théorie de Marx.

Fort bien. Mais la réalisation du socialisme est-elle possible ? Peut-on supposer que l’homme pourra se dépouiller lui-même de ses « sauvages habitudes » ?

Ou bien encore : si chacun reçoit suivant ses besoins, peut-on supposer que le niveau des forces productives de la société socialiste sera suffisant pour cela ?

La société socialiste suppose des forces productives suffisamment développées et une conscience socialiste des hommes, leur éducation socialiste. Ce qui entrave le développement des forces productives actuelles, c’est la propriété capitaliste existante.

Mais si l’on tient compte que dans la société future cette propriété n’existera pas, il apparaît clairement que les forces productives décupleront. Il ne faut pas oublier non plus que dans la société future des centaines de mille parasites actuels, ainsi que les chômeurs s’attelleront à la besogne et viendront grossir les rangs des travailleurs, ce qui contribuera sensiblement au développement des forces productives.

En ce qui concerne les « sauvages » sentiments et conceptions des hommes, ils ne sont pas aussi éternels que d’aucuns le pensent : il fut un temps, celui du communisme primitif, où l’individu ne reconnaissait pas la propriété privée ; le temps est venu, celui de la production individuelle, où la propriété privée s’est emparée des sentiments et de l’esprit des hommes ; et voici qu’arrive un temps nouveau, celui de la production socialiste, – faut-il donc s’étonner si les sentiments et l’esprit des hommes se pénètrent de tendances socialistes ? Est-ce que l’être ne détermine pas les « sentiments » et les conceptions des hommes ?

Mais où est la preuve que le régime socialiste sera inévitablement instauré ? Le socialisme suivra-t-il inévitablement le développement du capitalisme d’aujourd’hui ? Ou autrement dit : comment savons-nous que le socialisme prolétarien de Marx n’est pas qu’un doux rêve, qu’une fantaisie ? Où chercher les preuves scientifiques ?

L’histoire montre que la forme de propriété est directement dépendante de la forme de production, ce qui fait qu’avec le changement de la forme de production tôt ou tard change inévitablement la forme de propriété. Il fut un temps où la propriété avait un caractère communiste ; où forêts et champs, dans lesquels erraient les hommes primitifs, appartenaient à tout le monde, et non à des particuliers. Pourquoi existait alors la propriété communiste ?

Parce que la production était communiste, le travail se faisait en commun, collectivement, – on travaillait ensemble et l’on ne pouvait se passer l’un de l’autre.

Un autre temps est venu, celui de la production petite-bourgeoise, quand la propriété a pris un caractère individualiste (privé), et que tout ce qui est nécessaire à l’homme (à l’exception, bien entendu, de l’air, de la lumière, du soleil, etc.) a été reconnu propriété privée.

Pourquoi ce changement s’est-il produit ? Parce que la production est devenue individualiste, chacun a commencé à travailler pour son propre compte, blotti dans son coin. Enfin le temps vient, celui de la grande production capitaliste, où des centaines et des milliers d’ouvriers se réunissent sous le même toit, dans une seule fabrique, et se livrent à un travail commun. Vous ne verrez point là le travail isolé, à l’ancienne mode, alors que chacun tirait de son côté.

Ici chaque ouvrier et tous les ouvriers de chaque atelier sont étroitement liés par le travail avec les camarades de leur atelier, comme aussi avec ceux des autres ateliers. Il suffit qu’un atelier quelconque s’arrête, pour que les ouvriers de toute la fabrique n’aient plus rien à faire.

Comme on le voit le processus de production, le travail, a pris déjà un caractère social, il a acquis une nuance socialiste. Il en est ainsi non seulement dans les différentes fabriques, mais encore dans des industries entières et entre les branches de production : il suffit que les ouvriers des chemins de fer se mettent en grève pour que la production se trouve dans une situation difficile ; il suffit que la production du pétrole ou du charbon s’arrête, pour que, peu de temps après, des fabriques et des usines entières ferment leurs portes.

Il est clair qu’ici le processus de production a pris un caractère social, collectiviste. Et comme le caractère privé de l’appropriation ne correspond pas au caractère social de la production ; comme le travail collectiviste d’aujourd’hui doit nécessairement amener la propriété collective, il va de soi que le régime socialiste succédera aussi inévitablement au capitalisme que le jour succède à la nuit.

C’est ainsi que l’histoire justifie l’inévitabilité du socialisme prolétarien de Marx.

L’histoire nous apprend que la classe ou le groupe social, qui joue le rôle principal dans la production sociale et en détient les principales fonctions, doit avec le temps devenir inévitablement le maître de cette production. II fut un temps, celui du matriarcat, où les femmes étaient maîtresses de la production.

Comment expliquer cela ?

C’est que dans la production de ce temps, dans la culture primitive du sol, les femmes jouaient le rôle principal, elles exerçaient les principales fonctions, alors que les hommes erraient dans les forêts à la recherche du gibier. Le temps est venu, celui du patriarcat, où la situation dominante dans la production est passée aux hommes.

Pourquoi ce changement est-il survenu ? Parce que dans la production d’alors, dans l’économie fondée sur l’élevage, où les principaux instruments de production étaient la lance, le lasso, l’arc et la flèche, le rôle principal appartenait aux hommes…

Le temps arrive, celui de la grande production capitaliste, où les prolétaires commencent à tenir le rôle principal dans la production, où toutes les principales fonctions en matière de production passent dans leurs mains ; où sans eux la production ne peut se maintenir un seul jour (rappelons-nous les grèves générales) ; où les capitalistes, loin d’être nécessaires à la production, ne font même que la gêner.

Qu’est-ce à dire ? Ou bien toute vie sociale va entièrement disparaître, ou bien le prolétariat doit tôt ou tard, mais inévitablement, devenir le maître de la production moderne, son seul propriétaire, son propriétaire socialiste.

Les crises industrielles d’aujourd’hui, qui sonnent le glas de la propriété capitaliste et posent la question de front : ou le capitalisme, ou le socialisme, – rendent cette conclusion parfaitement évidente : elles font nettement apparaître le parasitisme des capitalistes et le triomphe inévitable du socialisme.

Voilà comment l’histoire définit encore l’inévitabilité du socialisme prolétarien de Marx.

Ce n’est point sur du sentimentalisme ni sur une « justice » abstraite, ni sur l’amour pour le prolétariat, mais sur les principes scientifiques rappelés plus haut, que s’édifie le socialisme prolétarien.

Voilà pourquoi le socialisme prolétarien est aussi appelé « socialisme scientifique ».

Déjà en 1877 Engels disait :

« Si notre certitude concernant la révolution imminente dans le mode actuel de répartition des produits du travail… s’appuyait uniquement sur la conscience que ce mode de répartition n’est pas équitable, et que l’équité doit cependant triompher un jour, notre situation serait grave et nous aurions à attendre longtemps… »

L’essentiel, ici, c’est que « les forces productives engendrées par le mode capitaliste actuel de production et le système fondé par lui de répartition des biens économiques, entreraient en contradiction flagrante avec ce mode de production au point de rendre nécessaire une révolution dans le mode de production et de répartition, et qui supprimerait toutes les distinctions de classe, si l’on voulait éviter la perte de toute la société d’aujourd’hui. C’est sur ce fait matériel palpable… et non sur les représentations de tels ou tels penseurs de cabinet relativement à ce qui est juste ou injuste, qu’est fondée la certitude de la victoire du socialisme moderne ». (Voir : Anti-Dühring).

Cela ne signifie certes pas que, dès l’instant où le capitalisme se décompose, on peut instituer le régime socialiste à tout moment, quand bon nous semblera.

Ainsi pensent seulement les anarchistes et autres idéologues petits-bourgeois. L’idéal socialiste n’est pas l’idéal de toutes les classes. C’est l’idéal du prolétariat seulement, et toutes les classes ne sont pas directement intéressées à sa réalisation, sauf le prolétariat.

Or, cela veut dire que tant que le prolétariat ne forme qu’une faible partie de la société, l’instauration du régime socialiste est impossible.

La disparition de l’ancienne forme de production, la concentration suivie de la production capitaliste et la prolétarisation de la majorité de la société : telles sont les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme. Mais cela ne suffit pas encore. La majeure partie de la société peut déjà être prolétarisée, sans que toutefois le socialisme se réalise.

Car pour réaliser le socialisme il faut, en plus de tout cela, une conscience de classe, le rassemblement du prolétariat et l’aptitude à régler ses propres affaires. Et pour acquérir toutes ces choses, il faut aussi ce qu’on appelle la liberté politique, c’est-à-dire la liberté de la parole, de la presse, des grèves et des associations, en un mot la liberté de la lutte de classe. Or la liberté politique n’est pas partout assurée de façon égale.

Aussi bien n’est-il pas indifférent au prolétariat dans quelles conditions il aura à mener la lutte : sous le régime d’une autocratie féodale (Russie), d’une monarchie constitutionnelle (Allemagne), d’une république de grande bourgeoisie (France) ou dans une république démocratique (ce que réclame la social-démocratie russe). La liberté politique est assurée le mieux et avec le plus de plénitude dans la république démocratique, si tant est naturellement qu’elle puisse, en général, être assurée en régime capitaliste. C’est pourquoi tous les partisans du socialisme prolétarien travaillent énergiquement à l’instauration d’une république démocratique, comme le « pont » le meilleur vers le socialisme.

Voilà pourquoi le programme marxiste, dans les conditions actuelles, comporte deux parties : le programme maximum, qui se donne pour but le socialisme, et le programme minimum, qui se propose de frayer un chemin vers le socialisme par la république démocratique.

Comment le prolétariat doit-il agir ? dans quelle voie doit-il s’engager pour réaliser consciemment son programme, renverser le capitalisme et construire le socialisme ?

La réponse est claire : le prolétariat ne pourra arriver au socialisme en se réconciliant avec la bourgeoisie. Il doit absolument engager la lutte, qui doit être une lutte de classe, celle de l’ensemble du prolétariat contre toute la bourgeoisie. Ou bien la bourgeoisie avec son capitalisme, ou bien le prolétariat avec son socialisme ! Voilà sur quelle base doit reposer l’action du prolétariat, sa lutte de classe.

Mais la lutte de classe du prolétariat affecte des formes variées. La lutte de classe c’est, par exemple, la grève, partielle ou générale, peu importe. La lutte de classe, ce sont sans aucun doute le boycottage, le sabotage. La lutte de classe, ce sont encore les manifestations, les démonstrations, la participation aux établissements représentatifs, etc., qu’il s’agisse de parlements nationaux ou d’autonomies administratives locales.

Ce sont là les différentes formes d’une seule et même lutte de classe. Nous n’allons pas examiner ici quelle forme de lutte a une plus grande importance pour le prolétariat dans sa lutte de classe. Notons seulement qu’en son temps et lieu chacune de ces formes est certainement nécessaire au prolétariat, comme moyen indispensable pour développer la conscience de lui-même et son esprit d’organisation.

Or la conscience de soi-même et l’esprit d’organisation sont aussi nécessaires au prolétariat que l’air qu’il respire. Il convient cependant de remarquer, d’autre part, que toutes ces formes de lutte ne sont pour le prolétariat que des moyens préparatoires ; qu’aucune de ces formes, prise isolément, ne constitue un moyen décisif par lequel le prolétariat sera en mesure d’abattre le capitalisme. Il est impossible d’abattre le capitalisme uniquement par la grève générale : celle-ci peut seulement préparer certaines conditions pour atteindre ce but.

On ne conçoit pas que le prolétariat puisse renverser le capitalisme par sa seule participation au parlement : on ne peut à l’aide du parlementarisme que préparer certaines conditions pour renverser le capitalisme.

En quoi consiste donc le moyen décisif à l’aide duquel le prolétariat renversera le régime capitaliste ?

Ce moyen, c’est la révolution socialiste.

Les grèves, le boycottage, le parlementarisme, la manifestions, la démonstration, toutes ces formes de lutte sont bonnes en tant que moyens destinés à préparer et à organiser le prolétariat. Mais aucun de ces moyens n’est capable de supprimer l’inégalité existante. Il faut que tous ces moyens soient réunis en un seul moyen principal et décisif ; il faut que le prolétariat se lève et prononce une attaque décisive contre la bourgeoisie pour détruire le capitalisme jusqu’en ses fondements. Ce moyen principal et décisif, c’est la révolution socialiste.

On ne saurait considérer la révolution socialiste comme une attaque inattendue et de brève durée. C’est une lutte de longue haleine par laquelle les masses prolétariennes infligent à la bourgeoisie la défaite et s’emparent de ses positions.

Et comme la victoire du prolétariat lui donnera en même temps la domination sur la bourgeoisie vaincue ; comme pendant le heurt des classes la défaite d’une classe signifie la domination de l’autre, le premier degré de la révolution socialiste sera la domination politique du prolétariat sur la bourgeoisie.

La dictature socialiste du prolétariat, la prise du pouvoir par le prolétariat, voilà par quoi doit commencer la révolution socialiste.

Cela veut dire que, tant que la bourgeoisie n’a pas été entièrement vaincue ; tant que ses richesses n’ont pas été saisies, le prolétariat doit absolument disposer d’une force militaire, il doit absolument avoir sa propre « garde prolétarienne », à l’aide de laquelle il repoussera les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie agonisante, comme ce fut le cas pour le prolétariat de Paris, pendant la Commune.

La dictature socialiste, elle, est nécessaire au prolétariat pour que celui-ci puisse, par ce moyen, exproprier la bourgeoisie, lui confisquer la terre, les forêts, les fabriques et les usines, les machines, les chemins de fer, etc.

L’expropriation de la bourgeoisie, voilà ce que doit amener la révolution socialiste.

Tel est le moyen principal et décisif à l’aide duquel le prolétariat renversera le régime capitaliste d’aujourd’hui.

Aussi bien Karl Marx disait-il dès 1847 :

« … La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante… Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat organisé en classe dominante… » (Voir : le Manifeste communiste.)

Voilà la voie que doit suivre le prolétariat, s’il veut réaliser le socialisme.

De ce principe général dérivent toutes les autres conceptions tactiques. Les grèves, le boycottage, les démonstrations, le parlementarisme n’ont d’importance que dans la mesure où ils contribuent à organiser le prolétariat, à renforcer et à élargir ses organisations en vue d’accomplir la révolution socialiste.

Ainsi la révolution socialiste est nécessaire pour réaliser le socialisme ; or, la révolution socialiste doit commencer par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire que le prolétariat doit s’emparer du pouvoir politique pour exproprier, par ce moyen, la bourgeoisie.

Mais il faut pour tout cela que le prolétariat soit organisé, groupé, uni ; il faut que de fortes organisations prolétariennes soient créées et qu’elles progressent sans discontinuer.

Quelles formes doivent prendre les organisations du prolétariat ?

Les organisations de masse les plus répandues, ce sont les syndicats et les coopératives ouvrières (notamment les coopératives de production et de consommation). Le but des syndicats est de lutter (principalement) contre le capital industriel, afin d’améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme actuel. Le but des coopératives est de lutter (principalement) contre le capital commercial pour étendre la consommation des ouvriers en réduisant les prix des articles de première nécessité, naturellement dans le cadre de ce même capitalisme.

Syndicats et coopératives sont, sans contredit, nécessaires au prolétariat en tant que moyens tendant à organiser la masse prolétarienne. Aussi bien, du point de vue du socialisme prolétarien de Marx et d’Engels, le prolétariat doit se saisir de ces deux formes d’organisation, les consolider et les renforcer, – bien entendu, dans la mesure où les conditions politiques existantes le lui permettent.

Cependant, les syndicats et les coopératives à eux seuls ne peuvent suffire aux besoins du prolétariat en lutte dans le domaine de l’organisation. Cela, parce que lesdites organisations ne peuvent sortir du cadre du capitalisme, leur but étant d’améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme.

Mais les ouvriers veulent se libérer entièrement de l’esclavage capitaliste ; ils veulent briser ce cadre, au lieu de se mouvoir uniquement dans le cadre du capitalisme. Par conséquent, il faut encore une autre organisation, qui ralliera autour d’elle les éléments conscients parmi les ouvriers de toutes les professions, fera du prolétariat une classe consciente et s’assignera comme but principal la destruction du régime capitaliste, la préparation de la révolution socialiste.

Cette organisation est le parti social-démocrate du prolétariat.

Ce parti doit être un parti de classe, absolument indépendant des autres partis. Cela, parce qu’il est le parti de la classe des prolétaires, dont l’affranchissement ne peut se faire que par leurs propres mains.

Ce parti doit être un parti révolutionnaire. Cela, parce que l’affranchissement des ouvriers n’est possible que par la voie révolutionnaire, à l’aide de la révolution socialiste.

Ce parti doit être un parti international, dont les portes seraient ouvertes devant chaque prolétaire conscient. Cela, parce que l’affranchissement des ouvriers n’est pas une question nationale, mais sociale, dont la signification est la même, aussi bien pour le prolétaire géorgien que pour le prolétaire russe et les prolétaires des autres nations.

Il s’ensuit donc que plus les prolétaires des différentes nations se grouperont étroitement, et plus les barrières nationales dressées entre elles seront détruites à fond, plus fort sera le parti du prolétariat et plus facile l’organisation du prolétariat au sein d’une classe indivisible.

Il faut donc, autant que possible, appliquer dans les organisations du prolétariat le principe du centralisme, en l’opposant à l’éparpillement fédéraliste, – qu’il s’agisse du parti, des syndicats ou des coopératives, peu importe.

Il est non moins certain que toutes ces organisations doivent reposer sur une base démocratique, naturellement, dans la mesure où les conditions politiques et autres ne s’y opposeront pas.

Quels doivent être les rapports entre le parti d’un côté et les coopératives et les syndicats, de l’autre ? Ces derniers doivent-ils être des organisations du parti ou sans-parti ?

La solution de ce problème dépend de la question de savoir où et dans quelles conditions le prolétariat a à lutter. Il est hors de doute, en tout cas, que syndicats et coopératives se développent avec d’autant plus de plénitude qu’ils se trouvent dans des rapports d’amitié plus étroits avec le parti socialiste du prolétariat.

Cela, parce que ces deux organisations économiques, si elles ne sont pas proches d’un parti socialiste fort, se rapetissent souvent ; elles vouent à l’oubli les intérêts généraux de la classe au profit des intérêts étroitement professionnels, portant par là un grand préjudice au prolétariat. Aussi est-il nécessaire, en tout état de cause, d’assurer l’influence politique et idéologique du parti sur les syndicats et les coopératives.

C’est à cette condition seulement que lesdites organisations se transformeront en école socialiste organisant les groupes disséminés du prolétariat au sein d’une classe consciente.

Tels sont en substance les traits caractéristiques du socialisme prolétarien de Marx et d’Engels.

Que pensent du socialisme prolétarien les anarchistes ?

Il faut savoir tout d’abord que le socialisme prolétarien n’est pas simplement une doctrine philosophique. C’est la doctrine des masses prolétariennes, leur étendard, les prolétaires du monde l’honorent et « s’inclinent » devant lui.

Par conséquent, Marx et Engels ne sont pas simplement les fondateurs d’une « école » philosophique quelconque ; ils sont les chefs vivants d’un vivant mouvement prolétarien, qui monte et se fortifie chaque jour. Ceux qui combattent cette doctrine, ceux qui veulent la « renverser », doivent tenir exactement compte de tout cela pour ne pas se casser gratuitement le front dans cette lutte inégale. C’est ce que messieurs les anarchistes savent parfaitement. Aussi recourent-ils dans la lutte contre Marx et Engels à une arme tout à fait inusitée et neuve en son genre.

Quelle est donc cette nouvelle arme ? Est-ce une nouvelle analyse de la production capitaliste ? Est-ce une réfutation du Capital de Marx ? Non, certes ! Ou peut-être, armés de « faits nouveaux » et d’une méthode « inductive », réfutent-ils « scientifiquement » « l’évangile » de la social-démocratie – le Manifeste communiste de Marx et d’Engels ? Encore une fois non. Mais alors qu’est-ce donc que ce moyen extraordinaire ?

C’est l’accusation de « plagiat littéraire » portée contre Marx et Engels ! Pensez donc ! il se trouve que Marx et Engels n’ont rien qui leur appartienne ; que le socialisme scientifique est pure invention, et cela parce que le Manifeste communiste de Marx et d’Engels a été d’un bout à l’autre « volé » au Manifeste de Victor Considérant. C’est bien ridicule, évidemment, mais le « chef incomparable » des anarchistes, V. Tcherkézichvili, nous relate avec tant d’aplomb cette histoire plaisante, et le nommé Pierre Ramus, ce superficiel « apôtre » de Tcherkézichvili, et nos anarchistes en chambre répètent avec tant de ferveur cette « découverte », qu’il vaut la peine qu’on s’arrête, sommairement du moins, à cette « histoire ».

Ecoutez donc Tcherkézichvili :

« Toute la partie théorique du Manifeste communiste, à savoir le premier et le second chapitres… a été prise à Victor Considérant. Donc, le Manifeste de Marx et d’Engels – cette bible de la démocratie révolutionnaire légale, – n’est qu’une paraphrase maladroite du Manifeste, de Victor Considérant. Marx et Engels ne se sont pas seulement approprié le contenu du Manifeste de Considérant, mais… ils ont emprunté même certains sous-titres. » (Voir le recueil d’articles de Tcherkézichvili, Ramus et Labriola, édité en langue allemande sous le titre. « L’origine du Manifeste communiste », p. 10.)

L’anarchiste P. Ramus répète la même chose :

« On peut affirmer en toute certitude que leur œuvre principale (Manifeste communiste de Marx et d’Engels) est tout bonnement un plagiat d’autant plus impardonnable que, au lieu de copier l’original mot à mot comme le font de simples plagiaires, ils ont plagié les idées, les vues et les théories… » (Id., p. 4).

Nos anarchistes de Nobati, Moucha [4], Khma [5], etc. répètent la même chose.

Ainsi, il se trouve que le socialisme scientifique avec ses fondements théoriques a été « volé » dans le Manifeste de Considérant.

Existe-t-il des raisons pour affirmer cela ?

Qui est V. Considérant ?

Qui est Karl Marx ?

V. Considérant, mort en 1893, a été le disciple de l’utopiste Fourier et est demeuré un utopiste incorrigible, qui voyait le « salut de la France » dans la réconciliation des classes.

Karl Marx, mort en 1883, a été un matérialiste, ennemi des utopistes ; il voyait le gage de l’émancipation de l’humanité dans le développement des forces productives et dans la lutte des classes.

Qu’y a-t-il de commun entre eux ?

La base théorique du socialisme scientifique est la théorie matérialiste de Marx et d’Engels. Du point de vue de cette théorie, l’évolution de la vie sociale est entièrement déterminée par le développement des forces productives. Si le régime des seigneurs terriens et du servage a été suivi du régime bourgeois, la « faute » en est au développement des forces productives qui a rendu inévitable la naissance du régime bourgeois.

Ou bien encore : si le régime bourgeois actuel est inévitablement suivi du régime socialiste, c’est parce que le développement des forces productives actuelles l’exige. D’où la nécessité historique d’abattre le capitalisme et d’instaurer le socialisme. D’où encore la thèse marxiste selon laquelle nous devons chercher nos idéaux dans l’histoire du développement des forces productives, et non dans le cerveau des hommes.

Telle est la base théorique du Manifeste communiste de Marx et d’Engels. (Voir : le Manifeste communiste, chapitres I, II).

Le Manifeste démocratique de V. Considérant dit-il rien d’analogue ? Considérant professe-t-il un point de vue matérialiste ?

Nous affirmons que ni Tcherkézichvili, ni Ramus, ni nos « nobatistes » ne citent, du Manifeste démocratique de Considérant, pas une seule déclaration, pas un seul mot de nature à confirmer que Considérant était un matérialiste et qu’il fondait l’évolution de la vie sociale sur le développement des forces productives. Au contraire, nous savons fort bien que Considérant est connu dans l’histoire du socialisme comme un idéaliste-utopiste. (Voir : Paul Louis, Histoire du socialisme en France).

Qu’est-ce qui incite donc ces singuliers « critiques » à ce vain bavardage ? Pourquoi se chargent-ils de critiquer Marx et Engels, s’ils sont incapables même de distinguer entre idéalisme et matérialisme ? Est-ce pour faire rire le monde, vraiment ?…

La base tactique du socialisme scientifique est la doctrine de la lutte de classe irréconciliable, car c’est l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat. La lutte de classe du prolétariat est l’arme qui lui permettra de conquérir le pouvoir politique et d’exproprier ensuite la bourgeoisie pour instaurer le socialisme.

Telle est la base tactique du socialisme scientifique exposé dans le Manifeste de Marx et d’Engels.

Est-il rien dit d’analogue dans le Manifeste démocratique de Considérant ? Considérant admet-il la lutte de classe comme l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat ?

Ainsi qu’il ressort des articles de Tcherkézichvili et de Ramus (voir : le recueil mentionné plus haut), le Manifeste de Considérant ne contient pas un seul mot à ce sujet ; on n’y parle que de la lutte de classe comme d’un fait affligeant. En ce qui concerne la lutte de classe en tant que moyen pour abattre le capitalisme, voici ce que Considérant déclare dans son Manifeste :

 » Le Capital, le Travail et le Talent sont les trois éléments de la production, les trois sources de la richesse, les trois rouages du mécanisme industriel… » Les trois classes qui les représentent ont des « intérêts communs » ; leur tâche consiste à « faire travailler les machines pour les capitalistes et pour le peuple… » Devant elles… se dresse un but immense : « organiser l’Association des classes dans l’unité nationale… » (Voir : la brochure de K. Kautsky, Le Manifeste communiste est un plagiat, p. 14, où est cité ce passage du Manifeste de Considérant).

Toutes les classes, unissez-vous ! Voilà le mot d’ordre que Victor Considérant proclame dans son Manifeste démocratique.

Qu’y a-t-il de commun entre cette tactique de réconciliation des classes et la tactique de la lutte de classe irréconciliable de Marx et d’Engels, qui appellent résolument : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous contre toutes les classes antiprolétariennes ?

Évidemment, il n’y a là rien de commun !

Mais alors quelles sottises débitent-ils, les sieurs Tcherkézichvili et leurs superficiels thuriféraires ! Ne nous prennent-ils pas pour des morts ? Nous croient-ils vraiment incapables de les dégonfler ?!

Enfin, autre circonstance qui ne manque pas d’intérêt. V. Considérant a vécu jusqu’en 1893. En 1843 il publie son Manifeste démocratique. A la fin de 1847 Marx et Engels rédigent leur Manifeste communiste. Depuis lors, le Manifeste de Marx et d’Engels a été maintes fois réédité dans toutes les langues européennes.

Tout le monde sait que leur Manifeste a fait époque. Malgré cela, jamais, nulle part, ni Considérant ni ses amis n’ont dit, du vivant de Marx et d’Engels, que ces derniers avaient plagié le « socialisme » dans le Manifeste de Considérant. N’est-ce point étrange, lecteur ?

Qu’est-ce donc qui incite ces ignares « inductifs »… excusez-moi, ces « savants », de dire des insanités ? En quel nom parlent-ils ? Savent-ils mieux que Considérant son Manifeste ? Ou peut-être croient-ils que V. Considérant et ses partisans n’ont pas lu le Manifeste communiste ?

Mais laissons cela… Laissons cela, puisque les anarchistes eux-mêmes n’accordent pas une attention sérieuse à la campagne don-quichottiste de Ramus-Tcherkézichvili : la fin inglorieuse de cette campagne ridicule est bien trop évidente pour lui prêter tant d’attention…

Abordons la critique quant au fond.

Les anarchistes sont affligés d’une infirmité : ils aiment beaucoup « critiquer » les partis de leurs adversaires, mais ils ne se donnent pas la peine de faire tant soit peu connaissance avec ces partis. On a vu que les anarchistes en ont justement usé ainsi, en « critiquant » la méthode dialectique et la théorie matérialiste des social-démocrates (voir : les chapitres I et II). Ils en usent de même lorsqu’ils touchent à la théorie du socialisme scientifique des social-démocrates.

Prenons, par exemple, le fait suivant. En est-il qui ignorent que les divergences de principe existent entre les socialistes-révolutionnaires et les social-démocrates ?

En est-il qui ignorent que les premiers nient le marxisme, la théorie matérialiste du marxisme, sa méthode dialectique, son programme, sa lutte de classe, alors que les social-démocrates s’appuient entièrement sur le marxisme ? Quiconque a entendu parler, ne fût-ce que du bout de l’oreille, de la polémique entre la Russie révolutionnaire (organe des socialistes-révolutionnaires) et l’Iskra (organe des social-démocrates), doit se rendre nettement compte de cette distinction de principe. Mais que direz-vous des « critiques » qui n’aperçoivent pas cette distinction et clament que socialistes-révolutionnaires et social-démocrates sont soi-disant des marxistes ? Ainsi les anarchistes soutiennent que la Russie révolutionnaire et l’Iskra sont l’une et l’autre des organes marxistes. (Voir : le recueil des anarchistes Pain et Liberté, p. 202).

C’est ainsi que les anarchistes « ont pris connaissance » des principes de la social-démocratie.

Il est évident, après cela, combien leur « critique scientifique » est fondée…

Voyons aussi cette « critique ».

La principale « accusation » des anarchistes, c’est qu’ils ne tiennent pas les social-démocrates pour des socialistes véritables. Vous n’êtes pas des socialistes, vous êtes des ennemis du socialisme, répètent-ils.

Voici ce qu’écrit Kropotkine à ce sujet :

« … Nous en arrivons à d’autres conclusions que la plupart des économistes… de l’école social-démocrate… Nous… allons jusqu’au communisme libre, alors que la plupart des socialistes (lisez : social-démocrates aussi. L’auteur) vont jusqu’au capitalisme d’Etat et au collectivisme. » (Voir : Kropotkine, La science moderne et l’anarchisme, pp. 74-75).

En quoi consistent donc le « capitalisme d’Etat » et le « collectivisme » des social-démocrates ?

Voici ce qu’écrit Kropotkine à ce sujet :

« Les socialistes allemands affirment que toutes les richesses accumulées doivent être rassemblées dans les mains de l’Etat qui les distribuera aux associations ouvrières, organisera la production et l’échange et suivra de près la vie et le travail de la société. » (Voir : Kropotkine, Paroles d’un révolté, p. 64).

Et plus loin :

« Dans leurs projets… les collectivistes commettent… une double erreur, ils veulent supprimer le régime capitaliste, et ils gardent en même temps deux institutions qui sont la base de ce régime : le gouvernement représentatif et le travail salarié » (voir : la Conquête du pain, p. 148)… « Le collectivisme, on le sait.. . conserve… le travail salarié. Seulement… le gouvernement représentatif… se met à la place du patron… »

Les représentants de ce gouvernement « se réservent le droit d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value. tirée de la production.

En outre, dans ce système on établit une distinction… entre le travail de l’ouvrier et celui de l’homme spécialisé : le travail du manoeuvre, aux yeux du collectiviste, est un travail simple, tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc., s’occupent de ce que Marx appelle un travail complexe et ils ont droit à un salaire supérieur » (id., p. 52). C’est ainsi que les ouvriers recevront les produits qui leur sont nécessaires, non suivant leurs besoins, mais « proportionnellement aux services rendus à la société » (id., p. 157).

C’est ce que les anarchistes géorgiens répètent, mais avec un plus grand aplomb. Monsieur Bâton surtout se signale par son acharnement. Il écrit :

« Qu’est-ce que le collectivisme des social-démocrates ? Le collectivisme, ou, plus exactement, le capitalisme d’Etat est fondé sur le principe suivant : chacun doit travailler autant qu’il le veut, ou autant que l’Etat le déterminera, en recevant à titre de récompense la valeur de son travail en marchandises…. Donc, ici « il faut une assemblée législative… il faut (également) un pouvoir exécutif, c’est-à-dire des ministres, toute sorte d’administrateurs, gendarmes et espions, peut-être aussi une armée, s’il y a trop de mécontents. » (Voir : Nobati, n° 5, pp. 68-69).

Telle est la première « accusation » de messieurs les anarchistes contre la social-démocratie.

Il résulte donc, des raisonnements, que font les anarchistes, que :

1. Selon les social-démocrates la société socialiste est soi-disant impossible sans un gouvernement qui, en tant que patron principal, embauchera les ouvriers et aura absolument des « ministres… gendarmes, espions ». 2. Dans la société socialiste, d’après les social-démocrates, ne sera soi-disant pas abolie la division en travail « dur » et en travail « facile » ; le principe : « à chacun suivant ses besoins » y sera rejeté, et l’on en admettra un autre : « à chacun selon ses mérites ».

C’est sur ces deux points que repose l’ »accusation » des anarchistes contre la social-démocratie.

Cette « accusation » portée par messieurs les anarchistes a-t-elle quelque fondement ?

Nous affirmons que tout ce que les anarchistes avancent dans ce cas est le résultat d’une inconséquence, ou bien un indigne commérage.

Voici les faits.

Déjà en 1846 Karl Marx disait : « la classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit… » (Voir : Misère de la philosophie).

Un an après, Mars et Engels formulaient la même idée dans leur Manifeste communiste. (Manifeste communiste, chapitre II).

En 1877 Engels écrivait : « Le premier acte par lequel l’Etat s’affirme réellement comme le représentant de la société tout entière, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps le dernier acte propre de l’Etat. L’intervention du pouvoir d’Etat dans les relations sociales devient superflue dans un domaine après l’autre et s’assoupit ensuite… l’Etat « n’est pas aboli », il dépérit ». (Anti-Dühring).

En 1884 Engels écrivait encore : « Ainsi, l’Etat n’a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s’en sont passé, qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat… A un certain degré de son développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l’Etat devint… une nécessité.

Nous approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production.

Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu’elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l’Etat. La société, qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». (Voir : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat).

En 1891 Engels reprend la même idée. (Voir : Introduction à la Guerre civile en France).

Selon les social-démocrates, on le voit, la société socialiste est une société où il n’y aura pas de place pour ce qu’on appelle l’Etat, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses gouverneurs, ses gendarmes, ses policiers et ses soldats.

La dernière étape de l’existence de l’Etat sera la période de la révolution socialiste, alors que le prolétariat prendra possession du pouvoir d’Etat et fondera son gouvernement propre (la dictature) afin d’abattre définitivement la bourgeoisie. Mais, une fois la bourgeoisie supprimée, les classes supprimées et le socialisme instauré, on n’aura plus besoin d’aucun pouvoir politique, et ce qu’on appelle l’Etat passera dans le domaine de l’histoire.

Ainsi, l’ »accusation » des anarchistes, mentionnée plus haut, n’est qu’un commérage dénué de tout fondement.

En ce qui concerne le second point de l’ »accusation », Karl Marx dit ce qui suit :

« Dans une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu… le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant… alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ». (Critique du programme de Gotha).

D’après Marx, on le voit, la phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire socialiste), est un régime où la division en travail « dur » et en travail « facile », et l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel sont complètement écartés, le travail est égalisé et dans la société règne ce principe véritablement communiste : de chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins. Il n’y a pas de place ici pour le travail salarié.

Il est clair que cette « accusation » encore est dénuée de tout fondement.

De deux choses l’une : ou bien messieurs les anarchistes n’ont jamais vu les écrits ci-dessus indiqués de Marx et d’Engels, et ils se livrent à la « critique » par ouï-dire, ou bien ils connaissent les travaux indiqués de Marx et d’Engels, mais ils mentent à bon escient.

Telle est la fortune de la première « accusation ».

La seconde « accusation » des anarchistes est qu’ils nient le caractère révolutionnaire de la social-démocratie. Vous n’êtes pas des révolutionnaires, vous niez la révolution violente, vous voulez instituer le socialisme uniquement à l’aide de bulletins de vote, nous disent messieurs les anarchistes.

Ecoutez :

« … Les social-démocrates… aiment à disserter sur le thème « révolution », « lutte révolutionnaire », « lutter les armes à la main »… Mais si, dans la simplicité de votre coeur, vous leur demandez des armes, ils vous tendront solennellement un petit billet pour voter aux élections… » Ils assurent que « la seule tactique rationnelle qui convienne aux révolutionnaires, c’est le parlementarisme pacifique et légal, avec serment de fidélité au capitalisme, aux autorités établies et à l’ensemble du régime bourgeois existant » (Voir : le recueil Pain et Liberté, pp. 21, 22-23).

Les anarchistes géorgiens disent la même chose, mais, naturellement, avec encore plus d’aplomb. Prenez, par exemple, Bâton. Il écrit :

« Toute la social-démocratie… déclare ouvertement que la lutte au moyen du fusil et des armes est une méthode bourgeoise de faire la révolution, et que c’est uniquement par les bulletins de vote, par les élections générales que les partis peuvent conquérir le pouvoir et, puis, la majorité parlementaire et la législation aidant, réformer la société ». (Voir : la Prise du pouvoir d’Etat, pp. 3-4).

Voilà ce que disent des marxistes messieurs les anarchistes.

Cette « accusation » a-t-elle quelque fondement ?

Nous soutenons que les anarchistes cette fois encore montrent leur ignorance et leur goût des commérages.

Voici les faits.

Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient dès la fin de 1847 :

« Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (Voir : le Manifeste du Parti communiste. Certaines éditions légales ont omis plusieurs mots dans la traduction).

En 1850, dans l’attente d’une nouvelle insurrection en Allemagne, Karl Marx écrivit aux camarades allemands de l’époque :

« Ils ne doivent rendre sous aucun prétexte les armes et les munitions… les ouvriers doivent… s’organiser en garde prolétarienne indépendante, avec des chefs et un état-major général…  » C’est ce qu’ils « doivent avoir en vue pendant et après l’insurrection à venir ». (Voir : le Procès de Cologne [6]. Adresse de Marx aux communistes).

En 1851-1852 Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « … L’insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer à l’offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée… Il faut prendre l’ennemi au dépourvu, pendant que ses troupes sont encore dispersées ; il faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables… il faut contraindre l’ennemi à la retraite, avant qu’il ait pu rassembler ses troupes contre vous ; en un mot, agissez comme le dit Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que l’on connaisse jusqu’ici : De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ». (Révolution et contre-révolution en Allemagne).

Nous pensons qu’il n’est pas seulement question ici des « bulletins de vote ».

Rappelez-vous enfin l’histoire de la Commune de Paris ; rappelez-vous la façon dont la Commune avait agi paisiblement lorsque, se contentant de la victoire à Paris, elle refusa d’attaquer Versailles, ce nid de la contre-révolution. Que disait alors Marx, selon vous ? Avait-il appelé les Parisiens aux élections ? Approuvait-il l’insouciance des ouvriers parisiens (tout Paris était aux mains des ouvriers) ? Approuvait-il leur attitude de générosité à l’égard des Versaillais vaincus ?

Ecoutez Marx :

« De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces Parisiens ! Affamés et ruinés pendant six mois… ils se soulèvent sous les baïonnettes prussiennes… L’histoire ne connaît pas encore d’exemple aussi grand ! S’ils succombent, seul leur caractère « bon garçon » en sera cause ! Il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy d’abord, et les éléments réactionnaires de la garde nationale parisienne ensuite, avaient laissé le champ libre. Par scrupule de conscience on laissa passer le moment favorable. On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà commencée en tentant de désarmer Paris ! » (Lettres à Kugelmann).

Ainsi pensaient et agissaient Karl Marx et Friedrich Engels.

Ainsi pensent et agissent les social-démocrates.

Mais les anarchistes n’en répètent pas moins : ce qui intéresse Marx et Engels, ainsi que leurs disciples, ce sont uniquement les bulletins de vote, – ils n’admettent pas l’action révolutionnaire violente !

Cette « accusation », on le voit, est aussi un commérage, qui révèle l’ignorance des anarchistes quant à l’essence du marxisme.

Telle est la fortune de la seconde « accusation ».

La troisième « accusation » des anarchistes est qu’ils nient le caractère populaire de la social-démocratie et représentent les social-démocrates comme des bureaucrates ; ils soutiennent que le plan social-démocrate de la dictature du prolétariat est la mort pour la révolution, et comme les social-démocrates s’affirment pour une pareille dictature, ils veulent instaurer en fait non la dictature du prolétariat, mais leur propre dictature sur le prolétariat.

Ecoutez monsieur Kropotkine :

« Nous, anarchistes, nous avons prononcé un verdict définitif contre la dictature… Nous savons que toute dictature, si honnêtes que soient ses intentions, mène à la mort de la révolution. Nous savons… que l’idée de la dictature n’est pas autre chose qu’un produit malfaisant du fétichisme gouvernemental, qui… a toujours cherché à perpétuer l’esclavage ». (Voir : Kropotkine, Paroles d’un révolté, p. 131).

Les social-démocrates n’admettent pas seulement la dictature révolutionnaire ; ils sont « partisans de la dictature sur le prolétariat… Les ouvriers ne les intéressent que dans la mesure où ils forment une armée disciplinée entre leurs mains.. . La social-démocratie veut se servir du prolétariat pour prendre possession de la machine d’Etat ». (Voir : Pain et Liberté, pp. 62, 63).

Les anarchistes géorgiens répètent la même chose :

« La dictature du prolétariat, dans le sens propre du mot, est absolument impossible, puisque les partisans de la dictature sont des étatistes, et leur dictature ne signifiera point la liberté d’action pour l’ensemble du prolétariat, mais l’installation, à la tête de la société, du pouvoir représentatif qui existe aujourd’hui…  » (Voir : Bâton, La Prise du pouvoir d’Etat, p. 45). Les social-démocrates sont pour la dictature, non pas pour aider à l’affranchissement du prolétariat, mais pour… « établir par leur domination un nouvel esclavage » (Voir : Nobati, n° 1, p. 5. Bâton)

Telle est la troisième « accusation » de messieurs les anarchistes.

Point n’est besoin d’un gros effort pour démasquer cette nouvelle calomnie des anarchistes, visant à mystifier le lecteur.

Nous n’allons pas nous livrer ici à l’examen de la conception profondément erronée de Kropotkine, suivant laquelle toute dictature est la mort pour la révolution. Nous reviendrons là-dessus, lorsque nous analyserons la tactique des anarchistes. Pour l’instant, nous tenons à parler uniquement de cette « accusation ».

Déjà à la fin de 1847 Karl Marx et Friedrich Engels disaient que, pour instaurer le socialisme, le prolétariat doit conquérir la dictature politique, afin de repousser, au moyen de cette dictature, les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de lui enlever les moyens de production ; que cette dictature ne doit pas être celle de plusieurs personnes, mais celle de l’ensemble du prolétariat, en tant que classe :

« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat organisé en classe dominante… » (Voir : le Manifeste communiste).

C’est-à-dire que la dictature du prolétariat sera celle que toute la classe du prolétariat exercera sur la bourgeoisie, et non pas la domination de plusieurs personnes sur le prolétariat.

Par la suite ils reprennent la même pensée dans presque toutes leurs œuvres, comme dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en France, dans la Guerre civile en France, dans la Révolution et contre-révolution en Allemagne, dans l’Anti-Dühring, ainsi que dans d’autres écrits.

Mais ce n’est pas tout.

Pour comprendre la façon dont Marx et Engels concevaient la dictature du prolétariat et à quel point ils considéraient cette dictature comme réalisable, il est fort intéressant de connaître leur jugement sur la Commune de Paris.

Le fait est que la dictature du prolétariat se voit accabler de reproches non seulement par les anarchistes, mais aussi par les petits bourgeois de la ville, y compris les bouchers et les traiteurs de toute sorte – par tous ceux que Marx et Engels qualifiaient de philistins. Voici ce que dit Engels de la dictature du prolétariat, en s’adressant à ces philistins :

« Le philistin allemand entre toujours dans une sainte terreur aux mots : dictature du prolétariat. Voulez-vous savoir, Messieurs, ce que veut dire cette dictature ? Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat ». (Voir : la Guerre civile en France [7]. Introduction de Fr. Engels).

Engels, on le voit, se représentait la dictature du prolétariat sous la forme de la Commune de Paris.

Il est certain que quiconque veut savoir ce qu’est la dictature du prolétariat selon l’idée des marxistes, doit connaître la Commune de Paris.

Adressons-nous à notre tour à la Commune de Paris. S’il se trouve que la Commune de Paris a été véritablement une dictature de plusieurs personnes sur le prolétariat, alors, à bas le marxisme, à bas la dictature du prolétariat ! Mais si nous constatons que la Commune de Paris a été effectivement une dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, alors,… alors nous rirons de tout cœur des commères anarchistes qui, dans la lutte contre les marxistes, n’ont plus rien à faire que d’inventer des commérages.

L’histoire de la Commune de Paris comporte deux périodes : la première, quand le « Comité central » que l’on sait dirigeait les affaires à Paris, et la seconde période où, les pleins pouvoirs du « Comité central » ayant expiré, la direction des affaires passait à la Commune qui venait d’être élue. Qu’était-ce que le « Comité central » de qui était-il composé ? Nous avons sous les yeux l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, par Arthur Arnould, laquelle, selon l’auteur, répond brièvement à cette question. La lutte ne faisait que de commencer, quand près de 300.000 ouvriers parisiens, formés en compagnies et bataillons, choisirent des délégués parmi eux. C’est ainsi que fut constitué le « Comité central ».

« Tous ces citoyens [membres du « Comité central »], produits des élections partielles de leurs compagnies ou de leurs bataillons, dit Arnould, n’étaient guère connus que du petit groupe qui les avait délégués. Qu’étaient ces hommes, que valaient-ils, qu’allaient-ils faire ? »

C’était « un gouvernement anonyme, composé presque exclusivement de simples ouvriers, ou de petits employés, dont les noms, pour les trois quarts, n’avaient guère dépassé le cercle de leur rue ou de leur atelier… La tradition était rompue. Quelque chose d’inattendu venait de se produire dans le monde.

Pas un membre des classes gouvernantes n’était là. Une Révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. A leur place, un mineur du Creusot, un ouvrier relieur, un cuisinier », etc. (Voir : Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, p. 107).

Arthur Arnould poursuit :

« Nous sommes, déclaraient les membres du « Comité central », les organes obscurs, les instruments humbles du peuple attaqué… Serviteurs de la volonté populaire, nous sommes là pour lui servir d’écho, pour la faire triompher. Le peuple veut la Commune, et nous resterons pour faire procéder aux élections de la Commune. Rien de plus, rien de moins. Ces dictateurs ne se mettent ni au-dessus, ni en dehors de la foule.

On sent qu’ils vivent avec elle, en elle, par elle, qu’ils la consultent à chaque seconde, qu’ils l’écoutent et qu’ils redisent ce qu’ils ont entendu, se chargeant seulement de traduire en quelques paroles concises… les résolutions de trois cent mille hommes ». (Id., p. 109).

Telle fut la conduite de la Commune de Paris dans la première période de son existence.

Voilà ce qu’était la Commune de Paris.

Voilà la dictature du prolétariat.

Passons maintenant à la seconde période de la Commune, quand celle-ci suppléait le Comité central ». Parlant de ces deux périodes, qui durèrent deux mois, Arnould s’exclame avec enthousiasme que ce fut une véritable dictature du peuple.

Ecoutez plutôt :

« C’est là, c’est dans le grand spectacle qu’offrit ce peuple pendant deux mois, que nous puiserons assez de force et d’espoir pour envisager… l’avenir. Pendant ces deux mois, il y eut une véritable dictature dans Paris, la plus complète comme la moins contestée… dictature non d’un homme, mais du peuple – seul maître de la situation… Cette dictature dura plus de deux mois, du 18 mars au 22 mai [1871] sans interruption… Maître et seul maître, car la Commune n’était [en elle-même] qu’un pouvoir moral et n’avait d’autre force matérielle que le consentement universel des citoyens, il se fut à lui-même sa police et sa magistrature… » (Id., pp. 242, 244).

C’est ainsi que caractérise la Commune de Paris Arthur Arnould, membre de la Commune, qui a pris une part active à ses âpres batailles.

C’est ainsi également que caractérise la Commune de Paris un autre de ses membres, lui aussi participant actif, Lissagaray. (Voir son livre : Histoire de la Commune de Paris).

Le peuple, en tant que « seul maître », « dictature non d’un homme, mais du peuple », voilà ce que fut la Commune de Paris.

« Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat », s’écrie Engels pour la gouverne des philistins.

Voilà ce qu’est donc la dictature du prolétariat selon l’idée de Marx et d’Engels.

On le voit, messieurs les anarchistes connaissent, eux aussi, la dictature du prolétariat, la Commune de Paris, le marxisme qu’ils « critiquent » sans discontinuer, comme vous et nous, cher lecteur, nous connaissons le chinois.

Il est clair que la dictature est de deux sortes. Il y a dictature de la minorité, dictature d’un petit groupe, dictature des Trépov et Ignatiev, dirigée contre le peuple. A la tête d’une pareille dictature se place habituellement une camarilla, qui prend des décisions secrètes et resserre le nœud coulant autour du cou de la majorité du peuple. Les marxistes sont les ennemis d’une telle dictature, et ils la combattent avec beaucoup plus de ténacité et d’abnégation que nos braillards anarchistes.

Il y a une dictature d’un autre genre, celle de la majorité prolétarienne, la dictature de la masse ; elle est dirigée contre la bourgeoisie, contre la minorité. Ici, c’est la masse qui est à la tête de la dictature ; point de place ici pour la camarilla, ni pour les décisions secrètes. Tout ici se fait ouvertement, en pleine rue, aux meetings, et cela parce que c’est une dictature de la rue, de la masse, une dictature dirigée contre tous les oppresseurs.

Cette dictature les marxistes la soutiennent « des deux mains », – et cela parce qu’une telle dictature marque le glorieux début de la grande révolution socialiste.

Messieurs les anarchistes ont confondu ces deux dictatures qui s’excluent mutuellement, et c’est la raison pour laquelle ils se trouvent dans une situation ridicule ; ils combattent non le marxisme, mais leur propre fantaisie ; ils sont aux prises, non avec Marx et Engels, mais avec des moulins à vent, comme le fit jadis, de bienheureuse mémoire, Don Quichotte…

Telle est la fortune de la troisième « accusation ».

(A suivre) [8]

[1] Il est question de l’insurrection armée du prolétariat de Moscou en décembre 1905, point culminant de la révolution 1905-1907.

[2] Nobati (Appel). Journal hebdomadaire des anarchistes géorgiens. Parut en 1906, à Tiflis.

[3] K. Man et F. Engels, la Sainte Famille, partie « Bataille critique contre le matérialisme français… (Voir : Marx-Engels, Gesamtausgabe, Erste Abteilung, Band 3 : Berlin 1932. pp. 307-308).

[4] Moucha (Ouvrier), quotidien des anarchistes géorgiens, parut à Tiflis en 1906.

[5] Khma (la Voix), quotidien des anarchistes géorgiens, parut à Tiflis en 1906.

[6] K. Marx, Enthüllungen über den Kommunistenprozess zu Köln, Moskau, 1940, pp. 115, 116.

[7] Cité d’après la brochure : Karl Marx, la Guerre civile en France. Préface de Fr. Engels. Voir : Der Bürgerkrieg in Frankreich, Moskau, 1940, p. 20.

[8] La suite n’a pas paru dans les journaux, J. Staline ayant été transféré au milieu de 1907, par le Comité central, à Bakou, pour y travailler dans le Parti ; là, quelques mois plus tard, il fut arrêté. Les notes relatives aux derniers chapitres d’Anarchisme ou socialisme ? n’ont pu être retrouvées à la suite d’une perquisition.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Le caractère international de la Révolution d’Octobre

A l’occasion du dixième anniversaire d’Octobre

Pravda n° 255, 6-7 novembre 1927

On ne saurait considérer la Révolution d’Octobre uniquement comme une révolution « dans le cadre national ».

Elle est avant tout une révolution d’ordre international, mondial, car elle marque dans l’histoire universelle un tournant radical, opéré par l’humanité, du vieux monde, capitaliste, vers le monde nouveau, socialiste.

Autrefois les révolutions se terminaient d’habitude par la substitution, au gouvernail de l’Etat, d’un groupe d’exploiteurs à un autre groupe d’exploiteurs.

Les exploiteurs changeaient, l’exploitation demeurait.

Il en fut ainsi au cours des mouvements d’émancipation des esclaves. Il en fut ainsi dans la période des soulèvements de serfs.

Il en fut ainsi dans la période des « grandes » révolutions que l’on sait, en Angleterre, en France, en Allemagne.

Je ne parle pas de la Commune de Paris, qui fut la première tentative glorieuse, héroïque, mais cependant infructueuse, du prolétariat pour faire marcher l’histoire contre le capitalisme.

La Révolution d’Octobre se distingue de ces révolutions dans son principe.

Elle se propose non de remplacer une forme d’exploitation par une autre forme d’exploitation, un groupe d’exploiteurs par un autre groupe d’exploiteurs, mais de supprimer toute exploitation de l’homme par l’homme, de supprimer tous les groupes d’exploiteurs, quels, qu’ils soient, d’instaurer la dictature du prolétariat, d’instaurer le pouvoir de la classe la plus révolutionnaire parmi toutes les classes opprimées qui ont existé jusqu’à ce jour, d’organiser une société nouvelle, la société socialiste sans classes.

C’est précisément pour cela que la victoire de la Révolution d’Octobre marque un tournant radical dans l’histoire de l’humanité, un tournant radical dans les destinées historiques du capitalisme mondial, un tournant radical dans le mouvement de libération du prolétariat mondial, un tournant radical dans les procédés de lutte et les formes d’organisation, dans la manière de vivre et les traditions, dans la culture et l’idéologie des masses exploitées du monde entier.

C’est là la raison pour laquelle la Révolution d’Octobre est une révolution d’ordre international, mondial.

C’est également là l’origine de la sympathie profonde que les classes opprimées de tous les pays nourrissent à l’égard de la Révolution d’Octobre, dans laquelle elles voient le gage de leur libération.

On pourrait signaler une série de problèmes essentiels dans le domaine desquels la Révolution d’Octobre exerce son action sur le développement du mouvement révolutionnaire dans le monde entier.

1. La Révolution d’Octobre a tout d’abord ceci de remarquable qu’elle a percé le front de l’impérialisme mondial, jeté bas la bourgeoisie impérialiste dans un des plus grands pays capitalistes, et porté au pouvoir le prolétariat socialiste.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la classe des salariés, la classe des persécutés, la classe des opprimés et des exploités, s’est élevée à la situation d’une classe dominante, gagnant par son exemple les prolétaires de tous les pays.

C’est dire que la Révolution d’Octobre a inauguré une nouvelle époque, l’époque des révolutions prolétariennes dans les pays de l’impérialisme.

Elle a enlevé aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes les instruments et moyens de production et les a transformés en propriété sociale, opposant ainsi à la propriété bourgeoise la propriété socialiste.

Par là même, elle a démasqué le mensonge des capitalistes qui prétendent que la propriété bourgeoise est inviolable, sacrée, éternelle.

Elle a arraché le pouvoir à la bourgeoisie, elle l’a privée des droits politiques, elle a démoli l’appareil d’Etat bourgeois et transmis le pouvoir aux Soviets, opposant ainsi au parlementarisme bourgeois, démocratie capitaliste, le pouvoir socialiste des Soviets, démocratie prolétarienne.

Lafargue avait raison lorsqu’il disait, déjà en 1887, qu’au lendemain de la révolution « tous les ex-capitalistes seraient privés de droits électoraux ».

Par là même, la Révolution d’Octobre a démasqué le mensonge des social-démocrates qui prétendent que maintenant le passage pacifique au socialisme par le parlementarisme bourgeois est possible.

Mais la Révolution d’Octobre ne s’est pas arrêtée et ne pouvait s’arrêter là.

Ayant détruit l’ordre de choses ancien, bourgeois, elle s’est mise à construire l’ordre de choses nouveau, socialiste. Les dix années de la Révolution d’Octobre sont dix années de construction du Parti, des syndicats, des Soviets, des coopératives, des organisations culturelles, des transports, de l’industrie, de l’Armée rouge.

Les succès incontestables du socialisme en U.R.S.S. sur le front de construction ont démontré nettement que le prolétariat peut gouverner avec succès le pays sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie ; qu’il peut édifier avec succès l’industrie sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie ; qu’il peut diriger avec succès toute l’économie nationale sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie ; qu’il peut édifier avec succès le socialisme, malgré l’encerclement capitaliste.

La vieille « théorie » selon laquelle les exploités ne peuvent se passer des exploiteurs, de même que la tête et les autres parties du corps ne peuvent se passer de l’estomac, n’appartient pas seulement au fameux sénateur romain de l’antiquité, Menenius Agrippa.

Cette « théorie » constitue maintenant la pierre angulaire de la « philosophie » politique de la social-démocratie en général, de la politique social-démocrate de coalition avec la bourgeoisie impérialiste, en particulier. Cette « théorie », qui a acquis le caractère d’un préjugé, est maintenant l’un des obstacles les plus sérieux à la pénétration de l’esprit révolutionnaire dans le prolétariat des pays capitalistes. Un des résultats les plus importants de la Révolution d’Octobre est d’avoir porté un coup mortel à cette « théorie » mensongère.

Est-il encore besoin de démontrer que ces résultats et autres analogues de la Révolution d’Octobre n’ont pu et ne peuvent rester sans exercer une sérieuse influence sur le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière dans les pays capitalistes ?

Des faits aussi universellement connus que la progression continue du communisme dans les pays capitalistes, la croissance de la sympathie des prolétaires de tous les pays pour la classe ouvrière de l’U.R.S.S., enfin l’affluence des délégations ouvrières au pays des Soviets, montrent indubitablement que la semence jetée par la Révolution d’Octobre porte déjà des fruits.

2. La Révolution d’Octobre a ébranlé l’impérialisme non pas seulement dans les centres de sa domination, non pas seulement dans les « métropoles ».

Elle a encore frappé l’arrière de l’impérialisme, sa périphérie, en sapant la domination de l’impérialisme dans les pays coloniaux et dépendants.

En renversant les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, la Révolution d’Octobre a rompu les chaînes de l’oppression nationale et coloniale, dont elle a délivré tous les peuples opprimés, sans exception, d’un vaste Etat.

Le prolétariat ne peut se libérer sans libérer les peuples opprimés.

Le trait caractéristique de la Révolution d’Octobre, c’est qu’elle a accompli en U.R.S.S. ces révolutions nationales et coloniales, non sous le drapeau de la haine nationale et des conflits entre nations, mais sous le drapeau d’une confiance réciproque et d’un rapprochement fraternel des ouvriers et des paysans des peuples habitant l’U.R.S.S., non pas au nom du nationalisme, mais au nom de l’internationalisme.

Précisément parce que les révolutions nationales et coloniales se sont faites, chez nous, sous la direction du prolétariat et sous le drapeau de l’internationalisme, précisément pour cette raison les peuples-parias, les peuples-esclaves se sont, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, élevés à la situation de peuples réellement libres et réellement égaux, gagnant par leur exemple les peuples opprimés du monde entier.

C’est dire que la Révolution d’Octobre a inauguré une nouvelle époque, l’époque des révolutions coloniales dans les pays opprimés du monde en alliance avec le prolétariat, sous la direction du prolétariat.

Autrefois, il « était admis » de penser que le monde est divisé depuis toujours en races inférieures et supérieures, en Noirs et Blancs, les premiers inaptes à la civilisation et voués à l’exploitation, et les seconds, seuls dépositaires de la civilisation, appelés à exploiter les premiers.

Maintenant il faut considérer cette légende comme renversée et rejetée.

Un des résultats les plus importants de la Révolution d’Octobre, c’est qu’elle a porté un coup mortel à cette légende, montrant en fait que les peuples non européens affranchis, entraînés dans la voie du développement soviétique, sont tout aussi capables que les peuples européens de faire progresser la culture et la civilisation véritablement avancées.

Autrefois, il « était admis » de penser que la seule méthode de libération des peuples opprimés est la méthode du nationalisme bourgeois, méthode qui consiste à détacher les nations les unes des autres, à les dissocier, à renforcer les haines nationales entre les masses laborieuses des différentes nations.

Maintenant, il faut considérer cette légende comme démentie.

Un des résultats les plus importants de la Révolution d’Octobre, c’est qu’elle a porté à cette légende un coup mortel, montrant en fait que la méthode prolétarienne, internationaliste, d’affranchissement des peuples opprimés, comme seule méthode juste, est possible et rationnelle, montrant en fait que l’union fraternelle des ouvriers et des paysans appartenant aux peuples les plus divers, union basée sur le libre consentement et l’internationalisme, est possible et rationnelle.

L’existence de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, préfiguration de l’union future des travailleurs de tous les pays en une seule économie mondiale, en est la preuve directe.

Inutile de dire que ces résultats et autres analogues de la Révolution d’Octobre n’ont pu et ne peuvent rester sans exercer une sérieuse influence sur le mouvement révolutionnaire dans les pays coloniaux et dépendants.

Des faits tels que la croissance du mouvement révolutionnaire des peuples opprimés en Chine, en Indonésie, aux Indes, etc., et la sympathie accrue de ces peuples pour l’U.R.S.S., en sont un témoignage certain.

L’ère est révolue où l’on pouvait en toute sérénité exploiter et opprimer les colonies et les pays dépendants.

L’ère est venue des révolutions libératrices dans les colonies et les pays dépendants, l’ère du réveil du prolétariat de ces pays, l’ère de son hégémonie dans la révolution.

3. En jetant la semence de la révolution aussi bien dans les centres qu’à l’arrière de l’impérialisme, en affaiblissant la puissance de l’impérialisme dans les « métropoles » et en ébranlant sa domination dans les colonies, la Révolution d’Octobre a, de ce fait, mis en question l’existence même du capitalisme mondial dans son ensemble.

Si le développement spontané du capitalisme a dégénéré, dans les conditions de l’impérialisme — par suite de son cours inégal, par suite des conflits et collisions armées inévitables, par suite enfin de la tuerie impérialiste sans précédent — en un processus de putréfaction et d’agonie du capitalisme, la Révolution d’Octobre et — sa conséquence — la séparation d’un immense pays d’avec le système capitaliste mondial, ne pouvaient manquer d’accélérer ce processus, en minant pas à pas les fondements mêmes de l’impérialisme mondial.

Bien plus.

En ébranlant l’impérialisme, la Révolution d’Octobre a créé en même temps, en la première dictature prolétarienne, une base puissante et ouverte du mouvement révolutionnaire mondial, base qu’il n’avait jamais eue auparavant et sur laquelle il peut maintenant s’appuyer.

Elle a créé un centre puissant et ouvert du mouvement révolutionnaire mondial, centre qu’il n’avait jamais eu auparavant et autour duquel il peut maintenant se grouper, en organisant le front révolutionnaire unique des prolétaires et des peuples opprimés de tous les pays contre l’impérialisme.

Cela signifie tout d’abord que la Révolution d’Octobre a porté au capitalisme mondial une blessure mortelle, dont il ne se remettra plus jamais.

C’est pour cela précisément que le capitalisme ne recouvrera plus jamais l’« équilibre » et la « stabilité » qu’il possédait avant Octobre.

Le capitalisme peut se stabiliser partiellement, il peut rationaliser sa production, livrer la direction du pays au fascisme, réduire momentanément la classe ouvrière, mais jamais plus il ne recouvrera ce « calme » et cette « assurance », cet « équilibre » et cette « stabilité » dont il faisait parade autrefois, car la crise du capitalisme mondial a atteint un degré de développement tel que les feux de la révolution doivent inévitablement s’ouvrir un passage tantôt dans les centres de l’impérialisme, tantôt dans sa périphérie, réduisant à zéro les rapiéçages capitalistes et hâtant de jour en jour la chute du capitalisme.

Exactement comme dans la fable que l’on connaît : « En retirant la queue, le bec s’embourbe ; en retirant le bec, la queue s’embourbe. »

Cela signifie, en second lieu, que la Révolution d’Octobre a élevé à une certaine hauteur la force et l’importance, le courage et la combativité des classes opprimées du monde entier, obligeant les classes dominantes à compter avec elles, en tant que facteur nouveau et sérieux.

Il n’est plus possible aujourd’hui de considérer les masses laborieuses du monde comme une « foule aveugle » errant dans les ténèbres et privée de perspectives, car la Révolution d’Octobre a créé pour elles un phare éclairant leur chemin et leur révélant des perspectives.

Si, auparavant, il n’y avait pas de forum universel ouvert pour manifester et matérialiser les aspirations et la volonté des classes opprimées, aujourd’hui ce forum existe en la première dictature du prolétariat.

On ne saurait guère douter que la destruction de ce forum plongerait pour longtemps la vie sociale et politique des « pays avancés » dans les ténèbres d’une noire réaction sans frein.

On ne peut nier que même le simple fait de l’existence de l’« Etat bolchevik » met une bride aux forces ténébreuses de la réaction, facilitant aux classes opprimées la lutte pour leur libération.

C’est ce qui explique en somme la haine bestiale que les exploiteurs de tous les pays nourrissent à l’égard des bolcheviks.

L’histoire se répète, bien que sur une base nouvelle. Comme autrefois, à l’époque de la chute du féodalisme, le mot « jacobin » provoquait l’horreur et le dégoût chez les aristocrates de tous les pays, de même aujourd’hui, à l’époque de la chute du capitalisme, le mot « bolchevik » provoque l’horreur et le dégoût chez la bourgeoisie de tous les pays.

Et, inversement, de même qu’autrefois Paris servait de refuge et d’école aux représentants révolutionnaires de la bourgeoisie montante, de même aujourd’hui Moscou sert de refuge et d’école aux représentants révolutionnaires du prolétariat qui monte.

La haine que le féodalisme vouait aux jacobins ne le sauva pas du naufrage. Peut-on douter que la haine du capitalisme contre les bolcheviks ne le sauvera pas de sa chute certaine ?

L’ère de « stabilité » du capitalisme est révolue, emportant avec elle la légende de l’immuabilité de l’ordre bourgeois.

L’ère est venue de l’effondrement du capitalisme.

4. On ne saurait considérer la Révolution d’Octobre uniquement comme une révolution dans le domaine des rapports économiques, politiques et sociaux.

Elle est aussi une révolution dans les esprits, une révolution dans l’idéologie de la classe ouvrière.

La Révolution d’Octobre est née et s’est fortifiée sous le drapeau du marxisme, sous le drapeau de l’idée de dictature du prolétariat, sous le drapeau du léninisme qui est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes.

C’est pourquoi elle marque la victoire du marxisme sur le réformisme, la victoire du léninisme sur le social-démocratisme, la victoire de la IIIème Internationale sur la IIème Internationale.

La Révolution d’Octobre a creusé un fossé infranchissable entre le marxisme et le social-démocratisme, entre la politique du léninisme et la politique du social-démocratisme.

Autrefois, avant la victoire de la dictature du prolétariat, la social-démocratie pouvait faire parade du drapeau du marxisme, sans nier ouvertement l’idée de dictature du prolétariat, mais aussi sans faire rien, absolument rien, pour hâter la réalisation de cette idée ; or une telle conduite de la social-démocratie ne créait aucune menace pour le capitalisme.

A cette époque, la social-démocratie, au point de vue formel, se confondait — ou presque — avec le marxisme.

Maintenant, après la victoire de la dictature du prolétariat, chacun ayant vu de ses propres yeux à quoi mène le marxisme et ce que peut signifier sa victoire, la social-démocratie ne peut plus faire parade du drapeau du marxisme, elle ne peut plus afficher l’idée de dictature du prolétariat, sans créer un certain danger pour le capitalisme.

Ayant depuis longtemps rompu avec l’esprit du marxisme, force lui a été de rompre également avec le drapeau du marxisme.

Elle a pris position ouvertement et sans équivoque contre la Révolution d’Octobre, enfantée par le marxisme, contre la première dictature du prolétariat dans le monde.

Dès lors, elle devait se désolidariser, et elle s’est effectivement désolidarisée du marxisme, car dans les conditions actuelles on ne peut s’appeler marxiste sans soutenir ouvertement et sans réserve la première dictature prolétarienne du monde, sans mener la lutte révolutionnaire contre sa propre bourgeoisie, sans créer les conditions nécessaires à la victoire de la dictature du prolétariat dans son propre pays.

Entre la social-démocratie et le marxisme, un abîme s’est creusé. Désormais, le seul protagoniste et rempart du marxisme, c’est le léninisme, le communisme.

Mais les choses n’en sont pas restées là.

Après avoir délimité la social-démocratie d’avec le marxisme, la Révolution d’Octobre alla plus loin, rejetant la social-démocratie dans le camp des défenseurs directs du capitalisme contre la première dictature prolétarienne du monde.

Lorsque MM. Adler et Bauer, Wells et Lévi, Longuet et Blum vitupèrent le « régime soviétique », exaltant la « démocratie » parlementaire, ils veulent montrer par là qu’ils combattent et qu’ils continueront de combattre pour le rétablissement de l’ordre capitaliste en U.R.S.S., pour le maintien de l’esclavage capitaliste dans les Etats « civilisés ».

Le social-démocratisme d’aujourd’hui est l’appui idéologique du capitalisme.

Lénine avait mille fois raison quand il disait que les politiciens social-démocrates de nos jours sont « les véritables agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, les commis ouvriers de la classe des capitalistes » ; que dans la « guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie », ils se rangeront inévitablement du côté des « Versaillais » contre les « communards ».

Il est impossible d’en finir avec le capitalisme sans en avoir fini avec le social-démocratisme dans le mouvement ouvrier. C’est pourquoi l’ère de l’agonie du capitalisme est en même temps celle de l’agonie du social-démocratisme dans le mouvement ouvrier.

La grande signification de la Révolution d’Octobre consiste, entre autres, en ce qu’elle annonce la victoire certaine du léninisme sur le social-démocratisme dans le mouvement ouvrier mondial.

L’ère de la domination de la IIème Internationale et du social-démocratisme dans le mouvement ouvrier a pris fin.

L’ère est venue de la domination du léninisme et de la IIIème Internationale.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Du danger de droite dans le Parti Communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S.

Discours prononcé à l’Assemblée plénière
du Comité de Moscou
et de la Commission de contrôle de Moscou du P.C.(b) de l’U.R.S.S.,
le 19 octobre 1928

Je crois, camarades, qu’il nous faut avant tout faire abstraction des menus détails, des facteurs personnels, etc., pour résoudre le problème qui nous préoccupe : la déviation de droite.

Existe-t-il dans notre Parti un danger de droite, un danger opportuniste ? Existe-t-il des conditions objectives favorisant un tel danger ? Comment combattre ce danger ? Telles sont les questions qui se posent aujourd’hui devant nous.

Or, nous ne résoudrons pas ce problème de la déviation de droite, si nous ne le dégageons de tous ces menus détails et éléments étrangers, qui s’y sont agrégés et nous empêchent de comprendre le fond de la question.

Zapolski a tort de croire que la question de la déviation de droite est une question fortuite. Il affirme que le tout ici n’est pas dans la déviation de droite, mais dans les chicanes, dans les intrigues personnelles, etc.

Admettons un instant que les chicanes et intrigues personnelles jouent ici un certain rôle, comme dans toute autre lutte. Mais vouloir tout expliquer par des chicanes et ne pas voir derrière elles le fond de la question, c’est abandonner la voie juste, la voie marxiste.

Il n’est pas possible qu’une organisation aussi importante, aussi vieille, aussi soudée que l’est incontestablement l’organisation de Moscou, ait pu être remuée de la base au sommet et mise en branle par les efforts de quelques chicaneurs ou intrigants. Non, camarades, de tels miracles n’arrivent pas dans le monde.

Sans compter qu’on ne saurait juger avec cette légèreté de la force et de la vigueur de l’organisation de Moscou. Il est évident que des causes plus profondes ont agi ici, n’ayant rien de commun ni avec la chicane, ni avec l’intrigue.

Frountov a tort également, qui, bien que reconnaissant l’existence du danger de droite, ne le croit pourtant pas digne d’être sérieusement traité par des gens sérieux et posés.

D’après lui, la question de la déviation de droite est un objet de préoccupation pour des braillards, et non pour des gens posés. Je comprends fort bien Frountov, tellement absorbé par le travail pratique quotidien, qu’il n’a pas le temps de penser aux perspectives de notre développement.

Mais cela ne veut pas encore dire que nous devions ériger en dogme de notre oeuvre constructive l’étroit praticisme d’affaires de certains militants du Parti. Le robuste sens des affaires est une bonne chose, mais s’il perd les perspectives dans le travail et ne subordonne pas ce dernier à la ligne fondamentale du Parti, il devient un défaut.

Or, il n’est pas difficile de comprendre que la question de la déviation de droite est la question de la ligne fondamentale de notre Parti, la question de savoir si la perspective de développement tracée par notre Parti à son XV° congrès, est juste ou erronée.

Ont également tort les camarades qui, dans la discussion du problème de la déviation de droite, aiguillent leur attention sur ceux qui représentent cette déviation.

Montrez-nous, disent-ils, les hommes de droite ou les conciliateurs, nommez-les, afin que nous puissions leur régler leur compte. Cette façon de poser la question n’est pas juste. Certes, les personnalités jouent un certain rôle. Mais il ne s’agit pas ici de personnalités ; il s’agit des conditions, des circonstances qui engendrent le danger de droite dans le Parti.

On peut écarter telles personnalités, mais cela ne signifie pas encore que par là même nous aurons tranché les racines du danger de droite dans notre Parti. C’est pourquoi la question des personnalités, bien que présentant un intérêt indubitable, ne résout pas le problème.

On ne peut s’empêcher d’évoquer, à ce propos, un épisode qui eut lieu à Odessa fin 1919 et début 1920. Nos troupes, après avoir chassé Denikine hors d’Ukraine, achevaient de battre les derniers débris de son armée dans la région d’Odessa. Un détachement de soldats rouges s’était mis frénétiquement à la recherche de l’Entente à Odessa, persuadés que, s’ils se saisissaient de cette Entente, la guerre serait terminée. (Rire général.)

On peut s’imaginer que les soldats de l’Armée rouge auraient pu mettre la main sur un représentant quelconque de l’Entente à Odessa. Mais il est évident que, de ce fait, la question de l’Entente n’aurait pas été résolue, car cette dernière a ses racines non à Odessa — quoique cette ville fût alors le dernier refuge de Denikine — mais dans le capitalisme mondial.

On peut en dire autant de certains de nos camarades qui, dans la question de la déviation de droite, aiguillent leur attention sur les personnes représentant la déviation de droite, oubliant les conditions qui engendrent cette déviation.

Aussi bien devons-nous ici tout d’abord éclaircir les conditions qui engendrent la déviation de droite, de même que la déviation de « gauche » (trotskiste) à l’égard de la ligne léniniste.
Dans le cadre du capitalisme, la déviation de droite dans le communisme, c’est la tendance, le penchant qu’ont une partie des communistes — penchant imprécis, il est vrai, et dont ils n’ont peut-être pas encore pris conscience, mais penchant tout de même, — à s’écarter de la ligne révolutionnaire du marxisme vers la social-démocratie.

Lorsque certains milieux communistes nient l’utilité du mot d’ordre : « Classe contre classe » dans la lutte électorale (France), ou s’affirment contre la présentation d’une liste indépendante par le Parti communiste (Angleterre), ou ne veulent pas accentuer la lutte contre la « gauche » de la social-démocratie (Allemagne), etc., etc.. cela signifie qu’à l’intérieur des partis communistes il y a des gens qui s’efforcent d’adapter le communisme au social-démocratisme.

La victoire de la déviation de droite dans les partis communistes des pays capitalistes signifierait la débâcle idéologique des partis communistes et un renforcement énorme du social-démocratisme. Or, qu’est-ce que le renforcement énorme du social-démocratisme ? C’est le renforcement et la consolidation du capitalisme, la social-démocratie étant le principal appui du capitalisme dans la classe ouvrière.

Ainsi donc, la victoire de la déviation de droite dans les partis communistes des pays capitalistes conduit à multiplier les conditions nécessaires au maintien du capitalisme.

Dans le cadre du développement soviétique, alors que le capitalisme est déjà renversé, bien que ses racines ne soient pas encore arrachées, la déviation de droite, dans le communisme, est une tendance, un penchant qu’ont une partie des communistes — penchant imprécis, il est vrai, et dont ils n’ont peut-être pas encore pris conscience, mais penchant tout de même, — à s’écarter dc la ligne générale de notre Parti vers l’idéologie bourgeoise.

Lorsque certains de nos milieux communistes tentent de tirer notre Parti en arrière par rapport aux résolutions du XV° congrès, en niant la nécessité d’une offensive contre les éléments capitalistes de la campagne ;

ou qu’ils exigent la réduction de notre industrie, estimant que le rythme actuel de son développement rapide est néfaste pour le pays ; ou qu’ils nient l’utilité des affectations de fonds aux kolkhoz et aux sovkhoz, estimant que c’est de l’argent jeté par la fenêtre ;

ou qu’ils nient l’utilité de la lutte contre le bureaucratisme sur la base de l’autocritique, croyant que l’autocritique ébranle notre appareil ; ou qu’ils exigent le relâchement du monopole du commerce extérieur, etc., etc., cela veut dire qu’il y a dans les rangs de notre Parti des gens qui tentent, peut-être sans s’en rendre compte eux-mêmes, d’adapter l’oeuvre de notre construction socialiste aux goûts et aux besoins de la bourgeoisie « soviétique ».

La victoire de la déviation de droite dans notre Parti signifierait un renforcement énorme des éléments capitalistes dans notre pays. Or, que signifierait le renforcement des éléments capitalistes dans notre pays ? Cela signifierait l’affaiblissement de la dictature du prolétariat et l’accroissement des chances de restauration du capitalisme.

Ainsi donc, la victoire de la déviation de droite dans notre Parti signifierait l’accroissement des conditions nécessaires à la restauration du capitalisme dans notre pays.

Existe-t-il chez nous, dans notre pays des Soviets, des conditions rendant possible la restauration du capitalisme ?

Oui, elles existent.

Cela vous paraîtra peut-être étrange, mais c’est un fait, camarades. Nous avons renversé le capitalisme, instauré la dictature du prolétariat et nous développons, à un rythme renforcé, notre industrie socialiste, en soudant avec elle notre économie paysanne.

Mais nous n’avons pas encore arraché les racines du capitalisme.

Où donc résident-elles ? Elles résident dans la production marchande, dans la petite production de la ville et surtout de la campagne.

La force du capitalisme, comme dit Lénine, réside « dans la force de la petite production, car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande quantité de petite production ; or, la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoise constamment, chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions ». (La Maladie infantile, t. XXV, p. 173.)

Il est clair que, pour autant que la petite production revêt chez nous un caractère de masse, voire prépondérant, et pour autant qu’elle engendre le capitalisme et la bourgeoisie, surtout dans les conditions de la Nep, constamment et dans de vastes proportions, il existe chez nous des conditions rendant possible la restauration du capitalisme.

Est-ce que chez nous, dans le pays des Soviets, existent les moyens et forces nécessaires pour détruire, pour liquider les possibilités de restauration du capitalisme ?

Oui, ils existent.

C’est précisément ce qui fait la justesse de la thèse de Lénine sur la possibilité de construire en U.R.S.S. une société socialiste intégrale.

Pour cela, il est nécessaire de consolider la dictature prolétarienne, de renforcer l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, de développer nos postes de commande sous l’angle de l’industrialisation du pays, d’assurer un rythme rapide de développement de l’industrie, d’électrifier le pays, de faire passer toute l’économie nationale sur une nouvelle base technique, de grouper dans les coopératives les masses paysannes et d’augmenter le rendement de leur économie, de réunir graduellement les exploitations paysannes individuelles en exploitations communes, collectives, de développer les sovkhoz, de limiter et de vaincre les éléments capitalistes de la ville et de la campagne, etc., etc.

Voici ce que dit Lénine à ce sujet :

Tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, il existe en Russie, pour le capitalisme, une base économique plus solide que pour le communisme. Il faut bien retenir cela.

Tous ceux qui ont observé attentivement la vie rurale en la comparant à la vie urbaine, savent que nous n’avons pas arraché les racines du capitalisme, ni sapé les fondements, la base de l’ennemi intérieur.

Ce dernier se maintient sur les petites exploitations, et pour en venir à bout il n’est qu’un moyen : faire passer l’économie du pays, y compris l’agriculture, sur une nouvelle base technique, sur la base technique de la grande production moderne. Seule l’électricité constitue une telle base. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays. Autrement le pays demeurera un pays de petits paysans, et il faut que nous nous en rendions nettement compte.

Nous sommes plus faibles que le capitalisme, non seulement à l’échelle mondiale, mais aussi à l’intérieur du pays. Tout le monde le sait. Nous nous en sommes rendu compte et nous ferons en sorte que la base économique de petite production agricole devienne une base économique de grande industrie.

C’est lorsque le pays sera électrifié, lorsque nous aurons donné à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne, c’est alors seulement que notre victoire sera définitive. (Rapport sur l’activité du Conseil des commissaires du peuple au VIII° congrès des Soviets de la R.S.F.S.R., t. XXVI, pp. 46.47.)

Il en résulte, en premier lieu, que tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, tant que nous n’avons pas encore extirpé les racines du capitalisme, il existe pour ce dernier une base économique plus solide que pour le communisme.

Il arrive qu’on abatte un arbre, mais qu’on n’en extirpe pas les racines, les forces ayant manqué. D’où la possibilité de restauration du capitalisme dans notre pays.

Il en résulte, en deuxième lieu, que, outre le possibilité de restauration du capitalisme, nous avons encore la possibilité de la victoire du socialisme, puisque nous pouvons détruire la possibilité de restauration capitaliste, nous pouvons extirper les racines du capitalisme et remporter sur celui-ci une victoire définitive dans notre pays, si nous y intensifions le travail d’électrification ; si nous donnons à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne.

D’où la possibilité de la victoire du socialisme dans notre pays.

Il en résulte enfin que l’on ne peut édifier le socialisme dans l’industrie seule et abandonner l’agriculture au gré d’un développement spontané, en partant de ce point de vue que la campagne « suivra d’elle-même » la ville.

L’existence d’une industrie socialiste à la ville constitue le facteur fondamental de la transformation socialiste de la campagne. Mais cela ne signifie pas encore que ce facteur soit absolument suffisant. Pour que la ville socialiste puisse sans réserve entraîner derrière elle la campagne paysanne, il est indispensable, comme dit Lénine, de « faire passer l’économie du pays, y compris l’agriculture (Souligné par moi. J. Staline.), sur une nouvelle base technique, sur la base technique de la grande production moderne ».

Cette citation de Lénine ne contredit-elle pas une autre citation de ses oeuvres, où il est dit que « la Nep nous assure pleinement la possibilité (Souligné par moi. J. Staline.) de construire les fondations de l’économie socialiste » ?

Non, elle ne la contredit pas. Au contraire, ces deux citations s’accordent parfaitement. Lénine ne dit point que la Nep nous donne un socialisme tout prêt. Lénine dit seulement que la Nep nous assure la possibilité de construire les fondations de l’économie socialiste.

Entre la possibilité de construire le socialisme et sa construction réelle, la différence est grande. On ne doit pas confondre la possibilité avec la réalité.

C’est précisément pour transformer cette possibilité en réalité que Lénine propose d’électrifier le pays et de donner à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne, comme condition nécessaire à la victoire définitive du socialisme dans notre pays.

Mais cette condition de la construction du socialisme, il n’est pas possible de la remplir en un ou deux ans. Il est impossible en un ou deux ans d’industrialiser le pays, de construire une industrie puissante, de grouper dans les coopératives les millions de paysans, d’assigner à l’agriculture une nouvelle base technique, de réunir les exploitations paysannes individuelles en de grandes collectivités, de développer les sovkhoz, de limiter et de vaincre les éléments capitalistes de la ville et des campagnes. Pour cela il faut à la dictature du prolétariat des années et des années de construction intensive.

Et tant que cela n’est pas fait, — cela ne se fait pas d’un seul coup, — nous demeurons un pays de petits paysans où la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie, constamment et dans de vastes proportions, et où le danger de restauration du capitalisme subsiste.

Et comme le prolétariat de chez nous n’habite pas des régions éthérées, mais le monde le plus réel avec toute sa diversité, les éléments bourgeois surgissant sur la base de la petite production, « entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite-bourgeoise, ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives de défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme, passage de l’enthousiasme à l’abattement » (Lénine : La Maladie infantile, t. XXV, p. 189), et apportent ainsi dans le prolétariat et dans son Parti certains flottements, certaines hésitations.

Telles sont la racine et la base de tous les flottements et déviations à l’égard de la ligne léniniste dans les rangs de notre Parti.

Voilà pourquoi la question de la déviation de droite ou de « gauche », dans notre Parti, ne saurait être considérée comme une question futile.

En quoi consiste le danger de la déviation de droite, franchement opportuniste, dans notre Parti ? En ce qu’elle sous-estime la force de nos ennemis, la force du capitalisme.

En ce qu’elle ne voit pas le danger de restauration du capitalisme, ne comprend pas le mécanisme de la lutte de classes dans les conditions de la dictature du prolétariat et, de ce fait, consent si facilement des concessions au capitalisme, en réclamant le ralentissement du rythme de développement de notre industrie, en réclamant des facilités pour les éléments capitalistes de la campagne et de la ville, en exigeant qu’on mette à l’arrière-plan la question des kolkhoz et des sovkhoz, en réclamant le relâchement du monopole du commerce extérieur, etc., etc.

Il est certain que la victoire de la déviation de droite dans notre Parti donnerait libre cours aux forces du capitalisme, minerait les positions révolutionnaires du prolétariat et augmenterait les chances de restauration du capitalisme dans notre pays.

En quoi consiste le danger de la déviation de « gauche » (trotskiste) dans notre Parti ?

En ce qu’elle surestime la force de nos ennemis, la force du capitalisme, en ce qu’elle ne voit que la possibilité de restauration, du capitalisme, mais ne voit pas la possibilité de construire le socialisme par les seules forces de notre pays, tombe dans le désespoir et est obligée de se consoler par des bavardages sur les tendances thermidoriennes de notre Parti.

Des paroles de Lénine disant que « tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, il existe en Russie, pour le capitalisme, une base économique plus solide que pour le communisme », — de ces paroles de Lénine la déviation de « gauche » tire cette fausse conclusion qu’il est impossible, en général, de construire le socialisme en U.R.S.S., qu’on n’arrivera à rien avec la paysannerie, que l’idée d’une alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie a fait son temps ;

que si l’aide de la révolution victorieuse en Occident n’arrive pas à temps, la dictature du prolétariat en U.R.S.S. devra tomber ou dégénérer ; que si l’on n’adopte pas un plan fantastique de superindustrialisation, devant être réalisé même au prix d’une rupture avec la paysannerie, il faut considérer la cause du socialisme en U.R.S.S. comme perdue.

De là l’esprit d’aventure dans la politique de la déviation de « gauche ».

De là les bonds « surhumains » en politique.

Il est certain que la victoire de la déviation de « gauche », dans notre Parti, aboutirait à détacher la classe ouvrière de sa base paysanne, à détacher l’avant-garde de la classe ouvrière du reste de la masse des ouvriers ; elle aboutirait par conséquent à la défaite du prolétariat et à la création de conditions facilitant la restauration du capitalisme.

Ainsi, vous le voyez, ces deux dangers, celui de « gauche » comme celui de droite, ces deux déviations à l’égard de la ligne léniniste, la droite comme la « gauche », aboutissent, bien que par des voies différentes, à un seul et même résultat.

Lequel de ces deux dangers est le pire ? Je crois que tous les deux sont pires.

La différence entre ces deux déviations, du point de vue de la lutte efficace contre elles, consiste en ce que le danger de la déviation de « gauche » apparaît en ce moment au Parti avec plus de netteté que celui de la déviation de droite.

Le fait qu’une lutte intense contre la déviation de « gauche », se déroule chez nous, depuis plusieurs années déjà, ce fait ne pouvait évidemment pas rester sans lendemain pour le Parti. Il est évident que pendant la années de lutte contre la déviation de « gauche », trotskiste, le Parti a beaucoup appris, et il n’est plus facile de le tromper par des phrases de « gauche ».

Quant au danger de droite, qui existait auparavant déjà et qui, aujourd’hui, ressort avec plus de relief, par suite du renforcement de l’élément petit-bourgeois en raison de la crise de l’an dernier dans le stockage du blé, je pense qu’il n’apparaît pas aussi clairement pour certains milieux de notre Parti.

C’est pourquoi la tâche est d’accentuer la lutte contre la déviation de droite, sans affaiblir d’un iota notre lutte contre le danger de « gauche », trotskiste, et de prendre toutes les mesures afin que le danger de la déviation de droite devienne pour le Parti aussi évident que l’est, pour lui, le danger trotskiste.

La question de la déviation de droite ne se poserait peut-être pas chez nous avec autant d’acuité qu’elle se pose aujourd’hui, si elle n’était liée à la question des difficultés de notre développement.

Mais c’est que justement l’existence de la déviation de droite complique les difficultés de notre développement et freine les efforts pour les surmonter.

Et précisément parce que le danger de droite rend plus difficile la lutte pour surmonter les difficultés, précisément pour cette raison, surmonter le danger de droite devient pour nous une tâche d’une importance toute particulière.

Deux mots sur la nature de nos difficultés. Il faut tenir compte que nos difficultés ne peuvent nullement être considérées comme des difficultés de stagnation ou de déclin. Il est des difficultés qui surviennent en période de déclin ou de stagnation économique ; dès lors les gens s’efforcent de rendre la stagnation, moins douloureuse, ou le déclin économique moins profond.

Nos difficultés n’ont rien de commun avec les difficultés de ce genre. Le trait caractéristique de nos difficultés, c’est qu’elles sont des difficultés d’essor, des difficultés de croissance.

Quand on parle chez nous de difficultés, il est ordinairement question, de déterminer le pourcentage du relèvement de l’industrie, le pourcentage de l’extension des surfaces ensemencées ; de combien de pouds on relèvera le rendement du sol, etc., etc. Et précisément parce que nos difficultés sont des difficultés d’essor, et non de déclin ou de stagnation, précisément pour cette raison elles ne sauraient représenter pour le Parti rien de particulièrement dangereux.

Mais les difficultés sont tout de même des difficultés.

Et comme pour surmonter les difficultés il faut tendre toutes ses forces, faire preuve de fermeté et de cran, ce dont certains manquent, peut-être parce qu’on est las et surmené, ou peut-être parce qu’on préfère vivre plus tranquille, sans luttes ni tribulations, — c’est alors précisément que commencent les flottements et les hésitations, les revirements vers la ligne du moindre effort, les propos tenus sur le ralentissement du rythme du développement industriel, sur les facilités à accorder aux éléments capitalistes, sur la négation de l’utilité des kolkhoz et des sovkhoz et, en général, de tout ce qui sort du cadre habituel et calme du travail quotidien.

Mais nous ne pouvons avancer sans surmonter les difficultés qui se trouvent devant nous.

Or, pour les surmonter, il faut d’abord vaincre le danger de droite ; il faut d’abord surmonter la déviation de droite, qui freine la lutte contre les difficultés et tend à affaiblir la volonté de notre Parti dans cette lutte contre les difficultés.

Evidemment, il s’agit d’une lutte réelle contre la déviation de droite, et non d’une lutte fictive et verbale.

Il est des gens dans notre Parti qui veulent bien, par acquit de conscience, proclamer la lutte contre le danger de droite, tout comme les popes qui chantent parfois « alléluia, alléluia » ; mais ils ne prennent aucune, absolument aucune mesure pratique pour organiser dûment la lutte contre la déviation de droite et la surmonter en fait.

Ce courant porte chez nous le nom de courant de conciliation à l’égard de la déviation de droite franchement opportuniste. Il n’est pas difficile de comprendre que la lutte contre un pareil esprit de conciliation est partie intégrante de la lutte d’ensemble contre la déviation de droite, contre le danger de droite. Car il est impossible de surmonter la déviation de droite, la déviation opportuniste. sans mener une lutte systématique contre l’esprit de conciliation qui abrite sous son aile les opportunistes.

La question des fauteurs de la déviation de droite présente un intérêt incontestable, encore qu’elle ne tranche pas le problème.

Nous avons eu l’occasion de nous heurter aux fauteurs de la déviation de droite dans les organisations de base de notre Parti, au moment de la crise du stockage du blé, l’année dernière, lorsque bon nombre de communistes, dans les cantons et les villages, s’affirmèrent contre la politique du Parti, en s’orientant vers l’alliance avec les éléments koulaks.

Vous savez que ces éléments ont été exclus de notre Parti, au printemps dernier, ce qui a été spécialement mentionné dans le document que l’on sait de notre Comité central, daté de février de cette année.

Mais il serait faux de dire qu’il ne reste plus de ces éléments dans notre Parti.

Si l’on monte plus haut vers les organisations communistes de district et de province, et si l’on a soin de bien scruter l’appareil d’Etat et coopératif, on pourrait y trouver sans peine des fauteurs de la déviation de droite et de l’esprit de conciliation à son égard.

On connaît des « lettres », des « déclarations » et autres documents rédigés par certains militants de notre appareil du Parti et de l’appareil d’Etat, dans lesquels la tendance vers la déviation de droite est apparue de toute évidence. Vous savez que ces lettres et ces documents sont mentionnés dans le compte rendu sténographique de l’Assemblée plénière de juillet du Comité central.

Si l’on monte encore plus haut et que l’on pose la question relative aux membres du Comité central, il faut avouer que là aussi, au sein du Comité central, il y a certains éléments — tout à fait insignifiants, il est vrai, — d’attitude conciliatrice à l’égard du danger de droite. Le compte rendu sténographique de l’Assemblée plénière de juillet du Comité central en est une preuve directe.

Et au Bureau politique ?

Y a-t-il des déviations au sein du Bureau politique ? Il n’y a dans notre Bureau politique, ni droites, ni « gauches », ni conciliateurs à leur égard. Il faut le dire ici de la façon la plus catégorique.

Il est temps de laisser là les racontars que colportent les ennemis du Parti et les oppositionnels de tout genre sur l’existence d’une déviation de droite ou d’une attitude de conciliation à son égard, au sein du Bureau politique de notre Comité central.

Y a-t-il eu des flottements et des hésitations au sein de l’organisation de Moscou ou à son sommet, au Comité de Moscou ?

Oui.

Il serait absurde d’affirmer maintenant qu’il n’y a pas eu de flottements, d’hésitations. Le discours plein de franchise de Penkov en est la preuve directe. Penkov n’est pas n’importe qui dans l’organisation de Moscou et dans son Comité.

Vous l’avez entendu avouer franc et net ses erreurs sur toute une série de questions très importantes de la politique de notre Parti.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que le Comité de Moscou dans son ensemble ait été sujet à des hésitations. Evidemment non.

Un document tel que le message adressé en ce mois d’octobre par le Comité de Moscou aux membres de l’organisation de cette ville, montre avec évidence que le Comité de Moscou a su triompher des hésitations de certains de ses membres. Je ne doute pas que le noyau dirigeant du Comité de Moscou réussisse à redresser définitivement la situation.
Certains camarades sont mécontents de ce que les organisations de rayon soient intervenues dans cette affaire et qu’elles aient posé la question du redressement des erreurs et des hésitations de tels ou tels dirigeants de l’organisation de Moscou.

Je ne sais comment on peut justifier ce mécontentement. Quel mal peut-il y avoir à ce que les militants actifs des rayons de l’organisation de Moscou aient élevé la voix pour réclamer le redressement des erreurs et des hésitations ?

Notre activité ne se poursuit-elle pas sous le signe de l’autocritique d’en bas ? N’est-ce pas un fait que l’autocritique stimule l’activité des communistes et en général des prolétaires de la base ? Quel mal ou quel danger peut-il y avoir à ce que les militants actifs des organisations de rayon se soient montrés à la hauteur de la situation ?

Le Comité central a-t-il eu raison d’intervenir dans cette affaire ? Je pense que oui. Berzine estime que le Comité central agit avec trop de rigueur, en proposant la destitution d’un dirigeant de comité de rayon, contre lequel s’est dressée l’organisation de son rayon.

C’est tout à fait faux. Je pourrais rappeler à Berzine certains épisodes de 1919 ou de 1920, où certains membres du Comité central ayant commis certaines fautes — pas très graves, je pense, — à l’égard de la ligne du Parti, se virent infliger sur la proposition de Lénine une punition exemplaire : l’un d’eux fut envoyé au Turkestan, un autre faillit payer sa faute de son exclusion du Comité central.

Lénine avait-il raison d’agir ainsi ? Je pense qu’il avait parfaitement raison.

A cette époque, la situation du Comité central n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. La moitié du Comité central suivait alors Trotski, et la situation au sein même du Comité central manquait de stabilité. Aujourd’hui, le Comité central agit avec infiniment plus de douceur.

Pourquoi ? Peut-être voulons-nous montrer plus de bonté que Lénine ?

Non, il ne s’agit pas de cela. La vérité, c’est que la situation du Comité central est aujourd’hui plus stable qu’à cette époque, et que le Comité central peut agir maintenant avec plus de douceur.

Sakharov a tort lui aussi, lorsqu’il prétend que l’intervention du Comité central a été tardive. Il a tort, parce qu’il ignore apparemment que l’intervention du Comité central a commencé, à proprement parler, dès février dernier.

Sakharov peut s’en convaincre, s’il en a le désir. Il est vrai que l’intervention du Comité central n’a pas donné de résultats positifs tout de suite. Mais il serait étrange d’en accuser le Comité central.

Conclusions :

1) le danger de la déviation de droite est un grave danger dans notre Parti, car cette déviation a ses racines dans la situation sociale et économique de notre pays ;

2) le danger de la déviation de droite s’aggrave par la présence de difficultés qu’il est impossible de surmonter sans surmonter la déviation de droite et l’esprit de conciliation à son égard ;

3) dans l’organisation de Moscou, il y a eu des flottements et des hésitations, il y a eu des éléments d’instabilité ;

4) le noyau du Comité de Moscou, aidé du Comité central et des militants actifs des organisations de rayon, a pris toutes les mesures nécessaires pour que ces hésitations fussent liquidées ;

5) il ne peut faire de doute que le Comité de Moscou ne réussisse à surmonter les erreurs qui s’étaient révélées auparavant ;

6) la tâche consiste à liquider la lutte intérieure, à resserrer l’unité de l’organisation de Moscou et à mener à bien les nouvelles élections des cellules, sur la base de l’autocritique la plus large. (Applaudissements.)

=>Oeuvres de Staline

Staline : Discours prononcé le 28 janvier 1924 suite au décès de Lénine

DISCOURS PRONONCÉ A LA SOIRÉE
ORGANISÉE PAR LES ÉLÈVES DE L’ÉCOLE MILITAIRE DU KREMLIN,
LE 28 JANVIER 1924

Camarades, on m’a dit que vous organisiez ici une soirée consacrée à la mémoire de Lénine, et que j’étais un des rapporteurs invités à cette soirée. Point n’est besoin, j’estime, de vous présenter un rapport suivi sur l’activité de Lénine.

Je pense qu’il vaudrait mieux me borner à vous communiquer une série de faits destinés à faire ressortir certains traits particuliers à Lénine, comme homme et militant. Il n’y aura peut-être pas de liaison interne entre ces faits, mais cela ne peut avoir une importance décisive pour qui voudra se faire de Lénine une idée d’ensemble. En tout cas, il ne m’est pas possible, pour l’instant, de vous en dire plus long que ce que je viens de promettre.

L’AIGLE DES MONTAGNES

Je fis la connaissance de Lénine en 1903. Ce fut, il est vrai, sans le voir, par correspondance. Mais j’en gardai une impression ineffaçable, qui ne m’a jamais quitté pendant toute la durée de mon travail dans le Parti. J’étais alors en exil, en Sibérie. L’activité révolutionnaire de Lénine à la fin des années 90 et notamment après 1901, après la parution de l’Iskra m’avait amené à cette conviction que nous avions en Lénine un homme extraordinaire.

Il n’était point alors, à mes yeux, un simple dirigeant du Parti ; il en était le véritable créateur qui, seul, comprenait la nature intime et les besoins pressants de notre Parti.

Lorsque je le comparais aux autres dirigeants de notre Parti, il me semblait toujours que les compagnons de lutte de Lénine — Plékhanov, Martov, Axelrod et les autres — étaient moins grands que lui d’une tête ; que Lénine, comparé à eux, n’était pas simplement un des dirigeants, mais un dirigeant de type supérieur, un aigle des montagnes, sans peur dans la lutte et menant hardiment le Parti en avant, dans les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe.

Cette impression s’était si profondément ancrée dans mon âme que j’éprouvai le besoin d’écrire à ce sujet à un proche ami, alors dans l’émigration, pour lui demander son opinion.

A quelque temps de là, déjà déporté en Sibérie, — c’était à la fin de 1903, — je reçus de mon ami une réponse enthousiaste, ainsi qu’une lettre simple mais riche de contenu, de Lénine, auquel mon ami, comme je le sus plus tard, avait montré ma lettre.

La lettre de Lénine était relativement courte, mais elle contenait une critique hardie, intrépide de l’activité pratique de notre Parti, ainsi qu’un exposé remarquablement clair et concis du plan de travail du Parti pour la période à venir. Lénine seul savait traiter des choses les plus embrouillées avec tant de simplicité et de clarté, de concision et de hardiesse, quand chaque phrase ne parle pas, mais fait feu.

Cette petite lettre simple et hardie affermit ma foi en ce sens que notre Parti possédait en Lénine un aigle des montagnes. Je ne puis me pardonner d’avoir brûlé cette lettre de Lénine, ainsi que beaucoup d’autres, par habitude de vieux militant clandestin.

C’est de ce moment que datent mes relations avec Lénine.

LA MODESTIE

Je rencontrai pour la première fois Lénine en décembre 1905, à la conférence bolchevique de Tammerfors (Finlande). Je m’attendais à voir l’aigle des montagnes de notre Parti, le grand homme, grand non seulement au point de vue politique, mais aussi, si vous voulez, au point de vue physique ; car dans mon imagination Lénine m’apparaissait comme un géant à belle stature, l’air imposant. Quelle ne fut pas ma déception quand j’aperçus un homme des plus ordinaires, d’une taille au-dessous de la moyenne, ne différant en rien, mais absolument en rien, d’un simple mortel…

L’usage veut qu’un « grand homme » arrive habituellement en retard aux réunions, afin que les membres de l’assemblée attendent sa venue, le souffle en suspens. Et puis les assistants avertissent de l’arrivée d’un grand homme par des « chut… silence … le voilà ! »

Ce cérémonial ne me semblait pas superflu, car il en imposait, il inspirait le respect. Quelle ne fut pas ma déception quand j’appris que Lénine s’était présenté à la réunion avant les délégués et que, dans un angle de la salle, il poursuivait le plus simplement du monde une conversation des plus ordinaires avec les plus ordinaires délégués de la conférence. Je ne vous cacherai pas que cela me parut à l’époque comme une certaine violation de certaines règles établies.

Plus tard seulement je compris que cette simplicité et cette modestie de Lénine, ce désir de passer inaperçu ou tout au moins de ne pas se faire trop remarquer, de ne pas se prévaloir de sa haute position — que ce trait constitua un des côtés les plus forts de Lénine, nouveau chef des nouvelles masses, — masses simples et ordinaires qui forment les « basses couches » les plus profondes de l’humanité.

PUISSANCE DE LOGIQUE

Lénine prononça à cette conférence deux discours remarquables : sur la situation politique et sur la question agraire. Malheureusement ils n’ont pas été retrouvés.

Discours de haute inspiration qui déchaînèrent l’enthousiasme de la conférence.

Force de conviction extraordinaire, simplicité et clarté dans l’argumentation, phrases brèves à portée de tout le monde, absence de pose, absence de gestes vertigineux et de phrases à effet visant à faire impression : tout cela distinguait avantageusement les discours de Lénine de ceux des orateurs « parlementaires » habituels.

Mais ce qui me captiva alors, ce ne fut point ce côté de ses discours ; c’était la force irrésistible de la logique de Lénine, logique un peu sèche, mais qui, en revanche, s’empare à fond de l’auditoire, l’électrise peu à peu et puis ensuite le rend prisonnier, comme on dit, sans recours.

Je me souviens que beaucoup de délégués disaient alors : « La logique des discours de Lénine, c’est comme des tentacules tout-puissants qui vous enserrent de tous côtés dans un étau dont il est impossible de briser l’étreinte : il faut ou se rendre ou se résoudre à un échec complet. »

Cette particularité des discours de Lénine est, je pense, le côté le plus fort de son talent d’orateur.

SANS PLEURNICHERIE

Je rencontrai Lénine pour la deuxième fois en 1906, à Stockholm, au congrès de notre Parti. On sait qu’à ce congrès les bolcheviks restèrent en minorité, qu’ils essuyèrent une délaite. Je voyais pour la première fois Lénine dans le rôle de vaincu. Il ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs qui, après une défaite, se lamentent et se découragent.

Au contraire, la défaite avait galvanisé en Lénine toutes ses énergies, qui incitaient ses partisans à de nouvelles batailles en vue de la victoire future.

J’ai dit : défaite de Lénine.

Mais qu’était-ce que cette défaite ?

Il fallait voir les adversaires de Lénine, les vainqueurs du congrès de Stockholm — Plékhanov, Axelrod, Martov et les autres : ils ressemblaient bien peu à des vainqueurs véritables, Lénine, par sa critique implacable du menchévisme, les ayant comme on dit, démolis à fond.

Je me souviens que nous, délégués bolcheviks, massés en tas, nous regardions Lénine, lui demandant conseil. Dans les propos de certains délégués perçaient la lassitude, l’accablement.

Il me souvient que Lénine, en réponse à ces propos, murmura entre les dents, d’un ton âpre : « Ne pleurnichez pas, camarades, nous vaincrons à coup sûr parce que nous avons raison. »

La haine des intellectuels pleurnichards, la foi en nos forces, la foi en la victoire, voilà ce dont nous parlait alors Lénine. On sentait bien que la défaite des bolcheviks était momentanée, qu’ils allaient vaincre prochainement.

« Ne pas pleurnicher à l’occasion d’une défaite », voilà le trait particulier de l’activité de Lénine, qui lui a permis de rassembler autour de lui une armée entièrement dévouée et confiante en ses forces.

SANS PRÉSOMPTION

Au Congrès suivant, en 1907, à Londres, ce furent les bolcheviks qui remportèrent la victoire. Je voyais Lénine pour la première fois dans le rôle de vainqueur. D’ordinaire, la victoire grise certains chefs, les rend hautains et présomptueux. Dès lors on commence le plus souvent à chanter victoire, on s’endort sur ses lauriers.

Mais Lénine ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs.

Au contraire, c’est après la victoire qu’il se montrait vigilant, l’esprit en éveil. Je me souviens que Lénine répétait avec insistance aux délégués : « Premièrement, ne pas se laisser griser par la victoire, ni en tirer vanité ; deuxièmement, consolider sa victoire ; troisièmement, achever l’ennemi, car il n’est que battu et il s’en faut qu’il soit achevé. » Il raillait âprement les délégués qui affirmaient à la légère que « désormais c’en était fait des menchéviks ».

Il ne lui fut pas difficile de démontrer que les menchéviks avaient encore des racines dans le mouvement ouvrier, qu’il fallait savoir les combattre en évitant avec soin de surestimer ses propres forces et, surtout, de sous-estimer les forces adverses.

« Ne pas tirer vanité de sa victoire », voilà le trait de caractère de Lénine qui lui a permis d’évaluer avec lucidité les forces de l’ennemi et de mettre le Parti à l’abri des surprises éventuelles.

L’ATTACHEMENT AUX PRINCIPES

Les chefs d’un parti ne peuvent pas ne pas faire cas de l’opinion de la majorité de leur parti. La majorité est une force avec laquelle un chef est tenu de compter. Cela Lénine le comprenait aussi bien que tout autre dirigeant du Parti. Mais Lénine ne fut jamais prisonnier de la majorité, surtout quand cette majorité manquait de base doctrinale.

L’histoire de notre Parti a connu des moments où l’opinion de la majorité ou bien les intérêts momentanés du Parti entraient en conflit avec les intérêts fondamentaux du prolétariat.

En pareil cas Lénine, sans hésiter, se mettait résolument du côté des principes contre la majorité du Parti. Bien plus, il ne craignait point alors de s’élever littéralement seul contre tous, estimant, comme il le disait souvent, qu’« une politique fidèle aux principes est la seule juste ».

Les deux faits suivants sont particulièrement caractéristiques à cet égard.

Premier fait. Période de 1909 à 1911, où le Parti, écrasé par la contre-révolution, était en pleine décomposition.

Période où l’on avait perdu la foi dans le Parti ; où non seulement les intellectuels, mais aussi, dans une certaine mesure, les ouvriers abandonnaient en masse le Parti ; période de désaveu de l’action clandestine ; période de liquidation et de débâcle.

Non seulement les menchéviks, mais aussi les bolcheviks représentaient alors une série de fractions et de courants détachés, pour la plupart, du mouvement ouvrier.

C’est précisément en cette période, on le sait, que naquit l’idée de liquider entièrement l’action clandestine du Parti et d’organiser les ouvriers au sein d’un parti légal, libéral, stolypinien.

Lénine fut seul, à l’époque, à ne pas se laisser gagner par la contagion générale et à tenir haut le drapeau du Parti ; c’est avec une patience étonnante, avec une obstination inouïe qu’il rassemblait les forces dispersées et écrasées du Parti ; il luttait contre toutes les tendances hostiles au Parti qui se faisaient jour dans le mouvement ouvrier ; il défendait les principes du Parti avec un courage sans analogue et une persévérance sans précédent.

On sait que plus tard Lénine est sorti vainqueur de cette lutte pour le maintien du Parti.

Deuxième fait. Période de 1914 à 1917, où la guerre impérialiste battait son plein, où tous les partis social-démocrates ou socialistes, ou presque, emportés par le délire patriotique général, s’étaient mis au service de l’impérialisme de leur pays. Période où la IIe Internationale mettait pavillon bas devant le Capital ; où même des hommes comme Plékhanov, Kautsky, Guesde et d’autres encore ne purent résister à la vague de chauvinisme.

Lénine fut seul ou presque seul à engager résolument la lutte contre le social-chauvinisme et le social-pacifisme, à dénoncer la trahison des Guesde et des Kautsky et à stigmatiser l’esprit d’indécision des « révolutionnaires » nageant entre deux eaux.

Lénine comprenait qu’il n’avait derrière lui qu’une infime minorité, mais pour lui cela n’avait pas une importance décisive ; il savait que la seule politique juste ayant pour elle l’avenir, c’est la politique de l’internationalisme conséquent ; il savait qu’une politique fidèle aux principes est la seule juste.

On sait que Lénine est sorti également vainqueur de cette lutte pour une nouvelle Internationale.

« La politique fidèle aux principes est la seule juste », c’est à l’aide de cette formule que Lénine a pris d’assaut de nouvelles positions « imprenables », et gagné au marxisme révolutionnaire les meilleurs éléments du prolétariat.

LA FOI DANS LES MASSES

Les théoriciens et les chefs de parti, qui savent l’histoire des peuples, qui ont étudié d’un bout à l’autre l’histoire des révolutions, sont parfois affligés d’une maladie inconvenante. Cette maladie s’appelle la peur des masses, le manque de foi dans leurs facultés créatrices.

Elle engendre parfois chez les chefs un certain aristocratisme à l’égard des masses peu initiées à l’histoire des révolutions, mais appelées à démolir ce qui est vieux et à bâtir du neuf.

La peur que les éléments ne se déchaînent, que les masses ne « démolissent beaucoup trop », le désir de jouer le rôle de gouvernante qui prétend instruire les masses par les livres, sans vouloir s’instruire elle-même auprès de ces masses : telle est la source de cette espèce d’aristocratisme.

Lénine était tout l’opposé de ces chefs. Je ne connais pas d’autre révolutionnaire qui ait, comme Lénine, possédé une foi aussi profonde dans les forces créatrices du prolétariat et en la justesse révolutionnaire de son instinct de classe.

Je ne connais pas d’autre révolutionnaire qui ait su, comme Lénine, flageller aussi impitoyablement les infatués critiques du « chaos de la révolution » et de la « bacchanale de l’action spontanée des masses ».

Je me souviens qu’au cours d’un entretien, en réponse à la remarque d’un camarade que, « après la révolution, doit s’établir un ordre de choses normal » Lénine répliqua, sarcastique : « Il est malheureux que des hommes désireux d’être des révolutionnaires oublient que l’ordre de choses le plus normal dans l’histoire est celui de la révolution. »

De là ce dédain de Lénine pour tous ceux qui voulaient regarder de haut les masses et les instruire par les livres. De là l’effort constant de Lénine, disant qu’il fallait s’instruire auprès des masses, saisir leur action, étudier à fond l’expérience pratique de la lutte des masses.

La foi dans les forces créatrices des masses est ce trait particulier de l’activité de Lénine, qui lui a permis de saisir la signification du mouvement spontané des masses et de l’orienter dans la voie de la révolution prolétarienne.

LE GÉNIE DE LA RÉVOLUTION

Lénine était né pour la révolution. Il fut véritablement le génie des explosions révolutionnaires et le plus grand maître dans l’art de diriger la révolution. Jamais il ne se sentait si à son aise, si joyeux qu’aux époques de secousses révolutionnaires.

Je ne veux point dire par là que Lénine approuvât indifféremment toute secousse révolutionnaire, ni qu’il fût toujours et en toute circonstance partisan des explosions révolutionnaires. Pas du tout. Je veux dire simplement que la clairvoyance géniale de Lénine ne s’est jamais manifestée avec autant de plénitude et de netteté que pendant les explosions révolutionnaires.

Aux tournants révolutionnaires, il s’épanouissait littéralement, il acquérait le don de double vue, il devinait le mouvement des classes et les zigzags probables de la révolution, comme s’il les lisait dans le creux de la main. Ce n’est pas sans raison que l’on disait dans notre Parti : « Ilitch sait nager dans les vagues de la révolution comme un poisson dans l’eau. »

D’où la clarté « surprenante » des mots d’ordre tactiques de Lénine et l’audace « vertigineuse » de ses plans révolutionnaires.

Il me revient en mémoire deux faits éminemment caractéristiques et qui soulignent ce trait particulier de Lénine.

Premier fait.

C’était à la veille de la Révolution d’Octobre, alors que des millions d’ouvriers, de paysans et de soldats, talonnés par la crise à l’arrière et au front, réclamaient la paix et la liberté ; que les généraux et la bourgeoisie préparaient la dictature militaire, en vue de mener la « guerre jusqu’au bout » ; que la prétendue « opinion publique », tous les prétendus « partis socialistes » étaient hostiles aux bolcheviks et les traitaient d’« espions allemands » ; que Kérenski tentait de rejeter le Parti bolchevik dans l’illégalité et y avait partiellement réussi ; que les armées encore puissantes et disciplinées de la coalition austro-allemande se dressaient face à nos armées fatiguées et en décomposition, et que les « socialistes » de l’Europe occidentale faisaient tranquillement bloc avec leurs gouvernements, en vue de mener « la guerre jusqu’à la victoire complète »…

Que signifiait déclencher une insurrection en un pareil moment ?

Déclencher une insurrection dans de telles conditions c’était jouer son va-tout. Cependant Lénine ne craignait pas de courir ce risque ; il savait, il voyait d’un œil lucide que l’insurrection était inévitable ; que l’insurrection triompherait ; que l’insurrection en Russie préparerait la fin de la guerre impérialiste ; que l’insurrection en Russie mettrait en branle les masses épuisées des pays d’Occident ; que l’insurrection en Russie transformerait la guerre impérialiste en guerre civile ; que de cette insurrection naîtrait la République des Soviets ; que la République des Soviets servirait de rempart au mouvement révolutionnaire dans le monde entier.

On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine s’est accomplie avec une précision sans exemple.

Deuxième fait. C’était aux premiers jours qui suivirent la Révolution d’Octobre, quand le Conseil des commissaires du peuple voulut contraindre le général rebelle Doukhonine, commandant en chef des armées russes, à faire cesser les opérations militaires et entamer des pourparlers d’armistice avec les Allemands. Je me souviens que Lénine, Krylenko (le futur commandant en chef) et moi, nous nous rendîmes au Quartier général de Pétrograd pour nous entretenir par fil direct avec Doukhonine. Moment terrible.

Doukhonine et le G.Q.G. refusèrent net d’exécuter l’ordre du Conseil des commissaires du peuple. Le personnel de commandement de l’armée se trouvait entièrement aux mains du G.Q.G. Quant aux soldats, on ignorait ce que dirait cette armée de douze millions d’hommes, soumise à ce qu’on appelait les organisations d’armée, hostiles au pouvoir des Soviets.

On sait qu’une rébellion des élèves-officiers couvait à Pétrograd. En outre, Kérenski marchait sur la capitale. Il me souvient qu’après un court silence devant l’appareil, le visage de Lénine s’éclaira d’une flamme intérieure. Visiblement Lénine avait pris une décision.

« Allons à la T.S.F., dit-il, elle nous rendra service : nous destituerons par un ordre spécial le général Doukhonine, à sa place nous nommerons Krylenko commandant en chef, et nous adresserons aux soldats, par-dessus la tête de leurs chefs, cet appel : isoler les généraux, cesser les opérations militaires, nouer contact avec les soldats austro-allemands et prendre en main propre la cause de la paix. »

C’était faire un « saut dans l’inconnu ». Mais Lénine ne craignit pas de l’effectuer. Au contraire, il alla au-devant de lui, sachant que l’armée voulait la paix et qu’elle la conquerrait en balayant sur sa route tous les obstacles ; il savait que ce moyen d’affirmer la paix ne manquerait pas d’influer sur les soldats austro-allemands et donnerait libre cours à la volonté de paix sur tous les fronts sans exception.

On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine devait également s’accomplir en tous points.

Une clairvoyance géniale, la faculté de saisir et de deviner rapidement le sens intime des événements en marche : tel est le trait de Lénine qui lui a permis d’élaborer une stratégie juste et une claire ligne de conduite, aux tournants du mouvement révolutionnaire.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Ordre du jour du Commissaire du Peuple à la Défense de l’U.R.S.S.

ORDRE DU JOUR DU COMMISSAIRE DU PEUPLE A LA DÉFENSE DE L’U.R.S.S. N°55, MOSCOU, 23 FÉVRIER 1942

Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

Les peuples de notre pays célèbrent le 24e anniversaire de l’Armée rouge, en cette heure grave de la guerre pour le salut de la Patrie, contre l’Allemagne fasciste qui attente lâchement et sans vergogne à la vie et à la liberté de notre Patrie.

Sur toute l’étendue d’un front immense, qui va de l’océan Glacial à la mer Noire, les combattants de l’Armée et de la Flotte rouges livrent des combats acharnés pour chasser hors de notre pays les envahisseurs fascistes allemands, pour sauvegarder l’honneur et l’indépendance de notre Patrie.

Ce n’est pas la première fois que l’Armée rouge a à défendre notre Patrie contre l’agresseur.

L’Armée rouge a été créée, il y a vingt-quatre ans, pour lutter contre les troupes d’intervention étrangère qui voulaient démembrer notre pays et détruire son indépendance. Les jeunes détachements de l’Armée rouge, qui pour la première fois étaient entrés en campagne, battirent à plate couture les envahisseurs allemands devant Pskov et Narva, le 23 février 1918.

C’est pourquoi le 23 février 1918 a été proclamé jour anniversaire de la naissance de l’Armée rouge.

Celle-ci a grandi depuis, et elle s’est renforcée dans la lutte contre l’intervention étrangère. Elle a défendu et sauvegardé notre Patrie en se battant, en 1918, contre les envahisseurs allemands qu’elle a chassés d’Ukraine et de Biélorussie.

Elle a défendu et sauvegardé notre Patrie en se battant, en 1919-1921, contre les troupes de l’étranger, celles de l’Entente, et les a boutées hors de notre pays.

La mise en déroute de l’intervention étrangère pendant la guerre civile a assuré aux peuples de l’Union Soviétique une paix durable et la possibilité de travailler à l’œuvre de construction pacifique.

Ces vingt années de construction pacifique ont vu naître dans notre pays une industrie socialiste et une agriculture kolkhozienne, s’épanouir la science et la culture, se resserrer l’amitié des peuples de notre pays.

Mais le peuple soviétique n’a jamais oublié que l’ennemi pouvait de nouveau attaquer notre Patrie.

C’est pourquoi, parallèlement au progrès de l’industrie et de l’agriculture, de la science et de la culture, montait aussi la puissance militaire de l’Union Soviétique.

Cette puissance, certains amateurs de terres d’autrui l’ont déjà éprouvée à leurs dépens.

Et c’est ce dont se rend compte aujourd’hui la fameuse armée des fascistes allemands.

Il y a huit mois l’Allemagne fasciste attaquait perfidement notre pays ; elle violait ainsi brutalement et lâchement le traité de non-agression.

L’ennemi pensait qu’au premier choc l’Armée rouge serait battue et perdrait sa capacité de résistance.

Mais il s’est lourdement trompé.

Il n’a pas tenu compte de la solidité de l’arrière soviétique ; il n’a pas tenu compte de la volonté de vaincre qui est celle des peuples de notre pays ; il n’a pas tenu compte de la fragilité de l’arrière européen de l’Allemagne fasciste ; il n’a pas tenu compte, enfin, de la faiblesse intérieure de l’Allemagne fasciste et de son armée.

Au cours des premiers mois de la guerre, l’agression des fascistes allemands s’étant faite par surprise et de façon imprévue, l’Armée rouge a dû se replier, abandonner une partie du territoire soviétique.

Mais, ce faisant, elle harcelait les forces ennemies et leur portait des coups rudes.

Ni les combattants de l’Armée rouge, ni les peuples de notre pays n’ont douté que ce repli ne fût momentané, que l’ennemi serait arrêté et ensuite écrasé.

Au cours de la guerre, l’Armée rouge acquérait de nouvelles forces vitales, recevait des renforts en hommes et en matériel ; de nouvelles divisions de réserve venaient à son aide.

Et l’heure est venue où l’Armée rouge a pu passer à l’offensive dans les principaux secteurs de ce front immense.

En peu de temps, elle a porté des coups successifs aux troupes fascistes allemandes devant Rostov-sur-Don et devant Tikhvine, en Crimée et devant Moscou.

En des combats acharnés livrés devant Moscou, elle battit les troupes fascistes allemandes que menaçaient de cerner la capitale soviétique.

Elle a rejeté l’ennemi loin de Moscou et continue à le refouler vers l’ouest. Les régions de Moscou et de Toula, des dizaines de villes et des centaines de villages dans d’autres régions, qui avaient été momentanément envahis par l’ennemi, sont entièrement libérés de l’invasion allemande.

Maintenant les Allemands n’ont plus cet avantage militaire qu’ils avaient aux premiers mois de la guerre, grâce à leur agression faite de perfidie et de surprise.

L’élément de surprise et d’imprévu, en tant que réserve de guerre des troupes fascistes allemandes, est désormais entièrement épuisé.

Et c’est ainsi que l’inégalité des conditions de guerre due à la surprise de l’agression fasciste allemande, se trouve abolie.

Maintenant l’issue de la guerre ne sera plus déterminée par ce facteur de contingence qui est la surprise, mais par des facteurs dont l’action s’exerce de façon constante : la solidité de l’arrière, le moral de l’armée, le nombre et la qualité des divisions, l’armement, les capacités d’organisation des cadres de l’armée. Une chose est à noter à ce propos : il a suffi que le facteur surprise disparaisse de l’arsenal des Allemands pour que l’armée fasciste se trouve placée devant une catastrophe.

Les fascistes allemands estiment que leur armée est invincible ; que dans une guerre seule à seule, elle battrait incontestablement l’Armée rouge.

Aujourd’hui l’Armée rouge et l’armée fasciste font la guerre seule à seule.

Bien plus : l’armée fasciste des Allemands est directement secondée sur le front par des troupes venant d’Italie, de Roumanie et de Finlande.

L’Armée rouge ne bénéficie pas pour le moment d’une aide de ce genre. Et cependant la fameuse armée allemande essuie des défaites, tandis que l’Armée rouge connaît d’importants succès.

Sous les coups vigoureux de l’Armée rouge, les troupes allemandes reculent vers l’ouest, subissant des pertes énormes en hommes et en matériel. Elles s’accrochent à chaque position, s’efforçant de différer le jour de leur débâcle.

Mais l’ennemi aura beau faire, à présent l’initiative est entre nos mains, et tous les efforts tentés par la machine de guerre hitlérienne, rouillée et détraquée, ne peuvent contenir la poussée de l’Armée rouge. Le jour n’est pas éloigné où celle-ci, d’un coup vigoureux, rejettera l’ennemi forcené loin de Leningrad, le chassera hors des villes et des villages de Biélorussie et d’Ukraine, de Lituanie et de Lettonie, d’Estonie et de Carélie, délivrera la Crimée soviétique ; le jour n’est pas éloigné où, de nouveau, sur toute la terre soviétique, les drapeaux rouges flotteront victorieux.

Ce serait cependant faire preuve d’une myopie impardonnable que de s’endormir sur les succès remportés et de s’imaginer que c’en est fait des troupes allemandes.

Ce serait là pure vantardise et présomption indignes de l’homme soviétique.

Il ne faut pas oublier que bien des difficultés nous attendent encore. L’ennemi subit des défaites, mais il n’est pas encore battu, et encore moins achevé. L’ennemi est encore fort.

Il tendra ses dernières énergies pour obtenir des succès.

il sera battu, et plus il sera féroce.

Il nous faut donc que la formation des réserves pour aider le front ne faiblisse pas un instant dans notre pays.

Il faut que des unités toujours nouvelles partent au front pour y forger la victoire sur l’ennemi déchaîné. Il faut que notre industrie, notre industrie de guerre surtout, travaille avec une énergie redoublée.

Il faut que chaque jour le front reçoive une quantité toujours plus grande de chars, d’avions, de canons, de mortiers, de mitrailleuses, de fusils, de pistolet-mitrailleurs, de munitions.

Là est une des sources principales de la force, de la puissance de l’Armée rouge.

Mais sa force n’est pas là seulement.

Ce qui fait la force de l’Armée rouge, c’est avant tout qu’elle ne mène pas une guerre de conquête, impérialiste, mais une guerre pour le salut de la Patrie, une guerre libératrice et juste. L’Armée rouge a pour mission de libérer notre territoire soviétique des envahisseurs allemands, de délivrer de leur joug les citoyens de nos villages et de nos villes, qui étaient libres et vivaient humainement avant la guerre, et qui aujourd’hui sont opprimés, spoliés, ruinés et affamés ; la mission de l’Armée rouge consiste enfin à délivrer nos femmes de la honte et des outrages que les brutes fascistes allemandes leur font subir.

Est-il rien de plus noble et de plus élevé qu’une telle mission ? Aucun soldat allemand ne peut dire qu’il fait une guerre juste, car il ne peut pas ne pas voir qu’on le force à se battre pour piller et opprimer d’autres peuples.

Pour le soldat allemand, la guerre n’a point de but noble et élevé, capable de l’exalter et dont il pourrait s’enorgueillir.

Tandis que, au contraire, tout combattant de l’Armée rouge peut dire avec fierté qu’il mène une guerre juste, libératrice, une guerre pour la liberté et l’indépendance de sa Patrie. L’Armée rouge poursuit dans la guerre un but noble et élevé, qui la pousse à faire des exploits.

Voilà pourquoi la guerre pour le salut de la Patrie engendre chez nous des milliers de héros et d’héroïnes, prêts à mourir pour la liberté de leur pays.

Là est la force de l’Armée rouge.

Là est aussi la faiblesse de l’armée des fascistes allemands.

Il est des bavards, dans la presse étrangère, qui parfois prétendent que l’Armée rouge a pour but d’exterminer le peuple allemand et de détruire l’Etat allemand.

C’est là évidemment un mensonge absurde et une calomnie peu intelligente contre l’Armée rouge.

Celle-ci ne se propose pas et ne peut pas se proposer des buts aussi stupides. L’Armée rouge a pour mission de chasser de notre pays les occupants et de libérer la terre soviétique des envahisseurs fascistes allemands.

Il est fort probable que la guerre pour la libération de la terre soviétique aboutisse au bannissement ou à la destruction de la clique de Hitler.

Nous nous féliciterions d’un pareil dénouement. Mais il serait ridicule d’identifier la clique de Hitler avec le peuple allemand, avec l’Etat allemand. L’histoire montre que les Hitlers arrivent et passent, tandis que le peuple allemand, l’Etat allemand demeurent.

Ce qui fait la force de l’Armée rouge, c’est enfin qu’elle ne nourrit pas et ne saurait nourrir la haine de race envers les autres peuples, y compris le peuple allemand ; qu’elle est formée dans l’esprit de l’égalité des droits de tous les peuples et de toutes les races ; formée dans le respect des droits des autres peuples.

La théorie raciste des Allemands et la pratique de la haine des races ont fait de tous les peuples épris de liberté les ennemis de l’Allemagne fasciste.

La théorie de l’égalité des races en URSS et la pratique du respect pour les droits des autres peuples ont fait que tous les peuples épris de liberté sont devenus les amis de l’Union Soviétique.

Là est la force de l’Armée rouge.

Là est aussi la faiblesse de l’armée des fascistes allemands.

Il est des bavards, dans la presse étrangère, qui parfois prétendent que les citoyens soviétiques haïssent les Allemands, précisément parce qu’ils sont Allemands ; que l’Armée rouge extermine les soldats allemands, précisément parce qu’ils sont Allemands, en haine de tout ce qui est allemand ; que pour cette raison l’Armée rouge ne fait pas prisonniers les soldats allemands.

C’est là encore un mensonge absurde et une calomnie peu intelligente contre l’Armée rouge.

Celle-ci est exempte de toute haine de race.

Elle ne connaît point ce sentiment subalterne, parce qu’elle est formée dans l’esprit de l’égalité des races et le respect pour les droits des autres peuples.

Il ne faut pas oublier non plus que dans notre pays toute manifestation de la haine des races est punie par la loi.

Evidemment, l’Armée rouge se voit obligée de détruire les envahisseurs fascistes allemands qui veulent asservir notre Patrie, ou qui, cernés par nos troupes, refusent de mettre bas les armes et de se rendre.

L’Armée rouge les détruit, non point parce qu’ils sont Allemands d’origine, mais parce qu’ils veulent asservir notre Patrie. L’Armée rouge, de même que l’armée de tout peuple, a le droit et le devoir de détruire les asservisseurs de sa Patrie, quelle que soit leur nationalité.

Dernièrement, dans les villes de Kalinine, Kline, Soukhinitchi, Andréapol, Toropetz, nos troupes avaient cerné les garnisons allemandes qui s’y trouvaient ; on leur avait proposé de se rendre et promis, dans ce cas, de leur conserver la vie.

Les garnisons allemandes ont refusé de mettre bas les armes et de se rendre. On conçoit qu’il ait fallu les déloger de force et que nombre d’Allemands aient été tués.

A la guerre comme à la guerre !

L’Armée rouge fait prisonniers les soldats et les officiers allemands quand ils se rendent, et leur conserve la vie.

L’Armée rouge détruit soldats et officiers allemands s’ils refusent de mettre bas les armes et tentent d’asservir militairement notre Patrie.

Rappelez-vous les paroles du grand écrivain russe, Maxime Gorki : « Si l’ennemi ne se rend pas, on l’anéantit. »

Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

Je vous félicite à l’occasion du 24e anniversaire de l’Armée rouge !

Je vous souhaite la victoire totale sur les envahisseurs fascistes allemands.

Vivent l’Armée et la Flotte rouges !

Vivent les partisans et les partisanes !

Vivent notre glorieuse Patrie, sa liberté, son indépendance !

Vive le grand Parti bolchevik qui nous conduit à la victoire !

Vive le drapeau invincible du grand Lénine !

Sous le drapeau de Lénine, en avant ! Ecrasons les envahisseurs fascistes allemands !

J. Staline
Commissaire du Peuple à la Défense de l’URSS

=>Oeuvres de Staline

Staline : Des perspectives du Parti Communiste d’Allemagne et de la bolchévisation

La Pravda n° 27, 3 février 1925

Première question (Herzog). Estimez-vous que les rapports politiques et économiques dans la république capitaliste démocratique d’Allemagne sont tels, que la classe ouvrière devra, au cours d’une période plus ou moins rapprochée, mener la lutte pour le pouvoir ?

Réponse (Staline). Il serait difficile de répondre à cette question avec une précision rigoureuse, si vous parlez de délais et non d’une tendance. Point n’est besoin de démontrer que la situation actuelle se distingue essentiellement de la situation de 1923, par la conjoncture aussi bien internationale qu’intérieure.

Toutefois, compte tenu des sérieux changements possibles dans la situation extérieure, l’éventualité n’est pas exclue d’un brusque changement de la situation, dans un proche avenir, au profit de la révolution. L’instabilité de la situation internationale est le gage que cette supposition peut devenir une probabilité.

Deuxième question.Etant donné la situation économique et les rapports des forces, une période préparatoire plus longue sera-t-elle nécessaire chez nous pour conquérir la majorité du prolétariat (tâche que Lénine avait assignée aux partis communistes de tous les pays et dont il soulignait l’extrême importance avant la conquête du pouvoir politique) ?

Réponse. Pour autant qu’il s’agit de la situation économique, je ne puis apprécier les choses qu’en me basant sur les données générales dont je dispose. Selon moi, le plan Dawes a déjà donné certains résultats, il a abouti à une stabilisation relative de la situation.

[Plan Dawes : le rapport concernant le payement des réparations par l’Allemagne, rapport établi par un comité international d’experts, sous la présidence du général Dawes, financier américain, et ratifié le 16 août 1924 à la Conférence de Londres des Alliés.]

La pénétration des capitaux américains dans l’industrie allemande, la stabilisation de la monnaie, le redressement de la situation dans plusieurs industries maîtresses d’Allemagne, − ce qui ne signifie pas le moins du monde un assainissement radical de l’économie allemande, − enfin, une certaine amélioration de la situation matérielle de la classe ouvrière, − autant de faits qui ne pouvaient manquer d’aboutir à un certain renforcement des positions de la bourgeoisie en Allemagne. C’est là, pour ainsi dire, le côté « positif » du plan Dawes.

Mais le plan Dawes a, en outre, des côtés « négatifs » qui doivent inévitablement se faire sentir à un moment donné et torpiller les résultats « positifs » de ce plan. Il est évident que le plan Dawes représente pour le prolétariat allemand un double joug, intérieur et extérieur du Capital.

Les contradictions entre l’extension de l’industrie allemande et le rétrécissement des marchés extérieurs pour cette industrie, la disproportion entre les exigences hypertrophiées de l’Entente et les possibilités limitées de l’économie nationale allemande pour satisfaire ces exigences, – autant de faits qui, en aggravant inévitablement la situation du prolétariat, des petits paysans, des employés et des intellectuels, ne peuvent manquer d’aboutir à une explosion, à une lutte directe du prolétariat pour la prise du pouvoir.

Mais on ne saurait envisager cette circonstance comme l’unique condition favorable à la révolution allemande. Pour que cette révolution puisse triompher, il est nécessaire, en outre, que le Parti communiste représente la majorité de la classe ouvrière, qu’il devienne la force décisive dans la classe ouvrière.

Il est nécessaire que la social-démocratie soit démasquée et battue, qu’elle soit réduite à ne plus être qu’une infime minorité au sein de la classe ouvrière.

Ces conditions faisant défaut, il est inutile même de songer à la dictature du prolétariat. Pour que les ouvriers puissent vaincre, ils doivent être inspirés par une seule volonté, guidés par un seul parti jouissant de la confiance incontestable de la majorité de la classe ouvrière.

Si deux partis concurrents, de force égale, existent au sein de la classe ouvrière, alors, même au cas où les conditions extérieures sont favorables, une victoire durable es impossible. Lénine, le premier, a particulièrement insisté là-dessus, dans la période qui précéda la révolution d’Octobre, jugeant cette condition indispensable à la victoire du prolétariat.

La situation la plus favorable à la révolution, serait une situation où la crise intérieure en Allemagne et l’accroissement décisif des forces du Parti communiste coïncideraient avec de sérieuses difficultés dans le camp des ennemis extérieurs de l’Allemagne.

Selon moi, l’absence de cette dernière condition, dans la période révolutionnaire de 1923, a joué un rôle négatif non des moindres, tant s’en faut.

Troisième question.Vous avez dit que le, P.C.A. devait avoir derrière lui la majorité des ouvriers. Jusqu’à présent, on a accordé trop peu d’attention à cet objectif. Que faut-il faire, à votre avis, pour que le P.C.A. devienne un parti énergique, doué d’une force de recrutement en progression constante ?

Réponse. Certains camarades pensent que renforcer le parti et le bolchéviser, c’est chasser du parti tous les hétérodoxes. Cela est faux, évidemment. On ne peut démasquer la social-démocratie et la ravaler au rôle d’infime minorité dans la classe ouvrière, qu’au cours d’une lutte quotidienne pour les besoins concrets de la classe ouvrière.

Il faut clouer la social-démocratie au pilori non pas dans les problèmes planétaires, mais dans la lutte quotidienne de la classe ouvrière pour améliorer sa situation matérielle et politique ; les salaires, la journée de travail, le logement, les assurances, les impôts, le chômage, la vie chère etc., toutes ces questions doivent jouer un rôle important, sinon décisif. Battre les social-démocrates chaque jour, sur ces questions, en démasquant leur traîtrise, telle est la tâche.

Mais cette tâche serait incomplètement réalisée si les questions pratiques quotidiennes n’étaient pas rattachées aux questions capitales de la situation internationale et intérieure de l’Allemagne, et si, dans le travail du parti, toute cette action quotidienne n’était pas éclairée du point de vue de la révolution et de la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Mais seul est capable de faire cette politique un parti qui a à sa tête des cadres de dirigeants suffisamment expérimentés pour renforcer leur propre parti, en mettant à profit toutes les bévues de la social-démocratie, et suffisamment préparés au point de vue théorique pour que les succès partiels né leur fassent pas oublier les perspectives du développement révolutionnaire.

C’est ce qui explique principalement pourquoi le problème des cadres dirigeants des partis communistes en général, le parti communiste allemand y compris, est l’un des problèmes essentiels de la bolchévisation.

Pour réaliser la bolchévisation, il est nécessaire de réunir au moins plusieurs conditions fondamentales, sans lesquelles la bolchévisation des partis communistes est, d’une façon générale, impossible.

1. Il faut que le parti se considère non pas comme un appendice du mécanisme électoral parlementaire, ce que fait, au fond, la social-démocratie, et non pas comme un supplément gratuit aux syndicats, ce que prétendent parfois certains éléments anarcho-syndicalistes, mais comme la forme supérieure de l’union de classe du prolétariat, appelée à diriger toutes les autres formes d’organisations prolétariennes, depuis les syndicats jusqu’à la fraction parlementaire.

2. Il faut que le parti, et surtout ses éléments dirigeants, s’assimilent pleinement la théorie révolutionnaire marxiste, en la rattachant étroitement à la pratique révolutionnaire.

3. Il faut que le parti élabore des mots d’ordre et des directives non pas en se basant sur des formules apprises par cœur et des parallèles historiques, mais en s’appuyant sur une analyse minutieuse des conditions concrètes, intérieures et inter nationales, du mouvement révolutionnaire, en tenant rigoureusement compte de l’expérience des révolutions de tous les pays.

4. Il faut que le parti vérifie la justesse de ces mots d’ordre et directives dans le feu de la lutte révolutionnaire des masses.

5. Il faut que tout le travail du parti, surtout si les traditions social-démocrates n’ont pas encore disparu dans son sein, soit réorganisé sur un plan nouveau, sur le plan révolutionnaire, de telle sorte que chaque démarche du parti et chacune de ses actions, conduisent naturellement à la pénétration révolutionnaire des masses, à la préparation et à l’éducation des grandes masses de la classe ouvrière dans l’esprit de la révolution.

6. II faut que, dans son travail, le parti sache unir un rigoureux esprit de principe (ne pas confondre avec le sectarisme !) à un maximum de liaisons et de contacts avec les masses (ne pas confondre avec le suivisme l), sans quoi il est impossible au parti non seulement d’enseigner les masses, mais de s’instruire auprès d’elles, non seulement de guider les masses et de les élever jusqu’au niveau du parti, mais de prêter l’oreille à la voix des masses et de deviner leurs besoins les plus urgents.

7. Il faut que le parti sache unir dans son travail un esprit révolutionnaire intransigeant (ne pas confondre avec l’esprit d’aventure révolutionnaire !) à un maximum de souplesse et de capacité de manœuvre (ne pas confondre avec le conformisme !), sans quoi il est impossible au parti de s’assimiler toutes les formes de lutte et d’organisation, de rattacher les intérêts quotidiens du prolétariat aux intérêts vitaux de la révolution prolétarienne, et de combiner dans son travail la lutte légale avec la lutte illégale.

8. Il faut que le parti ne dissimule pas ses fautes, qu’il ne craigne pas la critique, qu’il sache perfectionner et éduquer ses cadres en tirant profit de ses propres erreurs.

9. Il faut que le parti sache choisir pour son groupe principal de dirigeants les meilleurs éléments parmi les combattants d’avant-garde, suffisamment dévoués pour être les interprètes authentiques des aspirations du prolétariat révolutionnaire, et suffisamment expérimentés pour devenir les chefs véritables de la révolution prolétarienne, capables d’appliquer la tactique et la stratégie léninistes.

10. Il faut que le parti améliore méthodiquement la composition sociale de ses organisations et qu’il épure ses rangs des éléments opportunistes qui le corrompent, pour atteindre au maximum d’homogénéité.

11. Il faut que le parti établisse une discipline prolétarienne inflexible, basée sur la cohésion idéologique, sur une claire vision des objectifs du mouvement, sur l’unité dans l’action pratique et sur une attitude consciente de la grande masse des adhérents envers les tâches du parti.

12. Il faut que le parti vérifie méthodiquement l’exécution de ses propres décisions et directives, sans quoi ces dernières risquent de devenir des promesses creuses, capables simplement de ruiner la confiance des grandes masses prolétariennes à son égard.

A défaut de ces conditions et autres analogues, la bolchévisation est un son creux.

Quatrième question.Vous avez dit qu’en plus des côtés négatifs du plan Dawes, la deuxième condition de la conquête du pouvoir par le P.C.A., serait une situation où le parti social-démocrate apparaîtrait aux yeux des masses entièrement démasqué, et où il ne représenterait plus une force sérieuse au sein de la classe ouvrière.

Le chemin est encore long pour arriver à ce résultat, étant donné les faits réels. Ici les défauts et les faiblesses des méthodes actuelles de travail dans le parti, se font manifestement sentir. Comment peut-on les éliminer ?

Comment appréciez-vous les résultats des élections de décembre 1924 pendant lesquelles la social-démocratie, − parti entièrement corrompu et pourri, − non seulement n’a rien perdu, mais a même gagné près de deux millions de voix ?

Réponse. Il ne s’agit pas là de défauts dans le travail du parti communiste allemand. Il s’agit, avant tout, que les emprunts américains et la pénétration du capital américain, plus la monnaie stabilisée, en améliorant quelque peu la situation, ont créé l’illusion qu’il était possible de liquider totalement les contradictions intérieures et extérieures de la situation en Allemagne.

C’est à la faveur de cette illusion que la social-démocratie allemande a fait son entrée triomphale, comme montée sur un blanc coursier, au Reichstag actuel. Aujourd’hui Wels fait parade de sa victoire aux élections.

Mais, apparemment, il ne comprend pas qu’il s’approprie une victoire qui n’est pas la sienne. Ce n’est pas la social-démocratie allemande mais le groupe Morgan qui a triomphé. Wels n’a été et n’est qu’un des commis de Morgan.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Vive la fraternité internationale !

13 février 1905

Tract édité par l’imprimerie du Comité de Tiflis du P.O.S.D.R.
Signé : le Comité de Tiflis.

Citoyens ! Le mouvement du prolétariat révolutionnaire grandit, les barrières nationales s’écroulent ! Les prolétaires des nationalités de la Russie s’unissent en une armée internationale ; les différents ruisseaux du mouvement prolétarien se fondent en un seul torrent révolutionnaire. Les flots de ce torrent montent de plus en plus haut ; ils viennent battre le trône du tsar avec une force toujours croissante. Le gouvernement tsariste, décrépit chancelle. Ni la prison, ni le bagne, ni la potence, rien n’arrête le mouvement prolétarien, qui grandit sans cesse !

Et voilà que, pour raffermir son trône, le gouvernement tsariste invente un « nouveau » moyen. Il sème la haine entre les nationalités de Russie ; il les dresse les unes contre les autres ; il cherche à diviser le mouvement commun du prolétariat en petits mouvements qu’il voudrait diriger les uns contre les autres ; il organise des pogroms de Juifs, d’Arméniens, etc…

Et tout cela pour séparer les unes des autres, dans une guerre fratricides, les nationalités de la Russie et, après les avoir affaiblies, les vaincre sans peine, chacune à tour de rôle !

Diviser pour régner, telle est la politique du gouvernement tsariste. C’est ce qu’il fait dans les villes de Russie (rappelez-vous les pogroms de Gomel, Kichinev et d’autres villes), et il recommence au Caucase. L’infâme ! C’est avec le sang et les cadavres des citoyens qu’il tente de consolider son trône méprisable !

Les gémissements des Arméniens et des Tatars qui meurent à Bakou ; les larmes des femmes, des mères et des enfants ; le sang, le sang innocent de citoyens honnêtes, mais inconscients ; les visages effarés d’hommes sans défense qui fuient la mort ; les maisons détruites, les magasins pillés, le sifflement sinistre et incessant des balles : voilà avec quoi le tsar, assassin de citoyens honnêtes, consolide son trône !

Oui, citoyens ! Ce sont eux, les agents du gouvernement tsariste qui ont excité des Tatars inconscients contre de paisibles Arméniens ! Ce sont eux, les valets du gouvernement tsariste, qui leur ont distribué des armes et des cartouches, qui ont habillé les policiers et les cosaques de costumes tatars, et les ont lancés contre les Arméniens ! Deux mois durant, les serviteurs du tsar ont préparé cette guerre fratricide, et les voilà enfin parvenus à leur fin barbare. Mort et malédiction au gouvernement tsariste !

Aujourd’hui, ces esclaves misérables d’un tsar misérable s’efforcent de même de provoquer chez nous, à Tiflis, une guerre fratricide ! Ils sont avides de votre sang, ils veulent vous diviser et vous dominer. Soyez donc vigilants ! Arméniens, Tatars, Géorgiens, Russes, tendez-vous la main, serrez les rangs et aux tentatives faites par le gouvernement pour vous diviser, répondez d’une seule voix : A bas le gouvernement du tsar ! Vive la fraternité des peuples !

Tendez-vous la main et, unis, ralliez-vous autour du prolétariat, ce fossoyeur véritable du gouvernement tsariste, seul responsable des assassinats de Bakou.

Que vos mots d’ordre soient :

A bas les haines nationales !
A bas le gouvernement du tsar !
Vive la fraternité des peuples !
Vive la République démocratique !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique

Extrait de L’Histoire du Parti Communiste Bolchevik de l’U.R.S.S.
(Chapitre IV – 2), édité en 1938.

Le matérialisme dialectique est la théorie générale du Parti marxiste-léniniste. Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que sa façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste.

Le matérialisme historique étend les principes du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société.

En définissant leur méthode dialectique, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Hegel, comme au philosophe qui a énoncé les traits fondamentaux de la dialectique. Cela ne signifie pas, cependant, que la dialectique de Marx et d’Engels soit identique à celle de Hegel.

Car Marx et Engels n’ont emprunté à la dialectique de Hegel que son  » noyau rationnel  » ; ils en ont rejeté l’écorce idéaliste et ont développé la dialectique en lui imprimant un caractère scientifique moderne.

Ma méthode dialectique, dit Marx, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne ; mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme (Le Capital, t. I, p.29, Bureau d’Editions, Paris 1938).

En définissant leur matérialisme, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Feuerbach, comme au philosophe qui a réintégré le matérialisme dans ses droits. Toutefois cela ne signifie pas que le matérialisme de Marx et d’Engels soit identique à celui de Feuerbach. Marx et Engels n’ont en effet emprunté au matérialisme de Feuerbach que son  » noyau central  » ; ils l’ont développé en une théorie philosophique scientifique du matérialisme, et ils en ont rejeté les superpositions idéalistes, éthiques et religieuses.

On sait que Feuerbach tout en étant matérialiste quant au fond, s’est élevé contre la dénomination de matérialisme. Engels a dit maintes fois que Feuerbach  » demeure, malgré sa base  » (matérialiste)  » prisonnier des entraves idéalistes traditionnelles « , que le  » véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous en arrivons à sa philosophie de la religion et à son éthique  » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou 1946, pp.30 et 34).

Dialectique provient du mot grec  » dialego  » qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l’adversaire et en les surmontant.

Certains philosophes de l’antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité.

Ce mode dialectique de pensée, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenu la méthode dialectique de connaissance de la nature ; d’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature.

Par son essence, la dialectique est tout l’opposé de la métaphysique.

1° La méthode dialectique marxiste est caractérisée par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets, les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en non-sens, si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache de ces conditions : au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent.

b) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature non comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité, mais comme un état de mouvement et de changement perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.

C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leurs conditionnements réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition.

Pour la méthode dialectique, ce qui importe avant tout, ce n’est pas ce qui à un moment donné paraît stable, mais commence déjà à dépérir ; ce qui importe avant tout, c’est ce qui naît et se développe si même, à un moment donné, la chose semble instable, car selon la méthode dialectique, il n’y a d’invincible que ce qui naît et se développe.

La nature tout entière, dit Engels, depuis les particules les plus infimes jusqu’aux corps les plus grands, depuis le grain de sable jusqu’au soleil, depuis le protiste (cellule vivante primitive. J. Staline) jusqu’à l’homme, est engagée dans un processus éternel d’apparition et de disparition, dans un flux incessant, dans un mouvement et dans un changement perpétuels (Dialectique de la nature, Karl Marx et Friedrich Engels : Gesamtausgabe, Moscou 1935, p.491).

C’est pourquoi, dit Engels, la dialectique  » envisage les choses et leur reflet mental principalement dans leurs relations réciproques, dans leur enchaînement, dans leur mouvement, dans leur apparition et disparition  » (Anti-Dühring, ibidem, p.25).

c) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement, non comme un simple processus de croissance où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont, non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur.

La nature, dit Engels, est la pierre de touche de la dialectique et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni pour cette épreuve des matériaux qui sont extrêmement riches et qui augmentent tous les jours ; elles ont ainsi prouvé que la nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non métaphysiquement, qu’elle ne se meut pas dans un cercle éternellement identique qui se répéterait perpétuellement, mais qu’elle connaît une histoire réelle.

A ce propos, il convient de nommer avant tout Darwin, qui a infligé un rude coup à la conception métaphysique de la nature, en démontrant que le monde organique tout entier, tel qu’il existe aujourd’hui, les plantes et les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus de développement qui dure depuis des millions d’années (Ibidem, p.25).

Engels indique que dans le développement dialectique, les changements quantitatifs se convertissent en changements qualitatifs :

En physique… tout changement est un passage de la quantité à la qualité, l’effet du changement quantitatif de la quantité de mouvement – de forme quelconque – inhérente au corps ou communiquée au corps.

Ainsi la température de l’eau est d’abord indifférente à son état liquide ; mais si l’on augmente ou diminue la température de l’eau, il arrive un moment où son état de cohésion se modifie et l’eau se transforme dans un cas en vapeur et dans un autre en glace…

C’est ainsi qu’un courant d’une certaine force est nécessaire pour qu’un fil de platine devienne lumineux ; c’est ainsi que tout métal a sa température de fusion ; c’est ainsi que tout liquide, sous une pression donnée, a son point déterminé de congélation et d’ébullition, dans la mesure où nos moyens nous permettent d’obtenir les températures nécessaires ; enfin c’est ainsi qu’il y a pour chaque gaz un point critique auquel on peut le transformer en liquide, dans des conditions déterminées de pression et de refroidissement…

Les constantes, comme on dit en physique (points de passage d’un état à un autre. J. Staline), ne sont le plus souvent rien d’autre que les points nodaux où l’addition ou la soustraction de mouvement (changement qualitatif) provoque un changement qualitatif dans un corps, où, par conséquent, la quantité se transforme en qualité (Dialectique de la nature, ibidem, pp. 502-503).

Et à propos de la chimie :

On peut dire que la chimie est la science des changements qualitatifs des corps dus à des changements quantitatifs. Hegel lui-même le savait déjà…

Prenons l’oxygène : si l’on réunit dans une molécule trois atomes au lieu de deux comme à l’ordinaire, on obtient un corps nouveau, l’ozone, qui se distingue nettement de l’oxygène ordinaire par son odeur et par ses réactions. Et que dire des différentes combinaisons de l’oxygène avec l’azote ou avec le soufre, dont chacune fournit un corps qualitativement différent de tous les autres ! (Ibidem, p.503).

Enfin, Engels critique Dühring qui invective Hegel tout en lui empruntant en sous-main sa célèbre thèse d’après laquelle le passage du règne du monde insensible à celui de la sensation, du règne du monde inorganique à celui de la vie organique, est un saut à nouvel état :

C’est tout à fait la ligne nodale hégélienne des rapports de mesure, où une addition ou une soustraction purement quantitative produit, en certains points nodaux, un saut qualitatif, comme c’est le cas, par exemple, de l’eau chauffée ou refroidie, par laquelle le point d’ébullition et le point de congélation sont les nœuds où s’accomplit, à la pression normale, le saut à un nouvel état d’agrégation ; où par conséquent la quantité se transforme en qualité (Anti-Dühring, ibidem, pp. 49-50).

d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe, est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une  » lutte  » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.

La dialectique, au sens propre du mot, est, dit Lénine, l’étude des contradictions dans l’essence même des choses (Lénine, Cahiers de philosophie, p.263).

Et plus loin :

Le développement est la  » lutte  » des contraires (Lénine :  » Questions de dialectique « , t. XIII, p.301).

Tels sont en bref les traits fondamentaux de la méthode dialectique marxiste.

Il n’est pas difficile de comprendre quelle importance considérable prend l’extension des principes de la méthode dialectique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société, quelle importance considérable prend l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.

S’il est vrai qu’il n’y a pas dans le monde de phénomènes isolés, s’il est vrai que tous les phénomènes sont liés entre eux et se conditionnent réciproquement, il est clair que tout régime social et tout mouvement social dans l’histoire doivent être jugés, non du point de vue de la  » justice éternelle  » ou de quelque autre idée préconçue, comme le font souvent les historiens, mais du point de vue des conditions qui ont engendré ce régime et ce mouvement social et avec lesquelles ils sont liés.

Le régime de l’esclavage dans les conditions actuelles serait un non-sens, une absurdité contre nature. Mais le régime de l’esclavage dans les conditions du régime de la communauté primitive en décomposition est un phénomène parfaitement compréhensible et logique, car il signifie un pas en avant par comparaison avec le régime de la communauté primitive.

Revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions du tsarisme et de la société bourgeoise, par exemple dans la Russie de 1905, était parfaitement compréhensible, juste et révolutionnaire, car la république bourgeoise signifiait alors un pas en avant.

Mais revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions actuelles de l’U.R.S.S. serait un non-sens, serait contre-révolutionnaire, car la république bourgeoise par comparaison avec la république soviétique est un pas en arrière.

Tout dépend des conditions, du lieu et du temps.

Il est évident que sans cette conception historique des phénomènes sociaux, l’existence et le développement de la science historique sont impossibles ; seule une telle conception empêche la science historique de devenir un chaos de contingences et un amas d’erreurs absurdes.

Poursuivons. S’il est vrai que le monde se meut et se développe perpétuellement, s’il est vrai que la disparition de l’ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement, il est clair qu’il n’est plus de régimes sociaux  » immuables « , de  » principes éternels  » de propriété privée et d’exploitation ; qu’il n’est plus  » d’idées éternelles  » de soumission des paysans aux grands propriétaires fonciers, des ouvriers aux capitalistes.

Par conséquent, le régime capitaliste peut être remplacé par le régime socialiste, de même que le régime capitaliste a remplacé en son temps le régime féodal.

Par conséquent, il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour l’instant la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante.

En 1880-1890, à l’époque de la lutte des marxistes contre les populistes, le prolétariat de Russie était une infime minorité par rapport à la masse des paysans individuels qui formaient l’immense majorité de la population.

Mais le prolétariat se développait en tant que classe, tandis que la paysannerie en tant que classe se désagrégeait. Et c’est justement parce que le prolétariat se développait comme classe, que les marxistes ont fondé leur action sur lui. En quoi ils ne se sont pas trompés, puisqu’on sait que le prolétariat, qui n’était qu’une force peu importante, est devenu par la suite une force historique et politique de premier ordre.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut regarder en avant, et non en arrière.

Poursuivons. S’il est vrai que le passage des changements quantitatifs lents à des changements qualitatifs brusques et rapides est une loi du développement, il est clair que les révolutions accomplies par les classes opprimées constituent un phénomène absolument naturel, inévitable.

Par conséquent, le passage du capitalisme au socialisme et l’affranchissement de la classe ouvrière du joug capitaliste peuvent être réalisés, non par des changements lents, non par des réformes, mais uniquement par un changement qualitatif du régime capitaliste, par la révolution.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire, et non un réformiste.

Poursuivons. S’il est vrai que le développement se fait par l’apparition des contradictions internes, par le conflit des forces contraires sur la base de ces contradictions, conflit destiné à les surmonter, il est clair que la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, inévitable.

Par conséquent, il ne faut pas dissimuler les contradictions du régime capitaliste, mais les faire apparaître et les étaler, ne pas étouffer la lutte de classes, mais la mener jusqu’au bout.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut suivre une politique prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d’harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non une politique conciliatrice d’ » intégration  » du capitalisme dans le socialisme.

Voilà ce qui en est de la méthode dialectique marxiste appliquée à la vie sociale, à l’histoire de la société.

A son tour, le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique.

2° Le matérialisme philosophique marxiste est caractérisé par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de l’ » idée absolue « , de l’ » esprit universel « , de la  » conscience « , le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproque des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun  » esprit universel « .

La conception matérialiste du monde, dit Engels, signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition étrangère. (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande)

A propos de la conception matérialiste du philosophe de l’antiquité Héraclite, pour qui  » le monde est un, n’a été créé par aucun dieu ni par aucun homme ; a été, est et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrase et s’éteint suivant des lois déterminées « , Lénine écrit :

 » Excellent exposé des principes du matérialisme dialectique  » (Lénine : Cahiers de philosophie, p.318).

b) Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature n’existe que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau, l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une grossière erreur.

La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, dit Engels, est la question suprême de toute philosophie… Selon la réponse qu’ils faisaient à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps importants.

Ceux qui affirmaient l’antériorité de l’esprit par rapport à la nature.. formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, ceux qui considéraient la nature comme antérieure, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.22).

Et plus loin :

Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière (Ibidem, p.26).

A propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit :

On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent. (La Sainte-Famille, Marx et Engels : Gesamtausgabe, t. III, p.305).

Dans sa définition du matérialisme philosophique marxiste, Lénine s’exprime en ces termes :

Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience… La conscience… n’est que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). (Matérialisme et empirio-criticisme, t. XIII, p.266-267).

Et plus loin :

La matière est ce qui, en agissant sur nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations… La matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. (Ibidem, p.119-120). Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la  » matière pense  » (Ibidem, p.288). Le cerveau est l’organe de la pensée (Ibidem, p.125).

c) Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de  » choses en soi  » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiées par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique.

Engels critique la thèse de Kant et des autres idéalistes, suivant laquelle le monde et les  » choses en soi  » sont inconnaissables, et il défend la thèse matérialiste bien connue, suivant laquelle nos connaissances sont valables. Il écrit à ce sujet :

La réfutation la plus décisive de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérience et l’industrie.

Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le faisant surgir de son propre milieu, et qui plus est, en le faisant servir à nos buts, c’est en fini de l’insaisissable  » chose en soi  » de Kant.

Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent ces  » choses en soi  » jusqu’à ce que la chimie organique se fut mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la  » chose en soi  » devint une chose pour nous, comme par exemple la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous n’extrayons plus des racines de la garance cultivée dans les champs, mais que nous tirons à meilleur marché et bien plus simplement du goudron de houille.

Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cent ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un – c’était malgré tout une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans l’espace céleste, et lorsque Galle la découvrit effectivement, le système de Copernic était prouvé. (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.24).

Lénine accuse de fidéisme Bogdanov, Bazarov, Iouchkévitch et les autres partisans de Mach ; il défend la thèse matérialiste bien connue d’après laquelle nos connaissances scientifiques sur les lois de la nature sont valables, et les lois scientifiques sont des vérités objectives ; il dit à ce sujet :

Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n’en répudie que les  » prétentions excessives « , à savoir la prétention de découvrir la vérité objective.

S’il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant les monde extérieur dans l’ » expérience  » humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. (Matérialisme et empiriocriticisme, t. XIII, p.102).

Tels sont en bref les traits distinctifs du matérialisme philosophique marxiste.

On conçoit aisément l’importance considérable que prend l’extension des principes du matérialisme philosophique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société ; on comprend l’importance considérable de l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.

S’il est vrai que la liaison des phénomènes de la nature et leur conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de la nature, il s’ensuit que la liaison et le conditionnement réciproque des phénomènes de la vie sociale, eux aussi, sont non pas des contingences, mais des lois nécessaires du développement social.

Par conséquent, la vie sociale, l’histoire de la société cesse d’être une accumulation de  » contingences « , car l’histoire de la société devient un développement nécessaire de la société et l’étude de l’histoire sociale devient une science.

Par conséquent, l’activité pratique du parti du prolétariat doit être fondée, non pas sur les désirs louables des  » individualités d’élite « , sur les exigences de la  » raison « , de la  » morale universelle « , etc., mais sur les lois du développement social, sur l’étude de ces lois.

Poursuivons. S’il est vrai que le monde est connaissable et que notre connaissance des lois du développement de la nature est une connaissance valable, qui a la signification d’une vérité objective, il s’ensuit que la vie sociale, que le développement social est également connaissable et que les données de la science sur les lois du développement social, sont des données valables ayant la signification de vérités objectives.

Par conséquent, la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications pratiques.

Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas s’inspirer de quelque motif fortuit que ce soit, mais des lois du développement social et des conclusions pratiques qui découlent de ces lois.

Par conséquent, le socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science.

Par conséquent, la liaison entre la science et l’activité pratique, entre la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir l’étoile conductrice du parti du prolétariat.

Poursuivons.

S’il est vrai que la nature, l’être, le monde matériel est la donnée première, tandis que la conscience, la pensée est la donnée seconde, dérivée ; s’il est vrai que le monde matériel est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que la conscience est un reflet de cette réalité objective, il suit de là que la vie matérielle de la société, son être, est également la donnée première, tandis que sa vie spirituelle est une donnée seconde, dérivée ; que la vie matérielle de la société est une réalité objective existant indépendamment de la volonté de l’homme, tandis que la vie spirituelle de la société est un reflet de cette réalité objective, un reflet de l’être.

Par conséquent, il faut chercher la source de la vie spirituelle de la société, l’origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société, dans l’être social dont ces idées, théories, opinions, etc., sont le reflet.

Par conséquent, si aux différentes périodes de l’histoire de la société, on observe différentes idées et théories sociales, différentes opinions et institutions politiques, si nous rencontrons sous le régime de l’esclavage telles idées et théories sociales, telles opinions et institutions politiques, tandis que sous le féodalisme nous en rencontrons d’autres, et sous le capitalisme, d’autres encore, cela s’explique non par la  » nature « , ni par les  » propriétés  » des idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais par les conditions diverses de la vie matérielle de la société aux différentes périodes du développement social.

L’être de la société, les conditions de la vie matérielle de la société, voilà ce qui détermine ses idées, ses théories, ses opinions politiques, ses institutions politiques.
A ce propos, Marx écrit :

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (Contribution à la critique de l’économie politique, préface).

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, pour ne pas s’abandonner à des rêves creux, le parti du prolétariat doit fonder son action non pas sur les abstraits  » principes de la raison humaine « , mais sur les conditions concrètes de la vie matérielle de la société, force décisive du développement social ; non pas sur les désirs louables des  » grands hommes « , mais sur les besoins réels du développement de la vie matérielle de la société.

La déchéance des utopistes, y compris les populistes, les anarchistes, les socialistes-révolutionnaires, s’explique entre autres par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle primordial des conditions de la vie matérielle de la société dans le développement de la société ; tombés dans l’idéalisme, ils fondaient leur activité pratique, non pas sur les besoins du développement de la vie matérielle, mais, indépendamment et en dépit de ces besoins, sur des  » plans idéaux  » et  » projets universels  » détachés de la vie réelle de la société.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie dans son activité pratique précisément sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, sans se détacher jamais de la vie réelle de la société.

De ce qu’a dit Marx, il ne suit pas, cependant, que les idées et les théories sociales, les opinions et les institutions politiques n’aient pas d’importance dans la vie sociale ; qu’elles n’exercent pas une action en retour sur l’existence sociale, sur le développement des conditions matérielles de la vie sociale.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’origine des idées et des théories sociales, des opinions et des institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle. Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne au contraire leur rôle et leur importance considérable dans la vie sociale, dans l’histoire de la société.

Les idées et les théories sociales diffèrent. Il est de vieilles idées et théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces dépérissantes de la société. Leur importance, c’est qu’elles freinent le développement de la société, son progrès.

Il est des idées et des théories nouvelles, d’avant-garde, qui servent les intérêts des forces d’avant-garde de la société. Leur importance, c’est qu’elles facilitent le développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles acquièrent d’autant plus d’importance qu’elles reflètent plus fidèlement les besoins du développement de la vie matérielle de la société.

Les nouvelles idées et théories sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant celle-ci des tâches nouvelles. Mais une fois surgies, elles deviennent une force de la plus haute importance qui facilite l’accomplissement des nouvelles tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ; elles facilitent le progrès de la société.

C’est alors qu’apparaît précisément toute l’importance du rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et institutions nouvelles. A vrai dire, si de nouvelles idées et théories sociales surgissent, c’est précisément parce qu’elles sont nécessaires à la société, parce que sans leur action organisatrice, mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que comporte le développement de la vie matérielle de la société est impossible.

Suscitées par les nouvelles tâches que pose le développement de la vie matérielle de la société, les idées et théories sociales nouvelles se frayent un chemin, deviennent le patrimoine des masses populaires qu’elles mobilisent et qu’elles organisent contre les forces dépérissantes de la société, facilitant par là le renversement de ces forces qui freinent le développement de la vie matérielle de la société.

C’est ainsi que, suscitées par les tâches pressantes du développement de la vie matérielle de la société, du développement de l’existence sociale, les idées et théories sociales, les institutions politiques agissent elles-mêmes, par la suite, sur l’existence sociale, sur la vie matérielle de la société, en créant les conditions nécessaires pour faire aboutir la solution des problèmes pressants de la vie matérielle de la société, et rendre possible son développement ultérieur.

Marx a dit à ce propos :

La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. (Critique de la philosophie du droit de Hegel.)

Par conséquent, pour avoir la possibilité d’agir sur les conditions de la vie matérielle de la société et pour hâter leur développement, leur amélioration, le parti du prolétariat doit s’appuyer sur une théorie sociale, sur une idée sociale qui traduise exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, et soit capable, par suite, de mettre en mouvement les grandes masses populaires, capable de les mobiliser et de les organiser dans la grande armée du parti du prolétariat, prête à briser les forces réactionnaires et à frayer la voie aux forces avancées de la société.

La déchéance des  » économistes  » et des menchéviks s’explique, entre autres, par le faut qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle mobilisateur, organisateur et transformateur de la théorie d’avant-garde, de l’idée d’avant-garde ; tombés dans le matérialisme vulgaire, ils réduisaient ce rôle à presque zéro ; c’est pourquoi ils condamnaient les parti à rester passif, à végéter.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie sur une théorie d’avant-garde qui reflète exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, c’est qu’il place la théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir d’utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice.

C’est ainsi que le matérialisme historique résout le problème des rapports entre l’être social et la conscience sociale, entre les conditions du développement de la vie matérielle et le développement de la vie spirituelle de la société.

3° Le matérialisme historique. Une question reste à élucider : que faut-il entendre, du point de vue du matérialisme historique, par ces  » conditions de la vie matérielle de la société « , qui déterminent, en dernière analyser, la physionomie de la société, ses idées, ses opinions, ses institutions politiques, etc. ?

Qu’est-ce que ces  » conditions de la vie matérielle de la société  » ? Quels en sont les traits distinctifs ?

Il est certain que la notion de  » conditions de la vie matérielle de la société  » comprend avant tout la nature qui environne la société, le milieu géographique qui est une des conditions nécessaires et permanentes de la vie matérielle de la société et qui, évidemment, influe sur le développement de la société.

Quel est le rôle du milieu géographique dans le développement social ? Le milieu géographique ne serait-il pas la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social des hommes, le passage d’un régime à un autre ?

A cette question, le matérialisme historique répond par la négative.

Le milieu géographique est incontestablement une des conditions permanentes et nécessaires du développement de la société, et il est évident qu’il influe sur ce développement : il accélère ou il ralentit le cours du développement social. Mais cette influence n’est pas déterminante, car les changements et le développement de la société s’effectuent incomparablement plus vite que les changements et le développement du milieu géographique.

En trois mille ans, l’Europe a vu se succéder trois régimes sociaux différents : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal ; et à l’Est de l’Europe, sur le territoire de l’URSS, il y en a même eu quatre.

Or, dans la même période, les conditions géographiques de l’Europe, ou bien n’ont pas changé du tout, ou bien ont changé si peu que les géographes s’abstiennent même d’en parler. Et cela se conçoit.

Pour que des changements tant soit peu importants du milieu géographique se produisent, il faut des millions d’années, tandis qu’il suffit de quelque centaines d’années ou de quelque deux mille ans pour que des changements même très importants interviennent dans le régime social des hommes.

Il suit de là que le milieu géographique ne peut être la cause principale, la cause déterminante du développement social, car ce qui demeure presque inchangé pendant des dizaines de milliers années, ne peut être la cause principale du développement de ce qui est sujet à des changements radicaux en l’espace de quelques centaines d’années.

Il est certain, ensuite, que la croissance et la densité de la population, elles aussi, sont comprises dans la notion de  » conditions de la vie matérielle de la société « , car les hommes sont un élément indispensable des conditions de la vie matérielle de la société, et sans un minimum d’hommes il ne saurait y avoir aucune vie matérielle de la société.

La croissance de la population ne serait-elle pas la force principale qui détermine le caractère du régime social des hommes.

A cette question, le matérialisme historique répond aussi par la négative.

Certes, la croissance de la population exerce une influence sur le développement social, qu’elle facilite ou ralentit ; mais elle ne peut être la force principale du développement social, et l’influence qu’elle exerce sur lui ne peut être déterminante, car la croissance de la population, par elle-même, ne nous donne pas la clé de ce problème : pourquoi à tel régime social succède précisément tel régime social nouveau, et non un autre ?

Pourquoi à la commune primitive succède précisément l’esclavage ? A l’esclavage, le régime féodal ? Au régime féodal, le régime bourgeois, et non quelque autre régime ?

Si la croissance de la population était la force déterminante du développement social, une plus grande densité de la population devrait nécessairement engendrer un type de régime social supérieur. Mais en réalité, il n’en est rien.

La densité de la population en Chine est quatre fois plus élevé qu’aux Etats-Unis ; cependant les Etats-Unis sont à un niveau plus élevé que la Chine au point de vue du développement social : en Chine domine toujours un régime semi-féodal, alors que les Etats-Unis ont depuis longtemps atteint le stade supérieur du développement capitaliste.

La densité de la population en Belgique est dix-neuf fois plus élevée qu’aux Etats-Unis et vingt-six fois plus élevée qu’en URSS ; cependant les Etats-Unis sont à un niveau plus élevé que la Belgique au point de vue du développement social ; et par rapport à l’URSS, la Belgique retarde de toute une époque historique : en Belgique domine le régime capitaliste, alors que l’URSS en a déjà fini avec le capitalisme ; elle a institué chez elle le régime socialiste.

Il suit de là que la croissance de la population n’est pas et ne peut pas être la force principale du développement de la société, la force qui détermine le caractère du régime social, la physionomie de la société.

a) Mais alors, quelle est donc, dans le système des conditions de la vie matérielle de la société, la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social, le développement de la société d’un régime à un autre ?

Le matérialisme historique considère que cette force est le mode d’obtention des moyens d’existence nécessaires à la vie des hommes, le mode de production des biens matériels : nourriture, vêtements, chaussures, logement, combustible, instruments de production, etc., nécessaires pour que la société puisse vivre et se développer.

Pour vivre, il faut avoir de la nourriture, des vêtements, des chaussures, un logement, du combustible, etc. ; pour avoir ces biens matériels il faut les produire ; et pour les produire, il faut avoir les instruments de production à l’aide desquels les hommes produisent la nourriture, les vêtements, les chaussures, le logement, le combustible, etc. ; il faut savoir produite ces instruments, il faut savoir s’en servir.

Les instruments de production à l’aide desquels les biens matériels sont produits, les hommes qui manient ces instruments de production et produisent les biens matériels grâce à une certaine expérience de la production et à des habitudes de travail, voilà les éléments qui, pris tous ensemble, constituent les forces productives de la société.

Mais les forces productives ne sont qu’un aspect de la production, un aspect du mode de production, celui qui exprime le comportement des hommes à l’égard des objets et des forces de la nature dont ils se servent pour produire des biens matériels. L’autre aspect de la production, l’autre aspect du mode de production, ce sont les rapports entre eux dans le processus de la production, les rapports de production entre les hommes.

Dans leur lutte avec la nature qu’ils exploitent pour produire les biens matériels, les hommes ne sont pas isolés les uns des autres, ne sont pas des individus détachés les unes des autres ; ils produisent en commun, par groupes, par associations.

C’est pourquoi la production est toujours, et quelles que soient les conditions, une production sociale. Dans la production des biens matériels, les hommes établissent entre eux tels ou tels rapports à l’intérieur de la production, ils établissent tels ou tels rapports de production.

Ces derniers peuvent être des rapports de collaboration et d’entraide parmi des hommes libres de toute exploitation ; ils peuvent être des rapports de domination et de soumission ; ils peuvent être enfin des rapports de transition d’une forme de rapports de production à une autre.

Mais quel que soit le caractère que revêtent les rapports de production, ceux-ci sont toujours, sous tous les régimes, un élément indispensable de la production, à l’égal des forces productives de la société.

Dans la production, dit Marx, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités.

Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, que se fait la production. (Travail salarié et capital).

Il suit de là que la production, le mode de production englobe tout aussi bien les forces productives de la société que les rapports de production entre les hommes, et est ainsi l’incarnation de leur unité dans le processus de production des biens matériels.

b) La première particularité de la production, c’est que jamais elle ne s’arrête à un point donné pour une longue période ; elle est toujours en voie de changement et de développement ; de plus, le changement du mode de production provoque inévitablement le changement du régime social tout entier, des idées sociales, des opinions et institutions politiques ; le changement du mode de production provoque la refonte de tout le système social et politique.

Aux différents degrés du développement, les hommes se servent de différents moyens de production ou plus simplement, les hommes mènent un genre de vie différent.

Dans la commune primitive il existe un mode de production ; sous l’esclavage, il en existe un autre ; sous le féodalisme, un troisième, et ainsi de suite. Le régime social des hommes, leur vie spirituelle, leurs opinion, leurs institutions politiques diffèrent selon ces modes de production.

Au mode de production de la société correspondent, pour l’essentiel, la société elle-même, ses idées et ses théories, ses opinions et institutions politiques.

Ou plus simplement : tel genre de vie, tel genre de pensée.

Cela veut dire que l’histoire du développement de la société est, avant tout, l’histoire du développement de la production, l’histoire des modes de production qui se succèdent à travers les siècles, l’histoire du développement des forces productives et des rapports de production entre les hommes.

Par conséquent, l’histoire du développement social est en même temps l’histoire des producteurs des biens matériels, l’historie des masses laborieuses qui sont les forces fondamentales du processus de production et produisent les biens matériels nécessaires à l’existence de la société.

Par conséquent, la science historique, si elle veut être une science véritable, ne peut plus réduire l’histoire du développement social aux actes des rois et des chefs d’armées, aux actes des  » conquérants  » et des  » asservisseurs » d’Etats ; la science historique doit avant tout s’occuper de l’histoire des producteurs des biens matériels, de l’histoire des masses laborieuses, de l’histoire des peuples.

Par conséquent, la clé qui permet de découvrir les lois de l’histoire de la société doit être cherché non dans le cerveau des hommes, non dans les opinions et les idées de la société, mais dans le mode de production pratiqué par la société à chaque période donnée de l’histoire, dans l’économique de la société.

Par conséquent, la tâche primordiale de la science historique est l’étude et la découverte des lois de la production, des lois du développement des forces productives et des rapports de production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, le parti du prolétariat, s’il veut être un parti véritable, doit avant tout acquérir la science des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, le parti du prolétariat, dans l’établissement de son programme aussi bien que dans son activité pratique, doit avant tout s’inspirer des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

c) La deuxième particularité de la production, c’est que ses changements et son développement commencent toujours par le changement et le développement des forces productives et, avant tout, des instruments de production. Les forces productives sont, par conséquent, l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production.

D’abord se modifient et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en fonction et en conformité des ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques. Cela ne signifie pas cependant que les rapports de production n’influent pas sur le développement des forces productives et que ces dernières ne dépendant pas des premiers.

Les rapports de production dont le développement dépend de celui des forces productives agissent à leur tour sur le développement des forces productives, qu’ils accélèrent ou ralentissent.

De plus, il importe de noter que les rapports de production ne sauraient trop longtemps retarder sur la croissance des forces productives et se trouver en contradiction avec cette croissance, car les forces productives ne peuvent se développer pleinement que si les rapports de production correspondent au caractère, à l’état des forces productives et donnent libre cours au développement de ces dernières.

C’est pourquoi, quel que soit le retard des rapports de production sur le développement des forces productives, ils doivent, tôt ou tard, finir par correspondre – et c’est ce qu’ils font effectivement – au niveau du développement des forces productives, au caractère de ces forces productives. Dans le cas contraire, l’unité des forces productives et des rapports de production dans le système de la production serait compromis à fond, il y aurait une rupture dans l’ensemble de la production, une crise de la production, la destruction des forces productives.

Les crises économiques dans les pays capitalistes, – où la propriété privée capitaliste des moyens de production est en contradiction flagrante avec le caractère social du processus de production, avec le caractère des forces productives, – sont un exemple du désaccord entre les rapports de production et le caractère des forces productives, un exemple du conflit qui les met aux prises.

Les crises économiques qui mènent à la destruction des forces productives sont le résultat de ce désaccord ; de plus, ce désaccord lui-même est la base économique de la révolution sociale appelée à détruire les rapports de production actuels et à créer de nouveaux rapports conformes au caractère des forces productives.

Au contraire, l’économie socialiste de l’URSS, où la propriété sociale des moyens de production est en parfait accord avec le caractère social du processus de production, et où, par suite, il n’y a ni crises économiques, ni destruction des forces productives, est un exemple de l’accord parfait entre les rapports de production et le caractère des forces productives.

Par conséquent, les forces productives ne son pas seulement l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. Elles sont aussi l’élément déterminant du développement de la production.

Telles sont les forces productives, tels doivent être les rapports de production.

Si l’état des forces productives indique par quels instruments de production les hommes produisent les biens matériels, qui leur sont nécessaires, l’état des rapports de production, lui, montre en la possession de qui se trouvent les moyens de production (la terre, les forêts, les eaux, le sous-sol, les matières premières, les instruments de production, les bâtiments d’exploitation, les moyens de transport et de communication, etc.) ; à la disposition de qui se trouvent les moyens de production, à la disposition de la société entière, ou à la disposition d’individus, de groupes ou de classes qui s’en servent pour exploiter d’autres individus, groupes ou classes.

Voici le tableau schématique du développement des forces productives depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours : transition des grossiers outils de pierre à l’arc et aux flèches et, par suite, passage de la chasse à la domestication des animaux et à l’élevage primitif aux outils de métal (hache de fer, araire muni d’un soc en fer, etc.) et, par suite, passage à la culture des plantes, à l’agriculture ; nouveau perfectionnement des outils de métal pour le travail des matériaux, apparition de la forge à soufflet et de la poterie et par suite, développement des métiers, séparation des métiers et de l’agriculture, développement des métiers indépendants et puis de la manufacture ; transition des instruments de production artisanale à la machine et transformation de la production artisanale – manufacturière en industrie mécanisée ; transition au système des machines et apparition de la grande industrie mécanisée moderne : tel est le tableau d’ensemble, très incomplet, du développement des forces productives de la société tout au long de l’histoire de l’humanité.

Et il va de soi que le développement et le perfectionnement des instruments de production ont été accomplis par les hommes, qui ont un rapport à la production, et non pas indépendamment des hommes.

Par conséquent, en même temps que les instruments de production changent et se développent, les hommes, – élément essentiel des forces productives, – changent et se développent également ; leur expérience de production, leurs habitudes de travail, leur aptitude à manier les instruments de production ont changé et se sont développées.

C’est en accord avec ces changements et avec ce développement des forces productives de la société au cours de l’histoire qu’ont changé et se sont développés les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques.

L’histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste.

Sous le régime de la commune primitive, la propriété collective des moyens de production forme la base des rapports de production. Ce qui correspond, pour l’essentiel, au caractère des forces productives dans cette période.

Les outils de pierre, ainsi que l’arc et les flèches apparus plus tard, ne permettaient pas aux hommes de lutter isolément contre les forces de la nature et les bêtes de proie.

Pour cueillir les fruits dans les forêts, pour pêcher le poisson, pour construire une habitation quelconque, les hommes étaient obligés de travailler en commun s’ils ne voulaient pas mourir de faim ou devenir la proie des bêtes féroces ou des tribus voisines. Le travail en commun conduit à la propriété commune des moyens de production de même que des produits.

Ici, on n’a pas encore la notion de propriété privée des moyens de production sauf la propriété individuelle de quelques instruments de production qui sont en même temps des armes de défense contre les bêtes de proie. Ici, il n’y a ni exploitation ni classes.

Sous le régime de l’esclavage, c’est la propriété du maître des esclaves sur les moyens de production ainsi que sur le travailleur, – l’esclave qu’il peut vendre, acheter, tuer comme du bétail, – qui forme la base des rapports de production. De tels rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période.

A la place des outils de pierre, les hommes disposent maintenant d’instruments de métal ; à la place d’une économie réduite à une chasse primitive et misérable, qui ignore l’élevage et l’agriculture, on voit apparaître l’élevage, l’agriculture, les métiers, la division du travail entre ces différentes branches de la production ; on voit apparaître la possibilité d’échanger les produits entre individus et groupes, la possibilité d’une accumulation de richesse entre les mains d’un petit nombre, l’accumulation réelle des moyens de production entre les mains d’une minorité, la possibilité que la majorité soit soumise à la minorité et la transformation de membres de la majorité en esclaves.

Ici, il n’y a plus de travail commun et libre de tous les membres de la société dans le processus de la production ; ici, domine le travail forcé des esclaves exploités par des maîtres oisifs. C’est pourquoi il n’y a pas non plus de propriété commune des moyens de production, ni des produits.

Elle est remplacée par la propriété privée. Ici, le maître des esclaves est le premier et le principal propriétaire, le propriétaire absolu.

Des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des gens qui ont tous les droits et des gens qui n’en ont aucun, une âpre lutte de classes entre les uns et les autres : tel est le tableau du régime de l’esclavage.

Sous le régime féodal, c’est la propriété du seigneur féodal sur les moyens de production et sa propriété limitée sur le travailleur, – le serf que le féodal ne peut plus tuer, mais qu’il peut vendre et acheter, – qui forment la base des rapports de production.

La propriété féodale coexiste avec la propriété individuelle du paysan et de l’artisan sur les instruments de production et sur son économie privée, fondée sur le travail personnel.

Ces rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période. Perfectionnement de la fonte et du traitement du fer, emploi généralisé de la charrue et du métier à tisser, développement continu de l’agriculture, du jardinage, de l’industrie viticole, de la fabrication de l’huile ; apparition des manufactures à côté des ateliers d’artisans, tels sont les traits caractéristiques de l’état des forces productives.

Les nouvelles forces productives exigent du travailleur qu’il fasse preuve d’une certaine initiative dans la production, de goût à l’ouvrage, d’intérêt au travail.

C’est pourquoi le seigneur féodal, renonçant à un esclave qui n’a pas d’intérêt au travail et est absolument dépourvu d’initiative, aime mieux avoir affaire à un serf qui possède sa propre exploitation, ses instruments de production et qui a quelque intérêt au travail, intérêt indispensable pour qu’il cultive la terre et paye sur sa récolte une redevance en nature au féodal.

Ici, la propriété privée continue à évoluer. L’exploitation est presque aussi dure que sous l’esclavage ; elle est à peine adoucie. La lutte de classes entre les exploiteurs et les exploités est le trait essentiel du régime féodal.

Sous le régime capitaliste, c’est la propriété capitaliste des moyens de production qui forme la base des rapports de production : la propriété sur les producteurs, les ouvriers salariés, n’existe plus ; le capitaliste ne peut plus ni les tuer ni les vendre, car ils sont affranchis de toute dépendance personnelle ; mais ils sont privés de moyens de production et pour ne pas mourir de faim, ils sont obligé de vendre leur force de travail au capitaliste et de subir le joug de l’exploitation.

A côté de la propriété capitaliste des moyens de production existe, largement répandue dans les premiers temps, la propriété privée du paysan et de l’artisan affranchis du servage, sur les moyens de production, propriété basée sur le travail personnel. Les ateliers d’artisans et les manufactures ont fait place à d’immenses fabriques et usines outillées de machines.

Les domaines des seigneurs, qui étaient cultivés avec les instruments primitifs des paysans, ont fait place à de puissantes exploitations capitalistes gérées sur la base de la science agronomique et pourvues de machines agricoles.

Les nouvelles forces productives exigent des travailleurs qu’ils soient plus cultivés et plus intelligents que les serfs ignorants et abrutis ; qu’ils soient capable de comprendre la machine et sachent la manier convenablement. Aussi les capitalistes préfèrent-ils avoir affaire à des ouvriers salariés affranchis des entraves du servage, suffisamment cultivés pour manier les machines convenablement.

Mais pour avoir développé les forces productives dans des proportions gigantesques, le capitalisme s’est empêtré dans des contradictions insolubles pour lui.

En produisant des quantités de plus en plus grandes de marchandises et en en diminuant les prix, le capitalisme aggrave la concurrence, ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés, les réduit à l’état de prolétaires et diminue leur pouvoir d’achat ; le résultat est que l’écoulement des marchandises fabriquées devient impossible.

En élargissant le production et en groupant dans d’immenses fabriques et usines des millions d’ouvriers, le capitalisme confère au processus de production un caractère social et mine par là même sa propre base ; car le caractère social du processus de production exige la propriété sociale des moyens de production ; or, la propriété des moyens de production demeure une propriété privée, capitaliste, incompatible avec le caractère social du processus de production.

Ce sont ces contradictions irréconciliables entre le caractère des forces productives et les rapports de production qui se manifestent dans les crises périodiques de surproduction ; les capitalistes, faute de disposer d’acheteurs solvables à cause de la ruine des masses dont ils sont responsables eux-mêmes, sont obligés de brûler des denrées, d’anéantir des marchandises toutes prêtes, d’arrêter la production, de détruire les forces productives, et cela alors que des millions d’hommes souffrent du chômage et de la faim, non parce qu’on manque de marchandises, mais parce qu’on en a trop produit.

Cela signifie que les rapports de production capitalistes ne correspondent plus à l’état des forces productives de la société et sont entrés en contradiction insolubles avec elles.
Cela signifie que le capitalisme est gros d’une révolution, appelée à remplacer l’actuelle propriété capitaliste des moyens de production par la propriété socialiste.

Cela signifie qu’une lutte de classes des plus aiguës entre exploiteurs et exploités est le trait essentiel du régime capitaliste.

Sous le régime socialiste qui, pour le moment, n’est réalisé qu’en URSS, c’est la propriété sociale des moyens de production qui forme la base des rapports de production. Ici, il n’y a plus ni exploiteurs ni exploités.

Les produits sont répartis d’après le travail fourni et suivant le principe :  » Qui ne travaille pas ne mange pas « . Les rapports entre les hommes dans le processus de production sont des rapports de collaboration fraternelle et d’entraide socialiste des travailleurs affranchis de l’exploitation.

Les rapports de production sont parfaitement conformes à l’état des forces productives, car le caractère social du processus de production est étayé par la propriété sociale des moyens de production.

C’est ce qui fait que le production socialiste en URSS ignore les crises périodiques de surproduction et toutes les absurdités qui s’y rattachent.

C’est ce qui fait qu’ici les forces productives se développent à un rythme accéléré, car les rapports de production, qui leur sont conformes, donnent libre cours à ce développement.

Tel est le tableau du développement des rapports de production entre les hommes tout au long de l’histoire de l’humanité.

Telle est la dépendance du développement des rapports de production à l’égard du développement des forces productives de la société, et, avant tout, du développement des instruments de production, dépendance qui fait que les changements et le développement des forces productives aboutissent tôt ou tard à un changement et à un développement correspondants des rapports de production.

L’emploi et la création des moyens de travail, quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain.

Aussi Franklin donna-t-il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricant d’outils (a toolmaking animal).

Les débris des anciens moyens de travail ont pour l’étude des formes économiques des sociétés disparues la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l’organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique, que la manière de fabriquer… Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. (K. Marx : le Capital, t. I, pp.195-196).

Et plus loin :

Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux.

Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain (le seigneur féodal. J. Staline) ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. (Karl Marx : Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, p.99, Bureau d’éditions, Paris 1937).

Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées : il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. (Ibidem, p.99).

Définissant le matérialisme historique formulé dans le Manifeste du Parti Communiste, Engels dit :

..La production économique et la structure social qui en résulte nécessairement forment, à chaque période historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ;… par suite (depuis la dissolution de la propriété primitive commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social ;.. cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie) sans libérer en même temps, et pour toujours, la société toute entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes… (Friedrich Engels, Préface à l’édition allemande de 1883 du Manifeste du Parti Communiste).

d) La troisième particularité de la production, c’est que les nouvelles forces productives et les rapports de production qui leur correspondent n’apparaissent pas en dehors du régime ancien après sa disparition ; ils apparaissent au sein même du vieux régime ; ils ne sont pas l’effet d’une action consciente, préméditée des hommes. Ils surgissent spontanément, et indépendamment de la volonté des hommes, pour deux raisons :

Tout d’abord, parce que les hommes ne sont pas libres dans le choix du mode de production : chaque nouvelle génération, à son entrée dans la vie, trouve des forces productives et des rapports de production tout prêts, créés par le travail des générations précédentes ; aussi chaque génération nouvelle est-elle obligée d’accepter au début tout ce qu’elle trouve de prêt dans le domaine de la production et de s’y accommoder pour pouvoir produire des biens matériels.

En second lieu, parce qu’en perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n’ont pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfectionnements doivent aboutit ; ils ne le comprennent pas et n’y songent pas ; ils ne pensent qu’à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu’à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible.

Quand quelques membres de la commune primitive ont commencé peu à peu et comme à tâtons à passer des outils en pierre aux outils en fer, ils ignoraient évidemment les résultats sociaux auxquels cette innovation aboutirait ; ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que l’adoption des outils en métal signifiait une révolution dans la production, qu’elle aboutirait finalement au régime de l’esclavage.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement rendre leur travail plus facile et obtenir un avantage immédiat et palpable ; leur activité consciente se bornait au cadre étroit de cet avantage personnel, quotidien.

Quand sous le régime féodal, la jeune bourgeoisie d’Europe a commencé à construire, à côté des petits ateliers d’artisans, de grandes manufactures, faisant ainsi progresser les forces productives de la société, elle ignorait évidemment les conséquences sociales auxquelles cette innovation aboutirait, elle n’y pensait pas ; elle n’avait pas conscience, elle ne comprenait pas que cette  » petite  » innovation aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui devait se terminer par une révolution contre le pouvoir royal dont elle prisait si fort la bienveillance, aussi bien que contre la noblesse dans laquelle rêvaient souvent d’entrer les meilleurs représentants de cette bourgeoisie ; ce qu’elle voulait, c’était simplement diminuer le coût de la production des marchandises, jeter une plus grande quantité de marchandises sur les marchés de l’Asie et sur ceux e l’Amérique qui venait d’être découverte, et réaliser de plus grands profits ; son activité consciente se bornait au cadre étroit de ces intérêts pratiques, quotidiens.

Quand les capitalistes russes, de concert avec les capitalistes étrangers, ont implanté activement en Russie la grande industrie mécanisée moderne, sans toucher au tsarisme et en jetant les paysans en pâture aux grands propriétaires fonciers, ils ignoraient évidemment les conséquences sociales auxquelles aboutirait ce considérable accroissement des forces productives, ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que ce bond considérable des forces productives de la société aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui permettrait au prolétariat de s’unir à la paysannerie, et de faire triompher la révolution socialiste.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement élargir à l’extrême la production industrielle, se rendre maîtres d’un marché intérieur immense, monopoliser la production et drainer de l’économie nationale le plus de profit possible ; leur activité consciente n’allait pas au delà de leurs intérêts quotidiens purement pratiques.

Marx a dit à ce sujet :

Dans la production sociale de leur existence (c’est-à-dire dans la production des biens matériels nécessaires à la vie des hommes, J. Staline), les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants [souligné par Staline] de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. (Karl Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, préface).

Cela ne signifie pas cependant que le changement des rapports de production et le passage des anciens rapports de production aux nouveaux s’effectuent unilatéralement, sans conflits ni secousses. Tout au contraire, ce passage s’opère habituellement par le renversement révolutionnaire des anciens rapports de production et par l’institution de rapports nouveaux.

Jusqu’à une certaine période, le développement des forces productives et les changements dans le domaine des rapports de production s’effectuent spontanément, indépendamment de la volonté des hommes. Mais il n’en est ainsi que jusqu’à un certain moment, jusqu’au moment où les forces productives qui ont déjà surgi et se développent, seront suffisamment mûres.

Quand les forces productives nouvelles sont venues à maturité, les rapports de production existants et les classes dominantes qui les personnifient, se transforment en une barrière  » insurmontable « , qui ne peut être écartée de la route que par l’activité consciente des classes nouvelles, par l’action violente de ces classes, par la révolution.

C’est alors qu’apparaît d’une façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens.

Le conflit entre les forces productives nouvelles et les rapports de production anciens, les besoins économiques nouveaux de la société donnent naissance à de nouvelles idées sociales ; ces nouvelles idées organisent et mobilisent les masses, celles-ci s’unissent dans une nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et s’en servent pour supprimer par la force l’ancien ordre de chose dans le domaine des rapports de production, pour y instituer un régime nouveau.

Le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes ; le développement pacifique à un bouleversement violent ; l’évolution, à la révolution.

Le prolétariat, dit Marx, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe… il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit violemment l’ancien régime de production. (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti Communiste).

Et plus loin :

Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter aussi vite que possible la quantité des forces productives. (Ibidem). La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. (Marx : le Capital, livre Ier, t.III, p.213, Paris 1939).

Dans la préface historique de son célèbre ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx donne une définition géniale de l’essence même du matérialisme historique :

Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel, en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence ; c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.

De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves pour ces forces. Alors s’ouvre une époque de révolutions sociales.

Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formidable superstructure.

Lorsqu’on étudie ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel, – constaté avec une précision propre aux sciences naturelles, – des conditions économiques de la production, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le combattent.

De même qu’on ne peut juger un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne peut juger une semblable époque de bouleversement sur sa conscience ; mais il faut expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives de la société et les rapports de production. Une formation sociale ne meurt jamais avant que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre cours ; de nouveaux rapports de production, supérieurs aux anciens, n’apparaissent jamais avant que leurs conditions matérielles d’existence n’aient mûri au sein de la vieille société.

C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à mieux considérer les choses, il s’avérera toujours que le problème lui-même ne surgit que lorsque les conditions matérielles de sa solution existent déjà ou tout au moins sont en formation.

Voilà ce qu’enseigne le matérialisme marxiste appliqué à la vie sociale, à l’histoire de la société.

Tels sont les trais fondamentaux du matérialisme dialectique et historique.

=>Oeuvres de Staline

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Staline : Discours prononcé à l’occasion de la promotion des élèves des écoles supérieures de l’Armée Rouge

4 mai 1935

Camarades, on ne saurait nier que ces derniers temps nous eussions remporté de grands succès aussi bien dans le domaine de l’édification que dans celui de la gestion. A ce propos on parle trop chez nous des mérites des dirigeants, des mérites des chefs.

On leur attribue toutes, presque toutes nos réalisations. Evidemment, on se trompe, on a tort. Il ne s’agit pas seulement des chefs. Mais ce n’est pas de cela que je voudrais parler aujourd’hui. Je tiens à dire quelques mots au sujet des cadres, de nos cadres en général, et des cadres de notre Armée rouge, en particulier.

Vous savez que nous avons hérité du vieux temps un pays à technique arriérée, un pays misérable, ruiné. Ruiné par quatre années de guerre impérialiste, ruiné encore par trois années de guerre civile, un pays avec une population à demi illettrée, une technique inférieure, avec quelques îlots d’industrie, noyés au milieu d’un océan d’infimes exploitations paysannes : tel était le pays que nous avions hérité du passé.

La tâche consistait à faire passer ce pays de la sombre voie médiévale dans la voie de l’industrie moderne et de l’agriculture mécanisée. Tâche sérieuse et difficile, comme vous le voyez. La question se posait ainsi : ou bien nous accomplirons cette tâche dans le plus bref délais et affermirons le socialisme dans notre pays, ou bien nous ne l’accomplirons pas, et alors notre pays, techniquement faible et arriéré au point de vue culturel, perdra son indépendance et deviendra l’enjeu des puissances impérialistes.

Notre pays traversait alors une période d’atroce pénurie technique. On manquait de machines pour l’industrie. Il n’y avait pas de machines pour l’agriculture. Pas de machines pour les transports. Il n’y avait pas cette base technique élémentaire sans laquelle la transformation industrielle d’un pays ne saurait se concevoir. Seules existaient quelques prémisses pour la création d’une telle base.

Il fallait créer une grande industrie de premier ordre. Il fallait l’orienter de façon à la rendre apte à réorganiser techniquement non seulement l’industrie, mais aussi l’agriculture, mais aussi nos transports ferroviaires.

Pour cela, il fallait s’imposer des sacrifices et réaliser en toute chose la plus stricte économie ; il fallait économiser et sur l’alimentation, et sur les écoles, et sur les tissus, pour accumuler les fonds nécessaires à la création de l’industrie. Point d’autre voie pour remédier à la pénurie technique. C’est ce que Lénine nous a enseigné, et dans ce domaine, nous avons suivi les traces de Lénine.

On comprend que, dans une entreprise aussi grande et difficile, on ne pouvait s’attendre à des succès rapides et continus.

Les succès, en pareil cas, ne peuvent se révéler qu’au bout de quelques années. Il fallait donc nous armer de nerfs solides, de fermeté bolchevique et d’une patience tenace, pour venir à bout des premiers insuccès et marcher sans dévier vers le grand but, sans tolérer ni hésitations ni incertitude dans nos rangs.

Vous savez que nous nous sommes acquittés de cette tâche justement ainsi. Mais tous nos camarades n’ont pas eu les nerfs assez solides, ni assez de patience et de fermeté. Parmi nos camarades il s’en est trouvé qui, dès les premières difficultés, nous invitaient à battre en retraite. On dit : « A quoi bon remuer la cendre du passé ». C’est juste, évidemment. Mais l’homme est doué de mémoire et, involontairement, on se remémore le passé, en dressant le bilan de notre travail. (Joyeuse animation dans la salle.) Eh bien, voilà. Il y avait parmi nous des camarades qui, effrayés par les difficultés, ont invité le Parti à battre en retraite.

Ils disaient : « A quoi servent votre industrialisation et votre collectivisation, les machines, la sidérurgie, les tracteurs, les moissonneuses-batteuses, les automobiles ?

Vous feriez mieux de donner un peu plus de tissus, d’acheter un peu plus de matières premières pour fabriquer les articles de grande consommation et donner à la population un peu plus de toutes ces petites choses qui embellissent la vie quotidienne des hommes. Etant donnée notre retard, créer une industrie, une industrie de premier ordre par-dessus le marché, est un rêve dangereux. »

Evidemment, les trois milliards de roubles, en devises étrangères, que nous avons amassés grâce à une économie des plus rigoureuses, et dépensés pour créer notre industrie, nous aurions pu les employer à importer des matières premières et à augmenter la fabrication des articles de grande consommation. C’est aussi un « plan » dans son genre.

Mais, avec un tel « plan », nous n’aurions ni métallurgie, ni constructions mécaniques, ni tracteurs et automobiles, ni avions et tanks. Nous nous serions trouvés désarmés devant les ennemis du dehors. Nous aurions sapé les fondements du socialisme dans notre pays. Nous nous serions trouvés prisonniers de la bourgeoisie intérieure et extérieure.

Evidemment, il fallait choisir entre les deux plans, entre le plan de retraite, qui menait et devait forcément aboutir à la défaite du socialisme, et le plan d’offensive, qui menait et, comme vous le savez, a déjà abouti à la victoire du socialisme dans notre pays.

Nous avons choisi le plan d’offensive et nous sommes allés de l’avant dans la voie léniniste, en refoulant ces camarades qui ne voyaient pas plus loin que leur nez, et qui fermaient les yeux sur le proche avenir de notre pays, sur l’avenir du socialisme chez nous.

Mais ces camarades ne se sont pas toujours bornés à critiquer et à opposer une résistance passive. Ils nous menaçaient de soulever une insurrection au sein du Parti contre le Comité central. Bien plus : ils menaçaient d’une balle certains d’entre nous. Apparemment ils comptaient nous intimider et nous obliger à dévier de la voie léniniste. Ces gens avaient sans doute oublié que nous, bolchéviks, sommes taillés dans une étoffe à part.

Ils avaient oublié que les bolchéviks ne se laissent pas intimider par les difficultés, ni par les menaces. Oublié que nous avons été forgés par le grand Lénine, notre chef, notre éducateur, notre père, qui, dans la lutte, ignorait la crainte, ne pouvait la concevoir.

Oublié que plus les ennemis se déchaînent, plus les adversaires à l’intérieur du Parti tombent dans l’hystérie, et plus les bolchéviks s’enflamment pour la lutte nouvelle, plus impétueuse est leur marche en avant.

Evidemment nous n’avons même pas songé à dévier de la voie léniniste.

Bien plus, une fois engagés dans cette voie, nous avons poursuivi notre marche avec encore plus d’élan, en balayant de la route les obstacles de toute sorte. Il est vrai qu’en cours de route il nous a fallu endommager les côtes à certains de ces camarades. Mais on n’y peut rien. Je dois avouer que, pour ma part, j’ai mis aussi la main à la pâte. (Vifs applaudissements, exclamations : « Hourra ! »)

Oui, camarades, nous avons marché d’un pas sûr et irrésistible dans la voie de l’industrialisation et de la collectivisation de notre pays. Et maintenant, l’on petit considérer ce chemin comme déjà parcouru.

Aujourd’hui tout le monde reconnaît que nous avons obtenu dans cette voie d’immenses succès. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que nous avons déjà une industrie puissante de premier ordre, une agriculture puissante et mécanisée, des transports qui se développent et suivent une ligne ascendante, une Année rouge organisée et parfaitement équipée.

C’est donc que nous avons surmonté, dans les grandes lignes, la période de pénurie technique.

Mais ayant surmonté la période de pénurie technique, nous sommes entrés dans une nouvelle période ; je dirais, la période de pénurie d’hommes, de cadres, de travailleurs sachant maîtriser la technique, la pousser en avant.

Il est vrai que nous avons des fabriques, des usines, des kolkhozes, des sovkhozes, des moyens de transport, une armée, que nous avons une technique appropriée, mais nous manquons d’hommes pourvus de l’expérience nécessaire pour tirer de la technique le maximum de ce qu’on peut en tirer.

Auparavant, nous disions que « la technique décide de tout ». Ce mot d’ordre nous a aidés en ce sens que nous avons fait disparaître la pénurie technique et créé la base technique la plus large dans toutes les branches d’activité, pour armer nos hommes d’une technique de premier ordre. C’est très bien. Mais c’est loin, bien loin de suffire.

Pour mettre la technique en mouvement et l’utiliser à fond, il faut des hommes, maîtres de la technique, il faut des cadres capables d’assimiler et d’utiliser cette technique selon toutes les règles de l’art. La technique sans les hommes qui en aient acquis la maîtrise, est chose morte. La technique avec, en tête, des hommes qui en ont acquis la maîtrise, peut et doit faire des miracles.

Si dans nos usines et nos fabriques de premier ordre, dans nos sovkhozes et nos kolkhozes, dans nos transports, dans notre Armée rouge, il y avait en nombre suffisant des cadres capables de dominer cette technique, notre pays obtiendrait un rendement trois et quatre fois plus (élevé qu’aujourd’hui.

Voilà pourquoi le gros de notre effort doit porter maintenant sur les hommes, sur les cadres, sur les travailleurs, maîtres de la technique.

Voilà pourquoi l’ancien mot d’ordre : « La technique décide de tout », reflet d’une période déjà révolue, où la pénurie sévissait chez nous dans le domaine technique, doit être maintenant remplacé par un mot d’ordre nouveau : « Les cadres décident de tout ». C’est là aujourd’hui l’essentiel.

Peut-on dire que les hommes de chez nous aient compris la grande portée de ce nouveau mot d’ordre, qu’ils en aient entièrement pris conscience ? Je ne le dirais pas. S’il en était ainsi, nous ne verrions pas cette attitude scandaleuse à l’égard des hommes, des cadres, des travailleurs, attitude que nous observons souvent dans notre pratique.

Le mot d’ordre : « Les cadres décident de tout » exige de nos dirigeants qu’ils montrent la plus grande sollicitude pour nos travailleurs, « petits » et « grands », quel que soit le domaine où ils travaillent ; qu’ils les élèvent avec soin ; qu’ils les aident lorsqu’ils ont besoin d’un appui ; qu’ils les encouragent lorsqu’ils remportent leurs premiers succès ; qu’ils les fassent avancer, etc.

Or, en fait, nous enregistrons nombre d’exemples de bureaucratisme sans cœur et une attitude franchement scandaleuse à l’égard des collaborateurs. C’est ce qui explique proprement qu’au lieu d’apprendre à connaître les hommes pour, après seulement, leur confier des postes, bien souvent on les déplace comme de simples pions.

Nous avons appris à bien apprécier les machines et à faire des rapports sur la technique de nos usines et de nos fabriques. Mais je ne connais pas un seul exemple où l’on ait rapporté avec le même empressement sur le nombre d’hommes que nous avons formés, au cours de telle période, et comment nous les avons aidés à se développer, à se retremper au travail.

A quoi cela tient-il ? C’est que, chez nous, on n’a pas encore appris à apprécier les hommes, les travailleurs, les cadres.

Je me souviens d’un fait dont j’ai été témoin en Sibérie, pendant ma déportation. On était au printemps, en pleine crue des eaux.

Une trentaine d’hommes étaient allés au fleuve pour repêcher le bois emporté par l’immense fleuve déchaîné. Au soir, ils rentrèrent au village, mais un de leurs camarades manquait. A ma question : « Où est le trentième ? » ils répondirent, indifférents, qu’il « était resté là-bas ». « Comment ça, resté ? » Et il me fut répondu avec la même indifférence : « Cette question ! Il s’est noyé, pardi ! » Et aussitôt l’un d’eux se dépêcha de partir, en disant : « Il faut que j’aille faire boire ma jument ».

Quand je leur reprochai d’avoir plus pitié des bêtes que des hommes, l’un d’eux répondit, approuvé par tous les autres : « Plaindre les hommes, c’est bien la peine. Les hommes, on en fabrique toujours. Tandis qu’une jument… essaie voir d’en faire une ». (Animation générale.)

Voilà un exemple, peut-être peu important, mais fort caractéristique. Il me semble que l’indifférence de certains de nos dirigeants à l’égard des hommes, des cadres, et leur incapacité à les apprécier sont une survivance de cette étrange attitude de l’homme envers son semblable qui se dégage de l’épisode, que je viens de vous conter, de la lointaine Sibérie.

Ainsi donc, camarades, si nous voulons remédier à la pénurie d’hommes et obtenir que notre pays dispose de cadres suffisants, capables de faire progresser la technique et de la mettre en action, nous devons savoir avant tout apprécier les hommes, apprécier les cadres, apprécier chaque travailleur pouvant être utile à notre oeuvre commune.

Il faut comprendre enfin que de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif ce sont les hommes, les cadres. Il faut comprendre que, chez nous, dans les conditions actuelles, « les cadres décident de tout ».

Si nous avons de bons et nombreux cadres dans l’industrie, dans l’agriculture, dans les transports, dans l’armée, notre pays sera invincible. Si nous n’avons pas de tels cadres, nous boiterons des deux pieds.

Pour terminer, permettez-moi de porter un toast à la santé et au succès de notre nouvelle promotion des Ecoles supérieures de l’Armée rouge. Je lui souhaite de bien réussir dans l’organisation et la direction de la défense de notre pays !

Camarades, vous avez fini l’école supérieure et vous y avez reçu la première trempe. Mais l’école, ce n’est qu’un degré préparatoire.

Leur véritable trempe, les cadres la reçoivent dans le travail vivant, en dehors de l’école, dans la lutte contre les difficultés, pour les surmonter. Souvenez-vous, camarades, que les bons cadres sont ceux qui ne craignent pas les difficultés, qui ne s’y dérobent pas, mais qui au contraire marchent au-devant d’elles pour les surmonter, pour les vaincre.

Ce n’est que dans la lutte contre les difficultés que se forgent les véritables cadres. Et si notre Armée possède en nombre suffisant de véritables cadres, des cadres aguerris, elle sera invincible.

A votre santé, camarades ! (Vifs applaudissements de toute la salle. Tous se lèvent. Des hourras enthousiastes saluent le camarade Staline.)

=>Oeuvres de Staline

Staline : Le Marxisme et la question nationale

L’article « Le marxisme et la question nationale », écrit fin 1912-début 1913, à Vienne en Autriche, parut pour la première fois en 1913 sous la signature K. Staline dans les numéros 3-5 de la revue bolchévik Prosvechtchénié, sous le titre : « La question nationale et la social-démocratie ».

En 1914, il fut publié en brochure sous le titre : la Question nationale et le marxisme, aux éditions Priboï (Pétersbourg). En 1920, l’article fut réédité par le commissariat du peuple aux Minorités nationales dans le Recueil d’articles de Staline sur la question nationale (Editions d’Etat, Toula). Ce recueil était précédé d’une « Note de l’auteur » dont le passage ci-dessous se rapporte au présent article :

… « L’article reflète la période des discussions de principe sur la question nationale dans les rangs de la social-démocratie russe, à l’époque de la réaction tsariste et des grands propriétaires fonciers, un an et demi avant le début de la guerre impérialiste, époque où montait la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

Deux théories de la nation s’affrontaient alors et, partant, deux programmes nationaux : le programme autrichien, appuyé par le Bund et les menchéviks, et le programme russe, bolchevik.

Le lecteur trouvera dans l’article la caractéristique de ces deux courants. Les événements ultérieurs, plus particulièrement la guerre impérialiste et le démembrement de l’Autriche-Hongrie en Etats nationaux distincts, ont montré avec évidence de quel côté est la vérité.

Maintenant que Springer et Bauer sont restés Gros-Jean comme devant avec leur programme national, il n’est guère possible de douter que l’histoire a condamné l’ « école autrichienne ».

Le Bund lui-même a dû reconnaître que « la revendication de l’autonomie nationale-culturelle [c’est-à-dire du programme national autrichien], formulée en régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste » (voir la XIIe conférence du Bund, 1920).

Le Bund ne se doute même pas que, de ce fait, il a reconnu (sans le faire exprès) l’inconsistance doctrinale des fondements théoriques du programme national autrichien, l’inconsistance doctrinale de la théorie autrichienne de la nation. »

C’est à propos de cet article de Staline que Lénine écrivait à Gorki dans la seconde moitié de février 1913 : « Nous avons ici un merveilleux Géorgien qui, après avoir rassemblé tous les matériaux autrichiens et autres, a entrepris de composer un grand article pour le Prosvechtchénié. »

Lorsque l’ouvrage parut, Lénine en reconnut hautement le mérite dans son article : « le Programme national du P. O. S. D. R. », que publia la revue Social-démocrate, n° 32, du 28 (15) décembre 1913. Indiquons les raisons qui, au cours de cette période, placèrent à l’un des tout premiers plans la question nationale, il écrit : « Dans la littérature marxiste théorique, cet état de choses, ainsi que les principes du programme national de la social-démocratie ont déjà, ces derniers temps, été mis en lumière (citons ici en premier lieu l’article de Staline). »


La période de contre-révolution en Russie apporta non seulement « la foudre et l’éclair », mais aussi la déception à l’égard du mouvement, le manque de foi dans les forces communes. On avait cru à un « avenir radieux », et les gens luttaient ensemble indépendamment de leur nationalité : les problèmes communs, avant tout !

Un doute se glissa dans l’âme, et les gens commencèrent à se séparer pour regagner chacun son chez soi national : que chacun ne compte que sur soi-même ! « Problème national », avant tout !

En même temps, se produisait dans le pays une sérieuse refonte de la vie économique. L’année 1905 n’avait pas été perdue pour lui : les restes du régime de servage à la campagne avaient reçu un coup de plus. Une série de bonnes récoltes succédant aux disettes et l’essor industriel qui suivit, firent progresser le capitalisme.

La différenciation à la campagne et la croissance des villes, le développement du commerce et des voies de communication firent un grand pas en avant. Cela est vrai surtout en ce qui concerne la périphérie. Or, cela ne pouvait pas ne pas accélérer le processus de consolidation économique des nationalités composant la Russie. Ces dernières devaient se mettre en mouvement…

C’est encore dans le sens d’un réveil des nationalités qu’agissait le « régime constitutionnel » qui s’était établi à cette époque. Le développement des journaux et de la littérature en général, une certaine liberté de la presse et des institutions culturelles, le développement des théâtres nationaux, etc., contribuèrent sans nul doute à renforcer les « sentiments nationaux ».

La Douma avec sa campagne électorale et ses groupes politiques ouvrit de nouvelles possibilités pour ranimer les nations, une nouvelle et vaste arène pour la mobilisation de ces dernières.

Et la vague de nationalisme belliqueux, partie d’en haut, toute une suite de répressions de la part des « détenteurs du pouvoir », qui se vengeaient sur la périphérie pour son « amour de la liberté », provoquèrent une contre-vague de nationalisme montant d’en bas, qui se transformait parfois en un grossier chauvinisme.

Le renforcement du sionisme [Sionisme, courant politique nationaliste-réactionnaire, qui avait des partisans dans la petite et la moyenne bourgeoisie juive commerçante et artisanale, parmi les intellectuels, les employés de commerce, les artisans et dans les couches les plus arriérées des ouvriers juifs. Ce courant se donnait pour but d’organiser en Palestine un Etat bourgeois juif propre et cherchait à isoler les masses ouvrières juives de la lutte commune du prolétariat.] parmi les Juifs, le chauvinisme croissant en Pologne, le panislamisme [Panislamisme, idéologie politique des couches supérieures turques, tatars, etc. (khans, moulahs, grands propriétaires fonciers, marchands, etc.), qui tendaient à réunir en un tout unique tous les peuples confessant l’islamisme (religion musulmane).

Un autre courant proche du panislamisme, c’est le panturquisme ; celui-ci tendait à grouper les populations musulmanes turkies sous le pouvoir des Turcs.] parmi les Tatars, le renforcement du nationalisme parmi les Arméniens, les Géorgiens, les Ukrainiens la tendance générale du philistin à l’antisémitisme, autant de faits connus de tous.

La vague de nationalisme montait, toujours plus forte, menaçant d’entraîner les masses ouvrières. Et plus le mouvement de libération allait décroissant, plus les fleurs du nationalisme s’épanouissaient luxuriantes.

Dans ce moment difficile, une haute mission incombait à la social-démocratie : battre en brèche le nationalisme, préserver les masses de la « contagion » générale. Car la social-démocratie, et elle seule, pouvait le faire, en opposant au nationalisme l’arme éprouvée de l’internationalisme, l’unité et l’indivisibilité de la lutte de classes.

Et plus la vague de nationalisme montait, plus retentissante devait être la voix de la social-démocratie en faveur de la fraternité et de l’unité des prolétaires de toutes les nationalités de Russie. En cette circonstance, les social-démocrates de la périphérie, qui se heurtaient directement au mouvement nationaliste, devaient faire preuve d’une fermeté particulière.

Or, tous les social-démocrates ne se sont pas montrés à la hauteur de cette tâche, et, avant tout, les social-démocrates de la périphérie.

Le Bund [Le Bund, Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Fondé en septembre 1897 au congrès de Vilna, il déploya une grande activité principalement parmi les artisans juifs.

Le Bund adhéra au P.O.S.D.R. au Ier congrès de ce dernier (en 1898), « en tant qu’organisation autonome, indépendante seulement dans les questions concernant spécialement le prolétariat juif ».

Jusqu’en 1901, au nombre des revendications politiques, le Bund ne formulait à part que celle de l’égalité civique pour les Juifs. Au IIe congrès du P.O.S.D.R., en 1903, le Bund quitta le Parti, après que le congrès eut repoussé la revendication du Bund exigeant qu’on le reconnût comme le représentant unique du prolétariat juif et qu’on acceptât une structure du Parti sur des bases fédératives.

A son VIe congrès tenu en 1905, le Bund formule la revendication de l’ « autonomie culturelle-nationale », qui s’exprime dans le « retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.), et dans leur transmission à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales, tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel égal, direct et secret ». La seconde union du Bund avec le P.O.S.D.R. eut lieu après le IVe congrès de Stockholm, en 1906. Ce congrès n’examina pas la question du programme national du Bund ; il la laissa ouverte.

Dans la lutte au sein du Parti, le Bund occupait la plupart du temps une position de droite et soutenait les menchéviks ; à dater de 1912, il entra en rapports étroits d’organisation avec les liquidateurs. Pendant la guerre, le Bund (à l’exception d’un petit nombre d’internationalistes) fut partisan de la défense nationale, et, après la révolution de Février, il soutint le gouvernement de coalition et combattit les bolchéviks.

Fin 1918, des groupes de gauche s’organisèrent au sein du Bund et, en mai 1919, se tint à Kiev la première conférence du « Bund communiste » dissident d’Ukraine, où il fusionna avec le « Parti communiste juif unifié » pour former l’ « Union communiste juive » (Komfarband), admise au Parti communiste russe au mois d’août 1919. En Russie- Blanche, l’aile gauche du Bund, organisée en « Parti communiste juif », adhéra également au P.C.R., en mars 1919. Enfin, en mars 1921, à la conférence de Minsk, les restes du Bund prirent la décision d’adhérer officiellement au P.C.R., ne laissant en dehors de ce dernier qu’une partie insignifiante du Bund avec Abramovitch à la tête.

Déjà en 1920, à sa XIIe conférence qui avait reconnu la nécessité de renoncer à la tactique d’opposition à l’égard du pouvoir des Soviets, le Bund avait reconnu officiellement l’inutilité de sa principale revendication nationaliste, l’ « autonomie culturelle-nationale », et il avait déclaré que « la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, formulée dans le cadre du régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste ».] qui, auparavant, soulignait les tâches communes, plaçait maintenant au premier plan ses buts particuliers, purement nationalistes : il est allé jusqu’à proclamer la « fête du samedi » et la « reconnaissance du yiddish » (Cf. Rapport sur la IXe conférence du Bund.) comme revendication de combat dans sa campagne électorale. [La IXe conférence du Bund se tint en juin 1912, à Vienne.

Elle examina les questions relatives aux élections pour la IVe Douma d’Empire et à la convocation de la conférence d’août (des liquidateurs), à laquelle, comme on le sait, participèrent les bundistes.

Les résolutions de la Xe conférence du Bund portaient un caractère d’opportunisme et de liquidationisme extrêmes (rejet du mot d’ordre de la République, mise à l’arrière-plan du travail illégal, abandon des tâches révolutionnaires du prolétariat).

La conférence sanctionna l’union déclarée du Bund avec les menehéviks-liquidateurs et la « gauche » du Parti socialiste polonais.]

Le Bund a été suivi du Caucase : une partie des social-démocrates caucasiens qui, auparavant, niaient avec les autres social-démocrate caucasiens l’« autonomie culturelle-nationale », en font maintenant une revendication du jour. (Cf. Communication de la conférence d’août.) Nous ne parlons même pas de la conférence des liquidateurs [Il s’agit de la conférence des liquidateurs, dite conférence d’août, qui se tint en août 1912, à Vienne, et qui avait pour but l’organisation d’un bloc anti-bolchévik. Prirent part à la conférence les liquidateurs, le Bund, les Lettons et une partie des social-démocrates caucasiens ; quant au principal organisateur et inspirateur de la conférence, ce fut L. Trotski. Voir la résolution adoptée à cette conférence sur la question nationale et la critique de cette résolution aux pages 58 et suivantes de la présente édition.] qui a sanctionné diplomatiquement les flottements nationalistes. [Cf. Communication de la conférence d’août.]

Il s’ensuit donc que les conceptions de la social-démocratie russe sur la question nationale ne sont pas encore nettes pour tous les social-démocrates.

Un examen sérieux de la question nationale sous tous ses aspects est évidemment nécessaire. Il faut que les social-démocrates conséquents fassent un effort coordonné et inlassable pour dissiper le brouillard nationaliste, d’où qu’il vienne.

 I. — La nation

Qu’est-ce que la nation ?

La nation, c’est avant tout une communauté, une communauté déterminée d’individus.

Cette communauté n’est pas de race, ni de tribu. L’actuelle nation italienne a été formée de Romains, de Germains, d’Etrusques, de Grecs, d’Arabes, etc. La nation française s’est constituée de Gaulois, de Romains, de Bretons, de Germains, etc. Il faut en dire autant des Anglais, des Allemands et des autres, constitués en nations avec des hommes appartenant à des races et à des tribus diverses.

Ainsi, la nation n’est pas une communauté de race ni de tribu, mais une communauté d’hommes historiquement constituée.

D’autre part, il est hors de doute que les grands Etats de Cyrus ou d’Alexandre ne pouvaient pas être appelés nations, bien que formés historiquement, formés de tribus et de races diverses. Ce n’étaient pas des nations, mais des conglomérats de groupes accidentels et peu liés entre eux, qui se désagrégeaient et s’unissaient, suivant les succès ou les défaites de tel ou tel conquérant.

Ainsi, une nation n’est pas un conglomérat accidentel ni éphémère, mais une communauté stable d’hommes.

Mais toute communauté stable ne crée pas la nation. L’Autriche et la Russie sont aussi des communautés stables, pourtant personne ne les dénomme nations. Qu’est-ce qui distingue la communauté nationale de la communauté d’Etat ?

Entre autres, le fait que la communauté nationale ne saurait se concevoir sans une langue commune, tandis que pour l’Etat la langue commune n’est pas obligatoire. La nation tchèque en Autriche et la polonaise en Russie seraient impossibles sans une langue commune pour chacune d’elles ; cependant que l’existence de toute une série de langues à l’intérieur de la Russie et de l’Autriche n’empêche pas l’unité de ces Etats. Il s’agit évidemment des langues populaires parlées, et non des langues officielles des bureaux.

Ainsi, communauté de langue, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

Cela ne veut évidemment pas dire que les diverses nations parlent toujours et partout des langues différentes, ou que tous ceux qui parlent la même langue constituent forcément une seule nation. Une langue commune pour chaque nation, mais pas nécessairement des langues différentes pour les diverses nations !

Il n’est pas de nation qui parle à la fois plusieurs langues, mais cela ne signifie pas encore qu’il ne puisse y avoir deux nations parlant la même langue ! Les Anglais et les Nord-américains parlent la même langue et cependant ils ne constituent pas une même nation. Il faut en dire autant des Norvégiens et des Danois, des Anglais et des Irlandais.

Mais pourquoi, par exemple, les Anglais et les Nord-américains ne constituent-ils pas une seule nation, malgré la langue qui leur est commune ?

Tout d’abord parce qu’ils ne vivent pas côte à côte, mais sur des territoires différents. Une nation ne se constitue que comme le résultat de relations durables et régulières, comme le résultat de la vie commune des hommes, de génération en génération. Or, une longue vie en commun est impossible sans un territoire commun.

Les Anglais et les Américains peuplaient autrefois un seul territoire, l’Angleterre, et formaient une seule nation. Puis, une partie des Anglais émigra d’Angleterre vers un nouveau territoire, en Amérique, et c’est là, sur ce nouveau territoire, qu’elle a formé avec le temps, une nouvelle nation, la nord-américaine. La diversité des territoires a amené la formation de nations diverses.

Ainsi, communauté de territoire, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

Mais ce n’est pas encore tout. La communauté du territoire en elle-même ne fait pas encore une nation. Pour cela, il faut qu’il y ait en outre une liaison économique interne, soudant les diverses parties de la nation en un tout unique.

Une telle liaison n’existe pas entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord, et c’est pourquoi elles forment deux nations différentes. Mais les Nord-américains eux-mêmes ne mériteraient pas d’être appelés nation, si les différents points de l’Amérique du Nord n’étaient pas liés entre eux en un tout économique, grâce à la division du travail entre eux, au développement des voies de communication, etc.

Prenons, par exemple, les Géorgiens. Les Géorgiens d’avant la réforme [Il s’agit ici de la réforme de 1863-1867, qui abolit le servage en Géorgie.] vivaient sur un territoire commun et parlaient une seule langue ; et pourtant ils ne formaient pas, à parler strictement, une seule nation, car, divisés en une série de principautés détachées les unes des autres, ils ne pouvaient vivre une vie économique commune, se faisaient la guerre durant des siècles et se ruinaient mutuellement, en excitant les uns contre les autres les Persans et les Turcs.

La réunion éphémère et accidentelle des principautés, que réussissait parfois à réaliser un tsar chanceux, n’englobait dans le meilleur des cas que la sphère administrative superficielle, pour se briser rapidement aux caprices des princes et à l’indifférence des paysans.

D’ailleurs, il ne pouvait en être autrement, en présence du morcellement économique de la Géorgie. Celle-ci, en tant que nation, n’apparut que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la fin du servage et le progrès de la vie économique du pays, le développement des voies de communication et la naissance du capitalisme, eurent établi la division du travail entre les régions de la Géorgie, et définitivement ébranlé l’isolement économique des principautés pour les réunir en un tout unique.

Il faut en dire autant des autres nations qui ont franchi le stade du féodalisme et développé chez elles le capitalisme.

Ainsi, communauté de la vie économique, cohésion économique, comme l’une des particularités caractéristiques de la nation.

Mais cela non plus n’est pas tout. Outre ce qui a été dit, il faut encore tenir compte des particularités de la psychologie des hommes réunis en nation. Les nations se distinguent les unes des autres non seulement par les conditions de leur vie, mais aussi par leur mentalité qui s’exprime dans les particularités de la culture nationale. Si l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Irlande qui parlent une seule langue forment néanmoins trois nations différentes, un rôle assez important est joué en l’occurrence par cette formation psychique originale qui s’est élaborée, chez elles, de génération en génération, par suite de conditions d’existence différentes.

Evidemment, la formation psychique en elle-même, ou, comme on l’appelle autrement, le « caractère national », apparaît pour l’observateur comme quelque chose d’insaisissable ; mais pour autant qu’elle s’exprime dans l’originalité de la culture commune à la nation, elle est saisissable et ne saurait être méconnue.

Inutile de dire que le « caractère national » n’est pas une chose établie une fois pour toutes, qu’il se modifie en même temps que les conditions de vie ; mais pour autant qu’il existe à chaque moment donné, il laisse son empreinte sur la physionomie de la nation.

Ainsi, communauté de la formation psychique qui se traduit dans la communauté de la culture, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

De cette façon, nous avons épuisé tous les indices caractérisant la nation.

La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture.

Et il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l’évolution, possède son histoire, un commencement et une fin.

Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus : l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la nation cesse d’être nation.

On peut se représenter des hommes ayant un « caractère national » commun, sans que l’on puisse dire toutefois qu’ils forment une seule nation, s’ils sont économiquement dissociés, s’ils vivent sur des territoires différents, s’ils parlent des langues différentes, etc. Tels sont, par exemple, les Juifs russes, galiciens, américains, géorgiens, ceux des montagnes du Caucase qui, à notre avis, ne forment pas une nation unique.

On peut se représenter des hommes dont la vie économique et le territoire sont communs, et qui cependant ne forment pas une nation, s’ils n’ont pasr la communauté de langue et de « caractère national ». Tels, par exemple, les Allemands et les Lettons dans les pays de la Baltique.

Enfin les Norvégiens et les Danois parlent une seule langue, sans pour cela former une seule nation, vu l’absence des autres indices.

Seule, la réunion de tous les indices pris ensemble nous donne la nation.

Il peut sembler que le « caractère national » ne soit pas un des indices, mais l’unique indice essentiel de la nation, et que tous les autres indices constituent à proprement parler les conditions du développement de la nation, et non ses indices. Ce point de vue est partagé, par exemple, par les théoriciens social-démocrates de la question nationale, connus en Autriche, R. Springer et surtout O. Bauer.

Examinons leur théorie de la nation.

D’après Springer,

« la nation est une association d’hommes pensant et parlant de la même manière… la communauté culturelle d’hommes contemporains, qui ne sont plus liés au « sol » (Voir le Problème national de R. Sphinger, p. 43, édit. Obchtchestvennaïa Polza, 1909.)

[souligné par nous. J. S.]

.

Ainsi, « association » d’hommes pensant et parlant de la même manière, quelque dissociés qu’ils soient entre eux et où qu’ils vivent.

Bauer va encore plus loin :

« Qu’est-ce que la nation ? interroge-t-il. Est-ce la communauté de langue qui réunit les hommes en nation ? Mais les Anglais et les Irlandais… parlent une seule langue, sans toutefois former un seul peuple. Les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et forment, néanmoins, une nation. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social- démocratie, p. 1-2, édit. Serp. 1909.)

Mais alors qu’est-ce qu’une nation ?

« La nation est une communauté de caractère relative. » (Idem, p. 6.)

Mais qu’est-ce que le caractère, en l’espèce le caractère national ?

Le caractère national, c’est :

« la somme des indices distinguant les hommes d’une nationalité de ceux d’une autre, un complexe de qualités physiques et morales qui distingue une nation de l’autre. » (Idem, p. 2.)

Certes, Bauer sait que le caractère national ne tombe pas du ciel, aussi ajoute-t-il :

« Le caractère des hommes n’est déterminé par rien d’autre que leur sort », … « la nation n’est autre chose qu’une communauté du sort », déterminée à son tour par les « conditions dans lesquelles les hommes produisent leurs moyens d’existence et répartissent les produits de leur travail. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 24-25, éd. Serp, 1909.)

Ainsi, nous en arrivons à la définition la plus « complète » de la nation, comme s’exprime Bauer.

« La nation est tout l’ensemble des hommes réunis dans une communauté de caractère sur le terrain de la communauté du sort. » (Idem, p. 139.)

Donc, communauté du caractère national sur le terrain de la communauté du sort, prise en dehors du lien obligatoire avec la communauté du territoire, de la langue et de la vie économique.

Mais que reste-t-il, en ce cas, de la nation ? De quelle communauté nationale peut-il être question chez des hommes dissociés économiquement les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant, de génération en génération, des langues différentes ?

Bauer parle des Juifs comme d’une nation, bien qu’« ils n’aient pas du tout de langue commune » (Idem, p. 2.) ; mais de quelle « communauté du sort » et de quelle cohésion nationale peut-il être question, par exemple, chez les Juifs géorgiens, daghestanais, russes ou américains, complètement détachés les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant des langues différentes ?

Les Juifs en question vivent, sans nul doute, une vie économique et politique commune avec les Géorgiens, les Daghestanais, les Russes et les Américains, dans une atmosphère culturelle commune avec chacun de ces peuples ; cela ne peut manquer de laisser une empreinte sur leur caractère national ; et s’il leur est resté quelque chose de commun, c’est la religion, leur origine commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui s’évanouissent, influent sur le « sort » des Juifs mentionnés, avec plus de force que le milieu vivant social, économique et culturel qui les entoure ? Or, ce n’est qu’en partant de cette hypothèse que l’on peut parler des Juifs en général comme d’une nation unique.

Qu’est-ce qui distingue alors la nation de Bauer, de l’ « esprit national » mystique et se suffisant à lui-même des spiritualistes ?

Bauer trace une limite infranchissable entre le « trait distinctif » d’une nation (caractère national) et les « conditions » de sa vie, en les dissociant l’un des autres. Mais qu’est-ce que le caractère national, sinon le reflet des conditions de vie, sinon un concentré des impressions reçues du milieu environnant ? Comment peut-on se borner uniquement au caractère national, en l’isolant et le dissociant du terrain qui l’a engendré ?

Et puis, qu’est-ce qui distinguait, à proprement parler, la nation anglaise de la nord-américaine, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, alors que l’Amérique du Nord se dénommait encore la « Nouvelle-Angleterre » ?

Ce n’est évidemment pas le caractère national : car les Nord-américains étaient originaires de l’Angleterre ; ils avaient emporté avec eux, en Amérique, outre la langue anglaise, le caractère national anglais, dont ils ne pouvaient évidemment pas se départir si vite, quoique sous l’influence des conditions nouvelles, un caractère particulier se formât vraisemblablement chez eux. Et cependant, malgré la communauté plus ou moins grande du caractère, ils constituaient déjà à cette époque une nation distincte de l’Angleterre ! Il est évident que la « Nouvelle-Angleterre », en tant que nation, se distinguait alors de l’Angleterre, en tant que nation, non par son caractère national particulier, ou moins par le caractère national que par le milieu distinct de l’Angleterre, par les conditions de vie.

De cette façon, il est clair qu’il n’existe pas en réalité d’indice distinctif unique de la nation. Il existe seulement une somme d’indices parmi lesquels, lorsqu’on compare les nations, se détache avec plus de relief tantôt un indice (caractère national), tantôt un autre (langue), tantôt un troisième (territoire, conditions économiques). La nation est une combinaison de tous les indices pris ensemble.

Le point de vue de Bauer identifiant la nation avec le caractère national, détache la nation du sol et en fait une sorte de force invisible, se suffisant à elle-même. Dès lors, ce n’est plus une nation, vivante et agissante, mais quelque chose de mystique, d’insaisissable et d’outre-tombe. Car, je le répète, qu’est-ce par exemple que cette nation juive, constituée par des Juifs géorgiens, daghestanais, russes, américains et autres, dont les membres ne se comprennent pas les uns les autres (parlent des langues différentes), vivent dans les différentes parties du globe, ne se verront jamais, n’agiront jamais en commun, ni en temps de paix, ni en temps de guerre ? Non, ce n’est pas pour de telles « nations » n’existant que sur le papier, que la social-démocratie établit son programme national. Elle ne peut tenir compte que des nations réelles, qui agissent, qui se meuvent et qui, pour cette raison, obligent les autres à compter avec elles.

Bauer confond évidemment la nation, catégorie historique, avec la tribu, catégorie ethnographique.

Au reste, Bauer lui-même sent apparemment la faiblesse de sa position. Proclamant résolument, au début de son livre, les Juifs comme une nation (Voir p. 2 de son livre : la Question nationale et la social-démocratie.), Bauer se corrige à la fin de son livre, affirmant que la « société capitaliste en général ne leur permet pas (aux Juifs) de se conserver en tant que nation » (Idem., p. 389.) et les assimile aux autres nations. La raison en est, paraît-il, que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation » (Idem., p. 388.), alors qu’une telle région existe, par exemple, chez les Tchèques qui, d’après Bauer, doivent se conserver comme nation. Bref, la cause en est dans l’absence de territoire.

Raisonnant ainsi, Bauer voulait démontrer que l’autonomie nationale ne peut pas être la revendication des ouvriers juifs (Idem., p. 396.), mais il a, de ce fait, renversé, sans le faire exprès, sa propre théorie, qui nie la communauté du territoire, comme l’un des indices de la nation.

Mais Bauer va plus loin. Au début de son livre, il déclare résolument que « les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et n’en forment pas moins une nation ». (Idem., p. 2.) Mais à peine arrivé à la page 130, il change de front en déclarant avec non moins de résolution : « Il n’est pas douteux qu’aucune nation n’est possible sans une langue commune » (Cf. la Question nationale et la social-démocratie, p. 130.) (souligné par nous. J.S.).

Bauer voulait démontrer ici que « la langue est l’instrument le plus important des relations entre les hommes » (Idem., p. 130.), mais, en même temps, il a démontré aussi, sans le faire exprès, ce qu’il ne se proposait pas de démontrer, à savoir : la carence de sa propre théorie de la nation, qui nie l’importance de la communauté de la langue.

C’est ainsi que se dément elle-même cette théorie cousue de fil idéaliste.

 II. — Le mouvement national

La nation n’est pas simplement une catégorie historique, mais une catégorie historique d’une époque déterminée, de l’époque du capitalisme ascendant. Le processus de liquidation du féodalisme et de développement du capitalisme est en même temps le processus de constitution des hommes en nations. Il en va ainsi, par exemple, en Europe occidentale. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Italiens, etc., se sont constitués en nations, alors que s’effectuait la marche victorieuse du capitalisme qui triomphait du morcellement féodal.

Mais la formation des nations y signifiait du même coup leur transformation en Etats nationaux indépendants. Les nations anglaises, françaises et autres sont, en même temps, des Etats anglais, etc. L’Irlande, restée en dehors de ce processus, ne change rien au tableau d’ensemble.

Il en va un peu autrement dans l’Europe orientale. Alors qu’en Occident les nations se sont développées en Etats, en Orient se sont formés des Etats multinationaux, Etats composés de plusieurs nationalités. Telles l’Autriche-Hongrie, la Russie. En Autriche, les Allemands se sont avéré les plus évolués sous le rapport politique ; aussi se sont-ils chargés, eux, de réunir les nationalités autrichiennes dans un Etat. En Hongrie, les Magyars, noyau de nationalités hongroises, se sont avérés les plus aptes à s’organiser en Etat ; et ce sont encore eux les unificateurs de la Hongrie. En Russie, le rôle d’unificateurs des nationalités a été assumé par les Grands-Russes, qui avaient à leur tête une forte bureaucratie militaire de la noblesse, organisée et historiquement constituée.

Il en a été ainsi en Europe orientale.

Ce mode particulier de constitution des Etats ne pouvait avoir lieu que dans les conditions du féodalisme non encore liquidé, dans les conditions d’un capitalisme faiblement développé, lorsque les nationalités refoulées à l’arrière-plan n’avaient pas encore eu le temps de se consolider économiquement, pour se constituer en nations.

Mais le capitalisme commence à se développer aussi dans les Etats de l’Europe orientale. Le commerce et les voies de communication se développent. De grandes villes surgissent. Les nations se consolident économiquement. Le capitalisme, ayant fait irruption dans la vie calme des nationalités refoulées, les agite et les met en mouvement. Le développement de la presse et du théâtre, l’activité du Reichsrat (en Autriche) et de la Douma (en Russie), contribuent à renforcer les « sentiments nationaux ». L’intelligentzia qui s’est formée, se pénètre de l’« idée nationale », et agit dans la même direction…

Mais les nations refoulées, éveillées à la vie propre, ne se constituent plus en Etats nationaux indépendants : elles rencontrent sur leur chemin la résistance vigoureuse des couches dirigeantes des nations maîtresses, placées depuis longtemps déjà à la tête de l’Etat. —Trop tard !…

C’est ainsi que se constituent en nations les Tchèques, les Polonais, etc., en Autriche ; les Croates, etc., en Hongrie ; les Lettons, les Lituaniens, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Arméniens, etc., en Russie. Ce qui était une exception en Europe occidentale (Irlande) est devenu la règle en Orient.

En Occident, l’Irlande a répondu au régime d’exception par un mouvement national. En Orient, les nations réveillées devaient répondre de même.

Ainsi, se sont formées les conditions qui poussèrent les jeunes nations de l’Est européen à la lutte.

La lutte s’engagea et s’enflamma, à proprement parler, non pas entre les nations dans leur ensemble, mais entre les classes dominantes des nations maîtresses et des nations refoulées. La lutte est menée ordinairement ou par la petite bourgeoisie citadine de la nation opprimée contre la grande bourgeoisie de la nation maîtresse (Tchèques et Allemands) ; ou par la bourgeoisie rurale de la nation opprimée contre les grands propriétaires fonciers de la nation dominante (les Ukrainiens en Pologne) ; ou bien par toute la bourgeoisie « nationale » des nations opprimées contre la noblesse régnante de la nation maîtresse (Pologne, Lituanie, Ukraine en Russie).

La bourgeoisie détient le principal rôle.

Le marché, voilà la question essentielle pour la jeune bourgeoisie. Ecouler ses marchandises et sortir victorieuse dans la concurrence avec la bourgeoisie d’une autre nationalité, tel est son but. De là, son désir de s’assurer son marché « propre », « national ». Le marché est la première école où la bourgeoisie apprend le nationalisme.

Mais les choses, ordinairement, ne se bornent pas au marché. A la lutte vient se mêler la bureaucratie semi-féodale, semi-bourgeoise de la nation dominante, avec ses méthodes de la « poigne et de la défense expresse ». La bourgeoisie d’une nation maîtresse, qu’elle soit petite ou grande, il n’importe, acquiert la possibilité de venir à bout de son concurrent « plus vite » et « plus résolument ». Les « forces » s’unissent, et toute une série de mesures restrictives commencent à s’exercer contre la bourgeoisie « allogène », mesures dégénérant en répression. De la sphère économique, la lutte est reportée dans la sphère politique. La restriction de la liberté de déplacement, les entraves à l’usage de la langue, la restriction des droits électoraux, la réduction du nombre des écoles, les entraves à l’exercice de la religion, etc., pleuvent dru sur la tête du « concurrent ». Certes, de telles mesures ne servent pas seulement les intérêts des classes bourgeoises de la nation maîtresse, mais aussi les buts spécifiques, les buts de caste, pour ainsi dire, de la bureaucratie régnante. Mais au point de vue des résultats, cela est absolument indifférent : les classes bourgeoises et la bureaucratie marchent en l’occurrence la main dans la main, qu’il s’agisse de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie, peu importe.

Pressée de toutes parts, la bourgeoisie de la nation opprimée entre naturellement en mouvement. Elle en appelle à « son peuple » et commence à invoquer à grands cris la « patrie », faisant passer sa propre cause pour celle du peuple entier. Elle recrute pour elle-même une armée parmi ses « compatriotes » dans l’intérêt… de la « patrie ». Et le « peuple » ne reste pas toujours indifférent aux appels, il se rassemble autour de son drapeau : la répression d’en haut l’atteint, lui aussi, et provoque son mécontentement.

C’est ainsi que commence le mouvement national.

La force du mouvement national est fonction du degré de participation à ce mouvement des vastes couches de la nation, du prolétariat et de la paysannerie.

Le prolétariat se rangera-t-il sous le drapeau du nationalisme bourgeois, cela dépend du degré de développement des contradictions de classe, de la conscience et de l’organisation du prolétariat. Le prolétariat conscient possède son propre drapeau éprouvé, et point n’est besoin pour lui de se ranger sous le drapeau de la bourgeoisie.

En ce qui concerne les paysans, leur participation au mouvement national dépend avant tout du caractère de la répression. Si la répression heurte les intérêts de la « terre », comme ce fut le cas en Irlande, les grandes masses de paysans se rangent aussitôt sous le drapeau du mouvement national.

D’un autre côté, si, par exemple en Géorgie, il n’y a pas de nationalisme anti-russe tant soit peu sérieux, c’est d’abord parce qu’il n’y a point là-bas de grands propriétaires fonciers russes ou de grosse bourgeoisie russe, qui pourraient alimenter un tel nationalisme dans les masses. Il existe en Géorgie un nationalisme antiarménien, mais c’est parce qu’il y a encore là-bas, une grande bourgeoisie arménienne qui, battant la petite bourgeoisie géorgienne non encore affermie, pousse cette dernière au nationalisme anti-arménien.

Suivant ces facteurs, le mouvement national ou bien prend un caractère de masse, en gagnant toujours du terrain (Irlande, Galicie), ou bien il se transforme en une suite de petites échauffourées et dégénère en scandale et « lutte » pour les enseignes de boutiques (certaines petites villes de Bohême).

Le contenu du mouvement national ne peut, évidemment, pas être le même partout : il dépend entièrement des revendications diverses formulées par le mouvement. En Irlande, le mouvement revêt un caractère agraire ; en Bohême, un caractère de « langue » ; ici, on réclame l’égalité civile et la liberté confessionnelle ; là, ses fonctionnaires « à soi » ou une Diète à soi. Les revendications diverses laissent entrevoir souvent des traits divers caractérisant la nation en général (langue, territoire, etc.). Chose à retenir, c’est que nulle part on ne trouve la revendication concernant l’universel « caractère national » bauerien. Et cela se conçoit : le « caractère national », pris en lui-même, est insaisissable, et, comme l’a justement fait remarquer I. Strasser, « on ne saurait s’en servir pour faire de la politique ». (Voir son Der Arbeiter und dit Nation, 1912, p. 33.)

Tels sont, en somme, les formes et le caractère du mouvement national.

De ce qui précède, il résulte nettement que la lutte nationale dans les conditions du capitalisme ascendant, est une lutte des classes bourgeoises entre elles. Parfois, la bourgeoisie réussit à entraîner dans le mouvement national le prolétariat, et alors la lutte nationale prend, en apparence, un caractère « populaire général », mais rien qu’en apparence. Dans son essence, elle reste toujours bourgeoise, avantageuse et souhaitable principalement pour la bourgeoisie.

Mais il ne s’ensuit nullement que le prolétariat ne doit pas lutter contre la politique d’oppression des nationalités.

Les restrictions à la liberté de déplacement, la privation des droits électoraux, les entraves à l’usage de la langue, la réduction du nombre des écoles et autres mesures répressives atteignent les ouvriers autant que la bourgeoisie, sinon davantage. Une telle situation ne peut que freiner le libre développement des forces spirituelles du prolétariat des nations assujetties. On ne peut parler sérieusement du plein développement des dons spirituels de l’ouvrier tatar ou juif, alors qu’on ne lui permet pas d’user de sa langue maternelle dans les réunions et les conférences, alors qu’on lui ferme ses écoles.

Mais la politique de répression nationaliste est, d’un autre côté encore, dangereuse pour la cause du prolétariat. Elle détourne l’attention des grandes couches de la population des questions sociales, des questions de lutte de classe, vers les questions nationales, vers les questions « communes » au prolétariat et à la bourgeoisie. Et cela crée un terrain favorable pour prêcher le mensonge de l’« harmonie des intérêts », pour estomper les intérêts de classe du prolétariat, pour asservir moralement les ouvriers. Ainsi, une barrière sérieuse est dressée devant l’œuvre d’unification des ouvriers de toutes les nationalités. Si une partie considérable des ouvriers polonais demeure jusqu’ici moralement asservie par les nationalistes bourgeois ; si elle demeure jusqu’ici à l’écart du mouvement ouvrier international, c’est surtout parce que la politique séculaire anti-polonaise des « détenteurs du pouvoir » prête le terrain à une telle servitude, rend difficile l’affranchissement des ouvriers de cette servitude.

Mais la politique de répression ne s’en tient pas là. Du « système » d’oppression elle passe souvent au « système » d’excitation des nations l’une contre l’autre, au « système » de massacres et de pogroms. Evidemment, ce dernier n’est pas toujours ni partout possible, mais là où il est possible — en l’absence des libertés élémentaires — il prend souvent des proportions effrayantes, menaçant de noyer dans le sang et les larmes l’œuvre de rassemblement des ouvriers. Le Caucase et la Russie méridionale en fournissent nombre d’exemples. « Diviser pour régner », tel est le but de la politique d’excitation. Et dans la mesure où une telle politique réussit, elle constitue le plus grand mal pour le prolétariat, un obstacle des plus sérieux à l’œuvre de rassemblement des ouvriers de toutes les nationalités composant l’Etat.

Mais les ouvriers sont intéressés à la fusion complète de tous leurs camarades en une seule armée internationale, à leur prompte et définitive libération de la servitude morale à l’égard de la bourgeoisie, au total et libre développement des forces morales de leurs compagnons, à quelque nation qu’ils appartiennent.

Aussi, les ouvriers luttent-ils et continueront-ils de lutter contre la politique d’oppression des nations sous toutes ses formes, depuis les plus subtiles jusqu’aux plus brutales, de même que contre la politique d’excitation sous toutes ses formes.

Aussi, la social-démocratie de tous les pays proclame-t-elle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire : seule la nation elle-même a le droit de décider de son, sort, nul n’a le droit de s’immiscer par la force dans la vie de la nation, de détruire ses écoles et autres institutions, de briser ses us et coutumes, d’entraver l’usage de sa langue, d’amputer ses droits.

Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie soutiendra toutes les coutumes et institutions possibles et imaginables de la nation. Luttant contre les violences exercées sur la nation, elle ne défendra que le droit de la nation à décider elle-même de son sort, tout en faisant de l’agitation contre les coutumes et institutions nocives de cette nation, afin de permettre aux couches laborieuses de ladite nation de s’en affranchir.

Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire que la nation peut s’organiser comme bon lui semble. Elle a le droit d’organiser sa vie suivant les principes de l’autonomie. Elle a le droit de lier, avec les autres nations, des rapports fédératifs. Elle a le droit de se séparer complètement. La nation est souveraine, et toutes les nations sont égales en droits.

Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie défendra n’importe quelle revendication de la nation. La nation a le droit de retourner même à l’ancien ordre de choses, mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie souscrira à une semblable décision de telle ou telle institution de la nation envisagée. Les devoirs de la social-démocratie qui défend les intérêts du prolétariat, et les droits de la nation constituée par diverses classes sont deux choses différentes.

Luttant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la social-démocratie s’assigne pour but de mettre un terme à la politique d’oppression de la nation, de la rendre impossible et de saper ainsi la lutte des nations, de l’émousser, de la réduire au minimum.

C’est ce qui distingue essentiellement la politique du prolétariat conscient de la politique de la bourgeoisie, qui cherche à approfondir et amplifier la lutte nationale, à poursuivre et accentuer le mouvement national.

C’est pour cela précisément que le prolétariat conscient ne peut se ranger sous le drapeau « national » de la bourgeoisie.

C’est pour cela précisément que la politique dite d’ « évolution nationale », préconisée par Bauer, ne peut devenir la politique du prolétariat. La tentative de Bauer d’identifier sa politique d’ « évolution nationale » avec la politique de « la classe ouvrière moderne » (Cf. le livre de Bauer, p, 166.) est une tentative visant à adapter la lutte de classe des ouvriers à la lutte des nations.

Les destinées du mouvement national, bourgeois quant à son fond, sont naturellement liées au sort de la bourgeoisie. La chute définitive du mouvement national n’est possible qu’avec la chute de la bourgeoisie. La paix totale ne peut être instaurée que sous le règne du socialisme. Mais réduire la lutte nationale au minimum, la saper à la racine, la rendre au maximum inoffensive pour le prolétariat — cela est possible aussi dans le cadre du capitalisme. Témoin, ne fût-ce que l’exemple de la Suisse et de l’Amérique. Pour cela, il faut démocratiser le pays et permettre aux nations de se développer librement.

 III. — Position de la question

La nation a le droit de décider librement de son sort. Elle a le droit de s’établir comme bon lui semble, sans empiéter, bien entendu, sur les droits des autres nations. Cela est indiscutable.

Mais comment précisément doit-elle s’organiser, quelles formes doit épouser sa future constitution, si l’on tient compte des intérêts de la majorité de la nation et, avant tout, du prolétariat ?

La nation a le droit d’établir son autonomie, elle a le droit même de se séparer. Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle doive le faire quelles que soient les conditions ; que l’autonomie ou la séparation seront toujours et partout avantageuses à la nation, c’est-à dire à sa majorité, c’est-à-dire aux couches travailleuses. Les Tatars transcaucasiens, en tant que nation, peuvent se réunir, disons, à leur Diète, et, soumis à l’influence de leurs beks et moulahs, rétablir chez eux l’ancien ordre de choses, décider leur séparation d’avec l’Etat. Conformément au paragraphe relatif à la libre disposition, ils en ont pleinement le droit. Mais cela sera-t-il conforme à l’intérêt des couches travailleuses de la nation tatar ? La social-démocratie peut-elle voir avec indifférence les beks et les moulahs mener derrière eux les masses dans la solution de la question nationale ? La social-démocratie ne doit-elle pas se mêler de l’affaire et influer dans un sens précis sur la volonté de la nation ? Ne doit-elle pas formuler, pour résoudre la question, un plan concret, le plus avantageux pour les masses tatars ?

Mais quelle est la solution la plus compatible avec les intérêts des masses travailleuses ? Est-ce l’autonomie, la fédération ou la séparation ?

Autant de problèmes dont la solution dépend des conditions historiques concrètes entourant la nation donnée.

Bien plus. Les conditions comme toutes choses se modifient, et une solution juste pour un moment donné peut s’avérer tout à fait inacceptable pour un autre moment.

Au milieu du XIXe siècle, Marx fut partisan de la séparation de la Pologne russe, et il avait raison parce qu’alors il s’agissait d’affranchir une culture supérieure d’une culture inférieure qui la détruisait. Et la question se posait à ce moment non pas seulement en théorie, non pas de façon académique, mais dans la pratique, dans la vie même…

A la fin du XIXe siècle, les marxistes polonais se prononcent déjà contre la séparation de la Pologne, et ils ont raison à leur tour, puisque durant les cinquante dernières années, des changements profonds étaient survenus dans le sens d’un rapprochement économique et culturel de la Russie et de la Pologne. En outre, pendant cette période, le problème de la séparation était devenu d’objet pratique qu’il avait été, un objet de discussions académiques, qui ne passionnaient sans doute que les intellectuels à l’étranger. Cela n’exclut pas, bien entendu, la possibilité de certaines conjonctures intérieures et extérieures, où le problème de la séparation de la Pologne peut à nouveau s’inscrire à l’ordre du jour.

Il s’ensuit que la solution de la question nationale n’est possible qu’en rapport avec les conditions historiques considérées dans leur développement.

Les conditions économiques, politiques et culturelles entourant la nation donnée, telle est la clé unique pour résoudre la question de savoir comment, précisément, telle ou telle nation doit s’organiser, quelles formes doit revêtir sa future Constitution. Il est possible qu’une solution particulière de la question s’impose pour chaque nation. Où il est nécessaire de poser dans un sens dialectique le problème, c’est bien ici, dans la question nationale.

Cela étant, nous devons nous prononcer résolument contre un moyen très répandu, mais aussi très simpliste de « résoudre » la question nationale, moyen dont l’origine remonte au Bund. Nous parlons de la méthode facile consistant à se référer à la social-démocratie autrichienne et à la social-démocratie des Slaves méridionaux [La social-démocratie des Slaves méridionaux milite dans le Sud de l’Autriche.], qui, elles, auraient déjà résolu la question nationale et auxquelles, les social-démocrates russes devraient simplement emprunter la solution. Avec cela, on présume que tout ce qui est, disons, juste pour l’Autriche, l’est aussi pour la Russie. On perd de vue le plus important et le plus décisif en ce cas : les conditions historiques concrètes existant en Russie, en général, et dans la vie de chaque nation prise à part, au sein de la Russie, en particulier.

Ecoutez, par exemple, le bundiste connu V. Kossovski :

« Lorsqu’au IVe congrès du Bund on discuta le côté principe de la question [il s’agit de la question nationale. J.S.], la solution du problème proposée par un des délégués dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux obtint l’approbation générale. » (Voir V. Kossovski : les Questions de nationalité, p. 16-17, 1907.)

[Le IVe congrès du Bund se tint fin avril 1901, à Biélostok. Le congrès proclama que « la notion de « nationalité » est applicable aussi au peuple juif » ; que la Russie doit se transformer en une fédération de nationalités avec une autonomie totale pour chacune d’elles, indépendamment du territoire qu’elles occupent ; il formula, à la place de son ancienne revendication de l’égalité civique, le mot d’ordre de l’égalité nationale et exigea la réorganisation du P.O.S.D.R. sur des bases fédératives. Ces résolutions, aussi bien que la revendication formulée à ce congrès et soutenue ensuite dans la presse du Bund, relative à l’ « autonomie culturelle-nationale », provoquèrent, comme on le sait, une violente polémique contre le Bund de la part de l’ancienne Iskra et, notamment, de la part de Lénine (voir ses articles dans les tomes V et VI de ses Œuvres complètes).]

Résultat : « le congrès adopta à l’unanimité… » L’autonomie nationale.

C’est tout ! Ni analyse de la réalité russe, ni examen, des conditions de vie des Juifs en Russie : d’abord on emprunta la solution au Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, puis on « approuva », et puis on « adopta à l’unanimité » ! C’est ainsi que les bundistes posent et « résolvent » la question nationale en Russie…

Cependant, l’Autriche et la Russie présentent des conditions absolument différentes. C’est ce qui explique que la social-démocratie d’Autriche, qui a adopté un programme national à Brünn (1899) [Le congrès de Brünn de la social-démocratie autrichienne siégea du 24 au 29 septembre 1899. Le point central des débats fut la question nationale. Le congrès rejeta le projet de résolution proposé par la social-démocratie des Slaves méridionaux, qui défendait l’idée de l’autonomie culturelle-nationale exterritoriale. Il adopta la résolution proposée par la commission exécutive unifiée (Comité central), demandant l’union des régions nationalement délimitées ; cette résolution fut, de la sorte, un compromis entre les social-démocrates austro-allemands qui défendaient l’idée d’un Etat centralisé, et les social-démocrates slaves-méridionaux, tchèques et autres, qui s’en tenaient à des positions nationalistes. Pour ce qui est de la question d’organisation, le congrès de Brünn alla encore plus loin que le congrès de Wimberg (voir note p. 43), dans la voie de la séparation des groupes social-démocrates nationaux, en faisant également de la direction centrale du Parti un organisme fédératif, composé des comités exécutifs des organisations social-démocrates nationales (allemande, tchèque, polonaise, ruthène [ukrainienne], italienne et slave-méridionale).] dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux (avec, il est vrai, quelques amendements insignifiants), aborde la question d’une façon, pour ainsi dire, tout à fait non russe et, bien entendu, la résout de même.

Tout d’abord, la façon de poser la question. Comment les théoriciens autrichiens de l’autonomie nationale, les commentateurs du programme national de Brünn et de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, Springer et Bauer posent-ils la question ?

« Ici — dit Springer — nous laissons sans réponse la question de savoir si, en général, un Etat de nationalités est possible et si, en particulier, les nationalités autrichiennes sont dans l’obligation de constituer un seul tout politique ; considérons ces questions comme résolues. Pour celui qui n’est pas d’accord avec ladite possibilité et nécessité, notre investigation sera évidemment sans fondement. Notre thème porte : les nations données sont forcées de mener une existence commune ; quelles formes juridiques leur permettront de vivre au mieux ? » (Cf. Sringer : le Problème national, p. 14.) (Souligné par Springer.)

Ainsi, l’unité de l’Etat autrichien comme point de départ.

Même opinion de Bauer :

« Nous partons de cette hypothèse que les nations autrichiennes resteront comme elles le sont actuellement, unies dans l’Etat où elles vivent actuellement, et nous demandons quels seront, dans le cadre de cette union, les rapports des nations entre elles et les rapports de toutes à l’égard de l’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 399.)

Là encore : l’unité de l’Autriche avant tout.

La social-démocratie russe peut-elle poser ainsi la question ? Non. Et elle ne peut le faire, parce que, dès le début, elle se place au point de vue du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, point de vue selon lequel la nation a le droit de se séparer. Même le bundiste Goldblatt a reconnu au II’ congrès de la social-démocratie russe que cette dernière ne peut renoncer au point de vue de la libre disposition. Voici ce que disait alors Goldblatt :

« On ne peut rien objecter au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Au cas où une nation quelconque lutte pour son indépendance, on ne saurait s’y opposer, Si la Pologne ne veut pas convoler en « justes noces » avec la Russie, ce n’est pas à nous de la gêner. »

Bon. Mais alors il s’ensuit que les points de départ chez les social-démocrates autrichiens et russes, loin d’être identiques, sont, au contraire, diamétralement opposés. Peut-on parler après cela de la possibilité d’emprunter aux Autrichiens leur programme national ?

Poursuivons. Les Autrichiens pensent réaliser la « liberté des nationalités » au moyen de petites réformes, au pas ralenti. Préconisant l’autonomie nationale comme mesure pratique, ils ne comptent nullement sur un changement radical, sur un mouvement démocratique de libération, qu’ils n’ont pas en perspective. Cependant que les marxistes russes, n’ayant pas de raison de compter sur des réformes, rattachent la question de la « liberté des nationalités » à un changement radical probable, au mouvement démocratique de libération. Et cela change essentiellement les choses en ce qui concerne la destinée probable des nations en Russie.

« Bien entendu — dit Bauer — il est peu probable que l’autonomie nationale soit le résultat d’une grande décision, d’une action courageuse, résolue. Pas à pas, l’Autriche marchera à l’autonomie nationale, par un processus lent et pénible, à travers une âpre lutte qui vouera la législation et l’administration à un état de paralysie chronique. Non, ce n’est point par le moyen d’un grand acte législatif, mais par une multitude de lois distinctes, rendues pour des régions, des communes distinctes, que sera établi un nouveau régime juridique d’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 422.)

Springer affirme la même chose :

« Je sais fort bien — écrit-il — que les institutions de cet ordre

[les organismes d’autonomie nationale. J.S.]

se créent non pas en un an, ni en une dizaine d’années. La réorganisation de l’administration prussienne, à elle seule, a nécessité une longue période de temps… Il a fallu une vingtaine d’années à la Prusse pour établir définitivement ses principales institutions administratives. Aussi, qu’on n’aille pas croire que j’ignore combien de temps il faudra à l’Autriche et combien elle rencontrera de difficultés. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 281-282.)

Tout cela est très précis. Mais les marxistes russes peuvent-ils ne pas lier la question nationale à l’« action courageuse et résolue » ? Peuvent-ils compter sur les réformes partielles, sur une « multitude de lois distinctes », comme moyen de conquérir la « liberté des nationalités » ? Et s’ils ne peuvent ni ne doivent le faire, ne s’ensuit-il pas clairement que les méthodes de lutte et les perspectives chez les Autrichiens et les Russes sont totalement différentes ? Comment peut-on dans cette situation se limiter à l’autonomie nationale unilatérale et bâtarde des Autrichiens ? De deux choses l’une : ou bien les partisans des emprunts aux programmes ne comptent pas sur l’« action courageuse et résolue », ou bien ils comptent sur celle-ci, mais « ne savent ce qu’ils font ».

Enfin, la Russie et l’Autriche sont placées devant des objectifs immédiats totalement différents, ce qui fait que les méthodes s’imposent, également différentes pour résoudre la question nationale. L’Autriche vit dans les conditions du parlementarisme ; sans Parlement, le développement y est impossible dans les conditions présentes. Mais il n’est pas rare de voir la vie parlementaire et la législation de l’Autriche s’arrêter complètement en raison des conflits violents entre les partis nationaux. C’est ce qui explique la crise politique chronique dont l’Autriche souffre depuis longtemps. Cela étant, la question nationale y constitue le pivot de la vie politique, une question de vie. Aussi n’est-il pas étonnant que les hommes politiques social-démocrates autrichiens s’efforcent de résoudre avant tout, d’une façon ou d’une autre, la question des conflits nationaux, de la résoudre évidemment sur le terrain du parlementarisme déjà existant, par des moyens parlementaires.

Il en va autrement en Russie. En Russie, d’abord, « grâce à Dieu, il n’y a pas de Parlement ». [Paroles prononcées à la Douma d’Etat, le 24 avril 1908, par V. Kokovtsev, ministre des Finances tsariste (plus tard, premier ministre).] En second lieu — et c’est le principal — le pivot de la vie politique de la Russie, ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire. C’est pourquoi les destinées de la question russe et, partant, celles aussi de la « libération » des nations, sont liées en Russie à la solution du problème agraire, c’est-à-dire à l’abolition des vestiges féodaux, c’est-à-dire à la démocratisation du pays. C’est ce qui explique que la question nationale en Russie apparaît, non comme une question indépendante et décisive, mais comme une partie de la question générale et plus importante de l’émancipation du pays.

« La stérilité du Parlement autrichien — écrit Springer — n’est due qu’au fait que chaque réforme engendre, au sein des partis nationaux, des contradictions qui en détruisent la cohésion, et c’est pourquoi les chefs des partis évitent soigneusement tout ce qui sent les réformes. Le progrès de l’Autriche n’est concevable, en général, que dans le cas où les nations se verraient attribuer des positions juridiques imprescriptibles ; cela les dispenserait de la nécessité d’entretenir dans le Parlement des détachements de combat permanents et leur permettrait d’entreprendre la solution des problèmes économiques et sociaux. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 36.)

Même opinion de Bauer :

« La paix nationale est avant tout nécessaire à l’Etat. L’Etat ne saurait aucunement tolérer que la législation soit suspendue pour cette question éminemment stupide qu’est celle de la langue, pour la moindre dispute de gens excités sur quelque point de la frontière nationale, pour chaque école nouvelle. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 401.)

Tout cela est compréhensible. Mais il n’est pas moins compréhensible qu’en Russie la question nationale se pose sur un tout autre plan. Ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire qui décide des destinées du progrès en Russie. La question nationale y est une question subordonnée.

Ainsi, différente est la façon de poser la question, différentes sont les perspectives et les méthodes de lutte, différentes les tâches immédiates. N’est-il pas clair que, devant cet état de choses, seuls des paperassiers qui « résolvent » la question nationale en dehors de l’espace et du temps peuvent prendre exemple sur l’Autriche et se livrer à des emprunts de programmes ?

Encore une fois : les conditions historiques concrètes comme point de départ, la manière dialectique comme la seule juste manière de poser la question, telle est la clé pour résoudre la question nationale.

 IV. — L’autonomie nationale

Nous avons parlé plus haut du côté formel du programme national autrichien, des principes méthodologiques qui interdisent aux marxistes russes de prendre simplement exemple sur la social-démocratie autrichienne et de faire leur le programme de celle-ci.

Parlons maintenant du programme lui-même, quant au fond.

Ainsi, quel est le programme national des social-démocrates autrichiens ?

Il se traduit par deux mots : autonomie nationale.

Cela signifie, en premier lieu, que l’autonomie est octroyée, disons, non à la Bohème ou à la Pologne, peuplées principalement de Tchèques et de Polonais, mais en général aux Tchèques et aux Polonais, indépendamment du territoire, quelle que soit la région de l’Autriche qu’ils occupent.

Voilà pourquoi cette autonomie est dénommée nationale et non territoriale.

Cela signifie, en second lieu, que, épars sur les divers points de l’Autriche, les Tchèques, les Polonais, les Allemands, etc., considérés individuellement, comme des personnes distinctes, s’organisent en nations et, comme telles, font partie de l’Etat autrichien. L’Autriche formera, dans ce cas, non pas une union de régions autonomes, mais une union de nationalités autonomes, constituées indépendamment du territoire.

Cela signifie, en troisième lieu, que les institutions nationales générales, devant être créées à ces fins pour les Polonais, les Tchèques, etc., auront à traiter non pas des questions « politiques », mais uniquement des problèmes de « culture ». Les questions politiques proprement dites seront concentrées dans le Parlement de l’Autriche tout entière (Reichsrat).

C’est pourquoi cette autonomie est dénommée encore culturelle, culturelle-nationale.

Et voici le texte du programme adopté par la social-démocratie autrichienne au congrès de Brünn, en 1899. (Voté également par les représentants du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux. Voir les Débats sur la question nationale au congrès du Parti à Brünn, 1906, p. 72.)

Après avoir mentionné que les « différends nationaux en Autriche mettent obstacle au progrès politique », que « la solution définitive du problème national… est, avant tout, une nécessité culturelle », que « la solution n’est possible que dans une société véritablement démocratique, basée sur le suffrage universel, direct et égal », le programme poursuit :

« Le maintien et le développement des particularités nationales [Dans la traduction russe de M. Panine (voir le livre de Bauer traduit par Panine), au lieu des « particularités nationales », il est dit « individualités nationales ». Panine a donné une traduction erronée de ce passage ; dans le texte allemand ne figure pas le mot « individualité », mais on y parle de « nationalen Eigenart », c’est-à-dire de particularités, ce qui est loin d’être la même chose.] des peuples d’Autriche ne sont possibles qu’avec la complète égalité de droits et l’absence de toute oppression. Aussi doit-on avant tout rejeter le système du centralisme bureaucratique d’Etat, de même que les privilèges féodaux des différents territoires.

Dans ces conditions, et seulement dans ces conditions, pourra s’instaurer en Autriche l’ordre national, au lieu des dissensions nationales, et cela sur les bases suivantes :

1. L’Autriche doit être réorganisée en un Etat représentant l’union démocratique des nationalités.

2. Au lieu des territoires historiques de la couronne, doivent être constituées des corporations autonomes délimitées nationalement, dans chacune desquelles la législation et l’administration se trouveraient aux mains de Chambres nationales élues au suffrage universel, direct et égal.

3. Les régions autonomes d’une seule et même nation forment ensemble une union nationale unique, qui règle toutes ses affaires nationales d’une façon parfaitement autonome.

4. Les droits des minorités nationales sont garantis par une loi spéciale rendue par le Parlement d’Empire.

Le programme se termine par un appel à la solidarité de toutes les nations d’Autriche. (Cf. Verhandlungen des Gesamtparteitages, à Brünn, 1899.)

Il n’est pas difficile de remarquer que ce programme a gardé certaines traces de « territorialisme », mais, dans l’ensemble, il formule l’autonomie nationale. Ce n’est pas sans raison que Springer, le premier agitateur en faveur de l’autonomie nationale, l’accueille d’enthousiasme. (Cf. Springer : le Problème national, p. 286.) Bauer, aussi, y souscrit, en le qualifiant de « victoire théorique » (Cf. la Question nationale, p. 549.) de l’autonomie nationale ; seulement, pour plus de clarté, il propose de remplacer le point 4 par une formule plus précise, affirmant la nécessité de « constituer la minorité nationale dans chaque région autonome en une corporation juridique publique », pour gérer les affaires scolaires et autres ayant trait à la culture. (Cf. Idem, p. 555.)

Tel est le programme national de la social-démocratie autrichienne.

Examinons ses bases scientifiques.

Voyons comment la social-démocratie autrichienne défend l’autonomie nationale prêchée par elle.

Adressons-nous aux théoriciens de cette dernière, à Springer et à Bauer.

Le point de départ de l’autonomie nationale est la conception de la nation comme union d’individus, indépendante d’un territoire déterminé.

La nationalité, d’après Springer, ne se trouve en aucune liaison essentielle avec le territoire ; les nations sont des unions de personnes autonomes. (Cf. Springer : le Problème national, p. 19.)

Bauer parle également de la nation comme d’une « communauté de personnes », qui « ne bénéficie pas d’une domination exceptionnelle dans telle région déterminée ». (Cf. la Question nationale, p. 286.)

Mais les individus formant la nation ne vivent pas toujours en une seule masse compacte ; ils se divisent souvent en groupes qui, sous cet aspect, s’incrustent dans des organismes nationaux étrangers. C’est le capitalisme qui les pousse dans diverses régions et villes, à la recherche d’un gagne-pain. Mais en pénétrant dans des régions nationales étrangères où ils constituent des minorités, ces groupes ont à souffrir, de la part des majorités nationales locales, des entraves à l’usage de leur langue, aux écoles, etc. D’où les conflits nationaux. D’où le caractère « impropre » de l’autonomie territoriale. La seule issue à cette situation, selon Springer et Bauer, c’est d’organiser les minorités de telle nationalité, éparses sur divers points de l’Etat, en une seule union nationale comprenant toutes les classes. Seule une telle union pourrait défendre, selon eux, les intérêts culturels des minorités nationales ; elle seule est capable de mettre fin aux dissensions nationales.

« Il est nécessaire — dit Springer — de donner aux nationalités une organisation rationnelle, de les doter de droits et de devoirs… » (Cf. le Problème national, p. 74.) Evidemment, « la loi est facile à créer, mais exerce-t-elle l’action que l’on en attend ? »… « Si l’on veut créer une loi pour les nations, il importe, avant tout, de créer les nations elles-mêmes… » (Cf. Idem, p. 88-89.) « Sans constituer de nationalités, il est impossible de créer le droit national et de faire cesser les dissensions nationales ». (Cf. Idem., p. 89.)

Bauer se prononce dans le même sens quand il formule comme « revendication de la classe ouvrière » la « constitution des minorités en corporations juridiques publiques sur la base du principe personnel ». (Cf. la Question nationale, p. 552.)

Mais comment organiser les nations ? Comment déterminer l’appartenance d’un individu à telle ou telle nation ?

« Cette appartenance — dit Springer — est établie par des matricules nationaux ; chaque individu habitant la région doit déclarer son appartenance à une nation quelconque. » (Cf. le Problème national, p. 226.)

« Le principe personnel — dit Bauer — suppose que la population se divisera par nationalités… sur la base des déclarations librement faites par les citoyens majeurs », c’est pour cela justement que « doivent être établis des cadastres nationaux. » (Cf. la Question nationale, p. 368.)

Et plus loin :

« Tous les Allemands — dit Bauer — dans les régions nationales homogènes, puis tous les Allemands portés sur les cadastres nationaux des régions mixtes, constituent la nation allemande et élisent un conseil national. » (Cf. Idem, p. 375.)

Il faut en dire autant des Tchèques, des Polonais, etc.

« Le conseil national — d’après Springer — est un Parlement culturel-national, auquel il appartient d’établir les lois fondamentales et d’approuver les moyens nécessaires pour pourvoir à l’œuvre scolaire nationale, à la littérature nationale, aux arts et aux sciences, pour créer des académies, des musées, des galeries, des théâtres, etc. » (Cf. le Problème national, p. 234.)

Telles sont l’organisation de la nation et l’institution centrale de cette dernière.

En créant de telles institutions comprenant toutes les classes, le Parti social-démocrate autrichien cherche, selon Bauer, à

« faire de la culture nationale… le patrimoine du peuple entier et, par ce seul moyen possible, à souder tous les membres de la nation en une communauté nationale-culturelle. » (Cf. la Question nationale, p. 553.) (souligné par nous. J. S.).

On pourrait croire que tout cela ne concerne que l’Autriche. Mais Bauer n’est pas d’accord sur ce point. Il affirme résolument que l’autonomie nationale est obligatoire aussi dans les autres Etats composés, comme l’Autriche, de plusieurs nationalités.

« A la politique nationale des classes possédantes, à la politique de conquête du pouvoir dans l’Etat de nationalités, le prolétariat de toutes ces nations oppose, selon Bauer, sa revendication de l’autonomie nationale. » (Cf. la Question nationale, p. 337.)

Puis, substituant insensiblement l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes, Bauer poursuit :

« C’est ainsi que l’autonomie nationale, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, devient inévitablement le programme constitutionnel du prolétariat de toutes les nations habitant l’Etat de nationalités. » (Idem, p. 333.)

Mais il va encore plus loin. Il croit fermement que les « unions nationales » comprenant toutes les classes, constituées » par lui et par Springer, serviront en quelque sorte de prototype à la future société socialiste. Car il sait que « l’ordre social socialiste… démembrera l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Idem, p. 555.), qu’en régime socialiste se fera le « groupement de l’humanité en des sociétés nationales autonomes » (Idem., p. 556.) ; que, « de cette façon, la société socialiste offrira sans aucun doute un tableau, bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » (Idem., p. 543.) ; que, par conséquent, « le principe socialiste de la nationalité est la synthèse suprême du principe national et de l’autonomie nationale ». (Idem., p. 542.)

Cela suffit, je pense…

Tel est le fondement donné à l’autonomie nationale dans les ouvrages de Bauer et de Springer.

Ce qui saute aux yeux, tout d’abord, c’est la substitution absolument incompréhensible, et que rien ne justifie, de l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. De deux choses l’une : ou bien Bauer n’a pas compris ce qu’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien, l’ayant compris, il le restreint consciemment, on ne sait dans quel but. Car il n’est pas douteux que : a) l’autonomie nationale implique l’unité de l’Etat de nationalités, tandis que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes sort du cadre de cette unité ; b) la libre disposition confère à la nation la plénitude des droits, tandis que l’autonomie nationale ne lui confère que les droits « culturels ». Premier point.

En second lieu, une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures apparaît parfaitement possible dans l’avenir, où telle ou telle nationalité se décidera à quitter l’Etat de nationalités, l’Autriche, par exemple : les social-démocrates ruthènes n’ont-ils pas déclaré au congrès du Parti, à Brünn, qu’ils sont prêts à unir les « deux parties » de leur peuple en un tout unique ? (Débats sur la question nationale au congrès du Parti de Brünn, p. 48.) Que devient alors l’autonomie nationale, « inévitable pour le prolétariat de toutes les nations » ?

Qu’est-ce que cette « solution » du problème qui fait tenir mécaniquement les nations sur le lit de Procuste de l’unité de l’Etat ?

Ensuite. L’autonomie nationale contredit tout le cours du développement des nations. Elle formule le mot d’ordre de l’organisation des nations, mais peut-on les souder artificiellement si la vie, si le développement économique en détache des groupes entiers qu’il disperse dans diverses régions ? Il n’est pas douteux qu’aux premiers stades du capitalisme, les nations tendent à se grouper. Mais il n’est pas douteux non plus qu’aux stades supérieurs du capitalisme commence le processus de dispersion des nations, le processus de séparation d’avec les nations, de toute une série de groupes qui s’en vont à la recherche d’un gagne-pain et qui, ensuite, émigrent définitivement vers d’autres régions de l’Etat ; ce faisant, les émigrants perdent leurs anciennes relations, en acquièrent de nouvelles dans les lieux nouveaux, s’assimilent, de génération en génération, des mœurs et goûts nouveaux, et peut-être aussi une langue nouvelle.

On se demande : est-il possible de réunir de tels groupes dissociés les uns des autres en une seule union nationale ? Où sont ces anneaux miraculeux à l’aide desquels il serait possible d’unir ce qu’on ne peut unir ? Est-il concevable de « resserrer en une seule nation », par exemple, les Allemands des pays de la Baltique et de la Transcaucasie ? Si tout cela est inconcevable et impossible, qu’est-ce qui distingue, en ce cas, l’autonomie nationale de l’utopie des nationalistes du passé, qui tentaient de faire tourner à rebours la roue de l’histoire ?

Mais la cohésion et l’unité de la nation ne décroissent pas seulement par suite de la migration. Elles décroissent encore du dedans, par suite de l’aggravation de la lutte de classes. Aux premiers stades du capitalisme, on peut encore parler de la « communauté culturelle » du prolétariat et de la bourgeoisie. Mais avec le développement de la grosse industrie et l’aggravation de la lutte de classes, la « communauté » commence à fondre. On ne saurait parler sérieusement de la « communauté culturelle » d’une nation lorsque les patrons et les ouvriers d’une seule et même nation cessent de se comprendre mutuellement. De quelle « communauté du sort » peut-il être question quand la bourgeoisie a soif de guerre, tandis que le prolétariat déclare la « guerre à la guerre » ? Peut-on avec de tels éléments opposés organiser une seule union nationale de toutes les classes ? Peut-on après cela parler de « rassemblement de tous les membres d’une nation en une communauté nationale culturelle » ? (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 553.) Ne s’ensuit-il pas clairement que l’autonomie nationale contredit tout le cours de la lutte de classes ?

Mais admettons une minute que le mot d’ordre : « Organisez la nation » soit un mot d’ordre réalisable. On peut encore comprendre les parlementaires nationalistes bourgeois qui s’efforcent d’« organiser » la nation pour recueillir des voix supplémentaires. Mais depuis quand les social-démocrates se préoccupent-ils d’« organiser » la nation, de « constituer » des nations, de « créer » des nations ?

Qu’est-ce que ces social-démocrates qui, à l’époque d’une aggravation extrême de la lutte de classes, organisent des unions nationales de toutes les classes ? Jusqu’ici, la social-démocratie autrichienne — comme tout autre — avait une seule tâche : organiser le prolétariat. Mais cette tâche a évidemment « vieilli ». Aujourd’hui, Springer et Bauer posent une tâche « nouvelle », plus intéressante : « créer », « organiser » la nation.

Au reste, la logique oblige : quiconque a accepté l’autonomie nationale doit accepter aussi cette tâche « nouvelle » ; mais accepter cette dernière, c’est abandonner la position de classe, c’est s’engager dans la voie du nationalisme.

L’autonomie nationale de Springer et de Bauer est une espèce raffinée du nationalisme.

Et ce n’est nullement par hasard que le programme national des social-démocrates autrichiens fait un devoir de prendre soin du « maintien et du développement des particularités nationales des peuples ». Pensez donc : « maintenir » des « particularités nationales » des Tatars transcaucasiens, telles que l’auto-flagellation pendant les fêtes de « Chakhséi-Vakhséi » ! « Développer » des « particularités nationales » des Géorgiens, telles que le « droit de vengeance » !…

Un point comme celui-là est tout indiqué dans un programme bourgeois-nationaliste avéré, et s’il s’est trouvé dans le programme des social-démocrates autrichiens, c’est parce que l’autonomie nationale tolère des points comme ceux-là et qu’elle ne les contredit pas.

Mais ne convenant pas à la société actuelle, l’autonomie nationale convient encore moins à la société socialiste future.

La prophétie de Bauer sur le « démembrement de l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Voir le début de ce chapitre.) est démentie par tout le cours du développement de l’humanité contemporaine. Les cloisons nationales ne s’affermissent pas, mais se désagrègent et tombent.

Dès 1840-1850, Marx disait que « déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus… », que « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». (Ces passages sont empruntés au chapitre II (« Prolétaires et communistes ») du Manifeste du Parti communiste de K. Marx et F. Engels, p. 25. Editions Sociales, Paris, 1947.) Le développement ultérieur de l’humanité avec son progrès gigantesque de la production capitaliste, avec son déplacement de nationalités et le rassemblement d’individus sur des territoires toujours plus vastes, confirme nettement l’idée de Marx.

Le désir de Bauer de présenter la société socialiste sous l’aspect d’« un tableau bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » est une timide tentative de substituer à la conception marxiste du socialisme la conception réformée de Bakounine. L’histoire du socialisme montre que toutes les tentatives de ce genre recèlent des éléments d’une faillite certaine.

Nous ne parlons même pas de ce « principe socialiste de la nationalité », vanté par Bauer, et qui, à notre avis, substitue au principe socialiste de la lutte de classes le principe bourgeois de la « nationalité ». Si l’autonomie nationale part d’un tel principe douteux, il est nécessaire de reconnaître qu’elle ne peut être que préjudiciable au mouvement ouvrier.

Ce nationalisme, il est vrai, n’est pas si limpide, car il est habilement masqué sous des phrases socialistes, mais il est d’autant plus nuisible pour le prolétariat. On peut toujours venir à bout du nationalisme ouvertement déclaré ; il n’est pas difficile de le discerner. Bien plus difficile est la lutte contre le nationalisme masqué et méconnaissable sous son masque. Couvert de la cuirasse du socialisme, il est moins vulnérable et plus vivace. Or, vivant parmi les ouvriers, il empoisonne l’atmosphère, en propageant les idées nocives de la méfiance réciproque et de l’isolement des ouvriers des diverses nationalités.

Mais le préjudice de l’autonomie nationale ne s’arrête pas là. Celle-ci prépare le terrain non seulement pour isoler les nations, mais encore pour morceler le mouvement ouvrier unique. L’idée de l’autonomie nationale crée des prémices psychologiques pour la division du parti ouvrier unique en partis distincts, construits par nationalités. Après le Parti, ce sont les syndicats qui se morcellent, et il en résulte un isolement complet. C’est ainsi que le mouvement de classe unique se brise pour former de petits ruisseaux nationaux distincts.

L’Autriche, patrie de l’« autonomie nationale », offre les plus tristes exemples de ce phénomène. Le Parti social-démocrate autrichien, autrefois unique, avait commencé à se morceler en partis distincts dès 1897 (congrès du Parti deWimberg). [Le congrès de Vienne (ou de Wimberg, du nom de l’hôtel où il tint ses assises) du Parti social-démocrate autrichien eut lieu du 6 au 12 juin 1897. A ce congrès, le Parti jusque-là uni fut démembré en six groupes social-démocrates nationaux indépendants (allemand, tchèque, polonais, ruthène (ukrainien), italien et slave-méridional), unis simplement par un congrès général et un Comité central commun.]

Après le congrès du Parti de Brünn (1899), qui adopta l’autonomie nationale, le morcellement s’accentua encore. Enfin, les choses en sont arrivées au point qu’au lieu d’un parti international unique, il en existe maintenant six nationaux, dont le Parti social-démocrate tchèque qui ne veut même pas avoir affaire à la social-démocratie allemande.

Mais aux Partis sont liés les syndicats. En Autriche, dans les uns comme dans les autres, le principal travail est accompli par les mêmes ouvriers social-démocrates. Aussi pouvait-on craindre que le séparatisme au sein du Parti conduirait au séparatisme dans les syndicats, que ces derniers se scinderaient également. C’est ce qui s’est produit : les syndicats se sont également divisés par nationalités. Maintenant il n’est pas rare de voir les choses en venir au point que les ouvriers tchèques brisent la grève des ouvriers allemands ou participent aux élections municipales avec les bourgeois tchèques contre les ouvriers allemands.

On voit ainsi que l’autonomie nationale ne résout pas la question nationale. Bien plus : elle l’aggrave et l’embrouille, en créant un terrain favorable à la destruction de l’unité du mouvement ouvrier, à la séparation des ouvriers par nationalités, au renforcement des frictions entre eux.

Telle est la moisson de l’autonomie nationale.

 V. — Le Bund, son nationalisme, son séparatisme

Nous avons dit plus haut que Bauer, qui reconnaît que l’autonomie nationale est nécessaire pour les Tchèques, les Polonais, etc., se prononce néanmoins contre une telle autonomie pour les Juifs. A la question : « La classe ouvrière doit-elle réclamer l’autonomie pour le peuple juif ? », Bauer répond que « l’autonomie nationale ne peut être la revendication des ouvriers juifs ». (Cf. la Question nationale, p. 381, 396.) La raison, selon Bauer, c’est que « la société capitaliste ne leur permet pas [aux Juifs. J.S.] de se conserver en tant que nation ». (Cf. Idem, p. 389.)

Bref : la nation juive cesse d’exister. Par conséquent, pour qui demanderait-on l’autonomie nationale ? Les Juifs s’assimilent.

Ce point de vue sur la destinée des Juifs, en tant que nation, n’est pas nouveau. Marx l’a émis déjà dans les années 1840-1850 [Cf. sa Contribution à la question juive, 1906. (J.S.) Allusion à l’article de K. Marx : Zur Judenfrage (« Contribution à la question juive »), publié en 1844 dans les Deutsch- Französische Jahrbücher (« Annales franco-allemandes »), où Marx polémisait avec le chef des radicaux libres penseurs allemands, Bruno Bauer, L’article parut à plusieurs reprises, traduit en russe, sous forme de brochure. Voir l’article au tome I des Œuvres de K. Marx et de F. Engels, édition de l’Institut Marx-Engels, 1928. En français, voir : Karl Marx : Oeuvres philosophiques, tome I, p. 163-214, A Costes, Paris, 1927.], songeant principalement aux Juifs allemands. Kautsky l’a repris en 1903 (Cf. son Massacre de Kichinev et la question juive, 1906.), en ce qui concerne les Juifs russes.

Aujourd’hui, c’est Bauer qui le reprend au sujet des Juifs autrichiens, avec cette différence toutefois qu’il nie non le présent, mais l’avenir de la nation juive.

L’impossibilité de la conservation des Juifs en tant que nation, Bauer l’explique par le fait que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation ». (Cf. la Question nationale, p. 388.) Cette explication, juste quant au fond, n’exprime cependant pas toute la vérité. La raison en est, avant tout, que parmi les Juifs il n’existe pas de large couche stable, liée à la terre, qui cimenterait naturellement la nation, non seulement comme son ossature, mais encore comme marché « national ».

Sur 5-6 millions de Juifs russes, 3 ou 4 % seulement sont liés, d’une façon ou d’une autre, à l’agriculture. Les 96 % restants sont occupés dans le commerce, l’industrie, les institutions urbaines et vivent généralement dans les villes ; au surplus, dispersés à travers la Russie, ils ne forment la majorité dans aucune province.

Ainsi, incrustés en tant que minorités nationales, dans les régions peuplées d’autres nationalités, les Juifs desservent principalement les nations « étrangères », en qualité d’industriels et de commerçants, en qualité de gens exerçant des professions libérales, et ils s’adaptent naturellement aux « nations étrangères » sous le rapport de la langue, etc. Tout cela, avec le déplacement accru des nationalités, propre aux formes évoluées du capitalisme, mène à l’assimilation des Juifs. La suppression des « zones réservées aux Juifs » ne peut qu’accélérer cette assimilation.

C’est ce qui fait que le problème de l’autonomie nationale pour les Juifs russes prend un caractère un peu singulier : on propose l’autonomie pour une nation dont on nie l’avenir, dont il faut encore démontrer l’existence !

Et, cependant, le Bund s’est placé sur cette position singulière et chancelante, en adoptant, à son Vie congrès (1905) un « programme national » dans l’esprit de l’autonomie nationale.

[Le VIe congrès du Bund se tint en octobre 1905 à Zurich (Suisse).

A ce congrès, le Bund formula définitivement son programme national, en revendiquant la « création d’institutions juridiques publiques » qui « ne peuvent aboutir qu’à l’autonomie ex-territoriale, sous forme d’autonomie culturelle-nationale », « supposant : 1° le retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.) ; 2° la transmission de ces fonctions à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret ».]

Deux circonstances poussaient le Bund à agir de la sorte.

La première, c’est l’existence du Bund comme organisation des ouvriers social-démocrates juifs, et seulement juifs. Dès avant 1897, les groupes social-démocrates qui militaient parmi les ouvriers juifs, s’assignaient comme but de créer une « organisation ouvrière spécialement juive ». (Cf. Kastelianski, les Formes du mouvement national, etc., p. 772.)

C’est en 1897 précisément qu’ils créèrent cette organisation en se groupant dans le Bund. C’était à l’époque où la social-démocratie russe n’existait pas encore de fait comme un tout unique. Depuis, le Bund n’a cessé de croître et de s’étendre, se détachant de plus en plus sur le fond de la grisaille quotidienne de la social-démocratie russe…

Mais voici qu’arrivent les années 1900-1910. Le mouvement ouvrier de masse commence. La social-démocratie polonaise se développe, entraînant dans la lutte de masse les ouvriers juifs. La social-démocratie russe se développe, gagnant à soi les ouvriers « bundistes ». Le cadre national du Bund, dépourvu de base territoriale, devient étroit.

Une question se pose devant le Bund : ou bien se laisser résorber dans la vague internationale commune, ou bien défendre son existence indépendante, en tant qu’organisation ex-territoriale. Le Bund opte pour cette dernière solution.

C’est ainsi que se crée la « théorie » du Bund, comme « représentant unique du prolétariat juif ».

Mais justifier cette étrange « théorie », d’une façon quelque peu « simple » devient impossible. Il est nécessaire de trouver quelque fondement « de principe », une justification « de principe ». L’autonomie nationale s’est justement trouvée être ce fondement. Le Bund s’en est saisi, en l’empruntant à la social-démocratie autrichienne. N’eût été ce programme chez les Autrichiens, le Bund l’aurait inventé pour justifier « en principe » son existence indépendante.

Ainsi, après une timide tentative faite en 1901 (IVe congrès), le Bund adopte définitivement le « programme national » en 1905 (VP congrès).

La seconde circonstance, c’est la situation particulière des Juifs, en tant que minorités nationales distinctes, dans des régions où la majorité massive est constituée par d’autres nationalités.

Nous avons déjà dit qu’une telle situation sape l’existence des Juifs en tant que nation, les fait entrer dans la voie de l’assimilation. Mais c’est là un processus objectif. Subjectivement, il provoque une réaction dans l’esprit des Juifs et pose la question de la garantie des droits de la minorité nationale, de la garantie contre l’assimilation.

Prêchant la vitalité de la « nationalité » juive, le Bund ne pouvait manquer de se rallier au point de vue de la « garantie ». Une fois cette position adoptée, il ne pouvait manquer d’accepter l’autonomie nationale. Car s’il est une autonomie à laquelle le Bund ait pu s’accrocher, ce ne pouvait être que l’autonomie nationale, c’est-à-dire culturelle-nationale : pour ce qui est de l’autonomie territoriale politique des Juifs, il ne pouvait même pas en être question vu l’absence, chez ces derniers, d’un territoire déterminé.

Il est caractéristique que, dès le début, le Bund soulignait le caractère de l’autonomie nationale comme garantie des droits des minorités nationales, comme garantie du « libre développement » des nations. Ce n’est pas par hasard non plus que Goldblatt, le représentant du Bund au IIe congrès de la social-démocratie russe, définissait l’autonomie nationale comme des « institutions leur garantissant [aux nations, J.S.] la pleine liberté du développement culturel ». (Cf. les Procès-verbaux du IIe congrès, p. 176.) La même proposition fut apportée devant la fraction social-démocrate de la IVe Douma par les partisans des idées du Bund…

C’est ainsi que le Bund se plaça sur la position singulière de l’autonomie nationale des Juifs.

Nous avons analysé plus haut l’autonomie nationale en général. L’analyse a montré que l’autonomie nationale mène au nationalisme. Nous verrons plus loin que le Bund a abouti au même point. Mais le Bund envisage l’autonomie nationale encore sous un angle spécial, sous l’angle de la garantie des droits des minorités nationales. Examinons la question aussi de ce côté spécial. Cela est d’autant plus nécessaire que la question des minorités nationales — et non seulement les juives, — a, pour la social-démocratie, une sérieuse importance.

Ainsi, « institutions garantissant » aux nations la « pleine liberté du développement culturel » (souligné par nous, J. S.).

Mais qu’est-ce que ces « institutions garantissant », etc. ?

C’est tout d’abord le « conseil national » de Springer-Bauer, quelque chose comme une Diète pour les questions culturelles.

Mais ces institutions peuvent-elles garantir la « pleine liberté du développement culturel » de la nation ? Des Diètes pour les questions culturelles quelles qu’elles soient, peuvent-elles garantir les nations contre la répression nationaliste ?

Le Bund croit que oui.

Or, l’histoire atteste le contraire.

Dans la Pologne russe, il existait à un moment donné une Diète, une Diète politique, qui s’efforçait évidemment de garantir la liberté du « développement culturel » des Polonais. Non seulement elle n’y réussit pas, mais—au contraire— elle succomba elle-même dans la lutte inégale contre les conditions politiques générales de la Russie.

En Finlande, il existe depuis longtemps une Diète qui s’efforce également de défendre la nationalité finnoise contre les « attentats », mais réussit-elle à faire beaucoup dans cette direction, cela tout le monde le voit.

Evidemment, il y a Diète et Diète, et il n’est pas aussi facile de venir à bout de la Diète finlandaise organisée démocratiquement, que de la Diète aristocratique polonaise. Toutefois, le facteur décisif n’est pas la Diète elle-même, mais l’ordre de choses général en Russie ; s’il y avait actuellement en Russie un ordre de choses social et politique aussi brutalement asiatique que dans le passé, aux années de l’abolition de la Diète polonaise, la Diète finlandaise serait dans une situation plus grave. D’autre part, la politique des « attentats » contre la Finlande s’accentue, et on ne saurait dire qu’elle subisse des défaites…

S’il en est ainsi des vieilles institutions historiquement constituées, des Diètes politiques, à plus forte raison le libre développement des nations ne peut-il être garanti par les Diètes récentes, les institutions récentes et faibles avec cela comme le sont les Diètes « culturelles ».

Il ne s’agit évidemment pas des « institutions », mais de l’ordre de choses général dans le pays. Pas de démocratisation dans le pays, — pas de garanties non plus pour une « pleine liberté du développement culturel » des nationalités. On peut affirmer avec certitude que plus le pays est démocratique, moins il y a d’« attentats » à la « liberté des nationalités », et plus il y a de garanties contre les « attentats ».

La Russie est un pays semi-asiatique ; aussi la politique d’« attentats » y revêt-elle souvent les formes les plus brutales, les formes de pogrom ; inutile de dire que les « garanties » sont réduites en Russie à l’extrême minimum.

L’Allemagne, c’est déjà l’Europe avec une liberté politique plus ou moins grande ; il n’est pas étonnant que la politique d’« attentats » n’y revête jamais les formes d’un pogrom.

En France, assurément, il y a encore plus de « garanties », parce que la France est plus démocratique que l’Allemagne.

Nous ne parlons même pas de la Suisse, pays dont le haut démocratisme, bien que bourgeois, permet aux nationalités de vivre librement, qu’elles représentent la minorité ou la majorité, peu importe.

Ainsi, le Bund fait fausse route en affirmant que les « institutions » peuvent par elles-mêmes garantir le plein développement culturel des nationalités.

L’on pourra objecter que le Bund considère lui-même la démocratisation en Russie comme la condition préalable à la « création d’institutions » et aux garanties de la liberté. Mais cela est faux. Comme il ressort du Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund [La VIIIe conférence du Bund se tint en septembre 1910 à Lvov (Galicie). La conférence porta principalement son attention sur les questions de la communauté juive et du repos du samedi ; les résolutions adoptées sur ces questions attestaient un nouveau renforcement du nationalisme dans le Bund.], celui-ci pense obtenir la création d’« institutions » sur la base de l’ordre de choses actuel en Russie, en « réformant » la communauté juive.

« La communauté — a déclaré à cette conférence un des leaders du Bund — peut devenir le noyau de la future autonomie culturelle-nationale. L’autonomie culturelle-nationale est, pour la nation, un moyen de se servir elle-même, un moyen de satisfaire ses besoins nationaux. Sous la forme de la communauté se cache le même contenu. Ce sont les anneaux d’une seule chaîne, les étapes d’une seule évolution. » (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 62.)

Partant de ce point de vue, la conférence a proclamé la nécessité de lutter « pour la réforme de la communauté juive et sa transformation par voie législative en une institution laïque » (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 83-84.), organisée démocratiquement (souligné par nous, J.S.).

Il est clair que le Bund considère comme condition et garantie, non pas la démocratisation de la Russie, mais la future « institution laïque » des Juifs, obtenue par la voie de la « réforme de la communauté juive », pour ainsi dire par voie « législative », par la Douma.

Mais nous avons déjà vu que les « institutions » en elles-mêmes, en l’absence d’un régime démocratique dans l’ensemble de l’Etat, ne peuvent servir de « garanties ».

Mais encore, qu’en sera-t-il sous le futur régime démocratique ? N’aura-t-on pas besoin, même en régime démocratique, d’institutions spéciales, « institutions culturelles garantissant », etc. ? Où en sont les choses sur ce point, par exemple, dans la Suisse démocratique ?

Existe-t-il là-bas des institutions culturelles spéciales, dans le genre du « conseil national » de Springer ? Non, elles n’existent pas. Mais les intérêts culturels, par exemple, des Italiens, qui y forment la minorité, n’en souffrent-ils pas ? On ne le dirait guère. D’ailleurs, cela se conçoit : la démocratie, en Suisse, rend superflues toutes « institutions » culturelles spéciales, qui soi-disant « garantissent », etc.

Ainsi, impuissantes dans le présent, superflues dans l’avenir, telles sont les institutions de l’autonomie culturelle-nationale, telle est l’autonomie nationale.

Mais elle devient encore plus nuisible quand on l’impose à une « nation » dont l’existence et l’avenir sont sujets à caution. Alors, les partisans de l’autonomie nationale en sont réduits à protéger et à conserver toutes les particularités de la « nation », non seulement utiles, mais aussi nuisibles, à seule fin de « sauver la nation » de l’assimilation, à seule fin de la « sauvegarder ».

C’est dans cette voie dangereuse que devait inévitablement s’engager le Bund.

Et il s’y est engagé effectivement. Nous voulons parler des décisions que l’on sait, adoptées aux dernières conférences du Bund sur le « samedi », le « yiddish », etc.

La social-démocratie cherche à obtenir le droit à la langue maternelle pour toutes tes nations, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait, — il exige que l’on défende « avec une insistance particulière » les « droits de la langue juive » (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 85.) (souligné par nous, J. S.) ; et le Bund lui-même, lors des élections à la IVe Douma, donne la « préférence à celui d’entre eux [c’est-à-dire d’entre les électeurs du deuxième degré], qui s’engage à défendre les droits de la langue juive ». (Voir Compte rendu de la IXe conférence du Bund, 1912, p. 42.)

Non point le droit général à la langue maternelle, mais le droit spécial à la langue juive, au yiddish ! Que les ouvriers des diverses nationalités luttent avant tout pour leur langue : les Juifs pour la langue juive, les Géorgiens pour la langue géorgienne, etc. La lutte pour le droit général de toutes les nations est chose secondaire. Vous pouvez même ne pas reconnaître le droit à la langue maternelle pour toutes les nationalités opprimées ; mais si vous avez reconnu le droit au yiddish, sachez-le bien : le Bund votera pour vous, le Bund vous « préférera ».

Mais qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois ?

La social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait. Il exige que, « par voie législative », soit « assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre jour ». (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 83.)

Il faut croire que le Bund fera « un pas en avant » et revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives. Et si, pour le malheur du Bund, les ouvriers juifs ont abandonné les vieux préjugés et ne veulent pas fêter le samedi, le Bund, par son agitation pour le « droit au samedi », leur rappellera l’existence du samedi, cultivera chez eux, pour ainsi dire, l’ « esprit du samedi »…

On comprend, par conséquent, fort bien les « discours ardents » des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des « hôpitaux juifs », cette revendication étant motivée par ceci que « le malade se sent mieux parmi les siens », que « l’ouvrier juif ne se sentira pas à l’aise parmi les ouvriers polonais, qu’il se sentira bien parmi les boutiquiers juifs ». (Idem, p. 68.)

Garder tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif, fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé le Bund !

Le camarade Plékhanov avait mille fois raison, en disant que le Bund « adapte le socialisme au nationalisme ». [C’est G. Plékhanov qui employa l’expression : « l’adaptation du socialisme au nationalisme » en parlant des bundistes et des social-démocrates caucasiens dans son article : « Encore une conférence de scission », publié dans le n° 3 du 15 (2) octobre 1912, du journal Pour le Parti (organe des plékhanoviens- « menchéviks-partiitsy », c’est-à-dire fidèle à l’esprit du Parti et des « bolchéviks-partiitsy » — conciliateurs, qui parut de 1912 à 1914). Dans cet article, G. Plékhanov condamnait avec vigueur aussi bien la convocation que les décisions de la conférence des liquidateurs du mois d’août.]

Evidemment V. Kossovski et les bundistes du même acabit, peuvent traiter Plékhanov de « démagogue » [Allusion à la lettre de V. Kossovski, adressée à la rédaction de la revue des liquidateurs, Nacha Zaria (n° 9-10, 1912) sous le titre de Démagogie impardonnable, où il polémisait contre l’article de G. Plékhanov.

« Encore une conférence de scission », mentionné dans la note précédente.], — le papier supporte tout — mais quiconque connaît l’activité du Bund comprendra aisément que ces hommes courageux ont simplement peur de dire la vérité sur eux-mêmes et se couvrent de vocables-massues sur la « démagogie »…

Mais s’en tenant à cette position dans la question nationale, le Bund devait, naturellement, s’engager aussi pour la question d’organisation dans la voie de l’isolement des ouvriers juifs, dans la voie des curies nationales au sein de la social-démocratie. Car telle est la logique de l’autonomie nationale !

En effet, de la théorie de la « représentation unique » le Bund passe à la théorie de la « délimitation nationale » des ouvriers. Le Bund exige de la social-démocratie russe qu’elle « procède dans sa structure organique à la délimitation par nationalités ». [Voir la Communication sur le VIIe congrès du Bund, p. 7.

Le VIIIe congrès du Bund se tint à la fin de 1906, à Lvov (Galicie). Le congrès se prononça pour l’adhésion du Bund au P.O.S.D.R., sur la base du statut adopté au IVe congrès (de Stockholm) en faisant cette réserve, toutefois, que « tout en adhérant au P.O.S.D.R. et en acceptant son programme, le Bund garde son programme à lui sur la question nationale ». Après le VIIe congrès, le Bund passa entièrement et définitivement dans la voie menchévik.]

Et de la « délimitation » il fait « un pas en avant » vers la théorie de l’« isolement ». Ce n’est pas sans raison qu’à la VIIIe conférence du Bund, des propos se sont fait entendre, disant que « l’existence nationale est dans l’isolement ». (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 72.)

Le fédéralisme en matière d’organisation recèle des éléments de décomposition et de séparatisme. Le Bund marche au séparatisme.

D’ailleurs, il n’a pas, à proprement parler, d’autre voie à suivre. Son existence même, en tant qu’organisation ex-territoriale, le pousse dans la voie du séparatisme. Le Bund ne possède pas de territoire déterminé ; il œuvre sur les territoires d’ « autrui », cependant que les social-démocraties polonaise, lettone et russe circonvoisines constituent des collectivités territoriales internationales. Mais il en résulte que chaque extension de ces collectivités signifie une « perte » pour le Bund, un rétrécissement de son champ d’action.

De deux choses l’une : ou bien toute la social-démocratie russe doit être réorganisée sur les bases du fédéralisme national, et alors le Bund acquiert la possibilité de « s’assurer » le prolétariat juif ; ou bien le principe territorial international de ces collectivités reste en vigueur, et alors le Bund se réorganise sur les bases de l’internationalisme, comme cela a lieu dans la social-démocratie polonaise et lettone.

C’est ce qui explique que le Bund réclame, dès le début, la « réorganisation de la social-démocratie russe sur des bases fédératives ». (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale et de la réorganisation de la social-démocratie russe sur les bases fédératives, 1902, éd. du Bund.)

En 1906, le Bund cédant à la vague unificatrice venant d’en bas, choisit un moyen terme, en adhérant à la social-démocratie russe. Mais comment y a-t-il adhéré ? Alors que les social-démocraties polonaises et lettones y ont adhéré en vue de travailler paisiblement en commun, le Bund y a adhéré en vue de mener la bataille pour la fédération. C’est ce que disait alors le leader des bundistes Medem :

« Nous y allons non pour l’idylle, mais pour la lutte. Point d’idylle, et seuls les Manilov [Personnage des Ames mortes de Gogol. Type du rêveur sans conviction, sans caractère.] peuvent l’attendre dans un avenir prochain. Le Bund doit entrer au Parti, armé de pied en cap. » [Voir Naché Slovo, n° 3, p. 24, Vilna, 1906. (J.S.) Naché Slovo (Notre Parole), hebdomadaire bundiste légal, qui paraissait à Vilna en 1906. Il parut au total 9 numéros.]

Ce serait une erreur d’y voir de la mauvaise volonté de la part de Medem. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais de la position particulière du Bund, en vertu de laquelle il ne peut pas ne pas lutter contre la social-démocratie russe qui est basée sur les principes de l’internationalisme. Or, en la combattant, le Bund compromettait, naturellement, les intérêts de l’unité.

Finalement, les choses en viennent au point que le Bund rompt officiellement avec la social-démocratie russe, en violant les statuts et en s’unissant, pendant les élections à la IVe Douma, avec les nationalistes polonais contre les social-démocrates polonais. [Allusion à l’élection de la IVe Douma d’Etat du député de Varsovie, Jagello, membre de la « gauche » du Parti socialiste polonais, élu sur la liste du bloc des bundistes et du P.S.P. avec les nationalistes bourgeois juifs contre les voix des électeurs social-démocrates polonais qui formaient la majorité au collège d’électeurs ouvriers.

La fraction social-démocrate de la IVe Douma d’Etat, grâce à la majorité que les liquidateurs y détenaient alors, accepta dans son sein Jagello qui n’était pas social-démocrate, donnant ainsi son appui à l’acte scissionniste du Bund et approfondissant la scission parmi les ouvriers de Pologne. Voir à ce sujet l’article de Staline : « Jagello, membre ne jouissant pas de tous les droits de la fraction social-démocrate », dans le n° 182 de la Pravda, du 1er décembre 1912.]

Le Bund a trouvé évidemment que la rupture est le meilleur moyen d’assurer son activité indépendante.

C’est ainsi que le « principe » de la « délimitation » en matière d’organisation a abouti au séparatisme, à une rupture complète.

Polémisant sur le fédéralisme avec la vieille Iskra [La vieille Iskra, l’Iskra de la période 1900 à 1903 (jusqu’au n° 51), alors que Lénine prenait une part des plus active à sa rédaction, — s’appelait ainsi pour la distinguer de la nouvelle Iskra, passée aux positions menchéviks. La vieille Iskra menait une lutte des plus acharnée contre le nationalisme du Bund. Une série d’articles de l’Iskra, dont certains de la plume de Lénine, furent consacrés à la critique du Bund et de ses positions dans la question nationale et dans les questions de structure du Parti.], le Bund écrivait jadis :

« L’Iskra veut nous persuader que les rapports fédératifs du Bund avec la social-démocratie russe doivent affaiblir les liens entre eux. Nous ne pouvons réfuter cette opinion, en nous référant à la pratique russe, pour la simple raison que la social-démocratie russe n’existe pas comme groupement fédératif.

Mais nous pouvons nous référer à l’expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche, reconstruite sur le principe fédératif en vertu d’une décision du congrès du Parti tenu en 1897. » (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale, etc., 1902, p. 17, édition du Bund.)

Cela fut écrit en 1902.

Mais nous sommes maintenant en 1913. Nous avons actuellement la « pratique » russe, et l’ « expérience de la social-démocratie d’Autriche ».

Que nous disent-elles ?

Commençons par l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche ».

Déjà avant 1896, il existe en Autriche un Parti social-démocrate unique. Cette année-là, les Tchèques réclament pour la première fois au congrès international de Londres, une représentation distincte et l’obtiennent. En 1897, au congrès du Parti tenu à Vienne (Wimberg), le Parti unique est officiellement liquidé ; on établit à sa place une union fédérative de six « groupes social-démocrates » nationaux.

Ensuite ces « groupes » se transforment en Partis indépendants. Les Partis rompent peu à peu la liaison entre eux. A leur suite se disloque la fraction parlementaire, des « clubs » nationaux s’organisent. Viennent ensuite les syndicats, qui se morcellent également par nationalités. On en arrive même jusqu’aux coopératives, au morcellement desquelles les séparatistes tchèques appellent les ouvriers.

[Voir dans Documente des Separatismus, les termes empruntés à la brochure de Vanek, p. 29. (J.S.) Karl Vanek, social-démocrate tchèque, député au Parlement autrichien (Reichsrat) et au Landtag de Brünn, directeur de la caisse d’assurance-maladie à Brünn, un des chefs des séparatistes tchèques. En 1910, K. Vanek publia dans la revue Rovnost (Egalité) une suite d’articles sous le titre « Voulons-nous être en tutelle ou être libres ? », consacrés à la défense des idées séparatistes et imprégnés de chauvinisme national.

Ces articles (édités également en brochure), en même temps que d’autres documents furent reproduits dans le recueil Dokumente des Separatismus (« Documents du séparatisme ») » publié par le syndicat autrichien des métallurgistes, qui tentait ainsi d’empêcher le développement de la scission vers laquelle Vanek, Bourian, Toussar et autres chefs des séparatistes tchèques, menaient le mouvement ouvrier tchèque.

Voici ce que disait le passage, mentionné ici par Staline, de la brochure de K. Vanek : « Comment l’ouvrier tchèque, avant encore que se soit accomplie la renaissance de la société, peut-il espérer sauver de la perte son petit garçon ou sa fillette ou bien leur assurer à l’avenir une existence meilleure que celle qui leur est échue, si les forces consommatrices du peuple tchèque n’estiment pas nécessaire de recourir aux services de leurs propres artisans, marchands et industriels ? »

« Et comment la masse ouvrière tchèque peut-elle s’attendre à recevoir dans l’Etat futur ce qui lui revient de droit ; à devenir, sous le rapport politique, social et national égale en droits, si elle met â la disposition d’autrui sa base économique, si elle livre aux camarades d’une autre nationalité les possibilités de production, la force résidant dans l’argent ? »]

Sans compter que l’agitation séparatiste affaiblit chez les ouvriers le sentiment de la solidarité, en les poussant souvent dans la voie des briseurs de grèves.

Ainsi, l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche » parle contre le Bund, en faveur de la vieille Iskra. Le fédéralisme au sein du Parti autrichien a abouti au séparatisme le plus ignoble, à la désagrégation de l’unité du mouvement ouvrier.

Nous avons vu plus haut que la « pratique russe » parle dans le même sens. Les séparatistes bundistes, de même que les Tchèques, ont rompu avec l’ensemble de la social-démocratie, de la social-démocratie russe. En ce qui concerne les syndicats, les syndicats bundistes, ils étaient dès le début organisés d’après le principe national, c’est-à-dire qu’ils étaient séparés des ouvriers des autres nationalités.

L’isolement total, la rupture totale, voilà ce que montre la « pratique russe » du fédéralisme.

Il n’est pas étonnant que cet état de choses se répercute sur les ouvriers par un affaiblissement du sentiment de solidarité et par la démoralisation, et que cette dernière pénètre aussi au sein du Bund. Nous voulons parler des conflits de plus en plus fréquents entre ouvriers juifs et polonais sur le terrain du chômage. Voici quels propos ont retenti, à ce sujet, à la IXe conférence du Bund :

« Les ouvriers polonais qui nous évincent, nous les considérons comme des pogromistes, comme des jaunes, nous ne soutenons pas leurs grèves, nous les sabotons. En second lieu, nous répondons à l’évincement par l’évincement : en réponse à la non-admission des ouvriers juifs dans les fabriques, nous ne laissons pas les ouvriers polonais travailler aux établis à bras… Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres. » (Voir le Compte rendu de la IXe conférence du Bund, p. 19.) [Souligné par nous. J. S.].

C’est ainsi que l’on parle de solidarité à la conférence bundiste.

On ne peut aller plus loin en matière de « délimitation » et d’ « isolement ». Le Bund est arrivé à ses fins : il délimite les ouvriers des diverses nationalités jusqu’aux rixes, jusqu’aux actes de briseurs de grève. Impossible de faire autrement :

« Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres… »

Désorganisation du mouvement ouvrier, démoralisation dans les rangs de la social-démocratie, voilà à quoi mène le fédéralisme bundiste.

Ainsi, l’idée de l’autonomie nationale, l’atmosphère qu’elle crée, s’est révélée encore plus nuisible en Russie qu’en Autriche.

 VI. — Les Caucasiens, la conférence des liquidateurs

Nous avons parlé plus haut des flottements d’une partie des social-démocrates caucasiens, qui n’avaient pu résister à la « contagion » nationaliste. Ces flottements se sont exprimés en ce que lesdits social-démocrates ont suivi — si étrange que ce soit — les traces du Bund, en proclamant l’autonomie culturelle-nationale.

L’autonomie régionale pour l’ensemble du Caucase et l’autonomie culturelle-nationale — pour les nations composant le Caucase— c’est ainsi que ces social-démocrates, qui se rallient, soit dit à propos, aux liquidateurs russes, formulent leur revendication.
Ecoutons leur leader reconnu, le fameux N. [Pseudonyme de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens, ancien chef du gouvernement menchévik de Géorgie, fut un partisan enragé d’une intervention armée contre l’U.R.S.S.]

« Tout le monde sait que le Caucase se distingue profondément des provinces centrales, tant par la composition raciale de sa population que par le territoire et l’agriculture. L’exploitation et le développement matériel d’une telle contrée réclament des travailleurs qui soient du pays, connaissant les particularités locales, habitués à la culture et au climat locaux. Il est nécessaire que toutes les lois poursuivant des fins d’exploitation du territoire local soient promulguées sur place et mises en œuvre par les gens du lieu.

En conséquence, il sera de la compétence de l’organisme central de l’autonomie administrative caucasienne de promulguer les lois sur les questions locales… Ainsi, les fonctions du centre caucasien consistent à promulguer des lois poursuivant des fins d’exploitation économique du territoire local, des fins de prospérité matérielle de la contrée. »

[Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), 1912, n° 12. (J.S.) Tchvéni Tskhovréba, quotidien des menchéviks géorgiens, parut en 1912 à Koutaïs. Le journal eut dix-neuf numéros. Les passages cités sont empruntés à l’un des articles de N. (Noé Jordania) intitulé : « L’ancien et le nouveau », publié dans les numéros 11-14 de Tchvéni Tskhovréba.]

Ainsi, autonomie régionale du Caucase.

Si l’on fait abstraction des motifs quelque peu contradictoires et décousus, invoqués par N., il convient de reconnaître que sa conclusion est juste. L’autonomie régionale du Caucase, jouant dans le cadre de la Constitution de l’Etat tout entier — ce que N. ne nie pas d’ailleurs — est effectivement nécessaire, vu les particularités de la composition et des conditions de vie du pays.

Cela est aussi reconnu par la social-démocratie russe, qui a proclamé à son IIe congrès « l’autonomie administrative régionale pour les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition de leur population, se distinguent des régions russes proprement dites. »

Soumettant ce point à l’examen du IIe congrès, Martov l’a motivé, en disant que :

« les vastes étendues de la Russie et l’expérience de notre administration centralisée, nous donnent lieu de considérer comme nécessaire et utile l’existence d’une autonomie administrative régionale pour des unités aussi importantes que la Finlande, la Pologne, la Lituanie et le Caucase. »

Mais il s’ensuit que par administration autonome régionale, il faut entendre l’autonomie régionale.

Mais N. va plus loin. A son avis, l’autonomie régionale du Caucase n’embrasse « qu’un côté de la question ».

« Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique…

Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Eglise, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’oeuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé… Il en va autrement des choses culturelles-nationales.

Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Eglise arménienne.

A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et Etats. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes.

Nous proclamons l’autonomie culturelle- nationale des nationalités caucasiennes. » (Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.)

Bref, la culture n’étant pas le territoire, et le territoire n’étant pas la culture, l’autonomie culturelle-nationale est nécessaire. C’est tout ce que peut dire N. en faveur de cette dernière.

Nous n’allons pas ici toucher une fois de plus à l’autonomie culturelle-nationale, en général : nous avons déjà parlé plus haut de son caractère négatif. Nous voudrions simplement marquer que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, est encore vide de sens et absurde au point de vue des conditions caucasiennes.

Et voici pourquoi.

L’autonomie culturelle-nationale suppose des nationalités plus ou moins développées, à culture, à littérature évoluées. A défaut de ces conditions, cette autonomie perd toute raison d’être, devient une absurdité.

Or, il existe dans le Caucase toute une série de peuples à culture primitive, parlant une langue particulière, mais dépourvus d’une littérature propre, peuples à l’état de transition par-dessus le marché, qui en partie s’assimilent, en partie continuent à se développer. Comment leur appliquer l’autonomie culturelle-nationale ? Comment agir à l’égard de tels peuples ? Comment les « organiser » en des unions culturelles-nationales distinctes, ce qu’implique sans aucun doute l’autonomie culturelle-nationale ?

Comment agir envers les Mingréliens, Abkhaz, Adjars, Svanes, Lesghiens, etc., qui parlent des langues différentes, mais qui n’ont pas de littérature propre ? Dans quelles nations les ranger ? Est-il possible de les « organiser » en unions nationales ? Autour de quelles « questions culturelles » les « organiser » ?

Comment agir envers les Ossètes, dont ceux qui habitent la Transcaucasie sont en voie d’assimilation (mais sont encore loin d’être assimilés) par les Géorgiens, tandis que les Ossètes ciscaucasiens sont en partie assimilés par les Russes, en partie continuent à se développer, créant leur propre littérature ? Comment les « organiser » en une seule union nationale ?

Dans quelle union nationale ranger les Adjars qui parlent le géorgien, mais vivent de la culture turque et pratiquent l’islamisme ? Ne faut-il pas les « organiser » séparément des Géorgiens sur le terrain de la religion et ensemble avec les Géorgiens sur la base des autres questions culturelles ? Et les Kobouletz ? Et les Ingouches ? Et les Inghiloïts ?

Qu’est-ce que cette autonomie qui élimine de la liste toute une série de peuples ?

Non, ce n’est pas une solution de la question nationale, c’est le fruit d’une fantaisie oiseuse.

Mais admettons l’inadmissible et supposons que l’autonomie culturelle-nationale de notre N., se soit réalisée. A quoi mènera-t-elle, à quels résultats ?

Considérons, par exemple, les Tatars transcaucasiens, avec leur pourcentage minime d’individus sachant lire et écrire, avec leurs écoles dirigées par les moulahs tout-puissants, avec leur culture pénétrée de l’esprit religieux… Il n’est pas difficile de comprendre que les organiser dans une union culturelle-nationale, c’est mettre à leur tête les moulahs, c’est les jeter en pâture aux moulahs réactionnaires ; c’est créer un nouveau bastion pour l’asservissement spirituel des masses tatars par leur pire ennemi.

Mais depuis quand les social-démocrates portent-ils l’eau au moulin des réactionnaires ?

Isoler les Tatars transcaucasiens dans une union culturelle-nationale qui asservit les masses aux pires réactionnaires, est-il possible que les liquidateurs caucasiens n’aient rien pu trouver de mieux à « proclamer » ?…

Non, ce n’est point là une solution de la question nationale.

La question nationale, au Caucase, ne peut être résolue que dans ce sens que les nations et les peuples attardés doivent être entraînés dans la voie générale d’une culture supérieure. Seule une telle solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la social-démocratie. L’autonomie régionale du Caucase est acceptable précisément parce qu’elle entraîne les nations attardées dans le développement culturel général, elle les aide à sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle les pousse en avant et leur facilite l’accès des bienfaits de la culture supérieure.

Cependant que l’autonomie culturelle-nationale agit dans une direction diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs vieilles coquilles, elle les maintient aux degrés inférieurs du développement de la culture et les empêche de monter aux degrés supérieurs de la culture.

De ce fait l’autonomie nationale paralyse les côtés positifs de l’autonomie régionale, réduit cette dernière à zéro.

C’est pour cela justement que le type mixte de l’autonomie combinant l’autonomie culturelle-nationale et régionale proposée par N. ne convient pas non plus. Cette combinaison contre nature n’améliore pas les choses, mais les aggrave, car, outre qu’elle freine le développement des nations attardées, elle fait de l’autonomie régionale une arène de collisions entre les nations organisées en unions nationales.

C’est ainsi que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, se transformerait au Caucase en une absurde entreprise réactionnaire.

Telle est l’autonomie culturelle-nationale de N. et de ses partisans caucasiens.

Les liquidateurs caucasiens feront-ils un « pas en avant » et suivront-ils le Bund aussi dans la question d’organisation, c’est ce que l’avenir montrera. L’histoire de la social-démocratie nous apprend que, jusqu’ici, le fédéralisme dans l’organisation a toujours précédé l’autonomie nationale dans le programme.

Dès 1897, les social-démocrates autrichiens pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation, et ce n’est que deux années plus tard (1899) qu’ils adoptèrent l’autonomie nationale. Les bundistes, pour la première fois, ont parlé nettement de l’autonomie nationale en 1901, cependant qu’ils pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation depuis 1897.

Les liquidateurs caucasiens ont commencé par la fin, par l’autonomie nationale. S’ils continuent à suivre les traces du Bund, force leur sera de détruire au préalable tout l’actuel édifice d’organisation, bâti déjà dans les dernières années du XIXe siècle, sur les bases de l’internationalisme.

Mais autant il a été facile d’accepter l’autonomie nationale encore incompréhensible pour les ouvriers, autant il sera difficile de démolir l’édifice bâti durant des années, élevé et choyé par les ouvriers de toutes les nationalités du Caucase. Il suffit d’amorcer cette entreprise d’Erostrate, pour que les ouvriers ouvrent les yeux et comprennent l’essence nationaliste de l’autonomie culturelle-nationale.

Si les Caucasiens résolvent la question nationale par des procédés ordinaires, au moyen de débats oraux et d’une discussion littéraire, la conférence des liquidateurs de Russie a imaginé, elle, un moyen tout à fait extraordinaire. Moyen facile et simple.

Ecoutez :

« Après avoir entendu la communication faite par la délégation caucasienne… sur la nécessité de formuler la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, la conférence, sans se prononcer sur le fond de cette revendication, constate que cette interprétation du point du programme reconnaissant à chaque nationalité le droit de disposer d’elle-même ne va pas à rencontre du sens exact de ce programme. »

Ainsi, d’abord, « ne pas se prononcer sur le fond de cette » question, et puis, « constater ». Méthode originale…

Qu’est-ce donc qu’ « a constaté » cette conférence originale ?

Mais ceci que la « revendication » de l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme reconnaissant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Examinons cette thèse.

Le point relatif à la libre disposition parle des droits des nations.

[Le point relatif à la libre disposition dans le programme du P.O.S.D.R., adopté au IIe congrès en 1903, portait : « 9. Le droit à la libre disposition pour toutes les nations faisant partie de l’Etat. »]

D’après ce point, les nations ont droit non seulement à l’autonomie, mais encore à la séparation. Il s’agit de la libre disposition politique.

Qui les liquidateurs voulaient-ils tromper, en cherchant à interpréter à tort et à travers ce droit, depuis longtemps établi dans toute la social-démocratie internationale, à la libre disposition politique des nations ?

Ou peut-être les liquidateurs chercheront-ils à biaiser, en s’abritant derrière ce sophisme : c’est que l’autonomie culturelle-nationale, voyez-vous, « ne va pas à l’encontre » des droits des nations ? C’est-à-dire que si toutes les nations d’un Etat donné acceptent de s’organiser sur les bases de l’autonomie culturelle-nationale, elles — la somme donnée de ces nations — en ont pleinement le droit, et nul ne peut leur imposer de force une autre forme de vie politique. C’est nouveau, et c’est bien trouvé.

Ne convient-il pas d’ajouter que, parlant d’une façon générale, les nations ont le droit d’abolir chez elles la Constitution, de la remplacer par un système d’arbitraire, de revenir à l’ancien ordre de choses, car les nations, et seulement les nations elles-mêmes, ont le droit de décider de leur propre sort. Nous répétons : dans ce sens ni l’autonomie culturelle-nationale, ni l’esprit réactionnaire national quel qu’il soit « ne va à l’encontre » des droits des nations.

N’est-ce pas ce que voulait dire la respectable conférence ?

Non, ce n’est pas cela. Elle dit expressément que l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre », non des droits des nations, mais « du sens exact » du programme. Il s’agit ici du programme, et non des droits des nations.

Cela se conçoit du reste. Si une nation quelconque s’était adressée à la conférence des liquidateurs, celle-ci aurait pu constater tout net que la nation a droit à l’autonomie culturelle-nationale. Or, ce n’est pas une nation qui s’est adressée à la conférence, mais une « délégation » de social-démocrates caucasiens, de social-démocrates pas fameux, il est vrai, mais social-démocrates tout de même. Et ils n’ont pas posé la question des droits des nations, mais la question de savoir si l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas les principes de la social-démocratie, si elle ne va pas à l’ « encontre » « du sens exact » du programme de la social-démocratie.

Ainsi les droits des nations et le « sens exact » du programme de la social-démocratie, ce n’est pas la même chose.

Apparemment, il est aussi des revendications qui, sans aller à l’encontre des droits des nations, peuvent aller à l’encontre du « sens exact » du programme.

Exemple. Le programme des social-démocrates comporte un point relatif à la liberté de confession. D’après ce point, tout groupe d’individus a le droit de confesser toute religion : le catholicisme, l’orthodoxie, etc. La social-démocratie luttera contre toute répression religieuse, contre les persécutions visant les orthodoxes, les catholiques et les protestants. Est-ce à dire que le catholicisme et le protestantisme, etc., « ne vont pas à rencontre du sens exact » du programme ?

Non. La social-démocratie protestera toujours contre les persécutions visant le catholicisme et le protestantisme ; elle défendra toujours le droit des nations à confesser n’importe quelle religion ; mais en même temps, se basant sur la juste conception des intérêts du prolétariat, elle fera de l’agitation et contre le catholicisme, et contre le protestantisme, et contre l’orthodoxie, afin de faire triompher la conception socialiste.

Et elle le fera pour cette raison que, sans nul doute, le protestantisme, le catholicisme, l’orthodoxie, etc., « vont à rencontre du sens exact » du programme, c’est-à-dire à rencontre des intérêts bien compris du prolétariat.

Il faut en dire autant du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Les nations ont le droit de s’établir à leur guise ; elles ont le droit de garder n’importe laquelle de leurs institutions nationales, qu’elle soit nuisible ou utile, personne ne peut (n’en a le droit !) intervenir de force dans la vie des nations.

Mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie ne luttera pas, ne fera pas de l’agitation contre les institutions nuisibles des nations, contre les revendications irrationnelles des nations. Au contraire, la social-démocratie a le devoir de faire cette agitation et d’influer sur la volonté des nations de telle sorte que ces dernières s’organisent sous la forme la plus appropriée aux intérêts du prolétariat.

C’est pour cela précisément que, combattant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, elle fera en même temps de l’agitation, par exemple, et contre la séparation des Tatars, et contre l’autonomie culturelle-nationale des nations caucasiennes, car l’une comme l’autre, sans aller à l’encontre des droits de ces nations, vont cependant à l’encontre du « sens exact » du programme, c’est-à-dire des intérêts du prolétariat caucasien.

Apparemment, les « droits des nations » et le « sens exact » du programme sont deux notions tout à fait différentes. Alors que le « sens exact » du programme exprime les intérêts du prolétariat, formulés scientifiquement dans le programme de ce dernier, les droits des nations peuvent exprimer les intérêts de n’importe quelle classe— bourgeoisie, aristocratie, clergé, etc., suivant la force et l’influence de ces classes.

Là, les devoirs du marxiste, ici, les droits des nations composées des diverses classes. Les droits des nations et les principes de la social-démocratie peuvent aussi bien aller ou ne pas « aller à rencontre » les uns des autres que, par exemple, la pyramide de Chéops et la fameuse conférence des liquidateurs. Il est tout simplement impossible de les comparer.

Mais il s’ensuit que la respectable conférence a confondu de la façon la plus impardonnable deux choses absolument différentes. Il en est résulté non pas une solution de la question nationale, mais une chose absurde, suivant laquelle les droits des nations et les principes de la social-démocratie « ne vont pas à l’encontre » les uns des autres ; par conséquent, chaque revendication des nations peut être compatible avec les intérêts du prolétariat ; par conséquent, nulle revendication des nations aspirant à disposer d’elles-mêmes « n’ira à l’encontre du sens exact » du programme !

Ils n’ont pas ménagé la logique…

C’est sur la base de cette absurdité qu’a surgi la décision désormais fameuse de la conférence des liquidateurs, suivant laquelle la revendication de l’autonomie nationale-culturelle « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme.

Mais la conférence des liquidateurs n’enfreint pas seulement les lois de la logique.

Elle enfreint encore son devoir envers la social-démocratie russe, en sanctionnant l’autonomie culturelle-nationale. Elle enfreint de la façon la plus nette le « sens exact » du programme, car on sait que le IIe congrès qui a adopté le programme a repoussé résolument l’autonomie culturelle-nationale. Voici ce qui a été dit à ce sujet au congrès en question :

Goldblatt

[bundiste]

 : J’estime nécessaire la création d’institutions spéciales susceptibles d’assurer la liberté du développement culturel des nationalités, et c’est pourquoi je propose d’ajouter au paragraphe 8 : « et la création d’institutions leur garantissant la pleine liberté du développement culturel ». [C’est là, on le sait, la formule bundiste de l’autonomie culturelle-nalionale. J.S.]

Martynov indique que les institutions générales doivent être organisées de façon à assurer aussi les intérêts particuliers. Impossible de créer aucune institution spéciale garantissant la liberté du développement culturel de la nationalité.

Egorov : Dans la question de la nationalité, nous ne pouvons adopter que des propositions négatives, c’est-à-dire que nous sommes contre toutes restrictions de la nationalité. Mais peu nous importe à nous, social-démocrates, de savoir si une nationalité ou une autre se développera comme telle. C’est l’affaire du processus spontané.

Koltsov : Les délégués du Bund se fâchèrent chaque fois qu’il est question de leur nationalisme. Or, l’amendement apporté par le délégué du Bund revêt un caractère purement nationaliste. On exige de nous des mesures purement offensives pour soutenir même les nationalités qui dépérissent.

… En conséquence, « l’amendement de Goldblatt est repoussé à la majorité contre trois voix ».

Ainsi, il est clair que la conférence des liquidateurs est allée « à l’encontre du sens exact » du programme. Elle a dérogé au programme.

Maintenant, les liquidateurs cherchent à se justifier, en invoquant le congrès de Stockholm qui a prétendument sanctionné l’autonomie culturelle-nationale. Vladimir Kossovski écrit à ce sujet :

« Comme on le sait, suivant l’accord intervenu au congrès de Stockholm, on avait laissé la liberté au Bund de maintenir son programme national (jusqu’à la solution du problème national au congrès général du Parti). Ce congrès a reconnu que l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas en tout cas le programme général du Parti. » (Voir Nacha Zaria, 1912, n° 9-10, p. 120.)

Mais les tentatives des liquidateurs sont vaines. Le congrès de Stockholm n’a pas même songé à sanctionner le programme du Bund — il a simplement accepté de laisser provisoirement la question ouverte. L’intrépide Kossovski a manqué de courage pour dire toute la vérité. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Les voici :

Galine apporte cet amendement : « La question du programme national reste ouverte commise n’ayant pas été examinée par le congrès ». (Pour : 50 voix ; contre : 32.)

Une voix : « Que signifie, ouverte ? »

Le président : « Si nous disons que la question nationale reste ouverte, cela signifie que le Bund peut maintenir jusqu’au prochain congrès sa décision dans cette question. » (Voir Naché Slovo (Notre Parole), 1906, n° 8, p. 53.) [Souligné par nous. J. S.]

Comme vous voyez, le congrès n’a même « pas examiné » la question du programme national du Bund, il l’a simplement laissée « ouverte », en laissant au Bund lui-même le soin de décider du sort de son programme jusqu’au prochain congrès général. En d’autres termes : le congrès de Stockholm a éludé la question, sans donner une appréciation de l’autonomie culturelle-nationale, ni dans l’un ni dans l’autre sens.

Or, la conférence des liquidateurs s’attelle, de la façon la plus nette, à l’appréciation du problème, reconnaît l’autonomie culturelle-nationale acceptable et la sanctionne au nom du programme du Parti.

La différence saute aux yeux.

Ainsi, la conférence des liquidateurs, en dépit des stratagèmes de toute sorte, n’a pas fait avancer d’un seul pas la question nationale.

Biaiser devant le Bund et les national-liquidateurs caucasiens, c’est tout ce dont elle s’est révélée capable.

 VII. — La question nationale en Russie

Il nous reste à tracer la solution positive de la question nationale.

Nous partons du fait que le problème ne peut être résolu qu’en liaison indissoluble avec la situation que traverse la Russie.

La Russie vit dans une période de transition, où la vie « normale », « constitutionnelle », ne s’est pas encore établie, où la crise politique n’est pas encore résolue. Les journées de tempêtes et de « complications » sont encore à venir. D’où le mouvement, présent et futur, mouvement qui se donne pour but la pleine démocratisation.

C’est en liaison avec ce mouvement que doit être envisagée la question nationale.

Ainsi, pleine démocratisation du pays, comme base et condition de la solution du problème national.

Il convient de tenir compte, lors de la solution du problème, non seulement de la situation intérieure, mais aussi de la situation extérieure. La Russie est située entre l’Europe et l’Asie, entre l’Autriche et la Chine. Le progrès du démocratisme en Asie est inévitable.

Le progrès de l’impérialisme en Europe n’est pas un effet du hasard. Le capital en Europe commence à se sentir à l’étroit, et il se rue vers d’autres pays, à la recherche de débouchés nouveaux, d’une main-d’œuvre à bon marché, de nouveaux champs d’activité. Mais cela conduit à des complications extérieures et à la guerre.

Nul ne peut dire que la guerre des Balkans [Allusion à la première guerre des Balkans, commencée en octobre 1912 entre la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, d’une part, et la Turquie, de l’autre. Cette guerre fut le résultat du conflit entre les intérêts des puissances de l’Entente (France, Angleterre, Russie) et ceux des puissances de la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) dans la péninsule balkanique. Cette guerre, aussi bien que la deuxième guerre des Balkans (1913), qui éclata entre les alliés de la veille n’ayant pas su partager le butin, et qui se termina par l’écrasement de la Bulgarie, ne firent que raviver les contradictions impérialistes dans les Balkans ; elles furent le prélude de la guerre impérialiste mondiale.] soit la fin, et non le commencement des complications.

Il est parfaitement possible qu’une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures intervienne, dans laquelle telle ou telle nationalité de Russie trouvera nécessaire de poser et de résoudre la question de son indépendance. Et, dans ces cas-là, ce n’est évidemment pas aux marxistes à dresser des barrières.

Il s’ensuit donc que les marxistes russes ne pourront pas se passer du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Ainsi, droit de disposer de soi-même comme point indispensable dans la solution du problème national.

Poursuivons. Comment agir envers les nations qui, pour telles ou telles raisons, préféreront demeurer dans le cadre d’un tout ?

Nous avons vu que l’autonomie culturelle-nationale n’est pas utilisable.

En premier lieu, elle est artificielle et non viable, car elle suppose le rassemblement artificiel, dans une seule nation, d’individus que la vie, la vie réelle, sépare et jette aux différents points de l’Etat.

En second lieu, elle pousse au nationalisme, car elle conduit au point de vue de la « délimitation » des individus par curies nationales, au point de vue de l’ « organisation » des nations, au point de vue de la « conservation » et de la culture des « particularités nationales », chose qui ne sied pas du tout à la social-démocratie.

Ce n’est pas par hasard que les séparatistes moraves au Reichsrat, s’étant séparés des députés social-démocrates allemands, se sont unis aux députés bourgeois moraves en un seul « kolo » [Cercle, groupe, communauté. S’applique ici à l’union des partis au sein du Parlement.] morave, pour ainsi dire.

Ce n’est pas par hasard non plus que les séparatistes russes du Bund se sont embourbés dans le nationalisme, en exaltant le « samedi » et le « yiddish ». Il n’y a pas encore de députés bundistes à la Douma, mais dans le rayon d’action du Bund il y a la communauté juive cléricalo-réactionnaire, dans les « institutions dirigeantes » de laquelle le Bund organise, en attendant, l’ « unité » entre ouvriers et bourgeois juifs. (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, fin de la résolution sur la communauté.) Telle est bien la logique de l’autonomie culturelle nationale.

Ainsi l’autonomie nationale ne résout pas la question.

Où donc est l’issue ?

La seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie d’unités déjà cristallisées, telles que la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, le Caucase, etc.

L’avantage de l’autonomie régionale consiste tout d’abord en ceci : avec elle on a affaire non à une fiction sans territoire, mais à une population déterminée, vivant sur un territoire déterminé.

Ensuite, elle ne délimite pas les individus par nations, elle ne renforce pas les barrières nationales ; au contraire, elle ne fait que démolir ces barrières et grouper la population pour ouvrir la voie à une délimitation d’un autre genre, à la délimitation par classes.

Enfin, elle permet d’utiliser de la façon la meilleure les richesses naturelles de la région et de développer les forces productives, sans attendre les décisions du centre commun — fonctions qui ne sont pas inhérentes à l’autonomie culturelle-nationale.

Ainsi, autonomie régionale comme point indispensable dans la solution de la question nationale.

Il n’est pas douteux qu’aucune des régions n’offre une homogénéité nationale complète, car dans chacune d’elles sont incrustées des minorités nationales. Tels les Juifs en Pologne, les Lettons en Lituanie, les Russes au Caucase, les Polonais en Ukraine, etc.

On peut appréhender, par conséquent, que les minorités soient opprimées par les majorités nationales. Mais ces appréhensions ne sont fondées que si le pays garde l’ancien état de choses. Donnez au pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront tout terrain.

On propose de lier les minorités éparses en une seule union nationale. Mais les minorités ont besoin non pas d’une union artificielle, mais de droits réels chez elles, sur place. Que peut leur donner une telle union sans une démocratisation complète ? Ou bien : quelle est la nécessité d’une union nationale, quand il y a démocratisation complète ?

Qu’est-ce qui met particulièrement en émoi la minorité nationale ?

La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence du droit de se servir de sa langue maternelle. Laissez-lui l’usage de sa langue maternelle, et le mécontentement passera tout seul.

La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union artificielle, mais de l’absence chez elle d’une école en langue maternelle. Donnez-lui cette école, et le mécontentement perdra tout terrain.

La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence de la liberté de conscience, de déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés, et elle cessera d’être mécontente.

Ainsi, égalité nationale sous toutes ses formes (langue, écoles, etc.) comme point indispensable dans la solution de la question nationale. Une loi généralisée à tout l’Etat, établie sur la base de la démocratisation complète du pays et interdisant toute espèce de privilèges nationaux sans exception et toutes entraves ou restrictions, quelles qu’elles soient, aux droits des minorités nationales.

C’est en cela, et cela seulement, que peut résider la garantie réelle et non fictive, des droits de la minorité.

On peut contester ou ne pas contester l’existence d’un lien logique entre le fédéralisme dans l’organisation et l’autonomie culturelle-nationale. Mais on ne saurait contester que cette dernière crée une atmosphère favorable au fédéralisme sans bornes, qui se transforme en rupture totale, en séparatisme.

Si les Tchèques en Autriche et les bundistes en Russie, ayant commencé par l’autonomie pour passer ensuite à la fédération, ont fini par le séparatisme, un grand rôle a sans doute été joué ici par l’atmosphère nationaliste que l’autonomie nationale dégage naturellement.

Ce n’est pas par hasard que l’autonomie nationale et le principe fédératif dans l’organisation marchent de pair. Cela se conçoit. C’est que l’une et l’autre réclament la délimitation des nationalités. L’une et l’autre supposent l’organisation par nationalités. La ressemblance est indéniable. La seule différence est que là on délimite la population en général, ici les ouvriers social-démocrates.

Nous savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités. Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à l’égard des ouvriers des autres nationalités, démoralisation complète dans les rangs de la social-démocratie, tels sont les résultats du fédéralisme dans l’organisation. L’histoire de la social-démocratie en Autriche et l’activité du Bund en Russie l’attestent avec éloquence.

L’unique moyen contre un tel état de choses, c’est l’organisation basée sur les principes de l’internationalisme.

Le groupement, sur place, des ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques et unies, le groupement de ces collectivités en un parti unique, telle est la tâche.

Il va de soi que cette façon d’édifier le Parti n’exclut pas, mais implique une vaste autonomie des régions au sein d’un tout unique, au sein du Parti.

L’expérience du Caucase montre toute l’utilité d’un tel type d’organisation. Si les Caucasiens ont réussi à surmonter les conflits nationaux entre ouvriers arméniens et tatars ; s’ils ont réussi à prémunir la population contre les possibilités de massacres et de fusillades ; si à Bakou, dans ce kaléidoscope de groupes nationaux, les conflits nationaux ne sont plus possibles désormais, si l’on y a réussi à entraîner les ouvriers dans la voie unique d’un mouvement puissant, — la structure internationale de la social-démocratie caucasienne n’a pas joué ici le dernier rôle.

Le type de l’organisation n’influe pas seulement sur le travail pratique. Il met une empreinte indélébile sur toute la vie spirituelle de l’ouvrier. L’ouvrier vit de la vie de son organisation, il s’y développe moralement et y fait son éducation.

C’est ainsi que, évoluant dans son organisation et y rencontrant chaque fois ses camarades d’autres nationalités, menant avec eux la lutte commune sous la direction de la collectivité commune, il se pénètre profondément de l’idée que les ouvriers sont avant tout les membres d’une seule famille de classe, les membres d’une seule armée du socialisme. Et cela ne peut manquer d’avoir une énorme portée éducative pour les grandes couches de la classe ouvrière.

C’est pourquoi le type international de l’organisation est l’école des sentiments de camaraderie, l’agitation la plus efficace en faveur de l’internationalisme.

Il en va autrement de l’organisation par nationalités. En s’organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se renferment dans leurs coquilles nationales, en se séparant les uns des autres par des barrières d’organisation. Ce qui se trouve souligné, ce n’est pas ce qu’il y a de commun entre les ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l’ouvrier est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n’y a rien d’étonnant si le fédéralisme national dans l’organisation cultive chez les ouvriers l’esprit d’isolement national.

C’est pourquoi le type national de l’organisation est l’école de l’étroitesse et de la routine nationales.

De cette façon nous avons devant nous deux types d’organisation différents en principe : le type de la cohésion internationale et le type de la « délimitation », dans l’organisation des ouvriers par nationalités.

Les tentatives de concilier ces deux types n’ont pas eu de succès jusqu’à présent.

Le statut conciliateur de la social-démocratie autrichienne, élaboré à Wimberg, en 1897, est resté suspendu en l’air. Le Parti autrichien s’est morcelé, entraînant à sa suite les syndicats. La « conciliation » se révélait non seulement utopique, mais nuisible. Strasser a raison d’affirmer que « le séparatisme a remporté son premier triomphe au congrès du Parti, à Wimberg ». (Voir : Der Arbeiter und die Nation, 1912.)

Il en est de même en Russie. La « conciliation » avec le fédéralisme du Bund qui eut lieu au congrès de Stockholm s’est terminée par un krach complet. Le Bund a fait échec au compromis de Stockholm. Dès le lendemain du congrès de Stockholm, le Bund devint un obstacle dans la voie de la fusion sur place des ouvriers en une organisation unique englobant les ouvriers de toutes les nationalités. Et le Bund poursuivit obstinément sa tactique séparatiste, bien qu’en 1907 et 1908 la social-démocratie russe ait exigé à plusieurs reprises que l’unité à la base entre ouvriers de toutes nationalités fût enfin réalisée.

[Il est fait allusion ici aux décisions de la IVe conférence du P.O.S.D.R. (dite la « IIIe conférence de Russie »), qui se tint du 18 (5) au 25 (12) novembre 1907, et de la Ve conférence du P.O.S.D.R. (dite de « décembre »), qui eut lieu du 3 au 9 janvier 1909 (du 21 au 27 décembre 1908 ancien style). Voir les résolutions dans Le Parti communiste de l’U.RS.S. dans les résolutions et décisions de ses congrès, conférences et assemblées plénières du Comité central. 1re partie, édition de l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1932.] Le Bund, ayant commencé par l’autonomie nationale dans l’organisation, est passé en fait à la fédération pour finir par une rupture complète, par le séparatisme. Or, en rompant avec la social-démocratie russe, il y a apporté le désarroi et la désorganisation. Il suffit de rappeler l’affaire Jagello.

Aussi, la voie de la « conciliation » doit-elle être abandonnée comme utopique et nuisible.

De deux choses l’une : ou bien le fédéralisme du Bund, et alors la social-démocratie russe se reconstruit sur les bases de la « délimitation » des ouvriers par nationalités ; ou bien le type international de l’organisation, et alors le Bund se reconstruit sur les bases de l’autonomie territoriale, à l’exemple de la social-démocratie caucasienne, lettonne et polonaise, en ouvrant la route à l’œuvre d’unification directe des ouvriers juifs avec les ouvriers des autres nationalités de la Russie.

Pas de milieu : les principes triomphent, mais ne « se concilient pas ».

Ainsi, principe du rassemblement international des ouvriers comme point indispensable dans la solution de la question nationale.

=>Oeuvres de Staline

Staline : N’oubliez pas l’Orient

La vie des nationalités, 24 novembre 1918

Au moment où le mouvement révolutionnaire se développe en Europe, tandis que tombent les vieux trônes et les vieilles couronnes, cédant la place aux Soviets révolutionnaires des ouvriers et des soldats, et que les régions occupées chassent de leur territoire les créatures de l’impérialisme, tous les regards se tournent naturellement vers l’Occident.

C’est d’abord là, en Occident, que doivent être brisées les chaînes de l’impérialisme, qui ont été forgées en Europe et qui étouffent le monde entier. C’est d’abord là, en Occident, que doit surgir comme d’une source la vie nouvelle, la vie socialiste. En un pareil moment, il « va de soi » qu’on laisse échapper du champ visuel, qu’on oublie l’Orient lointain, avec ses centaines de millions d’habitants asservis par l’impérialisme.

Et pourtant, il ne faut pas oublier l’Orient, même pour une minute, ne serait-ce que pour cette raison qu’il sert de réserve « inépuisable » et d’arrière « sûr » à l’impérialisme mondial.

Les impérialistes ont toujours considéré l’Orient comme la base de leur prospérité. Ses innombrables richesses naturelles (coton, pétrole, or, charbon, minerai) n’on-t-elles pas été une « pomme de discorde » pour les impérialistes de tous les pays ? C’est ce qui explique, notamment, qu’en combattant en Europe et en palabrant sur l’Occident, les impérialistes n’ont jamais cessé de penser à la Chine, à l’Inde, à la Perse, à l’Egypte, au Maroc : n’est-ce pas de l’Orient qu’il a été tout le temps question ?

Par-là surtout s’explique l’ardeur avec laquelle ils maintiennent « l’ordre et la légalité » dans les pays d’Orient : impossible, sans cela, d’assurer les arrières de l’impérialisme.

Mais les impérialistes n’ont pas seulement besoin des richesses de l’Orient. Il leur faut ce « matériel humain » « docile » qui abonde dans les colonies et les semi colonies de l’Orient.

Il leur faut la « main-d’œuvre » « accommodante » et bon marché des peuples d’Orient. Il leur faut en outre les « garçons » « dociles » des pays d’Orient, parmi lesquels ils recrutent ce qu’ils appellent les troupes « de couleur », qu’ils s’empresseront de lancer contre « leurs propres » ouvriers révolutionnaires. Voilà pourquoi ils appellent les pays d’Orient leur réserve « inépuisable ».

La tâche du communisme consiste à tirer de leur léthargie séculaire les peuples opprimés d’Orient, à insuffler aux ouvriers et aux paysans de ces pays l’esprit libérateur de la révolution, à les soulever pour la lutte contre l’impérialisme et à priver ainsi l’impérialisme mondial de ses arrières « sûrs » et de sa réserve « inépuisable ».

Sans cela, il ne saurait être question de triomphe définitif du socialisme, de victoire totale sur l’impérialisme.

La Révolution de Russie a la première soulevé les peuples asservis d’Orient pour la lutte contre l’impérialisme. Les Soviets des députés de Perse, d’Inde, de Chine fournissent la preuve directe que la léthargie séculaire des ouvriers et des paysans d’Orient recule dans le domaine du passé.

La révolution d’Occident donnera, sans aucun doute, une nouvelle impulsion au mouvement révolutionnaire de l’Orient, elle lui insufflera la vigueur et la foi en la victoire.

Les impérialistes eux-mêmes apporteront un appui non négligeable à la cause de la révolution en Orient, puisque leurs nouvelles annexions entraîneront de nouveaux pays dans la lutte contre l’impérialisme et élargiront la base de la révolution mondiale.

La tâche des communistes est d’intervenir dans le mouvement spontané qui monte en Orient et de le développer plus avant, jusqu’à une lutte consciente contre l’impérialisme.

De ce point de vue, la résolution de la récente conférence des communistes musulmans, qui préconise le renforcement de la propagande dans les pays d’Orient, en Perse, dans l’Inde, en Chine, a sans aucun doute une profonde signification révolutionnaire.

Nous voulons espérer que nos camarades musulmans mettront à exécution leur si importante décision. Car il faut une fois pour toutes faire sienne cette vérité : si l’on veut le triomphe du socialisme, impossible d’oublier l’Orient.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Lettre de Koutaïs (Du même camarade)

Écrit en octobre 1904.
Traduit du géorgien.

Il ne faut pas m’en vouloir si j’ai tardé à t’écrire. J’ai été occupé tout le temps. Tout ce que tu as envoyé, je l’ai reçu. (Procès-verbaux de la Ligue ; « Nos malentendus » de Galiorka et Riadovoï ; le Social-démocrate, n°1 ; les derniers numéros de l’Iskra). L’idée de Riadovoï (« Une des conclusions ») m’a plu. L’article contre Rosa Luxembourg est également bon. Tout ce monde là, — Rosa, Kautsky, Plékhanov, Axelrod, Vera Zassoulitch et les autres, — semblent avoir établi certaines traditions familiales, en gens qui se connaissent de longue date.

Ils ne peuvent « se trahir » l’un l’autre, ils se défendent mutuellement comme jadis, dans les tribus patriarcales, le faisaient les membres du clan, sans tenir compte de la culpabilité ou de l’innocence de leur parent. C’est ce sentiment de famille, « de parenté », qui a empêché Rosa d’envisager objectivement la crise du parti (certes, il y a aussi d’autres raisons : par exemple, une connaissance insuffisante des faits, l’optique de l’étranger, etc…). C’est ainsi, d’ailleurs, que s’expliquent certains procédés indignes de Plékhanov, de Kautsky et des autres.

Les publications de Bontch plaisent ici à tout le monde en tant qu’expression magistrale de la position des bolchéviks. Galiorka ferait bien d’aborder quant au fond des articles de Plékhanov (n°70-71 de l’Iskra). L’idée maîtresse des articles de Galiorka est qu’autrefois Plékhanov disait une chose et qu’il en dit maintenant une autre, qu’il se contredit. La belle affaire ! Comme si c’était… nouveau !

Ce n’est pas la première fois qu’il se contredit. Peut-être même en est-il fier, se considérant comme une vivante incarnation du « processus dialectique ». Il va de soi que l’inconséquence est une tache sur la physionomie politique d’un « dirigeant », et elle (cette tache) doit évidemment être signalée.

Mais chez nous (c’est-à-dire dans les n°70 et 71), ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais d’une importante question théorique (les rapports entre l’être et la conscience) et tactique (les rapports entre dirigés et dirigeants). Galiorka aurait dû, selon moi, montrer que la lutte théorique de Plékhanov contre Lénine est du pur donquichottisme, une guerre contre des moulins à vent, puisque Lénine, dans son livre, s’en tient rigoureusement à la thèse de Karl Marx sur l’origine de la conscience.

Quant à la guerre de Plékhanov au sujet de la tactique, c’est d’un bout à l’autre le confusionnisme caractéristique d’un « individu » qui passe dans le camp des opportunistes.

Si Plékhanov avait posé la question clairement, comme ceci par exemple : « Qui formule le programme : les dirigeants ou les dirigés ? », et ensuite : « Qui élève les autres jusqu’à la compréhension du programme : les dirigeants ou les dirigés ? », ou bien : « Peut-être n’est-il pas souhaitable que les dirigeants élèvent les masses jusqu’à la compréhension du programme, de la tactique et des principes d’organisation ? » ; si Plékhanov s’était posé avec autant de clarté ces questions qui, en raison de leur simplicité et de leur caractère tautologique, contiennent en elles-mêmes leur réponse, il se serait peut-être effrayé de ses intentions et ne se serait pas dressé avec tant de fracas contre Lénine.

Mais comme Plékhanov ne l’a pas fait, c’est-à-dire qu’il a embrouillé la question par des phrases sur « les héros et la foule », il a dévié vers l’opportunisme tactique. Embrouiller les questions est un trait caractéristique des opportunistes.

Si Galiorka avait posé ces questions et d’autres semblables sur le fond, cela aurait mieux valu, à mon avis. Tu diras que cela regarde Lénine ; mais je ne peux pas être d’accord sur ce point, car les conceptions critiquées de Lénine ne sont pas la priorité de Lénine, et leur altération concerne les autres membres du parti tout autant que Lénine. Certes, Lénine pourrait mieux que quiconque s’acquitter de cette tâche…

Il y a déjà des résolutions en faveur des publications de Bontch. Il y aura peut être aussi de l’argent. Tu as sans doute lu, dans le n°74 de l’Iskra, les résolutions « en faveur de la paix ». Si les résolutions des comités d’Iméritie-Mingrélie et de Bakou n’ont pas été mentionnées, c’est qu’elles ne contenaient rien sur la « confiance » dans le Comité central. Les résolutions de septembre, ainsi que je l’ai écrit, réclamaient instamment un congrès.

Nous verrons ce qui adviendra, c’est-à-dire que nous verrons les résultats des séances du Conseil du parti [1]. As-tu ou non reçu six roubles ? Tu recevras encore de l’argent ces jours -ci. N’oublie pas d’envoyer par cette personne la brochure Lettre à un camarade : beaucoup ici ne l’ont pas lue. Envoie aussi le numéro suivant du Social-démocrate.

Kostrov [2] nous a encore envoyé une lettre où il parle de l’esprit de la matière (il semble qu’il s’agisse ici d’étoffe de coton [3]). Cet âne ne comprend pas qu’il n’a pas devant lui le public du Kvali [4]. Que lui importent les questions d’organisation ?

Un nouveau numéro (le 7e) de la Prolétariatis Brdzola [5] est sorti. Entre autres, il y a un article de moi contre le fédéralisme en matière de politique et d’organisation [6]. S’il y a moyen, je t’enverrai ce numéro.

Notes

[1] Le Conseil du parti était, d’après les statuts adoptés par le IIe congrès du P.O.S.D.R., la plus haute instance du parti. Il se composait de cinq membres : deux étaient désignés par le Comité central, deux par l’organe central, le cinquième étant élu par le congrès. Le Conseil avait essentiellement pour tâche de coordonner et d’unifier les activités du Comité central et de l’organe central.

Peu après le IIe congrès, les menchéviks s’assurèrent la majorité au Conseil du parti, dont ils firent leur organisme fractionnel. Le IIIe congrès du P.O.S.D.R. supprima la pluralité des centres dans le Parti et créa un centre unique, le Comité central, divisé en deux parties : celle de l’étranger et celle de Russie. D’après les statuts adoptés au IIIe congrès, le rédacteur en chef de l’organe central était désigné par le Comité central et choisi parmi ses membres

[2] Kostrov et Ane : pseudonymes de N. Jordania.

[3] Il s’agit d’un jeu de mot intraduisibles : en russe, on emploie le même mot pour dire étoffe et matière.

[4] Kvali [le Sillon], hebdomadaire en langue géorgienne de tendance nationaliste libérale, ouvrit de 1893 à 1897 ses colonnes aux écrivains débutants du Messamé-Dassi. A la fin de 1897, le journal passa dans les mains de la majorité du Messamé-Dassi. (N. Jordania, etc…) et devint le porte-parole du « marxisme légal ».

Après l’apparition des fractions bolchévik et menchévik au sein du P.O.S.D.R., le Kvali devint l’organe des menchéviks géorgiens. Il fut interdit par le gouvernement en 1904.

[5] Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], journal géorgien illégal, organe de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R., parut d’avril-mai 1903 à octobre 1905 ; elle fut interdite après la publication du n°12.

A son retour de déportation, en 1904, Staline assuma la direction du journal. Faisaient également partie de la rédaction : A. Tsouloukidzé, S. Chaoumian, et d’autres. Les articles leaders étaient de Staline. La Prolétariatis Brdzola succédait à la Brdzola.

Le 1er congrès de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. décida de fondre la Brdzola et le journal social-démocrate arménien : le Prolétariat en un seul organe paraissant en trois langues : géorgienne (Prolétariatis Brdzola), arménienne (Prolétariati Kriv) et russe (Borba Prolétariata), la teneur du journal restant la même dans les trois langues. Chacune de ces éditions avait son numérotage propre. La Prolétariatis Brdzola était, après le V périod et le Prolétari, le plus important des journaux bolchéviks clandestins ; elle défendait de façon conséquente les principes idéologiques, tactiques et d’organisation du parti marxiste. La rédaction de la Prolétariatis Brdzola se tenait en contact étroit avec Lénine et le centre bolchévik à l’étranger.

Quand, en décembre 1904, la parution du journal V périod fut annoncée, le Comité de l’Union caucasienne organisa un groupe dit littéraire pour le soutenir. Invité par le Comité de l’Union à collaborer à la Prolétariatis Brdzola, Lénine répondit dans une lettre datée du 20 décembre (nouveau style) 1904 : « Chers camarades, j’ai reçu votre lettre au sujet de la Borba Prolétariata. Je tâcherai d’y écrire et j’en parlerai aux camarades de la rédaction » (voir Lénine : Œuvres, t. XXXIV, p. 240, 4e éd. russe). La Prolétariatis Brdzola reproduisait régulièrement les articles et les documents de l’Iskra léniniste, puis du V périod et du Prolétari, ainsi que des articles de Lénine. Le Prolétari donna à maintes reprises des appréciations et des compte rendus élogieux de la Prolétariatis Brdzola, et lui emprunta des articles et des correspondances.

Le n°12 du Prolétari signala la parution du n°1 de la Borba Prolétariata en russe. A la fin de l’article, il était dit : « Nous aurons à revenir sur le contenu de cet intéressant journal. Nous applaudissons vivement à l’activité accrue dont fait preuve l’Union caucasienne en matière de publications, et nous lui souhaitons de nouveaux succès dans le rétablissement de l’esprit de parti au Caucase. »

[6] Il s’agit de l’article : Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale ?

=>Oeuvres de Staline