Eugen Varga : le contexte hongrois

Eugen Varga est historiquement lié à une philosophie de type moderniste, tout à fait représentative du milieu des jeunes intellectuels artistes hongrois et tchèques du début du siècle. L’opposition à l’Autriche combinait une orientation favorable au socialisme, mais aussi une dynamique portée, en connaissance de cause ou non, par la bourgeoisie nationale. 

Il faut cerner ici l’étrange situation de la Hongrie. Dans le cadre de l’Autriche-Hongrie, elle était soumise à l’Autriche, mais en même temps temps elle possédait une base féodale puissante et opprimait elle-même des populations non hongroises, notamment les Slovaques. L’Autriche avait dû d’ailleurs en 1867 reconnaître la Hongrie comme une entité quasi équivalente, divisant de fait l’empire en deux structures bien délimitées.

L’éveil national hongrois produisit une grande vague d’intellectuels, sympathisant avec la social-démocratie mais refusant son mode d’organisation, ses principes stricts, etc., privilégiant un style libéral-bourgeois dans l’approche générale. Le noyau dur de cette affirmation historique était la Société de sciences sociales, avec sa revue Huszadik Szazad (Le vingtième siècle) ; Eugen Varga en fit partie et y tint des conférences.

Il fréquenta également initialement le milieu ayant comme référence Bernat Alexander, un professeur de philosophie moderniste ayant la France et l’Allemagne comme modèles ; ce fut l’écho de la révolution russe de 1905 qui l’amena à la social-démocratie, sans avoir cependant ébranlé une certaine approche bourgeoise nationale-démocratique. L’année 1905 fut d’ailleurs elle-même très importante en Hongrie.

En effet, en janvier 1905, ce fut une coalition des couches supérieures de la paysannerie, de la noblesse moyenne et d’une partie de la haute aristocratie qui remporta les élections. L’Autriche refusa toutefois d’accepter la formation d’un gouvernement exigeant une autonomie douanière, bancaire et le hongrois comme langue officielle dans l’armée. Aussi mit-elle en place gouvernement autour du baron Fejévary.

Le baron Géza Fejérváry de Komlós-Keresztes (1833-1914)

Son ministre de l’intérieur Kristoffy avait comme plan d’établir le suffrage universel, ceci afin de satisfaire une revendication populaire pressante, mais en même temps d’en profiter pour torpiller la coalition ayant remporté les élections en s’appuyant sur un suffrage réservé à une partie du pays seulement. Un élargissement de la base électorale aurait en effet abouti au renforcement électoral de la social-démocratie.

Le risque apparut trop grand à toutes les parties ; finalement l’Autriche et la coalition « hongroise » firent un compromis qui dura jusqu’en 1909.

La social-démocratie tenta ensuite en 1911 une alliance en faveur du suffrage universel avec le parti libéral, petit-bourgeois, de Gyula Justh, mais celui-ci se défila en 1912 et la vague social-démocrate de grèves de manifestations de mai 1912 ne fut pas prolongée après des affrontements avec la police et l’armée.

Eugen Varga regretta ce recul de la direction social-démocrate, surtout que le Parti avait dépensé beaucoup d’énergies, et alors qu’en mars 1913 eut lieu une petite réforme du droit de vote. C’est là un tournant historique, où lui-même devenait ue figure de la gauche du Parti hongrois, aux côtés de Jenö Landler, Jenö Hamburger, György Nyisztor, ainsi que Gyula Alpári.

Eugen Varga rédigea dans ce contexte une brochure sur l’inflation à l’occasion de la campagne pour le suffrage universel, soulignant l’importance de la lutte contre la hausse des prix au moyen de nombreuses réformes que la social-démocratie pourrait promouvoir si elle parvenait au parlement.

Cependant, si auparavant il soutenait le principe d’une industrialisation de la Hongrie avec une acceptation relative du cadre institutionnel, dans l’esprit attentiste du kautskysme dans les pays non développés, désormais il prônait la rupture.

Eugen Varga

Cela n’allait pas sans ambiguïtés socialistes-idéalistes, bourgeoises-modernistes.

Eugen Varga ne fut ainsi pas que libre-penseur, dans le cadre du mouvement de la Galileo Kör (Société de Galilée), avec sa revue Szabadgondolat (Libre pensée), puis de la Bembe Kör (Société de Bembe). Il fut également très proche des milieux franc-maçons, au point de les rejoindre avec toute l’équipe de Nepszava (ainsi que Zsigmond Kunfi, rédacteur en chef de la revue théorique du Parti Szocializmus), lorsque Oszkár Jászi, fondateur de la Galileo Kör, entra dans la loge Demokrácia.

Lorsque celui-ci dut la quitter sous la pression conservateurs pour aller à la loge Martinovics, il suivit le mouvement accompagné d’autres socialistes.

C’est la nature de cette démarche qui fait qu’Eugen Varga fut favorable à la psychanalyse. En Autriche, il demanda en février 1920 une audience à Sigmund Freud qui l’accueillit avec une ironie anticommuniste particulière, en lui disant : « Vous n’avez pas vraiment l’air assoiffé de sang ».

Eugen Varga demanda l’autorisation d’assister aux réunions de l’association psychanalytique de Vienne, ce que Freud accepta, l’accueillant même chaque semaine lors d’un séminaire privé. Et par la suite, en 1923, Eugen Varga revint vers Freud pour lui demander de l’aider pour la mise en place de relations entre les psychanalystes russes et germanophones.

La psychanalyse profitait encore alors d’un prestige certain dans des cercles liés au communisme ; le premier responsable soviétique à Berlin, Viktor Kopp, également haut responsable du commerce extérieur, était ainsi lui-même un partisan de la psychanalyse. Un figure importante fut Vera Schmidt, qui publia une présentation des activités psychanalytiques à Moscou, notamment avec son jardin d’enfants. Son mari Otto Schmidt, un important scientifique (études polaires, mathématiques, astronomie, géophysique, rédacteur en chef de la Grande Encyclopédie Soviétique, etc.) fut également à l’origine de très nombreuses traditions d’œuvres de Freud en russe.

Enfin, un aspect important était l’appartenance d’Eugen Varga à l’importante communauté juive de Hongrie. Une couche importante d’intellectuels de celle-ci n’avait pas les préjugés liés à la féodalité hongroise, mais en même temps relevait d’une démarche formaliste, déconnectée de la réalité de l’ensemble du pays.

La révolution hongroise fut véritablement portée par cette affirmation intellectuelle. La principale figure en fut ainsi Béla Kun, le commissaire du peuple aux affaires étrangères, et non Sándor Garbai, le responsable du gouvernement qui avait proclamé la république hongroise des conseils.

Le gouvernement de la république soviétique hongroise.

Béla Kun avait un père juif et on retrouve beaucoup de révolutionnaires juifs au gouvernement : Jenö Landler était commissaire du peuple à l’intérieur et au commerce avec Mátyás Rákosi comme représentant, Jenö Hamburger et György Nyisztor à l’agriculture, Zsigmond Kunfi à l’éducation populaire avec György Lukács comme représentant, József Pogány à la défenseavec Tibor Szamuely comme représentant. A cela s’ajoute Eugen Varga.

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Eugen Varga, un révolutionnaire hongrois

Eugen Varga est né le 6 novembre 1879 à Nagytétény, une petite ville à une trentaine de kilomètres de Budapest, la capitale de la Hongrie, dans ce qui était alors l’Autriche-Hongrie. Son père était instituteur, il perdit sa mère très jeune en raison de la tuberculose.

Lui-même fut d’abord apprenti boulanger, pour ensuite faire un apprentissage de commercial. Il servit alors de secrétaire pendant trois années à un propriétaire terrien à partir 1899, dans le Komitat Somogy dans l’ouest de la Hongrie. Il parvint à poursuivre ses études, afin de pouvoir s’inscrire à l’université, ce qu’il fit en 1902 à la faculté de philosophie de Budapest, dans les domaines de l’histoire et de l’économie.

Le Komitat Somogy. Un peu plus au nord et à l’est, Budapest.

En 1903, il quitta la religion juive et abandonna son nom de Weisz pour celui de Varga. Il étudia ensuite également à Berlin et Paris, pour obtenir un diplôme de professeur de commerce en 1907 et de docteur en philosophie en 1909, à 28 ans. Il fut alors professeur dans une école commerciale jusqu’en 1918.

Entre-temps, il avait rejoint la social-démocratie hongroise en 1906, pour qui à partir d’avril 1907 il écrivit des articles en tant que collaborateur constant et rédacteur de la section économique de l’organe central du Parti, Nepszava, La voix du peuple, qui était devenu un quotidien en 1905, après avoir paru auparavant trois fois par semaine. Un hebdomadaire plus théorique, Szocializmus, fut fondé en 1906.

Eugen Varga travailla également pour l’organe social-démocrate allemand la Neue Zeit, notamment au sujet de la situation de la classe ouvrière hongroise, du développement économique, de la question monétaire, de l’inflation.

Avec l’effondrement de l’Autriche-Hongrie, il fut nommé en novembre 1918 professeur d’économie à l’université de Budapest, mais il ne fut pas en mesure de prendre ce poste en raison de l’intense activité politique du côté social-démocrate.

Le contexte était le suivant : le 23 octobre 1918, sur les ruines de l’Autriche-Hongrie, se produisit la révolution des asters, du nom de la fleur servant de reconnaissance aux partisans de la république hongroise.

Le comte Mihály Károlyi fut alors à la tête d’un gouvernement de coalition, avec également la social-démocratie, donc aux côtés du parti indépendant et du parti bourgeois.

Le comte Mihály Károlyi et ses partisans

Les représentants sociaux-démocrates dans le gouvernement appartenaient uniquement à l’aile droite du Parti, tandis que l’aile gauche poussait à l’agitation, Eugen Varga écrivant notamment la brochure « Comment peut-on vivre sans travail ? ».

« Comment peut-on vivre sans travail ? »

Il rédigea également un plan de réformes de la propriété agraire, à la demande du Parti qui n’avait pas encore établi de point à ce sujet dans son programme, n’ayant formé une commission en ce sens qu’en 1912, à son XIXe congrès.

Des soldats hongrois sous la bannière de l’étoile rouge, en 1919.

Cependant, parallèlement s’était formé, autour de Béla Kun, un Parti des communistes de Hongrie, lié directement aux bolcheviks. La convergence des deux forces se produisit à l’occasion de l’ultimatum du traité de Versailles, qui privait la Hongrie d’une partie significative de son territoire.

Mihály Károlyi démissionna immédiatement, le 19 mars 1919, et les communistes créèrent dès le lendemain une agitation dans le sens du soulèvement, aboutissant à leur répression, mais provoquant en même temps une solidarité du côté de l’aile gauche de la social-démocratie, qui demanda que le gouvernement, désormais social-démocrate uniquement, les intègre dorénavant.

Au bout de deux jours de négociation, il fut procédé à l’unification, donnant naissance au Parti Socialiste de Hongrie, le 21 mars 1919, et proclamant en même temps la formation d’une république soviétique de Hongrie.

Eugen Varga participa à cela en étant au premier plan, prenant les fonctions de commissaire au peuple des finances du gouvernement révolutionnaire, puis immédiatement de commissaire à la production, et pas moins que celui de président du Conseil économique suprême de la République soviétique hongroise.

Sa ligne avait déjà été exposée dans un article de Nepszava, le 2 mars. Le capitalisme était en train de mourir et il fallait réorganiser la production à un rythme rapide pour former des grands regroupements productifs, centraliser pour échapper à la crise productive.

S’il venait de la social-démocratie, cette ligne centraliste-volontariste correspondait à celle de ceux qui l’avaient quittée peu de temps avant dans le but de former un parti communiste autour de Béla Kun, et avec qui il était en désaccord pourtant encore une semaine auparavant, se méfiant du bolchevisme, dans un esprit proche de celui de Karl Kautsky.

La trajectoire d’Eugen Varga est ici exactement parallèle à celle d’un autre intellectuel bourgeois, Georges Lukacs, frappé par la vigueur du bolchevisme et qui prit pareillement des responsabilités importantes dans le gouvernement, dans le domaine de la culture. Eugen Varga fut d’ailleurs auparavant un visiteur irrégulier du « cercle du dimanche » lancé sur une base idéaliste par Georges Lukacs.

Tous deux, après avoir participé à la révolution hongroise qui échoua finalement en août 1919, rejoignirent par la suite l’Union Soviétique où ils servirent intellectuellement le régime, avant de se faire critiquer au point d’une mise à pied plus ou moins importante selon les moments.

Entre-temps cependant, les commissaires du peuple hongrois s’étaient réfugiés en Autriche, où le gouvernement leur avait accordé un laissez-passer. Cela signifiait toutefois une mise à l’écart, dans la prison du château de Karlstein.

Eugen Varga y passa six mois et en profita pour rédiger son appréciation critique des événements dans l’ouvrage intitulé Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat. Le titre du premier chapitre de l’ouvrage résume toute l’approche d’Eugen Varga pour les quarante prochaines années : La crise du capitalisme.

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Eugen Varga, un personnage historique

Eugen Varga est une figure importante du Mouvement Communiste International, en tant qu’économiste extrêmement actif et prolifique. Il a été l’auteur de pas moins de 65 rapports trimestriels sur la situation du capitalisme (soit environ 2 000 pages d’articles), 500 articles scientifiques et 75 ouvrages.

Il fut l’économiste de la révolution hongroise en 1918, avant de se mettre au service de l’Union Soviétique, devenant alors un économiste important en termes d’analyse du capitalisme. Après avoir été actif au début des années 1920 dans un Institut fondé à Berlin à la demande de Lénine, il mit en place et dirigea l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale, qui devint une composante de l’Académie des sciences de l’URSS.

À ce titre, il joua un rôle important également comme auteur de rapports économiques de plusieurs congrès de l’Internationale Communiste, participant également à plusieurs sessions plénières de son Comité exécutif. C’est lui qui assuma la fonction de cumuler les données pour dégager les grandes lignes de ce qui fut appelé par l’Internationale Communiste la « crise générale du capitalisme ».

Eugen Varga

Il connut une phase de critiques pour certaines de ses interprétations à partir de 1927-1928, moment où il fut considéré comme convergeant avec la droite au sein du Mouvement Communiste International. Il fit toutefois amende honorable, sa place devenant néanmoins tout à fait secondaire ; il était considéré comme un statisticien et un analyste de grande valeur, mais tendant à l’objectivisme bourgeois. Il ne joua pour cette raison pas de rôle réel dans la mise en place du principe du Front populaire, puis des démocraties populaires.

Eugen Varga appartient ainsi historiquement, au sens strict, à la vague révolutionnaire des années 1920, avec sa valeur et ses grands soucis internes. C’est d’ailleurs comme cela que, le plus souvent, cette figure historique est présentée.

Ce n’est pourtant pas tout. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, Eugen Varga commença à entrer en conflit ouvert avec les thèses dominantes en URSS ; il affirma que les guerres inter-impérialistes n’étaient plus inévitables, que désormais l’État était désormais relativement indépendant du capitalisme et en mesure d’organiser celui-ci.

Il mit tout l’institut qu’il dirigeait au service de cette vision des choses, ce qui ébranla très profondément le Parti en URSS, provoquant des troubles idéologiques pour plusieurs années.

Cet épisode, inconnu dans le Mouvement Communiste International à part très rarement pour quelques détails, est pourtant d’une importance capitale, car Eugen Varga est ni plus ni moins qu’à l’origine de la dynamique révisionniste en URSS.

Les thèses de Nikita Khrouchtchev, notamment lors du 20e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, relèvent directement de la conception d’Eugen Varga, qui fut par conséquent particulièrement valorisé pour cela.

Nikita Khrouchtchev

Ce dossier sur l’activité d’Eugen Varga pour l’Internationale Communiste et celui sur son aide à Khrouchtchev sont par conséquent d’une haute importance. La polémique lancée par Eugen Varga en 1947 est à l’origine de la mise en place du révisionnisme sous une forme organisée en URSS. C’est le véritable détonateur d’un ébranlement fondamental dans les institutions soviétiques, avec la remise en cause de l’idéologie matérialiste dialectique et de la conception léniniste telle que définies par Staline.

L’intérêt pour Eugen Varga ne s’arrête pas là. Il est en effet également à l’origine d’une conception nouvelle du capitalisme, le « capitalisme monopoliste d’État ».

Cette thèse remplaçait directement la thèse de Lénine sur l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme ; l’impérialisme se serait transformé en capitalisme monopoliste d’État ; les monopoles partiraient à l’assaut d’un État neutre par rapport aux classes et il s’agirait de faire un front anti-monopoliste pour le protéger et soi-même le conquérir.

Cette conception du capitalisme sera pas moins que celle désormais de l’URSS après Staline, alors qu’elle s’affirme désormais comme puissance social-impérialiste en quête de satellites semi-coloniaux. Elle sera partagée et développée par de nombreux pays et partis, notamment le Parti Communiste français qui en fera la clef de toute sa stratégie par l’intermédiaire de l’économiste Paul Boccara, qu’il faut définir comme le Varga français.

Le programme commun socialiste-communiste, dont l’aboutissement est l’élection de François Mitterrand comme président français en 1981, s’appuie en tant que tel du côté du Parti Communiste Français sur la thèse du capitalisme monopoliste d’État, théorisé par ailleurs dans un ouvrage en 1971.

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Le premier appel du Front de Libération Nationale, en octobre 1954

Voici le document du Comité révolutionnaire d’unité et d’action du 31 octobre 1954, annonçant la naissance du Front de Libération Nationale.

PEUPLE ALGÉRIEN, MILITANTS DE LA CAUSE NATIONALE,

  A vous qui êtes appelés à nous juger (le premier d’une façon générale, les seconds tout particulièrement), notre souci en diffusant la présente proclamation est de vous éclairer sur les raisons profondes qui nous ont poussés à agir en vous exposant notre programme, le sens de notre action, le bien-fondé de nos vues dont le but demeure l’indépendance nationale dans le cadre nord-africain.

  Notre désir aussi est de vous éviter la confusion que pourraient entretenir l’impérialisme et ses agents administratifs et autres politicailleurs véreux.

  Nous considérons avant tout qu’après des décades de lutte, le mouvement national a atteint sa phase de réalisation. En effet, le but d’un mouvement révolutionnaire étant de créer toutes les conditions d’une action libératrice, nous estimons que, sous ses aspects internes, le peuple est uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action et, sous les aspects extérieurs, le climat de détente est favorable pour le règlement  des problèmes mineurs, dont le nôtre, avec surtout l’appui diplomatique de nos frères arabo-musulmans.

  Les événements du Maroc et de Tunisie sont à ce sujet significatifs et marquent profondément le processus de la lutte de libération de l’Afrique du Nord. À noter dans ce domaine que nous avons depuis fort longtemps été les précurseurs de l’unité dans l’action, malheureusement jamais réalisée entre les trois pays.

  Aujourd’hui, les uns et les autres sont engagés résolument dans cette voie, et nous, relégués à l’arrière, nous subissons le sort de ceux qui sont dépassés. C’est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion populaire, dépassé par les événements, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme qui croit avoir remporté la plus grande victoire de sa lutte contre l’avant-garde algérienne.

L’HEURE EST GRAVE ! 

  Devant cette situation qui risque de devenir irréparable, une équipe de jeunes responsables et militants conscients, ralliant autour d’elle la majorités des éléments encore sains et décidés, a jugé le moment venu de sortir le mouvement national de l’impasse où l’ont acculé les luttes de personnes et d’influence, pour le lancer aux côtés des frères marocains et tunisiens dans la véritable lutte révolutionnaire.

  Nous tenons à cet effet à préciser que nous sommes indépendants des deux clans qui se disputent le pouvoir. Plaçant l’intérêt national au-dessus de toutes les considérations mesquines et erronées de personnes et prestige, conformément aux principes révolutionnaires, notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi et aveugle, qui s’est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifique.

  Ce sont là, nous pensons, des raisons suffisantes qui font que notre mouvement de rénovation se présente sous l’étiquette de FRONT DE LIBÉRATION NATIONALE, se dégageant ainsi de toutes les compromissions possibles et offrant la possibilité à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, de tous les partis et mouvements purement algériens, de s’intégrer dans la lutte de libération sans aucune autre considération.

  Pour préciser, nous retraçons ci-après, les grandes lignes de notre programme politique :

BUT : L’Indépendance nationale par :

La restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques.

Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions.

OBJECTIFS INTÉRIEURS:

1) Assainissement politique par la remise du mouvement national révolutionnaire dans sa véritable voie et par l’anéantissement de tous les vestiges de corruption et de réformisme, cause de notre régression actuelle.

2) Rassemblement et organisation de toutes les énergies saines du peuple algérien pour la liquidation du système colonial. 

  OBJECTIFS EXTÉRIEURS:

– Internationalisation du problème algérien.

– Réalisation de l’Unité nord-africaine dans le cadre naturel arabo-musulman.

– Dans le cadre de la charte des Nations Unies, affirmation de notre sympathie à l’égard de toutes nations qui appuieraient notre action libératrice.

  MOYENS DE LUTTE :

  Conformément aux principes révolutionnaires et comptes tenu des situations intérieure et extérieure, la continuation de la lutte par tous les moyens jusqu’à la réalisation de notre but.

  Pour parvenir à ces fins, le Front de libération  nationale aura deux tâches essentielles à mener de front et simultanément : une action intérieure tant sur le plan politique que sur le plan de l’action propre, et une action extérieure en vue de faire du problème algérien une réalité pour le monde entier avec l’appui de tous nos alliés naturels.

  C’est là une tâche écrasante qui nécessite la mobilisation de toutes les énergies et toutes les ressources nationales. Il est vrai, la lutte sera longue mais l’issue est certaine.

  En dernier lieu, afin d’éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir de paix, limiter les pertes en vies humains et les effusions de sang, nous avançons une plate-forme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu’elles subjuguent le droit de disposer d’eux-mêmes.

  La reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois faisant de l’Algérie une terre française en déni de l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple algérien.

  L’ouverture des négociations avec les porte-parole autorisés du peuple algérien sur les bases de la reconnaissance de la souveraineté algérienne, une et indivisible.

  La création d’un climat de confiance par la libération de tous les détenus politiques, la levée de toutes les mesures d’exception et l’arrêt de toute poursuite contre les forces combattantes.

  EN CONTREPARTIE :

  Les intérêts français, culturels et économiques, honnêtement acquis, seront respectés ainsi que les personnes et les familles.

  Tous les français désirant rester en Algérie auront le choix entre leur nationalité et seront de ce fait considérés comme étrangers vis-à-vis des lois en vigueur ou opteront pour la nationalité algérienne et, dans ce cas, seront considérés comme tels en droits et en devoirs.

  Les liens entre la France et l’Algérie seront définis et feront l’objet d’un accord entre les deux puissances sur la base de l’égalité et du respect de chacun.

  Algérien ! nous t’invitons à méditer notre charte ci-dessus. Ton devoir est de t’y associer pour sauver notre pays et lui rendre sa liberté ; le Front de libération nationale est ton front, sa victoire est la tienne.

  Quant à nous, résolus à poursuivre la lutte, sûrs de tes sentiments anti-impérialistes, nous donnons le meilleur de nous-mêmes à la patrie.

1er Novembre 1954

Le Secrétariat général du Front de Libération Nationale

L’Algérie post-française : la contradiction entre féodalisme et capitalisme bureaucratique

Il est significatif que la « loi fondamentale » de 1963 avait été mis en place par Ahmed Ben Bella depuis la salle de cinéma le Majestic (Atlas) dans le quartier algérien de Bab El Oued, prenant bien soin de mettre à l’écart les parlementaires.

De fait, la position tiers-mondiste d’Ahmed Ben Bella ne tenait que pour les besoins de l’affirmation du capitalisme bureaucratique algérien ; dès sa mise en place, Houari Boumédiène mena un coup d’État, le 19 juin 1965.

Il instaura une dictature ouverte, avec une constitution approuvée par exemple en 1976 à 98,5%, n’hésitant pas à faire assassiner des figures historiques du FLN, comme Mohamed Khider en 1967 en Espagne, ou encore Krim Belkacem en Allemagne en 1970, qui avait signé les accords d’Evian avec la France.

Fidel Castro et Houari Boumédiène, en 1972.

Ahmed Ben Bella restera lui-même mis à résidence jusqu’en 1980, Ferhat Abbas l’ayant été jusqu’en 1978.

L’Algérie était devenue un pays semi-colonial semi-féodal ayant totalement basculé dans le giron du social-impérialisme soviétique, avec toutefois une large influence française, justement en rapport avec l’URSS.

L’exportation des hydrocarbures était ce qui maintenait économiquement le pays, parfaitement inséré dans les rapports impérialistes internationaux ; si l’auto-suffisance alimentaire était de 70 % en 1969, elle était seulement de 30 % en 1980.

En 1975, chaque femme a en moyenne 8,1 enfants ; en 1976, le vendredi devient le jour férié, afin de se conformer à l’Islam.

On a ici une continuité de dirigeants liés à l’armée. Après Houari Boumédiène de 1965 à 1978, Rabah Bitat dirigea l’État jusqu’en 1979, Chadli Bendjedid prenant les commandes jusqu’en 1992, en tant qu’« officier le plus ancien dans le grade le plus élevé ».

L’effondrement du social-impérialisme soviétique provoqua, nécessairement, un très grave déchirement dans le capitalisme bureaucratique, alors qu’en plus, la dette extérieure était passé de 40,2 % du PIB en 1982 à 68 % en 1992.

Cela profita aux forces féodales. Celles-ci avaient commencé à développer une position antagonique dans les années 1980, renforcées par l’islamisme à l’offensive en Afghanistan, mais également en réaction à la tentative toujours plus forte du capitalisme bureaucratique de s’approprier la religion.

Ainsi, de manière dialectique, le « code du statut personnel et de la famille » du 29 mai 1984, autorisant la polygamie et accordant à la femme un rôle totalement subalterne, renforça la féodalité, donc le régime ce qui était l’objectif du capitalisme bureaucratique, mais donc en particulier le féodalisme.

Le féodalisme profite également, autre paradoxe dialectique, du fait qu’à partir de 1988 l’Algérie dépassa les 50 % de population urbanisée. Les préjugés féodaux se renforcèrent ainsi dans les villes, appuyant ainsi la féodalité.

Lorsque en octobre 1988, les manifestations de la misère de la jeunesse furent réprimées dans le sang à Alger, avec officiellement 500 morts, le capitalisme bureaucratique fut obligé d’accepter l’existence de partis politiques.

C’est alors le Front Islamique du Salut, le représentant de la féodalité, qui rafla pratiquement tous les conseils municipaux des grandes villes en 1990, puis organisa des vastes protestations contre le type de scrutin pour les législatives de 1991.

Le Front Islamique du Salut, à Alger.

Celui-ci, qui se tint en deux tours au scrutin majoritaire, vit le FIS obtenir 48 % au premier tour, le FLN 23,4 %. Le président Chadli Bendjedid, prêt au compromis, fut alors débarqué par l’armée, qui empêcha la tenue du second tour devant se tenir en janvier.

Les « Janviéristes » de l’armée prirent alors le pouvoir : le nouveau président devint Mohamed Boudiaf, qui avait quitté l’Algérie en 1964, étant  alorscondamné à mort ; symbole de la tentative d’unité des factions du capitalisme bureaucratique, il fut toutefois tué quelques mois après, dans un attentat.

Il fut remplacé par Ali Kafi jusqu’en 1994, débarqué lui-même par le Haut Comité d’État, c’est-à-dire l’armée, qui nomma à sa place le général Liamine Zéroual, figure intermédiaire entre les « réconciliateurs » et les « éradicateurs », alors que l’armée islamique du salut et le Groupe islamique armé (GIA) menaient des massacres de grande ampleur, la guerre civile quittant la vie à entre 60 et 150 000 personnes.

L’Algérie des colonels se maintint, parvenant à se tenir aux moyens des exportations de gaz et de pétrole, mais le régime était prêt à vaciller à chaque instant.

On est alors dans la fiction la plus complète : Abdelaziz Bouteflika, dernière grande figure du clan d’Oujda, fut élu président avec 73,8% des voix en 1999, avec 85% des voix en 2009, avec 81,5% des voix en 2014, date où il était tellement malade qu’il ne fut pas en mesure de prêter le serment présidentiel. Il n’était que l’homme de paille d’un régime né d’un hold-up bureaucratique et fondamentaliste se noyant dans ses propres contradictions.

L’Algérie est ainsi à la veille de soubresauts gigantesques, portant une révolution démocratique qui a été dévoyée en 1956-1962, mais dont l’exigence historique ne peut que se réaffirmer de la manière la plus nette, la plus franche. 

>Sommaire du dossier

L’Algérie post-française : un «socialisme islamique» à prétention anti-coloniale

Contrairement aux prétentions du FLN, l’indépendance ne modifia en rien la domination française, comme en témoigne l’émigration massive, vers la France, ancienne puissance coloniale.

Il y a en France 35 000 Algériens en 1921, 85 000 en 1936, 72 000 en 1940, 211 000 en 1954, 350 000 en 1962, 473 000 en 1968, 710 000 en 1975, 805 000 en 1982.

C’est une véritable hémorragie et cela tient à la nature semi-coloniale, semi-féodale de l’Algérie.

Ahmed Ben Bella, initialement, tenta de maintenir une ligne « tiers-mondiste » en s’appuyant à la fois sur l’Union Soviétique, l’Egypte, Cuba, la Yougoslavie.

Ernesto « Che » Guevara fit ainsi son dernier grand discours à Alger, le le 24 février 1964 ; Amilcar Cabral, dirigeant du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, répondit de la manière suivante à un journaliste américain lors d’une interview à Alger : 

« Prenez un stylo et prenez note : les musulmans vont en pèlerinage à la Mecque, les chrétiens au Vatican et les mouvements de libération nationale à Alger ! »

Ahmed Ben Bella, Ernesto « Che » Guevara, Fidel Castro

Ahmed Ben Bella se présenta comme le Fidel Castro de l’Afrique ; il profitait, pour cela, du soutien du grand théoricien de la « IVe Internationale » trotskyste, Michel « Pablo » Raptis, ainsi que de tout le milieu trotskyste et « anti-colonialiste » qui lui était lié, comme par exemple Yves Mathieu, un avocat français du FLN, qui deviendra le théoricien de « l’autogestion ».

Le FLN se voyait présenté comme le représentant le plus pur et le plus sincère des masses algériennes opprimées, dans le cadre d’un tiers-mondisme ayant en ligne de mire le communisme, cherchant à l’affaiblir au nom d’une urgence anti-coloniale idéalisée.

Les éditions gauchistes François Maspéro avaient ainsi publié en 1961 La révolution algérienne par les textes, consistant en des extraits compilés par André Mandouze, ce dernier étant un grand activiste catholique et par ailleurs le premier rédacteur en chef de la revue Témoignage chrétien qu’il a cofondé en 1942.

Cette convergence gauchisme – catholicisme social dans une perspective tiers-mondiste explique que les extraits parlent de « révolution démocratique », de lutte contre les « structures féodales », de « culture algérienne nouvelle », ce qui ne correspondait strictement en rien à la réalité du FLN.

C’est un exemple pertinent de comment le FLN a manié un double discours, avec tout un vocabulaire gauchiste et tiers-mondiste en direction d’une extrême-gauche anarchiste et trotskyste trop heureuse de trouver un moyen de dénoncer la « passivité » du Parti « Communiste » français révisionniste depuis 1953.

Le FLN a utilisé les forces « catholiques de gauche » et les réseaux anarchistes et trotskystes, et en échange ceux-ci profitaient d’une aura « radicale » anti-coloniale. Il y a ici un épisode historique essentiel à comprendre pour saisir le renouveau d’une scène anarchiste et trotskyste historiquement disqualifiée.

André Mandouze, dans une nouvelle préface de 1962 à sa compilation de textes de la « révolution algérienne », était ainsi élogieux pour le FLN :

« C’est le signataire de ces lignes qui paraîtra sans doute singulièrement dépassé quand on constatera qu’au seuil de ce recueil de textes (désormais) universellement connus, il se croit (encore) obligé de souligner le caractère représentatif, populaire, collégial, laïque et démocratique du F.L.N.  »Comme si cela, dira-t-on, avait jamais pu être sérieusement contesté par qui que ce soit ! » »

Et cette dimension « populaire » fictive justifiera, pour les anarchistes et les trotskystes, le soutien pratique, au FLN, avec les « porteurs de valise ».

Ces derniers récoltaient des fonds, notamment du FLN en métropole, fabriquaient des faux papiers, servaient d’intermédiaires, transportaient des armes, escortaient des personnes, etc. ; le réseau le plus connus fut organisé par Francis Jeanson, proche historiquement du théoricien d’extrême-droite spiritualiste Emmanuel Mounier, avec ensuite le soutien de Henri Curiel, un juif égyptien « anti-colonialiste ».

A ce réseau, très connu en France suite à un procès retentissant durant la guerre d’Algérie, il faut donc également ajouter les trotskystes de la quatrième Internationale, extrêmement actifs et faisant de la guerre d’Algérie un levier important pour infiltrer les étudiants liés au Parti «Communiste» français.

Toute la gauche anti-communiste fait du FLN une cause sacrée à défendre ; voici par exemple comment Daniel Guérin, partisan d’un syncrétisme anarcho-trotskyste, présentait la situation en mars 1964 :

« La révolution algérienne, depuis quelques mois, avait tendance à piétiner. Elle vient de prendre un nouveau départ. La relance cette fois n’est pas venue tant du président Ben Bella que des travailleurs eux-mêmes. Le congrès de l’autogestion industrielle, qui s’est tenu les 28, 29 et 30 mars, a remis l’autogestion sur les rails, en même temps qu’il provoquait l’éclosion d’une conscience ouvrière socialiste (…).

Le bureau politique du F.L.N. et le gouvernement avaient eu la sagesse — certains diront à tort peut-être l’habileté — de laisser les congressistes s’exprimer sans aucune restriction, tout au long des trois journées, en un mot de se « défouler » pleinement. Le résultat a été une mise en accusation extrêmement vive par les congressistes des divers aspects non socialistes ou insuffisamment socialistes, du régime, de la haute administration truffée de réactionnaires, et même du Parti, de l’U.G.T.A. et autres institutions.

Le ministre de l’Economie Boumaza et Ben Bella lui-même n’ont fait, à dessein, leur apparition que dans les dernières heures des assises, afin de n’avoir pas l’air de peser sur les débats, et ils n’ont essayé qu’assez mollement de défendre les diverses têtes de turc sur lesquelles s’était acharné le congrès (…).

L’acquis positif de ce congrès, c’est l’entrée du prolétariat dans la politique algérienne. Les travailleurs ont clairement exprimé leur volonté de participer au prochain congrès du Parti. Le délégué de la coopérative Franz-Fanon d’Alger s’est écrié : « Il faut que le congrès du Parti rassemble en son sein les meilleurs travailleurs afin de tirer les conclusions politiques nécessaires à l’industrie socialiste. » De même, après avoir constaté l’absence des ouvriers et des paysans dans l’Assemblée nationale, il a réclamé la représentation parlementaire du secteur industriel autogéré.

Chacun s’interrogeait sur l’attitude, dans le cas d’un éventuel « coup dur » du sphinx impénétrable qu’est l’armée nationale populaire, les uns croyant, les autres ne croyant pas, à sa fidélité au régime ben-belliste. Le défoulement public des travailleurs industriels, la maturité et l’audace de leur langage ont provoqué un choc psychologique qui, dans ce pays ou l’atmosphère politique change d’une heure à l’autre, a dissipé bien des nuages, assaini l’atmosphère.

On sait désormais que les travailleurs, pour défendre et élargir leurs conquêtes, sont prêts à se battre — « comme en 1954 » — ainsi que l’a dit au congrès de l’autogestion un ouvrier carrier. Le jeune et dynamique délégué des Constructions métallurgiques de Tlemcen a déclaré sans ambages : « Une autre révolution est à entamer qui concerne l’économie et la politique. La révolution socialiste commence aujourd’hui seulement! ». »

En avril 1964, Daniel Guérin maintenait encore cette fiction, contre vents et marées, alors que les faits qu’il décrit sont pourtant clairs :

« Si rien de ce qui se passe en Algérie n’est clair, le Congrès du F.L.N. a battu les records de l’équivoque. Les assises se sont déroulées à huis-clos. Dans un secret fort peu démocratique. Les masses populaires n’y étaient pas représentées, et l’on n’a point porté devant elles les débats. Les comptes rendus publiés par le quotidien officiel du F.L.N. ont été d’un mutisme déconcertant (…).

Le brillant programme d’« ouverture vers le socialisme » n’a joué, semble-t-il, dans le Congrès qu’un rôle accessoire. Son principal rédacteur, Mohamed Harbi, ne figure même pas dans le nouveau Bureau politique, composé de ministres, de militaires, de chefs de clan. Il était impossible de choisir une direction plus incapable de traduire en actes l’« option socialiste» (…).

Décevant, ce Congrès ? Oui, certes. Mais il ne ferme aucune porte. Des politiciens réticents et peu convaincus ont entériné le programme pour la seule raison qu’il avait la caution de Ben Bella. N’empêche que, désormais, ce programme engage le F.L.N.

Il est une charte dont s’empareront, pour la traduire en acte, les militants sincèrement révolutionnaires.

Autour de Mohamed Harbi et des groupes d’amis de Révolution africaine que le jeune leader de la gauche du F.L.N. se propose de créer à travers le pays, une avant-garde, composée d’intellectuels, d’étudiants, d’ouvriers de l’autogestion industrielle, est à la veille de se former.

De son côté, l’élite de l’émigration en France, actuellement en cours d’alphabétisation et de formation professionnelle, dans un environnement d’industrie moderne et d’organisation ouvrière, pourrait bien fournir, après retour au pays, les cadres nécessaires à la métamorphose du F.L.N. en un parti authentiquement socialiste. »

Daniel Guérin considérera, en janvier 1965, que :

« La jeune république démocratique et populaire continue d’être tirée à hue et à dia, d’un côté par une avant-garde ouvrière-paysanne qui prend au sérieux l’option socialiste, de l’autre par un conservatisme petit-bourgeois qui se dissimule sous le couvert de la religion. »

En réalité, là où Daniel Guérin voit deux aspects, il n’y en a qu’un : il s’agit de la formation d’un capitalisme bureaucratique. L’autogestion signifie ici seulement la formation de ce capitalisme bureaucratique, l’autogestion n’étant qu’un appât pour mobiliser les masses.

D’ailleurs, Ahmed Ben Bella expliquait ouvertement à la télévision française, en 1963, que :

« L’islam est profondément socialiste, il condamne l’usure. L’islam nous aide à pratiquer le socialisme, il n’y a aucune contradiction. »

Ahmed Bella avait tout à fait raison en ayant tort : il y aura tout d’abord un « socialisme » maquillant une dictature pro-soviétique, puis une vague islamiste prenant au pied de la lettre le discours fondamentaliste du FLN.

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Ahmed Ben Bella, le Fidel Castro algérien

Dès « l’indépendance » acquise, l’Algérie devint celle des « colonels ». C’était inévitable vue la base du FLN – le féodalisme, l’idéologie religieuse, la petite-bourgeoisie urbaine visant à devenir une force bourgeoise à part entière.

Le processus fut immédiat, avec le triomphe dès 1962 du « clan d’Oujda » sur le Gouvernement provisoire de la République algérienne issu pourtant des maquis en Algérie même.

Oujda, ville marocaine, servait de base au groupe Ahmed Ben Bella-Houari Boumédiène.

Ce dernier est un personnage-clef, qui organisa toute une section militaire chargée de prendre les commandes de l’État à partir de l’armée présente aux frontières, extrêmement bien organisée et appuyée par les déserteurs de l’armée française.

Ahmed Ben Bella et Houari Boumédiène

Les 35 000 hommes hautement organisés et bien équipés se donnaient comme objectif de prendre en main l’État, par en haut ; nul hasard que ce regroupement prit comme mode de fumer des cigares cubains, en allusion à Fidel Castro.

Ce fut ainsi Ahmed Ben Bella qui devint le premier président algérien, adopte ainsi le style « cubain » tout en se rapprochant de l’Egypte de Nasser, qui fournit par exemple des instituteurs dans son opération d’arabisation forcée, passant également par l’écrasement des forces kabyles.

Gamal Abdel Nasser et Ahmed Ben Bella

C’était là l’aboutissement inévitable de la nature du combat inité par le FLN. Il est important de voir que la guerre d’Algérie a duré plus de temps sous de Gaulle (46 mois, de juin 1958 à mars 1962) qu’auparavant (43 mois, de novembre 1954 à mai 1958). De Gaulle ne s’est pas débarrassé de l’Algérie française, il a accompagné un processus important, celui d’une pseudo indépendance algérienne.

Si le FLN a gagné, c’est que les masses arabes et kabyles étaient le véritable problème de fond de l’État français : elles exigeaient leurs droits et basculaient immanquablement du côté du FLN étant donné que personne d’autres ne leur en proposait.

Qui plus est, la répression française contre la population avait coûté la vie à pratiquement 200 000 personnes (par la suite l’État algérien gonflera les chiffres juqu’à 1,5 million de personnes tuées).

Ce caractère intenable expliquait le basculement de la population, son soutien au FLN. C’est là un aspect essentiel.

Toutefois, ce soutien n’était pas une mobilisation générale et le FLN ne concevait la guérilla que comme baroud, comme piqûres de guêpe, sans aucune stratégie de prise de pouvoir.

L’affaiblissement était inévitable et de fait, en 1962, le FLN avait perdu un peu plus de 71 000 membres dans les affrontements; il avait été terriblement affaibli par les déplacements forcés de plus de deux millions de personnes, ainsi que l’exode à travers le pays de plus d’un million de personnes.

C’est le paradoxe historique : le FLN, au moment de l’indépendance, ne comptait plus que 3400 guérilleros, 12 000 auxiliaires, avec par contre donc 35 000 hommes armés au Maroc et en Tunisie disposant d’une artillerie agressive aux frontières.

Il était évident que cette seconde force l’emporterait et la France le savait nécessairement.

Militairement, le FLN n’avait nullement gagné, il était même largement neutralisé. L’élan irrationnel permis par l’idéologie fondamentaliste avait largement mobilisé, mais pour aboutir à un échec militaire complet.

Cela, l’État français en avait totalement conscience et il savait que le nouvel Etat algérien devrait composer de manière significative avec la France et ce fut bien le cas, dès 1962.

C’était un calcul cynique, bien entendu au prix assumé de la population française restant en Algérie. Le 24 mai 1962, Charles de Gaulle put ainsi expliquer au Conseil des ministres qu’après l’auto-détermination :

« Si les gens, s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des autorités algériennes. »

Les masses de l’Algérie indépendantes elles-mêmes manifestèrent sous le mot d’ordre « Sabaâ snin barakat », « sept ans ça suffit ! », alors que le pays basculait dans la guerre civile.

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L’Algérie française : l’OAS face à l’alternative «la valise ou le cercueil»

Si les ultras de l’armée avaient été écrasés aisément en raison de leur ligne entièrement idéaliste, il restait la population française en Algérie, un million de personnes vivant alors dans la hantise de ce qui allait lui arriver.

Étant donné qu’il était évident qu’elle risquait de se faire sacrifier – ce sera l’alternative connue sous l’expression « la valise ou le cercueil » – une minorité décida d’aller à l’affrontement avec l’État.

C’était ici la convergence des ultras non liés directement à l’armée, c’est-à-dire d’un côté des partisans les plus farouches du nationalisme, des thèses d’extrême-droite, de l’autre des éléments populaires exprimant un attachement sentimental à l’Algérie considéré comme leur véritable pays.

Ceci explique le succès immense de l’Organisation armée secrète en Algérie française, fondée dans la foulée de la semaine des barricades à Alger et dirigée par le général Raoul Salan, Jean-Jacques Susini et Pierre Lagaillarde.

Elle était considérée comme le dernier rempart à la fois de l’Algérie française, mais également de la sécurité face au FLN qui, de son côté, continuait les attentats contre les civils.

L’OAS, évidemment, était incapable d’être réellement centralisée et de posséder une ligner idéologique cohérente. Elle multiplia les attentats et les meurtres, tant contre des représentants de l’État que contre la gauche en général, emportée par une logique ultra-nationaliste toujours plus sanglante.

Le décalage était alors complet avec l’interprétation qui était faite de l’OAS en Algérie d’un côté, dans la métropole de l’autre.

Voici l’exemple d’un tract syndical de février 1962 (CGT, CFTC, UNEF, SGEN, FEN, SNI) :

« TOUS EN MASSE, ce soir à 18  30, place de la Bastille »

Les assassins de l’OAS ont redoublé d’activité. Plusieurs fois dans la journée de mercredi, l’OAS a attenté à la vie de personnalités politiques, syndicales, universitaires, de la presse et des lettres.

Des blessés sont à déplorer ; l’écrivain Pozner est dans un état grave. Une fillette de 4 ans est très grièvement atteinte. Il faut en finir avec ces agissements des tueurs Fascistes. Il faut imposer leur mise hors d’état de nuire.

Les complicités et l’impunité dont ils bénéficient de la part du pouvoir, malgré les discours et déclarations officielles, encouragent les actes criminels de l’OAS.

Une fois de plus, la preuve est faite que les antifascistes ne peuvent compter que sur leurs forces, sur leur union, sur leur action. Les organisations soussignées appellent les travailleurs et tous les antifascistes de la région parisienne à proclamer leur indignation, leur volonté de faire échec au fascisme et d’imposer la paix en Algérie. »

Cette manifestation fut réprimée de manière sanglante, huit personnes mourant étouffées à la station de métro Charonne alors qu’elle cherchait à fuir la police, amenant un million de personnes à cesser le travail en région parisienne le 13 février pour marcher de la place de la République au cimetière du Père-Lachaise.

Cependant, il ne faudrait pas penser que l’OAS serait seulement critiquée par la gauche. Le régime lui-même a poursuivi implacablement l’OAS, y compris au moyen de barbouzes, de structures clandestines comme « Le Talion » pratiquant les attentats, la torture, les meurtres, parfois en liaison directe avec le FLN, comme dans la torture et le meurtre de Camille Petitjean.

L’armée dut également faire le siège du quartier populaire algérois de Bab El Oued, en mars 1962, afin de déloger l’OAS, n’hésitant pas à tirer sur un rassemblement non-armé pro-OAS lors du massacre de la rue d’Isly, faisant au moins 67 morts et 200 blessés, alors que 15 000 civils sont arrêtés par la suite.

Le massacre de la rue d’Isly.

En mai 1962, on peut considérer que l’OAS faisait un attentat tous les quart d’heure à Alger, alors qu’à un moment la ville d’Oran fut même sous son contrôle.

C’était une combinaison hors-normes d’une révolte populaire et d’une démarche ultra-nationaliste illuminée, qui allait marquer entièrement l’extrême-droite française, dont la stratégie devint alors, à partir de là, l’attente d’une nouvelle rencontre de ce type.

Les aspects démocratiques, déjà galvaudés par l’esprit colonial, affaiblis par l’existence en tant que telle d’une classe ouvrière locale (la population non française servant de main d’œuvre avec de toutes manières une production industrielle venant surtout de la métropole), disparurent entièrement avec la direction d’extrême-droite et l’OAS ne pouvait bien entendu qu’échouer.

« La valise ou le cercueil »

Aussi, à l’indépendance algérienne, plus de 800 000 personnes de nationalité française rejoignirent la métropole, alors que quelques heures avant la proclamation de l’indépendance, au moins 700 européens furent torturés et massacrés, sans que l’armée française n’agisse.

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L’Algérie française et le pseudo coup d’État du 21 avril 1961

Le plan d’intégration de l’Algérie sur le plan économique s’accompagnait du Plan Challe, du général Maurice Challe, qui prévoyait l’occupation des massifs montagneux afin de désorganiser le FLN.

Effectivement, 26 000 guérilleros du FLN furent tués, 10 800 prisonniers, mais il était évident que cela ne suffirait pas pour un écrasement définitif du FLN.

Cette impossibilité de triompher militairement et la tâche faramineuse que représentait l’effort économique d’une intégration par en haut, mettant sur un pied d’égalité Français et Algériens en général, fit que de Gaulle abandonna rapidement son projet.

A partir de septembre 1959, il considère « comme nécessaire le recours à l’autodétermination » et ce retournement provoqua une onde de choc d’une profondeur immense. Il était alors clair que le maintien de l’Algérie dans la structure politique française était intenable, à moins de réaliser cela de manière démocratique. Ce n’était pas l’option de De Gaulle, qui ne concevait que deux options : la sortie de l’Algérie ou bien l’intégration par en haut. 

Devant les difficultés de mise en oeuvre de la seconde option, la première apparaissait comme inévitable, afin justement d’empêcher l’émergence d’une question démocratique et d’une remise en cause du régime.

Le général Jacques Massu affirma alors immédiatement en réponse, en janvier 1960, dans une interview au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung :

« De Gaulle était le seul homme à notre disposition. Peut-être l’armée a-t-elle fait une erreur.»

Pour cette raison, il fut ramené en métropole, ce qui provoqua en réponse la semaine des barricades à Alger du 24 janvier au 1er février 1960.

Les masses françaises en Algérie étaient passées sous l’hégémonie des ultras nationalistes, alors que parallèlement De Gaulle essayait de provoquer une sortie où les intérêts impérialistes français se maintiendraient au moins relativement.

Il y eut de ce fait ici une importante intervention du social-impérialisme soviétique. Le 16 septembre, le FLN rejeta l’appartenance à l’OTAN, ce qui amena l’URSS à reconnaître son gouvernement provisoire le 7 octobre. Dès le lendemain, de Gaulle expliqua alors que « l’Algérie française est une illusion ».

De Gaulle organisait la sortie de l’Algérie, en plaçant la France dans une option d’ouverture relative à l’URSS et en décalage par rapport à l’OTAN, ce qui revenait à passer la population française par pertes et profits, puisqu’aucune option démocratique n’était alors plus viable.

Il s’ensuivit, le 11 décembre, de grandes manifestations arabes ont lieu dans les principales villes lorsque le 19 décembre l’ONU reconnut le droit de l’Algérie à l’auto-détermination.

A partir de mars 1960, les négociations furent annoncées et un référendum annoncé en France. Celui-ci se tient le 7 janvier 1961, avec la question suivante :

« Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant l’autodétermination des populations algériennes et l’organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? »

Le oui l’emporta avec 74,99% des voix, avec 76% comme taux de participation. ; le oui obtint également 70 % en Algérie, avec une participation de 59%.

Cette situation était bien sûr inacceptable pour les ultras, qui étaient cependant isolés désormais, de Gaulle ayant instauré un exécutif très puissant, mettant de côté les militaires et les cadres en désaccord.

Quatre généraux – Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan, André Zeller – tentèrent alors un coup d’État, le 21 avril 1961.

C’est une fuite en avant sans aucune base : seulement mille soldats, soit 0,3 % des soldats présents en Algérie, participèrent à l’opération, alors que l’État était au courant et fit arrêter directement le général Jacques Faure devant agir en métropole.

Ce fut, de fait, un moyen très efficace pour de Gaulle d’apparaître de nouveau comme le sauveur de la nation, ce qu’il fit au lendemain de la tentative de coup d’État en Algérie, prenant de nouveau les pleins pouvoirs, alors que douze vieux chars Sherman de la Seconde Guerre mondiale désarmés prennent position devant l’assemblée nationale.

Voici les propos de de Gaulle, alors qu’il s’exprima à la télévision :

« Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un pronunciamento militaire. Les coupables de l’usurpation ont exploité la passion des cadres de certaines unités spéciales, l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche européenne égarée de craintes et de mythes, l’impuissance des responsables submergés par la conjuration militaire. Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite ; il a une réalité : un groupe d’officiers partisans, ambitieux et fanatiques.

Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif, mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés au travers de leur frénésie.

Leur entreprise ne peut conduire qu’à un désastre national ; car l’immense effort de redressement de la France, entamé depuis le fond de l’abîme, le 18 juin 1940 ; mené ensuite en dépit de tout, jusqu’à ce que la victoire fût remportée, l’Indépendance assurée, la République restaurée ; repris depuis trois ans, afin de refaire l’État, de maintenir l’unité nationale, de reconstituer notre puissance, de rétablir notre rang au dehors, de poursuivre notre œuvre outre-mer à travers une nécessaire décolonisation, tout cela risque d’être rendu vain, à la veille même de la réussite, par l’odieuse et stupide aventure d’Algérie.

Voici que l’État est bafoué, la nation bravée, notre puissance dégradée, notre prestige international abaissé, notre rôle et notre place en Afrique compromis.

Et par qui ?

Hélas ! Hélas ! Hélas !

Par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être de servir et d’obéir.

Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés partout pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire.

J’interdis à tout Français, et d’abord à tout soldat, d’exécuter aucun de leurs ordres. L’argument suivant lequel il pourrait être localement nécessaire d’accepter leur commandement, sous prétexte d’obligations opérationnelles ou administratives, ne saurait tromper personne.

Les chefs, civils et militaires, qui ont le droit d’assumer les responsabilités sont ceux qui ont été nommés régulièrement pour cela et que, précisément, les insurgés empêchent de le faire.

L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la rigueur des lois.

Devant le malheur qui plane sur la Patrie et devant la menace qui pèse sur la République, ayant pris l’avis officiel du Conseil constitutionnel, du Premier ministre, du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée nationale, j’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitution.

À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les mesures qui me paraîtront exigées par les circonstances.

Par là même, je m’affirme en la légitimité française et républicaine qui m’a été conférée par la nation, que je maintiendrai quoi qu’il arrive, jusqu’au terme de mon mandat ou jusqu’à ce que viennent à me manquer soit les forces, soit la vie, et que je prendrai les moyens de faire en sorte qu’elle demeure après moi.

Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France par rapport à ce qu’elle était en train de redevenir.

Françaises, Français ! Aidez-moi ! »

C’était une véritable mise en scène, asseyant le régime, renforçant l’unité nationale au moyen des ultras, après une intense division dans le pays sur la question coloniale et celle de la torture.

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L’Algérie française, le discours de Constantine et l’intégration de l’Algérie

La réponse du FLN au coup d’État de 1958 fut simple : dès le mois d’août, il effectua des attentats en France. Cela précipitait les choses pour de Gaulle, dont la stratégie était simple : il entendait que l’Algérie serve au projet impérialiste français et pas qu’elle soit un fardeau économique et culturel.

Si de Gaulle a prononcé une formule célèbre à Alger le 4 juin 1958 (« Je vous ai compris »), reprenant textuellement le même discours le lendemain à Constantine, on peut noter qu’après le discours de Mostaganem le 6 juin, il ne prononcera plus l’expression « Algérie française ».

Il fallait selon lui forcer les choses dans un sens ou dans un autre. Pour cette raison, il mit en place un Plan de développement économique et social en Algérie, annoncé dans un discours devant la préfecture de Constantine dès le 3 octobre 1958.

C’était un ambitieux programme de début d’intégration de l’Algérie à la France, par l’affaiblissement du caractère semi-féodal du pays, au moyen du renforcement des monopoles.

En quelques années, 250 000 hectares devaient être redistribuées dans une réforme agraire, l’irrigation développée, 400 000 emplois industriels créés, tous les enfants scolarisés à partir de 1966, 10 % de la fonction publique occupée par des Français musulmans d’Algérie, les salaires et les revenus alignés sur la métropole.

Les hydrocarbures du Sahara devaient être valorisées, les investissements subventionnés à hauteur de 10 %, une zone industrielle de 1100 hectares fondée à l’est d’Alger à Rouiba-Reghaïa, une fabrique d’aluminium construite à Oran, des usines chimiques mises en place à Oran, une usine sidérurgique construite à Bône…

Voici le discours de Constantine, où on voit à quel point de Gaulle exprime une ambition gigantesque, celui de l’intégration complète de l’Algérie :

« Algériennes, Algériens, Je suis venu ici pour vous l’annoncer : C’est la transformation profonde de ce pays si courageux, si vivant, mais aussi si difficile et souffrant qu’il faut réaliser. 

Cela veut dire qu’il est nécessaire que les conditions de vie de chacune et de chacun s’améliorent de jour en jour. Cela veut dire que le travail des habitants, les ressources du sol, la valeur des élites, doivent être mis au jour et développés. Cela veut dire que les enfants doivent être instruits. 

Cela veut dire que l’Algérie toute entière doit avoir sa part de ce que la civilisation moderne peut et doit apporter aux hommes en fait de bien-être et de dignité. Mais, les plus grands projets ne valent qu’en fonction des mesures pratiques qui sont prises pour les réaliser. Voici les mesures que mon gouvernement va incessamment prescrire pour les cinq années qui viennent, en vertu des pleins pouvoirs qui viennent par la Constitution nouvelle de m’être tout justement conférés. 

Cette évolution profonde, à quoi peut-elle conduire quant au statut politique de l’Algérie ? 

Je crois tout à fait inutile de figer d’avance dans des mots, ce que de toute manière l’entreprise va peu à peu dessiner.

Mais en tout cas, deux choses sont dès à présent certaines. La première concerne le présent.

Dans deux mois, l’Algérie élira ses représentants dans les mêmes conditions que le fera la métropole. Mais, il faudra qu’au moins les deux tiers de ses représentants soient des citoyens musulmans. 

Autre chose se rapporte à l’avenir. L’avenir de l’Algérie, de toute façon, parce que c’est la nature des choses, sera bâti sur une double base, sa personnalité et sa solidarité étroite avec la métropole française. 

Alors, me tournant vers ceux qui prolongent une lutte fratricide, qui organisent en métropole de lamentables attentats, qui répandent à travers les chancelleries, les officines, les radios, les feuilles publiques de certaines capitales étrangères, les invectives qu’ils adressent à la France. Je leur dis à ceux-là : pourquoi tuer ?

Il faut faire vivre. Pourquoi détruire ? Le devoir est de construire. 

Pourquoi haïr ? Il s’agit de coopérer. Cessez ces combats absurdes, et aussitôt, on verra l’espérance refleurir partout, sur les terres de l’Algérie. On verra se vider les prisons, on verra s’ouvrir un avenir assez grand pour tout le monde, en particulier pour vous-mêmes. 

Et puis, m’adressant, m’adressant à tels Etats qui jettent ici de l’huile sur le feu, tandis que leur peuple douloureux halètent sous les dictatures, je leur déclare : Ce que la France est en mesure d’accomplir ici, ce que la France seulement est en mesure de réaliser, pouvez-vous le faire vous autres ? Non.

Alors ? Alors, laissez faire la France, à moins que vos calculs ne vous forcent à envenimer les déchirements pour donner le change sur vos propres embarras. Mais les haineuses excitations, dans l’état où est le monde, à quoi peuvent-elles conduire sinon au cataclysme universel. 

Devant la race des hommes aujourd’hui, il n’y a que deux routes : la guerre ou la fraternité. En Algérie comme partout, la France, pour sa part, a choisi la Fraternité. Vive la République, vive l’Algérie et la France ! »

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L’Algérie française, les ultras, le coup d’Etat et Charles de Gaulle

Le contexte précipita les choses, dans la mesure où les ultras du côté français considéraient qu’il suffirait de pousser le processus de répression jusqu’au bout pour avoir la victoire.

Le noyau dur de ces ultras étaient le « Groupe des Sept », avec notamment l’avocat Pierre Lagaillarde qui était président de l’Association Générale des Étudiants d’Alger, de l’agriculteur monarchiste et catholique Robert Martel surnommé « le chouan de la Mitidja », de trois poujadistes (le docteur Bernard Lefèvre, le restaurateur Roger Goutailler, le cafetier Joseph Ortiz).

L’initiative fut appuyée par le général Massu et cela aboutit au coup d’État militaire en Algérie menée par les généraux Raoul Salan, Edmond Jouhaud, Jean Gracieux, ainsi que l’amiral Auboyneau.

Fut formé un comité de salut public d’Alger appelant à la formation d’un gouvernement du même type, la figure de Charles de Gaulle étant également mise en avant, alors que l’Opération « Résurrection » instaurait un comité de salut public en Corse.

Le président René Coty appela alors Charles de Gaulle à former un gouvernement le 1er juin, et il obtint même dès le lendemain les pleins pouvoirs pour six mois.

Le coup d’État était parfait : de Gaulle fonda un nouveau régime, la cinquième république, approuvé à 80 % le 28 septembre 1958, la droite triomphant aux législatives de novembre, de Gaulle étant élu président de la république en décembre avec 77,5 % des voix, au suffrage indirect (80 000 électeurs, choisis parmi les élus).

Caricature de Jean Eiffel parue dans L’Express, septembre 1958.

C’était une formidable victoire de l’armée, aidée de la bourgeoisie financière et des monopoles.

En effet, depuis que Charles de Gaulle s’était fait mettre de côté politiquement en 1946, la France s’est caractérisée par une domination de la bourgeoisie industrielle mettant en place une logique de « démocratie chrétienne », acceptant ouvertement la présence historique de l’armée nord-américaine en France, l’intégration dans l’OTAN, le projet du traité de Rome marquant la naissance de l’Europe économique accompagnée d’une forte pénétration américaine liée au plan Marshall.

L’arrivée de de Gaulle au pouvoir en 1958 va marquer une rupture avec cette époque : la France va rompre avec l’OTAN, l’État va être centralisé, une ligne corporatiste va être mise en place ; la télévision avec l’ORTF devient une véritable agence d’information d’État, la politique artistique est totalement encadrée par le ministre d’Etat aux affaires culturelles André Malraux, etc.

Peugeot (1965) et Wendel (1967) deviennent des Sociétés anonymes, les banques lancent les SICAV afin de drainer l’épargne des particuliers, les banques se voient accorder de nouveaux droits (libre ouverture de nouveaux guichets, fin de la séparation entre banques de dépôts et banques d’affaires…).

Les principaux bénéficiaires sont aussi dans les monopoles de l’industrie : l’industrie nucléaire, les industries mécaniques, les industries électriques, l’industrie automobile, les industries aérospatiales, la construction navale.

Une convention État-sidérurgie sera signée en 1966 avec la chambre patronale de la sidérurgie, qui garantit le financement de la restructuration complète de l’industrie, avec même une délocalisation vers les zones portuaires.

La base nationale du capital français ainsi pour ainsi dire protégée, le capital financier peut se renforcer grâce à des industries « à haute plus-value », une poignée d’entreprises bénéficiant même de 67% de l’aide au développement (Thomson, C.G.E., Rhône-Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlmann, Creusot-Loire, C.E.M., Schlumberger, Air Liquide).

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L’Algérie française et les succès militaires à court terme du FLN

Même si le gouvernement Mendès-France avait procédé à la fusion des polices de métropole et d’Algérie, afin d’empêcher un processus d’autonomisation à partir des éléments ultras, l’État a historiquement été débordé par la militarisation à outrance de la guerre d’Algérie. 

Cela fut une des raisons de la mise en échec du gouvernement, et le gouvernement Mollet n’eut pas plus de succès en avril 1957 avec sa Commission permanente de sauvegarde des droits et libertés individuels.

Car, si le FLN n’a pas suivi la stratégie de la guerre populaire, ce qui signifie inéluctablement à moyen et long terme l’effondrement miitaire, sans parler du contenu idéologique et culturel, à court terme la stratégie de guérilla à outrance, appuyée par le terrorisme, était un puissant catalyseur dans un pays soumis à la domination coloniale.

Pour cette raison, l’Armée de Libération Nationale disposait au bout de trois ans d’un réseau d’environ 130 000 hommes, qui mènent des escarmouches, des attentats, évitant toute confrontation directe et se développant malgré les innombrables « opérations » de l’armée française comme par exemple « Arquebuse », « Zoulou », « Basque », « Espérance », « Poitiers », etc.

C’est ici l’aspect démocratique du FLN dans son rapport à l’histoire, qui révèle son hold-up sur les forces vives de la révolution démocratique.

La réussite de cela tient notamment au fait que le FLN était, dès le départ, une structure extrêmement bien organisée, disposant d’une idéologie parfaitement formée consistant uniquement en la lutte armée, permettant un socle organisationnel d’une grande efficacité au moyen de cadres formés intellectuellement.

C’est très exactement l’image de la guérilla des années 1960, en parallèle direct avec ce qu’a réalisé Fidel Castro à Cuba. Le FLN fut d’ailleurs rapidement appuyé par différentes forces hostiles à l’impérialisme français, comme l’URSS devenue révisionniste, et disposa à partir de 1958 d’armement semi-lourd.

Sur le plan militaire, le FLN agissait en tant qu’Armée de Libération Nationale (ALN), divisée en faoudj (groupes), ferka (sections, katiba (compagnies composées de trois ferkas chacune), failek (bataillons), avec une hiérarchie détaillée (colonels, commandants, capitaines, lieutenants, sous-lieutenants, adjudants, sergents-chefs, caporaux).

Voici les 10 commandements de l’ALN :

« Poursuivre la lutte de libération jusqu’à l’indépendance totale ;

  1. Poursuivre la destruction des forces de l’ennemi et la récupération au maximum du matériel (variante : poursuivre la destruction des forces colonialistes et augmenter au maximum la récupération du matériel) ;
  2. Développer le potentiel matériel, moral et technique des unités de l’ALN [variante : des unités de l’armée] ;
  3. Rechercher au maximum le mouvement, la dispersion avec regroupement et l’offensive [variante : rechercher au maximum les mouvements de dispersion avec regroupement de l’offensive] ;
  4. Renforcer la liaison entre les postes de commandement (P.C.) et les différentes unités ;
  5. Développer le réseau de renseignements au sein de l’ennemi et au sein de la population ;
  6. Développer le réseau d’influence du FLN. auprès du peuple afin d’en faire, un appui sûr et constant (variante : absence de mention de « auprès du peuple » et interversion des points 6 et 7) ;
  7. Renforcer la discipline dans les rangs de l’ALN [variante : dans le sens de l’Armée] ;
  8. Développer l’esprit de fraternité, de sacrifice et d’équipe parmi nos combattants ;
  9. Se conformer aux principes de l’Islam et aux lois internationales dans la destruction des forces ennemies. »

Le général Challe, un « ultra » de l’Algérie française, témoignera de la manière suivante du profil des combattants de l’ALN :

« Un homme très endurant et frugal, capable de se déplacer à une allure considérable quand il connaissait la région où il combattait.

Sa vitesse dans ses djebels [massifs montagneux] était deux à trois fois supérieure à celle de meilleurs éléments de l’armée française. Hors de son terrain de chasse, il était encore l’égal de meilleures troupes françaises.

Chez lui, dans sa zone de parcours, il était renseigné sur le déplacements de l’ennemi beaucoup plus vite. Il refusait systématiquement le combat, car ses buts étaient avant tout de peser sur la population et de durer et pour les deux raisons précédentes, vitesse plus grande et renseignement plus rapide, il était difficile de le forcer à combattre. »

Les dirigeants profitent d’une expérience militaire dans l’armée française ou bien dans d’autres pays arabes ; des centres d’instruction furent formées au Maroc et en Tunisie. Sur le plan géographique, le pays était divisé en six wilayas, elles-mêmes divisées en régions, zones et secteurs.

Dès les premiers 27 mois de guerre, le FLN revendique 37 000 soldats français tués, 11 500 blessés, 106 prisonniers, 850 traîtres exécutés, 400 déserteurs ayant rejoint ses rangs, 3500 embuscades, 200 ponts détruits, 32 000 poteaux télégraphiques sciés, 300 routes coupées, 1500 véhicules militaires détruits, 178 avions détruits au moyen de mitrailleuses lourdes.

Et, dès octobre 1956, la section militaire du FLN disposait d’un avantage majeur. A cette date en effet, les responsables civils du FLN, au nombre de cinq (Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf) prirent un avion pour aller du Maroc à la Tunisie, faisant l’erreur d’en prendre un dont l’immatriculation était française.

La direction du FLN arrêtée : Mohamed Khider, Mostefa Lacheraf,
Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf
et Ahmed Ben Bella.

L’avion fut intercepté et forcé d’atterrir à Alger, où la direction civile fut alors arrêtée, accordant un monopole complet à la branche militaire.

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L’Algérie française, la torture et la gauche anti-communiste

Face aux attentats contre des civils, l’armée a donc décidé d’employer la torture et de l’élargir toujours davantage.

L’un des supplices les plus connus est celui de la gégène, où une dynamo portative servant aux téléphones de campagne est utilisé pour alimenter un courant électrique traversant le corps de la personne torturée au moyen d’électrodes fixées aux oreilles, aux doigts, aux parties génitales. 

A cela s’ajoute le supplice de la noyade, la privation de nourriture pendant plusieurs jours, les brûlures aux cigarettes ou au chalumeau, la suspension avec des poids, etc.

Le choc de la militarisation complète de la lutte contre le FLN a été immense en France. De la même manière que les attentats anti-civils du FLN ont appuyé les courants nationalistes et fascistes français, la réponse terriblement brutale de l’armée française a provoqué un énorme courant d’opinion en opposition.

“Des faits terribles qu’il faut connaître”, L’Express, 29 décembre 1955,
au sujet d’exécutions sommaires par l’armée française.

Ces deux pôles – nationaliste français d’un côté, opposé à la torture de l’autre – ont pu tous deux profiter de la situation pour se lancer, récupérant des secteurs entiers de la population au nom d’une question « brûlante ».

Il est ainsi significatif que les archives de l’armée ne disposent que de 5000 cartons relatifs à la guerre d’Algérie. C’est moins bien sûr que la première guerre mondiale (24182 cartons) et la seconde (7804), mais même moins qu’au sujet de la guerre d’Indochine (6847 cartons). 

Il a été préféré de ne pas documenter certaines choses, la question étant douloureuse, jusqu’au sein de l’armée.

On a ainsi la figure de Jacques Pâris de Bollardière.

Celui-ci est passé par l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, la Légion étrangère, le 4e régiment étranger d’infanterie, puis à la Résistance où en tant que parachutiste il participe à une multitude de campagnes et d’opérations, devenant l’un des plus médaillés de la seconde guerre mondiale (notamment grand officier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, deux fois décoré du Distinguished Service Order britannique, Croix de de guerre belge).

Par la suite, il commande le premier régiment parachutistes d’infanterie de marine, est nommé au Centre des hautes études militaires, puis à l’École de guerre, afin de devenir le plus jeune général de brigade.

Et, lors de la guerre d’Algérie, il prend publiquement position contre la torture, résumant par la suite ainsi sa position :

« Je pense avec un respect infini à ceux de mes frères, arabes ou français, qui sont morts comme le Christ, aux mains de leurs semblables, flagellés, torturés, défigurés par le mépris des hommes. »

Jacques Pâris de Bollardière va ensuite participer au Mouvement pour une alternative non-violente, à la défense du Larzac contre l’extension du camp militaire, aux mouvements régionalistes bretons, à l’association Logement et promotion sociale.

Il se fit même arraisonner par la marine française au large de Moruroa lors d’une protestation contre les essais nucléaires.

C’est là très exactement la position « catholique sociale », si forte historiquement en France et le combat contre la torture en Algérie va galvaniser ce courant, lui permettant d’émerger véritablement comme une « seconde gauche » (par opposition au communisme).

Dans ce mouvement, on retrouve notamment l’écrivain catholique et prix Nobel de littérature François Mauriac, qui dès novembre 1954 avait lancé un appel dans la revue L’Express : « Surtout, ne pas torturer ».

On retrouve bien sûr le quotidien Le Monde, Hubert Beuve-Méry rédigeant en mars 1957 un éditorial intitulé « Sommes-nous les « vaincus de Hitler » ? », dont l’approche est très clairement paradoxale quand on connaît sa position pro-allemande durant l’Occupation.

Toute la mouvance catholique réactionnaire, liée au pétainisme en tant qu’idéologie, se précipite ici en effet dans la brèche. On retrouve ainsi aussi le philosophe catholique Gabriel Marcel, le théoricien catholique royaliste Pierre Boutang, l’intellectuel d’extrême-droite Maurice Blanchot, qui joue un rôle central dans le Manifeste des 121.

Cette « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » est en fait portée par le « Groupe de la rue Saint-Benoît », c’est—à-dire les gens fréquentant le domicile de Marguerite Duras depuis les années 1940.

Appartinrent à cette mouvance des figures de la « seconde gauche » comme Georges Bataille, Jean Genet, Maurice Merleau-Ponty, Pierre Naville, Edgar Morin, Francis Ponge, etc.

C’est cette mouvance au sens le plus large qui signa le manifeste des 121, c’est-à-dire tous les intellectuels français qui seront les grandes figures historiques du post-modernisme : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Guy Debord, Alain Robbe-Grillet, Pierre Boulez, René Dumont, François Truffaut, Théodore Monod, Daniel Guérin, Pierre Vidal-Naquet, André Breton, François Maspero, Nathalie Sarraute, Françoise Sagan, Claude Simon, Jérôme Lindon, etc.

Le Parti « Communiste » français, devenu ouvertement révisionniste en 1953, est pratiquement dépassé par la situation, même s’il parvint à reconquérir du prestige avec la publication par Henri Alleg de La question, ouvrage interdit mais se diffusant à 150 000 exemplaires, où il décrit son interrogatoire par l’armée.

Les dés étaient cependant jetés : la nouvelle gauche apparaissait alors en France, issue du catholicisme social qui avait participé à différents degrés à générer et soutenir le pétainisme.

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L’Algérie française et le terrorisme pour que la France «laisse les clefs»

Le FLN n’avait, ainsi, aucun projet de révolution agraire, aucune ambition de révolution démocratique : son seul objectif était anti-colonial, le « peuple algérien » étant un bloc sans classes.

Gilbert Meynier est un historien très connu de l’Algérie, d’esprit anti-colonial ; voici comment, dans son Histoire intérieure du FLN qui fait 800 pages, il présente la nature du programme du Front de Libération Nationale.

« Dans les textes du F.L.N., l’objectif à atteindre est la libération de la domination coloniale de la société algérienne, unanimement mobilisée à cette fin.

Le programme, si l’on peut parler de programme à propos de textes épars dont quelques uns seulement ont une cohérence démonstrative, est un « contre-programme » dont les chapitres sont autant d’articles portant destruction du système colonial.

La plate-forme de la Soummam met sur pied un Etat et non un changement social.

Sous une teinture marxisante redevable à la personnalité de l’un des principaux rédacteurs, [l’ex-député PCF, exclu pour nationalisme, Amar] Ouzegane, et destinée durablement à recouvrir des marchandises diverses, elle ne mentionne la société algérienne que sur le mode fonctionnel de différentes couches dites la composer : il n’y a ni exploiteurs ni exploités, il y a des paysans, des travailleurs, des intellectuels… sans parler des jeunes et des femmes : la moitié de la population est mise sur le même plan que diverses catégories socio-professionnelles.

Le peuple est déclaré uni dans un le combat libérateur. Mais, pour l’après, c’est le grand silence. »

Cela explique la stratégie du FLN, qui ne fut jamais une guerre populaire, mais une ligne de terrorisme cherchant l’appui du peuple.

A aucun moment, il n’y aura de mobilisation générale des masses sur le plan militaire : le FLN visera toujours la formation d’une élite militaire pratiquant le terrorisme et cherchant l’appui de la population au moyen des valeurs féodales.

Le FLN suivait, sur le plan des mœurs, une tendance fondamentaliste rigoriste, acceptant la polygamie, la répudiation, s’opposant à la définition française de « divorce » et voyant en les initiatives françaises sur ce plan une « nouvelle atteinte à l’islamisme ». L’adultère était punie de peine de mort, alors que les hommes avaient une large marge de manœuvre, allant jusqu’au viol.

La propagande du FLN désigne d’ailleurs les soldats français comme des « soldats-femmes », des « soldats parfumés » ; les femmes sont mises à l’écart, malgré tous les discours de la gauche anti-communiste française ou de Frantz Fanon : celles présentes dans le maquis sont à 42 % infirmières, 44 % cuisinières ou blanchisseuses.

Le FLN pratiquait un bureaucratie terroriste, exigeant des femmes qu’elle ne se fasse pas photographier, obligeant les hommes à ne pas porter de béret, à ne pas aller au cinéma, à ne pas se plaindre à la justice, à ne pas appeler de médecin, à ne pas payer les impôts, à ne pas envoyer les enfants à l’école.

Le non respect des consignes aboutit aisément à la mutilation, au meurtre : des hommes ont le nez coupé pour avoir fumé alors que le tabac était considéré comme étranger à l’Islam, d’autres sont tués. Des homosexuels sont assassinés.

Dans la Wilaya numéro 4, la simple lecture de documents communistes est passible de la peine de mort.

A ces milliers d’exécutions s’ajoutent les purges dans le FLN et dans sa branche armée l’Armée de Libération Nationale, faisant des milliers et des milliers de victimes. Des centaines de personnes sont massacrées dans la nuit du 13 au 14 avril 1956 dans ce qui sera qualifié « la nuit rouge de la Soummam » dans la région de Basse-Kabylie.

En 1957, 374 habitants du village de Melouza sont massacrés sous prétexte d’être proches du Mouvement national algérien concurrent ; le FLN accusera l’État français d’avoir commis cette action. Le Mouvement national algérien, la dernière tentative d’organisation de Messali Hadj, verra pratiquement 10 000 de ses partisans massacrés par le FLN.

La direction du FLN en arrive même à se questionner si l’effet le plus choquant, au sens du plus efficace dans la guerre psychologique, est l’égorgement ou la pendaison.

Chefs des wilayas, les zones militaires du FLN : Zighoud Youcef, Rouibah Hocine, Larbi Ben M’hidi et Amar Ouamrane.

Il fut aisé pour l’État français de jouer sur cet aspect. Après l’échec de l’opération française « Oiseau bleu » – un contre-maquis passant avec armes et bagage dans le FLN qui avait infiltré le recrutement – la « bleuite » fut mise en place.

Il s’agissait d’une opération d’intoxication, visant à faire croire au FLN qu’il avait été infiltré au moyen des indépendantistes présents à Alger : dans la foulée, le FLN d’une des wilayas mena une vaste campagne de torture dirigée par un ancien collaborateur de la Gestapo, Ahcène Mahiouz, accompagnée de milliers d’exécutions.

A un moment, la torture fut systématiquement menée par l’armée française, mais c’était également le cas par le FLN : pointes en bois enfoncées sous les ongles, entailles au couteau remplies de sel alors que la personne était ensuite placée au soleil, supplice de l’hélicoptère (suspension au-dessus d’un brasier avec le dos brisé par de très lourds poids), etc.

Toutes ces atrocités furent passées sous silence par la gauche anti-communiste, ou bien excusées en suivant l’approche de Frantz Fanon ; l’historien Gilbert Meynier parle ainsi pudiquement de « violence anthropologique » pour ce qui relève de la barbarie dans l’esprit féodal.

Cela explique le choix de la date de la Toussaint, de la fête des morts dans le catholicisme, pour le démarrage de l’action armée, avec 70 attentats le premier novembre 1954, quelques civils étant tués dans l’opération.

Et cela explique l’engrenage sanglant choisi par le FLN par la suite, avec du côté français la réponse militaire généralisée, basculant dans la torture.

L’armée française a, en effet, été dès le départ, au centre du maintien de l’ordre en Algérie française : dès le 26 novembre 1954, elle pratique des ratissages dans les Aurès, puis pendant les quinze premiers jours de novembres dans la région de la grande Kabylie, ainsi que dans l’Ouenza, à la frontière tunisienne.

Suivirent alors les grandes « opérations » : l’opération « Aloes » en grande Kabylie, l’opération « Véronique » dans les Aurès, l’opération « Violette » également dans les Aurès.

Des soldats français sur la ligne Morice, à Souk Ahras.

A partir de février 1955, le contingent atteignit 80 000 hommes, et en avril, l’état d’urgence fut proclamé, avec instauration de la censure préalable en Algérie.

Le contingent passa à 100 000 hommes en mai, alors qu’en arrière-plan la torture était devenue une méthode essentielle de l’armée française, avec également des exécutions sommaires. Dès décembre, le contingent consistait en 190 000 hommes.

Cette montée en puissance est à comparer à ce qui se passait en Tunisie et au Maroc, dont l’indépendance est reconnue au mois de mars 1956. La présence d’un million de Français modifiait entièrement la donne de la question coloniale.

Le processus ne pouvait, ainsi, que faire boule de neige : en mars 1956, le contingent était de 250 000 hommes, suivi en avril du quadrillage militaire d’Alger, qui comptait pratiquement 600 000 habitants.

Lorsque le FLN développa alors le terrorisme ouvert, visant de manière explicite des civils, l’engrenage fut immédiat, immédiatement appuyé par les forces coloniales les plus agressives.

Le processus est difficile à cerner dans les faits, mais très facile à comprendre en ce qui concerne la question de ligne générale.

Le FLN n’avait aucune conception idéologique ; il représentait la petite-bourgeoisie intellectuelle se plaçant dans l’orbite du féodalisme et tentant de lancer un mouvement de masses et de profiter du climat général mondial de décolonisation, afin que la France quitte l’Algérie de manière unilatérale, en « laissant les clefs ».

Sa seule orientation, c’était par conséquent la fuite en avant, d’où la grande tolérance et finalement le soutien envers la logique des massacres, y compris de civils, jusqu’aux enfants, comme lors des terribles massacres d’août 1955 dans le Constantinois.

Ce massacre fut, d’ailleurs, le vrai point de départ de la guerre d’Algérie. L’opération consista en une attaque de 36 lieux où vivait la population européenne, 123 personnes se faisant indistinctement massacrées.

Les Français présents en Algérie se sentaient quant à eux uniquement reliés à la métropole, de manière symbolique du moins ; concrètement, ils vivaient de manière entièrement séparée culturellement et idéologiquement des masses colonisées, tout en étant très éloignés dans l’esprit des mentalités dans la métropole.

Des secteurs entiers, y compris populaires, étaient donc sensibles à la logique d’un contre-terrorisme de type loyaliste, dans une démarche ouverte de rupture avec la vie politique dans la métropole. 

Il y a ici une clef essentielle, au niveau des mentalités, de ce qui se passera par la suite.

Le mouvement phare historique de ce processus sera initialement l’Organisation de la résistance de l’Algérie française (ORAF), qui mena de nombreux attentats, dont celui de la rue de Thèbes dans la Casbah d’Alger, le 10 août 1956, faisantt 16 morts et 57 blessés.

Cependant, l’ORAF ne doit pas être compris comme une organisation d’auto-défense : elle s’insère dans le départ dans des réseaux militaires et politiques. C’est pourquoi l’ORAF participa à ce qui va aboutir à la « bataille d’Alger », en janvier 1957.

A la suite des attentats contre des civils menés par le FLN, notamment le 30 septembre 1956 contre le Milk Bar et de la Cafétéria (4 morts et 52 blessé au total), le général Massu reçu les pleins pouvoirs et « nettoya » Alger au moyen de 8000 parachutistes, à quoi répondent des centaines d’attentats du FLN (pour l’anecdote, significative par ailleurs, le Milk Bar existe encore à Alger, la rue s’appelant désormais Larbi Ben M’hidi, du nom du responsable du FLN ayant lancé l’opération d’attentat contre ce bar).

Le film de Gillo Pontecorvo « La Bataille d’Alger » retrace cet épisode terrible où la torture fut généralisée, dépassant totalement la lutte contre les attentats, avec la prépondérance généralisée de la direction militaire.

La militarisation s’accompagna de la progression numérique du contingent en Algérie, qui atteignit 450 000 hommes avec, qui plus est, 210 000 algériens musulmans engagés dans l’Armée française.

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L’Algérie française et le djihad du Front de Libération Nationale

La répression sanglante de Sétif marqua la fin de toute une époque : l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj avait été incapable de promouvoir un nationalisme franc suffisamment satisfaisant pour le féodalisme, le « Manifeste » de Ferhat Abbas avait généré un positionnement ultra exprimant directement l’approche féodale, mais échouant totalement.

Le résultat fut la montée en puissance du fondamentalisme de type salafiste, avec l’association des oulémas musulmans algériens partisane d’en revenir aux théologies du 15e siècle, tout en jouant relativement sur la question nationale, comme en témoigne leur mot d’ordre :

« L’islam est notre religion, l’arabe est notre langue et l’Algérie est notre pays. »

En 1946, Messali Hadj tenta de reprendre la main avec un Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, Ferhat Abbas avec l’Union démocratique du manifeste algérien.

Toutefois, les perspectives n’existaient plus, de nombreuses fractions se formèrent, notamment une qui quitta le mouvement de Messali Hadj, surtout à partir de l’Organisation Spéciale qui était sa structure armée clandestine.

Ce processus aboutit à la naissance du Comité révolutionnaire d’unité et d’action, avec six chefs historiques : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem et Larbi Ben M’hidi.

Les six chefs du Comité révolutionnaire d’unité et d’action.
Au premier plan : Krim Belkacem et Larbi Ben M’hidi.
A l’arrière-plan : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd,
Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf.

Le seul dénominateur commun qui ressortit fut le mot d’ordre « allumer la mèche », la seule méthode la lutte armée. Mais il existait également un état d’esprit, dont l’exemple le plus parlant est que la lancement de la lutte armée vit comme date choisie la Toussaint, la fête des morts chez les catholiques.

Le choix était celui du terrorisme, de la lutte armée comme soulèvement général sans autre perspective que générer un tel climat de tension que la France serait obligée de quitter l’Algérie. Le nom choisi pour ce combat était simple : Front de Libération Nationale (FLN), lancé dans un appel dans un tract avant le lancement des actions de la Toussaint.

Il n’y avait aucune valeur idéologique à part les acquis du fondamentalisme développé jusque-là, aucune analyse de classe, aucune réflexion sur les questions kabyle et juive ; est très révélateur justement le titre choisi pour l’organe revue du mouvement : « El Moudjahid », c’est-à-dire le combattant du djihad.

On peut y lire cette conception totalement fictive, relevant du fondamentalisme :

« L’Algérie était en 1830 un État administrativement et judiciairement organisé, bien délimité, souverain, ayant une vie nationale et internationale.

Cela est si vrai que c’est avec l’autorité agissant au nom de l’intégralité du territoire algérien que la France a traité la reddition d’Alger (…).

L’Algérie indépendante jouissait d’institutions civiles et administratives régulières et d’un gouvernement central dont le despotisme était tempéré par une certaine autonomie régionale (…).

L’État national et populaire, issu de la résistance à la conquête française, devait, sous l’égide de l’Emir Abd El Kader, répondre à ces aspirations nouvelles (…).

A propos d’un prétendu antagonisme arabo-berbère (…), la fusion des deux peuples a été le résultat d’une conquête morale, d’une libre adhésion des Berbères à l’Islam et à l’Arabisme, ouvrant de larges perspectives à leurs aspirations les plus profondes. »

Le très religieux Mouloud Kacem Naït Belkacem explique ainsi qu’en 1830 l’Algérie aurait été une « superpuissance ».

Mais, cette fois, en plus de la fiction, on a la dimension tiers-mondiste, c’est-à-dire que le combat fondamentaliste est placée dans le contexte où émerge le concept de tiers-monde, de troisième monde.

C’est un dépassement « tiers-mondiste » de l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj et du « Manifeste » de Ferhat Abbas ; pour cette raison, pratiquement la moitié des articles de l’organe de presse « El Moudjahid » traitait de l’internationalisation de la question algérienne.

Les forces féodales, totalement bloquées et sans perspective, étaient récupérées par des éléments urbains : on a alors un nationalisme porté par le féodalisme, mais également par des couches urbanisées, c’est-à-dire les cadres dirigeants du FLN largement influencées par la culture française, l’arabe n’étant même pas forcément maîtrisé.

L’Algérie était présentée comme une nation s’éveillant, se « libérant » ; il n’y a pas de révolution démocratique, mais une « guerre de libération », sur un mode entièrement nouveau, notamment théorisé par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, justifiant toutes les violences comme une sorte de juste recours du colonisé.

Frantz Fanon n’est ici pas pour rien un proche d’Ali Shariati, théoricien iranien anti-occidental valorisant l’Islam et pavant la voie à la « révolution islamique » de l’imam Khomeini. Frantz Fanon lui-même, dans une lettre à Ali Sharati, affirma que : 

« L’islam a plus que toutes les autres puissances sociales et alternatives idéologiques, la capacité anticolonialiste et le caractère antioccidental ».

L’Islam ne serait qu’une forme, l’anti-colonialisme le contenu, toute la question étant une bataille contre le statut matériel et moral d’inférieur.

Frantz Fanon

Voici quelques exemples significatifs de comment, dans son ouvrage de 1959, Sociologie d’une révolution (L’an V de la révolution algérienne), publié aux éditions gauchistes Maspéro, Frantz Fanon développa une thématique nationale-révolutionnaire, présentant l’affrontement avec le colonialisme comme une question psychiatrique entre le colonisé et le colonisateur.

« La Nation algérienne n’est plus dans un ciel futur. Elle n’est plus le produit d’imaginations fumeuses et pétries de phantasmes. Elle est au centre même de l’homme nouveau algérien. Il y a une nouvelle nature de l’homme algérien, une nouvelle dimension à son existence (…).

C’est après le Congrès de la Soummam, en août 1956, que les Français prennent conscience de ce phénomène. On se souvient qu’à cette occasion, les responsables politiques et militaires de la Révolution, se réunirent dans la vallée de la Soummam, précisément dans le secteur de Amirouche, alors Commandant, pour jeter les bases doctrinales de la lutte et constituer le Conseil national de la Révolution algérienne (C.N.R.A.).

Le fait que les travaux se soient déroulés en français révélait soudain aux forces d’occupation, que la réticence générale traditionnelle de l’Algérien à utiliser le français au sein de la situation coloniale, pouvait ne plus exister, dès lors qu’une confrontation décisive jetait face à face la volonté d’indépendance nationale du peuple et la puissance dominante (…).

Le 1er novembre 1954, la Révolution repose tous les problèmes : ceux du colonialisme, mais également ceux de la société colonisée.

La société colonisée s’aperçoit que pour mener à terme l’œuvre gigantesque dans laquelle elle s’est jetée, pour vaincre le colonialisme et pour réaliser la Nation algérienne, il lui faut faire un effort immense sur elle-même, tendre toutes ses articulations, renouveler son sang et son âme.

Le peuple comprend, au cours des multiples épisodes de la guerre, que s’il veut donner vie à un nouveau monde, il lui faut créer de toutes pièces une nouvelle société algérienne (…).

En règle générale, le mariage est décidé en Algérie par les familles. Presque toujours, c’est à l’occasion du mariage que le mari voit le visage de sa femme. Les raisons sociales et économiques de cette tradition sont suffisamment connues pour que nous n’y revenions pas.

Le mariage dans les pays sous-développés n’est pas un contrat individuel, mais un contrat de clan à clan, de tribu à tribu, de famille à famille… Avec la Révolution, les choses vont insensiblement se modifier (…).

Le colonisé qui se montre réticent devant l’hospitalisation ne le fait pas à partir de valeurs homogènes telles que la peur de la ville, la peur de l’éloignement, celle de ne plus être protégé par la maison familiale, la peur que l’entourage ne raconte qu’on a envoyé le malade mourir à l’hôpital, qu’on s’est débarrassé d’un fardeau.

Le colonisé ne refuse pas seulement d’envoyer le malade à l’hôpital, mais de l’envoyer à l’hôpital des blancs, ou des étrangers, du conquérant en tout cas. Il faut, patiemment mais lucidement, analyser chacune des réactions du colonisé et chaque fois que l’on ne comprend pas, il faut se dire qu’on est au cœur d’un drame, celui de la rencontre impossible dans toute situation coloniale. »

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