La question du chômage organique, tel que celui-ci est défini par Eugen Varga dans L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation avant le sixième congrès de l’Internationale Communiste, puis lors du congrès lui-même, se voulait une nouveauté théorique. En fait, Eugen Varga passait alors d’une constatation d’un capitalisme déformé, en crise tellement profonde qu’elle est une crise générale, à celle d’un capitalisme en crise comme système en tant que tel, qui connaîtrait une vie réellement prolongée.
Eugen Varga, L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation
Chez lui, la crise générale prend une nature
continue, elle devient la normalité ; cette tendance à voir
les choses ainsi va être de plus en plus prononcée chez lui,
jusqu’à prendre le dessus. On est ici cependant seulement dans le
démarrage de ce positionnement, même si l’approche générale
laissait déjà un espace pour cela.
L’affirmation d’un chômage organique est un vrai
problème en soi ; cette thèse implique que le capitalisme
serait capable de s’adapter, de s’organiser, de prolonger son
existence en remettant en cause ses propres lois.
Ce qui a l’air d’une simple thèse ou d’une simple
« constatation » entraîne en fait la liquidation pure du
marxisme. Dans Le capital, Karl Marx expose en effet que le mode de
production capitaliste implique une accumulation de capital et donc
un accroissement du prolétariat. Le capital ne grandit en effet
qu’en tirant de la plus-value du prolétariat. Sans prolétariat, pas
de plus-value.
Dans Le capital, Karl Marx explique donc que :
« De même que la reproduction simple ramène
constamment le même rapport social – capitalisme et salariat –
ainsi l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une
échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de
gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.
La reproduction du capital renferme celle de son grand
instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation de
capital est donc en même temps accroissement du prolétariat. »
Or, il existe un phénomène de centralisation du
capital. Comme Karl Marx le remarque par exemple, les capitaux
nécessaires pour la formation des chemins de fer étaient tellement
vastes que cela aurait pris éminemment plus de temps s’il fallait
attendre qu’un capital individuel atteigne une telle dimension.
Cette centralisation va de pair avec la mise de
côté de prolétaires, afin de limiter les coûts de production,
c’est du moins ce que pensent les capitalistes, qui ne voient pas que
l’accumulation capitaliste s’appuie sur le fait d’arracher de la
plus-value aux prolétaires. Cela provoque le chômage.
Mais cette centralisation du capital n’est pas
unilatérale. Elle a comme pendant la multiplication du capital,
l’émergence de capitaux nouveaux. Karl Marx expose cela ainsi :
« L’accumulation du capital social résulte non
seulement de l’agrandissement des capitaux individuels, mais encore
de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se
convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capitaux
s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche.
Enfin de gros capitaux lentement accumulés se
fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par
exemple à l’occasion d’un partage de succession chez des familles
capitalistes.
La concentration est ainsi traversée et par la formation
de nouveaux capitaux et par la division d’anciens.
Le mouvement de l’accumulation sociale présente donc,
d’un côté, une concentration croissante, entre les mains
d’entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse,
et de l’autre, la dispersion et la multiplication des foyers
d’accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent
mutuellement de leurs orbites particulières. »
C’est très exactement cette dimension que rate
Eugen Varga, qui perd totalement de vue le processus d’accumulation
du capital. Il ne voit plus que le capitalisme monopoliste et il ne
prend donc pas en considération le mouvement général du capital.
Cette interprétation est en fait celle de Rosa Luxembourg : comme elle, il ne croit finalement pas en l’accumulation du capital dans un cadre capitaliste.
Eugen Varga avait déjà connu plusieurs
critiques. Le 25 octobre 1924 la Pravda publia notamment un
article de Vladimir Milioutine, le directeur de l’institut agraire de
l’Académie communiste à Moscou, « Le révisionnisme
agraire ». Il s’agissait d’une critique en règle de l’ouvrage
publié par Eugen Varga, Contributions à la question agraire,
contenant des articles et conférences réalisés en Russie, ainsi
qu’un chapitre de son ouvrage de 1919, au sujet de la répartition
des terres en Hongrie et de la réforme nécessaire.
Vladimir Milioutine l’accusa de nier l’importance
de la centralisation dans l’agriculture et de la limiter à
l’industrie, et de promouvoir les coopératives comme axe de lutte de
la paysannerie, effaçant ainsi la question du socialisme.
Eugen Varga rétorqua dans l’édition allemande
d’Inprekorr rappelant que son point de vue reflétait la ligne de
l’Internationale Communiste, et qu’il était nécessaire d’avoir de
savoir faire face aux contre-projets de pseudo-réforme agraire
proposé par les grands propriétaires pour s’opposer à la
révolution.
Il souligna cependant également qu’il considérait
que la question de la rente foncière n’avait pas été étudiée à
fond par Karl Marx et Lénine, et qu’un travail devait être mené en
ce sens. Une accusation similaire fut faite à Varga dans
Inprekorr en 1928, comme quoi il prônerait une NEP comme programme
révolutionnaire intermédiaire.
Il fut toutefois confronté à une première vraie grande vague de critiques à l’occasion du 6e congrès, alors qu’il a de nouveau écrit une brochure de préparation, intitulée L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation.
L’Internationale Communiste avait profondément
gagné en niveau idéologique et politique ; elle s’affrontait
désormais de manière ouverte aux courants l’amenant dans ce qu’elle
considère être des culs-de-sacs gauchistes ou bien un chemin
droitier vers la social-démocratie. Les études d’Eugen Varga ont
été considérées comme très intéressantes, une bonne base de
travail, mais elles n’ont en soi pas apporté d’analyse décisive et,
qui plus est, il y a des évaluations, des interprétations qui
étaient considérées comme convergeant avec une ligne franchement
droitière.
En fait, le problème était simple : Eugen
Varga avait contribué à l’affirmation par l’Internationale
Communiste de la crise générale du capitalisme. Cependant, à force
de l’étudier à coups de statistiques, Eugen Varga se voyait pris
dans le piège d’un objectivisme perdant de vue les fondamentaux. Il
devenait un observateur de plus en plus « neutre »,
basculant dans la considération que la stabilisation momentanée
prenait une ampleur historique ; tendanciellement, il passait à
la droite du mouvement communiste international, dans la convergence
avec la capitulation face au capitalisme considéré comme
inébranlable.
Lors du 6e congrès de l’Internationale
Communiste, Eugen Varga fit une courte intervention sur la situation
du capitalisme. Il y explique notamment que :
« Que signifie ce développement ? Que veut
dire un nombre moins grand d’ouvriers, avec une augmentation forte de
la productivité ?
Cela signifie que le progrès technique, le progrès dans
la productivité et l’intensité du travail, a dépassé la
possibilité de l’élargissement du marché ! »
Il fit également le long rapport sur la situation
économique de l’Union Soviétique, ce qui allait de paire avec un
prestige certain. Cependant, il n’était plus au centre de
l’évaluation du capitalisme en tant que tel et sa conception d’un
nombre moins grand d’ouvriers correspond à cette mise de côté.
Le reproche lui fut justement fait de manière
ouverte lors du congrès. Il était considéré alors qu’il
aurait formé le concept de chômage structurel,
organique, conformément à sa lecture de changements
profonds dans le capitalisme mondial. Il y aurait un recul unilatéral
et général de la part variable du capital (la part de travail
humain) par rapport à la part constante, et cela dans tous les pays
capitalistes.
Or, le souci est que ce n’est pas le point de vue
de Karl Marx. Selon ce dernier, la reproduction élargie implique
plus de capitalistes d’un côté, plus de travailleurs salariés de
l’autre. L’accumulation du capital implique le renforcement numérique
du prolétariat.
Il y a un mouvement dialectique, avec d’un côté
le mouvement successif d’intégration et de rejet de prolétaires
(c’est-à-dire les licenciements afin de rogner les dépenses une
fois la production lancée), et de l’autre un mouvement capitaliste
nouveau qui implique de générer des prolétaires.
La thèse d’Eugen Varga n’est pas seulement
fausse ; elle implique une modification de la nature du
capitalisme, une capacité à s’auto-surmonter.
À ces reproches de Lominadze contre Eugen Varga
s’ajoutent ceux de la délégation britannique, qui pensent qu’il a
fait une surestimation du processus de rationalisation dans leur
pays. Il y a également, associé à cela, le problème qu’Eugen
Varga avait affirmé que les possibilités internes de développement
du capitalisme américain étaient épuisées, ce qui était revenir
à la thèse de Rosa Luxembourg comme quoi l’accumulation exigeait
l’intégration de zones ou secteurs non capitalistes.
Enfin, un autre souci était qu’étudiant l’Inde,
Eugen Varga avait déjà provoqué dans les mois précédents un
grand remue-ménage en ayant une interprétation très particulière
de son rapport avec la Grande-Bretagne, pays colonisateur. Ce sera
par la suite un leitmotiv chez lui comme quoi l’Inde se décrocherait
du colonialisme.
Ces quatre thèses d’Eugen Varga – le chômage organique, la question de la rationalisation, la thèse de l’épuisement des possibilités internes du capitalisme américain, la question coloniale surtout indienne – posaient un véritable problème idéologique.
Une fois lancée dans les années 1920 dans ses
analyses, Eugen Varga ne s’arrêta plus et s’orienta toujours
davantage vers deux questions : la crise d’un côté, les
monopoles de l’autre. Il va affiner toujours plus ses positions.
Dans la revue L’Internationale Communiste, en
1927, Eugen Varga affirme ouvertement au sujet de la crise que les
apparences ont été trompeuses quant au fait que toute une série
d’États puisse basculer dans le socialisme à la suite des grandes
révoltes prolétariennes d’après la guerre. La Russie a basculé,
car elle était le maillon faible, et grâce au rôle de Lénine.
Cependant, le capitalisme ne s’est pas rétabli
sur une base normale et va à l’effondrement :
« La période de déclin du capitalisme,
c’est-à-dire la période de la révolution prolétarienne, n’est
pas terminée.
Nous ne sommes pas au début d’une nouvelle période de
croissance du capitalisme. Le capitalisme n’a pas regagné la
certaine solidité relative dont il disposait avant la guerre, et le
ne la récupérera plus jamais.
Nous vivons la période de la révolution prolétarienne.
À l’intérieur de cette période, le capitalisme peut
momentanément obtenir encore des hautes conjonctures temporaires, il
peut donner des défaites au prolétariat, il peut fêter des
victoires sur le mouvement de libération des peuples coloniaux :
tout cela ne change rien au fait que la mort du capitalisme est en
cours… »
Cette mort est présentée comme liée aux
monopoles. En mai 1929, il accorde un grande place à l’analyse de
ceux-ci dans l’un de ses bilans trimestriels publié dans
l’International Pressekorrespondenz. Il y explique que la
superstructure juridique est en retard sur les changements concrets
qui ont amené une place toujours plus grande des monopoles. Les
gouvernements, par contre, ont déjà intégré leur importance dans
leurs politiques.
Il accuse également les réformistes de soutenir
directement les monopoles, en prétendant qu’un jour ceux-ci
passeraient sous contrôle démocratique, facilitant la mise en place
du socialisme. Il cite notamment les syndicats des métallos et du
textile qui, en Grande-Bretagne, soutiennent tant les monopoles que
les mesures protectionnistes.
De manière pertinente, Eugen Varga souligne alors
qu’il est nécessaire de distinguer les monopoles nationaux des
monopoles ayant une présence dans plusieurs pays.
Les monopoles prédominent, parce que leur taux de
profit est plus élevé, dans la mesure où ils peuvent
court-circuiter les pertes causées par la mise en concurrence. Ils
peuvent négocier en force des achats, ils peuvent négocier en force
des ventes, ils ont un meilleur degré d’organisation que les
entreprises en concurrence.
Cependant, leur réalité dépend du développement
inégal du capitalisme. À partir du moment où il y a plusieurs
pays, plusieurs réglementations, des droits de douanes, des
politiques gouvernementales différentes, etc., alors tout monopole
international, ou bien tout cartel, tout trust c’est-à-dire toute
forme de monopole, va se retrouver dans le risque d’être
désarticulé.
Pour cette raison, Eugen Varga considère comme
erronée la thèse du « super impérialisme » développée
par Boukharine, conception d’un « capitalisme organisé »
qui revient à celle de Hilferding et de l’ensemble de la
social-démocratie dans les années 1920.
Boukharine pratique ici une déviation de droite,
dans le sens d’un rejet des thèses de Lénine sur l’impérialisme.
Le principe d’un capitalisme organisé est d’ailleurs incohérent,
car un capitalisme en situation de maîtriser absolument tout
reviendrait soit à un féodalisme puisqu’il n’y aurait plus de
travailleurs libres sur le marché du travail, soit à une sorte de
telle dictature tellement poussée que tout s’effondrerait
directement.
Malgré qu’il y ait des monopoles, la
concurrence se maintient entre eux, à côté d’eux dans d’autres
branches ; croire comme le fait la social-démocratie qu’un
monopole peut gérer la production dans le sens de la planifier,
c’est nier l’anarchie de la production capitaliste qui se
maintient par sa nature même.
L’existence du chômage et les évolutions dans
la production montrent que le capitalisme n’est pas en mesure de
s’organiser ; les interventions multiples de l’État, des
régions, des départements, des communes pour chercher à réguler
le chaos capitaliste en sont une autre preuve.
Ce qui s’exprime en réalité, ce n’est pas la
capacité d’organisation du capitalisme, mais la tendance immanente
à la socialisation qui s’exprime en lui malgré lui. C’est là
un processus contradictoire, qui ne revient pas une démocratisation
possible de l’économie, comme le considèrent les
sociaux-démocrates, ni à la domination totale dans chaque pays
capitaliste des monopoles, comme l’affirme Boukharine.
Pour autant, voir la crise comme un conflit entre la tendance immanente à la socialisation et un blocage de la production posait un vrai problème idéologique et cela n’allait pas être sans conséquence.
Eugen Varga fut beaucoup plus présent lors du
cinquième congrès. C’est lui qui fit le long exposé sur La
situation économique mondiale, où il exposa la ligne de
l’Internationale Communiste selon laquelle on est bien dans le déclin
du capitalisme, mais que ce déclin a des cycles et que les
gauchistes ont tort de voir les choses de manière unilatérale et de
croire à un effondrement capitaliste à très court terme.
Il dut pour cela faire face à une critique de
Radek :
« Camarades ! Nous avons ici écouté l’exposé
du camarade Varga sur la situation économique mondiale, tous les
camarades n’ont pas été en mesure de l’écouter mais sa conception
est présentée dans la brochure Montée ou déclin du
capitalisme.
Camarades, j’apprécie beaucoup les travaux du camarade
Varga, tout comme le fait le camarade Zinoviev [qui est en accord
avec Eugen Varga] ; il est pour nous comme le lait de Nestlé,
il est pour nous « la vache dans la boîte », il nous
fournit le matériel sur la situation de l’économie mondiale de tous
les journaux bourgeois ; nous n’avons pas le temps de nous
occuper cela nous-mêmes.
Le souci est que comme tous les gens diplômés le camarade Varga ne tend pas à la bagarre, c’est quelqu’un de très pacifique. Dans sa brochure, il écrit la chose suivante :
« La crise sociale aiguë du capitalisme, la rébellion instinctive, non organisée de la classe ouvrière à la fin de la guerre contre la société capitaliste apparaît grosso modo comme surmontée.
Par contre, les contradictions « normales » de la société capitalistes apparaissent comme très aggravées par la concentration et la centralisation continues d’un côté, par la formation de partis de masses avec une conscience révolutionnaire de l’autre. »
C’est une conception tout à fait juste. C’est la conception des 3e et 4e congrès et c’est la conception qui exprime le fait que la seconde vague de la révolution, la conscience des masses et leur volonté de lutter maintenant pour le pouvoir, a connu un reflux momentané.
Maintenant les forces de la révolution travaillent en rapport avec tout un nombre de nouvelles crises, qui vont nous amener la troisième vague.
Varga a exprimé dans son exposé et ses thèses de manière bien plus affaiblie le premier passage du texte cité. Chez Shakespeare, le lion roucoule comme un pigeon, et ici rugit comme un lion notre doux et appréciable pigeon, le camarade Varga. »
Ulmer, de la délégation allemande et reflétant
le point de vue gauchiste de celle-ci, fera une longue déclaration
allant dans le même sens et dénonçant le point de vue d’Eugen
Varga considéré comme un grand recul dans l’affirmation de la crise
générale du capitalisme et des possibilités de soulèvement.
Kreibich, de la délégation tchécoslovaque, ira
dans un sens similaire, mais de manière bien moins agressive. Il dit
à ce sujet :
« J’ai moi aussi étudié avec attention l’exposé
et les thèses du camarade Varga et je trouve qu’il y a du vrai dans
la critique faite ici par un camarade allemand.
Je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression que le
camarade Varga a façonné les prévisions pour la prochaine période
d’une telle manière qu’il ne puisse en aucun cas être désavoué
par le développement des choses.
Il y a tellement de d’un côté et
de de l’autre côté, tellement de portes de
sortie là-dedans, que finalement on peut considérer tout comme
possible et rien comme exclu, et qu’à la fin on ne peut que dire :
on ne sait rien de certain.
Je ne fais pas un reproche au camarade Varga pour cela,
j’en aurai aucun droit, parce que je n’en sais pas plus que lui. Mais
j’ai le soupçon avec ses formulations imprécises que ses
perspectives sont plus pessimistes que cela est dit dans ses thèses,
et qu’il n’a fait que s’adapter en un certain sens au cours allant à
gauche. »
Kreibich souligne que de son point de vue, la
situation du capitalisme est bien plus désespérée que ne le
formule Eugen Varga, puisque six années après la fin de la guerre,
il ne s’en sort toujours pas du marasme, tout en accentuant la
pression sur la classe ouvrière, qui ne peut que renforcer la lutte
de classes en réponse.
La perspective d’une consolidation, d’une période
plus calme, pacifique, lui apparaît comme invraisemblable.
Eugen Varga se défendit dans son discours de
conclusion des débats, rejetant les critiques et s’opposant à ce
qu’il considère comme une déviation gauchiste. Zinoviev intervint
lui-même à la fin des débats sur la situation économique mondiale
pour le défendre Eugen Varga :
« On dit que Varga aurait exprimé des « déviations
pacifistes ». Oui, quand on voit Varga, son apparence, alors on
peut bien dire qu’il a des déviations « pacifistes »
(rires). Varga vient par ailleurs de le prouver ; moi à sa
place, je ne me serai pas opposé à Ulmer de manière si
« pacifiste » (rires).
Malgré tout, je pense que le schéma que Varga nous a
résumé scientifiquement est correct. Les travaux économiques qu’il
fait pour l’Internationale Communiste, ses rapports trimestriels,
forment un bon matériel.
Je n’en connais pas de meilleur dans les publications
internationales. Je pense qu’en ce domaine on devrait tous apprendre
de Varga. Je suis prêt à apprendre ici de Varga. Je pense que
certains camarades, y compris K.S., en tirerait du bien en apprenant
de Varga. »
Zinoviev souligna ensuite que ce n’est pas du
pacifisme que de souligner l’existence d’une crise agraire mondiale,
du début d’une crise industrielle aux États-Unis, qu’il existait un
intermède. D’ailleurs :
« Que se serait-il passé si on avait décidé au
troisième congrès : la situation mondiale est telle que le
capitalisme connaît ses derniers jours – et ensuite vient le
quatrième congrès, et le cinquième, et le capitalisme est toujours
en force dans relativement beaucoup de pays ? »
Les trois brochures eurent des réceptions qu’il
faut prendre en compte, sans les surestimer. Si La crise de
l’économie mondiale capitaliste fut largement lu, il n’en
fut cependant nullement question lors du troisième congrès, Eugen
Varga lui-même n’intervenant pas.
Il y eut bien un débat sur la situation, mais il se lança à la suite de l’exposé, dès le début du congrès, sur La situation économique et les nouvelles tâches de l’Internationale Communiste, fait par Léon Trotsky, avec indubitablement l’appui d’Eugen Varga, et allant par ailleurs dans le même sens.
Délégués au 3e congrès de l’Internationale Communiste, en 1921. Tout à droite : la russe Alexandra Kollontaï. A sa gauche, Clara Zetkine.
Eugen Varga eut l’occasion d’intervenir au
quatrième congrès, au début de celui-ci, pour se défendre de tout
opportunisme, insistant que sa démarche appelant à une analyse de
fond s’appuie sur le fait que la situation est complexe dans les pays
capitalistes.
Il revint plus tard à ce sujet pendant le
congrès, à l’occasion d’un long exposé très détaillé sur la
situation agricole et les très différentes situations existantes,
parfois au sein d’un même pays. La déléguée polonaise Korczewa
salua cette exigence d’aborder les questions complexes de
l’agriculture, dans le cadre de l’exigence léniniste de l’alliance
ouvrier-paysan.
Eugen Varga reprit encore la parole par la suite,
pour critiquer sévèrement les délégués français considérant
que de toutes façons les paysans étaient des
contre-révolutionnaires, leur reprochant d’avoir une démarche non
dialectique. Il interviendra également au nom de la commission de
rédaction du programme de l’Internationale Communiste pour les
paysans, soulignant l’importance d’une lettre envoyée par Lénine à
ce sujet concernant le nécessaire accord sans ambiguïtés d’un tel
document dans son rapport avec les revendications jusque-là mises en
avant.
Une anecdote au cours du congrès est que lors de
son exposé, Eugen Varga avait mentionné que les délégués de
Roumanie avaient répondu « nous ne savons pas » lorsque
celui-ci avait demandé l’impact de la redistribution des terres.
Le délégué de Roumanie, Paukert, se vengea lors
de son intervention, expliquant que ce n’est pas une honte de
reconnaître qu’on ne sache pas, et que d’ailleurs Eugen Varga avait
répondu « je ne sais pas » à une question posée sur la
différente productivité entre une petite production paysanne et une
grande entreprise agricole intensive.
Paukert expliquera par la suite que c’est la
petite taille du Parti de Roumanie, en raison de la trahison et de la
répression, qui était la source des faiblesses sur le plan de la
connaissance, et non le mépris pour la question agraire, comme
l’affirmait « la fausse déduction du camarade Varga ».
Bien plus rude fut l’attaque de Boukharine contre
Eugen Varga, en qui il voyait un peureux ne cherchant à formuler des
choses complexes sur l’analyse des différentes situations que pour
éviter l’affirmation volontaire et engagée de la révolution.
Boukharine exprimait là le point de vue de l’ensemble des gauchistes
au sujet d’Eugen Varga.
Eugen Varga eut donc une réputation de droitier
assez forte dans l’Internationale Communiste, et voici comment il
répondit à cela, en mai 1925 :
« Il n’y a pas d’analyse « de gauche » ou « de droite » ; il n’y a pas de perspective « opportuniste » ou « révolutionnaire ». Il n’y a que des analyses « correctes » ou « erronées », une perspective correcte ou incorrecte.
Et il peut bien y avoir quelqu’un se voyant comme un si grand révolutionnaire parce qu’il voit tout le temps devant lui la perspective de victoire du prolétariat à court terme : une politique révolutionnaire qui ait du succès ne se laisse obtenir que sur la base d’une analyse correcte, correspondant aux faits, et d’une perspective se fondant là-dessus.
« L’impatience révolutionnaire » ne représente pas une garantie que quelqu’un soit vraiment révolutionnaire de gauche dans le bon sens du mot, comme le prouve le tournant à droite de certains camarades qui revendiquaient de raccourcir les délais lors du IIIe congrès.
Un de ses plus chaleureux partisans, Ernst Friesland, signe aujourd’hui de son véritable nom Ernst Reuter, en tant que rédacteur en chef du [journal social-démocrate] Vorwärts ! »
En mai 1924, Eugen Varga reprit le cours de son
analyse dans Montée ou déclin du capitalisme. C’était
là un tournant pour lui, car sa méthode touchait ici sa limite.
Eugen Varga était obligé de constater que la situation est très
complexe, trop complexe ; il ne parvenait plus à en faire une
description générale en s’appuyant sur des statistiques, comme
auparavant.
Il était obligé de reconnaître qu’il était
dépassé :
« Il ne se laisse pas décider par l’analyse
purement économique si la sortie de la période de déclin sera la
chute du capitalisme ou bien la mise en place d’un nouvel équilibre
de l’économie mondiale, un nouveau renforcement du capitalisme. »
En disant cela, Eugen Varga s’avouait battu. Il
était même obligé d’aller dans le sens d’une remise en cause.
Constatant ainsi le renforcement de la bourgeoisie, les défaites en
Italie, en Bulgarie, en Allemagne, il posait au début de sa brochure
la question de savoir si les thèses de l’Internationale
Communiste s’avèrent tout de même correctes ou non.
Cela en dit long sur sa nature, celle d’un intellectuel engagé oscillant en fonction de la situation, et ne dépassant pas l’utilité pratique de statisticien.
Eugen Varga, Montée ou déclin du capitalisme, 1924.
Il conserva toute fois le cap, restant dans le
cadre, sans basculer dans la capitulation ou le révisionnisme,
évitant surtout d’en arriver comme les sociaux-démocrates à la
considération que, désormais, le capitalisme était organisé.
Il reprit ainsi point par point ses constatations
et admit déjà que la crise sociale aiguë était passée, que la
crise économique était moins ample qu’auparavant. En fait, le
capitalisme avait obtenu une certaine reprise en parvenant à
pressuriser le prolétariat.
Cependant, le capitalisme restait éparpillé à
l’échelle mondiale, il n’y avait plus de tendance uniforme à
l’échelle mondiale, mais des situations éparses. Même dans chaque
pays en fait, l’évolution était très différente selon les
branches.
En 1924, le capitalisme n’avait pas encore atteint
la production d’avant-guerre, l’Europe étant d’ailleurs encore loin
du compte. La production de navires était d’un peu moins de la
moitié de celle de 1913. Le chaos était qui plus est encore total
sur le plan des politiques économiques mises en place.
Pour appuyer son propos, Eugen Varga ajouta
à Montée ou déclin du capitalisme dix pages de
statistiques internationales (chômage, exportation de capitaux,
commerce extérieur, production de céréales, cours du dollar, etc.)
Il n’y formula pas de synthèse de son point de
vue d’alors, mais on retrouvait un équivalent de celle-ci dans son
exposé économique lors du congrès. Voici la grande thèse d’Eugen
Varga sur la période de déclin du capitalisme :
« Je définirais à peu près de la manière
suivante la période de crise : Nous comprenons par période de
crise une période du capitalisme où les contradictions de la
société capitaliste augmentent tellement que l’unité de l’économie
mondiale capitaliste est ébranlée, que la production croissante
dans un capitalisme normal stagne ou recule, que par conséquent la
bourgeoisie n’est plus en mesure d’assurer un niveau de vie
équivalent ou croissant, et qu’à la suite de ce développement il y
a la possibilité objective de parvenir au pouvoir par des luttes
victorieuses.
Je souligne également le fait que la possibilité
objective, celle permettant de profiter d’une lutte victorieuse,
dépend en première ligne de la capacité de lutte, de la volonté
de lutte et de la capacité de lutte des Partis Communistes. »
Cette synthèse allait de pair avec une défense
de sa position, au cours même de son exposé :
« Les efforts que nous voyons souvent faits dans
nos propres milieux pour trouver une théorie quelle qu’elle soit qui
nous prouverait objectivement que le capitalisme doit s’effondrer…
Cette théorie ne peut pas être formulée.
Je suis contrit lorsque certains camarades gauchistes
disent : bah, Varga est un vieil opportuniste.
Mais je dis qu’il n’existe pas de théorie correcte qui
pourrait prouver que l’effondrement du capitalisme se produirait
d’une certaine manière tout seul, automatiquement, devrait se
produire de manière inévitable. »
Eugen Varga aborde la France dans La
période du déclin du capitalisme en expliquant sa
situation assez paradoxale. Voici ce qu’il en dit, annonçant de
manière tout à fait juste, en 1922, l’effondrement de 1940.
« Les rapports économiques de la France sont plus
avantageux que ceux de l’Angleterre dans la mesure où elle dispose
d’une plus grande base agricole, et qu’elle peut
s’auto-approvisionner en denrées lors d’une récolte normale.
Le caractère paysan du pays la rend plus insensible aux
aléas du marché mondial.
Par contre, une partie de son appareil productif n’est
pas remis en place, l’appareil productif du point de vue humain est
amoindri par les pertes lors de la guerre et le militarisme
gigantesque. Les finances publiques sont dans un état déplorable,
le cours de la monnaie est tombée à 40 % par rapport à l’or à
parité.
De l’autre côté, la France est devenue un pays
exportateur de l’industrie lourde par son annexion de
l’Alsace-Lorraine. Ce fait, en relation avec ses possessions
coloniales étendues, son militarisme et son nationalisme, en font –
malgré la banqueroute des finances publiques et de la monnaie –
une des puissances impérialistes dominantes avec les États-Unis,
l’Angleterre et le Japon.
Elle a étendu sa zone d’influence à toute l’Europe bourgeoise à l’Est du Rhin. Elle menace l’Allemagne par les exigences de réparation, elle contrôle la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la petite Entente par les investissements capitalistes et les unions militaires.
Elle aspire à transformer en zone coloniale toute
l’Europe à l’Est du Rhin, et même au-delà jusqu’en Turquie et le
proche-Orient, tous les territoires qui sont économiquement devenus
coloniaux à la suite de la guerre mondiale [il s’agit d’une
référence à l’effondrement de l’empire ottoman].
Toutefois, la base économique de la France, sa
population peu considérable et s’amenuisant, l’appareil de
production peu réellement développé et abîmé qui plus est
pendant la guerre, l’accumulation toujours faible de moyens de
production à l’intérieur des frontières et ce malgré l’apparence
d’une forte accumulation sous forme monétaire, l’effondrement de la
monnaie et le mauvais état des finances publiques, n’est pas
approprié pour porter une telle énorme superstructure de pouvoir
politique.
La contradiction entre l’infrastructure économique,
faiblement développée, et la superstructure militaire et du pouvoir
politique, sur-développée, va s’exprimer sous la forme d’un grand
effondrement, dans une période proche (vraisemblablement à la suite
d’une nouvelle guerre) et la fausse apparence de floraison de la
France sera pour toujours anéantie. »
Il est à noter qu’Eugen Varga considère que la Pologne est dans une situation tout à fait similaire, et cela s’avérera tout à fait juste également, l’État polonais s’effondrant lui aussi comme un château de cartes.
Eugen Varga synthétise concrètement sa
conception en s’appuyant sur le principe du déséquilibre.
Auparavant, de par la hausse de la productivité
et la croissance du marché mondial, les déséquilibres existant de
par la nature chaotique de la production capitaliste finissaient
immanquablement par se résorber d’une manière ou d’une autre.
La guerre a renversé la situation, parce qu’elle
a amené le capitalisme à épuiser ses propres ressources et à
désarticuler le rapport des échanges avec les colonies. La
production de matières premières et de biens alimentaires reculent
dans ces dernières, ne trouvant plus de débouchés, alors que les
pays capitalistes ne parviennent plus non plus à exporter aussi bien
qu’avant.
Toute la stabilité présente du capitalisme
repose donc de manière essentielle sur ses derniers bastions, là où
il n’est pas encore vraiment touché par la crise : le Japon,
les États-Unis, ainsi que l’Angleterre, les pays scandinaves et la
Suisse. Ces derniers pays maintiennent le cap seulement et la
véritable dynamique s’appuie sur les deux premiers.
Le Japon dispose d’une base économique encore
très marquée par le féodalisme, mais sa dynamique d’accumulation
reste intacte. Il profite de la présence de la Chine arriérée,
ainsi que d’un entourage capitaliste encore sain (États-Unis,
Canada, Australie).
Les États-Unis, de par la richesse de leur vaste
territoire, forment une véritable force agricole, ainsi
qu’industrielle, avec une telle capacité que les exportations sont
vitales pour s’exprimer pleinement. La situation exige donc une
activité effrénée, avec des barrières protectionnistes d’un côté,
l’exportation de capital de l’autre : Eugen Varga note que
l’Australie est déjà davantage en rapport avec les États-Unis
qu’avec l’Angleterre.
Eugen Varga souligne déjà la dimension
impérialiste japonaise – aux dépens de la Chine, comme cela sera
effectivement bien le cas bientôt de manière ouverte – et
l’agressivité américaine.
Il en parle plus longuement dans un article de
1921, où il expliquait que :
« Les États-Unis deviennent graduellement la plus
grande force militaire dans le monde, à la fois sur terre et sur
mer. Leur programme de construction de navires de guerre est
tellement grand que sa mise en place en 1924 amènera une suprématie
décisive de la flotte américaine sur les forces navales à la fois
de l’Angleterre et du Japon ».
L’article, intitulé La base économique
de l’impérialisme des États-Unis d’Amérique, dans la
revue 16-17 de l’Internationale Communiste, en 1921, annonce
l’inéluctabilité de la guerre du point de vue des intérêts
américains :
« Quelles sont les prévisions concernant le futur
économique des États-Unis ?
Nous partons du principe que l’apogée de la crise a
déjà été atteint, les symptômes de l’amélioration des
conditions économiques peuvent être observés. On peut dire avec
assurance que, de par la richesse colossale du pays, le capitalisme
impérialiste sera en mesure de faire face à la crise.
Mais malgré cette richesse, en dépit de l’efficacité
de la politique de chercher en Amérique du Sud et en Chine une
compensation pour la perte des marchés européens, la restauration
de l’économie publique américaine est impossible si
l’effondrement du capitalisme européen continue au rythme actuel.
L’avenir doit de manière inévitable amener à une
confrontation entre les trois puissances mondiales – les
États-Unis, l’Angleterre et le Japon – une confrontation qui est
appelée par les efforts de chacun de ces pays pour acquérir des
possessions des éléments encore sains de l’économie publique
mondiale.
Cette seconde guerre mondiale appellera avec elle une
crise des pays capitalistes similaires à celle qui existe à présent
en Europe continentale. »
Ainsi, en 1921-1922, dans le cadre de l’Internationale Communiste, il était déjà souligné ce qui forme un aspect essentiel de la Seconde Guerre mondiale.
Dans La période du déclin du
capitalisme, Eugen Varga visa à faire le portrait général du
schéma caractérisant la crise capitaliste en cours. Son objectif
était d’autant plus complexe que, comme il le reconnaît lui-même
alors, le capitalisme ne se redresse pas, malgré une amélioration
certaine de l’économie des États-Unis, de l’Angleterre, du Japon
et de la France.
Or, l’enjeu était énorme, car il s’agissait de
savoir s’il était la preuve que le capitalisme se restructurait et
était en mesure de redémarrer, avec les classes dominantes se
renforçant d’autant, ou si au contraire ce n’était là qu’un
intermède dans un processus d’effondrement général. Toute la
stratégie de l’Internationale Communiste dépendait pour ainsi dire
de l’évaluation de la situation ; l’importance d’Eugen Varga ne
doit ici pas être sous-estimée.
Eugen Varga, qui est à ce moment-là très proche
de Léon Trotsky avec qui il collaborait, justifia son interprétation
de la manière suivante. Auparavant, les crises cycliques ne
modifiaient pas la croissance générale de l’économie capitaliste.
Le capitalisme s’étendait de par le monde et supprimait les restes
féodaux dans les pays capitalistes ; l’étalon-or se
généralisait comme base des échanges monétaires.
De plus, les monopoles rationalisaient l’économie
et les exportations vers les colonies soulageaient les besoins de
profit. Par le système des crédits et des actions pouvant être
achetées individuellement, la part des personnes impliquées dans
les intérêts du capitalisme augmentait également.
Eugen Varga prenait ensuite la situation en
1921-1922 et constatait que les possibilités de crédit avaient
disparues, que le marché mondial s’était disloqué avec l’émergence
du Socialisme d’un côté, les mesures protectionnistes des autres
pays de l’autre, à quoi s’ajoute la formation de nouvelles entités
étatiques par ailleurs (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc.).
La production avait reculé et il y a, dans la
période 1919/1922 en comparaison à la période 1909/1913, moins de
seigle qui est produit, moins d’orge, moins d’avoine, moins de
patate, moins de café, moins de coton, moins de jute, etc.
Il y a, en 1921 par rapport à 1912, moins de
charbon de produit, moins de fer, moins d’acier, moins de zinc, moins
d’étain, moins de cuivre, etc. Il y a moins de cochons, moins de
chevaux, moins de moutons.
Les seules productions augmentant le sont
en-dehors de l’Europe par ailleurs, avec le maïs, le cacao, le thé,
le pétrole. L’économie de la débrouille et du troc réapparaît
parfois de manière même officielle (impôt payés en céréales en
Hongrie…), etc.
Le niveau de vie des ouvriers s’effondre, le taux
de chômage augmentant de manière brutale et atteignant un part
importante (en 1922, 20 % en Norvège, 28 % en Suède, 10 %
aux Pays-Bas, 15 % en Angleterre ainsi qu’en Belgique, etc.).
Certaines monnaies s’effondrent : un pound anglais vaut fin 1920 258 marks allemands, ainsi que 1500 couronnes autrichiennes et 2250 marks polonais, puis, en septembre 1922, 6300 marks allemands, 335 000 couronnes autrichiennes, 35 000 marks polonais.
L’inflation en Allemagne après 1918.
Les États sont en déficit ; l’instabilité
gouvernementale se retrouve souvent et correspond à des
affrontements au sein de fractions de la bourgeoisie sur les intérêts
à privilégier (les industriels s’opposant aux grands propriétaires
terriens, l’industrie de transformation ayant besoin d’importation à
celle produisant des matières premières localement, etc.).
Les besoins de satisfaire la quête de profit
obligeaient inévitablement les pays capitalistes à aller vers la
domination des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie ; la
concurrence inter-impérialiste ne s’est pas tarie malgré que
l’Allemagne ait disparu du groupe des pays les plus puissants et que
toute l’Europe centrale et de l’Est est devenue une sorte de colonie
de ceux-ci.
C’est la situation révolutionnaire seulement qui
empêche l’Angleterre, les États-Unis, le Japon et la France d’en
arriver pour l’instant à un conflit ouvert.
L’amélioration actuelle n’est donc que secondaire
par rapport à l’aspect principal qui est la crise ; Eugen Varga
résume cela de la manière suivante :
« Nous ne trouvons plus dans une phase de crise –
comme à l’époque du IIIe congrès [de l’Internationale Communiste]
– mais dans une phase de conjoncture s’améliorant, mais cela de
manière inchangée au sein de la période de crise du capitalisme. »
La période de déclin du capitalisme a ainsi des phases. Cette thèse, selon Eugen Varga, correspond aux faits et a par conséquent deux ennemis : la social-démocratie qui affirme qu’il n’y a pas de période de crise du tout, les gauchistes qui affirment qu’il n’existe pas de phase au sein de la période de crise.
Eugen Varga, après avoir donc dressé une vue
d’ensemble de la situation dans La crise de l’économie
mondiale capitaliste en 1921, conclut cet ouvrage sur la
thèse suivante. Les sociaux-démocrates ont selon lui tort de penser
que le capitalisme est en train de redémarrer ; ils sont
aveuglés par le démarrage de 1918-1921 qui ne s’appuie que sur les
espaces ouverts par la fin de la guerre.
Il est vrai, précise-t-il, que la bourgeoisie
elle-même est désormais remise sur pied en Europe centrale.
Paralysée, catastrophée en 1918-1919, elle a repris confiance en
elle. Cependant, si l’on voit l’absence de dynamique dans la
construction de logements et d’infrastructures pour les chemins de
fer, malgré les besoins énormes, on a une preuve de l’absence de
redémarrage de l’accumulation du capital.
La France s’en sort, grâce à la pression
financière qu’elle exerce de manière impitoyable contre l’Allemagne
vaincue, mais elle-même n’échappe pas à l’inflation et l’État
ne couvre même pas la moitié de ses propres dépenses.
Aucun pays n’est capable de réparer les dégâts
posés par la guerre mondiale ; il faut rappeler ici que
l’analyse d’Eugen Varga ne consiste pas en le fait de parler d’une
crise naturelle du capitalisme. Cette crise est induite par la
guerre.
Eugen Varga précise cela et explique que c’est
insurmontable pour le capitalisme en disant :
« La surproduction relative actuelle n’est pas une
conséquence de l’anarchie de l’économie capitaliste, mais une
conséquence des modifications provoquées par la guerre dans la
construction de l’économie mondiale.
La crise a été provoquée par le déclin de l’économie
de l’Europe centrale et de l’Est, par la sous-production chronique
dans ces territoires.
Cela et l’industrialisation des territoires coloniaux
pendant la guerre ont amené l’impossibilité pour les États-Unis,
le Japon et l’Angleterre de trouver des débouchés sur le marché
mondial pour leurs marchandises.
Ces causes de la crise se laissent-elles surmonter ?
La surproduction relative est une composante essentielle
de toute crise du capitalisme. C’est toujours la disponibilité d’une
masse de marchandises qui ne trouvent pas d’acheteurs à des prix
profitables dans le cadre de la répartition des revenus qui appelle
cette apparence de surproduction. »
Auparavant, le capitalisme pouvait faire en sorte
d’augmenter la productivité et par conséquent de rendre disponibles
ces marchandises pour les acheteurs, dont le pouvoir d’achat avait
augmenté en proportion. Les monopoles pouvaient également étrangler
le marché afin de forcer les ventes.
Or, là, dans la situation décrite par Eugen
Varga, ce n’est pas possible. Il n’y a ni le capital capable de
moderniser l’appareil productif, ni la soumission suffisante du
prolétariat pour arracher de la productivité à tout prix.
Il y aurait bien les États-Unis, mais ils ne
comptent pas faire de prêt ; de plus, la France, par sa
pression douanière contre l’Allemagne et ses exigences de
réparation, coule ce pays de manière irrémédiable.
Quant à l’option de développer ailleurs le
capitalisme de manière décisive, quitte à laisser tomber l’Europe,
cela n’est pas possible : le Canada et l’Australie ont une
population trop restreinte, tout comme finalement l’Amérique
centrale et du sud. Seuls l’Inde et la Chine pourraient suffire,
cependant il n’y a pas de prolétariat disponible, il faudrait deux à
trois générations pour mettre cela en place.
Il est fort intéressant de remarquer que l’option
du prêt se réalisera, après 1945, avec le plan Marshall, et que
l’option de l’intégration d’un nouveau pays avec une importante base
prolétaire se réalisera avec la Chine, dans les années 2000.
Eugen Varga est donc formel :
« Sans l’Europe centrale, le marché mondial est
trop étroit pour les pays capitalistes développés.
Partant de là, la sous-production de l’Europe centrale
doit appeler de nouveau, après une courte période, et même si une
amélioration temporaire se produit, la crise économique actuelle.
Les périodes de meilleure conjoncture vont être
toujours plus courtes, celles de la crise toujours plus longues et
intensives ; toujours plus de pays vont être précipités dans
le déclin, le mouvement révolutionnaire du prolétariat va
s’élargir toujours davantage, jusqu’à ce qu’après de longues
luttes, la révolution sociale triomphe. »
La crise de l’économie mondiale capitaliste se
conclut alors sur les contradictions inter-impérialistes, avec
l’annonce de l’affrontement inévitable entre les États-Unis,
l’Angleterre et le Japon. C’est leur seule porte de sortie face à la
crise et la militarisation de ces pays, en particulier des
États-Unis, est déjà flagrante.
Eugen Varga termine par conséquent par les lignes
suivantes :
« Tout comme la guerre mondiale a apporté la
dictature du prolétariat en Russie et le déclin du capitalisme en
Europe centrale, la guerre mondiale qui vient achèvera la
destruction du capitalisme sur toute la planète. »
La crise de l’économie mondiale
capitaliste fut une œuvre ayant un vrai retentissement, de
par son lien avec le congrès de l’Internationale Communiste en 1921.
Le point de vue d’Eugen Varga tournait dans cette période autour
d’un axe très précis : le décrochage complet des pays
d’Europe centrale, c’est-à-dire notamment l’Allemagne, l’Autriche,
la Hongrie, la Pologne.
La situation de ces pays était catastrophique sur
le plan humain, le contexte était hautement explosif et contrastait
avec la situation de croissance des États-Unis et du Japon, et
relativement de la Grande-Bretagne qui avait été la plus grande
puissance avant 1914.
Alors qu’aux États-Unis des récoltes étaient
brûlées en raison de l’impossibilité de les vendre, la famine
frappait des franges entières de la population européenne. Malgré
les besoins de celle-ci en général, comme pour l’habillement ou
l’alimentation, il n’y avait aucune solution concrète proposée par
le capitalisme, qui faisait face à une crise inédite.
L’Europe de l’Ouest avait été avant 1914 la base
industrielle du monde, avec une classe ouvrière éduquée et formée
amenant une bonne productivité, alors que les États-Unis n’étaient
alors qu’un pays d’exportation agricole. La possession de colonies
permettait à la Grande-Bretagne et à la France de disposer de
ressources nombreuses à peu de frais.
Le capitalisme disposait d’autant plus de stabilité que le courant révisionniste dans la social-démocratie encourageait à la paix sociale et à l’intégration dans les institutions bourgeoises. Mais la guerre avait entièrement bouleversé cette situation.
La crise de l’économie mondiale capitaliste, dans sa version russe.
L’implication dans une guerre générale avait
provoqué un épuisement des ressources, une vie à crédit de la
part de l’État, une usure terrible du matériel, un gaspillage
énorme pour l’armée, alors que l’appauvrissement des masses
s’intensifiait. Le capitalisme connaissait une brutale série de
déformations. C’était d’autant plus vrai pour les pays coupés du
marché mondial, comme l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, ou encore
la France qui a connu la guerre sur une partie importante de son
territoire.
Il est vrai qu’il y avait eu un élan après 1918,
avec le rétablissement des échanges internationaux, la fin des
blocus maritimes, le rétablissement des transports, la fin du
contrôle d’État. Mais cela ne pouvait qu’être temporaire selon
Eugen Varga et cela ne résolvait pas le problème de fond, l’absence
de capacité de production en rapport avec une véritable
consommation en fonction.
La production industrielle et agricole se
retrouvait dans une situation de crise insoluble : les
États-Unis disposent de biens mais ne peuvent pas les vendre ;
l’Europe centrale ne dispose pas de ces biens, mais ne peut pas les
acheter. L’effondrement du capitalisme d’Europe centrale entraîne
avec lui l’ensemble d’un système déjà entièrement disloqué par
les exigences de la guerre mondiale.
En 1918 comparé à 1914, l’Allemagne
produisait pratiquement deux fois moins de patates, de blé,
d’avoine, de sucre ; le nombre de cochons avait été divisé
par deux, etc. La France avait pratiquement moitié moins de chevaux
et de cochons, la production de blé avait été divisée par deux,
tout comme la production de charbon. Celle de fer avait été divisée
par pratiquement cinq, celle de navires par douze.
Les dettes de l’État allemand étaient passées
en quatre ans de 11 à 150 milliards de marks, la circulation de
monnaie de 2 à 22 milliards (puis quasiment 69 à la fin de 1918) ;
les dettes de l’État français était passé dans la même période
de 33 à 200 milliards de francs, la circulation de monnaie de 6 à
30 milliards (puis quasiment 38 à la fin de 1918).
L’Angleterre avait agrandi sa production agricole
et maintenait l’inflation, mais connaissait pareillement un certain
recul de la production industrielle. La hausse des prix était
générale dans les pays européens et la monnaie s’effondrait face
au dollar.
La guerre avait de toutes façons entraîné dans
son sillage, par sa contraction du marché mondial, tous les pays
européens, y compris les non-belligérants qui voyaient leur dette
publique exploser de 1913 à 1918 (Norvège de 182 %, Suisse de
116 %, Danemark de 156 %, Suède de 142 %, etc.) et
leur production chuter de par le manque de possibilité de
distribution.
Le grand profiteur de cette situation avait donc
été les États-Unis, qui avait pu accélérer son
industrialisation, inondant les marchés d’Amérique centrale et du
Sud, livrant des matières premières, des biens alimentaires et du
matériel militaire aux forces alliées.
Les exportations américaines amenaient 69
millions de dollars en 1913, 3281 millions de dollars en 1917, 4016
en 1919, 2949 en 1920, dont à peu près les 2/3 de biens
industriels. Au lendemain de la guerre, la productivité était
d’ailleurs telle que deux ouvriers américains équivalaient en
productivité à cinq ouvriers anglais.
Le Japon avait également profité de l’espace
libre, même si de manière bien moins importante. Néanmoins, tant
les États-Unis que le Japon faisaient face au problème que les pays
européens, ruinés, ne pouvaient consommer ; ils se
retrouvèrent par conséquent en situation de surproduction.
Il en allait de même pour l’expansion
industrielle des colonies, qui en l’absence d’importations de la
puissance coloniale avaient pu trouver un moyen de se développer
relativement.
Dans un tel contexte, le chômage de masse était
inévitable, en particulier pour les pays en surproduction ; les
ouvriers se retrouvaient aussi avec une mauvaise volonté évidente
de s’impliquer dans la production. Eugen Varga cite notamment
l’exemple de la productivité du mineur français, qui passa de 695
en 1913 à 564 en 1918 et 448 en 1919.
La question qui se posait alors, et qui marquait une différence notable entre sociaux-démocrates et communistes à ce moment-là, était de savoir si le capitalisme était en mesure de relancer le processus d’accumulation du capital ou pas.
Eugen Varga écrivit en 1921 des études
particulières comme La situation économique de l’Europe
continentale et La situation politique et sociale
de l’empire britannique, mais surtout il réalisa en quatre
semaines, en mai, une petite brochure d’une soixantaine de pages
intitulée La crise de l’économie mondiale capitaliste.
Il s’agissait d’une demande faite par la direction de l’Internationale Communiste ; le document devait être fourni à tous les participants du troisième congrès de celle-ci devant avoir lieu en juin.
L’œuvre est découpée en huit parties. Les deux premières concernent la guerre, avec la modification de l’économie capitaliste en raison de celle-ci, ainsi que la situation après sa fin. Les parties trois et quatre concernent le contexte du moment, avec la situation de l’économie et celle de la classe ouvrière.
Les parties cinq et six sont les plus décisives
de l’œuvre, puisqu’elles présentent d’abord la productivité et
ensuite l’évaluation d’un éventuel développement capitaliste. Ce
sont ces deux parties qui justifient le titre de la brochure.
Les parties sept et huit dressent enfin la
conséquence des deux parties précédentes ; elles sont
intitulées « Il n’y a pas d’issue possible » et « Face
à la guerre mondiale qui vient ».
Eugen Varga retranscrit ici la perspective de
l’Internationale Communiste, alors que deux congrès s’étaient déjà
tenus. La révolution d’Octobre a alors puissamment ébranlé le
capitalisme, à un moment où celui-ci était déjà totalement
épuisé par la guerre, déjà pour les pays européens concernés,
mais également pour les autres qui voyaient le marché mondial
s’effondrer.
Avec La crise de l’économie mondiale
capitaliste, l’objectif d’Eugen Varga était de présenter le
panorama mondial en 1921 ; pour cela il se fonda entièrement
sur les chiffres et statistiques fournies par la presse capitaliste,
qu’il interprétait ensuite pour en exprimer les tendances
fondamentales. C’est là la base même du style Varga, qui consistait
à décortiquer toute la presse en quête de données économiques.
Eugen Varga produisit une nouvelle brochure à
l’occasion du quatrième congrès, commençant en novembre 1922 ;
publiée à la toute fin septembre, elle s’intitule La
période du déclin du capitalisme. Le principe est le même, la
cinquantaine de pages devant servir de contribution aux cadres
présents lors du congrès, pour disposer en amont d’une certaine
visibilité générale de la situation.
Eugen Varga tenta cette fois d’aller dans le sens
d’un exposé théorique de la nature de la crise capitaliste en
cours ; son travail se voulait une contribution au processus de
formulation théorique générale qui devait alors être fait par
l’Internationale Communiste.
Les six chapitres allaient dans le sens d’une
synthèse : à La montée et le déclin du
capitalisme succède L’essence du déclin du
capitalisme, puis Le rôle de la guerre dans le
capitalisme, Les types d’économie dans la période de
déclin du capitalisme. L’œuvre se termine par Le
développement économique de cette dernière année d’abord, Les
tendances de développement et les perspectives pour
l’avenir ensuite.
L’idée de base restait toutefois la même que
pour la brochure de l’année précédente ; il est toujours
considéré que la crise n’est pas celle d’un capitalisme normal,
mais d’un capitalisme ayant connu de profondes distorsions.
En amont du cinquième congrès de l’Internationale Communiste, s’ouvrant à la fin juin 1924, Eugen Varga publia début mai Essor ou déclin du capitalisme, toujours sur le principe d’une petite brochure.
Eugen Varga, Essor ou déclin du capitalisme, 1924.
Juste avant le sixième congrès, qui se tint juillet-août 1928, il écrivit L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation.
L’Institut qu’Eugen Varga rejoignit existait
depuis peu de temps ; il était le fruit d’une intense activité
intellectuelle, notamment autour de Theodore Rothstein.
Celui-ci, un bolchevik qui avait dû émigrer à Londres, avait notamment écrit en 1910 un ouvrage décrivant l’exploitation systématique de l’Égypte par l’Angleterre.
Figure très active de la social-démocratie européenne avant la révolution de 1917, il se mit au service de celle-ci devenant notamment ambassadeur de la Russie soviétique en Iran, avant de se voir confier une activité au sein d’une nouvelle structure, le groupe de travail sur la guerre et la politique internationale.
Theodore Rothstein
Le dirigeant du groupe était Mikhail Pavlovich,
un cadre ayant comme fonction d’analyser l’histoire de l’orient, la
Russie soviétique accordant une grande importance à cette partie du
monde.
Il publiait une revue, la Chronique
internationale, de logique documentaire, existant
parallèlement à la revue La vie internationale, publiée
par le Commissariat au peuple aux affaires étrangères, Theodore
Rothstein s’occupant des deux publications par ailleurs.
Une Association pour les études orientales avait
quant à elle été fondée sous la supervision du Commissariat
au peuple aux nationalités, tout comme un cycle d’études
orientales.
Après une polémique notamment avec David
Riazanov qui aurait voulu une académie « neutre », fut
finalement fondé en décembre 1924 l’Institut de l’économie
mondiale et de la politique mondiale – IMChMP, Institut
mirovogo chozjastja i mirovoj politik, dont Theodore
Rothstein prit la direction.
L’IMChMP avait deux thèmes principaux : la
question agraire dans l’Orient mahométan, ainsi que les tendances de
la politique extérieure de l’impérialisme américain. A
partir de janvier 1926, il dispose de sa revue éponyme, mais c’est
également le moment où Nikolaï Ossinski en prend la direction et
donne le champ libre au courant des partisans de Trotsky. Ce dernier
voit d’ailleurs des discours de lui sur les rapports entre l’Europe
et l’Amérique être publiés sous forme d’un article dans les
deux premiers numéros.
En voici des extraits, tout à fait significatifs
de l’approche trotskyste de la « révolution permanente » :
« L’énorme supériorité matérielle des
États-Unis exclut automatiquement toute possibilité de relèvement
économique pour l’Europe capitaliste. Si le capitalisme européen
révolutionnait dans le passé les autres parties du monde,
actuellement, c’est le capitalisme américain qui révolutionne
l’Europe en déclin.
Cette dernière n’a plus d’autre issue à l’impasse
économique que la révolution prolétarienne, l’abolition des
barrières douanières et des frontières d’État, la création des
États-Unis soviétistes d’Europe et d’une Union fédérative avec
l’URSS et les peuples libres d’Asie. Le développement de cette lutte
gigantesque ouvrira infailliblement une époque révolutionnaire pour
le potentat actuel, les États-Unis d’Amérique (…).
Que veut le capital américain ? A quoi tend-il ? Il
cherche, dit-on, la stabilité. Il veut rétablir le marché européen
dans son intérêt, il veut rendre à l’Europe sa capacité d’achat.
De quelle façon ? Dans quelles limites ? En effet, le capital
américain ne peut vouloir se faire de l’Europe un concurrent.
Il ne peut admettre que l’Angleterre et, à plus forte
raison, l’Allemagne et la France, recouvrent leurs marchés mondiaux,
parce que lui-même est à l’étroit, parce qu’il exporte des
produits et s’exporte lui-même. Il vise à la maîtrise du monde, il
veut instaurer la suprématie de l’Amérique sur notre planète. Que
doit-il faire à l’égard de l’Europe ?
Il doit, dit-on, la pacifier. Comment ? Sous son
hégémonie.
Qu’est-ce que cela signifie Qu’il doit permettre à
l’Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui
accorder des secteurs déterminés, restreints, du marché mondial.
Le capital américain commande maintenant aux diplomates. Il se
prépare à commander également aux banques et aux trusts européens,
à toute la bourgeoisie européenne. C’est ce à quoi il tend.
Il assignera aux financiers et aux industriels européens
des secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En
un mot, il veut réduire l’Europe capitaliste à la portion congrue,
autrement dit, lui indiquer combien de tonnes, de litres ou de
kilogrammes de telle ou telle matière elle a le droit d’acheter et
de vendre. Déjà, dans les thèses pour le 3e Congrès de l’I.C.,
nous écrivions que l’Europe est balkanisée. Cette balkanisation se
poursuit maintenant (…).
Puisque je parle à une assemblée convoquée par la
Société des Amis de la Faculté des Sciences physiques et
mathématiques, permettez-moi de. vous dire que ma critique marxiste
révolutionnaire de l’américanisme ne signifie pas que nous
condamnions ce dernier en bloc, que nous renoncions à apprendre
auprès des Américains ce que nous pouvons et devons nous assimiler
de leurs bons côtés. Il nous manque leur technique et leurs
procédés de travail. Le postulat de la technique, c’est la science
sciences naturelles, physique, mathématique, etc.
Or, il nous faut à tout prix nous rapprocher le plus
possible des Américains sur ce point. Il nous faut cuirasser le
bolchevisme à l’américaine. Nous avons pu jusqu’à présent
résister. Cependant, la lutte peut revêtir des proportions plus
menaçantes. Il est plus facile pour nous de nous cuirasser à
l’américaine que pour le capital américain de mettre l’Europe et le
monde entier à la portion congrue.
Si nous nous cuirassons avec la physique, les
mathématiques, la technique, si nous américanisons notre industrie
socialiste encore faible, nous pourrons, avec une certitude décuplée,
dire que l’avenir est entièrement et définitivement à nous. Le
bolchevisme américanisé vaincra, écrasera l’américanisme
impérialiste (…).
Etant donné la puissance des États-Unis et
l’affaiblissement de l’Europe, une nouvelle répartition des forces,
des sphères d’influence et des marchés mondiaux est inévitable.
L’Amérique doit s’étendre et l’Europe se comprimer. Telle est la
résultante des processus fondamentaux qui s’effectuent dans le monde
capitaliste. Les Etats-Unis s’engagent dans toutes les voies, et
partout ils prennent l’offensive (…).
Pour terminer, je poserai une question qui, me
semble-t-il, découle du fond même de mon rapport. Le capitalisme,
oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer
dans le monde les forces productives et de faire progresser
l’humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance
décisive pour le prolétariat européen, pour les peuples opprimés
d’Orient, pour le monde entier et, avant tout, pour les destinées de
l’Union soviétique.
S’il s’avérait que le capitalisme est encore capable de
remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches,
leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti
communiste de l’U. R. S. S., nous nous sommes hâtés de chanter
son de profundis ; en d’autres termes, que nous avons pris
trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car,
comme l’expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant
d’avoir épuisé toutes ses possibilités latentes.
Et, dans la nouvelle situation économique actuelle,
maintenant que l’Amérique s’est élevée au-dessus de toute
l’humanité capitaliste en modifiant foncièrement le rapport des
forces économiques, nous devons nous poser cette question : Le
capitalisme a-t-il fait son temps ou peut-il espérer encore faire
œuvre de progrès ?
Pour l’Europe, comme j’ai essayé de le démontrer, la
question se résout nettement par la négative. L’Europe, après la
guerre, est tombée dans une situation plus pénible qu’avant 1914.
Mais la guerre n’a pas été un phénomène fortuit. Ç’a été le
soulèvement aveugle des forces de production contre les formes
capitalistes, y compris celles de l’Etat national. Les forces de
production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans
le cadre des formes sociales du capitalisme, y compris le cadre des
Etats nationaux. De là, la guerre (…).
Il en résulte que la révolution ne viendra en Amérique
qu’en second lieu. Elle commencera par l’Europe et l’Orient. L’Europe
viendra au socialisme contre l’Amérique capitaliste, dont elle aura
à vaincre l’opposition (…).
Une Europe morcelée ne pourrait, même sous la dictature
du prolétariat, tenir bon économiquement en conservant son
morcellement. La révolution prolétarienne implique l’unification de
l’Europe. Maintenant, les économistes, les pacifistes, les hommes
d’affaires, et même simplement les braillards bourgeois parlent
volontiers des Etats-Unis d’Europe. Mais cette tâche est au-dessus
des forces de la bourgeoisie européenne, rongée par ses
antagonismes. Seul, le prolétariat victorieux pourra réaliser
l’union de l’Europe. Où qu’éclate la révolution et à quelque
rythme qu’elle se développe, l’union économique de l’Europe est la
condition première de sa refonte socialiste. C’est ce qu’a déjà
proclamé l’I. C. en 1923 : il faut chasser ceux qui ont morcelé
l’Europe, prendre le pouvoir pour unifier cette dernière et créer
les États-Unis socialistes d’Europe. »
Le 15e congrès du Parti écrase alors le courant
trotskyste, dont les partisans sont éjectés de l’IMChMP. C’est
alors Eugen Varga qui vient en prendre la tête, son activité
berlinoise se terminant à la fin de l’année 1927.
À partir de 1931, cet institut fut considéré comme un centre de recherche et de développement dans l’évaluation de la situation économique mondiale et des problèmes politiques afférents, suivant une décision du Comité Central du PCUS (bolchévik). L’Institut fournissait des données en particulier à Staline, Molotov, le Comité Central du PCUS (b), le conseil des commissaires du peuple, le commissariat au peuple pour les affaires étrangères, le commissariat au peuple du commerce extérieur.
Eugen Varga écrivit également au sujet de la
révolution hongroise L’organisation économique de la
république hongroise des conseils, ainsi que La
question agraire dans la révolution prolétarienne hongroise. Il
le fit cependant en Russie, où il dût émigrer.
Le gouvernement hongrois menant le procès des
commissaires du peuple de juillet à décembre 1920, en leur absence
et exigeant donc leur présence pour leur condamnation (à mort), les
communistes hongrois réfugiés durent en effet quitter l’Autriche et
allèrent alors en Russie soviétique. Eugen Varga y fut
immédiatement considéré comme étant un cadre de valeur.
Il assuma d’ailleurs un rôle dès son arrivée,
en tant que délégué du Parti Communiste de Hongrie lors du second
congrès de l’Internationale Communiste en juillet-août 1920, bien
qu’il n’arriva qu’à la fin de celui-ci.
Au début des années 1920, le régime soviétique
ne faisait encore que se mettre en place dans le cadre d’une guerre
civile non terminée ; il y avait le besoin d’un aperçu
général de l’évolution du monde, alors que la vague de la
révolution avait ébranlé le monde et notamment l’Europe.
Il était très pratique d’avoir un économiste
capable d’étudier par exemple en profondeur l’économie
américaine, voyant que l’utilisation des machines y était
systématique et bien plus avancée qu’en Europe, que l’immigration
amenait une population ouverte rétive à tout conservatisme, que
l’agriculture s’étendait toujours davantage, etc.
Eugen Varga, qui avait alors quarante ans, prit donc la citoyenneté soviétique et rejoignit dans la foulée le Parti Communiste de Russie, changeant son nom de Jenö Varga en Evgeni Varga. C’est pourtant sous le nom d’Eugen Varga qu’il sera surtout connu, étant donné qu’il parlait mal le russe et qu’il écrivit ses plus importants documents des années 1920 en allemand, une langue essentielle de par le poids central de la question allemande pour l’Internationale Communiste.
Lénine et Staline, en 1922.
Eugen Varga rejoignit d’ailleurs bientôt
l’Allemagne, Lénine lui ayant donné une tâche très particulière,
considérée comme d’une très grande importance. Son rôle était
d’accumuler des données et d’en tirer les tendances générales,
afin de les fournir à l’Internationale Communiste. Un institut fut
fondé en ce sens à Berlin, de manière relativement discrète, afin
de faciliter l’obtention de documents et de former une équipe
d’analystes.
Lénine avait formulé ce principe d’un bureau
d’études de « l’impérialisme international » ainsi que
du « mouvement ouvrier international » en août 1921,
dans une lettre à Zinoviev, en copie à Staline, Radek, Kamenev et
Trotsky ; le même mois, l’Internationale Communiste valida le
projet.
Dans la lettre, Lénine y soulignait qu’il n’était
pas possible de le former en Russie, de par le manque de personnel,
de bibliothèques, etc. Il voyait comme langues à connaître au
départ l’allemand, l’anglais, le français, l’italien et le
tchèque ; le travail devait se faire en allemand (« pour
le continent européen sans aucun doute maintenant la langue la plus
internationale »), avec des traductions à réaliser en
français et en anglais, ainsi qu’en russe.
L’idée était de former une structure
relativement neutre d’accumulations d’informations et de données. Il
s’agissait de cumuler les informations à ce sujet et de les
diffuser, pour l’Internationale Communiste d’un côté, de manière
payante à qui le voudrait de l’autre.
Eugen Varga fut donc le dirigeant de l’Institut
d’information statistiques du Comité exécutif de l’Internationale
Communiste formé en 1921, qui exista sous une forme masquée à
Berlin. Il fut également responsable de la mission commerciale de
l’ambassade soviétique, alors que le traité de Rapallo de
novembre 1922 permettait la mise en place de rapports économiques
entre l’Allemagne et la Russie soviétique.
Cette position d’Eugen Varga dura jusqu’en 1927,
le temps que la Russie soviétique soit en mesure de s’organiser. Il
rejoignit alors l’Institut de l’économie mondiale et de
la politique mondiale basé à Moscou.
À partir de 1931, cet institut fut considéré comme un centre de recherche et de développement dans l’évaluation de la situation économique mondiale et des problèmes politiques afférents, suivant une décision du Comité Central du PCUS (bolchévik). Cet Institut fournissait des données en particulier à Staline, Molotov, le Comité Central du PCUS (b), le conseil des commissaires du peuple, le commissariat au peuple pour les affaires étrangères, le commissariat au peuple du commerce extérieur.
Molotov, Staline et Lénine dans le bureau de la rédaction de la Pravda.
Parallèlement à cette activité au sein de
l’Institut dans les années 1920, Eugen Varga s’était lancé dans
une double activité. La première était la constitution des
rapports extrêmement denses et longs sur l’économie capitaliste et
sa situation. Écrits de manière trimestrielle, ils étaient publiés
dans la revue Internationale Presse-Korrespondenz (Inprekorr),
la correspondance internationale de presse, organe de
l’Internationale Communiste publié en russe, en allemand, en
anglais, en français et en espagnol.
La seconde était la constitution de rapports sur
la situation économique pour les congrès de l’Internationale
Communiste. C’est cela qui allait le placer au cœur des grands
débats sur la situation politique et économique internationale et
faire de lui une figure alors extrêmement connue.
Eugen Varga fournissait les données et présentait le cadre général, et ensuite il y avait les grands débats, avec les grands conflits idéologiques émergeant alors, qui s’ensuivaient.
Lors de la révolution, les communistes de Hongrie furent immédiatement pris à la gorge. La production industrielle était tombée à 5 % de celle d’avant-guerre, les troupes tchèques et roumaines occupaient les charbonnages. En refusant le traité de Versailles, le nouveau régime était de facto en guerre, avec une opposition armée supervisée et épaulée par l’impérialisme français.
Rouge : la république des conseils. Ocre : territoire perdu en avril 1919 face à l’armée franco-roumaine Berthelot. Rose : territoire repris en mai 1919 aux Tchécoslovaques. Bleu-vert : territoires sous contrôle de l’armée franco-serbe Franchet d’Espèrey.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’expérience hongroise se déroule en écho de la révolution russe, mais dans des conditions de niveau idéologique des révolutionnaires bien différentes d’en Russie.
Ce qui est ainsi surtout marquant dans Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat, le bilan de la révolution hongroise écrit par Eugen Varga, c’est que celui-ci expose une conception bien plus proche de celle de Karl Kautsky que de celle de Lénine. Bien entendu, il récuse la conception évolutionniste du premier, toutefois il est flagrant qu’il ne s’est pas encore approprié la conception du second quant à l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme.
Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat, par Eugen Varga
La crise du capitalisme est ainsi exposé comme
une simple conséquence de la guerre, et si jamais il parle
d’impérialisme, c’est pour le concevoir non pas tant comme une
nouvelle forme, que comme une réorganisation. Il dit ainsi :
« La tendance au dépassement de l’anarchie
propre à la phase impérialiste du capitalisme : l’organisation
de l’économie capitaliste, afin de rendre possible une meilleure
domination du marché par le capital, a connu dans la guerre un
renforcement brutal par les organisations étatiques d’économie
encadrée.
On parla alors de socialisme de guerre ; il serait
plus juste de parler de capitalisme organisé de manière étatique. »
Cette thèse relève non pas de la gauche de la
social-démocratie, Lénine en tête, mais des opportunistes de la
social-démocratie comme Karl Kautsky et Rudolf Hilferding, qui
affirment la possibilité d’un capitalisme « organisé ».
Eugen Varga dit en même temps, et c’est paradoxal s’il est
organisé, que le capitalisme a été puissamment déformé par la
guerre.
Une preuve de cette lecture « organisationnelle »
est que, de manière pragmatique, afin de faciliter
l’approvisionnement de l’armée rouge, Eugen Varga avait organisé la
socialisation des grandes propriétés agricoles, mais en laissant la
direction aux anciens propriétaires terriens.
C’était là rater totalement la dimension
démocratique de la question paysanne, dans un pays où 4 000
familles possédaient le 1/3 des terres, l’Église catholique 20 %,
1,7 million de petits paysans même pas 15 %, des millions
restant sans terre.
Pareillement par ailleurs, l’État soviétique
hongrois avait simplement repris tous les fonctionnaires du vieil
État s’effondrant, sans faire aucun tri ni supervision.
Il s’ensuivit bien entendu une série de sabotages
et un grand manque de coordination. Surtout, cette lecture
mécanique-organisationnelle d’alors se conclut inévitablement par
une recherche d’excuse de type subjectiviste à la défaite finale.
Un élément marquant de l’approche d’Eugen Varga est que la
dimension « psychologique » est survalorisée.
À l’arrière-plan, on retrouve ici la profonde
influence syndicaliste révolutionnaire d’Ervin Szabó, avec tout
l’intérêt pour une dimension « éthique » qui serait
à ajouter au marxisme. C’est un élément typique de l’Europe
centrale, qu’on retrouve notamment au cœur du très important
mouvement ouvrier social-démocrate en Autriche, autour d’Otto
Bauer, qui puise dans la morale d’Emmanuel Kant et qu’on
appellera l’austro-marxisme.
Le doctorat philosophique d’Eugen Varga portait
d’ailleurs sur « Leibniz, Kant et la critique phénoménologique
de la méthode transcendantale ».
Eugen Varga dresse un bilan surtout psychologique
de la situation chaotique de 1918. Il souligne que la perte du niveau
de vie a été terriblement marquante sur le plan psychologique pour
la petite-bourgeoisie et qu’elle a rejoint le camp du prolétariat.
La productivité du travail du prolétariat
enchaîné est par contre nécessairement loin de son maximum en
raison de la dimension psychologique des pénuries, de la crise. La
rationalité et l’intensité du travail du capitalisme resteraient
toujours très faibles, d’ailleurs des millions de travailleurs ont
un niveau de lecture et d’écriture très faible, ce qui est vrai
mais est surtout frappant pour l’Europe de l’Est.
C’est là une lecture très social-démocrate
dans l’esprit de l’époque : le capitalisme est mal
organisé, les travailleurs sont placés à l’écart du
développement culturel et ils sont rétifs à un régime qui les
opprime, psychologiquement tout est devenu précaire, instable.
Par conséquent, le prolétariat doit prendre les
choses en main et tout se décide selon cette volonté de prendre les
choses en main. Le prolétariat doit prendre sur lui qu’au début
de sa dictature, le niveau de vie chute de par les troubles, parce
qu’il s’y gagne lui-même. S’il ne le fait pas, il n’est pas la
hauteur. Eugen Varga formule cela notamment ainsi :
« La dictature du prolétariat ne peut tout d’abord proposer au prolétariat industriel, justement le porteur de la bannière du nouvel ordre de la société, qu’une élévation du niveau culturel (théâtre, musique, bibliothèques, piscines, etc.).En ce qui concerne les biens matériels par contre, une chute de plus du niveau de vie est inévitable (…).
Le niveau de vie du prolétariat ne pourra être en tant que tel élevé lorsque la nouvelle production prolétarienne a atteint sa pleine maturité.
Il en découle : pour la réalisation du socialisme, chaque prolétaire conscient doit non seulement lutter, mais aussi être capable de se priver !
Les ouvriers hongrois, par manque de formation révolutionnaire et d’un Parti Communiste organisé, ne voulaient pas se priver pour leur pouvoir, pour l’avenir socialiste.
Ils exigeaient l’élévation immédiate de leur niveau de vie, et comme c’était impossible, ils se sont détournés de l’idéal de la domination prolétarienne. Cet esprit des prolétaires a été utilisé par les contre-révolutionnaires de toutes sortes, et a été l’une des causes principales pour l’offensive roumaine [contre le pouvoir soviétique hongrois] a été victorieux. »
On a ici une vraie démarche
idéaliste-volontariste ; Eugen Varga a une conception
intellectuelle-abstraite du prolétariat qu’il voit comme une
entité ayant une fonction par rapport à une situation.
Il est ici fondamentalement proche d’une autre
figure de la révolution hongroise, György Lukacs, qui synthétisera
le mieux cette approche « messianique » dans un ouvrage
retentissant alors comme expression du gauchisme d’Europe
centrale, Histoire et conscience de classe.
La revue d’Europe centrale Kommunismus, à laquelle participa brièvement Eugen Varga et précisément sur cette ligne, sera l’une des cibles de Lénine dans sa dénonciation du gauchisme.