Staline : Du danger de droite dans le Parti Communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S.

Discours prononcé à l’Assemblée plénière
du Comité de Moscou
et de la Commission de contrôle de Moscou du P.C.(b) de l’U.R.S.S.,
le 19 octobre 1928

Je crois, camarades, qu’il nous faut avant tout faire abstraction des menus détails, des facteurs personnels, etc., pour résoudre le problème qui nous préoccupe : la déviation de droite.

Existe-t-il dans notre Parti un danger de droite, un danger opportuniste ? Existe-t-il des conditions objectives favorisant un tel danger ? Comment combattre ce danger ? Telles sont les questions qui se posent aujourd’hui devant nous.

Or, nous ne résoudrons pas ce problème de la déviation de droite, si nous ne le dégageons de tous ces menus détails et éléments étrangers, qui s’y sont agrégés et nous empêchent de comprendre le fond de la question.

Zapolski a tort de croire que la question de la déviation de droite est une question fortuite. Il affirme que le tout ici n’est pas dans la déviation de droite, mais dans les chicanes, dans les intrigues personnelles, etc.

Admettons un instant que les chicanes et intrigues personnelles jouent ici un certain rôle, comme dans toute autre lutte. Mais vouloir tout expliquer par des chicanes et ne pas voir derrière elles le fond de la question, c’est abandonner la voie juste, la voie marxiste.

Il n’est pas possible qu’une organisation aussi importante, aussi vieille, aussi soudée que l’est incontestablement l’organisation de Moscou, ait pu être remuée de la base au sommet et mise en branle par les efforts de quelques chicaneurs ou intrigants. Non, camarades, de tels miracles n’arrivent pas dans le monde.

Sans compter qu’on ne saurait juger avec cette légèreté de la force et de la vigueur de l’organisation de Moscou. Il est évident que des causes plus profondes ont agi ici, n’ayant rien de commun ni avec la chicane, ni avec l’intrigue.

Frountov a tort également, qui, bien que reconnaissant l’existence du danger de droite, ne le croit pourtant pas digne d’être sérieusement traité par des gens sérieux et posés.

D’après lui, la question de la déviation de droite est un objet de préoccupation pour des braillards, et non pour des gens posés. Je comprends fort bien Frountov, tellement absorbé par le travail pratique quotidien, qu’il n’a pas le temps de penser aux perspectives de notre développement.

Mais cela ne veut pas encore dire que nous devions ériger en dogme de notre oeuvre constructive l’étroit praticisme d’affaires de certains militants du Parti. Le robuste sens des affaires est une bonne chose, mais s’il perd les perspectives dans le travail et ne subordonne pas ce dernier à la ligne fondamentale du Parti, il devient un défaut.

Or, il n’est pas difficile de comprendre que la question de la déviation de droite est la question de la ligne fondamentale de notre Parti, la question de savoir si la perspective de développement tracée par notre Parti à son XV° congrès, est juste ou erronée.

Ont également tort les camarades qui, dans la discussion du problème de la déviation de droite, aiguillent leur attention sur ceux qui représentent cette déviation.

Montrez-nous, disent-ils, les hommes de droite ou les conciliateurs, nommez-les, afin que nous puissions leur régler leur compte. Cette façon de poser la question n’est pas juste. Certes, les personnalités jouent un certain rôle. Mais il ne s’agit pas ici de personnalités ; il s’agit des conditions, des circonstances qui engendrent le danger de droite dans le Parti.

On peut écarter telles personnalités, mais cela ne signifie pas encore que par là même nous aurons tranché les racines du danger de droite dans notre Parti. C’est pourquoi la question des personnalités, bien que présentant un intérêt indubitable, ne résout pas le problème.

On ne peut s’empêcher d’évoquer, à ce propos, un épisode qui eut lieu à Odessa fin 1919 et début 1920. Nos troupes, après avoir chassé Denikine hors d’Ukraine, achevaient de battre les derniers débris de son armée dans la région d’Odessa. Un détachement de soldats rouges s’était mis frénétiquement à la recherche de l’Entente à Odessa, persuadés que, s’ils se saisissaient de cette Entente, la guerre serait terminée. (Rire général.)

On peut s’imaginer que les soldats de l’Armée rouge auraient pu mettre la main sur un représentant quelconque de l’Entente à Odessa. Mais il est évident que, de ce fait, la question de l’Entente n’aurait pas été résolue, car cette dernière a ses racines non à Odessa — quoique cette ville fût alors le dernier refuge de Denikine — mais dans le capitalisme mondial.

On peut en dire autant de certains de nos camarades qui, dans la question de la déviation de droite, aiguillent leur attention sur les personnes représentant la déviation de droite, oubliant les conditions qui engendrent cette déviation.

Aussi bien devons-nous ici tout d’abord éclaircir les conditions qui engendrent la déviation de droite, de même que la déviation de « gauche » (trotskiste) à l’égard de la ligne léniniste.
Dans le cadre du capitalisme, la déviation de droite dans le communisme, c’est la tendance, le penchant qu’ont une partie des communistes — penchant imprécis, il est vrai, et dont ils n’ont peut-être pas encore pris conscience, mais penchant tout de même, — à s’écarter de la ligne révolutionnaire du marxisme vers la social-démocratie.

Lorsque certains milieux communistes nient l’utilité du mot d’ordre : « Classe contre classe » dans la lutte électorale (France), ou s’affirment contre la présentation d’une liste indépendante par le Parti communiste (Angleterre), ou ne veulent pas accentuer la lutte contre la « gauche » de la social-démocratie (Allemagne), etc., etc.. cela signifie qu’à l’intérieur des partis communistes il y a des gens qui s’efforcent d’adapter le communisme au social-démocratisme.

La victoire de la déviation de droite dans les partis communistes des pays capitalistes signifierait la débâcle idéologique des partis communistes et un renforcement énorme du social-démocratisme. Or, qu’est-ce que le renforcement énorme du social-démocratisme ? C’est le renforcement et la consolidation du capitalisme, la social-démocratie étant le principal appui du capitalisme dans la classe ouvrière.

Ainsi donc, la victoire de la déviation de droite dans les partis communistes des pays capitalistes conduit à multiplier les conditions nécessaires au maintien du capitalisme.

Dans le cadre du développement soviétique, alors que le capitalisme est déjà renversé, bien que ses racines ne soient pas encore arrachées, la déviation de droite, dans le communisme, est une tendance, un penchant qu’ont une partie des communistes — penchant imprécis, il est vrai, et dont ils n’ont peut-être pas encore pris conscience, mais penchant tout de même, — à s’écarter dc la ligne générale de notre Parti vers l’idéologie bourgeoise.

Lorsque certains de nos milieux communistes tentent de tirer notre Parti en arrière par rapport aux résolutions du XV° congrès, en niant la nécessité d’une offensive contre les éléments capitalistes de la campagne ;

ou qu’ils exigent la réduction de notre industrie, estimant que le rythme actuel de son développement rapide est néfaste pour le pays ; ou qu’ils nient l’utilité des affectations de fonds aux kolkhoz et aux sovkhoz, estimant que c’est de l’argent jeté par la fenêtre ;

ou qu’ils nient l’utilité de la lutte contre le bureaucratisme sur la base de l’autocritique, croyant que l’autocritique ébranle notre appareil ; ou qu’ils exigent le relâchement du monopole du commerce extérieur, etc., etc., cela veut dire qu’il y a dans les rangs de notre Parti des gens qui tentent, peut-être sans s’en rendre compte eux-mêmes, d’adapter l’oeuvre de notre construction socialiste aux goûts et aux besoins de la bourgeoisie « soviétique ».

La victoire de la déviation de droite dans notre Parti signifierait un renforcement énorme des éléments capitalistes dans notre pays. Or, que signifierait le renforcement des éléments capitalistes dans notre pays ? Cela signifierait l’affaiblissement de la dictature du prolétariat et l’accroissement des chances de restauration du capitalisme.

Ainsi donc, la victoire de la déviation de droite dans notre Parti signifierait l’accroissement des conditions nécessaires à la restauration du capitalisme dans notre pays.

Existe-t-il chez nous, dans notre pays des Soviets, des conditions rendant possible la restauration du capitalisme ?

Oui, elles existent.

Cela vous paraîtra peut-être étrange, mais c’est un fait, camarades. Nous avons renversé le capitalisme, instauré la dictature du prolétariat et nous développons, à un rythme renforcé, notre industrie socialiste, en soudant avec elle notre économie paysanne.

Mais nous n’avons pas encore arraché les racines du capitalisme.

Où donc résident-elles ? Elles résident dans la production marchande, dans la petite production de la ville et surtout de la campagne.

La force du capitalisme, comme dit Lénine, réside « dans la force de la petite production, car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande quantité de petite production ; or, la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoise constamment, chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions ». (La Maladie infantile, t. XXV, p. 173.)

Il est clair que, pour autant que la petite production revêt chez nous un caractère de masse, voire prépondérant, et pour autant qu’elle engendre le capitalisme et la bourgeoisie, surtout dans les conditions de la Nep, constamment et dans de vastes proportions, il existe chez nous des conditions rendant possible la restauration du capitalisme.

Est-ce que chez nous, dans le pays des Soviets, existent les moyens et forces nécessaires pour détruire, pour liquider les possibilités de restauration du capitalisme ?

Oui, ils existent.

C’est précisément ce qui fait la justesse de la thèse de Lénine sur la possibilité de construire en U.R.S.S. une société socialiste intégrale.

Pour cela, il est nécessaire de consolider la dictature prolétarienne, de renforcer l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, de développer nos postes de commande sous l’angle de l’industrialisation du pays, d’assurer un rythme rapide de développement de l’industrie, d’électrifier le pays, de faire passer toute l’économie nationale sur une nouvelle base technique, de grouper dans les coopératives les masses paysannes et d’augmenter le rendement de leur économie, de réunir graduellement les exploitations paysannes individuelles en exploitations communes, collectives, de développer les sovkhoz, de limiter et de vaincre les éléments capitalistes de la ville et de la campagne, etc., etc.

Voici ce que dit Lénine à ce sujet :

Tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, il existe en Russie, pour le capitalisme, une base économique plus solide que pour le communisme. Il faut bien retenir cela.

Tous ceux qui ont observé attentivement la vie rurale en la comparant à la vie urbaine, savent que nous n’avons pas arraché les racines du capitalisme, ni sapé les fondements, la base de l’ennemi intérieur.

Ce dernier se maintient sur les petites exploitations, et pour en venir à bout il n’est qu’un moyen : faire passer l’économie du pays, y compris l’agriculture, sur une nouvelle base technique, sur la base technique de la grande production moderne. Seule l’électricité constitue une telle base. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays. Autrement le pays demeurera un pays de petits paysans, et il faut que nous nous en rendions nettement compte.

Nous sommes plus faibles que le capitalisme, non seulement à l’échelle mondiale, mais aussi à l’intérieur du pays. Tout le monde le sait. Nous nous en sommes rendu compte et nous ferons en sorte que la base économique de petite production agricole devienne une base économique de grande industrie.

C’est lorsque le pays sera électrifié, lorsque nous aurons donné à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne, c’est alors seulement que notre victoire sera définitive. (Rapport sur l’activité du Conseil des commissaires du peuple au VIII° congrès des Soviets de la R.S.F.S.R., t. XXVI, pp. 46.47.)

Il en résulte, en premier lieu, que tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, tant que nous n’avons pas encore extirpé les racines du capitalisme, il existe pour ce dernier une base économique plus solide que pour le communisme.

Il arrive qu’on abatte un arbre, mais qu’on n’en extirpe pas les racines, les forces ayant manqué. D’où la possibilité de restauration du capitalisme dans notre pays.

Il en résulte, en deuxième lieu, que, outre le possibilité de restauration du capitalisme, nous avons encore la possibilité de la victoire du socialisme, puisque nous pouvons détruire la possibilité de restauration capitaliste, nous pouvons extirper les racines du capitalisme et remporter sur celui-ci une victoire définitive dans notre pays, si nous y intensifions le travail d’électrification ; si nous donnons à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne.

D’où la possibilité de la victoire du socialisme dans notre pays.

Il en résulte enfin que l’on ne peut édifier le socialisme dans l’industrie seule et abandonner l’agriculture au gré d’un développement spontané, en partant de ce point de vue que la campagne « suivra d’elle-même » la ville.

L’existence d’une industrie socialiste à la ville constitue le facteur fondamental de la transformation socialiste de la campagne. Mais cela ne signifie pas encore que ce facteur soit absolument suffisant. Pour que la ville socialiste puisse sans réserve entraîner derrière elle la campagne paysanne, il est indispensable, comme dit Lénine, de « faire passer l’économie du pays, y compris l’agriculture (Souligné par moi. J. Staline.), sur une nouvelle base technique, sur la base technique de la grande production moderne ».

Cette citation de Lénine ne contredit-elle pas une autre citation de ses oeuvres, où il est dit que « la Nep nous assure pleinement la possibilité (Souligné par moi. J. Staline.) de construire les fondations de l’économie socialiste » ?

Non, elle ne la contredit pas. Au contraire, ces deux citations s’accordent parfaitement. Lénine ne dit point que la Nep nous donne un socialisme tout prêt. Lénine dit seulement que la Nep nous assure la possibilité de construire les fondations de l’économie socialiste.

Entre la possibilité de construire le socialisme et sa construction réelle, la différence est grande. On ne doit pas confondre la possibilité avec la réalité.

C’est précisément pour transformer cette possibilité en réalité que Lénine propose d’électrifier le pays et de donner à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne, comme condition nécessaire à la victoire définitive du socialisme dans notre pays.

Mais cette condition de la construction du socialisme, il n’est pas possible de la remplir en un ou deux ans. Il est impossible en un ou deux ans d’industrialiser le pays, de construire une industrie puissante, de grouper dans les coopératives les millions de paysans, d’assigner à l’agriculture une nouvelle base technique, de réunir les exploitations paysannes individuelles en de grandes collectivités, de développer les sovkhoz, de limiter et de vaincre les éléments capitalistes de la ville et des campagnes. Pour cela il faut à la dictature du prolétariat des années et des années de construction intensive.

Et tant que cela n’est pas fait, — cela ne se fait pas d’un seul coup, — nous demeurons un pays de petits paysans où la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie, constamment et dans de vastes proportions, et où le danger de restauration du capitalisme subsiste.

Et comme le prolétariat de chez nous n’habite pas des régions éthérées, mais le monde le plus réel avec toute sa diversité, les éléments bourgeois surgissant sur la base de la petite production, « entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite-bourgeoise, ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives de défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme, passage de l’enthousiasme à l’abattement » (Lénine : La Maladie infantile, t. XXV, p. 189), et apportent ainsi dans le prolétariat et dans son Parti certains flottements, certaines hésitations.

Telles sont la racine et la base de tous les flottements et déviations à l’égard de la ligne léniniste dans les rangs de notre Parti.

Voilà pourquoi la question de la déviation de droite ou de « gauche », dans notre Parti, ne saurait être considérée comme une question futile.

En quoi consiste le danger de la déviation de droite, franchement opportuniste, dans notre Parti ? En ce qu’elle sous-estime la force de nos ennemis, la force du capitalisme.

En ce qu’elle ne voit pas le danger de restauration du capitalisme, ne comprend pas le mécanisme de la lutte de classes dans les conditions de la dictature du prolétariat et, de ce fait, consent si facilement des concessions au capitalisme, en réclamant le ralentissement du rythme de développement de notre industrie, en réclamant des facilités pour les éléments capitalistes de la campagne et de la ville, en exigeant qu’on mette à l’arrière-plan la question des kolkhoz et des sovkhoz, en réclamant le relâchement du monopole du commerce extérieur, etc., etc.

Il est certain que la victoire de la déviation de droite dans notre Parti donnerait libre cours aux forces du capitalisme, minerait les positions révolutionnaires du prolétariat et augmenterait les chances de restauration du capitalisme dans notre pays.

En quoi consiste le danger de la déviation de « gauche » (trotskiste) dans notre Parti ?

En ce qu’elle surestime la force de nos ennemis, la force du capitalisme, en ce qu’elle ne voit que la possibilité de restauration, du capitalisme, mais ne voit pas la possibilité de construire le socialisme par les seules forces de notre pays, tombe dans le désespoir et est obligée de se consoler par des bavardages sur les tendances thermidoriennes de notre Parti.

Des paroles de Lénine disant que « tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, il existe en Russie, pour le capitalisme, une base économique plus solide que pour le communisme », — de ces paroles de Lénine la déviation de « gauche » tire cette fausse conclusion qu’il est impossible, en général, de construire le socialisme en U.R.S.S., qu’on n’arrivera à rien avec la paysannerie, que l’idée d’une alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie a fait son temps ;

que si l’aide de la révolution victorieuse en Occident n’arrive pas à temps, la dictature du prolétariat en U.R.S.S. devra tomber ou dégénérer ; que si l’on n’adopte pas un plan fantastique de superindustrialisation, devant être réalisé même au prix d’une rupture avec la paysannerie, il faut considérer la cause du socialisme en U.R.S.S. comme perdue.

De là l’esprit d’aventure dans la politique de la déviation de « gauche ».

De là les bonds « surhumains » en politique.

Il est certain que la victoire de la déviation de « gauche », dans notre Parti, aboutirait à détacher la classe ouvrière de sa base paysanne, à détacher l’avant-garde de la classe ouvrière du reste de la masse des ouvriers ; elle aboutirait par conséquent à la défaite du prolétariat et à la création de conditions facilitant la restauration du capitalisme.

Ainsi, vous le voyez, ces deux dangers, celui de « gauche » comme celui de droite, ces deux déviations à l’égard de la ligne léniniste, la droite comme la « gauche », aboutissent, bien que par des voies différentes, à un seul et même résultat.

Lequel de ces deux dangers est le pire ? Je crois que tous les deux sont pires.

La différence entre ces deux déviations, du point de vue de la lutte efficace contre elles, consiste en ce que le danger de la déviation de « gauche » apparaît en ce moment au Parti avec plus de netteté que celui de la déviation de droite.

Le fait qu’une lutte intense contre la déviation de « gauche », se déroule chez nous, depuis plusieurs années déjà, ce fait ne pouvait évidemment pas rester sans lendemain pour le Parti. Il est évident que pendant la années de lutte contre la déviation de « gauche », trotskiste, le Parti a beaucoup appris, et il n’est plus facile de le tromper par des phrases de « gauche ».

Quant au danger de droite, qui existait auparavant déjà et qui, aujourd’hui, ressort avec plus de relief, par suite du renforcement de l’élément petit-bourgeois en raison de la crise de l’an dernier dans le stockage du blé, je pense qu’il n’apparaît pas aussi clairement pour certains milieux de notre Parti.

C’est pourquoi la tâche est d’accentuer la lutte contre la déviation de droite, sans affaiblir d’un iota notre lutte contre le danger de « gauche », trotskiste, et de prendre toutes les mesures afin que le danger de la déviation de droite devienne pour le Parti aussi évident que l’est, pour lui, le danger trotskiste.

La question de la déviation de droite ne se poserait peut-être pas chez nous avec autant d’acuité qu’elle se pose aujourd’hui, si elle n’était liée à la question des difficultés de notre développement.

Mais c’est que justement l’existence de la déviation de droite complique les difficultés de notre développement et freine les efforts pour les surmonter.

Et précisément parce que le danger de droite rend plus difficile la lutte pour surmonter les difficultés, précisément pour cette raison, surmonter le danger de droite devient pour nous une tâche d’une importance toute particulière.

Deux mots sur la nature de nos difficultés. Il faut tenir compte que nos difficultés ne peuvent nullement être considérées comme des difficultés de stagnation ou de déclin. Il est des difficultés qui surviennent en période de déclin ou de stagnation économique ; dès lors les gens s’efforcent de rendre la stagnation, moins douloureuse, ou le déclin économique moins profond.

Nos difficultés n’ont rien de commun avec les difficultés de ce genre. Le trait caractéristique de nos difficultés, c’est qu’elles sont des difficultés d’essor, des difficultés de croissance.

Quand on parle chez nous de difficultés, il est ordinairement question, de déterminer le pourcentage du relèvement de l’industrie, le pourcentage de l’extension des surfaces ensemencées ; de combien de pouds on relèvera le rendement du sol, etc., etc. Et précisément parce que nos difficultés sont des difficultés d’essor, et non de déclin ou de stagnation, précisément pour cette raison elles ne sauraient représenter pour le Parti rien de particulièrement dangereux.

Mais les difficultés sont tout de même des difficultés.

Et comme pour surmonter les difficultés il faut tendre toutes ses forces, faire preuve de fermeté et de cran, ce dont certains manquent, peut-être parce qu’on est las et surmené, ou peut-être parce qu’on préfère vivre plus tranquille, sans luttes ni tribulations, — c’est alors précisément que commencent les flottements et les hésitations, les revirements vers la ligne du moindre effort, les propos tenus sur le ralentissement du rythme du développement industriel, sur les facilités à accorder aux éléments capitalistes, sur la négation de l’utilité des kolkhoz et des sovkhoz et, en général, de tout ce qui sort du cadre habituel et calme du travail quotidien.

Mais nous ne pouvons avancer sans surmonter les difficultés qui se trouvent devant nous.

Or, pour les surmonter, il faut d’abord vaincre le danger de droite ; il faut d’abord surmonter la déviation de droite, qui freine la lutte contre les difficultés et tend à affaiblir la volonté de notre Parti dans cette lutte contre les difficultés.

Evidemment, il s’agit d’une lutte réelle contre la déviation de droite, et non d’une lutte fictive et verbale.

Il est des gens dans notre Parti qui veulent bien, par acquit de conscience, proclamer la lutte contre le danger de droite, tout comme les popes qui chantent parfois « alléluia, alléluia » ; mais ils ne prennent aucune, absolument aucune mesure pratique pour organiser dûment la lutte contre la déviation de droite et la surmonter en fait.

Ce courant porte chez nous le nom de courant de conciliation à l’égard de la déviation de droite franchement opportuniste. Il n’est pas difficile de comprendre que la lutte contre un pareil esprit de conciliation est partie intégrante de la lutte d’ensemble contre la déviation de droite, contre le danger de droite. Car il est impossible de surmonter la déviation de droite, la déviation opportuniste. sans mener une lutte systématique contre l’esprit de conciliation qui abrite sous son aile les opportunistes.

La question des fauteurs de la déviation de droite présente un intérêt incontestable, encore qu’elle ne tranche pas le problème.

Nous avons eu l’occasion de nous heurter aux fauteurs de la déviation de droite dans les organisations de base de notre Parti, au moment de la crise du stockage du blé, l’année dernière, lorsque bon nombre de communistes, dans les cantons et les villages, s’affirmèrent contre la politique du Parti, en s’orientant vers l’alliance avec les éléments koulaks.

Vous savez que ces éléments ont été exclus de notre Parti, au printemps dernier, ce qui a été spécialement mentionné dans le document que l’on sait de notre Comité central, daté de février de cette année.

Mais il serait faux de dire qu’il ne reste plus de ces éléments dans notre Parti.

Si l’on monte plus haut vers les organisations communistes de district et de province, et si l’on a soin de bien scruter l’appareil d’Etat et coopératif, on pourrait y trouver sans peine des fauteurs de la déviation de droite et de l’esprit de conciliation à son égard.

On connaît des « lettres », des « déclarations » et autres documents rédigés par certains militants de notre appareil du Parti et de l’appareil d’Etat, dans lesquels la tendance vers la déviation de droite est apparue de toute évidence. Vous savez que ces lettres et ces documents sont mentionnés dans le compte rendu sténographique de l’Assemblée plénière de juillet du Comité central.

Si l’on monte encore plus haut et que l’on pose la question relative aux membres du Comité central, il faut avouer que là aussi, au sein du Comité central, il y a certains éléments — tout à fait insignifiants, il est vrai, — d’attitude conciliatrice à l’égard du danger de droite. Le compte rendu sténographique de l’Assemblée plénière de juillet du Comité central en est une preuve directe.

Et au Bureau politique ?

Y a-t-il des déviations au sein du Bureau politique ? Il n’y a dans notre Bureau politique, ni droites, ni « gauches », ni conciliateurs à leur égard. Il faut le dire ici de la façon la plus catégorique.

Il est temps de laisser là les racontars que colportent les ennemis du Parti et les oppositionnels de tout genre sur l’existence d’une déviation de droite ou d’une attitude de conciliation à son égard, au sein du Bureau politique de notre Comité central.

Y a-t-il eu des flottements et des hésitations au sein de l’organisation de Moscou ou à son sommet, au Comité de Moscou ?

Oui.

Il serait absurde d’affirmer maintenant qu’il n’y a pas eu de flottements, d’hésitations. Le discours plein de franchise de Penkov en est la preuve directe. Penkov n’est pas n’importe qui dans l’organisation de Moscou et dans son Comité.

Vous l’avez entendu avouer franc et net ses erreurs sur toute une série de questions très importantes de la politique de notre Parti.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que le Comité de Moscou dans son ensemble ait été sujet à des hésitations. Evidemment non.

Un document tel que le message adressé en ce mois d’octobre par le Comité de Moscou aux membres de l’organisation de cette ville, montre avec évidence que le Comité de Moscou a su triompher des hésitations de certains de ses membres. Je ne doute pas que le noyau dirigeant du Comité de Moscou réussisse à redresser définitivement la situation.
Certains camarades sont mécontents de ce que les organisations de rayon soient intervenues dans cette affaire et qu’elles aient posé la question du redressement des erreurs et des hésitations de tels ou tels dirigeants de l’organisation de Moscou.

Je ne sais comment on peut justifier ce mécontentement. Quel mal peut-il y avoir à ce que les militants actifs des rayons de l’organisation de Moscou aient élevé la voix pour réclamer le redressement des erreurs et des hésitations ?

Notre activité ne se poursuit-elle pas sous le signe de l’autocritique d’en bas ? N’est-ce pas un fait que l’autocritique stimule l’activité des communistes et en général des prolétaires de la base ? Quel mal ou quel danger peut-il y avoir à ce que les militants actifs des organisations de rayon se soient montrés à la hauteur de la situation ?

Le Comité central a-t-il eu raison d’intervenir dans cette affaire ? Je pense que oui. Berzine estime que le Comité central agit avec trop de rigueur, en proposant la destitution d’un dirigeant de comité de rayon, contre lequel s’est dressée l’organisation de son rayon.

C’est tout à fait faux. Je pourrais rappeler à Berzine certains épisodes de 1919 ou de 1920, où certains membres du Comité central ayant commis certaines fautes — pas très graves, je pense, — à l’égard de la ligne du Parti, se virent infliger sur la proposition de Lénine une punition exemplaire : l’un d’eux fut envoyé au Turkestan, un autre faillit payer sa faute de son exclusion du Comité central.

Lénine avait-il raison d’agir ainsi ? Je pense qu’il avait parfaitement raison.

A cette époque, la situation du Comité central n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. La moitié du Comité central suivait alors Trotski, et la situation au sein même du Comité central manquait de stabilité. Aujourd’hui, le Comité central agit avec infiniment plus de douceur.

Pourquoi ? Peut-être voulons-nous montrer plus de bonté que Lénine ?

Non, il ne s’agit pas de cela. La vérité, c’est que la situation du Comité central est aujourd’hui plus stable qu’à cette époque, et que le Comité central peut agir maintenant avec plus de douceur.

Sakharov a tort lui aussi, lorsqu’il prétend que l’intervention du Comité central a été tardive. Il a tort, parce qu’il ignore apparemment que l’intervention du Comité central a commencé, à proprement parler, dès février dernier.

Sakharov peut s’en convaincre, s’il en a le désir. Il est vrai que l’intervention du Comité central n’a pas donné de résultats positifs tout de suite. Mais il serait étrange d’en accuser le Comité central.

Conclusions :

1) le danger de la déviation de droite est un grave danger dans notre Parti, car cette déviation a ses racines dans la situation sociale et économique de notre pays ;

2) le danger de la déviation de droite s’aggrave par la présence de difficultés qu’il est impossible de surmonter sans surmonter la déviation de droite et l’esprit de conciliation à son égard ;

3) dans l’organisation de Moscou, il y a eu des flottements et des hésitations, il y a eu des éléments d’instabilité ;

4) le noyau du Comité de Moscou, aidé du Comité central et des militants actifs des organisations de rayon, a pris toutes les mesures nécessaires pour que ces hésitations fussent liquidées ;

5) il ne peut faire de doute que le Comité de Moscou ne réussisse à surmonter les erreurs qui s’étaient révélées auparavant ;

6) la tâche consiste à liquider la lutte intérieure, à resserrer l’unité de l’organisation de Moscou et à mener à bien les nouvelles élections des cellules, sur la base de l’autocritique la plus large. (Applaudissements.)

=>Oeuvres de Staline

Staline : Discours prononcé le 28 janvier 1924 suite au décès de Lénine

DISCOURS PRONONCÉ A LA SOIRÉE
ORGANISÉE PAR LES ÉLÈVES DE L’ÉCOLE MILITAIRE DU KREMLIN,
LE 28 JANVIER 1924

Camarades, on m’a dit que vous organisiez ici une soirée consacrée à la mémoire de Lénine, et que j’étais un des rapporteurs invités à cette soirée. Point n’est besoin, j’estime, de vous présenter un rapport suivi sur l’activité de Lénine.

Je pense qu’il vaudrait mieux me borner à vous communiquer une série de faits destinés à faire ressortir certains traits particuliers à Lénine, comme homme et militant. Il n’y aura peut-être pas de liaison interne entre ces faits, mais cela ne peut avoir une importance décisive pour qui voudra se faire de Lénine une idée d’ensemble. En tout cas, il ne m’est pas possible, pour l’instant, de vous en dire plus long que ce que je viens de promettre.

L’AIGLE DES MONTAGNES

Je fis la connaissance de Lénine en 1903. Ce fut, il est vrai, sans le voir, par correspondance. Mais j’en gardai une impression ineffaçable, qui ne m’a jamais quitté pendant toute la durée de mon travail dans le Parti. J’étais alors en exil, en Sibérie. L’activité révolutionnaire de Lénine à la fin des années 90 et notamment après 1901, après la parution de l’Iskra m’avait amené à cette conviction que nous avions en Lénine un homme extraordinaire.

Il n’était point alors, à mes yeux, un simple dirigeant du Parti ; il en était le véritable créateur qui, seul, comprenait la nature intime et les besoins pressants de notre Parti.

Lorsque je le comparais aux autres dirigeants de notre Parti, il me semblait toujours que les compagnons de lutte de Lénine — Plékhanov, Martov, Axelrod et les autres — étaient moins grands que lui d’une tête ; que Lénine, comparé à eux, n’était pas simplement un des dirigeants, mais un dirigeant de type supérieur, un aigle des montagnes, sans peur dans la lutte et menant hardiment le Parti en avant, dans les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe.

Cette impression s’était si profondément ancrée dans mon âme que j’éprouvai le besoin d’écrire à ce sujet à un proche ami, alors dans l’émigration, pour lui demander son opinion.

A quelque temps de là, déjà déporté en Sibérie, — c’était à la fin de 1903, — je reçus de mon ami une réponse enthousiaste, ainsi qu’une lettre simple mais riche de contenu, de Lénine, auquel mon ami, comme je le sus plus tard, avait montré ma lettre.

La lettre de Lénine était relativement courte, mais elle contenait une critique hardie, intrépide de l’activité pratique de notre Parti, ainsi qu’un exposé remarquablement clair et concis du plan de travail du Parti pour la période à venir. Lénine seul savait traiter des choses les plus embrouillées avec tant de simplicité et de clarté, de concision et de hardiesse, quand chaque phrase ne parle pas, mais fait feu.

Cette petite lettre simple et hardie affermit ma foi en ce sens que notre Parti possédait en Lénine un aigle des montagnes. Je ne puis me pardonner d’avoir brûlé cette lettre de Lénine, ainsi que beaucoup d’autres, par habitude de vieux militant clandestin.

C’est de ce moment que datent mes relations avec Lénine.

LA MODESTIE

Je rencontrai pour la première fois Lénine en décembre 1905, à la conférence bolchevique de Tammerfors (Finlande). Je m’attendais à voir l’aigle des montagnes de notre Parti, le grand homme, grand non seulement au point de vue politique, mais aussi, si vous voulez, au point de vue physique ; car dans mon imagination Lénine m’apparaissait comme un géant à belle stature, l’air imposant. Quelle ne fut pas ma déception quand j’aperçus un homme des plus ordinaires, d’une taille au-dessous de la moyenne, ne différant en rien, mais absolument en rien, d’un simple mortel…

L’usage veut qu’un « grand homme » arrive habituellement en retard aux réunions, afin que les membres de l’assemblée attendent sa venue, le souffle en suspens. Et puis les assistants avertissent de l’arrivée d’un grand homme par des « chut… silence … le voilà ! »

Ce cérémonial ne me semblait pas superflu, car il en imposait, il inspirait le respect. Quelle ne fut pas ma déception quand j’appris que Lénine s’était présenté à la réunion avant les délégués et que, dans un angle de la salle, il poursuivait le plus simplement du monde une conversation des plus ordinaires avec les plus ordinaires délégués de la conférence. Je ne vous cacherai pas que cela me parut à l’époque comme une certaine violation de certaines règles établies.

Plus tard seulement je compris que cette simplicité et cette modestie de Lénine, ce désir de passer inaperçu ou tout au moins de ne pas se faire trop remarquer, de ne pas se prévaloir de sa haute position — que ce trait constitua un des côtés les plus forts de Lénine, nouveau chef des nouvelles masses, — masses simples et ordinaires qui forment les « basses couches » les plus profondes de l’humanité.

PUISSANCE DE LOGIQUE

Lénine prononça à cette conférence deux discours remarquables : sur la situation politique et sur la question agraire. Malheureusement ils n’ont pas été retrouvés.

Discours de haute inspiration qui déchaînèrent l’enthousiasme de la conférence.

Force de conviction extraordinaire, simplicité et clarté dans l’argumentation, phrases brèves à portée de tout le monde, absence de pose, absence de gestes vertigineux et de phrases à effet visant à faire impression : tout cela distinguait avantageusement les discours de Lénine de ceux des orateurs « parlementaires » habituels.

Mais ce qui me captiva alors, ce ne fut point ce côté de ses discours ; c’était la force irrésistible de la logique de Lénine, logique un peu sèche, mais qui, en revanche, s’empare à fond de l’auditoire, l’électrise peu à peu et puis ensuite le rend prisonnier, comme on dit, sans recours.

Je me souviens que beaucoup de délégués disaient alors : « La logique des discours de Lénine, c’est comme des tentacules tout-puissants qui vous enserrent de tous côtés dans un étau dont il est impossible de briser l’étreinte : il faut ou se rendre ou se résoudre à un échec complet. »

Cette particularité des discours de Lénine est, je pense, le côté le plus fort de son talent d’orateur.

SANS PLEURNICHERIE

Je rencontrai Lénine pour la deuxième fois en 1906, à Stockholm, au congrès de notre Parti. On sait qu’à ce congrès les bolcheviks restèrent en minorité, qu’ils essuyèrent une délaite. Je voyais pour la première fois Lénine dans le rôle de vaincu. Il ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs qui, après une défaite, se lamentent et se découragent.

Au contraire, la défaite avait galvanisé en Lénine toutes ses énergies, qui incitaient ses partisans à de nouvelles batailles en vue de la victoire future.

J’ai dit : défaite de Lénine.

Mais qu’était-ce que cette défaite ?

Il fallait voir les adversaires de Lénine, les vainqueurs du congrès de Stockholm — Plékhanov, Axelrod, Martov et les autres : ils ressemblaient bien peu à des vainqueurs véritables, Lénine, par sa critique implacable du menchévisme, les ayant comme on dit, démolis à fond.

Je me souviens que nous, délégués bolcheviks, massés en tas, nous regardions Lénine, lui demandant conseil. Dans les propos de certains délégués perçaient la lassitude, l’accablement.

Il me souvient que Lénine, en réponse à ces propos, murmura entre les dents, d’un ton âpre : « Ne pleurnichez pas, camarades, nous vaincrons à coup sûr parce que nous avons raison. »

La haine des intellectuels pleurnichards, la foi en nos forces, la foi en la victoire, voilà ce dont nous parlait alors Lénine. On sentait bien que la défaite des bolcheviks était momentanée, qu’ils allaient vaincre prochainement.

« Ne pas pleurnicher à l’occasion d’une défaite », voilà le trait particulier de l’activité de Lénine, qui lui a permis de rassembler autour de lui une armée entièrement dévouée et confiante en ses forces.

SANS PRÉSOMPTION

Au Congrès suivant, en 1907, à Londres, ce furent les bolcheviks qui remportèrent la victoire. Je voyais Lénine pour la première fois dans le rôle de vainqueur. D’ordinaire, la victoire grise certains chefs, les rend hautains et présomptueux. Dès lors on commence le plus souvent à chanter victoire, on s’endort sur ses lauriers.

Mais Lénine ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs.

Au contraire, c’est après la victoire qu’il se montrait vigilant, l’esprit en éveil. Je me souviens que Lénine répétait avec insistance aux délégués : « Premièrement, ne pas se laisser griser par la victoire, ni en tirer vanité ; deuxièmement, consolider sa victoire ; troisièmement, achever l’ennemi, car il n’est que battu et il s’en faut qu’il soit achevé. » Il raillait âprement les délégués qui affirmaient à la légère que « désormais c’en était fait des menchéviks ».

Il ne lui fut pas difficile de démontrer que les menchéviks avaient encore des racines dans le mouvement ouvrier, qu’il fallait savoir les combattre en évitant avec soin de surestimer ses propres forces et, surtout, de sous-estimer les forces adverses.

« Ne pas tirer vanité de sa victoire », voilà le trait de caractère de Lénine qui lui a permis d’évaluer avec lucidité les forces de l’ennemi et de mettre le Parti à l’abri des surprises éventuelles.

L’ATTACHEMENT AUX PRINCIPES

Les chefs d’un parti ne peuvent pas ne pas faire cas de l’opinion de la majorité de leur parti. La majorité est une force avec laquelle un chef est tenu de compter. Cela Lénine le comprenait aussi bien que tout autre dirigeant du Parti. Mais Lénine ne fut jamais prisonnier de la majorité, surtout quand cette majorité manquait de base doctrinale.

L’histoire de notre Parti a connu des moments où l’opinion de la majorité ou bien les intérêts momentanés du Parti entraient en conflit avec les intérêts fondamentaux du prolétariat.

En pareil cas Lénine, sans hésiter, se mettait résolument du côté des principes contre la majorité du Parti. Bien plus, il ne craignait point alors de s’élever littéralement seul contre tous, estimant, comme il le disait souvent, qu’« une politique fidèle aux principes est la seule juste ».

Les deux faits suivants sont particulièrement caractéristiques à cet égard.

Premier fait. Période de 1909 à 1911, où le Parti, écrasé par la contre-révolution, était en pleine décomposition.

Période où l’on avait perdu la foi dans le Parti ; où non seulement les intellectuels, mais aussi, dans une certaine mesure, les ouvriers abandonnaient en masse le Parti ; période de désaveu de l’action clandestine ; période de liquidation et de débâcle.

Non seulement les menchéviks, mais aussi les bolcheviks représentaient alors une série de fractions et de courants détachés, pour la plupart, du mouvement ouvrier.

C’est précisément en cette période, on le sait, que naquit l’idée de liquider entièrement l’action clandestine du Parti et d’organiser les ouvriers au sein d’un parti légal, libéral, stolypinien.

Lénine fut seul, à l’époque, à ne pas se laisser gagner par la contagion générale et à tenir haut le drapeau du Parti ; c’est avec une patience étonnante, avec une obstination inouïe qu’il rassemblait les forces dispersées et écrasées du Parti ; il luttait contre toutes les tendances hostiles au Parti qui se faisaient jour dans le mouvement ouvrier ; il défendait les principes du Parti avec un courage sans analogue et une persévérance sans précédent.

On sait que plus tard Lénine est sorti vainqueur de cette lutte pour le maintien du Parti.

Deuxième fait. Période de 1914 à 1917, où la guerre impérialiste battait son plein, où tous les partis social-démocrates ou socialistes, ou presque, emportés par le délire patriotique général, s’étaient mis au service de l’impérialisme de leur pays. Période où la IIe Internationale mettait pavillon bas devant le Capital ; où même des hommes comme Plékhanov, Kautsky, Guesde et d’autres encore ne purent résister à la vague de chauvinisme.

Lénine fut seul ou presque seul à engager résolument la lutte contre le social-chauvinisme et le social-pacifisme, à dénoncer la trahison des Guesde et des Kautsky et à stigmatiser l’esprit d’indécision des « révolutionnaires » nageant entre deux eaux.

Lénine comprenait qu’il n’avait derrière lui qu’une infime minorité, mais pour lui cela n’avait pas une importance décisive ; il savait que la seule politique juste ayant pour elle l’avenir, c’est la politique de l’internationalisme conséquent ; il savait qu’une politique fidèle aux principes est la seule juste.

On sait que Lénine est sorti également vainqueur de cette lutte pour une nouvelle Internationale.

« La politique fidèle aux principes est la seule juste », c’est à l’aide de cette formule que Lénine a pris d’assaut de nouvelles positions « imprenables », et gagné au marxisme révolutionnaire les meilleurs éléments du prolétariat.

LA FOI DANS LES MASSES

Les théoriciens et les chefs de parti, qui savent l’histoire des peuples, qui ont étudié d’un bout à l’autre l’histoire des révolutions, sont parfois affligés d’une maladie inconvenante. Cette maladie s’appelle la peur des masses, le manque de foi dans leurs facultés créatrices.

Elle engendre parfois chez les chefs un certain aristocratisme à l’égard des masses peu initiées à l’histoire des révolutions, mais appelées à démolir ce qui est vieux et à bâtir du neuf.

La peur que les éléments ne se déchaînent, que les masses ne « démolissent beaucoup trop », le désir de jouer le rôle de gouvernante qui prétend instruire les masses par les livres, sans vouloir s’instruire elle-même auprès de ces masses : telle est la source de cette espèce d’aristocratisme.

Lénine était tout l’opposé de ces chefs. Je ne connais pas d’autre révolutionnaire qui ait, comme Lénine, possédé une foi aussi profonde dans les forces créatrices du prolétariat et en la justesse révolutionnaire de son instinct de classe.

Je ne connais pas d’autre révolutionnaire qui ait su, comme Lénine, flageller aussi impitoyablement les infatués critiques du « chaos de la révolution » et de la « bacchanale de l’action spontanée des masses ».

Je me souviens qu’au cours d’un entretien, en réponse à la remarque d’un camarade que, « après la révolution, doit s’établir un ordre de choses normal » Lénine répliqua, sarcastique : « Il est malheureux que des hommes désireux d’être des révolutionnaires oublient que l’ordre de choses le plus normal dans l’histoire est celui de la révolution. »

De là ce dédain de Lénine pour tous ceux qui voulaient regarder de haut les masses et les instruire par les livres. De là l’effort constant de Lénine, disant qu’il fallait s’instruire auprès des masses, saisir leur action, étudier à fond l’expérience pratique de la lutte des masses.

La foi dans les forces créatrices des masses est ce trait particulier de l’activité de Lénine, qui lui a permis de saisir la signification du mouvement spontané des masses et de l’orienter dans la voie de la révolution prolétarienne.

LE GÉNIE DE LA RÉVOLUTION

Lénine était né pour la révolution. Il fut véritablement le génie des explosions révolutionnaires et le plus grand maître dans l’art de diriger la révolution. Jamais il ne se sentait si à son aise, si joyeux qu’aux époques de secousses révolutionnaires.

Je ne veux point dire par là que Lénine approuvât indifféremment toute secousse révolutionnaire, ni qu’il fût toujours et en toute circonstance partisan des explosions révolutionnaires. Pas du tout. Je veux dire simplement que la clairvoyance géniale de Lénine ne s’est jamais manifestée avec autant de plénitude et de netteté que pendant les explosions révolutionnaires.

Aux tournants révolutionnaires, il s’épanouissait littéralement, il acquérait le don de double vue, il devinait le mouvement des classes et les zigzags probables de la révolution, comme s’il les lisait dans le creux de la main. Ce n’est pas sans raison que l’on disait dans notre Parti : « Ilitch sait nager dans les vagues de la révolution comme un poisson dans l’eau. »

D’où la clarté « surprenante » des mots d’ordre tactiques de Lénine et l’audace « vertigineuse » de ses plans révolutionnaires.

Il me revient en mémoire deux faits éminemment caractéristiques et qui soulignent ce trait particulier de Lénine.

Premier fait.

C’était à la veille de la Révolution d’Octobre, alors que des millions d’ouvriers, de paysans et de soldats, talonnés par la crise à l’arrière et au front, réclamaient la paix et la liberté ; que les généraux et la bourgeoisie préparaient la dictature militaire, en vue de mener la « guerre jusqu’au bout » ; que la prétendue « opinion publique », tous les prétendus « partis socialistes » étaient hostiles aux bolcheviks et les traitaient d’« espions allemands » ; que Kérenski tentait de rejeter le Parti bolchevik dans l’illégalité et y avait partiellement réussi ; que les armées encore puissantes et disciplinées de la coalition austro-allemande se dressaient face à nos armées fatiguées et en décomposition, et que les « socialistes » de l’Europe occidentale faisaient tranquillement bloc avec leurs gouvernements, en vue de mener « la guerre jusqu’à la victoire complète »…

Que signifiait déclencher une insurrection en un pareil moment ?

Déclencher une insurrection dans de telles conditions c’était jouer son va-tout. Cependant Lénine ne craignait pas de courir ce risque ; il savait, il voyait d’un œil lucide que l’insurrection était inévitable ; que l’insurrection triompherait ; que l’insurrection en Russie préparerait la fin de la guerre impérialiste ; que l’insurrection en Russie mettrait en branle les masses épuisées des pays d’Occident ; que l’insurrection en Russie transformerait la guerre impérialiste en guerre civile ; que de cette insurrection naîtrait la République des Soviets ; que la République des Soviets servirait de rempart au mouvement révolutionnaire dans le monde entier.

On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine s’est accomplie avec une précision sans exemple.

Deuxième fait. C’était aux premiers jours qui suivirent la Révolution d’Octobre, quand le Conseil des commissaires du peuple voulut contraindre le général rebelle Doukhonine, commandant en chef des armées russes, à faire cesser les opérations militaires et entamer des pourparlers d’armistice avec les Allemands. Je me souviens que Lénine, Krylenko (le futur commandant en chef) et moi, nous nous rendîmes au Quartier général de Pétrograd pour nous entretenir par fil direct avec Doukhonine. Moment terrible.

Doukhonine et le G.Q.G. refusèrent net d’exécuter l’ordre du Conseil des commissaires du peuple. Le personnel de commandement de l’armée se trouvait entièrement aux mains du G.Q.G. Quant aux soldats, on ignorait ce que dirait cette armée de douze millions d’hommes, soumise à ce qu’on appelait les organisations d’armée, hostiles au pouvoir des Soviets.

On sait qu’une rébellion des élèves-officiers couvait à Pétrograd. En outre, Kérenski marchait sur la capitale. Il me souvient qu’après un court silence devant l’appareil, le visage de Lénine s’éclaira d’une flamme intérieure. Visiblement Lénine avait pris une décision.

« Allons à la T.S.F., dit-il, elle nous rendra service : nous destituerons par un ordre spécial le général Doukhonine, à sa place nous nommerons Krylenko commandant en chef, et nous adresserons aux soldats, par-dessus la tête de leurs chefs, cet appel : isoler les généraux, cesser les opérations militaires, nouer contact avec les soldats austro-allemands et prendre en main propre la cause de la paix. »

C’était faire un « saut dans l’inconnu ». Mais Lénine ne craignit pas de l’effectuer. Au contraire, il alla au-devant de lui, sachant que l’armée voulait la paix et qu’elle la conquerrait en balayant sur sa route tous les obstacles ; il savait que ce moyen d’affirmer la paix ne manquerait pas d’influer sur les soldats austro-allemands et donnerait libre cours à la volonté de paix sur tous les fronts sans exception.

On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine devait également s’accomplir en tous points.

Une clairvoyance géniale, la faculté de saisir et de deviner rapidement le sens intime des événements en marche : tel est le trait de Lénine qui lui a permis d’élaborer une stratégie juste et une claire ligne de conduite, aux tournants du mouvement révolutionnaire.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Ordre du jour du Commissaire du Peuple à la Défense de l’U.R.S.S.

ORDRE DU JOUR DU COMMISSAIRE DU PEUPLE A LA DÉFENSE DE L’U.R.S.S. N°55, MOSCOU, 23 FÉVRIER 1942

Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

Les peuples de notre pays célèbrent le 24e anniversaire de l’Armée rouge, en cette heure grave de la guerre pour le salut de la Patrie, contre l’Allemagne fasciste qui attente lâchement et sans vergogne à la vie et à la liberté de notre Patrie.

Sur toute l’étendue d’un front immense, qui va de l’océan Glacial à la mer Noire, les combattants de l’Armée et de la Flotte rouges livrent des combats acharnés pour chasser hors de notre pays les envahisseurs fascistes allemands, pour sauvegarder l’honneur et l’indépendance de notre Patrie.

Ce n’est pas la première fois que l’Armée rouge a à défendre notre Patrie contre l’agresseur.

L’Armée rouge a été créée, il y a vingt-quatre ans, pour lutter contre les troupes d’intervention étrangère qui voulaient démembrer notre pays et détruire son indépendance. Les jeunes détachements de l’Armée rouge, qui pour la première fois étaient entrés en campagne, battirent à plate couture les envahisseurs allemands devant Pskov et Narva, le 23 février 1918.

C’est pourquoi le 23 février 1918 a été proclamé jour anniversaire de la naissance de l’Armée rouge.

Celle-ci a grandi depuis, et elle s’est renforcée dans la lutte contre l’intervention étrangère. Elle a défendu et sauvegardé notre Patrie en se battant, en 1918, contre les envahisseurs allemands qu’elle a chassés d’Ukraine et de Biélorussie.

Elle a défendu et sauvegardé notre Patrie en se battant, en 1919-1921, contre les troupes de l’étranger, celles de l’Entente, et les a boutées hors de notre pays.

La mise en déroute de l’intervention étrangère pendant la guerre civile a assuré aux peuples de l’Union Soviétique une paix durable et la possibilité de travailler à l’œuvre de construction pacifique.

Ces vingt années de construction pacifique ont vu naître dans notre pays une industrie socialiste et une agriculture kolkhozienne, s’épanouir la science et la culture, se resserrer l’amitié des peuples de notre pays.

Mais le peuple soviétique n’a jamais oublié que l’ennemi pouvait de nouveau attaquer notre Patrie.

C’est pourquoi, parallèlement au progrès de l’industrie et de l’agriculture, de la science et de la culture, montait aussi la puissance militaire de l’Union Soviétique.

Cette puissance, certains amateurs de terres d’autrui l’ont déjà éprouvée à leurs dépens.

Et c’est ce dont se rend compte aujourd’hui la fameuse armée des fascistes allemands.

Il y a huit mois l’Allemagne fasciste attaquait perfidement notre pays ; elle violait ainsi brutalement et lâchement le traité de non-agression.

L’ennemi pensait qu’au premier choc l’Armée rouge serait battue et perdrait sa capacité de résistance.

Mais il s’est lourdement trompé.

Il n’a pas tenu compte de la solidité de l’arrière soviétique ; il n’a pas tenu compte de la volonté de vaincre qui est celle des peuples de notre pays ; il n’a pas tenu compte de la fragilité de l’arrière européen de l’Allemagne fasciste ; il n’a pas tenu compte, enfin, de la faiblesse intérieure de l’Allemagne fasciste et de son armée.

Au cours des premiers mois de la guerre, l’agression des fascistes allemands s’étant faite par surprise et de façon imprévue, l’Armée rouge a dû se replier, abandonner une partie du territoire soviétique.

Mais, ce faisant, elle harcelait les forces ennemies et leur portait des coups rudes.

Ni les combattants de l’Armée rouge, ni les peuples de notre pays n’ont douté que ce repli ne fût momentané, que l’ennemi serait arrêté et ensuite écrasé.

Au cours de la guerre, l’Armée rouge acquérait de nouvelles forces vitales, recevait des renforts en hommes et en matériel ; de nouvelles divisions de réserve venaient à son aide.

Et l’heure est venue où l’Armée rouge a pu passer à l’offensive dans les principaux secteurs de ce front immense.

En peu de temps, elle a porté des coups successifs aux troupes fascistes allemandes devant Rostov-sur-Don et devant Tikhvine, en Crimée et devant Moscou.

En des combats acharnés livrés devant Moscou, elle battit les troupes fascistes allemandes que menaçaient de cerner la capitale soviétique.

Elle a rejeté l’ennemi loin de Moscou et continue à le refouler vers l’ouest. Les régions de Moscou et de Toula, des dizaines de villes et des centaines de villages dans d’autres régions, qui avaient été momentanément envahis par l’ennemi, sont entièrement libérés de l’invasion allemande.

Maintenant les Allemands n’ont plus cet avantage militaire qu’ils avaient aux premiers mois de la guerre, grâce à leur agression faite de perfidie et de surprise.

L’élément de surprise et d’imprévu, en tant que réserve de guerre des troupes fascistes allemandes, est désormais entièrement épuisé.

Et c’est ainsi que l’inégalité des conditions de guerre due à la surprise de l’agression fasciste allemande, se trouve abolie.

Maintenant l’issue de la guerre ne sera plus déterminée par ce facteur de contingence qui est la surprise, mais par des facteurs dont l’action s’exerce de façon constante : la solidité de l’arrière, le moral de l’armée, le nombre et la qualité des divisions, l’armement, les capacités d’organisation des cadres de l’armée. Une chose est à noter à ce propos : il a suffi que le facteur surprise disparaisse de l’arsenal des Allemands pour que l’armée fasciste se trouve placée devant une catastrophe.

Les fascistes allemands estiment que leur armée est invincible ; que dans une guerre seule à seule, elle battrait incontestablement l’Armée rouge.

Aujourd’hui l’Armée rouge et l’armée fasciste font la guerre seule à seule.

Bien plus : l’armée fasciste des Allemands est directement secondée sur le front par des troupes venant d’Italie, de Roumanie et de Finlande.

L’Armée rouge ne bénéficie pas pour le moment d’une aide de ce genre. Et cependant la fameuse armée allemande essuie des défaites, tandis que l’Armée rouge connaît d’importants succès.

Sous les coups vigoureux de l’Armée rouge, les troupes allemandes reculent vers l’ouest, subissant des pertes énormes en hommes et en matériel. Elles s’accrochent à chaque position, s’efforçant de différer le jour de leur débâcle.

Mais l’ennemi aura beau faire, à présent l’initiative est entre nos mains, et tous les efforts tentés par la machine de guerre hitlérienne, rouillée et détraquée, ne peuvent contenir la poussée de l’Armée rouge. Le jour n’est pas éloigné où celle-ci, d’un coup vigoureux, rejettera l’ennemi forcené loin de Leningrad, le chassera hors des villes et des villages de Biélorussie et d’Ukraine, de Lituanie et de Lettonie, d’Estonie et de Carélie, délivrera la Crimée soviétique ; le jour n’est pas éloigné où, de nouveau, sur toute la terre soviétique, les drapeaux rouges flotteront victorieux.

Ce serait cependant faire preuve d’une myopie impardonnable que de s’endormir sur les succès remportés et de s’imaginer que c’en est fait des troupes allemandes.

Ce serait là pure vantardise et présomption indignes de l’homme soviétique.

Il ne faut pas oublier que bien des difficultés nous attendent encore. L’ennemi subit des défaites, mais il n’est pas encore battu, et encore moins achevé. L’ennemi est encore fort.

Il tendra ses dernières énergies pour obtenir des succès.

il sera battu, et plus il sera féroce.

Il nous faut donc que la formation des réserves pour aider le front ne faiblisse pas un instant dans notre pays.

Il faut que des unités toujours nouvelles partent au front pour y forger la victoire sur l’ennemi déchaîné. Il faut que notre industrie, notre industrie de guerre surtout, travaille avec une énergie redoublée.

Il faut que chaque jour le front reçoive une quantité toujours plus grande de chars, d’avions, de canons, de mortiers, de mitrailleuses, de fusils, de pistolet-mitrailleurs, de munitions.

Là est une des sources principales de la force, de la puissance de l’Armée rouge.

Mais sa force n’est pas là seulement.

Ce qui fait la force de l’Armée rouge, c’est avant tout qu’elle ne mène pas une guerre de conquête, impérialiste, mais une guerre pour le salut de la Patrie, une guerre libératrice et juste. L’Armée rouge a pour mission de libérer notre territoire soviétique des envahisseurs allemands, de délivrer de leur joug les citoyens de nos villages et de nos villes, qui étaient libres et vivaient humainement avant la guerre, et qui aujourd’hui sont opprimés, spoliés, ruinés et affamés ; la mission de l’Armée rouge consiste enfin à délivrer nos femmes de la honte et des outrages que les brutes fascistes allemandes leur font subir.

Est-il rien de plus noble et de plus élevé qu’une telle mission ? Aucun soldat allemand ne peut dire qu’il fait une guerre juste, car il ne peut pas ne pas voir qu’on le force à se battre pour piller et opprimer d’autres peuples.

Pour le soldat allemand, la guerre n’a point de but noble et élevé, capable de l’exalter et dont il pourrait s’enorgueillir.

Tandis que, au contraire, tout combattant de l’Armée rouge peut dire avec fierté qu’il mène une guerre juste, libératrice, une guerre pour la liberté et l’indépendance de sa Patrie. L’Armée rouge poursuit dans la guerre un but noble et élevé, qui la pousse à faire des exploits.

Voilà pourquoi la guerre pour le salut de la Patrie engendre chez nous des milliers de héros et d’héroïnes, prêts à mourir pour la liberté de leur pays.

Là est la force de l’Armée rouge.

Là est aussi la faiblesse de l’armée des fascistes allemands.

Il est des bavards, dans la presse étrangère, qui parfois prétendent que l’Armée rouge a pour but d’exterminer le peuple allemand et de détruire l’Etat allemand.

C’est là évidemment un mensonge absurde et une calomnie peu intelligente contre l’Armée rouge.

Celle-ci ne se propose pas et ne peut pas se proposer des buts aussi stupides. L’Armée rouge a pour mission de chasser de notre pays les occupants et de libérer la terre soviétique des envahisseurs fascistes allemands.

Il est fort probable que la guerre pour la libération de la terre soviétique aboutisse au bannissement ou à la destruction de la clique de Hitler.

Nous nous féliciterions d’un pareil dénouement. Mais il serait ridicule d’identifier la clique de Hitler avec le peuple allemand, avec l’Etat allemand. L’histoire montre que les Hitlers arrivent et passent, tandis que le peuple allemand, l’Etat allemand demeurent.

Ce qui fait la force de l’Armée rouge, c’est enfin qu’elle ne nourrit pas et ne saurait nourrir la haine de race envers les autres peuples, y compris le peuple allemand ; qu’elle est formée dans l’esprit de l’égalité des droits de tous les peuples et de toutes les races ; formée dans le respect des droits des autres peuples.

La théorie raciste des Allemands et la pratique de la haine des races ont fait de tous les peuples épris de liberté les ennemis de l’Allemagne fasciste.

La théorie de l’égalité des races en URSS et la pratique du respect pour les droits des autres peuples ont fait que tous les peuples épris de liberté sont devenus les amis de l’Union Soviétique.

Là est la force de l’Armée rouge.

Là est aussi la faiblesse de l’armée des fascistes allemands.

Il est des bavards, dans la presse étrangère, qui parfois prétendent que les citoyens soviétiques haïssent les Allemands, précisément parce qu’ils sont Allemands ; que l’Armée rouge extermine les soldats allemands, précisément parce qu’ils sont Allemands, en haine de tout ce qui est allemand ; que pour cette raison l’Armée rouge ne fait pas prisonniers les soldats allemands.

C’est là encore un mensonge absurde et une calomnie peu intelligente contre l’Armée rouge.

Celle-ci est exempte de toute haine de race.

Elle ne connaît point ce sentiment subalterne, parce qu’elle est formée dans l’esprit de l’égalité des races et le respect pour les droits des autres peuples.

Il ne faut pas oublier non plus que dans notre pays toute manifestation de la haine des races est punie par la loi.

Evidemment, l’Armée rouge se voit obligée de détruire les envahisseurs fascistes allemands qui veulent asservir notre Patrie, ou qui, cernés par nos troupes, refusent de mettre bas les armes et de se rendre.

L’Armée rouge les détruit, non point parce qu’ils sont Allemands d’origine, mais parce qu’ils veulent asservir notre Patrie. L’Armée rouge, de même que l’armée de tout peuple, a le droit et le devoir de détruire les asservisseurs de sa Patrie, quelle que soit leur nationalité.

Dernièrement, dans les villes de Kalinine, Kline, Soukhinitchi, Andréapol, Toropetz, nos troupes avaient cerné les garnisons allemandes qui s’y trouvaient ; on leur avait proposé de se rendre et promis, dans ce cas, de leur conserver la vie.

Les garnisons allemandes ont refusé de mettre bas les armes et de se rendre. On conçoit qu’il ait fallu les déloger de force et que nombre d’Allemands aient été tués.

A la guerre comme à la guerre !

L’Armée rouge fait prisonniers les soldats et les officiers allemands quand ils se rendent, et leur conserve la vie.

L’Armée rouge détruit soldats et officiers allemands s’ils refusent de mettre bas les armes et tentent d’asservir militairement notre Patrie.

Rappelez-vous les paroles du grand écrivain russe, Maxime Gorki : « Si l’ennemi ne se rend pas, on l’anéantit. »

Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

Je vous félicite à l’occasion du 24e anniversaire de l’Armée rouge !

Je vous souhaite la victoire totale sur les envahisseurs fascistes allemands.

Vivent l’Armée et la Flotte rouges !

Vivent les partisans et les partisanes !

Vivent notre glorieuse Patrie, sa liberté, son indépendance !

Vive le grand Parti bolchevik qui nous conduit à la victoire !

Vive le drapeau invincible du grand Lénine !

Sous le drapeau de Lénine, en avant ! Ecrasons les envahisseurs fascistes allemands !

J. Staline
Commissaire du Peuple à la Défense de l’URSS

=>Oeuvres de Staline

Staline : Des perspectives du Parti Communiste d’Allemagne et de la bolchévisation

La Pravda n° 27, 3 février 1925

Première question (Herzog). Estimez-vous que les rapports politiques et économiques dans la république capitaliste démocratique d’Allemagne sont tels, que la classe ouvrière devra, au cours d’une période plus ou moins rapprochée, mener la lutte pour le pouvoir ?

Réponse (Staline). Il serait difficile de répondre à cette question avec une précision rigoureuse, si vous parlez de délais et non d’une tendance. Point n’est besoin de démontrer que la situation actuelle se distingue essentiellement de la situation de 1923, par la conjoncture aussi bien internationale qu’intérieure.

Toutefois, compte tenu des sérieux changements possibles dans la situation extérieure, l’éventualité n’est pas exclue d’un brusque changement de la situation, dans un proche avenir, au profit de la révolution. L’instabilité de la situation internationale est le gage que cette supposition peut devenir une probabilité.

Deuxième question.Etant donné la situation économique et les rapports des forces, une période préparatoire plus longue sera-t-elle nécessaire chez nous pour conquérir la majorité du prolétariat (tâche que Lénine avait assignée aux partis communistes de tous les pays et dont il soulignait l’extrême importance avant la conquête du pouvoir politique) ?

Réponse. Pour autant qu’il s’agit de la situation économique, je ne puis apprécier les choses qu’en me basant sur les données générales dont je dispose. Selon moi, le plan Dawes a déjà donné certains résultats, il a abouti à une stabilisation relative de la situation.

[Plan Dawes : le rapport concernant le payement des réparations par l’Allemagne, rapport établi par un comité international d’experts, sous la présidence du général Dawes, financier américain, et ratifié le 16 août 1924 à la Conférence de Londres des Alliés.]

La pénétration des capitaux américains dans l’industrie allemande, la stabilisation de la monnaie, le redressement de la situation dans plusieurs industries maîtresses d’Allemagne, − ce qui ne signifie pas le moins du monde un assainissement radical de l’économie allemande, − enfin, une certaine amélioration de la situation matérielle de la classe ouvrière, − autant de faits qui ne pouvaient manquer d’aboutir à un certain renforcement des positions de la bourgeoisie en Allemagne. C’est là, pour ainsi dire, le côté « positif » du plan Dawes.

Mais le plan Dawes a, en outre, des côtés « négatifs » qui doivent inévitablement se faire sentir à un moment donné et torpiller les résultats « positifs » de ce plan. Il est évident que le plan Dawes représente pour le prolétariat allemand un double joug, intérieur et extérieur du Capital.

Les contradictions entre l’extension de l’industrie allemande et le rétrécissement des marchés extérieurs pour cette industrie, la disproportion entre les exigences hypertrophiées de l’Entente et les possibilités limitées de l’économie nationale allemande pour satisfaire ces exigences, – autant de faits qui, en aggravant inévitablement la situation du prolétariat, des petits paysans, des employés et des intellectuels, ne peuvent manquer d’aboutir à une explosion, à une lutte directe du prolétariat pour la prise du pouvoir.

Mais on ne saurait envisager cette circonstance comme l’unique condition favorable à la révolution allemande. Pour que cette révolution puisse triompher, il est nécessaire, en outre, que le Parti communiste représente la majorité de la classe ouvrière, qu’il devienne la force décisive dans la classe ouvrière.

Il est nécessaire que la social-démocratie soit démasquée et battue, qu’elle soit réduite à ne plus être qu’une infime minorité au sein de la classe ouvrière.

Ces conditions faisant défaut, il est inutile même de songer à la dictature du prolétariat. Pour que les ouvriers puissent vaincre, ils doivent être inspirés par une seule volonté, guidés par un seul parti jouissant de la confiance incontestable de la majorité de la classe ouvrière.

Si deux partis concurrents, de force égale, existent au sein de la classe ouvrière, alors, même au cas où les conditions extérieures sont favorables, une victoire durable es impossible. Lénine, le premier, a particulièrement insisté là-dessus, dans la période qui précéda la révolution d’Octobre, jugeant cette condition indispensable à la victoire du prolétariat.

La situation la plus favorable à la révolution, serait une situation où la crise intérieure en Allemagne et l’accroissement décisif des forces du Parti communiste coïncideraient avec de sérieuses difficultés dans le camp des ennemis extérieurs de l’Allemagne.

Selon moi, l’absence de cette dernière condition, dans la période révolutionnaire de 1923, a joué un rôle négatif non des moindres, tant s’en faut.

Troisième question.Vous avez dit que le, P.C.A. devait avoir derrière lui la majorité des ouvriers. Jusqu’à présent, on a accordé trop peu d’attention à cet objectif. Que faut-il faire, à votre avis, pour que le P.C.A. devienne un parti énergique, doué d’une force de recrutement en progression constante ?

Réponse. Certains camarades pensent que renforcer le parti et le bolchéviser, c’est chasser du parti tous les hétérodoxes. Cela est faux, évidemment. On ne peut démasquer la social-démocratie et la ravaler au rôle d’infime minorité dans la classe ouvrière, qu’au cours d’une lutte quotidienne pour les besoins concrets de la classe ouvrière.

Il faut clouer la social-démocratie au pilori non pas dans les problèmes planétaires, mais dans la lutte quotidienne de la classe ouvrière pour améliorer sa situation matérielle et politique ; les salaires, la journée de travail, le logement, les assurances, les impôts, le chômage, la vie chère etc., toutes ces questions doivent jouer un rôle important, sinon décisif. Battre les social-démocrates chaque jour, sur ces questions, en démasquant leur traîtrise, telle est la tâche.

Mais cette tâche serait incomplètement réalisée si les questions pratiques quotidiennes n’étaient pas rattachées aux questions capitales de la situation internationale et intérieure de l’Allemagne, et si, dans le travail du parti, toute cette action quotidienne n’était pas éclairée du point de vue de la révolution et de la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Mais seul est capable de faire cette politique un parti qui a à sa tête des cadres de dirigeants suffisamment expérimentés pour renforcer leur propre parti, en mettant à profit toutes les bévues de la social-démocratie, et suffisamment préparés au point de vue théorique pour que les succès partiels né leur fassent pas oublier les perspectives du développement révolutionnaire.

C’est ce qui explique principalement pourquoi le problème des cadres dirigeants des partis communistes en général, le parti communiste allemand y compris, est l’un des problèmes essentiels de la bolchévisation.

Pour réaliser la bolchévisation, il est nécessaire de réunir au moins plusieurs conditions fondamentales, sans lesquelles la bolchévisation des partis communistes est, d’une façon générale, impossible.

1. Il faut que le parti se considère non pas comme un appendice du mécanisme électoral parlementaire, ce que fait, au fond, la social-démocratie, et non pas comme un supplément gratuit aux syndicats, ce que prétendent parfois certains éléments anarcho-syndicalistes, mais comme la forme supérieure de l’union de classe du prolétariat, appelée à diriger toutes les autres formes d’organisations prolétariennes, depuis les syndicats jusqu’à la fraction parlementaire.

2. Il faut que le parti, et surtout ses éléments dirigeants, s’assimilent pleinement la théorie révolutionnaire marxiste, en la rattachant étroitement à la pratique révolutionnaire.

3. Il faut que le parti élabore des mots d’ordre et des directives non pas en se basant sur des formules apprises par cœur et des parallèles historiques, mais en s’appuyant sur une analyse minutieuse des conditions concrètes, intérieures et inter nationales, du mouvement révolutionnaire, en tenant rigoureusement compte de l’expérience des révolutions de tous les pays.

4. Il faut que le parti vérifie la justesse de ces mots d’ordre et directives dans le feu de la lutte révolutionnaire des masses.

5. Il faut que tout le travail du parti, surtout si les traditions social-démocrates n’ont pas encore disparu dans son sein, soit réorganisé sur un plan nouveau, sur le plan révolutionnaire, de telle sorte que chaque démarche du parti et chacune de ses actions, conduisent naturellement à la pénétration révolutionnaire des masses, à la préparation et à l’éducation des grandes masses de la classe ouvrière dans l’esprit de la révolution.

6. II faut que, dans son travail, le parti sache unir un rigoureux esprit de principe (ne pas confondre avec le sectarisme !) à un maximum de liaisons et de contacts avec les masses (ne pas confondre avec le suivisme l), sans quoi il est impossible au parti non seulement d’enseigner les masses, mais de s’instruire auprès d’elles, non seulement de guider les masses et de les élever jusqu’au niveau du parti, mais de prêter l’oreille à la voix des masses et de deviner leurs besoins les plus urgents.

7. Il faut que le parti sache unir dans son travail un esprit révolutionnaire intransigeant (ne pas confondre avec l’esprit d’aventure révolutionnaire !) à un maximum de souplesse et de capacité de manœuvre (ne pas confondre avec le conformisme !), sans quoi il est impossible au parti de s’assimiler toutes les formes de lutte et d’organisation, de rattacher les intérêts quotidiens du prolétariat aux intérêts vitaux de la révolution prolétarienne, et de combiner dans son travail la lutte légale avec la lutte illégale.

8. Il faut que le parti ne dissimule pas ses fautes, qu’il ne craigne pas la critique, qu’il sache perfectionner et éduquer ses cadres en tirant profit de ses propres erreurs.

9. Il faut que le parti sache choisir pour son groupe principal de dirigeants les meilleurs éléments parmi les combattants d’avant-garde, suffisamment dévoués pour être les interprètes authentiques des aspirations du prolétariat révolutionnaire, et suffisamment expérimentés pour devenir les chefs véritables de la révolution prolétarienne, capables d’appliquer la tactique et la stratégie léninistes.

10. Il faut que le parti améliore méthodiquement la composition sociale de ses organisations et qu’il épure ses rangs des éléments opportunistes qui le corrompent, pour atteindre au maximum d’homogénéité.

11. Il faut que le parti établisse une discipline prolétarienne inflexible, basée sur la cohésion idéologique, sur une claire vision des objectifs du mouvement, sur l’unité dans l’action pratique et sur une attitude consciente de la grande masse des adhérents envers les tâches du parti.

12. Il faut que le parti vérifie méthodiquement l’exécution de ses propres décisions et directives, sans quoi ces dernières risquent de devenir des promesses creuses, capables simplement de ruiner la confiance des grandes masses prolétariennes à son égard.

A défaut de ces conditions et autres analogues, la bolchévisation est un son creux.

Quatrième question.Vous avez dit qu’en plus des côtés négatifs du plan Dawes, la deuxième condition de la conquête du pouvoir par le P.C.A., serait une situation où le parti social-démocrate apparaîtrait aux yeux des masses entièrement démasqué, et où il ne représenterait plus une force sérieuse au sein de la classe ouvrière.

Le chemin est encore long pour arriver à ce résultat, étant donné les faits réels. Ici les défauts et les faiblesses des méthodes actuelles de travail dans le parti, se font manifestement sentir. Comment peut-on les éliminer ?

Comment appréciez-vous les résultats des élections de décembre 1924 pendant lesquelles la social-démocratie, − parti entièrement corrompu et pourri, − non seulement n’a rien perdu, mais a même gagné près de deux millions de voix ?

Réponse. Il ne s’agit pas là de défauts dans le travail du parti communiste allemand. Il s’agit, avant tout, que les emprunts américains et la pénétration du capital américain, plus la monnaie stabilisée, en améliorant quelque peu la situation, ont créé l’illusion qu’il était possible de liquider totalement les contradictions intérieures et extérieures de la situation en Allemagne.

C’est à la faveur de cette illusion que la social-démocratie allemande a fait son entrée triomphale, comme montée sur un blanc coursier, au Reichstag actuel. Aujourd’hui Wels fait parade de sa victoire aux élections.

Mais, apparemment, il ne comprend pas qu’il s’approprie une victoire qui n’est pas la sienne. Ce n’est pas la social-démocratie allemande mais le groupe Morgan qui a triomphé. Wels n’a été et n’est qu’un des commis de Morgan.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Vive la fraternité internationale !

13 février 1905

Tract édité par l’imprimerie du Comité de Tiflis du P.O.S.D.R.
Signé : le Comité de Tiflis.

Citoyens ! Le mouvement du prolétariat révolutionnaire grandit, les barrières nationales s’écroulent ! Les prolétaires des nationalités de la Russie s’unissent en une armée internationale ; les différents ruisseaux du mouvement prolétarien se fondent en un seul torrent révolutionnaire. Les flots de ce torrent montent de plus en plus haut ; ils viennent battre le trône du tsar avec une force toujours croissante. Le gouvernement tsariste, décrépit chancelle. Ni la prison, ni le bagne, ni la potence, rien n’arrête le mouvement prolétarien, qui grandit sans cesse !

Et voilà que, pour raffermir son trône, le gouvernement tsariste invente un « nouveau » moyen. Il sème la haine entre les nationalités de Russie ; il les dresse les unes contre les autres ; il cherche à diviser le mouvement commun du prolétariat en petits mouvements qu’il voudrait diriger les uns contre les autres ; il organise des pogroms de Juifs, d’Arméniens, etc…

Et tout cela pour séparer les unes des autres, dans une guerre fratricides, les nationalités de la Russie et, après les avoir affaiblies, les vaincre sans peine, chacune à tour de rôle !

Diviser pour régner, telle est la politique du gouvernement tsariste. C’est ce qu’il fait dans les villes de Russie (rappelez-vous les pogroms de Gomel, Kichinev et d’autres villes), et il recommence au Caucase. L’infâme ! C’est avec le sang et les cadavres des citoyens qu’il tente de consolider son trône méprisable !

Les gémissements des Arméniens et des Tatars qui meurent à Bakou ; les larmes des femmes, des mères et des enfants ; le sang, le sang innocent de citoyens honnêtes, mais inconscients ; les visages effarés d’hommes sans défense qui fuient la mort ; les maisons détruites, les magasins pillés, le sifflement sinistre et incessant des balles : voilà avec quoi le tsar, assassin de citoyens honnêtes, consolide son trône !

Oui, citoyens ! Ce sont eux, les agents du gouvernement tsariste qui ont excité des Tatars inconscients contre de paisibles Arméniens ! Ce sont eux, les valets du gouvernement tsariste, qui leur ont distribué des armes et des cartouches, qui ont habillé les policiers et les cosaques de costumes tatars, et les ont lancés contre les Arméniens ! Deux mois durant, les serviteurs du tsar ont préparé cette guerre fratricide, et les voilà enfin parvenus à leur fin barbare. Mort et malédiction au gouvernement tsariste !

Aujourd’hui, ces esclaves misérables d’un tsar misérable s’efforcent de même de provoquer chez nous, à Tiflis, une guerre fratricide ! Ils sont avides de votre sang, ils veulent vous diviser et vous dominer. Soyez donc vigilants ! Arméniens, Tatars, Géorgiens, Russes, tendez-vous la main, serrez les rangs et aux tentatives faites par le gouvernement pour vous diviser, répondez d’une seule voix : A bas le gouvernement du tsar ! Vive la fraternité des peuples !

Tendez-vous la main et, unis, ralliez-vous autour du prolétariat, ce fossoyeur véritable du gouvernement tsariste, seul responsable des assassinats de Bakou.

Que vos mots d’ordre soient :

A bas les haines nationales !
A bas le gouvernement du tsar !
Vive la fraternité des peuples !
Vive la République démocratique !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique

Extrait de L’Histoire du Parti Communiste Bolchevik de l’U.R.S.S.
(Chapitre IV – 2), édité en 1938.

Le matérialisme dialectique est la théorie générale du Parti marxiste-léniniste. Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que sa façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste.

Le matérialisme historique étend les principes du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société.

En définissant leur méthode dialectique, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Hegel, comme au philosophe qui a énoncé les traits fondamentaux de la dialectique. Cela ne signifie pas, cependant, que la dialectique de Marx et d’Engels soit identique à celle de Hegel.

Car Marx et Engels n’ont emprunté à la dialectique de Hegel que son  » noyau rationnel  » ; ils en ont rejeté l’écorce idéaliste et ont développé la dialectique en lui imprimant un caractère scientifique moderne.

Ma méthode dialectique, dit Marx, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne ; mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme (Le Capital, t. I, p.29, Bureau d’Editions, Paris 1938).

En définissant leur matérialisme, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Feuerbach, comme au philosophe qui a réintégré le matérialisme dans ses droits. Toutefois cela ne signifie pas que le matérialisme de Marx et d’Engels soit identique à celui de Feuerbach. Marx et Engels n’ont en effet emprunté au matérialisme de Feuerbach que son  » noyau central  » ; ils l’ont développé en une théorie philosophique scientifique du matérialisme, et ils en ont rejeté les superpositions idéalistes, éthiques et religieuses.

On sait que Feuerbach tout en étant matérialiste quant au fond, s’est élevé contre la dénomination de matérialisme. Engels a dit maintes fois que Feuerbach  » demeure, malgré sa base  » (matérialiste)  » prisonnier des entraves idéalistes traditionnelles « , que le  » véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous en arrivons à sa philosophie de la religion et à son éthique  » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou 1946, pp.30 et 34).

Dialectique provient du mot grec  » dialego  » qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l’adversaire et en les surmontant.

Certains philosophes de l’antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité.

Ce mode dialectique de pensée, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenu la méthode dialectique de connaissance de la nature ; d’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature.

Par son essence, la dialectique est tout l’opposé de la métaphysique.

1° La méthode dialectique marxiste est caractérisée par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets, les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en non-sens, si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache de ces conditions : au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent.

b) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature non comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité, mais comme un état de mouvement et de changement perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.

C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leurs conditionnements réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition.

Pour la méthode dialectique, ce qui importe avant tout, ce n’est pas ce qui à un moment donné paraît stable, mais commence déjà à dépérir ; ce qui importe avant tout, c’est ce qui naît et se développe si même, à un moment donné, la chose semble instable, car selon la méthode dialectique, il n’y a d’invincible que ce qui naît et se développe.

La nature tout entière, dit Engels, depuis les particules les plus infimes jusqu’aux corps les plus grands, depuis le grain de sable jusqu’au soleil, depuis le protiste (cellule vivante primitive. J. Staline) jusqu’à l’homme, est engagée dans un processus éternel d’apparition et de disparition, dans un flux incessant, dans un mouvement et dans un changement perpétuels (Dialectique de la nature, Karl Marx et Friedrich Engels : Gesamtausgabe, Moscou 1935, p.491).

C’est pourquoi, dit Engels, la dialectique  » envisage les choses et leur reflet mental principalement dans leurs relations réciproques, dans leur enchaînement, dans leur mouvement, dans leur apparition et disparition  » (Anti-Dühring, ibidem, p.25).

c) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement, non comme un simple processus de croissance où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont, non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur.

La nature, dit Engels, est la pierre de touche de la dialectique et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni pour cette épreuve des matériaux qui sont extrêmement riches et qui augmentent tous les jours ; elles ont ainsi prouvé que la nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non métaphysiquement, qu’elle ne se meut pas dans un cercle éternellement identique qui se répéterait perpétuellement, mais qu’elle connaît une histoire réelle.

A ce propos, il convient de nommer avant tout Darwin, qui a infligé un rude coup à la conception métaphysique de la nature, en démontrant que le monde organique tout entier, tel qu’il existe aujourd’hui, les plantes et les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus de développement qui dure depuis des millions d’années (Ibidem, p.25).

Engels indique que dans le développement dialectique, les changements quantitatifs se convertissent en changements qualitatifs :

En physique… tout changement est un passage de la quantité à la qualité, l’effet du changement quantitatif de la quantité de mouvement – de forme quelconque – inhérente au corps ou communiquée au corps.

Ainsi la température de l’eau est d’abord indifférente à son état liquide ; mais si l’on augmente ou diminue la température de l’eau, il arrive un moment où son état de cohésion se modifie et l’eau se transforme dans un cas en vapeur et dans un autre en glace…

C’est ainsi qu’un courant d’une certaine force est nécessaire pour qu’un fil de platine devienne lumineux ; c’est ainsi que tout métal a sa température de fusion ; c’est ainsi que tout liquide, sous une pression donnée, a son point déterminé de congélation et d’ébullition, dans la mesure où nos moyens nous permettent d’obtenir les températures nécessaires ; enfin c’est ainsi qu’il y a pour chaque gaz un point critique auquel on peut le transformer en liquide, dans des conditions déterminées de pression et de refroidissement…

Les constantes, comme on dit en physique (points de passage d’un état à un autre. J. Staline), ne sont le plus souvent rien d’autre que les points nodaux où l’addition ou la soustraction de mouvement (changement qualitatif) provoque un changement qualitatif dans un corps, où, par conséquent, la quantité se transforme en qualité (Dialectique de la nature, ibidem, pp. 502-503).

Et à propos de la chimie :

On peut dire que la chimie est la science des changements qualitatifs des corps dus à des changements quantitatifs. Hegel lui-même le savait déjà…

Prenons l’oxygène : si l’on réunit dans une molécule trois atomes au lieu de deux comme à l’ordinaire, on obtient un corps nouveau, l’ozone, qui se distingue nettement de l’oxygène ordinaire par son odeur et par ses réactions. Et que dire des différentes combinaisons de l’oxygène avec l’azote ou avec le soufre, dont chacune fournit un corps qualitativement différent de tous les autres ! (Ibidem, p.503).

Enfin, Engels critique Dühring qui invective Hegel tout en lui empruntant en sous-main sa célèbre thèse d’après laquelle le passage du règne du monde insensible à celui de la sensation, du règne du monde inorganique à celui de la vie organique, est un saut à nouvel état :

C’est tout à fait la ligne nodale hégélienne des rapports de mesure, où une addition ou une soustraction purement quantitative produit, en certains points nodaux, un saut qualitatif, comme c’est le cas, par exemple, de l’eau chauffée ou refroidie, par laquelle le point d’ébullition et le point de congélation sont les nœuds où s’accomplit, à la pression normale, le saut à un nouvel état d’agrégation ; où par conséquent la quantité se transforme en qualité (Anti-Dühring, ibidem, pp. 49-50).

d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe, est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une  » lutte  » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.

La dialectique, au sens propre du mot, est, dit Lénine, l’étude des contradictions dans l’essence même des choses (Lénine, Cahiers de philosophie, p.263).

Et plus loin :

Le développement est la  » lutte  » des contraires (Lénine :  » Questions de dialectique « , t. XIII, p.301).

Tels sont en bref les traits fondamentaux de la méthode dialectique marxiste.

Il n’est pas difficile de comprendre quelle importance considérable prend l’extension des principes de la méthode dialectique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société, quelle importance considérable prend l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.

S’il est vrai qu’il n’y a pas dans le monde de phénomènes isolés, s’il est vrai que tous les phénomènes sont liés entre eux et se conditionnent réciproquement, il est clair que tout régime social et tout mouvement social dans l’histoire doivent être jugés, non du point de vue de la  » justice éternelle  » ou de quelque autre idée préconçue, comme le font souvent les historiens, mais du point de vue des conditions qui ont engendré ce régime et ce mouvement social et avec lesquelles ils sont liés.

Le régime de l’esclavage dans les conditions actuelles serait un non-sens, une absurdité contre nature. Mais le régime de l’esclavage dans les conditions du régime de la communauté primitive en décomposition est un phénomène parfaitement compréhensible et logique, car il signifie un pas en avant par comparaison avec le régime de la communauté primitive.

Revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions du tsarisme et de la société bourgeoise, par exemple dans la Russie de 1905, était parfaitement compréhensible, juste et révolutionnaire, car la république bourgeoise signifiait alors un pas en avant.

Mais revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions actuelles de l’U.R.S.S. serait un non-sens, serait contre-révolutionnaire, car la république bourgeoise par comparaison avec la république soviétique est un pas en arrière.

Tout dépend des conditions, du lieu et du temps.

Il est évident que sans cette conception historique des phénomènes sociaux, l’existence et le développement de la science historique sont impossibles ; seule une telle conception empêche la science historique de devenir un chaos de contingences et un amas d’erreurs absurdes.

Poursuivons. S’il est vrai que le monde se meut et se développe perpétuellement, s’il est vrai que la disparition de l’ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement, il est clair qu’il n’est plus de régimes sociaux  » immuables « , de  » principes éternels  » de propriété privée et d’exploitation ; qu’il n’est plus  » d’idées éternelles  » de soumission des paysans aux grands propriétaires fonciers, des ouvriers aux capitalistes.

Par conséquent, le régime capitaliste peut être remplacé par le régime socialiste, de même que le régime capitaliste a remplacé en son temps le régime féodal.

Par conséquent, il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour l’instant la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante.

En 1880-1890, à l’époque de la lutte des marxistes contre les populistes, le prolétariat de Russie était une infime minorité par rapport à la masse des paysans individuels qui formaient l’immense majorité de la population.

Mais le prolétariat se développait en tant que classe, tandis que la paysannerie en tant que classe se désagrégeait. Et c’est justement parce que le prolétariat se développait comme classe, que les marxistes ont fondé leur action sur lui. En quoi ils ne se sont pas trompés, puisqu’on sait que le prolétariat, qui n’était qu’une force peu importante, est devenu par la suite une force historique et politique de premier ordre.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut regarder en avant, et non en arrière.

Poursuivons. S’il est vrai que le passage des changements quantitatifs lents à des changements qualitatifs brusques et rapides est une loi du développement, il est clair que les révolutions accomplies par les classes opprimées constituent un phénomène absolument naturel, inévitable.

Par conséquent, le passage du capitalisme au socialisme et l’affranchissement de la classe ouvrière du joug capitaliste peuvent être réalisés, non par des changements lents, non par des réformes, mais uniquement par un changement qualitatif du régime capitaliste, par la révolution.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire, et non un réformiste.

Poursuivons. S’il est vrai que le développement se fait par l’apparition des contradictions internes, par le conflit des forces contraires sur la base de ces contradictions, conflit destiné à les surmonter, il est clair que la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, inévitable.

Par conséquent, il ne faut pas dissimuler les contradictions du régime capitaliste, mais les faire apparaître et les étaler, ne pas étouffer la lutte de classes, mais la mener jusqu’au bout.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut suivre une politique prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d’harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non une politique conciliatrice d’ » intégration  » du capitalisme dans le socialisme.

Voilà ce qui en est de la méthode dialectique marxiste appliquée à la vie sociale, à l’histoire de la société.

A son tour, le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique.

2° Le matérialisme philosophique marxiste est caractérisé par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de l’ » idée absolue « , de l’ » esprit universel « , de la  » conscience « , le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproque des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun  » esprit universel « .

La conception matérialiste du monde, dit Engels, signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition étrangère. (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande)

A propos de la conception matérialiste du philosophe de l’antiquité Héraclite, pour qui  » le monde est un, n’a été créé par aucun dieu ni par aucun homme ; a été, est et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrase et s’éteint suivant des lois déterminées « , Lénine écrit :

 » Excellent exposé des principes du matérialisme dialectique  » (Lénine : Cahiers de philosophie, p.318).

b) Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature n’existe que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau, l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une grossière erreur.

La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, dit Engels, est la question suprême de toute philosophie… Selon la réponse qu’ils faisaient à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps importants.

Ceux qui affirmaient l’antériorité de l’esprit par rapport à la nature.. formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, ceux qui considéraient la nature comme antérieure, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.22).

Et plus loin :

Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière (Ibidem, p.26).

A propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit :

On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent. (La Sainte-Famille, Marx et Engels : Gesamtausgabe, t. III, p.305).

Dans sa définition du matérialisme philosophique marxiste, Lénine s’exprime en ces termes :

Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience… La conscience… n’est que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). (Matérialisme et empirio-criticisme, t. XIII, p.266-267).

Et plus loin :

La matière est ce qui, en agissant sur nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations… La matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. (Ibidem, p.119-120). Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la  » matière pense  » (Ibidem, p.288). Le cerveau est l’organe de la pensée (Ibidem, p.125).

c) Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de  » choses en soi  » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiées par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique.

Engels critique la thèse de Kant et des autres idéalistes, suivant laquelle le monde et les  » choses en soi  » sont inconnaissables, et il défend la thèse matérialiste bien connue, suivant laquelle nos connaissances sont valables. Il écrit à ce sujet :

La réfutation la plus décisive de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérience et l’industrie.

Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le faisant surgir de son propre milieu, et qui plus est, en le faisant servir à nos buts, c’est en fini de l’insaisissable  » chose en soi  » de Kant.

Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent ces  » choses en soi  » jusqu’à ce que la chimie organique se fut mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la  » chose en soi  » devint une chose pour nous, comme par exemple la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous n’extrayons plus des racines de la garance cultivée dans les champs, mais que nous tirons à meilleur marché et bien plus simplement du goudron de houille.

Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cent ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un – c’était malgré tout une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans l’espace céleste, et lorsque Galle la découvrit effectivement, le système de Copernic était prouvé. (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.24).

Lénine accuse de fidéisme Bogdanov, Bazarov, Iouchkévitch et les autres partisans de Mach ; il défend la thèse matérialiste bien connue d’après laquelle nos connaissances scientifiques sur les lois de la nature sont valables, et les lois scientifiques sont des vérités objectives ; il dit à ce sujet :

Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n’en répudie que les  » prétentions excessives « , à savoir la prétention de découvrir la vérité objective.

S’il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant les monde extérieur dans l’ » expérience  » humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. (Matérialisme et empiriocriticisme, t. XIII, p.102).

Tels sont en bref les traits distinctifs du matérialisme philosophique marxiste.

On conçoit aisément l’importance considérable que prend l’extension des principes du matérialisme philosophique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société ; on comprend l’importance considérable de l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.

S’il est vrai que la liaison des phénomènes de la nature et leur conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de la nature, il s’ensuit que la liaison et le conditionnement réciproque des phénomènes de la vie sociale, eux aussi, sont non pas des contingences, mais des lois nécessaires du développement social.

Par conséquent, la vie sociale, l’histoire de la société cesse d’être une accumulation de  » contingences « , car l’histoire de la société devient un développement nécessaire de la société et l’étude de l’histoire sociale devient une science.

Par conséquent, l’activité pratique du parti du prolétariat doit être fondée, non pas sur les désirs louables des  » individualités d’élite « , sur les exigences de la  » raison « , de la  » morale universelle « , etc., mais sur les lois du développement social, sur l’étude de ces lois.

Poursuivons. S’il est vrai que le monde est connaissable et que notre connaissance des lois du développement de la nature est une connaissance valable, qui a la signification d’une vérité objective, il s’ensuit que la vie sociale, que le développement social est également connaissable et que les données de la science sur les lois du développement social, sont des données valables ayant la signification de vérités objectives.

Par conséquent, la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications pratiques.

Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas s’inspirer de quelque motif fortuit que ce soit, mais des lois du développement social et des conclusions pratiques qui découlent de ces lois.

Par conséquent, le socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science.

Par conséquent, la liaison entre la science et l’activité pratique, entre la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir l’étoile conductrice du parti du prolétariat.

Poursuivons.

S’il est vrai que la nature, l’être, le monde matériel est la donnée première, tandis que la conscience, la pensée est la donnée seconde, dérivée ; s’il est vrai que le monde matériel est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que la conscience est un reflet de cette réalité objective, il suit de là que la vie matérielle de la société, son être, est également la donnée première, tandis que sa vie spirituelle est une donnée seconde, dérivée ; que la vie matérielle de la société est une réalité objective existant indépendamment de la volonté de l’homme, tandis que la vie spirituelle de la société est un reflet de cette réalité objective, un reflet de l’être.

Par conséquent, il faut chercher la source de la vie spirituelle de la société, l’origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société, dans l’être social dont ces idées, théories, opinions, etc., sont le reflet.

Par conséquent, si aux différentes périodes de l’histoire de la société, on observe différentes idées et théories sociales, différentes opinions et institutions politiques, si nous rencontrons sous le régime de l’esclavage telles idées et théories sociales, telles opinions et institutions politiques, tandis que sous le féodalisme nous en rencontrons d’autres, et sous le capitalisme, d’autres encore, cela s’explique non par la  » nature « , ni par les  » propriétés  » des idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais par les conditions diverses de la vie matérielle de la société aux différentes périodes du développement social.

L’être de la société, les conditions de la vie matérielle de la société, voilà ce qui détermine ses idées, ses théories, ses opinions politiques, ses institutions politiques.
A ce propos, Marx écrit :

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (Contribution à la critique de l’économie politique, préface).

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, pour ne pas s’abandonner à des rêves creux, le parti du prolétariat doit fonder son action non pas sur les abstraits  » principes de la raison humaine « , mais sur les conditions concrètes de la vie matérielle de la société, force décisive du développement social ; non pas sur les désirs louables des  » grands hommes « , mais sur les besoins réels du développement de la vie matérielle de la société.

La déchéance des utopistes, y compris les populistes, les anarchistes, les socialistes-révolutionnaires, s’explique entre autres par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle primordial des conditions de la vie matérielle de la société dans le développement de la société ; tombés dans l’idéalisme, ils fondaient leur activité pratique, non pas sur les besoins du développement de la vie matérielle, mais, indépendamment et en dépit de ces besoins, sur des  » plans idéaux  » et  » projets universels  » détachés de la vie réelle de la société.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie dans son activité pratique précisément sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, sans se détacher jamais de la vie réelle de la société.

De ce qu’a dit Marx, il ne suit pas, cependant, que les idées et les théories sociales, les opinions et les institutions politiques n’aient pas d’importance dans la vie sociale ; qu’elles n’exercent pas une action en retour sur l’existence sociale, sur le développement des conditions matérielles de la vie sociale.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’origine des idées et des théories sociales, des opinions et des institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle. Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne au contraire leur rôle et leur importance considérable dans la vie sociale, dans l’histoire de la société.

Les idées et les théories sociales diffèrent. Il est de vieilles idées et théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces dépérissantes de la société. Leur importance, c’est qu’elles freinent le développement de la société, son progrès.

Il est des idées et des théories nouvelles, d’avant-garde, qui servent les intérêts des forces d’avant-garde de la société. Leur importance, c’est qu’elles facilitent le développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles acquièrent d’autant plus d’importance qu’elles reflètent plus fidèlement les besoins du développement de la vie matérielle de la société.

Les nouvelles idées et théories sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant celle-ci des tâches nouvelles. Mais une fois surgies, elles deviennent une force de la plus haute importance qui facilite l’accomplissement des nouvelles tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ; elles facilitent le progrès de la société.

C’est alors qu’apparaît précisément toute l’importance du rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et institutions nouvelles. A vrai dire, si de nouvelles idées et théories sociales surgissent, c’est précisément parce qu’elles sont nécessaires à la société, parce que sans leur action organisatrice, mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que comporte le développement de la vie matérielle de la société est impossible.

Suscitées par les nouvelles tâches que pose le développement de la vie matérielle de la société, les idées et théories sociales nouvelles se frayent un chemin, deviennent le patrimoine des masses populaires qu’elles mobilisent et qu’elles organisent contre les forces dépérissantes de la société, facilitant par là le renversement de ces forces qui freinent le développement de la vie matérielle de la société.

C’est ainsi que, suscitées par les tâches pressantes du développement de la vie matérielle de la société, du développement de l’existence sociale, les idées et théories sociales, les institutions politiques agissent elles-mêmes, par la suite, sur l’existence sociale, sur la vie matérielle de la société, en créant les conditions nécessaires pour faire aboutir la solution des problèmes pressants de la vie matérielle de la société, et rendre possible son développement ultérieur.

Marx a dit à ce propos :

La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. (Critique de la philosophie du droit de Hegel.)

Par conséquent, pour avoir la possibilité d’agir sur les conditions de la vie matérielle de la société et pour hâter leur développement, leur amélioration, le parti du prolétariat doit s’appuyer sur une théorie sociale, sur une idée sociale qui traduise exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, et soit capable, par suite, de mettre en mouvement les grandes masses populaires, capable de les mobiliser et de les organiser dans la grande armée du parti du prolétariat, prête à briser les forces réactionnaires et à frayer la voie aux forces avancées de la société.

La déchéance des  » économistes  » et des menchéviks s’explique, entre autres, par le faut qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle mobilisateur, organisateur et transformateur de la théorie d’avant-garde, de l’idée d’avant-garde ; tombés dans le matérialisme vulgaire, ils réduisaient ce rôle à presque zéro ; c’est pourquoi ils condamnaient les parti à rester passif, à végéter.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie sur une théorie d’avant-garde qui reflète exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, c’est qu’il place la théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir d’utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice.

C’est ainsi que le matérialisme historique résout le problème des rapports entre l’être social et la conscience sociale, entre les conditions du développement de la vie matérielle et le développement de la vie spirituelle de la société.

3° Le matérialisme historique. Une question reste à élucider : que faut-il entendre, du point de vue du matérialisme historique, par ces  » conditions de la vie matérielle de la société « , qui déterminent, en dernière analyser, la physionomie de la société, ses idées, ses opinions, ses institutions politiques, etc. ?

Qu’est-ce que ces  » conditions de la vie matérielle de la société  » ? Quels en sont les traits distinctifs ?

Il est certain que la notion de  » conditions de la vie matérielle de la société  » comprend avant tout la nature qui environne la société, le milieu géographique qui est une des conditions nécessaires et permanentes de la vie matérielle de la société et qui, évidemment, influe sur le développement de la société.

Quel est le rôle du milieu géographique dans le développement social ? Le milieu géographique ne serait-il pas la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social des hommes, le passage d’un régime à un autre ?

A cette question, le matérialisme historique répond par la négative.

Le milieu géographique est incontestablement une des conditions permanentes et nécessaires du développement de la société, et il est évident qu’il influe sur ce développement : il accélère ou il ralentit le cours du développement social. Mais cette influence n’est pas déterminante, car les changements et le développement de la société s’effectuent incomparablement plus vite que les changements et le développement du milieu géographique.

En trois mille ans, l’Europe a vu se succéder trois régimes sociaux différents : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal ; et à l’Est de l’Europe, sur le territoire de l’URSS, il y en a même eu quatre.

Or, dans la même période, les conditions géographiques de l’Europe, ou bien n’ont pas changé du tout, ou bien ont changé si peu que les géographes s’abstiennent même d’en parler. Et cela se conçoit.

Pour que des changements tant soit peu importants du milieu géographique se produisent, il faut des millions d’années, tandis qu’il suffit de quelque centaines d’années ou de quelque deux mille ans pour que des changements même très importants interviennent dans le régime social des hommes.

Il suit de là que le milieu géographique ne peut être la cause principale, la cause déterminante du développement social, car ce qui demeure presque inchangé pendant des dizaines de milliers années, ne peut être la cause principale du développement de ce qui est sujet à des changements radicaux en l’espace de quelques centaines d’années.

Il est certain, ensuite, que la croissance et la densité de la population, elles aussi, sont comprises dans la notion de  » conditions de la vie matérielle de la société « , car les hommes sont un élément indispensable des conditions de la vie matérielle de la société, et sans un minimum d’hommes il ne saurait y avoir aucune vie matérielle de la société.

La croissance de la population ne serait-elle pas la force principale qui détermine le caractère du régime social des hommes.

A cette question, le matérialisme historique répond aussi par la négative.

Certes, la croissance de la population exerce une influence sur le développement social, qu’elle facilite ou ralentit ; mais elle ne peut être la force principale du développement social, et l’influence qu’elle exerce sur lui ne peut être déterminante, car la croissance de la population, par elle-même, ne nous donne pas la clé de ce problème : pourquoi à tel régime social succède précisément tel régime social nouveau, et non un autre ?

Pourquoi à la commune primitive succède précisément l’esclavage ? A l’esclavage, le régime féodal ? Au régime féodal, le régime bourgeois, et non quelque autre régime ?

Si la croissance de la population était la force déterminante du développement social, une plus grande densité de la population devrait nécessairement engendrer un type de régime social supérieur. Mais en réalité, il n’en est rien.

La densité de la population en Chine est quatre fois plus élevé qu’aux Etats-Unis ; cependant les Etats-Unis sont à un niveau plus élevé que la Chine au point de vue du développement social : en Chine domine toujours un régime semi-féodal, alors que les Etats-Unis ont depuis longtemps atteint le stade supérieur du développement capitaliste.

La densité de la population en Belgique est dix-neuf fois plus élevée qu’aux Etats-Unis et vingt-six fois plus élevée qu’en URSS ; cependant les Etats-Unis sont à un niveau plus élevé que la Belgique au point de vue du développement social ; et par rapport à l’URSS, la Belgique retarde de toute une époque historique : en Belgique domine le régime capitaliste, alors que l’URSS en a déjà fini avec le capitalisme ; elle a institué chez elle le régime socialiste.

Il suit de là que la croissance de la population n’est pas et ne peut pas être la force principale du développement de la société, la force qui détermine le caractère du régime social, la physionomie de la société.

a) Mais alors, quelle est donc, dans le système des conditions de la vie matérielle de la société, la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social, le développement de la société d’un régime à un autre ?

Le matérialisme historique considère que cette force est le mode d’obtention des moyens d’existence nécessaires à la vie des hommes, le mode de production des biens matériels : nourriture, vêtements, chaussures, logement, combustible, instruments de production, etc., nécessaires pour que la société puisse vivre et se développer.

Pour vivre, il faut avoir de la nourriture, des vêtements, des chaussures, un logement, du combustible, etc. ; pour avoir ces biens matériels il faut les produire ; et pour les produire, il faut avoir les instruments de production à l’aide desquels les hommes produisent la nourriture, les vêtements, les chaussures, le logement, le combustible, etc. ; il faut savoir produite ces instruments, il faut savoir s’en servir.

Les instruments de production à l’aide desquels les biens matériels sont produits, les hommes qui manient ces instruments de production et produisent les biens matériels grâce à une certaine expérience de la production et à des habitudes de travail, voilà les éléments qui, pris tous ensemble, constituent les forces productives de la société.

Mais les forces productives ne sont qu’un aspect de la production, un aspect du mode de production, celui qui exprime le comportement des hommes à l’égard des objets et des forces de la nature dont ils se servent pour produire des biens matériels. L’autre aspect de la production, l’autre aspect du mode de production, ce sont les rapports entre eux dans le processus de la production, les rapports de production entre les hommes.

Dans leur lutte avec la nature qu’ils exploitent pour produire les biens matériels, les hommes ne sont pas isolés les uns des autres, ne sont pas des individus détachés les unes des autres ; ils produisent en commun, par groupes, par associations.

C’est pourquoi la production est toujours, et quelles que soient les conditions, une production sociale. Dans la production des biens matériels, les hommes établissent entre eux tels ou tels rapports à l’intérieur de la production, ils établissent tels ou tels rapports de production.

Ces derniers peuvent être des rapports de collaboration et d’entraide parmi des hommes libres de toute exploitation ; ils peuvent être des rapports de domination et de soumission ; ils peuvent être enfin des rapports de transition d’une forme de rapports de production à une autre.

Mais quel que soit le caractère que revêtent les rapports de production, ceux-ci sont toujours, sous tous les régimes, un élément indispensable de la production, à l’égal des forces productives de la société.

Dans la production, dit Marx, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités.

Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, que se fait la production. (Travail salarié et capital).

Il suit de là que la production, le mode de production englobe tout aussi bien les forces productives de la société que les rapports de production entre les hommes, et est ainsi l’incarnation de leur unité dans le processus de production des biens matériels.

b) La première particularité de la production, c’est que jamais elle ne s’arrête à un point donné pour une longue période ; elle est toujours en voie de changement et de développement ; de plus, le changement du mode de production provoque inévitablement le changement du régime social tout entier, des idées sociales, des opinions et institutions politiques ; le changement du mode de production provoque la refonte de tout le système social et politique.

Aux différents degrés du développement, les hommes se servent de différents moyens de production ou plus simplement, les hommes mènent un genre de vie différent.

Dans la commune primitive il existe un mode de production ; sous l’esclavage, il en existe un autre ; sous le féodalisme, un troisième, et ainsi de suite. Le régime social des hommes, leur vie spirituelle, leurs opinion, leurs institutions politiques diffèrent selon ces modes de production.

Au mode de production de la société correspondent, pour l’essentiel, la société elle-même, ses idées et ses théories, ses opinions et institutions politiques.

Ou plus simplement : tel genre de vie, tel genre de pensée.

Cela veut dire que l’histoire du développement de la société est, avant tout, l’histoire du développement de la production, l’histoire des modes de production qui se succèdent à travers les siècles, l’histoire du développement des forces productives et des rapports de production entre les hommes.

Par conséquent, l’histoire du développement social est en même temps l’histoire des producteurs des biens matériels, l’historie des masses laborieuses qui sont les forces fondamentales du processus de production et produisent les biens matériels nécessaires à l’existence de la société.

Par conséquent, la science historique, si elle veut être une science véritable, ne peut plus réduire l’histoire du développement social aux actes des rois et des chefs d’armées, aux actes des  » conquérants  » et des  » asservisseurs » d’Etats ; la science historique doit avant tout s’occuper de l’histoire des producteurs des biens matériels, de l’histoire des masses laborieuses, de l’histoire des peuples.

Par conséquent, la clé qui permet de découvrir les lois de l’histoire de la société doit être cherché non dans le cerveau des hommes, non dans les opinions et les idées de la société, mais dans le mode de production pratiqué par la société à chaque période donnée de l’histoire, dans l’économique de la société.

Par conséquent, la tâche primordiale de la science historique est l’étude et la découverte des lois de la production, des lois du développement des forces productives et des rapports de production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, le parti du prolétariat, s’il veut être un parti véritable, doit avant tout acquérir la science des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, le parti du prolétariat, dans l’établissement de son programme aussi bien que dans son activité pratique, doit avant tout s’inspirer des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

c) La deuxième particularité de la production, c’est que ses changements et son développement commencent toujours par le changement et le développement des forces productives et, avant tout, des instruments de production. Les forces productives sont, par conséquent, l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production.

D’abord se modifient et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en fonction et en conformité des ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques. Cela ne signifie pas cependant que les rapports de production n’influent pas sur le développement des forces productives et que ces dernières ne dépendant pas des premiers.

Les rapports de production dont le développement dépend de celui des forces productives agissent à leur tour sur le développement des forces productives, qu’ils accélèrent ou ralentissent.

De plus, il importe de noter que les rapports de production ne sauraient trop longtemps retarder sur la croissance des forces productives et se trouver en contradiction avec cette croissance, car les forces productives ne peuvent se développer pleinement que si les rapports de production correspondent au caractère, à l’état des forces productives et donnent libre cours au développement de ces dernières.

C’est pourquoi, quel que soit le retard des rapports de production sur le développement des forces productives, ils doivent, tôt ou tard, finir par correspondre – et c’est ce qu’ils font effectivement – au niveau du développement des forces productives, au caractère de ces forces productives. Dans le cas contraire, l’unité des forces productives et des rapports de production dans le système de la production serait compromis à fond, il y aurait une rupture dans l’ensemble de la production, une crise de la production, la destruction des forces productives.

Les crises économiques dans les pays capitalistes, – où la propriété privée capitaliste des moyens de production est en contradiction flagrante avec le caractère social du processus de production, avec le caractère des forces productives, – sont un exemple du désaccord entre les rapports de production et le caractère des forces productives, un exemple du conflit qui les met aux prises.

Les crises économiques qui mènent à la destruction des forces productives sont le résultat de ce désaccord ; de plus, ce désaccord lui-même est la base économique de la révolution sociale appelée à détruire les rapports de production actuels et à créer de nouveaux rapports conformes au caractère des forces productives.

Au contraire, l’économie socialiste de l’URSS, où la propriété sociale des moyens de production est en parfait accord avec le caractère social du processus de production, et où, par suite, il n’y a ni crises économiques, ni destruction des forces productives, est un exemple de l’accord parfait entre les rapports de production et le caractère des forces productives.

Par conséquent, les forces productives ne son pas seulement l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. Elles sont aussi l’élément déterminant du développement de la production.

Telles sont les forces productives, tels doivent être les rapports de production.

Si l’état des forces productives indique par quels instruments de production les hommes produisent les biens matériels, qui leur sont nécessaires, l’état des rapports de production, lui, montre en la possession de qui se trouvent les moyens de production (la terre, les forêts, les eaux, le sous-sol, les matières premières, les instruments de production, les bâtiments d’exploitation, les moyens de transport et de communication, etc.) ; à la disposition de qui se trouvent les moyens de production, à la disposition de la société entière, ou à la disposition d’individus, de groupes ou de classes qui s’en servent pour exploiter d’autres individus, groupes ou classes.

Voici le tableau schématique du développement des forces productives depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours : transition des grossiers outils de pierre à l’arc et aux flèches et, par suite, passage de la chasse à la domestication des animaux et à l’élevage primitif aux outils de métal (hache de fer, araire muni d’un soc en fer, etc.) et, par suite, passage à la culture des plantes, à l’agriculture ; nouveau perfectionnement des outils de métal pour le travail des matériaux, apparition de la forge à soufflet et de la poterie et par suite, développement des métiers, séparation des métiers et de l’agriculture, développement des métiers indépendants et puis de la manufacture ; transition des instruments de production artisanale à la machine et transformation de la production artisanale – manufacturière en industrie mécanisée ; transition au système des machines et apparition de la grande industrie mécanisée moderne : tel est le tableau d’ensemble, très incomplet, du développement des forces productives de la société tout au long de l’histoire de l’humanité.

Et il va de soi que le développement et le perfectionnement des instruments de production ont été accomplis par les hommes, qui ont un rapport à la production, et non pas indépendamment des hommes.

Par conséquent, en même temps que les instruments de production changent et se développent, les hommes, – élément essentiel des forces productives, – changent et se développent également ; leur expérience de production, leurs habitudes de travail, leur aptitude à manier les instruments de production ont changé et se sont développées.

C’est en accord avec ces changements et avec ce développement des forces productives de la société au cours de l’histoire qu’ont changé et se sont développés les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques.

L’histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste.

Sous le régime de la commune primitive, la propriété collective des moyens de production forme la base des rapports de production. Ce qui correspond, pour l’essentiel, au caractère des forces productives dans cette période.

Les outils de pierre, ainsi que l’arc et les flèches apparus plus tard, ne permettaient pas aux hommes de lutter isolément contre les forces de la nature et les bêtes de proie.

Pour cueillir les fruits dans les forêts, pour pêcher le poisson, pour construire une habitation quelconque, les hommes étaient obligés de travailler en commun s’ils ne voulaient pas mourir de faim ou devenir la proie des bêtes féroces ou des tribus voisines. Le travail en commun conduit à la propriété commune des moyens de production de même que des produits.

Ici, on n’a pas encore la notion de propriété privée des moyens de production sauf la propriété individuelle de quelques instruments de production qui sont en même temps des armes de défense contre les bêtes de proie. Ici, il n’y a ni exploitation ni classes.

Sous le régime de l’esclavage, c’est la propriété du maître des esclaves sur les moyens de production ainsi que sur le travailleur, – l’esclave qu’il peut vendre, acheter, tuer comme du bétail, – qui forme la base des rapports de production. De tels rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période.

A la place des outils de pierre, les hommes disposent maintenant d’instruments de métal ; à la place d’une économie réduite à une chasse primitive et misérable, qui ignore l’élevage et l’agriculture, on voit apparaître l’élevage, l’agriculture, les métiers, la division du travail entre ces différentes branches de la production ; on voit apparaître la possibilité d’échanger les produits entre individus et groupes, la possibilité d’une accumulation de richesse entre les mains d’un petit nombre, l’accumulation réelle des moyens de production entre les mains d’une minorité, la possibilité que la majorité soit soumise à la minorité et la transformation de membres de la majorité en esclaves.

Ici, il n’y a plus de travail commun et libre de tous les membres de la société dans le processus de la production ; ici, domine le travail forcé des esclaves exploités par des maîtres oisifs. C’est pourquoi il n’y a pas non plus de propriété commune des moyens de production, ni des produits.

Elle est remplacée par la propriété privée. Ici, le maître des esclaves est le premier et le principal propriétaire, le propriétaire absolu.

Des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des gens qui ont tous les droits et des gens qui n’en ont aucun, une âpre lutte de classes entre les uns et les autres : tel est le tableau du régime de l’esclavage.

Sous le régime féodal, c’est la propriété du seigneur féodal sur les moyens de production et sa propriété limitée sur le travailleur, – le serf que le féodal ne peut plus tuer, mais qu’il peut vendre et acheter, – qui forment la base des rapports de production.

La propriété féodale coexiste avec la propriété individuelle du paysan et de l’artisan sur les instruments de production et sur son économie privée, fondée sur le travail personnel.

Ces rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période. Perfectionnement de la fonte et du traitement du fer, emploi généralisé de la charrue et du métier à tisser, développement continu de l’agriculture, du jardinage, de l’industrie viticole, de la fabrication de l’huile ; apparition des manufactures à côté des ateliers d’artisans, tels sont les traits caractéristiques de l’état des forces productives.

Les nouvelles forces productives exigent du travailleur qu’il fasse preuve d’une certaine initiative dans la production, de goût à l’ouvrage, d’intérêt au travail.

C’est pourquoi le seigneur féodal, renonçant à un esclave qui n’a pas d’intérêt au travail et est absolument dépourvu d’initiative, aime mieux avoir affaire à un serf qui possède sa propre exploitation, ses instruments de production et qui a quelque intérêt au travail, intérêt indispensable pour qu’il cultive la terre et paye sur sa récolte une redevance en nature au féodal.

Ici, la propriété privée continue à évoluer. L’exploitation est presque aussi dure que sous l’esclavage ; elle est à peine adoucie. La lutte de classes entre les exploiteurs et les exploités est le trait essentiel du régime féodal.

Sous le régime capitaliste, c’est la propriété capitaliste des moyens de production qui forme la base des rapports de production : la propriété sur les producteurs, les ouvriers salariés, n’existe plus ; le capitaliste ne peut plus ni les tuer ni les vendre, car ils sont affranchis de toute dépendance personnelle ; mais ils sont privés de moyens de production et pour ne pas mourir de faim, ils sont obligé de vendre leur force de travail au capitaliste et de subir le joug de l’exploitation.

A côté de la propriété capitaliste des moyens de production existe, largement répandue dans les premiers temps, la propriété privée du paysan et de l’artisan affranchis du servage, sur les moyens de production, propriété basée sur le travail personnel. Les ateliers d’artisans et les manufactures ont fait place à d’immenses fabriques et usines outillées de machines.

Les domaines des seigneurs, qui étaient cultivés avec les instruments primitifs des paysans, ont fait place à de puissantes exploitations capitalistes gérées sur la base de la science agronomique et pourvues de machines agricoles.

Les nouvelles forces productives exigent des travailleurs qu’ils soient plus cultivés et plus intelligents que les serfs ignorants et abrutis ; qu’ils soient capable de comprendre la machine et sachent la manier convenablement. Aussi les capitalistes préfèrent-ils avoir affaire à des ouvriers salariés affranchis des entraves du servage, suffisamment cultivés pour manier les machines convenablement.

Mais pour avoir développé les forces productives dans des proportions gigantesques, le capitalisme s’est empêtré dans des contradictions insolubles pour lui.

En produisant des quantités de plus en plus grandes de marchandises et en en diminuant les prix, le capitalisme aggrave la concurrence, ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés, les réduit à l’état de prolétaires et diminue leur pouvoir d’achat ; le résultat est que l’écoulement des marchandises fabriquées devient impossible.

En élargissant le production et en groupant dans d’immenses fabriques et usines des millions d’ouvriers, le capitalisme confère au processus de production un caractère social et mine par là même sa propre base ; car le caractère social du processus de production exige la propriété sociale des moyens de production ; or, la propriété des moyens de production demeure une propriété privée, capitaliste, incompatible avec le caractère social du processus de production.

Ce sont ces contradictions irréconciliables entre le caractère des forces productives et les rapports de production qui se manifestent dans les crises périodiques de surproduction ; les capitalistes, faute de disposer d’acheteurs solvables à cause de la ruine des masses dont ils sont responsables eux-mêmes, sont obligés de brûler des denrées, d’anéantir des marchandises toutes prêtes, d’arrêter la production, de détruire les forces productives, et cela alors que des millions d’hommes souffrent du chômage et de la faim, non parce qu’on manque de marchandises, mais parce qu’on en a trop produit.

Cela signifie que les rapports de production capitalistes ne correspondent plus à l’état des forces productives de la société et sont entrés en contradiction insolubles avec elles.
Cela signifie que le capitalisme est gros d’une révolution, appelée à remplacer l’actuelle propriété capitaliste des moyens de production par la propriété socialiste.

Cela signifie qu’une lutte de classes des plus aiguës entre exploiteurs et exploités est le trait essentiel du régime capitaliste.

Sous le régime socialiste qui, pour le moment, n’est réalisé qu’en URSS, c’est la propriété sociale des moyens de production qui forme la base des rapports de production. Ici, il n’y a plus ni exploiteurs ni exploités.

Les produits sont répartis d’après le travail fourni et suivant le principe :  » Qui ne travaille pas ne mange pas « . Les rapports entre les hommes dans le processus de production sont des rapports de collaboration fraternelle et d’entraide socialiste des travailleurs affranchis de l’exploitation.

Les rapports de production sont parfaitement conformes à l’état des forces productives, car le caractère social du processus de production est étayé par la propriété sociale des moyens de production.

C’est ce qui fait que le production socialiste en URSS ignore les crises périodiques de surproduction et toutes les absurdités qui s’y rattachent.

C’est ce qui fait qu’ici les forces productives se développent à un rythme accéléré, car les rapports de production, qui leur sont conformes, donnent libre cours à ce développement.

Tel est le tableau du développement des rapports de production entre les hommes tout au long de l’histoire de l’humanité.

Telle est la dépendance du développement des rapports de production à l’égard du développement des forces productives de la société, et, avant tout, du développement des instruments de production, dépendance qui fait que les changements et le développement des forces productives aboutissent tôt ou tard à un changement et à un développement correspondants des rapports de production.

L’emploi et la création des moyens de travail, quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain.

Aussi Franklin donna-t-il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricant d’outils (a toolmaking animal).

Les débris des anciens moyens de travail ont pour l’étude des formes économiques des sociétés disparues la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l’organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique, que la manière de fabriquer… Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. (K. Marx : le Capital, t. I, pp.195-196).

Et plus loin :

Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux.

Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain (le seigneur féodal. J. Staline) ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. (Karl Marx : Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, p.99, Bureau d’éditions, Paris 1937).

Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées : il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. (Ibidem, p.99).

Définissant le matérialisme historique formulé dans le Manifeste du Parti Communiste, Engels dit :

..La production économique et la structure social qui en résulte nécessairement forment, à chaque période historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ;… par suite (depuis la dissolution de la propriété primitive commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social ;.. cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie) sans libérer en même temps, et pour toujours, la société toute entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes… (Friedrich Engels, Préface à l’édition allemande de 1883 du Manifeste du Parti Communiste).

d) La troisième particularité de la production, c’est que les nouvelles forces productives et les rapports de production qui leur correspondent n’apparaissent pas en dehors du régime ancien après sa disparition ; ils apparaissent au sein même du vieux régime ; ils ne sont pas l’effet d’une action consciente, préméditée des hommes. Ils surgissent spontanément, et indépendamment de la volonté des hommes, pour deux raisons :

Tout d’abord, parce que les hommes ne sont pas libres dans le choix du mode de production : chaque nouvelle génération, à son entrée dans la vie, trouve des forces productives et des rapports de production tout prêts, créés par le travail des générations précédentes ; aussi chaque génération nouvelle est-elle obligée d’accepter au début tout ce qu’elle trouve de prêt dans le domaine de la production et de s’y accommoder pour pouvoir produire des biens matériels.

En second lieu, parce qu’en perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n’ont pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfectionnements doivent aboutit ; ils ne le comprennent pas et n’y songent pas ; ils ne pensent qu’à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu’à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible.

Quand quelques membres de la commune primitive ont commencé peu à peu et comme à tâtons à passer des outils en pierre aux outils en fer, ils ignoraient évidemment les résultats sociaux auxquels cette innovation aboutirait ; ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que l’adoption des outils en métal signifiait une révolution dans la production, qu’elle aboutirait finalement au régime de l’esclavage.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement rendre leur travail plus facile et obtenir un avantage immédiat et palpable ; leur activité consciente se bornait au cadre étroit de cet avantage personnel, quotidien.

Quand sous le régime féodal, la jeune bourgeoisie d’Europe a commencé à construire, à côté des petits ateliers d’artisans, de grandes manufactures, faisant ainsi progresser les forces productives de la société, elle ignorait évidemment les conséquences sociales auxquelles cette innovation aboutirait, elle n’y pensait pas ; elle n’avait pas conscience, elle ne comprenait pas que cette  » petite  » innovation aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui devait se terminer par une révolution contre le pouvoir royal dont elle prisait si fort la bienveillance, aussi bien que contre la noblesse dans laquelle rêvaient souvent d’entrer les meilleurs représentants de cette bourgeoisie ; ce qu’elle voulait, c’était simplement diminuer le coût de la production des marchandises, jeter une plus grande quantité de marchandises sur les marchés de l’Asie et sur ceux e l’Amérique qui venait d’être découverte, et réaliser de plus grands profits ; son activité consciente se bornait au cadre étroit de ces intérêts pratiques, quotidiens.

Quand les capitalistes russes, de concert avec les capitalistes étrangers, ont implanté activement en Russie la grande industrie mécanisée moderne, sans toucher au tsarisme et en jetant les paysans en pâture aux grands propriétaires fonciers, ils ignoraient évidemment les conséquences sociales auxquelles aboutirait ce considérable accroissement des forces productives, ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que ce bond considérable des forces productives de la société aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui permettrait au prolétariat de s’unir à la paysannerie, et de faire triompher la révolution socialiste.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement élargir à l’extrême la production industrielle, se rendre maîtres d’un marché intérieur immense, monopoliser la production et drainer de l’économie nationale le plus de profit possible ; leur activité consciente n’allait pas au delà de leurs intérêts quotidiens purement pratiques.

Marx a dit à ce sujet :

Dans la production sociale de leur existence (c’est-à-dire dans la production des biens matériels nécessaires à la vie des hommes, J. Staline), les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants [souligné par Staline] de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. (Karl Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, préface).

Cela ne signifie pas cependant que le changement des rapports de production et le passage des anciens rapports de production aux nouveaux s’effectuent unilatéralement, sans conflits ni secousses. Tout au contraire, ce passage s’opère habituellement par le renversement révolutionnaire des anciens rapports de production et par l’institution de rapports nouveaux.

Jusqu’à une certaine période, le développement des forces productives et les changements dans le domaine des rapports de production s’effectuent spontanément, indépendamment de la volonté des hommes. Mais il n’en est ainsi que jusqu’à un certain moment, jusqu’au moment où les forces productives qui ont déjà surgi et se développent, seront suffisamment mûres.

Quand les forces productives nouvelles sont venues à maturité, les rapports de production existants et les classes dominantes qui les personnifient, se transforment en une barrière  » insurmontable « , qui ne peut être écartée de la route que par l’activité consciente des classes nouvelles, par l’action violente de ces classes, par la révolution.

C’est alors qu’apparaît d’une façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens.

Le conflit entre les forces productives nouvelles et les rapports de production anciens, les besoins économiques nouveaux de la société donnent naissance à de nouvelles idées sociales ; ces nouvelles idées organisent et mobilisent les masses, celles-ci s’unissent dans une nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et s’en servent pour supprimer par la force l’ancien ordre de chose dans le domaine des rapports de production, pour y instituer un régime nouveau.

Le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes ; le développement pacifique à un bouleversement violent ; l’évolution, à la révolution.

Le prolétariat, dit Marx, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe… il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit violemment l’ancien régime de production. (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti Communiste).

Et plus loin :

Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter aussi vite que possible la quantité des forces productives. (Ibidem). La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. (Marx : le Capital, livre Ier, t.III, p.213, Paris 1939).

Dans la préface historique de son célèbre ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx donne une définition géniale de l’essence même du matérialisme historique :

Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel, en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence ; c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.

De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves pour ces forces. Alors s’ouvre une époque de révolutions sociales.

Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formidable superstructure.

Lorsqu’on étudie ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel, – constaté avec une précision propre aux sciences naturelles, – des conditions économiques de la production, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le combattent.

De même qu’on ne peut juger un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne peut juger une semblable époque de bouleversement sur sa conscience ; mais il faut expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives de la société et les rapports de production. Une formation sociale ne meurt jamais avant que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre cours ; de nouveaux rapports de production, supérieurs aux anciens, n’apparaissent jamais avant que leurs conditions matérielles d’existence n’aient mûri au sein de la vieille société.

C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à mieux considérer les choses, il s’avérera toujours que le problème lui-même ne surgit que lorsque les conditions matérielles de sa solution existent déjà ou tout au moins sont en formation.

Voilà ce qu’enseigne le matérialisme marxiste appliqué à la vie sociale, à l’histoire de la société.

Tels sont les trais fondamentaux du matérialisme dialectique et historique.

=>Oeuvres de Staline

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Staline : Discours prononcé à l’occasion de la promotion des élèves des écoles supérieures de l’Armée Rouge

4 mai 1935

Camarades, on ne saurait nier que ces derniers temps nous eussions remporté de grands succès aussi bien dans le domaine de l’édification que dans celui de la gestion. A ce propos on parle trop chez nous des mérites des dirigeants, des mérites des chefs.

On leur attribue toutes, presque toutes nos réalisations. Evidemment, on se trompe, on a tort. Il ne s’agit pas seulement des chefs. Mais ce n’est pas de cela que je voudrais parler aujourd’hui. Je tiens à dire quelques mots au sujet des cadres, de nos cadres en général, et des cadres de notre Armée rouge, en particulier.

Vous savez que nous avons hérité du vieux temps un pays à technique arriérée, un pays misérable, ruiné. Ruiné par quatre années de guerre impérialiste, ruiné encore par trois années de guerre civile, un pays avec une population à demi illettrée, une technique inférieure, avec quelques îlots d’industrie, noyés au milieu d’un océan d’infimes exploitations paysannes : tel était le pays que nous avions hérité du passé.

La tâche consistait à faire passer ce pays de la sombre voie médiévale dans la voie de l’industrie moderne et de l’agriculture mécanisée. Tâche sérieuse et difficile, comme vous le voyez. La question se posait ainsi : ou bien nous accomplirons cette tâche dans le plus bref délais et affermirons le socialisme dans notre pays, ou bien nous ne l’accomplirons pas, et alors notre pays, techniquement faible et arriéré au point de vue culturel, perdra son indépendance et deviendra l’enjeu des puissances impérialistes.

Notre pays traversait alors une période d’atroce pénurie technique. On manquait de machines pour l’industrie. Il n’y avait pas de machines pour l’agriculture. Pas de machines pour les transports. Il n’y avait pas cette base technique élémentaire sans laquelle la transformation industrielle d’un pays ne saurait se concevoir. Seules existaient quelques prémisses pour la création d’une telle base.

Il fallait créer une grande industrie de premier ordre. Il fallait l’orienter de façon à la rendre apte à réorganiser techniquement non seulement l’industrie, mais aussi l’agriculture, mais aussi nos transports ferroviaires.

Pour cela, il fallait s’imposer des sacrifices et réaliser en toute chose la plus stricte économie ; il fallait économiser et sur l’alimentation, et sur les écoles, et sur les tissus, pour accumuler les fonds nécessaires à la création de l’industrie. Point d’autre voie pour remédier à la pénurie technique. C’est ce que Lénine nous a enseigné, et dans ce domaine, nous avons suivi les traces de Lénine.

On comprend que, dans une entreprise aussi grande et difficile, on ne pouvait s’attendre à des succès rapides et continus.

Les succès, en pareil cas, ne peuvent se révéler qu’au bout de quelques années. Il fallait donc nous armer de nerfs solides, de fermeté bolchevique et d’une patience tenace, pour venir à bout des premiers insuccès et marcher sans dévier vers le grand but, sans tolérer ni hésitations ni incertitude dans nos rangs.

Vous savez que nous nous sommes acquittés de cette tâche justement ainsi. Mais tous nos camarades n’ont pas eu les nerfs assez solides, ni assez de patience et de fermeté. Parmi nos camarades il s’en est trouvé qui, dès les premières difficultés, nous invitaient à battre en retraite. On dit : « A quoi bon remuer la cendre du passé ». C’est juste, évidemment. Mais l’homme est doué de mémoire et, involontairement, on se remémore le passé, en dressant le bilan de notre travail. (Joyeuse animation dans la salle.) Eh bien, voilà. Il y avait parmi nous des camarades qui, effrayés par les difficultés, ont invité le Parti à battre en retraite.

Ils disaient : « A quoi servent votre industrialisation et votre collectivisation, les machines, la sidérurgie, les tracteurs, les moissonneuses-batteuses, les automobiles ?

Vous feriez mieux de donner un peu plus de tissus, d’acheter un peu plus de matières premières pour fabriquer les articles de grande consommation et donner à la population un peu plus de toutes ces petites choses qui embellissent la vie quotidienne des hommes. Etant donnée notre retard, créer une industrie, une industrie de premier ordre par-dessus le marché, est un rêve dangereux. »

Evidemment, les trois milliards de roubles, en devises étrangères, que nous avons amassés grâce à une économie des plus rigoureuses, et dépensés pour créer notre industrie, nous aurions pu les employer à importer des matières premières et à augmenter la fabrication des articles de grande consommation. C’est aussi un « plan » dans son genre.

Mais, avec un tel « plan », nous n’aurions ni métallurgie, ni constructions mécaniques, ni tracteurs et automobiles, ni avions et tanks. Nous nous serions trouvés désarmés devant les ennemis du dehors. Nous aurions sapé les fondements du socialisme dans notre pays. Nous nous serions trouvés prisonniers de la bourgeoisie intérieure et extérieure.

Evidemment, il fallait choisir entre les deux plans, entre le plan de retraite, qui menait et devait forcément aboutir à la défaite du socialisme, et le plan d’offensive, qui menait et, comme vous le savez, a déjà abouti à la victoire du socialisme dans notre pays.

Nous avons choisi le plan d’offensive et nous sommes allés de l’avant dans la voie léniniste, en refoulant ces camarades qui ne voyaient pas plus loin que leur nez, et qui fermaient les yeux sur le proche avenir de notre pays, sur l’avenir du socialisme chez nous.

Mais ces camarades ne se sont pas toujours bornés à critiquer et à opposer une résistance passive. Ils nous menaçaient de soulever une insurrection au sein du Parti contre le Comité central. Bien plus : ils menaçaient d’une balle certains d’entre nous. Apparemment ils comptaient nous intimider et nous obliger à dévier de la voie léniniste. Ces gens avaient sans doute oublié que nous, bolchéviks, sommes taillés dans une étoffe à part.

Ils avaient oublié que les bolchéviks ne se laissent pas intimider par les difficultés, ni par les menaces. Oublié que nous avons été forgés par le grand Lénine, notre chef, notre éducateur, notre père, qui, dans la lutte, ignorait la crainte, ne pouvait la concevoir.

Oublié que plus les ennemis se déchaînent, plus les adversaires à l’intérieur du Parti tombent dans l’hystérie, et plus les bolchéviks s’enflamment pour la lutte nouvelle, plus impétueuse est leur marche en avant.

Evidemment nous n’avons même pas songé à dévier de la voie léniniste.

Bien plus, une fois engagés dans cette voie, nous avons poursuivi notre marche avec encore plus d’élan, en balayant de la route les obstacles de toute sorte. Il est vrai qu’en cours de route il nous a fallu endommager les côtes à certains de ces camarades. Mais on n’y peut rien. Je dois avouer que, pour ma part, j’ai mis aussi la main à la pâte. (Vifs applaudissements, exclamations : « Hourra ! »)

Oui, camarades, nous avons marché d’un pas sûr et irrésistible dans la voie de l’industrialisation et de la collectivisation de notre pays. Et maintenant, l’on petit considérer ce chemin comme déjà parcouru.

Aujourd’hui tout le monde reconnaît que nous avons obtenu dans cette voie d’immenses succès. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que nous avons déjà une industrie puissante de premier ordre, une agriculture puissante et mécanisée, des transports qui se développent et suivent une ligne ascendante, une Année rouge organisée et parfaitement équipée.

C’est donc que nous avons surmonté, dans les grandes lignes, la période de pénurie technique.

Mais ayant surmonté la période de pénurie technique, nous sommes entrés dans une nouvelle période ; je dirais, la période de pénurie d’hommes, de cadres, de travailleurs sachant maîtriser la technique, la pousser en avant.

Il est vrai que nous avons des fabriques, des usines, des kolkhozes, des sovkhozes, des moyens de transport, une armée, que nous avons une technique appropriée, mais nous manquons d’hommes pourvus de l’expérience nécessaire pour tirer de la technique le maximum de ce qu’on peut en tirer.

Auparavant, nous disions que « la technique décide de tout ». Ce mot d’ordre nous a aidés en ce sens que nous avons fait disparaître la pénurie technique et créé la base technique la plus large dans toutes les branches d’activité, pour armer nos hommes d’une technique de premier ordre. C’est très bien. Mais c’est loin, bien loin de suffire.

Pour mettre la technique en mouvement et l’utiliser à fond, il faut des hommes, maîtres de la technique, il faut des cadres capables d’assimiler et d’utiliser cette technique selon toutes les règles de l’art. La technique sans les hommes qui en aient acquis la maîtrise, est chose morte. La technique avec, en tête, des hommes qui en ont acquis la maîtrise, peut et doit faire des miracles.

Si dans nos usines et nos fabriques de premier ordre, dans nos sovkhozes et nos kolkhozes, dans nos transports, dans notre Armée rouge, il y avait en nombre suffisant des cadres capables de dominer cette technique, notre pays obtiendrait un rendement trois et quatre fois plus (élevé qu’aujourd’hui.

Voilà pourquoi le gros de notre effort doit porter maintenant sur les hommes, sur les cadres, sur les travailleurs, maîtres de la technique.

Voilà pourquoi l’ancien mot d’ordre : « La technique décide de tout », reflet d’une période déjà révolue, où la pénurie sévissait chez nous dans le domaine technique, doit être maintenant remplacé par un mot d’ordre nouveau : « Les cadres décident de tout ». C’est là aujourd’hui l’essentiel.

Peut-on dire que les hommes de chez nous aient compris la grande portée de ce nouveau mot d’ordre, qu’ils en aient entièrement pris conscience ? Je ne le dirais pas. S’il en était ainsi, nous ne verrions pas cette attitude scandaleuse à l’égard des hommes, des cadres, des travailleurs, attitude que nous observons souvent dans notre pratique.

Le mot d’ordre : « Les cadres décident de tout » exige de nos dirigeants qu’ils montrent la plus grande sollicitude pour nos travailleurs, « petits » et « grands », quel que soit le domaine où ils travaillent ; qu’ils les élèvent avec soin ; qu’ils les aident lorsqu’ils ont besoin d’un appui ; qu’ils les encouragent lorsqu’ils remportent leurs premiers succès ; qu’ils les fassent avancer, etc.

Or, en fait, nous enregistrons nombre d’exemples de bureaucratisme sans cœur et une attitude franchement scandaleuse à l’égard des collaborateurs. C’est ce qui explique proprement qu’au lieu d’apprendre à connaître les hommes pour, après seulement, leur confier des postes, bien souvent on les déplace comme de simples pions.

Nous avons appris à bien apprécier les machines et à faire des rapports sur la technique de nos usines et de nos fabriques. Mais je ne connais pas un seul exemple où l’on ait rapporté avec le même empressement sur le nombre d’hommes que nous avons formés, au cours de telle période, et comment nous les avons aidés à se développer, à se retremper au travail.

A quoi cela tient-il ? C’est que, chez nous, on n’a pas encore appris à apprécier les hommes, les travailleurs, les cadres.

Je me souviens d’un fait dont j’ai été témoin en Sibérie, pendant ma déportation. On était au printemps, en pleine crue des eaux.

Une trentaine d’hommes étaient allés au fleuve pour repêcher le bois emporté par l’immense fleuve déchaîné. Au soir, ils rentrèrent au village, mais un de leurs camarades manquait. A ma question : « Où est le trentième ? » ils répondirent, indifférents, qu’il « était resté là-bas ». « Comment ça, resté ? » Et il me fut répondu avec la même indifférence : « Cette question ! Il s’est noyé, pardi ! » Et aussitôt l’un d’eux se dépêcha de partir, en disant : « Il faut que j’aille faire boire ma jument ».

Quand je leur reprochai d’avoir plus pitié des bêtes que des hommes, l’un d’eux répondit, approuvé par tous les autres : « Plaindre les hommes, c’est bien la peine. Les hommes, on en fabrique toujours. Tandis qu’une jument… essaie voir d’en faire une ». (Animation générale.)

Voilà un exemple, peut-être peu important, mais fort caractéristique. Il me semble que l’indifférence de certains de nos dirigeants à l’égard des hommes, des cadres, et leur incapacité à les apprécier sont une survivance de cette étrange attitude de l’homme envers son semblable qui se dégage de l’épisode, que je viens de vous conter, de la lointaine Sibérie.

Ainsi donc, camarades, si nous voulons remédier à la pénurie d’hommes et obtenir que notre pays dispose de cadres suffisants, capables de faire progresser la technique et de la mettre en action, nous devons savoir avant tout apprécier les hommes, apprécier les cadres, apprécier chaque travailleur pouvant être utile à notre oeuvre commune.

Il faut comprendre enfin que de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif ce sont les hommes, les cadres. Il faut comprendre que, chez nous, dans les conditions actuelles, « les cadres décident de tout ».

Si nous avons de bons et nombreux cadres dans l’industrie, dans l’agriculture, dans les transports, dans l’armée, notre pays sera invincible. Si nous n’avons pas de tels cadres, nous boiterons des deux pieds.

Pour terminer, permettez-moi de porter un toast à la santé et au succès de notre nouvelle promotion des Ecoles supérieures de l’Armée rouge. Je lui souhaite de bien réussir dans l’organisation et la direction de la défense de notre pays !

Camarades, vous avez fini l’école supérieure et vous y avez reçu la première trempe. Mais l’école, ce n’est qu’un degré préparatoire.

Leur véritable trempe, les cadres la reçoivent dans le travail vivant, en dehors de l’école, dans la lutte contre les difficultés, pour les surmonter. Souvenez-vous, camarades, que les bons cadres sont ceux qui ne craignent pas les difficultés, qui ne s’y dérobent pas, mais qui au contraire marchent au-devant d’elles pour les surmonter, pour les vaincre.

Ce n’est que dans la lutte contre les difficultés que se forgent les véritables cadres. Et si notre Armée possède en nombre suffisant de véritables cadres, des cadres aguerris, elle sera invincible.

A votre santé, camarades ! (Vifs applaudissements de toute la salle. Tous se lèvent. Des hourras enthousiastes saluent le camarade Staline.)

=>Oeuvres de Staline

Staline : Le Marxisme et la question nationale

L’article « Le marxisme et la question nationale », écrit fin 1912-début 1913, à Vienne en Autriche, parut pour la première fois en 1913 sous la signature K. Staline dans les numéros 3-5 de la revue bolchévik Prosvechtchénié, sous le titre : « La question nationale et la social-démocratie ».

En 1914, il fut publié en brochure sous le titre : la Question nationale et le marxisme, aux éditions Priboï (Pétersbourg). En 1920, l’article fut réédité par le commissariat du peuple aux Minorités nationales dans le Recueil d’articles de Staline sur la question nationale (Editions d’Etat, Toula). Ce recueil était précédé d’une « Note de l’auteur » dont le passage ci-dessous se rapporte au présent article :

… « L’article reflète la période des discussions de principe sur la question nationale dans les rangs de la social-démocratie russe, à l’époque de la réaction tsariste et des grands propriétaires fonciers, un an et demi avant le début de la guerre impérialiste, époque où montait la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

Deux théories de la nation s’affrontaient alors et, partant, deux programmes nationaux : le programme autrichien, appuyé par le Bund et les menchéviks, et le programme russe, bolchevik.

Le lecteur trouvera dans l’article la caractéristique de ces deux courants. Les événements ultérieurs, plus particulièrement la guerre impérialiste et le démembrement de l’Autriche-Hongrie en Etats nationaux distincts, ont montré avec évidence de quel côté est la vérité.

Maintenant que Springer et Bauer sont restés Gros-Jean comme devant avec leur programme national, il n’est guère possible de douter que l’histoire a condamné l’ « école autrichienne ».

Le Bund lui-même a dû reconnaître que « la revendication de l’autonomie nationale-culturelle [c’est-à-dire du programme national autrichien], formulée en régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste » (voir la XIIe conférence du Bund, 1920).

Le Bund ne se doute même pas que, de ce fait, il a reconnu (sans le faire exprès) l’inconsistance doctrinale des fondements théoriques du programme national autrichien, l’inconsistance doctrinale de la théorie autrichienne de la nation. »

C’est à propos de cet article de Staline que Lénine écrivait à Gorki dans la seconde moitié de février 1913 : « Nous avons ici un merveilleux Géorgien qui, après avoir rassemblé tous les matériaux autrichiens et autres, a entrepris de composer un grand article pour le Prosvechtchénié. »

Lorsque l’ouvrage parut, Lénine en reconnut hautement le mérite dans son article : « le Programme national du P. O. S. D. R. », que publia la revue Social-démocrate, n° 32, du 28 (15) décembre 1913. Indiquons les raisons qui, au cours de cette période, placèrent à l’un des tout premiers plans la question nationale, il écrit : « Dans la littérature marxiste théorique, cet état de choses, ainsi que les principes du programme national de la social-démocratie ont déjà, ces derniers temps, été mis en lumière (citons ici en premier lieu l’article de Staline). »


La période de contre-révolution en Russie apporta non seulement « la foudre et l’éclair », mais aussi la déception à l’égard du mouvement, le manque de foi dans les forces communes. On avait cru à un « avenir radieux », et les gens luttaient ensemble indépendamment de leur nationalité : les problèmes communs, avant tout !

Un doute se glissa dans l’âme, et les gens commencèrent à se séparer pour regagner chacun son chez soi national : que chacun ne compte que sur soi-même ! « Problème national », avant tout !

En même temps, se produisait dans le pays une sérieuse refonte de la vie économique. L’année 1905 n’avait pas été perdue pour lui : les restes du régime de servage à la campagne avaient reçu un coup de plus. Une série de bonnes récoltes succédant aux disettes et l’essor industriel qui suivit, firent progresser le capitalisme.

La différenciation à la campagne et la croissance des villes, le développement du commerce et des voies de communication firent un grand pas en avant. Cela est vrai surtout en ce qui concerne la périphérie. Or, cela ne pouvait pas ne pas accélérer le processus de consolidation économique des nationalités composant la Russie. Ces dernières devaient se mettre en mouvement…

C’est encore dans le sens d’un réveil des nationalités qu’agissait le « régime constitutionnel » qui s’était établi à cette époque. Le développement des journaux et de la littérature en général, une certaine liberté de la presse et des institutions culturelles, le développement des théâtres nationaux, etc., contribuèrent sans nul doute à renforcer les « sentiments nationaux ».

La Douma avec sa campagne électorale et ses groupes politiques ouvrit de nouvelles possibilités pour ranimer les nations, une nouvelle et vaste arène pour la mobilisation de ces dernières.

Et la vague de nationalisme belliqueux, partie d’en haut, toute une suite de répressions de la part des « détenteurs du pouvoir », qui se vengeaient sur la périphérie pour son « amour de la liberté », provoquèrent une contre-vague de nationalisme montant d’en bas, qui se transformait parfois en un grossier chauvinisme.

Le renforcement du sionisme [Sionisme, courant politique nationaliste-réactionnaire, qui avait des partisans dans la petite et la moyenne bourgeoisie juive commerçante et artisanale, parmi les intellectuels, les employés de commerce, les artisans et dans les couches les plus arriérées des ouvriers juifs. Ce courant se donnait pour but d’organiser en Palestine un Etat bourgeois juif propre et cherchait à isoler les masses ouvrières juives de la lutte commune du prolétariat.] parmi les Juifs, le chauvinisme croissant en Pologne, le panislamisme [Panislamisme, idéologie politique des couches supérieures turques, tatars, etc. (khans, moulahs, grands propriétaires fonciers, marchands, etc.), qui tendaient à réunir en un tout unique tous les peuples confessant l’islamisme (religion musulmane).

Un autre courant proche du panislamisme, c’est le panturquisme ; celui-ci tendait à grouper les populations musulmanes turkies sous le pouvoir des Turcs.] parmi les Tatars, le renforcement du nationalisme parmi les Arméniens, les Géorgiens, les Ukrainiens la tendance générale du philistin à l’antisémitisme, autant de faits connus de tous.

La vague de nationalisme montait, toujours plus forte, menaçant d’entraîner les masses ouvrières. Et plus le mouvement de libération allait décroissant, plus les fleurs du nationalisme s’épanouissaient luxuriantes.

Dans ce moment difficile, une haute mission incombait à la social-démocratie : battre en brèche le nationalisme, préserver les masses de la « contagion » générale. Car la social-démocratie, et elle seule, pouvait le faire, en opposant au nationalisme l’arme éprouvée de l’internationalisme, l’unité et l’indivisibilité de la lutte de classes.

Et plus la vague de nationalisme montait, plus retentissante devait être la voix de la social-démocratie en faveur de la fraternité et de l’unité des prolétaires de toutes les nationalités de Russie. En cette circonstance, les social-démocrates de la périphérie, qui se heurtaient directement au mouvement nationaliste, devaient faire preuve d’une fermeté particulière.

Or, tous les social-démocrates ne se sont pas montrés à la hauteur de cette tâche, et, avant tout, les social-démocrates de la périphérie.

Le Bund [Le Bund, Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Fondé en septembre 1897 au congrès de Vilna, il déploya une grande activité principalement parmi les artisans juifs.

Le Bund adhéra au P.O.S.D.R. au Ier congrès de ce dernier (en 1898), « en tant qu’organisation autonome, indépendante seulement dans les questions concernant spécialement le prolétariat juif ».

Jusqu’en 1901, au nombre des revendications politiques, le Bund ne formulait à part que celle de l’égalité civique pour les Juifs. Au IIe congrès du P.O.S.D.R., en 1903, le Bund quitta le Parti, après que le congrès eut repoussé la revendication du Bund exigeant qu’on le reconnût comme le représentant unique du prolétariat juif et qu’on acceptât une structure du Parti sur des bases fédératives.

A son VIe congrès tenu en 1905, le Bund formule la revendication de l’ « autonomie culturelle-nationale », qui s’exprime dans le « retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.), et dans leur transmission à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales, tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel égal, direct et secret ». La seconde union du Bund avec le P.O.S.D.R. eut lieu après le IVe congrès de Stockholm, en 1906. Ce congrès n’examina pas la question du programme national du Bund ; il la laissa ouverte.

Dans la lutte au sein du Parti, le Bund occupait la plupart du temps une position de droite et soutenait les menchéviks ; à dater de 1912, il entra en rapports étroits d’organisation avec les liquidateurs. Pendant la guerre, le Bund (à l’exception d’un petit nombre d’internationalistes) fut partisan de la défense nationale, et, après la révolution de Février, il soutint le gouvernement de coalition et combattit les bolchéviks.

Fin 1918, des groupes de gauche s’organisèrent au sein du Bund et, en mai 1919, se tint à Kiev la première conférence du « Bund communiste » dissident d’Ukraine, où il fusionna avec le « Parti communiste juif unifié » pour former l’ « Union communiste juive » (Komfarband), admise au Parti communiste russe au mois d’août 1919. En Russie- Blanche, l’aile gauche du Bund, organisée en « Parti communiste juif », adhéra également au P.C.R., en mars 1919. Enfin, en mars 1921, à la conférence de Minsk, les restes du Bund prirent la décision d’adhérer officiellement au P.C.R., ne laissant en dehors de ce dernier qu’une partie insignifiante du Bund avec Abramovitch à la tête.

Déjà en 1920, à sa XIIe conférence qui avait reconnu la nécessité de renoncer à la tactique d’opposition à l’égard du pouvoir des Soviets, le Bund avait reconnu officiellement l’inutilité de sa principale revendication nationaliste, l’ « autonomie culturelle-nationale », et il avait déclaré que « la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, formulée dans le cadre du régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste ».] qui, auparavant, soulignait les tâches communes, plaçait maintenant au premier plan ses buts particuliers, purement nationalistes : il est allé jusqu’à proclamer la « fête du samedi » et la « reconnaissance du yiddish » (Cf. Rapport sur la IXe conférence du Bund.) comme revendication de combat dans sa campagne électorale. [La IXe conférence du Bund se tint en juin 1912, à Vienne.

Elle examina les questions relatives aux élections pour la IVe Douma d’Empire et à la convocation de la conférence d’août (des liquidateurs), à laquelle, comme on le sait, participèrent les bundistes.

Les résolutions de la Xe conférence du Bund portaient un caractère d’opportunisme et de liquidationisme extrêmes (rejet du mot d’ordre de la République, mise à l’arrière-plan du travail illégal, abandon des tâches révolutionnaires du prolétariat).

La conférence sanctionna l’union déclarée du Bund avec les menehéviks-liquidateurs et la « gauche » du Parti socialiste polonais.]

Le Bund a été suivi du Caucase : une partie des social-démocrates caucasiens qui, auparavant, niaient avec les autres social-démocrate caucasiens l’« autonomie culturelle-nationale », en font maintenant une revendication du jour. (Cf. Communication de la conférence d’août.) Nous ne parlons même pas de la conférence des liquidateurs [Il s’agit de la conférence des liquidateurs, dite conférence d’août, qui se tint en août 1912, à Vienne, et qui avait pour but l’organisation d’un bloc anti-bolchévik. Prirent part à la conférence les liquidateurs, le Bund, les Lettons et une partie des social-démocrates caucasiens ; quant au principal organisateur et inspirateur de la conférence, ce fut L. Trotski. Voir la résolution adoptée à cette conférence sur la question nationale et la critique de cette résolution aux pages 58 et suivantes de la présente édition.] qui a sanctionné diplomatiquement les flottements nationalistes. [Cf. Communication de la conférence d’août.]

Il s’ensuit donc que les conceptions de la social-démocratie russe sur la question nationale ne sont pas encore nettes pour tous les social-démocrates.

Un examen sérieux de la question nationale sous tous ses aspects est évidemment nécessaire. Il faut que les social-démocrates conséquents fassent un effort coordonné et inlassable pour dissiper le brouillard nationaliste, d’où qu’il vienne.

 I. — La nation

Qu’est-ce que la nation ?

La nation, c’est avant tout une communauté, une communauté déterminée d’individus.

Cette communauté n’est pas de race, ni de tribu. L’actuelle nation italienne a été formée de Romains, de Germains, d’Etrusques, de Grecs, d’Arabes, etc. La nation française s’est constituée de Gaulois, de Romains, de Bretons, de Germains, etc. Il faut en dire autant des Anglais, des Allemands et des autres, constitués en nations avec des hommes appartenant à des races et à des tribus diverses.

Ainsi, la nation n’est pas une communauté de race ni de tribu, mais une communauté d’hommes historiquement constituée.

D’autre part, il est hors de doute que les grands Etats de Cyrus ou d’Alexandre ne pouvaient pas être appelés nations, bien que formés historiquement, formés de tribus et de races diverses. Ce n’étaient pas des nations, mais des conglomérats de groupes accidentels et peu liés entre eux, qui se désagrégeaient et s’unissaient, suivant les succès ou les défaites de tel ou tel conquérant.

Ainsi, une nation n’est pas un conglomérat accidentel ni éphémère, mais une communauté stable d’hommes.

Mais toute communauté stable ne crée pas la nation. L’Autriche et la Russie sont aussi des communautés stables, pourtant personne ne les dénomme nations. Qu’est-ce qui distingue la communauté nationale de la communauté d’Etat ?

Entre autres, le fait que la communauté nationale ne saurait se concevoir sans une langue commune, tandis que pour l’Etat la langue commune n’est pas obligatoire. La nation tchèque en Autriche et la polonaise en Russie seraient impossibles sans une langue commune pour chacune d’elles ; cependant que l’existence de toute une série de langues à l’intérieur de la Russie et de l’Autriche n’empêche pas l’unité de ces Etats. Il s’agit évidemment des langues populaires parlées, et non des langues officielles des bureaux.

Ainsi, communauté de langue, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

Cela ne veut évidemment pas dire que les diverses nations parlent toujours et partout des langues différentes, ou que tous ceux qui parlent la même langue constituent forcément une seule nation. Une langue commune pour chaque nation, mais pas nécessairement des langues différentes pour les diverses nations !

Il n’est pas de nation qui parle à la fois plusieurs langues, mais cela ne signifie pas encore qu’il ne puisse y avoir deux nations parlant la même langue ! Les Anglais et les Nord-américains parlent la même langue et cependant ils ne constituent pas une même nation. Il faut en dire autant des Norvégiens et des Danois, des Anglais et des Irlandais.

Mais pourquoi, par exemple, les Anglais et les Nord-américains ne constituent-ils pas une seule nation, malgré la langue qui leur est commune ?

Tout d’abord parce qu’ils ne vivent pas côte à côte, mais sur des territoires différents. Une nation ne se constitue que comme le résultat de relations durables et régulières, comme le résultat de la vie commune des hommes, de génération en génération. Or, une longue vie en commun est impossible sans un territoire commun.

Les Anglais et les Américains peuplaient autrefois un seul territoire, l’Angleterre, et formaient une seule nation. Puis, une partie des Anglais émigra d’Angleterre vers un nouveau territoire, en Amérique, et c’est là, sur ce nouveau territoire, qu’elle a formé avec le temps, une nouvelle nation, la nord-américaine. La diversité des territoires a amené la formation de nations diverses.

Ainsi, communauté de territoire, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

Mais ce n’est pas encore tout. La communauté du territoire en elle-même ne fait pas encore une nation. Pour cela, il faut qu’il y ait en outre une liaison économique interne, soudant les diverses parties de la nation en un tout unique.

Une telle liaison n’existe pas entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord, et c’est pourquoi elles forment deux nations différentes. Mais les Nord-américains eux-mêmes ne mériteraient pas d’être appelés nation, si les différents points de l’Amérique du Nord n’étaient pas liés entre eux en un tout économique, grâce à la division du travail entre eux, au développement des voies de communication, etc.

Prenons, par exemple, les Géorgiens. Les Géorgiens d’avant la réforme [Il s’agit ici de la réforme de 1863-1867, qui abolit le servage en Géorgie.] vivaient sur un territoire commun et parlaient une seule langue ; et pourtant ils ne formaient pas, à parler strictement, une seule nation, car, divisés en une série de principautés détachées les unes des autres, ils ne pouvaient vivre une vie économique commune, se faisaient la guerre durant des siècles et se ruinaient mutuellement, en excitant les uns contre les autres les Persans et les Turcs.

La réunion éphémère et accidentelle des principautés, que réussissait parfois à réaliser un tsar chanceux, n’englobait dans le meilleur des cas que la sphère administrative superficielle, pour se briser rapidement aux caprices des princes et à l’indifférence des paysans.

D’ailleurs, il ne pouvait en être autrement, en présence du morcellement économique de la Géorgie. Celle-ci, en tant que nation, n’apparut que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la fin du servage et le progrès de la vie économique du pays, le développement des voies de communication et la naissance du capitalisme, eurent établi la division du travail entre les régions de la Géorgie, et définitivement ébranlé l’isolement économique des principautés pour les réunir en un tout unique.

Il faut en dire autant des autres nations qui ont franchi le stade du féodalisme et développé chez elles le capitalisme.

Ainsi, communauté de la vie économique, cohésion économique, comme l’une des particularités caractéristiques de la nation.

Mais cela non plus n’est pas tout. Outre ce qui a été dit, il faut encore tenir compte des particularités de la psychologie des hommes réunis en nation. Les nations se distinguent les unes des autres non seulement par les conditions de leur vie, mais aussi par leur mentalité qui s’exprime dans les particularités de la culture nationale. Si l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Irlande qui parlent une seule langue forment néanmoins trois nations différentes, un rôle assez important est joué en l’occurrence par cette formation psychique originale qui s’est élaborée, chez elles, de génération en génération, par suite de conditions d’existence différentes.

Evidemment, la formation psychique en elle-même, ou, comme on l’appelle autrement, le « caractère national », apparaît pour l’observateur comme quelque chose d’insaisissable ; mais pour autant qu’elle s’exprime dans l’originalité de la culture commune à la nation, elle est saisissable et ne saurait être méconnue.

Inutile de dire que le « caractère national » n’est pas une chose établie une fois pour toutes, qu’il se modifie en même temps que les conditions de vie ; mais pour autant qu’il existe à chaque moment donné, il laisse son empreinte sur la physionomie de la nation.

Ainsi, communauté de la formation psychique qui se traduit dans la communauté de la culture, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.

De cette façon, nous avons épuisé tous les indices caractérisant la nation.

La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture.

Et il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l’évolution, possède son histoire, un commencement et une fin.

Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus : l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la nation cesse d’être nation.

On peut se représenter des hommes ayant un « caractère national » commun, sans que l’on puisse dire toutefois qu’ils forment une seule nation, s’ils sont économiquement dissociés, s’ils vivent sur des territoires différents, s’ils parlent des langues différentes, etc. Tels sont, par exemple, les Juifs russes, galiciens, américains, géorgiens, ceux des montagnes du Caucase qui, à notre avis, ne forment pas une nation unique.

On peut se représenter des hommes dont la vie économique et le territoire sont communs, et qui cependant ne forment pas une nation, s’ils n’ont pasr la communauté de langue et de « caractère national ». Tels, par exemple, les Allemands et les Lettons dans les pays de la Baltique.

Enfin les Norvégiens et les Danois parlent une seule langue, sans pour cela former une seule nation, vu l’absence des autres indices.

Seule, la réunion de tous les indices pris ensemble nous donne la nation.

Il peut sembler que le « caractère national » ne soit pas un des indices, mais l’unique indice essentiel de la nation, et que tous les autres indices constituent à proprement parler les conditions du développement de la nation, et non ses indices. Ce point de vue est partagé, par exemple, par les théoriciens social-démocrates de la question nationale, connus en Autriche, R. Springer et surtout O. Bauer.

Examinons leur théorie de la nation.

D’après Springer,

« la nation est une association d’hommes pensant et parlant de la même manière… la communauté culturelle d’hommes contemporains, qui ne sont plus liés au « sol » (Voir le Problème national de R. Sphinger, p. 43, édit. Obchtchestvennaïa Polza, 1909.)

[souligné par nous. J. S.]

.

Ainsi, « association » d’hommes pensant et parlant de la même manière, quelque dissociés qu’ils soient entre eux et où qu’ils vivent.

Bauer va encore plus loin :

« Qu’est-ce que la nation ? interroge-t-il. Est-ce la communauté de langue qui réunit les hommes en nation ? Mais les Anglais et les Irlandais… parlent une seule langue, sans toutefois former un seul peuple. Les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et forment, néanmoins, une nation. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social- démocratie, p. 1-2, édit. Serp. 1909.)

Mais alors qu’est-ce qu’une nation ?

« La nation est une communauté de caractère relative. » (Idem, p. 6.)

Mais qu’est-ce que le caractère, en l’espèce le caractère national ?

Le caractère national, c’est :

« la somme des indices distinguant les hommes d’une nationalité de ceux d’une autre, un complexe de qualités physiques et morales qui distingue une nation de l’autre. » (Idem, p. 2.)

Certes, Bauer sait que le caractère national ne tombe pas du ciel, aussi ajoute-t-il :

« Le caractère des hommes n’est déterminé par rien d’autre que leur sort », … « la nation n’est autre chose qu’une communauté du sort », déterminée à son tour par les « conditions dans lesquelles les hommes produisent leurs moyens d’existence et répartissent les produits de leur travail. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 24-25, éd. Serp, 1909.)

Ainsi, nous en arrivons à la définition la plus « complète » de la nation, comme s’exprime Bauer.

« La nation est tout l’ensemble des hommes réunis dans une communauté de caractère sur le terrain de la communauté du sort. » (Idem, p. 139.)

Donc, communauté du caractère national sur le terrain de la communauté du sort, prise en dehors du lien obligatoire avec la communauté du territoire, de la langue et de la vie économique.

Mais que reste-t-il, en ce cas, de la nation ? De quelle communauté nationale peut-il être question chez des hommes dissociés économiquement les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant, de génération en génération, des langues différentes ?

Bauer parle des Juifs comme d’une nation, bien qu’« ils n’aient pas du tout de langue commune » (Idem, p. 2.) ; mais de quelle « communauté du sort » et de quelle cohésion nationale peut-il être question, par exemple, chez les Juifs géorgiens, daghestanais, russes ou américains, complètement détachés les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant des langues différentes ?

Les Juifs en question vivent, sans nul doute, une vie économique et politique commune avec les Géorgiens, les Daghestanais, les Russes et les Américains, dans une atmosphère culturelle commune avec chacun de ces peuples ; cela ne peut manquer de laisser une empreinte sur leur caractère national ; et s’il leur est resté quelque chose de commun, c’est la religion, leur origine commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui s’évanouissent, influent sur le « sort » des Juifs mentionnés, avec plus de force que le milieu vivant social, économique et culturel qui les entoure ? Or, ce n’est qu’en partant de cette hypothèse que l’on peut parler des Juifs en général comme d’une nation unique.

Qu’est-ce qui distingue alors la nation de Bauer, de l’ « esprit national » mystique et se suffisant à lui-même des spiritualistes ?

Bauer trace une limite infranchissable entre le « trait distinctif » d’une nation (caractère national) et les « conditions » de sa vie, en les dissociant l’un des autres. Mais qu’est-ce que le caractère national, sinon le reflet des conditions de vie, sinon un concentré des impressions reçues du milieu environnant ? Comment peut-on se borner uniquement au caractère national, en l’isolant et le dissociant du terrain qui l’a engendré ?

Et puis, qu’est-ce qui distinguait, à proprement parler, la nation anglaise de la nord-américaine, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, alors que l’Amérique du Nord se dénommait encore la « Nouvelle-Angleterre » ?

Ce n’est évidemment pas le caractère national : car les Nord-américains étaient originaires de l’Angleterre ; ils avaient emporté avec eux, en Amérique, outre la langue anglaise, le caractère national anglais, dont ils ne pouvaient évidemment pas se départir si vite, quoique sous l’influence des conditions nouvelles, un caractère particulier se formât vraisemblablement chez eux. Et cependant, malgré la communauté plus ou moins grande du caractère, ils constituaient déjà à cette époque une nation distincte de l’Angleterre ! Il est évident que la « Nouvelle-Angleterre », en tant que nation, se distinguait alors de l’Angleterre, en tant que nation, non par son caractère national particulier, ou moins par le caractère national que par le milieu distinct de l’Angleterre, par les conditions de vie.

De cette façon, il est clair qu’il n’existe pas en réalité d’indice distinctif unique de la nation. Il existe seulement une somme d’indices parmi lesquels, lorsqu’on compare les nations, se détache avec plus de relief tantôt un indice (caractère national), tantôt un autre (langue), tantôt un troisième (territoire, conditions économiques). La nation est une combinaison de tous les indices pris ensemble.

Le point de vue de Bauer identifiant la nation avec le caractère national, détache la nation du sol et en fait une sorte de force invisible, se suffisant à elle-même. Dès lors, ce n’est plus une nation, vivante et agissante, mais quelque chose de mystique, d’insaisissable et d’outre-tombe. Car, je le répète, qu’est-ce par exemple que cette nation juive, constituée par des Juifs géorgiens, daghestanais, russes, américains et autres, dont les membres ne se comprennent pas les uns les autres (parlent des langues différentes), vivent dans les différentes parties du globe, ne se verront jamais, n’agiront jamais en commun, ni en temps de paix, ni en temps de guerre ? Non, ce n’est pas pour de telles « nations » n’existant que sur le papier, que la social-démocratie établit son programme national. Elle ne peut tenir compte que des nations réelles, qui agissent, qui se meuvent et qui, pour cette raison, obligent les autres à compter avec elles.

Bauer confond évidemment la nation, catégorie historique, avec la tribu, catégorie ethnographique.

Au reste, Bauer lui-même sent apparemment la faiblesse de sa position. Proclamant résolument, au début de son livre, les Juifs comme une nation (Voir p. 2 de son livre : la Question nationale et la social-démocratie.), Bauer se corrige à la fin de son livre, affirmant que la « société capitaliste en général ne leur permet pas (aux Juifs) de se conserver en tant que nation » (Idem., p. 389.) et les assimile aux autres nations. La raison en est, paraît-il, que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation » (Idem., p. 388.), alors qu’une telle région existe, par exemple, chez les Tchèques qui, d’après Bauer, doivent se conserver comme nation. Bref, la cause en est dans l’absence de territoire.

Raisonnant ainsi, Bauer voulait démontrer que l’autonomie nationale ne peut pas être la revendication des ouvriers juifs (Idem., p. 396.), mais il a, de ce fait, renversé, sans le faire exprès, sa propre théorie, qui nie la communauté du territoire, comme l’un des indices de la nation.

Mais Bauer va plus loin. Au début de son livre, il déclare résolument que « les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et n’en forment pas moins une nation ». (Idem., p. 2.) Mais à peine arrivé à la page 130, il change de front en déclarant avec non moins de résolution : « Il n’est pas douteux qu’aucune nation n’est possible sans une langue commune » (Cf. la Question nationale et la social-démocratie, p. 130.) (souligné par nous. J.S.).

Bauer voulait démontrer ici que « la langue est l’instrument le plus important des relations entre les hommes » (Idem., p. 130.), mais, en même temps, il a démontré aussi, sans le faire exprès, ce qu’il ne se proposait pas de démontrer, à savoir : la carence de sa propre théorie de la nation, qui nie l’importance de la communauté de la langue.

C’est ainsi que se dément elle-même cette théorie cousue de fil idéaliste.

 II. — Le mouvement national

La nation n’est pas simplement une catégorie historique, mais une catégorie historique d’une époque déterminée, de l’époque du capitalisme ascendant. Le processus de liquidation du féodalisme et de développement du capitalisme est en même temps le processus de constitution des hommes en nations. Il en va ainsi, par exemple, en Europe occidentale. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Italiens, etc., se sont constitués en nations, alors que s’effectuait la marche victorieuse du capitalisme qui triomphait du morcellement féodal.

Mais la formation des nations y signifiait du même coup leur transformation en Etats nationaux indépendants. Les nations anglaises, françaises et autres sont, en même temps, des Etats anglais, etc. L’Irlande, restée en dehors de ce processus, ne change rien au tableau d’ensemble.

Il en va un peu autrement dans l’Europe orientale. Alors qu’en Occident les nations se sont développées en Etats, en Orient se sont formés des Etats multinationaux, Etats composés de plusieurs nationalités. Telles l’Autriche-Hongrie, la Russie. En Autriche, les Allemands se sont avéré les plus évolués sous le rapport politique ; aussi se sont-ils chargés, eux, de réunir les nationalités autrichiennes dans un Etat. En Hongrie, les Magyars, noyau de nationalités hongroises, se sont avérés les plus aptes à s’organiser en Etat ; et ce sont encore eux les unificateurs de la Hongrie. En Russie, le rôle d’unificateurs des nationalités a été assumé par les Grands-Russes, qui avaient à leur tête une forte bureaucratie militaire de la noblesse, organisée et historiquement constituée.

Il en a été ainsi en Europe orientale.

Ce mode particulier de constitution des Etats ne pouvait avoir lieu que dans les conditions du féodalisme non encore liquidé, dans les conditions d’un capitalisme faiblement développé, lorsque les nationalités refoulées à l’arrière-plan n’avaient pas encore eu le temps de se consolider économiquement, pour se constituer en nations.

Mais le capitalisme commence à se développer aussi dans les Etats de l’Europe orientale. Le commerce et les voies de communication se développent. De grandes villes surgissent. Les nations se consolident économiquement. Le capitalisme, ayant fait irruption dans la vie calme des nationalités refoulées, les agite et les met en mouvement. Le développement de la presse et du théâtre, l’activité du Reichsrat (en Autriche) et de la Douma (en Russie), contribuent à renforcer les « sentiments nationaux ». L’intelligentzia qui s’est formée, se pénètre de l’« idée nationale », et agit dans la même direction…

Mais les nations refoulées, éveillées à la vie propre, ne se constituent plus en Etats nationaux indépendants : elles rencontrent sur leur chemin la résistance vigoureuse des couches dirigeantes des nations maîtresses, placées depuis longtemps déjà à la tête de l’Etat. —Trop tard !…

C’est ainsi que se constituent en nations les Tchèques, les Polonais, etc., en Autriche ; les Croates, etc., en Hongrie ; les Lettons, les Lituaniens, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Arméniens, etc., en Russie. Ce qui était une exception en Europe occidentale (Irlande) est devenu la règle en Orient.

En Occident, l’Irlande a répondu au régime d’exception par un mouvement national. En Orient, les nations réveillées devaient répondre de même.

Ainsi, se sont formées les conditions qui poussèrent les jeunes nations de l’Est européen à la lutte.

La lutte s’engagea et s’enflamma, à proprement parler, non pas entre les nations dans leur ensemble, mais entre les classes dominantes des nations maîtresses et des nations refoulées. La lutte est menée ordinairement ou par la petite bourgeoisie citadine de la nation opprimée contre la grande bourgeoisie de la nation maîtresse (Tchèques et Allemands) ; ou par la bourgeoisie rurale de la nation opprimée contre les grands propriétaires fonciers de la nation dominante (les Ukrainiens en Pologne) ; ou bien par toute la bourgeoisie « nationale » des nations opprimées contre la noblesse régnante de la nation maîtresse (Pologne, Lituanie, Ukraine en Russie).

La bourgeoisie détient le principal rôle.

Le marché, voilà la question essentielle pour la jeune bourgeoisie. Ecouler ses marchandises et sortir victorieuse dans la concurrence avec la bourgeoisie d’une autre nationalité, tel est son but. De là, son désir de s’assurer son marché « propre », « national ». Le marché est la première école où la bourgeoisie apprend le nationalisme.

Mais les choses, ordinairement, ne se bornent pas au marché. A la lutte vient se mêler la bureaucratie semi-féodale, semi-bourgeoise de la nation dominante, avec ses méthodes de la « poigne et de la défense expresse ». La bourgeoisie d’une nation maîtresse, qu’elle soit petite ou grande, il n’importe, acquiert la possibilité de venir à bout de son concurrent « plus vite » et « plus résolument ». Les « forces » s’unissent, et toute une série de mesures restrictives commencent à s’exercer contre la bourgeoisie « allogène », mesures dégénérant en répression. De la sphère économique, la lutte est reportée dans la sphère politique. La restriction de la liberté de déplacement, les entraves à l’usage de la langue, la restriction des droits électoraux, la réduction du nombre des écoles, les entraves à l’exercice de la religion, etc., pleuvent dru sur la tête du « concurrent ». Certes, de telles mesures ne servent pas seulement les intérêts des classes bourgeoises de la nation maîtresse, mais aussi les buts spécifiques, les buts de caste, pour ainsi dire, de la bureaucratie régnante. Mais au point de vue des résultats, cela est absolument indifférent : les classes bourgeoises et la bureaucratie marchent en l’occurrence la main dans la main, qu’il s’agisse de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie, peu importe.

Pressée de toutes parts, la bourgeoisie de la nation opprimée entre naturellement en mouvement. Elle en appelle à « son peuple » et commence à invoquer à grands cris la « patrie », faisant passer sa propre cause pour celle du peuple entier. Elle recrute pour elle-même une armée parmi ses « compatriotes » dans l’intérêt… de la « patrie ». Et le « peuple » ne reste pas toujours indifférent aux appels, il se rassemble autour de son drapeau : la répression d’en haut l’atteint, lui aussi, et provoque son mécontentement.

C’est ainsi que commence le mouvement national.

La force du mouvement national est fonction du degré de participation à ce mouvement des vastes couches de la nation, du prolétariat et de la paysannerie.

Le prolétariat se rangera-t-il sous le drapeau du nationalisme bourgeois, cela dépend du degré de développement des contradictions de classe, de la conscience et de l’organisation du prolétariat. Le prolétariat conscient possède son propre drapeau éprouvé, et point n’est besoin pour lui de se ranger sous le drapeau de la bourgeoisie.

En ce qui concerne les paysans, leur participation au mouvement national dépend avant tout du caractère de la répression. Si la répression heurte les intérêts de la « terre », comme ce fut le cas en Irlande, les grandes masses de paysans se rangent aussitôt sous le drapeau du mouvement national.

D’un autre côté, si, par exemple en Géorgie, il n’y a pas de nationalisme anti-russe tant soit peu sérieux, c’est d’abord parce qu’il n’y a point là-bas de grands propriétaires fonciers russes ou de grosse bourgeoisie russe, qui pourraient alimenter un tel nationalisme dans les masses. Il existe en Géorgie un nationalisme antiarménien, mais c’est parce qu’il y a encore là-bas, une grande bourgeoisie arménienne qui, battant la petite bourgeoisie géorgienne non encore affermie, pousse cette dernière au nationalisme anti-arménien.

Suivant ces facteurs, le mouvement national ou bien prend un caractère de masse, en gagnant toujours du terrain (Irlande, Galicie), ou bien il se transforme en une suite de petites échauffourées et dégénère en scandale et « lutte » pour les enseignes de boutiques (certaines petites villes de Bohême).

Le contenu du mouvement national ne peut, évidemment, pas être le même partout : il dépend entièrement des revendications diverses formulées par le mouvement. En Irlande, le mouvement revêt un caractère agraire ; en Bohême, un caractère de « langue » ; ici, on réclame l’égalité civile et la liberté confessionnelle ; là, ses fonctionnaires « à soi » ou une Diète à soi. Les revendications diverses laissent entrevoir souvent des traits divers caractérisant la nation en général (langue, territoire, etc.). Chose à retenir, c’est que nulle part on ne trouve la revendication concernant l’universel « caractère national » bauerien. Et cela se conçoit : le « caractère national », pris en lui-même, est insaisissable, et, comme l’a justement fait remarquer I. Strasser, « on ne saurait s’en servir pour faire de la politique ». (Voir son Der Arbeiter und dit Nation, 1912, p. 33.)

Tels sont, en somme, les formes et le caractère du mouvement national.

De ce qui précède, il résulte nettement que la lutte nationale dans les conditions du capitalisme ascendant, est une lutte des classes bourgeoises entre elles. Parfois, la bourgeoisie réussit à entraîner dans le mouvement national le prolétariat, et alors la lutte nationale prend, en apparence, un caractère « populaire général », mais rien qu’en apparence. Dans son essence, elle reste toujours bourgeoise, avantageuse et souhaitable principalement pour la bourgeoisie.

Mais il ne s’ensuit nullement que le prolétariat ne doit pas lutter contre la politique d’oppression des nationalités.

Les restrictions à la liberté de déplacement, la privation des droits électoraux, les entraves à l’usage de la langue, la réduction du nombre des écoles et autres mesures répressives atteignent les ouvriers autant que la bourgeoisie, sinon davantage. Une telle situation ne peut que freiner le libre développement des forces spirituelles du prolétariat des nations assujetties. On ne peut parler sérieusement du plein développement des dons spirituels de l’ouvrier tatar ou juif, alors qu’on ne lui permet pas d’user de sa langue maternelle dans les réunions et les conférences, alors qu’on lui ferme ses écoles.

Mais la politique de répression nationaliste est, d’un autre côté encore, dangereuse pour la cause du prolétariat. Elle détourne l’attention des grandes couches de la population des questions sociales, des questions de lutte de classe, vers les questions nationales, vers les questions « communes » au prolétariat et à la bourgeoisie. Et cela crée un terrain favorable pour prêcher le mensonge de l’« harmonie des intérêts », pour estomper les intérêts de classe du prolétariat, pour asservir moralement les ouvriers. Ainsi, une barrière sérieuse est dressée devant l’œuvre d’unification des ouvriers de toutes les nationalités. Si une partie considérable des ouvriers polonais demeure jusqu’ici moralement asservie par les nationalistes bourgeois ; si elle demeure jusqu’ici à l’écart du mouvement ouvrier international, c’est surtout parce que la politique séculaire anti-polonaise des « détenteurs du pouvoir » prête le terrain à une telle servitude, rend difficile l’affranchissement des ouvriers de cette servitude.

Mais la politique de répression ne s’en tient pas là. Du « système » d’oppression elle passe souvent au « système » d’excitation des nations l’une contre l’autre, au « système » de massacres et de pogroms. Evidemment, ce dernier n’est pas toujours ni partout possible, mais là où il est possible — en l’absence des libertés élémentaires — il prend souvent des proportions effrayantes, menaçant de noyer dans le sang et les larmes l’œuvre de rassemblement des ouvriers. Le Caucase et la Russie méridionale en fournissent nombre d’exemples. « Diviser pour régner », tel est le but de la politique d’excitation. Et dans la mesure où une telle politique réussit, elle constitue le plus grand mal pour le prolétariat, un obstacle des plus sérieux à l’œuvre de rassemblement des ouvriers de toutes les nationalités composant l’Etat.

Mais les ouvriers sont intéressés à la fusion complète de tous leurs camarades en une seule armée internationale, à leur prompte et définitive libération de la servitude morale à l’égard de la bourgeoisie, au total et libre développement des forces morales de leurs compagnons, à quelque nation qu’ils appartiennent.

Aussi, les ouvriers luttent-ils et continueront-ils de lutter contre la politique d’oppression des nations sous toutes ses formes, depuis les plus subtiles jusqu’aux plus brutales, de même que contre la politique d’excitation sous toutes ses formes.

Aussi, la social-démocratie de tous les pays proclame-t-elle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire : seule la nation elle-même a le droit de décider de son, sort, nul n’a le droit de s’immiscer par la force dans la vie de la nation, de détruire ses écoles et autres institutions, de briser ses us et coutumes, d’entraver l’usage de sa langue, d’amputer ses droits.

Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie soutiendra toutes les coutumes et institutions possibles et imaginables de la nation. Luttant contre les violences exercées sur la nation, elle ne défendra que le droit de la nation à décider elle-même de son sort, tout en faisant de l’agitation contre les coutumes et institutions nocives de cette nation, afin de permettre aux couches laborieuses de ladite nation de s’en affranchir.

Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire que la nation peut s’organiser comme bon lui semble. Elle a le droit d’organiser sa vie suivant les principes de l’autonomie. Elle a le droit de lier, avec les autres nations, des rapports fédératifs. Elle a le droit de se séparer complètement. La nation est souveraine, et toutes les nations sont égales en droits.

Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie défendra n’importe quelle revendication de la nation. La nation a le droit de retourner même à l’ancien ordre de choses, mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie souscrira à une semblable décision de telle ou telle institution de la nation envisagée. Les devoirs de la social-démocratie qui défend les intérêts du prolétariat, et les droits de la nation constituée par diverses classes sont deux choses différentes.

Luttant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la social-démocratie s’assigne pour but de mettre un terme à la politique d’oppression de la nation, de la rendre impossible et de saper ainsi la lutte des nations, de l’émousser, de la réduire au minimum.

C’est ce qui distingue essentiellement la politique du prolétariat conscient de la politique de la bourgeoisie, qui cherche à approfondir et amplifier la lutte nationale, à poursuivre et accentuer le mouvement national.

C’est pour cela précisément que le prolétariat conscient ne peut se ranger sous le drapeau « national » de la bourgeoisie.

C’est pour cela précisément que la politique dite d’ « évolution nationale », préconisée par Bauer, ne peut devenir la politique du prolétariat. La tentative de Bauer d’identifier sa politique d’ « évolution nationale » avec la politique de « la classe ouvrière moderne » (Cf. le livre de Bauer, p, 166.) est une tentative visant à adapter la lutte de classe des ouvriers à la lutte des nations.

Les destinées du mouvement national, bourgeois quant à son fond, sont naturellement liées au sort de la bourgeoisie. La chute définitive du mouvement national n’est possible qu’avec la chute de la bourgeoisie. La paix totale ne peut être instaurée que sous le règne du socialisme. Mais réduire la lutte nationale au minimum, la saper à la racine, la rendre au maximum inoffensive pour le prolétariat — cela est possible aussi dans le cadre du capitalisme. Témoin, ne fût-ce que l’exemple de la Suisse et de l’Amérique. Pour cela, il faut démocratiser le pays et permettre aux nations de se développer librement.

 III. — Position de la question

La nation a le droit de décider librement de son sort. Elle a le droit de s’établir comme bon lui semble, sans empiéter, bien entendu, sur les droits des autres nations. Cela est indiscutable.

Mais comment précisément doit-elle s’organiser, quelles formes doit épouser sa future constitution, si l’on tient compte des intérêts de la majorité de la nation et, avant tout, du prolétariat ?

La nation a le droit d’établir son autonomie, elle a le droit même de se séparer. Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle doive le faire quelles que soient les conditions ; que l’autonomie ou la séparation seront toujours et partout avantageuses à la nation, c’est-à dire à sa majorité, c’est-à-dire aux couches travailleuses. Les Tatars transcaucasiens, en tant que nation, peuvent se réunir, disons, à leur Diète, et, soumis à l’influence de leurs beks et moulahs, rétablir chez eux l’ancien ordre de choses, décider leur séparation d’avec l’Etat. Conformément au paragraphe relatif à la libre disposition, ils en ont pleinement le droit. Mais cela sera-t-il conforme à l’intérêt des couches travailleuses de la nation tatar ? La social-démocratie peut-elle voir avec indifférence les beks et les moulahs mener derrière eux les masses dans la solution de la question nationale ? La social-démocratie ne doit-elle pas se mêler de l’affaire et influer dans un sens précis sur la volonté de la nation ? Ne doit-elle pas formuler, pour résoudre la question, un plan concret, le plus avantageux pour les masses tatars ?

Mais quelle est la solution la plus compatible avec les intérêts des masses travailleuses ? Est-ce l’autonomie, la fédération ou la séparation ?

Autant de problèmes dont la solution dépend des conditions historiques concrètes entourant la nation donnée.

Bien plus. Les conditions comme toutes choses se modifient, et une solution juste pour un moment donné peut s’avérer tout à fait inacceptable pour un autre moment.

Au milieu du XIXe siècle, Marx fut partisan de la séparation de la Pologne russe, et il avait raison parce qu’alors il s’agissait d’affranchir une culture supérieure d’une culture inférieure qui la détruisait. Et la question se posait à ce moment non pas seulement en théorie, non pas de façon académique, mais dans la pratique, dans la vie même…

A la fin du XIXe siècle, les marxistes polonais se prononcent déjà contre la séparation de la Pologne, et ils ont raison à leur tour, puisque durant les cinquante dernières années, des changements profonds étaient survenus dans le sens d’un rapprochement économique et culturel de la Russie et de la Pologne. En outre, pendant cette période, le problème de la séparation était devenu d’objet pratique qu’il avait été, un objet de discussions académiques, qui ne passionnaient sans doute que les intellectuels à l’étranger. Cela n’exclut pas, bien entendu, la possibilité de certaines conjonctures intérieures et extérieures, où le problème de la séparation de la Pologne peut à nouveau s’inscrire à l’ordre du jour.

Il s’ensuit que la solution de la question nationale n’est possible qu’en rapport avec les conditions historiques considérées dans leur développement.

Les conditions économiques, politiques et culturelles entourant la nation donnée, telle est la clé unique pour résoudre la question de savoir comment, précisément, telle ou telle nation doit s’organiser, quelles formes doit revêtir sa future Constitution. Il est possible qu’une solution particulière de la question s’impose pour chaque nation. Où il est nécessaire de poser dans un sens dialectique le problème, c’est bien ici, dans la question nationale.

Cela étant, nous devons nous prononcer résolument contre un moyen très répandu, mais aussi très simpliste de « résoudre » la question nationale, moyen dont l’origine remonte au Bund. Nous parlons de la méthode facile consistant à se référer à la social-démocratie autrichienne et à la social-démocratie des Slaves méridionaux [La social-démocratie des Slaves méridionaux milite dans le Sud de l’Autriche.], qui, elles, auraient déjà résolu la question nationale et auxquelles, les social-démocrates russes devraient simplement emprunter la solution. Avec cela, on présume que tout ce qui est, disons, juste pour l’Autriche, l’est aussi pour la Russie. On perd de vue le plus important et le plus décisif en ce cas : les conditions historiques concrètes existant en Russie, en général, et dans la vie de chaque nation prise à part, au sein de la Russie, en particulier.

Ecoutez, par exemple, le bundiste connu V. Kossovski :

« Lorsqu’au IVe congrès du Bund on discuta le côté principe de la question [il s’agit de la question nationale. J.S.], la solution du problème proposée par un des délégués dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux obtint l’approbation générale. » (Voir V. Kossovski : les Questions de nationalité, p. 16-17, 1907.)

[Le IVe congrès du Bund se tint fin avril 1901, à Biélostok. Le congrès proclama que « la notion de « nationalité » est applicable aussi au peuple juif » ; que la Russie doit se transformer en une fédération de nationalités avec une autonomie totale pour chacune d’elles, indépendamment du territoire qu’elles occupent ; il formula, à la place de son ancienne revendication de l’égalité civique, le mot d’ordre de l’égalité nationale et exigea la réorganisation du P.O.S.D.R. sur des bases fédératives. Ces résolutions, aussi bien que la revendication formulée à ce congrès et soutenue ensuite dans la presse du Bund, relative à l’ « autonomie culturelle-nationale », provoquèrent, comme on le sait, une violente polémique contre le Bund de la part de l’ancienne Iskra et, notamment, de la part de Lénine (voir ses articles dans les tomes V et VI de ses Œuvres complètes).]

Résultat : « le congrès adopta à l’unanimité… » L’autonomie nationale.

C’est tout ! Ni analyse de la réalité russe, ni examen, des conditions de vie des Juifs en Russie : d’abord on emprunta la solution au Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, puis on « approuva », et puis on « adopta à l’unanimité » ! C’est ainsi que les bundistes posent et « résolvent » la question nationale en Russie…

Cependant, l’Autriche et la Russie présentent des conditions absolument différentes. C’est ce qui explique que la social-démocratie d’Autriche, qui a adopté un programme national à Brünn (1899) [Le congrès de Brünn de la social-démocratie autrichienne siégea du 24 au 29 septembre 1899. Le point central des débats fut la question nationale. Le congrès rejeta le projet de résolution proposé par la social-démocratie des Slaves méridionaux, qui défendait l’idée de l’autonomie culturelle-nationale exterritoriale. Il adopta la résolution proposée par la commission exécutive unifiée (Comité central), demandant l’union des régions nationalement délimitées ; cette résolution fut, de la sorte, un compromis entre les social-démocrates austro-allemands qui défendaient l’idée d’un Etat centralisé, et les social-démocrates slaves-méridionaux, tchèques et autres, qui s’en tenaient à des positions nationalistes. Pour ce qui est de la question d’organisation, le congrès de Brünn alla encore plus loin que le congrès de Wimberg (voir note p. 43), dans la voie de la séparation des groupes social-démocrates nationaux, en faisant également de la direction centrale du Parti un organisme fédératif, composé des comités exécutifs des organisations social-démocrates nationales (allemande, tchèque, polonaise, ruthène [ukrainienne], italienne et slave-méridionale).] dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux (avec, il est vrai, quelques amendements insignifiants), aborde la question d’une façon, pour ainsi dire, tout à fait non russe et, bien entendu, la résout de même.

Tout d’abord, la façon de poser la question. Comment les théoriciens autrichiens de l’autonomie nationale, les commentateurs du programme national de Brünn et de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, Springer et Bauer posent-ils la question ?

« Ici — dit Springer — nous laissons sans réponse la question de savoir si, en général, un Etat de nationalités est possible et si, en particulier, les nationalités autrichiennes sont dans l’obligation de constituer un seul tout politique ; considérons ces questions comme résolues. Pour celui qui n’est pas d’accord avec ladite possibilité et nécessité, notre investigation sera évidemment sans fondement. Notre thème porte : les nations données sont forcées de mener une existence commune ; quelles formes juridiques leur permettront de vivre au mieux ? » (Cf. Sringer : le Problème national, p. 14.) (Souligné par Springer.)

Ainsi, l’unité de l’Etat autrichien comme point de départ.

Même opinion de Bauer :

« Nous partons de cette hypothèse que les nations autrichiennes resteront comme elles le sont actuellement, unies dans l’Etat où elles vivent actuellement, et nous demandons quels seront, dans le cadre de cette union, les rapports des nations entre elles et les rapports de toutes à l’égard de l’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 399.)

Là encore : l’unité de l’Autriche avant tout.

La social-démocratie russe peut-elle poser ainsi la question ? Non. Et elle ne peut le faire, parce que, dès le début, elle se place au point de vue du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, point de vue selon lequel la nation a le droit de se séparer. Même le bundiste Goldblatt a reconnu au II’ congrès de la social-démocratie russe que cette dernière ne peut renoncer au point de vue de la libre disposition. Voici ce que disait alors Goldblatt :

« On ne peut rien objecter au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Au cas où une nation quelconque lutte pour son indépendance, on ne saurait s’y opposer, Si la Pologne ne veut pas convoler en « justes noces » avec la Russie, ce n’est pas à nous de la gêner. »

Bon. Mais alors il s’ensuit que les points de départ chez les social-démocrates autrichiens et russes, loin d’être identiques, sont, au contraire, diamétralement opposés. Peut-on parler après cela de la possibilité d’emprunter aux Autrichiens leur programme national ?

Poursuivons. Les Autrichiens pensent réaliser la « liberté des nationalités » au moyen de petites réformes, au pas ralenti. Préconisant l’autonomie nationale comme mesure pratique, ils ne comptent nullement sur un changement radical, sur un mouvement démocratique de libération, qu’ils n’ont pas en perspective. Cependant que les marxistes russes, n’ayant pas de raison de compter sur des réformes, rattachent la question de la « liberté des nationalités » à un changement radical probable, au mouvement démocratique de libération. Et cela change essentiellement les choses en ce qui concerne la destinée probable des nations en Russie.

« Bien entendu — dit Bauer — il est peu probable que l’autonomie nationale soit le résultat d’une grande décision, d’une action courageuse, résolue. Pas à pas, l’Autriche marchera à l’autonomie nationale, par un processus lent et pénible, à travers une âpre lutte qui vouera la législation et l’administration à un état de paralysie chronique. Non, ce n’est point par le moyen d’un grand acte législatif, mais par une multitude de lois distinctes, rendues pour des régions, des communes distinctes, que sera établi un nouveau régime juridique d’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 422.)

Springer affirme la même chose :

« Je sais fort bien — écrit-il — que les institutions de cet ordre

[les organismes d’autonomie nationale. J.S.]

se créent non pas en un an, ni en une dizaine d’années. La réorganisation de l’administration prussienne, à elle seule, a nécessité une longue période de temps… Il a fallu une vingtaine d’années à la Prusse pour établir définitivement ses principales institutions administratives. Aussi, qu’on n’aille pas croire que j’ignore combien de temps il faudra à l’Autriche et combien elle rencontrera de difficultés. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 281-282.)

Tout cela est très précis. Mais les marxistes russes peuvent-ils ne pas lier la question nationale à l’« action courageuse et résolue » ? Peuvent-ils compter sur les réformes partielles, sur une « multitude de lois distinctes », comme moyen de conquérir la « liberté des nationalités » ? Et s’ils ne peuvent ni ne doivent le faire, ne s’ensuit-il pas clairement que les méthodes de lutte et les perspectives chez les Autrichiens et les Russes sont totalement différentes ? Comment peut-on dans cette situation se limiter à l’autonomie nationale unilatérale et bâtarde des Autrichiens ? De deux choses l’une : ou bien les partisans des emprunts aux programmes ne comptent pas sur l’« action courageuse et résolue », ou bien ils comptent sur celle-ci, mais « ne savent ce qu’ils font ».

Enfin, la Russie et l’Autriche sont placées devant des objectifs immédiats totalement différents, ce qui fait que les méthodes s’imposent, également différentes pour résoudre la question nationale. L’Autriche vit dans les conditions du parlementarisme ; sans Parlement, le développement y est impossible dans les conditions présentes. Mais il n’est pas rare de voir la vie parlementaire et la législation de l’Autriche s’arrêter complètement en raison des conflits violents entre les partis nationaux. C’est ce qui explique la crise politique chronique dont l’Autriche souffre depuis longtemps. Cela étant, la question nationale y constitue le pivot de la vie politique, une question de vie. Aussi n’est-il pas étonnant que les hommes politiques social-démocrates autrichiens s’efforcent de résoudre avant tout, d’une façon ou d’une autre, la question des conflits nationaux, de la résoudre évidemment sur le terrain du parlementarisme déjà existant, par des moyens parlementaires.

Il en va autrement en Russie. En Russie, d’abord, « grâce à Dieu, il n’y a pas de Parlement ». [Paroles prononcées à la Douma d’Etat, le 24 avril 1908, par V. Kokovtsev, ministre des Finances tsariste (plus tard, premier ministre).] En second lieu — et c’est le principal — le pivot de la vie politique de la Russie, ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire. C’est pourquoi les destinées de la question russe et, partant, celles aussi de la « libération » des nations, sont liées en Russie à la solution du problème agraire, c’est-à-dire à l’abolition des vestiges féodaux, c’est-à-dire à la démocratisation du pays. C’est ce qui explique que la question nationale en Russie apparaît, non comme une question indépendante et décisive, mais comme une partie de la question générale et plus importante de l’émancipation du pays.

« La stérilité du Parlement autrichien — écrit Springer — n’est due qu’au fait que chaque réforme engendre, au sein des partis nationaux, des contradictions qui en détruisent la cohésion, et c’est pourquoi les chefs des partis évitent soigneusement tout ce qui sent les réformes. Le progrès de l’Autriche n’est concevable, en général, que dans le cas où les nations se verraient attribuer des positions juridiques imprescriptibles ; cela les dispenserait de la nécessité d’entretenir dans le Parlement des détachements de combat permanents et leur permettrait d’entreprendre la solution des problèmes économiques et sociaux. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 36.)

Même opinion de Bauer :

« La paix nationale est avant tout nécessaire à l’Etat. L’Etat ne saurait aucunement tolérer que la législation soit suspendue pour cette question éminemment stupide qu’est celle de la langue, pour la moindre dispute de gens excités sur quelque point de la frontière nationale, pour chaque école nouvelle. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 401.)

Tout cela est compréhensible. Mais il n’est pas moins compréhensible qu’en Russie la question nationale se pose sur un tout autre plan. Ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire qui décide des destinées du progrès en Russie. La question nationale y est une question subordonnée.

Ainsi, différente est la façon de poser la question, différentes sont les perspectives et les méthodes de lutte, différentes les tâches immédiates. N’est-il pas clair que, devant cet état de choses, seuls des paperassiers qui « résolvent » la question nationale en dehors de l’espace et du temps peuvent prendre exemple sur l’Autriche et se livrer à des emprunts de programmes ?

Encore une fois : les conditions historiques concrètes comme point de départ, la manière dialectique comme la seule juste manière de poser la question, telle est la clé pour résoudre la question nationale.

 IV. — L’autonomie nationale

Nous avons parlé plus haut du côté formel du programme national autrichien, des principes méthodologiques qui interdisent aux marxistes russes de prendre simplement exemple sur la social-démocratie autrichienne et de faire leur le programme de celle-ci.

Parlons maintenant du programme lui-même, quant au fond.

Ainsi, quel est le programme national des social-démocrates autrichiens ?

Il se traduit par deux mots : autonomie nationale.

Cela signifie, en premier lieu, que l’autonomie est octroyée, disons, non à la Bohème ou à la Pologne, peuplées principalement de Tchèques et de Polonais, mais en général aux Tchèques et aux Polonais, indépendamment du territoire, quelle que soit la région de l’Autriche qu’ils occupent.

Voilà pourquoi cette autonomie est dénommée nationale et non territoriale.

Cela signifie, en second lieu, que, épars sur les divers points de l’Autriche, les Tchèques, les Polonais, les Allemands, etc., considérés individuellement, comme des personnes distinctes, s’organisent en nations et, comme telles, font partie de l’Etat autrichien. L’Autriche formera, dans ce cas, non pas une union de régions autonomes, mais une union de nationalités autonomes, constituées indépendamment du territoire.

Cela signifie, en troisième lieu, que les institutions nationales générales, devant être créées à ces fins pour les Polonais, les Tchèques, etc., auront à traiter non pas des questions « politiques », mais uniquement des problèmes de « culture ». Les questions politiques proprement dites seront concentrées dans le Parlement de l’Autriche tout entière (Reichsrat).

C’est pourquoi cette autonomie est dénommée encore culturelle, culturelle-nationale.

Et voici le texte du programme adopté par la social-démocratie autrichienne au congrès de Brünn, en 1899. (Voté également par les représentants du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux. Voir les Débats sur la question nationale au congrès du Parti à Brünn, 1906, p. 72.)

Après avoir mentionné que les « différends nationaux en Autriche mettent obstacle au progrès politique », que « la solution définitive du problème national… est, avant tout, une nécessité culturelle », que « la solution n’est possible que dans une société véritablement démocratique, basée sur le suffrage universel, direct et égal », le programme poursuit :

« Le maintien et le développement des particularités nationales [Dans la traduction russe de M. Panine (voir le livre de Bauer traduit par Panine), au lieu des « particularités nationales », il est dit « individualités nationales ». Panine a donné une traduction erronée de ce passage ; dans le texte allemand ne figure pas le mot « individualité », mais on y parle de « nationalen Eigenart », c’est-à-dire de particularités, ce qui est loin d’être la même chose.] des peuples d’Autriche ne sont possibles qu’avec la complète égalité de droits et l’absence de toute oppression. Aussi doit-on avant tout rejeter le système du centralisme bureaucratique d’Etat, de même que les privilèges féodaux des différents territoires.

Dans ces conditions, et seulement dans ces conditions, pourra s’instaurer en Autriche l’ordre national, au lieu des dissensions nationales, et cela sur les bases suivantes :

1. L’Autriche doit être réorganisée en un Etat représentant l’union démocratique des nationalités.

2. Au lieu des territoires historiques de la couronne, doivent être constituées des corporations autonomes délimitées nationalement, dans chacune desquelles la législation et l’administration se trouveraient aux mains de Chambres nationales élues au suffrage universel, direct et égal.

3. Les régions autonomes d’une seule et même nation forment ensemble une union nationale unique, qui règle toutes ses affaires nationales d’une façon parfaitement autonome.

4. Les droits des minorités nationales sont garantis par une loi spéciale rendue par le Parlement d’Empire.

Le programme se termine par un appel à la solidarité de toutes les nations d’Autriche. (Cf. Verhandlungen des Gesamtparteitages, à Brünn, 1899.)

Il n’est pas difficile de remarquer que ce programme a gardé certaines traces de « territorialisme », mais, dans l’ensemble, il formule l’autonomie nationale. Ce n’est pas sans raison que Springer, le premier agitateur en faveur de l’autonomie nationale, l’accueille d’enthousiasme. (Cf. Springer : le Problème national, p. 286.) Bauer, aussi, y souscrit, en le qualifiant de « victoire théorique » (Cf. la Question nationale, p. 549.) de l’autonomie nationale ; seulement, pour plus de clarté, il propose de remplacer le point 4 par une formule plus précise, affirmant la nécessité de « constituer la minorité nationale dans chaque région autonome en une corporation juridique publique », pour gérer les affaires scolaires et autres ayant trait à la culture. (Cf. Idem, p. 555.)

Tel est le programme national de la social-démocratie autrichienne.

Examinons ses bases scientifiques.

Voyons comment la social-démocratie autrichienne défend l’autonomie nationale prêchée par elle.

Adressons-nous aux théoriciens de cette dernière, à Springer et à Bauer.

Le point de départ de l’autonomie nationale est la conception de la nation comme union d’individus, indépendante d’un territoire déterminé.

La nationalité, d’après Springer, ne se trouve en aucune liaison essentielle avec le territoire ; les nations sont des unions de personnes autonomes. (Cf. Springer : le Problème national, p. 19.)

Bauer parle également de la nation comme d’une « communauté de personnes », qui « ne bénéficie pas d’une domination exceptionnelle dans telle région déterminée ». (Cf. la Question nationale, p. 286.)

Mais les individus formant la nation ne vivent pas toujours en une seule masse compacte ; ils se divisent souvent en groupes qui, sous cet aspect, s’incrustent dans des organismes nationaux étrangers. C’est le capitalisme qui les pousse dans diverses régions et villes, à la recherche d’un gagne-pain. Mais en pénétrant dans des régions nationales étrangères où ils constituent des minorités, ces groupes ont à souffrir, de la part des majorités nationales locales, des entraves à l’usage de leur langue, aux écoles, etc. D’où les conflits nationaux. D’où le caractère « impropre » de l’autonomie territoriale. La seule issue à cette situation, selon Springer et Bauer, c’est d’organiser les minorités de telle nationalité, éparses sur divers points de l’Etat, en une seule union nationale comprenant toutes les classes. Seule une telle union pourrait défendre, selon eux, les intérêts culturels des minorités nationales ; elle seule est capable de mettre fin aux dissensions nationales.

« Il est nécessaire — dit Springer — de donner aux nationalités une organisation rationnelle, de les doter de droits et de devoirs… » (Cf. le Problème national, p. 74.) Evidemment, « la loi est facile à créer, mais exerce-t-elle l’action que l’on en attend ? »… « Si l’on veut créer une loi pour les nations, il importe, avant tout, de créer les nations elles-mêmes… » (Cf. Idem, p. 88-89.) « Sans constituer de nationalités, il est impossible de créer le droit national et de faire cesser les dissensions nationales ». (Cf. Idem., p. 89.)

Bauer se prononce dans le même sens quand il formule comme « revendication de la classe ouvrière » la « constitution des minorités en corporations juridiques publiques sur la base du principe personnel ». (Cf. la Question nationale, p. 552.)

Mais comment organiser les nations ? Comment déterminer l’appartenance d’un individu à telle ou telle nation ?

« Cette appartenance — dit Springer — est établie par des matricules nationaux ; chaque individu habitant la région doit déclarer son appartenance à une nation quelconque. » (Cf. le Problème national, p. 226.)

« Le principe personnel — dit Bauer — suppose que la population se divisera par nationalités… sur la base des déclarations librement faites par les citoyens majeurs », c’est pour cela justement que « doivent être établis des cadastres nationaux. » (Cf. la Question nationale, p. 368.)

Et plus loin :

« Tous les Allemands — dit Bauer — dans les régions nationales homogènes, puis tous les Allemands portés sur les cadastres nationaux des régions mixtes, constituent la nation allemande et élisent un conseil national. » (Cf. Idem, p. 375.)

Il faut en dire autant des Tchèques, des Polonais, etc.

« Le conseil national — d’après Springer — est un Parlement culturel-national, auquel il appartient d’établir les lois fondamentales et d’approuver les moyens nécessaires pour pourvoir à l’œuvre scolaire nationale, à la littérature nationale, aux arts et aux sciences, pour créer des académies, des musées, des galeries, des théâtres, etc. » (Cf. le Problème national, p. 234.)

Telles sont l’organisation de la nation et l’institution centrale de cette dernière.

En créant de telles institutions comprenant toutes les classes, le Parti social-démocrate autrichien cherche, selon Bauer, à

« faire de la culture nationale… le patrimoine du peuple entier et, par ce seul moyen possible, à souder tous les membres de la nation en une communauté nationale-culturelle. » (Cf. la Question nationale, p. 553.) (souligné par nous. J. S.).

On pourrait croire que tout cela ne concerne que l’Autriche. Mais Bauer n’est pas d’accord sur ce point. Il affirme résolument que l’autonomie nationale est obligatoire aussi dans les autres Etats composés, comme l’Autriche, de plusieurs nationalités.

« A la politique nationale des classes possédantes, à la politique de conquête du pouvoir dans l’Etat de nationalités, le prolétariat de toutes ces nations oppose, selon Bauer, sa revendication de l’autonomie nationale. » (Cf. la Question nationale, p. 337.)

Puis, substituant insensiblement l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes, Bauer poursuit :

« C’est ainsi que l’autonomie nationale, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, devient inévitablement le programme constitutionnel du prolétariat de toutes les nations habitant l’Etat de nationalités. » (Idem, p. 333.)

Mais il va encore plus loin. Il croit fermement que les « unions nationales » comprenant toutes les classes, constituées » par lui et par Springer, serviront en quelque sorte de prototype à la future société socialiste. Car il sait que « l’ordre social socialiste… démembrera l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Idem, p. 555.), qu’en régime socialiste se fera le « groupement de l’humanité en des sociétés nationales autonomes » (Idem., p. 556.) ; que, « de cette façon, la société socialiste offrira sans aucun doute un tableau, bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » (Idem., p. 543.) ; que, par conséquent, « le principe socialiste de la nationalité est la synthèse suprême du principe national et de l’autonomie nationale ». (Idem., p. 542.)

Cela suffit, je pense…

Tel est le fondement donné à l’autonomie nationale dans les ouvrages de Bauer et de Springer.

Ce qui saute aux yeux, tout d’abord, c’est la substitution absolument incompréhensible, et que rien ne justifie, de l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. De deux choses l’une : ou bien Bauer n’a pas compris ce qu’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien, l’ayant compris, il le restreint consciemment, on ne sait dans quel but. Car il n’est pas douteux que : a) l’autonomie nationale implique l’unité de l’Etat de nationalités, tandis que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes sort du cadre de cette unité ; b) la libre disposition confère à la nation la plénitude des droits, tandis que l’autonomie nationale ne lui confère que les droits « culturels ». Premier point.

En second lieu, une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures apparaît parfaitement possible dans l’avenir, où telle ou telle nationalité se décidera à quitter l’Etat de nationalités, l’Autriche, par exemple : les social-démocrates ruthènes n’ont-ils pas déclaré au congrès du Parti, à Brünn, qu’ils sont prêts à unir les « deux parties » de leur peuple en un tout unique ? (Débats sur la question nationale au congrès du Parti de Brünn, p. 48.) Que devient alors l’autonomie nationale, « inévitable pour le prolétariat de toutes les nations » ?

Qu’est-ce que cette « solution » du problème qui fait tenir mécaniquement les nations sur le lit de Procuste de l’unité de l’Etat ?

Ensuite. L’autonomie nationale contredit tout le cours du développement des nations. Elle formule le mot d’ordre de l’organisation des nations, mais peut-on les souder artificiellement si la vie, si le développement économique en détache des groupes entiers qu’il disperse dans diverses régions ? Il n’est pas douteux qu’aux premiers stades du capitalisme, les nations tendent à se grouper. Mais il n’est pas douteux non plus qu’aux stades supérieurs du capitalisme commence le processus de dispersion des nations, le processus de séparation d’avec les nations, de toute une série de groupes qui s’en vont à la recherche d’un gagne-pain et qui, ensuite, émigrent définitivement vers d’autres régions de l’Etat ; ce faisant, les émigrants perdent leurs anciennes relations, en acquièrent de nouvelles dans les lieux nouveaux, s’assimilent, de génération en génération, des mœurs et goûts nouveaux, et peut-être aussi une langue nouvelle.

On se demande : est-il possible de réunir de tels groupes dissociés les uns des autres en une seule union nationale ? Où sont ces anneaux miraculeux à l’aide desquels il serait possible d’unir ce qu’on ne peut unir ? Est-il concevable de « resserrer en une seule nation », par exemple, les Allemands des pays de la Baltique et de la Transcaucasie ? Si tout cela est inconcevable et impossible, qu’est-ce qui distingue, en ce cas, l’autonomie nationale de l’utopie des nationalistes du passé, qui tentaient de faire tourner à rebours la roue de l’histoire ?

Mais la cohésion et l’unité de la nation ne décroissent pas seulement par suite de la migration. Elles décroissent encore du dedans, par suite de l’aggravation de la lutte de classes. Aux premiers stades du capitalisme, on peut encore parler de la « communauté culturelle » du prolétariat et de la bourgeoisie. Mais avec le développement de la grosse industrie et l’aggravation de la lutte de classes, la « communauté » commence à fondre. On ne saurait parler sérieusement de la « communauté culturelle » d’une nation lorsque les patrons et les ouvriers d’une seule et même nation cessent de se comprendre mutuellement. De quelle « communauté du sort » peut-il être question quand la bourgeoisie a soif de guerre, tandis que le prolétariat déclare la « guerre à la guerre » ? Peut-on avec de tels éléments opposés organiser une seule union nationale de toutes les classes ? Peut-on après cela parler de « rassemblement de tous les membres d’une nation en une communauté nationale culturelle » ? (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 553.) Ne s’ensuit-il pas clairement que l’autonomie nationale contredit tout le cours de la lutte de classes ?

Mais admettons une minute que le mot d’ordre : « Organisez la nation » soit un mot d’ordre réalisable. On peut encore comprendre les parlementaires nationalistes bourgeois qui s’efforcent d’« organiser » la nation pour recueillir des voix supplémentaires. Mais depuis quand les social-démocrates se préoccupent-ils d’« organiser » la nation, de « constituer » des nations, de « créer » des nations ?

Qu’est-ce que ces social-démocrates qui, à l’époque d’une aggravation extrême de la lutte de classes, organisent des unions nationales de toutes les classes ? Jusqu’ici, la social-démocratie autrichienne — comme tout autre — avait une seule tâche : organiser le prolétariat. Mais cette tâche a évidemment « vieilli ». Aujourd’hui, Springer et Bauer posent une tâche « nouvelle », plus intéressante : « créer », « organiser » la nation.

Au reste, la logique oblige : quiconque a accepté l’autonomie nationale doit accepter aussi cette tâche « nouvelle » ; mais accepter cette dernière, c’est abandonner la position de classe, c’est s’engager dans la voie du nationalisme.

L’autonomie nationale de Springer et de Bauer est une espèce raffinée du nationalisme.

Et ce n’est nullement par hasard que le programme national des social-démocrates autrichiens fait un devoir de prendre soin du « maintien et du développement des particularités nationales des peuples ». Pensez donc : « maintenir » des « particularités nationales » des Tatars transcaucasiens, telles que l’auto-flagellation pendant les fêtes de « Chakhséi-Vakhséi » ! « Développer » des « particularités nationales » des Géorgiens, telles que le « droit de vengeance » !…

Un point comme celui-là est tout indiqué dans un programme bourgeois-nationaliste avéré, et s’il s’est trouvé dans le programme des social-démocrates autrichiens, c’est parce que l’autonomie nationale tolère des points comme ceux-là et qu’elle ne les contredit pas.

Mais ne convenant pas à la société actuelle, l’autonomie nationale convient encore moins à la société socialiste future.

La prophétie de Bauer sur le « démembrement de l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Voir le début de ce chapitre.) est démentie par tout le cours du développement de l’humanité contemporaine. Les cloisons nationales ne s’affermissent pas, mais se désagrègent et tombent.

Dès 1840-1850, Marx disait que « déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus… », que « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». (Ces passages sont empruntés au chapitre II (« Prolétaires et communistes ») du Manifeste du Parti communiste de K. Marx et F. Engels, p. 25. Editions Sociales, Paris, 1947.) Le développement ultérieur de l’humanité avec son progrès gigantesque de la production capitaliste, avec son déplacement de nationalités et le rassemblement d’individus sur des territoires toujours plus vastes, confirme nettement l’idée de Marx.

Le désir de Bauer de présenter la société socialiste sous l’aspect d’« un tableau bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » est une timide tentative de substituer à la conception marxiste du socialisme la conception réformée de Bakounine. L’histoire du socialisme montre que toutes les tentatives de ce genre recèlent des éléments d’une faillite certaine.

Nous ne parlons même pas de ce « principe socialiste de la nationalité », vanté par Bauer, et qui, à notre avis, substitue au principe socialiste de la lutte de classes le principe bourgeois de la « nationalité ». Si l’autonomie nationale part d’un tel principe douteux, il est nécessaire de reconnaître qu’elle ne peut être que préjudiciable au mouvement ouvrier.

Ce nationalisme, il est vrai, n’est pas si limpide, car il est habilement masqué sous des phrases socialistes, mais il est d’autant plus nuisible pour le prolétariat. On peut toujours venir à bout du nationalisme ouvertement déclaré ; il n’est pas difficile de le discerner. Bien plus difficile est la lutte contre le nationalisme masqué et méconnaissable sous son masque. Couvert de la cuirasse du socialisme, il est moins vulnérable et plus vivace. Or, vivant parmi les ouvriers, il empoisonne l’atmosphère, en propageant les idées nocives de la méfiance réciproque et de l’isolement des ouvriers des diverses nationalités.

Mais le préjudice de l’autonomie nationale ne s’arrête pas là. Celle-ci prépare le terrain non seulement pour isoler les nations, mais encore pour morceler le mouvement ouvrier unique. L’idée de l’autonomie nationale crée des prémices psychologiques pour la division du parti ouvrier unique en partis distincts, construits par nationalités. Après le Parti, ce sont les syndicats qui se morcellent, et il en résulte un isolement complet. C’est ainsi que le mouvement de classe unique se brise pour former de petits ruisseaux nationaux distincts.

L’Autriche, patrie de l’« autonomie nationale », offre les plus tristes exemples de ce phénomène. Le Parti social-démocrate autrichien, autrefois unique, avait commencé à se morceler en partis distincts dès 1897 (congrès du Parti deWimberg). [Le congrès de Vienne (ou de Wimberg, du nom de l’hôtel où il tint ses assises) du Parti social-démocrate autrichien eut lieu du 6 au 12 juin 1897. A ce congrès, le Parti jusque-là uni fut démembré en six groupes social-démocrates nationaux indépendants (allemand, tchèque, polonais, ruthène (ukrainien), italien et slave-méridional), unis simplement par un congrès général et un Comité central commun.]

Après le congrès du Parti de Brünn (1899), qui adopta l’autonomie nationale, le morcellement s’accentua encore. Enfin, les choses en sont arrivées au point qu’au lieu d’un parti international unique, il en existe maintenant six nationaux, dont le Parti social-démocrate tchèque qui ne veut même pas avoir affaire à la social-démocratie allemande.

Mais aux Partis sont liés les syndicats. En Autriche, dans les uns comme dans les autres, le principal travail est accompli par les mêmes ouvriers social-démocrates. Aussi pouvait-on craindre que le séparatisme au sein du Parti conduirait au séparatisme dans les syndicats, que ces derniers se scinderaient également. C’est ce qui s’est produit : les syndicats se sont également divisés par nationalités. Maintenant il n’est pas rare de voir les choses en venir au point que les ouvriers tchèques brisent la grève des ouvriers allemands ou participent aux élections municipales avec les bourgeois tchèques contre les ouvriers allemands.

On voit ainsi que l’autonomie nationale ne résout pas la question nationale. Bien plus : elle l’aggrave et l’embrouille, en créant un terrain favorable à la destruction de l’unité du mouvement ouvrier, à la séparation des ouvriers par nationalités, au renforcement des frictions entre eux.

Telle est la moisson de l’autonomie nationale.

 V. — Le Bund, son nationalisme, son séparatisme

Nous avons dit plus haut que Bauer, qui reconnaît que l’autonomie nationale est nécessaire pour les Tchèques, les Polonais, etc., se prononce néanmoins contre une telle autonomie pour les Juifs. A la question : « La classe ouvrière doit-elle réclamer l’autonomie pour le peuple juif ? », Bauer répond que « l’autonomie nationale ne peut être la revendication des ouvriers juifs ». (Cf. la Question nationale, p. 381, 396.) La raison, selon Bauer, c’est que « la société capitaliste ne leur permet pas [aux Juifs. J.S.] de se conserver en tant que nation ». (Cf. Idem, p. 389.)

Bref : la nation juive cesse d’exister. Par conséquent, pour qui demanderait-on l’autonomie nationale ? Les Juifs s’assimilent.

Ce point de vue sur la destinée des Juifs, en tant que nation, n’est pas nouveau. Marx l’a émis déjà dans les années 1840-1850 [Cf. sa Contribution à la question juive, 1906. (J.S.) Allusion à l’article de K. Marx : Zur Judenfrage (« Contribution à la question juive »), publié en 1844 dans les Deutsch- Französische Jahrbücher (« Annales franco-allemandes »), où Marx polémisait avec le chef des radicaux libres penseurs allemands, Bruno Bauer, L’article parut à plusieurs reprises, traduit en russe, sous forme de brochure. Voir l’article au tome I des Œuvres de K. Marx et de F. Engels, édition de l’Institut Marx-Engels, 1928. En français, voir : Karl Marx : Oeuvres philosophiques, tome I, p. 163-214, A Costes, Paris, 1927.], songeant principalement aux Juifs allemands. Kautsky l’a repris en 1903 (Cf. son Massacre de Kichinev et la question juive, 1906.), en ce qui concerne les Juifs russes.

Aujourd’hui, c’est Bauer qui le reprend au sujet des Juifs autrichiens, avec cette différence toutefois qu’il nie non le présent, mais l’avenir de la nation juive.

L’impossibilité de la conservation des Juifs en tant que nation, Bauer l’explique par le fait que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation ». (Cf. la Question nationale, p. 388.) Cette explication, juste quant au fond, n’exprime cependant pas toute la vérité. La raison en est, avant tout, que parmi les Juifs il n’existe pas de large couche stable, liée à la terre, qui cimenterait naturellement la nation, non seulement comme son ossature, mais encore comme marché « national ».

Sur 5-6 millions de Juifs russes, 3 ou 4 % seulement sont liés, d’une façon ou d’une autre, à l’agriculture. Les 96 % restants sont occupés dans le commerce, l’industrie, les institutions urbaines et vivent généralement dans les villes ; au surplus, dispersés à travers la Russie, ils ne forment la majorité dans aucune province.

Ainsi, incrustés en tant que minorités nationales, dans les régions peuplées d’autres nationalités, les Juifs desservent principalement les nations « étrangères », en qualité d’industriels et de commerçants, en qualité de gens exerçant des professions libérales, et ils s’adaptent naturellement aux « nations étrangères » sous le rapport de la langue, etc. Tout cela, avec le déplacement accru des nationalités, propre aux formes évoluées du capitalisme, mène à l’assimilation des Juifs. La suppression des « zones réservées aux Juifs » ne peut qu’accélérer cette assimilation.

C’est ce qui fait que le problème de l’autonomie nationale pour les Juifs russes prend un caractère un peu singulier : on propose l’autonomie pour une nation dont on nie l’avenir, dont il faut encore démontrer l’existence !

Et, cependant, le Bund s’est placé sur cette position singulière et chancelante, en adoptant, à son Vie congrès (1905) un « programme national » dans l’esprit de l’autonomie nationale.

[Le VIe congrès du Bund se tint en octobre 1905 à Zurich (Suisse).

A ce congrès, le Bund formula définitivement son programme national, en revendiquant la « création d’institutions juridiques publiques » qui « ne peuvent aboutir qu’à l’autonomie ex-territoriale, sous forme d’autonomie culturelle-nationale », « supposant : 1° le retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.) ; 2° la transmission de ces fonctions à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret ».]

Deux circonstances poussaient le Bund à agir de la sorte.

La première, c’est l’existence du Bund comme organisation des ouvriers social-démocrates juifs, et seulement juifs. Dès avant 1897, les groupes social-démocrates qui militaient parmi les ouvriers juifs, s’assignaient comme but de créer une « organisation ouvrière spécialement juive ». (Cf. Kastelianski, les Formes du mouvement national, etc., p. 772.)

C’est en 1897 précisément qu’ils créèrent cette organisation en se groupant dans le Bund. C’était à l’époque où la social-démocratie russe n’existait pas encore de fait comme un tout unique. Depuis, le Bund n’a cessé de croître et de s’étendre, se détachant de plus en plus sur le fond de la grisaille quotidienne de la social-démocratie russe…

Mais voici qu’arrivent les années 1900-1910. Le mouvement ouvrier de masse commence. La social-démocratie polonaise se développe, entraînant dans la lutte de masse les ouvriers juifs. La social-démocratie russe se développe, gagnant à soi les ouvriers « bundistes ». Le cadre national du Bund, dépourvu de base territoriale, devient étroit.

Une question se pose devant le Bund : ou bien se laisser résorber dans la vague internationale commune, ou bien défendre son existence indépendante, en tant qu’organisation ex-territoriale. Le Bund opte pour cette dernière solution.

C’est ainsi que se crée la « théorie » du Bund, comme « représentant unique du prolétariat juif ».

Mais justifier cette étrange « théorie », d’une façon quelque peu « simple » devient impossible. Il est nécessaire de trouver quelque fondement « de principe », une justification « de principe ». L’autonomie nationale s’est justement trouvée être ce fondement. Le Bund s’en est saisi, en l’empruntant à la social-démocratie autrichienne. N’eût été ce programme chez les Autrichiens, le Bund l’aurait inventé pour justifier « en principe » son existence indépendante.

Ainsi, après une timide tentative faite en 1901 (IVe congrès), le Bund adopte définitivement le « programme national » en 1905 (VP congrès).

La seconde circonstance, c’est la situation particulière des Juifs, en tant que minorités nationales distinctes, dans des régions où la majorité massive est constituée par d’autres nationalités.

Nous avons déjà dit qu’une telle situation sape l’existence des Juifs en tant que nation, les fait entrer dans la voie de l’assimilation. Mais c’est là un processus objectif. Subjectivement, il provoque une réaction dans l’esprit des Juifs et pose la question de la garantie des droits de la minorité nationale, de la garantie contre l’assimilation.

Prêchant la vitalité de la « nationalité » juive, le Bund ne pouvait manquer de se rallier au point de vue de la « garantie ». Une fois cette position adoptée, il ne pouvait manquer d’accepter l’autonomie nationale. Car s’il est une autonomie à laquelle le Bund ait pu s’accrocher, ce ne pouvait être que l’autonomie nationale, c’est-à-dire culturelle-nationale : pour ce qui est de l’autonomie territoriale politique des Juifs, il ne pouvait même pas en être question vu l’absence, chez ces derniers, d’un territoire déterminé.

Il est caractéristique que, dès le début, le Bund soulignait le caractère de l’autonomie nationale comme garantie des droits des minorités nationales, comme garantie du « libre développement » des nations. Ce n’est pas par hasard non plus que Goldblatt, le représentant du Bund au IIe congrès de la social-démocratie russe, définissait l’autonomie nationale comme des « institutions leur garantissant [aux nations, J.S.] la pleine liberté du développement culturel ». (Cf. les Procès-verbaux du IIe congrès, p. 176.) La même proposition fut apportée devant la fraction social-démocrate de la IVe Douma par les partisans des idées du Bund…

C’est ainsi que le Bund se plaça sur la position singulière de l’autonomie nationale des Juifs.

Nous avons analysé plus haut l’autonomie nationale en général. L’analyse a montré que l’autonomie nationale mène au nationalisme. Nous verrons plus loin que le Bund a abouti au même point. Mais le Bund envisage l’autonomie nationale encore sous un angle spécial, sous l’angle de la garantie des droits des minorités nationales. Examinons la question aussi de ce côté spécial. Cela est d’autant plus nécessaire que la question des minorités nationales — et non seulement les juives, — a, pour la social-démocratie, une sérieuse importance.

Ainsi, « institutions garantissant » aux nations la « pleine liberté du développement culturel » (souligné par nous, J. S.).

Mais qu’est-ce que ces « institutions garantissant », etc. ?

C’est tout d’abord le « conseil national » de Springer-Bauer, quelque chose comme une Diète pour les questions culturelles.

Mais ces institutions peuvent-elles garantir la « pleine liberté du développement culturel » de la nation ? Des Diètes pour les questions culturelles quelles qu’elles soient, peuvent-elles garantir les nations contre la répression nationaliste ?

Le Bund croit que oui.

Or, l’histoire atteste le contraire.

Dans la Pologne russe, il existait à un moment donné une Diète, une Diète politique, qui s’efforçait évidemment de garantir la liberté du « développement culturel » des Polonais. Non seulement elle n’y réussit pas, mais—au contraire— elle succomba elle-même dans la lutte inégale contre les conditions politiques générales de la Russie.

En Finlande, il existe depuis longtemps une Diète qui s’efforce également de défendre la nationalité finnoise contre les « attentats », mais réussit-elle à faire beaucoup dans cette direction, cela tout le monde le voit.

Evidemment, il y a Diète et Diète, et il n’est pas aussi facile de venir à bout de la Diète finlandaise organisée démocratiquement, que de la Diète aristocratique polonaise. Toutefois, le facteur décisif n’est pas la Diète elle-même, mais l’ordre de choses général en Russie ; s’il y avait actuellement en Russie un ordre de choses social et politique aussi brutalement asiatique que dans le passé, aux années de l’abolition de la Diète polonaise, la Diète finlandaise serait dans une situation plus grave. D’autre part, la politique des « attentats » contre la Finlande s’accentue, et on ne saurait dire qu’elle subisse des défaites…

S’il en est ainsi des vieilles institutions historiquement constituées, des Diètes politiques, à plus forte raison le libre développement des nations ne peut-il être garanti par les Diètes récentes, les institutions récentes et faibles avec cela comme le sont les Diètes « culturelles ».

Il ne s’agit évidemment pas des « institutions », mais de l’ordre de choses général dans le pays. Pas de démocratisation dans le pays, — pas de garanties non plus pour une « pleine liberté du développement culturel » des nationalités. On peut affirmer avec certitude que plus le pays est démocratique, moins il y a d’« attentats » à la « liberté des nationalités », et plus il y a de garanties contre les « attentats ».

La Russie est un pays semi-asiatique ; aussi la politique d’« attentats » y revêt-elle souvent les formes les plus brutales, les formes de pogrom ; inutile de dire que les « garanties » sont réduites en Russie à l’extrême minimum.

L’Allemagne, c’est déjà l’Europe avec une liberté politique plus ou moins grande ; il n’est pas étonnant que la politique d’« attentats » n’y revête jamais les formes d’un pogrom.

En France, assurément, il y a encore plus de « garanties », parce que la France est plus démocratique que l’Allemagne.

Nous ne parlons même pas de la Suisse, pays dont le haut démocratisme, bien que bourgeois, permet aux nationalités de vivre librement, qu’elles représentent la minorité ou la majorité, peu importe.

Ainsi, le Bund fait fausse route en affirmant que les « institutions » peuvent par elles-mêmes garantir le plein développement culturel des nationalités.

L’on pourra objecter que le Bund considère lui-même la démocratisation en Russie comme la condition préalable à la « création d’institutions » et aux garanties de la liberté. Mais cela est faux. Comme il ressort du Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund [La VIIIe conférence du Bund se tint en septembre 1910 à Lvov (Galicie). La conférence porta principalement son attention sur les questions de la communauté juive et du repos du samedi ; les résolutions adoptées sur ces questions attestaient un nouveau renforcement du nationalisme dans le Bund.], celui-ci pense obtenir la création d’« institutions » sur la base de l’ordre de choses actuel en Russie, en « réformant » la communauté juive.

« La communauté — a déclaré à cette conférence un des leaders du Bund — peut devenir le noyau de la future autonomie culturelle-nationale. L’autonomie culturelle-nationale est, pour la nation, un moyen de se servir elle-même, un moyen de satisfaire ses besoins nationaux. Sous la forme de la communauté se cache le même contenu. Ce sont les anneaux d’une seule chaîne, les étapes d’une seule évolution. » (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 62.)

Partant de ce point de vue, la conférence a proclamé la nécessité de lutter « pour la réforme de la communauté juive et sa transformation par voie législative en une institution laïque » (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 83-84.), organisée démocratiquement (souligné par nous, J.S.).

Il est clair que le Bund considère comme condition et garantie, non pas la démocratisation de la Russie, mais la future « institution laïque » des Juifs, obtenue par la voie de la « réforme de la communauté juive », pour ainsi dire par voie « législative », par la Douma.

Mais nous avons déjà vu que les « institutions » en elles-mêmes, en l’absence d’un régime démocratique dans l’ensemble de l’Etat, ne peuvent servir de « garanties ».

Mais encore, qu’en sera-t-il sous le futur régime démocratique ? N’aura-t-on pas besoin, même en régime démocratique, d’institutions spéciales, « institutions culturelles garantissant », etc. ? Où en sont les choses sur ce point, par exemple, dans la Suisse démocratique ?

Existe-t-il là-bas des institutions culturelles spéciales, dans le genre du « conseil national » de Springer ? Non, elles n’existent pas. Mais les intérêts culturels, par exemple, des Italiens, qui y forment la minorité, n’en souffrent-ils pas ? On ne le dirait guère. D’ailleurs, cela se conçoit : la démocratie, en Suisse, rend superflues toutes « institutions » culturelles spéciales, qui soi-disant « garantissent », etc.

Ainsi, impuissantes dans le présent, superflues dans l’avenir, telles sont les institutions de l’autonomie culturelle-nationale, telle est l’autonomie nationale.

Mais elle devient encore plus nuisible quand on l’impose à une « nation » dont l’existence et l’avenir sont sujets à caution. Alors, les partisans de l’autonomie nationale en sont réduits à protéger et à conserver toutes les particularités de la « nation », non seulement utiles, mais aussi nuisibles, à seule fin de « sauver la nation » de l’assimilation, à seule fin de la « sauvegarder ».

C’est dans cette voie dangereuse que devait inévitablement s’engager le Bund.

Et il s’y est engagé effectivement. Nous voulons parler des décisions que l’on sait, adoptées aux dernières conférences du Bund sur le « samedi », le « yiddish », etc.

La social-démocratie cherche à obtenir le droit à la langue maternelle pour toutes tes nations, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait, — il exige que l’on défende « avec une insistance particulière » les « droits de la langue juive » (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 85.) (souligné par nous, J. S.) ; et le Bund lui-même, lors des élections à la IVe Douma, donne la « préférence à celui d’entre eux [c’est-à-dire d’entre les électeurs du deuxième degré], qui s’engage à défendre les droits de la langue juive ». (Voir Compte rendu de la IXe conférence du Bund, 1912, p. 42.)

Non point le droit général à la langue maternelle, mais le droit spécial à la langue juive, au yiddish ! Que les ouvriers des diverses nationalités luttent avant tout pour leur langue : les Juifs pour la langue juive, les Géorgiens pour la langue géorgienne, etc. La lutte pour le droit général de toutes les nations est chose secondaire. Vous pouvez même ne pas reconnaître le droit à la langue maternelle pour toutes les nationalités opprimées ; mais si vous avez reconnu le droit au yiddish, sachez-le bien : le Bund votera pour vous, le Bund vous « préférera ».

Mais qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois ?

La social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait. Il exige que, « par voie législative », soit « assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre jour ». (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 83.)

Il faut croire que le Bund fera « un pas en avant » et revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives. Et si, pour le malheur du Bund, les ouvriers juifs ont abandonné les vieux préjugés et ne veulent pas fêter le samedi, le Bund, par son agitation pour le « droit au samedi », leur rappellera l’existence du samedi, cultivera chez eux, pour ainsi dire, l’ « esprit du samedi »…

On comprend, par conséquent, fort bien les « discours ardents » des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des « hôpitaux juifs », cette revendication étant motivée par ceci que « le malade se sent mieux parmi les siens », que « l’ouvrier juif ne se sentira pas à l’aise parmi les ouvriers polonais, qu’il se sentira bien parmi les boutiquiers juifs ». (Idem, p. 68.)

Garder tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif, fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé le Bund !

Le camarade Plékhanov avait mille fois raison, en disant que le Bund « adapte le socialisme au nationalisme ». [C’est G. Plékhanov qui employa l’expression : « l’adaptation du socialisme au nationalisme » en parlant des bundistes et des social-démocrates caucasiens dans son article : « Encore une conférence de scission », publié dans le n° 3 du 15 (2) octobre 1912, du journal Pour le Parti (organe des plékhanoviens- « menchéviks-partiitsy », c’est-à-dire fidèle à l’esprit du Parti et des « bolchéviks-partiitsy » — conciliateurs, qui parut de 1912 à 1914). Dans cet article, G. Plékhanov condamnait avec vigueur aussi bien la convocation que les décisions de la conférence des liquidateurs du mois d’août.]

Evidemment V. Kossovski et les bundistes du même acabit, peuvent traiter Plékhanov de « démagogue » [Allusion à la lettre de V. Kossovski, adressée à la rédaction de la revue des liquidateurs, Nacha Zaria (n° 9-10, 1912) sous le titre de Démagogie impardonnable, où il polémisait contre l’article de G. Plékhanov.

« Encore une conférence de scission », mentionné dans la note précédente.], — le papier supporte tout — mais quiconque connaît l’activité du Bund comprendra aisément que ces hommes courageux ont simplement peur de dire la vérité sur eux-mêmes et se couvrent de vocables-massues sur la « démagogie »…

Mais s’en tenant à cette position dans la question nationale, le Bund devait, naturellement, s’engager aussi pour la question d’organisation dans la voie de l’isolement des ouvriers juifs, dans la voie des curies nationales au sein de la social-démocratie. Car telle est la logique de l’autonomie nationale !

En effet, de la théorie de la « représentation unique » le Bund passe à la théorie de la « délimitation nationale » des ouvriers. Le Bund exige de la social-démocratie russe qu’elle « procède dans sa structure organique à la délimitation par nationalités ». [Voir la Communication sur le VIIe congrès du Bund, p. 7.

Le VIIIe congrès du Bund se tint à la fin de 1906, à Lvov (Galicie). Le congrès se prononça pour l’adhésion du Bund au P.O.S.D.R., sur la base du statut adopté au IVe congrès (de Stockholm) en faisant cette réserve, toutefois, que « tout en adhérant au P.O.S.D.R. et en acceptant son programme, le Bund garde son programme à lui sur la question nationale ». Après le VIIe congrès, le Bund passa entièrement et définitivement dans la voie menchévik.]

Et de la « délimitation » il fait « un pas en avant » vers la théorie de l’« isolement ». Ce n’est pas sans raison qu’à la VIIIe conférence du Bund, des propos se sont fait entendre, disant que « l’existence nationale est dans l’isolement ». (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 72.)

Le fédéralisme en matière d’organisation recèle des éléments de décomposition et de séparatisme. Le Bund marche au séparatisme.

D’ailleurs, il n’a pas, à proprement parler, d’autre voie à suivre. Son existence même, en tant qu’organisation ex-territoriale, le pousse dans la voie du séparatisme. Le Bund ne possède pas de territoire déterminé ; il œuvre sur les territoires d’ « autrui », cependant que les social-démocraties polonaise, lettone et russe circonvoisines constituent des collectivités territoriales internationales. Mais il en résulte que chaque extension de ces collectivités signifie une « perte » pour le Bund, un rétrécissement de son champ d’action.

De deux choses l’une : ou bien toute la social-démocratie russe doit être réorganisée sur les bases du fédéralisme national, et alors le Bund acquiert la possibilité de « s’assurer » le prolétariat juif ; ou bien le principe territorial international de ces collectivités reste en vigueur, et alors le Bund se réorganise sur les bases de l’internationalisme, comme cela a lieu dans la social-démocratie polonaise et lettone.

C’est ce qui explique que le Bund réclame, dès le début, la « réorganisation de la social-démocratie russe sur des bases fédératives ». (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale et de la réorganisation de la social-démocratie russe sur les bases fédératives, 1902, éd. du Bund.)

En 1906, le Bund cédant à la vague unificatrice venant d’en bas, choisit un moyen terme, en adhérant à la social-démocratie russe. Mais comment y a-t-il adhéré ? Alors que les social-démocraties polonaises et lettones y ont adhéré en vue de travailler paisiblement en commun, le Bund y a adhéré en vue de mener la bataille pour la fédération. C’est ce que disait alors le leader des bundistes Medem :

« Nous y allons non pour l’idylle, mais pour la lutte. Point d’idylle, et seuls les Manilov [Personnage des Ames mortes de Gogol. Type du rêveur sans conviction, sans caractère.] peuvent l’attendre dans un avenir prochain. Le Bund doit entrer au Parti, armé de pied en cap. » [Voir Naché Slovo, n° 3, p. 24, Vilna, 1906. (J.S.) Naché Slovo (Notre Parole), hebdomadaire bundiste légal, qui paraissait à Vilna en 1906. Il parut au total 9 numéros.]

Ce serait une erreur d’y voir de la mauvaise volonté de la part de Medem. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais de la position particulière du Bund, en vertu de laquelle il ne peut pas ne pas lutter contre la social-démocratie russe qui est basée sur les principes de l’internationalisme. Or, en la combattant, le Bund compromettait, naturellement, les intérêts de l’unité.

Finalement, les choses en viennent au point que le Bund rompt officiellement avec la social-démocratie russe, en violant les statuts et en s’unissant, pendant les élections à la IVe Douma, avec les nationalistes polonais contre les social-démocrates polonais. [Allusion à l’élection de la IVe Douma d’Etat du député de Varsovie, Jagello, membre de la « gauche » du Parti socialiste polonais, élu sur la liste du bloc des bundistes et du P.S.P. avec les nationalistes bourgeois juifs contre les voix des électeurs social-démocrates polonais qui formaient la majorité au collège d’électeurs ouvriers.

La fraction social-démocrate de la IVe Douma d’Etat, grâce à la majorité que les liquidateurs y détenaient alors, accepta dans son sein Jagello qui n’était pas social-démocrate, donnant ainsi son appui à l’acte scissionniste du Bund et approfondissant la scission parmi les ouvriers de Pologne. Voir à ce sujet l’article de Staline : « Jagello, membre ne jouissant pas de tous les droits de la fraction social-démocrate », dans le n° 182 de la Pravda, du 1er décembre 1912.]

Le Bund a trouvé évidemment que la rupture est le meilleur moyen d’assurer son activité indépendante.

C’est ainsi que le « principe » de la « délimitation » en matière d’organisation a abouti au séparatisme, à une rupture complète.

Polémisant sur le fédéralisme avec la vieille Iskra [La vieille Iskra, l’Iskra de la période 1900 à 1903 (jusqu’au n° 51), alors que Lénine prenait une part des plus active à sa rédaction, — s’appelait ainsi pour la distinguer de la nouvelle Iskra, passée aux positions menchéviks. La vieille Iskra menait une lutte des plus acharnée contre le nationalisme du Bund. Une série d’articles de l’Iskra, dont certains de la plume de Lénine, furent consacrés à la critique du Bund et de ses positions dans la question nationale et dans les questions de structure du Parti.], le Bund écrivait jadis :

« L’Iskra veut nous persuader que les rapports fédératifs du Bund avec la social-démocratie russe doivent affaiblir les liens entre eux. Nous ne pouvons réfuter cette opinion, en nous référant à la pratique russe, pour la simple raison que la social-démocratie russe n’existe pas comme groupement fédératif.

Mais nous pouvons nous référer à l’expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche, reconstruite sur le principe fédératif en vertu d’une décision du congrès du Parti tenu en 1897. » (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale, etc., 1902, p. 17, édition du Bund.)

Cela fut écrit en 1902.

Mais nous sommes maintenant en 1913. Nous avons actuellement la « pratique » russe, et l’ « expérience de la social-démocratie d’Autriche ».

Que nous disent-elles ?

Commençons par l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche ».

Déjà avant 1896, il existe en Autriche un Parti social-démocrate unique. Cette année-là, les Tchèques réclament pour la première fois au congrès international de Londres, une représentation distincte et l’obtiennent. En 1897, au congrès du Parti tenu à Vienne (Wimberg), le Parti unique est officiellement liquidé ; on établit à sa place une union fédérative de six « groupes social-démocrates » nationaux.

Ensuite ces « groupes » se transforment en Partis indépendants. Les Partis rompent peu à peu la liaison entre eux. A leur suite se disloque la fraction parlementaire, des « clubs » nationaux s’organisent. Viennent ensuite les syndicats, qui se morcellent également par nationalités. On en arrive même jusqu’aux coopératives, au morcellement desquelles les séparatistes tchèques appellent les ouvriers.

[Voir dans Documente des Separatismus, les termes empruntés à la brochure de Vanek, p. 29. (J.S.) Karl Vanek, social-démocrate tchèque, député au Parlement autrichien (Reichsrat) et au Landtag de Brünn, directeur de la caisse d’assurance-maladie à Brünn, un des chefs des séparatistes tchèques. En 1910, K. Vanek publia dans la revue Rovnost (Egalité) une suite d’articles sous le titre « Voulons-nous être en tutelle ou être libres ? », consacrés à la défense des idées séparatistes et imprégnés de chauvinisme national.

Ces articles (édités également en brochure), en même temps que d’autres documents furent reproduits dans le recueil Dokumente des Separatismus (« Documents du séparatisme ») » publié par le syndicat autrichien des métallurgistes, qui tentait ainsi d’empêcher le développement de la scission vers laquelle Vanek, Bourian, Toussar et autres chefs des séparatistes tchèques, menaient le mouvement ouvrier tchèque.

Voici ce que disait le passage, mentionné ici par Staline, de la brochure de K. Vanek : « Comment l’ouvrier tchèque, avant encore que se soit accomplie la renaissance de la société, peut-il espérer sauver de la perte son petit garçon ou sa fillette ou bien leur assurer à l’avenir une existence meilleure que celle qui leur est échue, si les forces consommatrices du peuple tchèque n’estiment pas nécessaire de recourir aux services de leurs propres artisans, marchands et industriels ? »

« Et comment la masse ouvrière tchèque peut-elle s’attendre à recevoir dans l’Etat futur ce qui lui revient de droit ; à devenir, sous le rapport politique, social et national égale en droits, si elle met â la disposition d’autrui sa base économique, si elle livre aux camarades d’une autre nationalité les possibilités de production, la force résidant dans l’argent ? »]

Sans compter que l’agitation séparatiste affaiblit chez les ouvriers le sentiment de la solidarité, en les poussant souvent dans la voie des briseurs de grèves.

Ainsi, l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche » parle contre le Bund, en faveur de la vieille Iskra. Le fédéralisme au sein du Parti autrichien a abouti au séparatisme le plus ignoble, à la désagrégation de l’unité du mouvement ouvrier.

Nous avons vu plus haut que la « pratique russe » parle dans le même sens. Les séparatistes bundistes, de même que les Tchèques, ont rompu avec l’ensemble de la social-démocratie, de la social-démocratie russe. En ce qui concerne les syndicats, les syndicats bundistes, ils étaient dès le début organisés d’après le principe national, c’est-à-dire qu’ils étaient séparés des ouvriers des autres nationalités.

L’isolement total, la rupture totale, voilà ce que montre la « pratique russe » du fédéralisme.

Il n’est pas étonnant que cet état de choses se répercute sur les ouvriers par un affaiblissement du sentiment de solidarité et par la démoralisation, et que cette dernière pénètre aussi au sein du Bund. Nous voulons parler des conflits de plus en plus fréquents entre ouvriers juifs et polonais sur le terrain du chômage. Voici quels propos ont retenti, à ce sujet, à la IXe conférence du Bund :

« Les ouvriers polonais qui nous évincent, nous les considérons comme des pogromistes, comme des jaunes, nous ne soutenons pas leurs grèves, nous les sabotons. En second lieu, nous répondons à l’évincement par l’évincement : en réponse à la non-admission des ouvriers juifs dans les fabriques, nous ne laissons pas les ouvriers polonais travailler aux établis à bras… Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres. » (Voir le Compte rendu de la IXe conférence du Bund, p. 19.) [Souligné par nous. J. S.].

C’est ainsi que l’on parle de solidarité à la conférence bundiste.

On ne peut aller plus loin en matière de « délimitation » et d’ « isolement ». Le Bund est arrivé à ses fins : il délimite les ouvriers des diverses nationalités jusqu’aux rixes, jusqu’aux actes de briseurs de grève. Impossible de faire autrement :

« Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres… »

Désorganisation du mouvement ouvrier, démoralisation dans les rangs de la social-démocratie, voilà à quoi mène le fédéralisme bundiste.

Ainsi, l’idée de l’autonomie nationale, l’atmosphère qu’elle crée, s’est révélée encore plus nuisible en Russie qu’en Autriche.

 VI. — Les Caucasiens, la conférence des liquidateurs

Nous avons parlé plus haut des flottements d’une partie des social-démocrates caucasiens, qui n’avaient pu résister à la « contagion » nationaliste. Ces flottements se sont exprimés en ce que lesdits social-démocrates ont suivi — si étrange que ce soit — les traces du Bund, en proclamant l’autonomie culturelle-nationale.

L’autonomie régionale pour l’ensemble du Caucase et l’autonomie culturelle-nationale — pour les nations composant le Caucase— c’est ainsi que ces social-démocrates, qui se rallient, soit dit à propos, aux liquidateurs russes, formulent leur revendication.
Ecoutons leur leader reconnu, le fameux N. [Pseudonyme de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens, ancien chef du gouvernement menchévik de Géorgie, fut un partisan enragé d’une intervention armée contre l’U.R.S.S.]

« Tout le monde sait que le Caucase se distingue profondément des provinces centrales, tant par la composition raciale de sa population que par le territoire et l’agriculture. L’exploitation et le développement matériel d’une telle contrée réclament des travailleurs qui soient du pays, connaissant les particularités locales, habitués à la culture et au climat locaux. Il est nécessaire que toutes les lois poursuivant des fins d’exploitation du territoire local soient promulguées sur place et mises en œuvre par les gens du lieu.

En conséquence, il sera de la compétence de l’organisme central de l’autonomie administrative caucasienne de promulguer les lois sur les questions locales… Ainsi, les fonctions du centre caucasien consistent à promulguer des lois poursuivant des fins d’exploitation économique du territoire local, des fins de prospérité matérielle de la contrée. »

[Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), 1912, n° 12. (J.S.) Tchvéni Tskhovréba, quotidien des menchéviks géorgiens, parut en 1912 à Koutaïs. Le journal eut dix-neuf numéros. Les passages cités sont empruntés à l’un des articles de N. (Noé Jordania) intitulé : « L’ancien et le nouveau », publié dans les numéros 11-14 de Tchvéni Tskhovréba.]

Ainsi, autonomie régionale du Caucase.

Si l’on fait abstraction des motifs quelque peu contradictoires et décousus, invoqués par N., il convient de reconnaître que sa conclusion est juste. L’autonomie régionale du Caucase, jouant dans le cadre de la Constitution de l’Etat tout entier — ce que N. ne nie pas d’ailleurs — est effectivement nécessaire, vu les particularités de la composition et des conditions de vie du pays.

Cela est aussi reconnu par la social-démocratie russe, qui a proclamé à son IIe congrès « l’autonomie administrative régionale pour les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition de leur population, se distinguent des régions russes proprement dites. »

Soumettant ce point à l’examen du IIe congrès, Martov l’a motivé, en disant que :

« les vastes étendues de la Russie et l’expérience de notre administration centralisée, nous donnent lieu de considérer comme nécessaire et utile l’existence d’une autonomie administrative régionale pour des unités aussi importantes que la Finlande, la Pologne, la Lituanie et le Caucase. »

Mais il s’ensuit que par administration autonome régionale, il faut entendre l’autonomie régionale.

Mais N. va plus loin. A son avis, l’autonomie régionale du Caucase n’embrasse « qu’un côté de la question ».

« Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique…

Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Eglise, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’oeuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé… Il en va autrement des choses culturelles-nationales.

Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Eglise arménienne.

A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et Etats. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes.

Nous proclamons l’autonomie culturelle- nationale des nationalités caucasiennes. » (Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.)

Bref, la culture n’étant pas le territoire, et le territoire n’étant pas la culture, l’autonomie culturelle-nationale est nécessaire. C’est tout ce que peut dire N. en faveur de cette dernière.

Nous n’allons pas ici toucher une fois de plus à l’autonomie culturelle-nationale, en général : nous avons déjà parlé plus haut de son caractère négatif. Nous voudrions simplement marquer que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, est encore vide de sens et absurde au point de vue des conditions caucasiennes.

Et voici pourquoi.

L’autonomie culturelle-nationale suppose des nationalités plus ou moins développées, à culture, à littérature évoluées. A défaut de ces conditions, cette autonomie perd toute raison d’être, devient une absurdité.

Or, il existe dans le Caucase toute une série de peuples à culture primitive, parlant une langue particulière, mais dépourvus d’une littérature propre, peuples à l’état de transition par-dessus le marché, qui en partie s’assimilent, en partie continuent à se développer. Comment leur appliquer l’autonomie culturelle-nationale ? Comment agir à l’égard de tels peuples ? Comment les « organiser » en des unions culturelles-nationales distinctes, ce qu’implique sans aucun doute l’autonomie culturelle-nationale ?

Comment agir envers les Mingréliens, Abkhaz, Adjars, Svanes, Lesghiens, etc., qui parlent des langues différentes, mais qui n’ont pas de littérature propre ? Dans quelles nations les ranger ? Est-il possible de les « organiser » en unions nationales ? Autour de quelles « questions culturelles » les « organiser » ?

Comment agir envers les Ossètes, dont ceux qui habitent la Transcaucasie sont en voie d’assimilation (mais sont encore loin d’être assimilés) par les Géorgiens, tandis que les Ossètes ciscaucasiens sont en partie assimilés par les Russes, en partie continuent à se développer, créant leur propre littérature ? Comment les « organiser » en une seule union nationale ?

Dans quelle union nationale ranger les Adjars qui parlent le géorgien, mais vivent de la culture turque et pratiquent l’islamisme ? Ne faut-il pas les « organiser » séparément des Géorgiens sur le terrain de la religion et ensemble avec les Géorgiens sur la base des autres questions culturelles ? Et les Kobouletz ? Et les Ingouches ? Et les Inghiloïts ?

Qu’est-ce que cette autonomie qui élimine de la liste toute une série de peuples ?

Non, ce n’est pas une solution de la question nationale, c’est le fruit d’une fantaisie oiseuse.

Mais admettons l’inadmissible et supposons que l’autonomie culturelle-nationale de notre N., se soit réalisée. A quoi mènera-t-elle, à quels résultats ?

Considérons, par exemple, les Tatars transcaucasiens, avec leur pourcentage minime d’individus sachant lire et écrire, avec leurs écoles dirigées par les moulahs tout-puissants, avec leur culture pénétrée de l’esprit religieux… Il n’est pas difficile de comprendre que les organiser dans une union culturelle-nationale, c’est mettre à leur tête les moulahs, c’est les jeter en pâture aux moulahs réactionnaires ; c’est créer un nouveau bastion pour l’asservissement spirituel des masses tatars par leur pire ennemi.

Mais depuis quand les social-démocrates portent-ils l’eau au moulin des réactionnaires ?

Isoler les Tatars transcaucasiens dans une union culturelle-nationale qui asservit les masses aux pires réactionnaires, est-il possible que les liquidateurs caucasiens n’aient rien pu trouver de mieux à « proclamer » ?…

Non, ce n’est point là une solution de la question nationale.

La question nationale, au Caucase, ne peut être résolue que dans ce sens que les nations et les peuples attardés doivent être entraînés dans la voie générale d’une culture supérieure. Seule une telle solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la social-démocratie. L’autonomie régionale du Caucase est acceptable précisément parce qu’elle entraîne les nations attardées dans le développement culturel général, elle les aide à sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle les pousse en avant et leur facilite l’accès des bienfaits de la culture supérieure.

Cependant que l’autonomie culturelle-nationale agit dans une direction diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs vieilles coquilles, elle les maintient aux degrés inférieurs du développement de la culture et les empêche de monter aux degrés supérieurs de la culture.

De ce fait l’autonomie nationale paralyse les côtés positifs de l’autonomie régionale, réduit cette dernière à zéro.

C’est pour cela justement que le type mixte de l’autonomie combinant l’autonomie culturelle-nationale et régionale proposée par N. ne convient pas non plus. Cette combinaison contre nature n’améliore pas les choses, mais les aggrave, car, outre qu’elle freine le développement des nations attardées, elle fait de l’autonomie régionale une arène de collisions entre les nations organisées en unions nationales.

C’est ainsi que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, se transformerait au Caucase en une absurde entreprise réactionnaire.

Telle est l’autonomie culturelle-nationale de N. et de ses partisans caucasiens.

Les liquidateurs caucasiens feront-ils un « pas en avant » et suivront-ils le Bund aussi dans la question d’organisation, c’est ce que l’avenir montrera. L’histoire de la social-démocratie nous apprend que, jusqu’ici, le fédéralisme dans l’organisation a toujours précédé l’autonomie nationale dans le programme.

Dès 1897, les social-démocrates autrichiens pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation, et ce n’est que deux années plus tard (1899) qu’ils adoptèrent l’autonomie nationale. Les bundistes, pour la première fois, ont parlé nettement de l’autonomie nationale en 1901, cependant qu’ils pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation depuis 1897.

Les liquidateurs caucasiens ont commencé par la fin, par l’autonomie nationale. S’ils continuent à suivre les traces du Bund, force leur sera de détruire au préalable tout l’actuel édifice d’organisation, bâti déjà dans les dernières années du XIXe siècle, sur les bases de l’internationalisme.

Mais autant il a été facile d’accepter l’autonomie nationale encore incompréhensible pour les ouvriers, autant il sera difficile de démolir l’édifice bâti durant des années, élevé et choyé par les ouvriers de toutes les nationalités du Caucase. Il suffit d’amorcer cette entreprise d’Erostrate, pour que les ouvriers ouvrent les yeux et comprennent l’essence nationaliste de l’autonomie culturelle-nationale.

Si les Caucasiens résolvent la question nationale par des procédés ordinaires, au moyen de débats oraux et d’une discussion littéraire, la conférence des liquidateurs de Russie a imaginé, elle, un moyen tout à fait extraordinaire. Moyen facile et simple.

Ecoutez :

« Après avoir entendu la communication faite par la délégation caucasienne… sur la nécessité de formuler la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, la conférence, sans se prononcer sur le fond de cette revendication, constate que cette interprétation du point du programme reconnaissant à chaque nationalité le droit de disposer d’elle-même ne va pas à rencontre du sens exact de ce programme. »

Ainsi, d’abord, « ne pas se prononcer sur le fond de cette » question, et puis, « constater ». Méthode originale…

Qu’est-ce donc qu’ « a constaté » cette conférence originale ?

Mais ceci que la « revendication » de l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme reconnaissant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Examinons cette thèse.

Le point relatif à la libre disposition parle des droits des nations.

[Le point relatif à la libre disposition dans le programme du P.O.S.D.R., adopté au IIe congrès en 1903, portait : « 9. Le droit à la libre disposition pour toutes les nations faisant partie de l’Etat. »]

D’après ce point, les nations ont droit non seulement à l’autonomie, mais encore à la séparation. Il s’agit de la libre disposition politique.

Qui les liquidateurs voulaient-ils tromper, en cherchant à interpréter à tort et à travers ce droit, depuis longtemps établi dans toute la social-démocratie internationale, à la libre disposition politique des nations ?

Ou peut-être les liquidateurs chercheront-ils à biaiser, en s’abritant derrière ce sophisme : c’est que l’autonomie culturelle-nationale, voyez-vous, « ne va pas à l’encontre » des droits des nations ? C’est-à-dire que si toutes les nations d’un Etat donné acceptent de s’organiser sur les bases de l’autonomie culturelle-nationale, elles — la somme donnée de ces nations — en ont pleinement le droit, et nul ne peut leur imposer de force une autre forme de vie politique. C’est nouveau, et c’est bien trouvé.

Ne convient-il pas d’ajouter que, parlant d’une façon générale, les nations ont le droit d’abolir chez elles la Constitution, de la remplacer par un système d’arbitraire, de revenir à l’ancien ordre de choses, car les nations, et seulement les nations elles-mêmes, ont le droit de décider de leur propre sort. Nous répétons : dans ce sens ni l’autonomie culturelle-nationale, ni l’esprit réactionnaire national quel qu’il soit « ne va à l’encontre » des droits des nations.

N’est-ce pas ce que voulait dire la respectable conférence ?

Non, ce n’est pas cela. Elle dit expressément que l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre », non des droits des nations, mais « du sens exact » du programme. Il s’agit ici du programme, et non des droits des nations.

Cela se conçoit du reste. Si une nation quelconque s’était adressée à la conférence des liquidateurs, celle-ci aurait pu constater tout net que la nation a droit à l’autonomie culturelle-nationale. Or, ce n’est pas une nation qui s’est adressée à la conférence, mais une « délégation » de social-démocrates caucasiens, de social-démocrates pas fameux, il est vrai, mais social-démocrates tout de même. Et ils n’ont pas posé la question des droits des nations, mais la question de savoir si l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas les principes de la social-démocratie, si elle ne va pas à l’ « encontre » « du sens exact » du programme de la social-démocratie.

Ainsi les droits des nations et le « sens exact » du programme de la social-démocratie, ce n’est pas la même chose.

Apparemment, il est aussi des revendications qui, sans aller à l’encontre des droits des nations, peuvent aller à l’encontre du « sens exact » du programme.

Exemple. Le programme des social-démocrates comporte un point relatif à la liberté de confession. D’après ce point, tout groupe d’individus a le droit de confesser toute religion : le catholicisme, l’orthodoxie, etc. La social-démocratie luttera contre toute répression religieuse, contre les persécutions visant les orthodoxes, les catholiques et les protestants. Est-ce à dire que le catholicisme et le protestantisme, etc., « ne vont pas à rencontre du sens exact » du programme ?

Non. La social-démocratie protestera toujours contre les persécutions visant le catholicisme et le protestantisme ; elle défendra toujours le droit des nations à confesser n’importe quelle religion ; mais en même temps, se basant sur la juste conception des intérêts du prolétariat, elle fera de l’agitation et contre le catholicisme, et contre le protestantisme, et contre l’orthodoxie, afin de faire triompher la conception socialiste.

Et elle le fera pour cette raison que, sans nul doute, le protestantisme, le catholicisme, l’orthodoxie, etc., « vont à rencontre du sens exact » du programme, c’est-à-dire à rencontre des intérêts bien compris du prolétariat.

Il faut en dire autant du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Les nations ont le droit de s’établir à leur guise ; elles ont le droit de garder n’importe laquelle de leurs institutions nationales, qu’elle soit nuisible ou utile, personne ne peut (n’en a le droit !) intervenir de force dans la vie des nations.

Mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie ne luttera pas, ne fera pas de l’agitation contre les institutions nuisibles des nations, contre les revendications irrationnelles des nations. Au contraire, la social-démocratie a le devoir de faire cette agitation et d’influer sur la volonté des nations de telle sorte que ces dernières s’organisent sous la forme la plus appropriée aux intérêts du prolétariat.

C’est pour cela précisément que, combattant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, elle fera en même temps de l’agitation, par exemple, et contre la séparation des Tatars, et contre l’autonomie culturelle-nationale des nations caucasiennes, car l’une comme l’autre, sans aller à l’encontre des droits de ces nations, vont cependant à l’encontre du « sens exact » du programme, c’est-à-dire des intérêts du prolétariat caucasien.

Apparemment, les « droits des nations » et le « sens exact » du programme sont deux notions tout à fait différentes. Alors que le « sens exact » du programme exprime les intérêts du prolétariat, formulés scientifiquement dans le programme de ce dernier, les droits des nations peuvent exprimer les intérêts de n’importe quelle classe— bourgeoisie, aristocratie, clergé, etc., suivant la force et l’influence de ces classes.

Là, les devoirs du marxiste, ici, les droits des nations composées des diverses classes. Les droits des nations et les principes de la social-démocratie peuvent aussi bien aller ou ne pas « aller à rencontre » les uns des autres que, par exemple, la pyramide de Chéops et la fameuse conférence des liquidateurs. Il est tout simplement impossible de les comparer.

Mais il s’ensuit que la respectable conférence a confondu de la façon la plus impardonnable deux choses absolument différentes. Il en est résulté non pas une solution de la question nationale, mais une chose absurde, suivant laquelle les droits des nations et les principes de la social-démocratie « ne vont pas à l’encontre » les uns des autres ; par conséquent, chaque revendication des nations peut être compatible avec les intérêts du prolétariat ; par conséquent, nulle revendication des nations aspirant à disposer d’elles-mêmes « n’ira à l’encontre du sens exact » du programme !

Ils n’ont pas ménagé la logique…

C’est sur la base de cette absurdité qu’a surgi la décision désormais fameuse de la conférence des liquidateurs, suivant laquelle la revendication de l’autonomie nationale-culturelle « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme.

Mais la conférence des liquidateurs n’enfreint pas seulement les lois de la logique.

Elle enfreint encore son devoir envers la social-démocratie russe, en sanctionnant l’autonomie culturelle-nationale. Elle enfreint de la façon la plus nette le « sens exact » du programme, car on sait que le IIe congrès qui a adopté le programme a repoussé résolument l’autonomie culturelle-nationale. Voici ce qui a été dit à ce sujet au congrès en question :

Goldblatt

[bundiste]

 : J’estime nécessaire la création d’institutions spéciales susceptibles d’assurer la liberté du développement culturel des nationalités, et c’est pourquoi je propose d’ajouter au paragraphe 8 : « et la création d’institutions leur garantissant la pleine liberté du développement culturel ». [C’est là, on le sait, la formule bundiste de l’autonomie culturelle-nalionale. J.S.]

Martynov indique que les institutions générales doivent être organisées de façon à assurer aussi les intérêts particuliers. Impossible de créer aucune institution spéciale garantissant la liberté du développement culturel de la nationalité.

Egorov : Dans la question de la nationalité, nous ne pouvons adopter que des propositions négatives, c’est-à-dire que nous sommes contre toutes restrictions de la nationalité. Mais peu nous importe à nous, social-démocrates, de savoir si une nationalité ou une autre se développera comme telle. C’est l’affaire du processus spontané.

Koltsov : Les délégués du Bund se fâchèrent chaque fois qu’il est question de leur nationalisme. Or, l’amendement apporté par le délégué du Bund revêt un caractère purement nationaliste. On exige de nous des mesures purement offensives pour soutenir même les nationalités qui dépérissent.

… En conséquence, « l’amendement de Goldblatt est repoussé à la majorité contre trois voix ».

Ainsi, il est clair que la conférence des liquidateurs est allée « à l’encontre du sens exact » du programme. Elle a dérogé au programme.

Maintenant, les liquidateurs cherchent à se justifier, en invoquant le congrès de Stockholm qui a prétendument sanctionné l’autonomie culturelle-nationale. Vladimir Kossovski écrit à ce sujet :

« Comme on le sait, suivant l’accord intervenu au congrès de Stockholm, on avait laissé la liberté au Bund de maintenir son programme national (jusqu’à la solution du problème national au congrès général du Parti). Ce congrès a reconnu que l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas en tout cas le programme général du Parti. » (Voir Nacha Zaria, 1912, n° 9-10, p. 120.)

Mais les tentatives des liquidateurs sont vaines. Le congrès de Stockholm n’a pas même songé à sanctionner le programme du Bund — il a simplement accepté de laisser provisoirement la question ouverte. L’intrépide Kossovski a manqué de courage pour dire toute la vérité. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Les voici :

Galine apporte cet amendement : « La question du programme national reste ouverte commise n’ayant pas été examinée par le congrès ». (Pour : 50 voix ; contre : 32.)

Une voix : « Que signifie, ouverte ? »

Le président : « Si nous disons que la question nationale reste ouverte, cela signifie que le Bund peut maintenir jusqu’au prochain congrès sa décision dans cette question. » (Voir Naché Slovo (Notre Parole), 1906, n° 8, p. 53.) [Souligné par nous. J. S.]

Comme vous voyez, le congrès n’a même « pas examiné » la question du programme national du Bund, il l’a simplement laissée « ouverte », en laissant au Bund lui-même le soin de décider du sort de son programme jusqu’au prochain congrès général. En d’autres termes : le congrès de Stockholm a éludé la question, sans donner une appréciation de l’autonomie culturelle-nationale, ni dans l’un ni dans l’autre sens.

Or, la conférence des liquidateurs s’attelle, de la façon la plus nette, à l’appréciation du problème, reconnaît l’autonomie culturelle-nationale acceptable et la sanctionne au nom du programme du Parti.

La différence saute aux yeux.

Ainsi, la conférence des liquidateurs, en dépit des stratagèmes de toute sorte, n’a pas fait avancer d’un seul pas la question nationale.

Biaiser devant le Bund et les national-liquidateurs caucasiens, c’est tout ce dont elle s’est révélée capable.

 VII. — La question nationale en Russie

Il nous reste à tracer la solution positive de la question nationale.

Nous partons du fait que le problème ne peut être résolu qu’en liaison indissoluble avec la situation que traverse la Russie.

La Russie vit dans une période de transition, où la vie « normale », « constitutionnelle », ne s’est pas encore établie, où la crise politique n’est pas encore résolue. Les journées de tempêtes et de « complications » sont encore à venir. D’où le mouvement, présent et futur, mouvement qui se donne pour but la pleine démocratisation.

C’est en liaison avec ce mouvement que doit être envisagée la question nationale.

Ainsi, pleine démocratisation du pays, comme base et condition de la solution du problème national.

Il convient de tenir compte, lors de la solution du problème, non seulement de la situation intérieure, mais aussi de la situation extérieure. La Russie est située entre l’Europe et l’Asie, entre l’Autriche et la Chine. Le progrès du démocratisme en Asie est inévitable.

Le progrès de l’impérialisme en Europe n’est pas un effet du hasard. Le capital en Europe commence à se sentir à l’étroit, et il se rue vers d’autres pays, à la recherche de débouchés nouveaux, d’une main-d’œuvre à bon marché, de nouveaux champs d’activité. Mais cela conduit à des complications extérieures et à la guerre.

Nul ne peut dire que la guerre des Balkans [Allusion à la première guerre des Balkans, commencée en octobre 1912 entre la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, d’une part, et la Turquie, de l’autre. Cette guerre fut le résultat du conflit entre les intérêts des puissances de l’Entente (France, Angleterre, Russie) et ceux des puissances de la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) dans la péninsule balkanique. Cette guerre, aussi bien que la deuxième guerre des Balkans (1913), qui éclata entre les alliés de la veille n’ayant pas su partager le butin, et qui se termina par l’écrasement de la Bulgarie, ne firent que raviver les contradictions impérialistes dans les Balkans ; elles furent le prélude de la guerre impérialiste mondiale.] soit la fin, et non le commencement des complications.

Il est parfaitement possible qu’une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures intervienne, dans laquelle telle ou telle nationalité de Russie trouvera nécessaire de poser et de résoudre la question de son indépendance. Et, dans ces cas-là, ce n’est évidemment pas aux marxistes à dresser des barrières.

Il s’ensuit donc que les marxistes russes ne pourront pas se passer du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

Ainsi, droit de disposer de soi-même comme point indispensable dans la solution du problème national.

Poursuivons. Comment agir envers les nations qui, pour telles ou telles raisons, préféreront demeurer dans le cadre d’un tout ?

Nous avons vu que l’autonomie culturelle-nationale n’est pas utilisable.

En premier lieu, elle est artificielle et non viable, car elle suppose le rassemblement artificiel, dans une seule nation, d’individus que la vie, la vie réelle, sépare et jette aux différents points de l’Etat.

En second lieu, elle pousse au nationalisme, car elle conduit au point de vue de la « délimitation » des individus par curies nationales, au point de vue de l’ « organisation » des nations, au point de vue de la « conservation » et de la culture des « particularités nationales », chose qui ne sied pas du tout à la social-démocratie.

Ce n’est pas par hasard que les séparatistes moraves au Reichsrat, s’étant séparés des députés social-démocrates allemands, se sont unis aux députés bourgeois moraves en un seul « kolo » [Cercle, groupe, communauté. S’applique ici à l’union des partis au sein du Parlement.] morave, pour ainsi dire.

Ce n’est pas par hasard non plus que les séparatistes russes du Bund se sont embourbés dans le nationalisme, en exaltant le « samedi » et le « yiddish ». Il n’y a pas encore de députés bundistes à la Douma, mais dans le rayon d’action du Bund il y a la communauté juive cléricalo-réactionnaire, dans les « institutions dirigeantes » de laquelle le Bund organise, en attendant, l’ « unité » entre ouvriers et bourgeois juifs. (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, fin de la résolution sur la communauté.) Telle est bien la logique de l’autonomie culturelle nationale.

Ainsi l’autonomie nationale ne résout pas la question.

Où donc est l’issue ?

La seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie d’unités déjà cristallisées, telles que la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, le Caucase, etc.

L’avantage de l’autonomie régionale consiste tout d’abord en ceci : avec elle on a affaire non à une fiction sans territoire, mais à une population déterminée, vivant sur un territoire déterminé.

Ensuite, elle ne délimite pas les individus par nations, elle ne renforce pas les barrières nationales ; au contraire, elle ne fait que démolir ces barrières et grouper la population pour ouvrir la voie à une délimitation d’un autre genre, à la délimitation par classes.

Enfin, elle permet d’utiliser de la façon la meilleure les richesses naturelles de la région et de développer les forces productives, sans attendre les décisions du centre commun — fonctions qui ne sont pas inhérentes à l’autonomie culturelle-nationale.

Ainsi, autonomie régionale comme point indispensable dans la solution de la question nationale.

Il n’est pas douteux qu’aucune des régions n’offre une homogénéité nationale complète, car dans chacune d’elles sont incrustées des minorités nationales. Tels les Juifs en Pologne, les Lettons en Lituanie, les Russes au Caucase, les Polonais en Ukraine, etc.

On peut appréhender, par conséquent, que les minorités soient opprimées par les majorités nationales. Mais ces appréhensions ne sont fondées que si le pays garde l’ancien état de choses. Donnez au pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront tout terrain.

On propose de lier les minorités éparses en une seule union nationale. Mais les minorités ont besoin non pas d’une union artificielle, mais de droits réels chez elles, sur place. Que peut leur donner une telle union sans une démocratisation complète ? Ou bien : quelle est la nécessité d’une union nationale, quand il y a démocratisation complète ?

Qu’est-ce qui met particulièrement en émoi la minorité nationale ?

La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence du droit de se servir de sa langue maternelle. Laissez-lui l’usage de sa langue maternelle, et le mécontentement passera tout seul.

La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union artificielle, mais de l’absence chez elle d’une école en langue maternelle. Donnez-lui cette école, et le mécontentement perdra tout terrain.

La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence de la liberté de conscience, de déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés, et elle cessera d’être mécontente.

Ainsi, égalité nationale sous toutes ses formes (langue, écoles, etc.) comme point indispensable dans la solution de la question nationale. Une loi généralisée à tout l’Etat, établie sur la base de la démocratisation complète du pays et interdisant toute espèce de privilèges nationaux sans exception et toutes entraves ou restrictions, quelles qu’elles soient, aux droits des minorités nationales.

C’est en cela, et cela seulement, que peut résider la garantie réelle et non fictive, des droits de la minorité.

On peut contester ou ne pas contester l’existence d’un lien logique entre le fédéralisme dans l’organisation et l’autonomie culturelle-nationale. Mais on ne saurait contester que cette dernière crée une atmosphère favorable au fédéralisme sans bornes, qui se transforme en rupture totale, en séparatisme.

Si les Tchèques en Autriche et les bundistes en Russie, ayant commencé par l’autonomie pour passer ensuite à la fédération, ont fini par le séparatisme, un grand rôle a sans doute été joué ici par l’atmosphère nationaliste que l’autonomie nationale dégage naturellement.

Ce n’est pas par hasard que l’autonomie nationale et le principe fédératif dans l’organisation marchent de pair. Cela se conçoit. C’est que l’une et l’autre réclament la délimitation des nationalités. L’une et l’autre supposent l’organisation par nationalités. La ressemblance est indéniable. La seule différence est que là on délimite la population en général, ici les ouvriers social-démocrates.

Nous savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités. Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à l’égard des ouvriers des autres nationalités, démoralisation complète dans les rangs de la social-démocratie, tels sont les résultats du fédéralisme dans l’organisation. L’histoire de la social-démocratie en Autriche et l’activité du Bund en Russie l’attestent avec éloquence.

L’unique moyen contre un tel état de choses, c’est l’organisation basée sur les principes de l’internationalisme.

Le groupement, sur place, des ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques et unies, le groupement de ces collectivités en un parti unique, telle est la tâche.

Il va de soi que cette façon d’édifier le Parti n’exclut pas, mais implique une vaste autonomie des régions au sein d’un tout unique, au sein du Parti.

L’expérience du Caucase montre toute l’utilité d’un tel type d’organisation. Si les Caucasiens ont réussi à surmonter les conflits nationaux entre ouvriers arméniens et tatars ; s’ils ont réussi à prémunir la population contre les possibilités de massacres et de fusillades ; si à Bakou, dans ce kaléidoscope de groupes nationaux, les conflits nationaux ne sont plus possibles désormais, si l’on y a réussi à entraîner les ouvriers dans la voie unique d’un mouvement puissant, — la structure internationale de la social-démocratie caucasienne n’a pas joué ici le dernier rôle.

Le type de l’organisation n’influe pas seulement sur le travail pratique. Il met une empreinte indélébile sur toute la vie spirituelle de l’ouvrier. L’ouvrier vit de la vie de son organisation, il s’y développe moralement et y fait son éducation.

C’est ainsi que, évoluant dans son organisation et y rencontrant chaque fois ses camarades d’autres nationalités, menant avec eux la lutte commune sous la direction de la collectivité commune, il se pénètre profondément de l’idée que les ouvriers sont avant tout les membres d’une seule famille de classe, les membres d’une seule armée du socialisme. Et cela ne peut manquer d’avoir une énorme portée éducative pour les grandes couches de la classe ouvrière.

C’est pourquoi le type international de l’organisation est l’école des sentiments de camaraderie, l’agitation la plus efficace en faveur de l’internationalisme.

Il en va autrement de l’organisation par nationalités. En s’organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se renferment dans leurs coquilles nationales, en se séparant les uns des autres par des barrières d’organisation. Ce qui se trouve souligné, ce n’est pas ce qu’il y a de commun entre les ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l’ouvrier est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n’y a rien d’étonnant si le fédéralisme national dans l’organisation cultive chez les ouvriers l’esprit d’isolement national.

C’est pourquoi le type national de l’organisation est l’école de l’étroitesse et de la routine nationales.

De cette façon nous avons devant nous deux types d’organisation différents en principe : le type de la cohésion internationale et le type de la « délimitation », dans l’organisation des ouvriers par nationalités.

Les tentatives de concilier ces deux types n’ont pas eu de succès jusqu’à présent.

Le statut conciliateur de la social-démocratie autrichienne, élaboré à Wimberg, en 1897, est resté suspendu en l’air. Le Parti autrichien s’est morcelé, entraînant à sa suite les syndicats. La « conciliation » se révélait non seulement utopique, mais nuisible. Strasser a raison d’affirmer que « le séparatisme a remporté son premier triomphe au congrès du Parti, à Wimberg ». (Voir : Der Arbeiter und die Nation, 1912.)

Il en est de même en Russie. La « conciliation » avec le fédéralisme du Bund qui eut lieu au congrès de Stockholm s’est terminée par un krach complet. Le Bund a fait échec au compromis de Stockholm. Dès le lendemain du congrès de Stockholm, le Bund devint un obstacle dans la voie de la fusion sur place des ouvriers en une organisation unique englobant les ouvriers de toutes les nationalités. Et le Bund poursuivit obstinément sa tactique séparatiste, bien qu’en 1907 et 1908 la social-démocratie russe ait exigé à plusieurs reprises que l’unité à la base entre ouvriers de toutes nationalités fût enfin réalisée.

[Il est fait allusion ici aux décisions de la IVe conférence du P.O.S.D.R. (dite la « IIIe conférence de Russie »), qui se tint du 18 (5) au 25 (12) novembre 1907, et de la Ve conférence du P.O.S.D.R. (dite de « décembre »), qui eut lieu du 3 au 9 janvier 1909 (du 21 au 27 décembre 1908 ancien style). Voir les résolutions dans Le Parti communiste de l’U.RS.S. dans les résolutions et décisions de ses congrès, conférences et assemblées plénières du Comité central. 1re partie, édition de l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1932.] Le Bund, ayant commencé par l’autonomie nationale dans l’organisation, est passé en fait à la fédération pour finir par une rupture complète, par le séparatisme. Or, en rompant avec la social-démocratie russe, il y a apporté le désarroi et la désorganisation. Il suffit de rappeler l’affaire Jagello.

Aussi, la voie de la « conciliation » doit-elle être abandonnée comme utopique et nuisible.

De deux choses l’une : ou bien le fédéralisme du Bund, et alors la social-démocratie russe se reconstruit sur les bases de la « délimitation » des ouvriers par nationalités ; ou bien le type international de l’organisation, et alors le Bund se reconstruit sur les bases de l’autonomie territoriale, à l’exemple de la social-démocratie caucasienne, lettonne et polonaise, en ouvrant la route à l’œuvre d’unification directe des ouvriers juifs avec les ouvriers des autres nationalités de la Russie.

Pas de milieu : les principes triomphent, mais ne « se concilient pas ».

Ainsi, principe du rassemblement international des ouvriers comme point indispensable dans la solution de la question nationale.

=>Oeuvres de Staline

Staline : N’oubliez pas l’Orient

La vie des nationalités, 24 novembre 1918

Au moment où le mouvement révolutionnaire se développe en Europe, tandis que tombent les vieux trônes et les vieilles couronnes, cédant la place aux Soviets révolutionnaires des ouvriers et des soldats, et que les régions occupées chassent de leur territoire les créatures de l’impérialisme, tous les regards se tournent naturellement vers l’Occident.

C’est d’abord là, en Occident, que doivent être brisées les chaînes de l’impérialisme, qui ont été forgées en Europe et qui étouffent le monde entier. C’est d’abord là, en Occident, que doit surgir comme d’une source la vie nouvelle, la vie socialiste. En un pareil moment, il « va de soi » qu’on laisse échapper du champ visuel, qu’on oublie l’Orient lointain, avec ses centaines de millions d’habitants asservis par l’impérialisme.

Et pourtant, il ne faut pas oublier l’Orient, même pour une minute, ne serait-ce que pour cette raison qu’il sert de réserve « inépuisable » et d’arrière « sûr » à l’impérialisme mondial.

Les impérialistes ont toujours considéré l’Orient comme la base de leur prospérité. Ses innombrables richesses naturelles (coton, pétrole, or, charbon, minerai) n’on-t-elles pas été une « pomme de discorde » pour les impérialistes de tous les pays ? C’est ce qui explique, notamment, qu’en combattant en Europe et en palabrant sur l’Occident, les impérialistes n’ont jamais cessé de penser à la Chine, à l’Inde, à la Perse, à l’Egypte, au Maroc : n’est-ce pas de l’Orient qu’il a été tout le temps question ?

Par-là surtout s’explique l’ardeur avec laquelle ils maintiennent « l’ordre et la légalité » dans les pays d’Orient : impossible, sans cela, d’assurer les arrières de l’impérialisme.

Mais les impérialistes n’ont pas seulement besoin des richesses de l’Orient. Il leur faut ce « matériel humain » « docile » qui abonde dans les colonies et les semi colonies de l’Orient.

Il leur faut la « main-d’œuvre » « accommodante » et bon marché des peuples d’Orient. Il leur faut en outre les « garçons » « dociles » des pays d’Orient, parmi lesquels ils recrutent ce qu’ils appellent les troupes « de couleur », qu’ils s’empresseront de lancer contre « leurs propres » ouvriers révolutionnaires. Voilà pourquoi ils appellent les pays d’Orient leur réserve « inépuisable ».

La tâche du communisme consiste à tirer de leur léthargie séculaire les peuples opprimés d’Orient, à insuffler aux ouvriers et aux paysans de ces pays l’esprit libérateur de la révolution, à les soulever pour la lutte contre l’impérialisme et à priver ainsi l’impérialisme mondial de ses arrières « sûrs » et de sa réserve « inépuisable ».

Sans cela, il ne saurait être question de triomphe définitif du socialisme, de victoire totale sur l’impérialisme.

La Révolution de Russie a la première soulevé les peuples asservis d’Orient pour la lutte contre l’impérialisme. Les Soviets des députés de Perse, d’Inde, de Chine fournissent la preuve directe que la léthargie séculaire des ouvriers et des paysans d’Orient recule dans le domaine du passé.

La révolution d’Occident donnera, sans aucun doute, une nouvelle impulsion au mouvement révolutionnaire de l’Orient, elle lui insufflera la vigueur et la foi en la victoire.

Les impérialistes eux-mêmes apporteront un appui non négligeable à la cause de la révolution en Orient, puisque leurs nouvelles annexions entraîneront de nouveaux pays dans la lutte contre l’impérialisme et élargiront la base de la révolution mondiale.

La tâche des communistes est d’intervenir dans le mouvement spontané qui monte en Orient et de le développer plus avant, jusqu’à une lutte consciente contre l’impérialisme.

De ce point de vue, la résolution de la récente conférence des communistes musulmans, qui préconise le renforcement de la propagande dans les pays d’Orient, en Perse, dans l’Inde, en Chine, a sans aucun doute une profonde signification révolutionnaire.

Nous voulons espérer que nos camarades musulmans mettront à exécution leur si importante décision. Car il faut une fois pour toutes faire sienne cette vérité : si l’on veut le triomphe du socialisme, impossible d’oublier l’Orient.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Lettre de Koutaïs (Du même camarade)

Écrit en octobre 1904.
Traduit du géorgien.

Il ne faut pas m’en vouloir si j’ai tardé à t’écrire. J’ai été occupé tout le temps. Tout ce que tu as envoyé, je l’ai reçu. (Procès-verbaux de la Ligue ; « Nos malentendus » de Galiorka et Riadovoï ; le Social-démocrate, n°1 ; les derniers numéros de l’Iskra). L’idée de Riadovoï (« Une des conclusions ») m’a plu. L’article contre Rosa Luxembourg est également bon. Tout ce monde là, — Rosa, Kautsky, Plékhanov, Axelrod, Vera Zassoulitch et les autres, — semblent avoir établi certaines traditions familiales, en gens qui se connaissent de longue date.

Ils ne peuvent « se trahir » l’un l’autre, ils se défendent mutuellement comme jadis, dans les tribus patriarcales, le faisaient les membres du clan, sans tenir compte de la culpabilité ou de l’innocence de leur parent. C’est ce sentiment de famille, « de parenté », qui a empêché Rosa d’envisager objectivement la crise du parti (certes, il y a aussi d’autres raisons : par exemple, une connaissance insuffisante des faits, l’optique de l’étranger, etc…). C’est ainsi, d’ailleurs, que s’expliquent certains procédés indignes de Plékhanov, de Kautsky et des autres.

Les publications de Bontch plaisent ici à tout le monde en tant qu’expression magistrale de la position des bolchéviks. Galiorka ferait bien d’aborder quant au fond des articles de Plékhanov (n°70-71 de l’Iskra). L’idée maîtresse des articles de Galiorka est qu’autrefois Plékhanov disait une chose et qu’il en dit maintenant une autre, qu’il se contredit. La belle affaire ! Comme si c’était… nouveau !

Ce n’est pas la première fois qu’il se contredit. Peut-être même en est-il fier, se considérant comme une vivante incarnation du « processus dialectique ». Il va de soi que l’inconséquence est une tache sur la physionomie politique d’un « dirigeant », et elle (cette tache) doit évidemment être signalée.

Mais chez nous (c’est-à-dire dans les n°70 et 71), ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais d’une importante question théorique (les rapports entre l’être et la conscience) et tactique (les rapports entre dirigés et dirigeants). Galiorka aurait dû, selon moi, montrer que la lutte théorique de Plékhanov contre Lénine est du pur donquichottisme, une guerre contre des moulins à vent, puisque Lénine, dans son livre, s’en tient rigoureusement à la thèse de Karl Marx sur l’origine de la conscience.

Quant à la guerre de Plékhanov au sujet de la tactique, c’est d’un bout à l’autre le confusionnisme caractéristique d’un « individu » qui passe dans le camp des opportunistes.

Si Plékhanov avait posé la question clairement, comme ceci par exemple : « Qui formule le programme : les dirigeants ou les dirigés ? », et ensuite : « Qui élève les autres jusqu’à la compréhension du programme : les dirigeants ou les dirigés ? », ou bien : « Peut-être n’est-il pas souhaitable que les dirigeants élèvent les masses jusqu’à la compréhension du programme, de la tactique et des principes d’organisation ? » ; si Plékhanov s’était posé avec autant de clarté ces questions qui, en raison de leur simplicité et de leur caractère tautologique, contiennent en elles-mêmes leur réponse, il se serait peut-être effrayé de ses intentions et ne se serait pas dressé avec tant de fracas contre Lénine.

Mais comme Plékhanov ne l’a pas fait, c’est-à-dire qu’il a embrouillé la question par des phrases sur « les héros et la foule », il a dévié vers l’opportunisme tactique. Embrouiller les questions est un trait caractéristique des opportunistes.

Si Galiorka avait posé ces questions et d’autres semblables sur le fond, cela aurait mieux valu, à mon avis. Tu diras que cela regarde Lénine ; mais je ne peux pas être d’accord sur ce point, car les conceptions critiquées de Lénine ne sont pas la priorité de Lénine, et leur altération concerne les autres membres du parti tout autant que Lénine. Certes, Lénine pourrait mieux que quiconque s’acquitter de cette tâche…

Il y a déjà des résolutions en faveur des publications de Bontch. Il y aura peut être aussi de l’argent. Tu as sans doute lu, dans le n°74 de l’Iskra, les résolutions « en faveur de la paix ». Si les résolutions des comités d’Iméritie-Mingrélie et de Bakou n’ont pas été mentionnées, c’est qu’elles ne contenaient rien sur la « confiance » dans le Comité central. Les résolutions de septembre, ainsi que je l’ai écrit, réclamaient instamment un congrès.

Nous verrons ce qui adviendra, c’est-à-dire que nous verrons les résultats des séances du Conseil du parti [1]. As-tu ou non reçu six roubles ? Tu recevras encore de l’argent ces jours -ci. N’oublie pas d’envoyer par cette personne la brochure Lettre à un camarade : beaucoup ici ne l’ont pas lue. Envoie aussi le numéro suivant du Social-démocrate.

Kostrov [2] nous a encore envoyé une lettre où il parle de l’esprit de la matière (il semble qu’il s’agisse ici d’étoffe de coton [3]). Cet âne ne comprend pas qu’il n’a pas devant lui le public du Kvali [4]. Que lui importent les questions d’organisation ?

Un nouveau numéro (le 7e) de la Prolétariatis Brdzola [5] est sorti. Entre autres, il y a un article de moi contre le fédéralisme en matière de politique et d’organisation [6]. S’il y a moyen, je t’enverrai ce numéro.

Notes

[1] Le Conseil du parti était, d’après les statuts adoptés par le IIe congrès du P.O.S.D.R., la plus haute instance du parti. Il se composait de cinq membres : deux étaient désignés par le Comité central, deux par l’organe central, le cinquième étant élu par le congrès. Le Conseil avait essentiellement pour tâche de coordonner et d’unifier les activités du Comité central et de l’organe central.

Peu après le IIe congrès, les menchéviks s’assurèrent la majorité au Conseil du parti, dont ils firent leur organisme fractionnel. Le IIIe congrès du P.O.S.D.R. supprima la pluralité des centres dans le Parti et créa un centre unique, le Comité central, divisé en deux parties : celle de l’étranger et celle de Russie. D’après les statuts adoptés au IIIe congrès, le rédacteur en chef de l’organe central était désigné par le Comité central et choisi parmi ses membres

[2] Kostrov et Ane : pseudonymes de N. Jordania.

[3] Il s’agit d’un jeu de mot intraduisibles : en russe, on emploie le même mot pour dire étoffe et matière.

[4] Kvali [le Sillon], hebdomadaire en langue géorgienne de tendance nationaliste libérale, ouvrit de 1893 à 1897 ses colonnes aux écrivains débutants du Messamé-Dassi. A la fin de 1897, le journal passa dans les mains de la majorité du Messamé-Dassi. (N. Jordania, etc…) et devint le porte-parole du « marxisme légal ».

Après l’apparition des fractions bolchévik et menchévik au sein du P.O.S.D.R., le Kvali devint l’organe des menchéviks géorgiens. Il fut interdit par le gouvernement en 1904.

[5] Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], journal géorgien illégal, organe de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R., parut d’avril-mai 1903 à octobre 1905 ; elle fut interdite après la publication du n°12.

A son retour de déportation, en 1904, Staline assuma la direction du journal. Faisaient également partie de la rédaction : A. Tsouloukidzé, S. Chaoumian, et d’autres. Les articles leaders étaient de Staline. La Prolétariatis Brdzola succédait à la Brdzola.

Le 1er congrès de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. décida de fondre la Brdzola et le journal social-démocrate arménien : le Prolétariat en un seul organe paraissant en trois langues : géorgienne (Prolétariatis Brdzola), arménienne (Prolétariati Kriv) et russe (Borba Prolétariata), la teneur du journal restant la même dans les trois langues. Chacune de ces éditions avait son numérotage propre. La Prolétariatis Brdzola était, après le V périod et le Prolétari, le plus important des journaux bolchéviks clandestins ; elle défendait de façon conséquente les principes idéologiques, tactiques et d’organisation du parti marxiste. La rédaction de la Prolétariatis Brdzola se tenait en contact étroit avec Lénine et le centre bolchévik à l’étranger.

Quand, en décembre 1904, la parution du journal V périod fut annoncée, le Comité de l’Union caucasienne organisa un groupe dit littéraire pour le soutenir. Invité par le Comité de l’Union à collaborer à la Prolétariatis Brdzola, Lénine répondit dans une lettre datée du 20 décembre (nouveau style) 1904 : « Chers camarades, j’ai reçu votre lettre au sujet de la Borba Prolétariata. Je tâcherai d’y écrire et j’en parlerai aux camarades de la rédaction » (voir Lénine : Œuvres, t. XXXIV, p. 240, 4e éd. russe). La Prolétariatis Brdzola reproduisait régulièrement les articles et les documents de l’Iskra léniniste, puis du V périod et du Prolétari, ainsi que des articles de Lénine. Le Prolétari donna à maintes reprises des appréciations et des compte rendus élogieux de la Prolétariatis Brdzola, et lui emprunta des articles et des correspondances.

Le n°12 du Prolétari signala la parution du n°1 de la Borba Prolétariata en russe. A la fin de l’article, il était dit : « Nous aurons à revenir sur le contenu de cet intéressant journal. Nous applaudissons vivement à l’activité accrue dont fait preuve l’Union caucasienne en matière de publications, et nous lui souhaitons de nouveaux succès dans le rétablissement de l’esprit de parti au Caucase. »

[6] Il s’agit de l’article : Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale ?

=>Oeuvres de Staline

Staline : De la politique de liquidation des Koulaks comme classe

Krasnaïa Zvezda, n° 18, 
21 janvier 1930

Dans le n° 16 de la Krasnaïa Zvezda, l’article intitulé « La liquidation des koulaks comme classe », et qui, au fond, est très juste, contient deux formules inexactes. Il me paraît nécessaire de corriger ces inexactitudes.

1. Il est dit dans l’article : « Dans la période de rétablissement, nous avons pratiqué une politique de limitation des éléments capitalistes de la ville et de la campagne. Avec le début de la période de reconstruction, nous avons passé de la politique de limitation à la politique de leur éviction. »

Cette thèse est fausse. La politique de limitation des éléments capitalistes et la politique de leur éviction ne sont pas deux politiques différentes. C’est une seule et même politique.

L’éviction des éléments capitalistes de la campagne est le résultat inévitable et une partie intégrante de la politique de limitation des éléments capitalistes, de la politique délimitation des tendances exploiteuses des koulaks.

On ne saurait identifier l’éviction des éléments capitalistes de la campagne à l’éviction des koulaks comme classe. Évincer les éléments capitalistes de la campagne, c’est évincer et vaincre certains détachements de la classe des koulaks, qui n’ont pu résister à la pression fiscale, qui n’ont pu résister au système de mesures restrictives du pouvoir des Soviets.

On conçoit que la politique de limitation des tendances exploiteuses de la classe des koulaks, la politique de limitation des éléments capitalistes de la campagne, ne peut manquer d’aboutir à l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks.

Aussi l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks ne peut-elle être considérée autrement que comme résultat inévitable et partie intégrante de la politique de limitation des éléments capitalistes à la campagne.

Cette politique fut pratiquée chez nous, non seulement dans la période de rétablissement, mais aussi dans la période de reconstruction, mais aussi dans la période qui suivit le XVe congrès (décembre 1927), mais aussi dans la période de la XVIe conférence de notre Parti (avril 1929), de même qu’après cette conférence jusqu’à l’été de 1929, lorsque s’ouvrit chez nous la période de collectivisation intégrale, lorsque s’opéra le tournant vers la politique de liquidation des koulaks comme classe.

Si l’on examine les documents les plus importants du Parti, à commencer, par exemple, par le XIVe congrès, décembre 1925 (voir la résolution sur le rapport du Comité central), et en finissant par la XVIe conférence, avril 1929 (voir la résolution « Les voies du relèvement de l’agriculture »), force est de constater que la thèse sur la « limitation des tendances exploiteuses des koulaks » ou sur la « limitation de la croissance du capitalisme à la campagne », va toujours de pair avec la thèse de l’« éviction des éléments capitalistes de la campagne », de la « victoire sur les éléments capitalistes de la campagne ».

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le Parti ne sépare pas l’éviction des éléments capitalistes de la campagne d’avec la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks, d’avec la politique de limitation des éléments capitalistes de la campagne.

Le XVe congrès du Parti ainsi que la XVIe conférence se placent entièrement sur la base de la politique de « limitation des tendances exploiteuses de la bourgeoisie rurale » (résolution du XVe congrès « Sur le travail à la campagne ») ; sur la base de la politique d’« adoption de nouvelles mesures limitant le développement du capitalisme à la campagne » (ibidem) ; sur la base de la politique de « limitation résolue des tendances exploiteuses du koulak » (voir la résolution du XVe congrès à propos du plan quinquennal) ; sur la base de la politique d’« offensive contre le koulak », dans le sens du « passage à une limitation ultérieure, plus systématique et plus énergique du koulak, ainsi que de l’employeur et du commerçant » (ibidem) ; sur la hase d’une politique d’« éviction économique encore plus résolue » des « éléments de l’économie capitaliste privée » à la ville et à la campagne (voir la résolution du XVe congrès sur le rapport du Comité central).

Ainsi donc :

a) l’auteur de l’article mentionné a tort de représenter la politique de limitation des éléments capitalistes et la politique de leur éviction, comme deux politiques différentes. Les faits attestent que nous avons affaire, ici, à une seule politique générale de limitation du capitalisme, politique dont la partie intégrante, dont le résultat est l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks.

Ainsi donc :

b) l’auteur de l’article mentionné a tort quand il affirme que l’éviction des éléments capitalistes de la campagne n’a commencé que dans la période de reconstruction, dans la période du XVe congrès. En réalité, l’éviction a eu lieu avant le XVe congrès, dans la période de rétablissement, et après le XVe congrès, dans la période de reconstruction.

A l’époque du XVe congrès, la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks fut seulement renforcée par de nouvelles mesures complémentaires, ce qui devait aussi accentuer l’éviction de certains détachements de la classe des koulaks.

2. Il est dit dans l’article : « La politique de liquidation des koulaks comme classe découle entièrement de la politique d’éviction des éléments capitalistes, dont elle est la continuation dans la nouvelle étape. »

Cette thèse est imprécise et, partant, fausse. Il est évident que la politique de liquidation des koulaks comme classe n’est pas tombée du ciel. Elle fut préparée par toute la période antérieure de limitation, et donc d’éviction des éléments capitalistes de la campagne.

Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle ne diffère pas radicalement de la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ; qu’elle soit, comme on le prétend, la continuation de la politique de limitation.

Parler comme le fait notre auteur, c’est nier l’existence d’un tournant dans le développement de la campagne depuis l’été de 1929.

Parler ainsi, c’est nier que nous ayons opéré, durant cette période, un tournant dans la politique de notre Parti à la campagne.

Parler ainsi, c’est créer en quelque sorte un abri idéologique pour les éléments de droite de notre Parti, qui maintenant se cramponnent aux résolutions du XVe congrès pour s’opposer à la nouvelle politique du Parti, de même qu’en son temps Froumkine se cramponnait aux résolutions du XIVe congrès pour s’opposer à la politique d’établissement des kolkhozes et des sovkhozes.

De quel point de vue est parti le XVe congrès en proclamant l’accentuation de la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ? Du point de vue que, en dépit de cette limitation des koulaks, les koulaks comme classe devaient cependant subsister jusqu’à un certain temps.

C’est en se basant là-dessus que le XVe congrès a laissé en vigueur la loi sur l’affermage de la terre, quoique sachant fort bien que les fermiers sont, dans leur grande masse, des koulaks.

C’est en se basant là-dessus que le XVe congrès a laissé en vigueur la loi sur l’embauche de la main-d’oeuvre à la campagne, en exigeant sa stricte application dans la pratique.

C’est en se basant là-dessus que la dépossession des koulaks fut une fois de plus proclamée inadmissible.

Ces lois et ces décisions contredisent-elles la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ? Non, certes. Ces lois et ces décisions contredisent-elles la politique de liquidation des koulaks comme classe ? Incontestablement oui !

Il faudra donc maintenant mettre de côté ces lois et ces décisions dans les régions de collectivisation. intégrale, dont la sphère d’extension grandit non pas chaque jour, mais à chaque heure. Au reste, elles ont déjà été mises de côté par la marche même du mouvement kolkhozien dans les régions de collectivisation intégrale.

Peut-on affirmer après cela que la politique de liquidation des koulaks comme classe soit la continuation de la politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne ? Il est évident que non.

L’auteur de l’article mentionné oublie que l’on ne peut évincer la classe des koulaks comme classe, par des mesures de restriction fiscale et toutes autres, en laissant aux mains de cette classe les instruments de production, et le droit de libre jouissance de la terre, et en conservant dans notre pratique la loi sur l’embauche d’ouvriers salariés à la campagne, la loi sur l’affermage, sur l’interdiction de déposséder les koulaks.

L’auteur oublie qu’avec la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks, on ne peut compter évincer que des détachements isolés de la classe des koulaks, ce qui ne contredit pas, mais au contraire présuppose la conservation des koulaks comme classe, jusqu’à un certain temps.

Pour évincer les koulaks comme classe, la politique de limitation et d’éviction de détachements isolés ne suffit pas.

Pour évincer les koulaks comme classe, il faut briser la résistance de cette classe dans une lutte ouverte et la priver de ses moyens de production assurant son existence et son développement (libre jouissance de la terre, instruments de production, affermage, droit d’embauche, etc.).

C’est bien là un tournant vers la politique de liquidation des koulaks comme classe. Sans cela, les discours tenus sur l’éviction des koulaks comme classe ne sont que vain bavardage, agréable et avantageux aux seuls fauteurs de la déviation de droite. Sans cela, aucune collectivisation sérieuse, et encore moins une collectivisation intégrale de la campagne, n’est concevable.

C’est ce qu’ont bien compris les paysans pauvres et moyens de nos campagnes, qui foncent sur les koulaks et procèdent à la collectivisation intégrale. Et c’est ce que ne comprennent pas encore, apparemment, certains de nos camarades.

Ainsi, la politique actuelle du Parti, à la campagne, n’est pas la continuation de l’ancienne politique, mais un tournant de l’ancienne politique de limitation (et d’éviction) des éléments capitalistes de la campagne, vers la nouvelle politique de liquidation des koulaks comme classe.

=>Oeuvres de Staline

Staline : La bourgeoisie tend un piège

Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], n°12, 15 octobre 1905.
Article non signé.
Traduit du géorgien.

A la mi-septembre s’est tenu le congrès des « hommes publics des zemstvos [1] et des municipalités ». A ce congrès a été fondé un nouveau « parti » [2], ayant à sa tête un Comité central et des organismes locaux dans les différentes villes.

Le congrès a adopté un « programme », défini sa « tactique » et rédigé un appel spécial, que ce « parti » frais émoulu doit adresser au peuple. En un mot, les « hommes publics des zemstvos et des municipalité » ont fondé leur propre « parti ».

Que sont ces « hommes publics », comment s’appellent-ils ?

Que sont ces bourgeois libéraux ?

Les représentants conscients de la bourgeoisie aisée.

La bourgeoisie aisée est notre ennemi irréductible ; sa richesse repose sur notre pauvreté, sa joie sur nos malheurs. Il est clair que ses représentants conscients seront nos ennemis jurés, qu’ils s’attacheront consciemment à nous écraser.

Ainsi, il s’est formé un « parti » d’ennemis du peuple, qui se propose d’adresser un appel au peuple.

Que veulent ces messieurs, que défendent-ils dans leur appel ?

Ce ne sont pas des socialistes, ils détestent le mouvement socialiste. C’est dire qu’ils consolident l’ordre bourgeois et luttent à mort contre le prolétariat. Aussi jouissent-ils d’une grande sympathie dans les milieux bourgeois.

Ce ne sont pas non plus des démocrates. C’est dire qu’ils consolident le trône du tsar et luttent aussi avec acharnement contre la paysannerie si durement éprouvée. Voilà pourquoi Nicolas II « a daigné »autoriser leurs réunions et leur a permis de convoquer le congrès de leur « parti ».

Ils ne veulent qu’amputer un petit peu les droits du tsar, et encore à la condition que ces droits passent dans les mains de la bourgeoisie. Quant au tsarisme, il doit, selon eux, subsister à tout prix comme un sûr rempart de la bourgeoisie aisée, qu’elle utilisera contre le prolétariat. C’est pourquoi, dans leur « projet de constitution », ils disent que « le trône des Romanov doit rester intangible » ; autrement dit, ils veulent une constitution étriquée et une monarchie tempérée.

Messieurs les bourgeois libéraux « ne voient pas d’inconvénient » à l’octroi du droit de vote au peuple, mais seulement à la condition qu’au-dessus de la Chambre des représentants du peuple siège une Chambre des riches qui s’attachera forcément à en rectifier et à en annuler les décisions. C’est pourquoi ils disent dans leur programme : « Il nous faut deux Chambres ».

Messieurs les bourgeois libéraux seront « très heureux » de voir octroyer la liberté de parole, de la presse et d’association, pourvu que le droit de grève soit limité. C’est pourquoi ils dissertent si longuement « sur les droits de l’homme et du citoyen », alors qu’ils ne disent rien d’explicite sur le droit de grève, en dehors de quelques balbutiements pharisaïques au sujet de vagues « réformes économiques ».

La sollicitude de ces singuliers personnages s’étend aussi à la paysannerie : ils « ne voient pas d’inconvénient » au passage des terres seigneuriales aux paysans, mais à la condition que ceux-ci les rachètent à leurs propriétaires au lieu de les « obtenir gratuitement ». Ils sont vraiment trop bons, ces pseudo-« hommes publics » !

S’ils vivent jusqu’à la réalisation de tous ces voeux, les droits du tsar passeront finalement dans les mains de la bourgeoisie, et l’absolutisme du tsar deviendra peu à peu l’absolutisme de la bourgeoisie. Voilà où entendent nous mener les « hommes publics des zemstvos et des municipalités ». C’est pourquoi ils ont peur, même en rêve, d’une révolution populaire et parlent de la « pacification de la Russie ».

Quoi d’étonnant, après cela, si ces malencontreux « hommes publics » ont placé de grands espoirs dans ce qu’on appelle la Douma d’Etat ? On sait que la Douma tsariste est la négation de la révolution populaire, ce qui fait très bien l’affaire de nos bourgeois libéraux.

On sait que la Doum tsariste offre un « certain » champ d’action à la bourgeoisie aisée, ce dont nos bourgeois libéraux ont tant besoin. Voilà pourquoi ils fondent tout leur « programme », toute leur activité sur l’existence de la Douma : son effondrement ferait infailliblement crouler tous leurs « plans ».

Aussi ont-ils peur d’un boycottage de la Douma et nous conseillent-ils d’y entrer. « Ce serait une grande erreur de ne pas vouloir faire partie de la Douma tsariste », disent-ils par la bouche de leur leader Iakouchkine. Ce serait en effet une « grande erreur », mais pour qui : pour le peuple ou pour ses ennemis ? Là est la question.

Quel rôle est appelée à jouer la Douma tsariste ? Que disent à ce sujet « les hommes publics des zemstvos et des municipalités » ?

« … La première et principale tâche de la Douma, c’est de réorganiser la Douma elle-même », déclarent-ils dans leur appel… « Les électeurs doivent faire un devoir à leurs délégués d’élire des candidats désireux, avant tout, de réorganiser la Douma », ajoutent-ils.

En quoi consiste donc cette « réorganisation » ? En ceci : la Douma doit avoir « voix délibérative lors de l’élaboration des lois… et lors de la discussion des recettes et dépenses de l’Etat… ainsi que le droit de contrôler l’activité des ministres ». Autrement dit, les délégués doivent exiger avant tout l’extension des droits de la Douma.

Qui fera partie de la Douma ? Principalement la grande bourgeoisie. Il est clair que l’extension des droits de la Douma renforce la puissance politique de la grande bourgeoisie. Ainsi les « hommes publics des zemstvos et des municipalités » conseillent au peuple d’envoyer à la Douma des bourgeois libéraux et de les charger, avant tout, d’aider à renforcer la grande bourgeoisie !

Nous devons, paraît-il, avant tout et par-dessus tout, nous préoccuper de renforcer de nos propres mains la puissance de nos ennemis — voilà ce que nous conseillent aujourd’hui messieurs les bourgeois libéraux. C’est un conseil d’« amis », il n’y a pas à dire ! Mais qui donc s’occupera des droits du peuple ? Oh ! N’ayez pas peur, messieurs les bourgeois libéraux n’oublieront pas le peuple.

Ils assurent qu’une fois à la Douma, une fois qu’ils y auront solidement pris pied, ils demanderont aussi des droits pour le peuple. Grâce à ce pharisaïsme, « les hommes publics des zemstvos et des municipalités » espèrent arriver à leurs fins… C’est pourquoi, voyez-vous, ils nous conseillent d’étendre avant tout les droits de la Douma…

Bebel a dit : ce que nous conseille l’ennemi nous est nuisible. L’ennemi nous conseille de participer à la Douma, — donc la participation à la Douma nous est nuisible. L’ennemi nous conseille d’élargir les droits de la Douma, — donc l’extension des droits de la Douma nous est nuisible.

Saper la confiance dans la Douma et la discréditer aux yeux du peuple, telle est notre tâche. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas une extension des droits de la Douma, mais l’extension des droits du peuple.

Et si ce même ennemi nous tient pendant ce temps des propos doucereux et nous promet de vagues « droits », c’est qu’il nous tend un piège et veut que, de nos mains, nous lui érigions une forteresse. Nous n’avons rien à attendre d’autre de la part des bourgeois libéraux.

Mais que dire de certains « social-démocrates », qui nous prêchent la tactique des bourgeois libéraux ? Que dire de la « minorité » du Caucase, qui répète mot pur mot les conseils perfides de nos ennemis ? Voici, par exemple, ce que déclare la « minorité » du Caucase : « Nous estimons nécessaire de participer à la Douma d’Etat ». (Voir la « IIe Conférence », p. 7). Exactement comme messieurs les bourgeois libéraux.

Cette même « minorité » nous donne le conseil suivant : Si la commission Boulyguine… accorde aux seuls possédants le droit d’élire les députés nous devons intervenir dans ces élections et obliger révolutionnairement les électeurs à choisir les candidats avancés et à exiger au « Zemski Sobor » la convocation d’une Assemblée constituante.

Enfin, par tous les moyens possibles… obliger le « Zemski Sobor » à convoquer une Assemblée constituante ou à se proclamer telle (Voir le Social-démocrate, n°1).

Autrement dit, même si les possédants ont seuls le droit de vote, même si les possédants sont seuls à siéger à la Douma, nous devons exiger les droit d’une Constituante pour cette assemblée de possédants !

Même si les droits du peuple sont amputés, nous n’en devons pas moins nous attacher à étendre le plus possible les droits de la Douma ! Inutile de dire que l’élection de « candidats avancés » restera un mot vide de sens si le droit de vote n’est accordé qu’aux possédants.

Comme on l’a déjà vu, c’est aussi ce que nous prêchent les bourgeois libéraux.

De deux choses l’une : ou bien les bourgeois libéraux sont devenus menchéviks, ou bien la « minorité » du Caucase est devenue libérale.

De toute façon, il est hors de doute que le « parti » frais émoulu des bourgeois libéraux tend adroitement son piège…

Briser ce piège, l’exposer au grand jour, lutter sans merci contre les ennemis libéraux du peuple — telle doit être à présent notre tâche.

[1] Au lendemain de « l’affranchissement des serfs » (1861), l’appareil administratif fut réorganisé. On institua en 1864 les zemstvos, sorte de conseils généraux, composés de représentants élus séparément par les paysans (au suffrage universel, mais à plusieurs degrés), les bourgeois des villes et les propriétaires fonciers. Ces zemstvos, aux attributions assez larges, comprenaient des délégués de tous les ordres de la société ; ils se trouvaient en réalité sous le contrôle effectif de la noblesse et le contrôle légal de l’administration.

[2] Le parti constitutionnel-démocrate (K.-D., cadet), principal parti de la bourgeoisie monarchiste libérale se constitua en octobre 1905. Sous le couvert d’un démocratisme mensonger, les cadets, qui se disaient le parti de la « liberté du peuple », s’efforçaient de gagner la paysannerie. Ils voulaient conserver le tsarisme sous la forme d’une monarchie constitutionnelle. par la suite, les cadets devinrent le parti de la bourgeoisie impérialiste. Après la victoire de la Révolution socialiste d’Octobre, ils fomentèrent des complots contre-révolutionnaires et des émeutes contre la République des Soviets.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Ouvriers du Caucase, il est temps de se venger !

Tract édité le 8 janvier 1905 par l’imprimerie clandestine (d’Avlabar, un Quartier populaire de Tiflis) de l’Union caucasienne du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
Signé : le Comité de l’Union.

Les rangs des bataillons du tsar s’éclaircissent, la flotte du tsar est détruite et enfin Port-Arthur s’est honteusement rendu : une fois de plus, la preuve est faite de la décrépitude de l’autocratie tsariste…

La mauvaise nourriture et l’absence de mesures sanitaires favorisent la propagation des maladies contagieuses parmi les soldats. Ces conditions intolérables s’aggravent encore faute d’un logement et d’un équipement plus ou moins passables.

Affaiblis, exténués, les soldats tombent comme des mouches. Et ceci, après que des dizaines de milliers d’entre eux ont été fauchés par les balles. D’où l’effervescence, le mécontentement des soldats. Ils secouent leur torpeur, ils commencent à se sentir des hommes, ils ne se soumettent plus aveuglément aux ordres de leurs supérieurs, et souvent ils accueillent par des sifflets et des menaces les officiers trop zélés…

Voici ce que nous écrit un officier d’Extrême-Orient : « J’ai fait une sottise ! Sur les instances de mon chef, j’ai prononcé dernièrement un discours devant les soldats. A peine avais-je commencé à dire qu’il fallait défendre le tsar et la patrie que les coups de sifflet, les jurons, les menaces ont fusé de toutes parts… Force m’a été de filer loin de la foule déchaînée… ».

Telle est la situation en Extrême-Orient !

Ajoutez à cela l’effervescence parmi les réservistes en Russie, leurs manifestations révolutionnaires à Odessa, Ekaterinoslav, Koursk, Penza et dans d’autres villes, les protestations des recrues en Gourie, Imérétie, Kartalinie, dans le sud et le nord de la Russie ; notez que ni la prison ni les balles n’arrêtent les protestataires (dernièrement, on a fusillé à Penza plusieurs réserviste qui avaient manifesté), et vous comprendrez sans peine ce que pense le soldat russe…

L’autocratie tsariste perd son principal appui : « sa fidèle armée » !

D’autre part, le trésor du tsar se vide de jour en jour. Les défaites se succèdent. Le gouvernement tsariste perd peu à peu la confiance des Etats étrangers.

C’est à grand’peine qu’il se procure l’argent qui lui est nécessaire, et le moment n’est pas loin où il aura perdu tout crédit ! « Qui nous paiera quand on t’aura jeté bas ? Et ta chute sans nul doute, n’est pas très éloignée » : c’est avec cette réponse que l’on renvoie le gouvernement tsariste, en qui personne n’a plus confiance ! Quant au peuple, au peuple déshérité, affamé, que peut-il donner au gouvernement tsariste quand lui-même n’a pas de quoi mangé ?

L’autocratie tsariste perd ainsi son second appui principal : un trésor abondant et le crédit qui l’alimente !

D’autre part, la crise industrielle s’aggrave de jour en jour, les fabriques et les usines ferment, des millions d’ouvriers réclament du travail et du pain.

La famine s’attaque avec une force nouvelle à la masse exténuée des paysans pauvres. Les vagues de l’indignation populaire montent de plus en plus haut et battent avec une violence accrue le trône du tsar ; l’autocratie tsariste décrépite est ébranlée jusque dans ses fondements…

L’autocratie tsariste assiégée se dépouille de sa vieille peau, comme un serpent : tandis que la Russie mécontente se prépare à l’assaut décisif, elle laisse là (ou fait mine de laisser là) sa nagaïka et, affublée d’une peau d’agneau, proclame une politique d’apaisement.

Vous entendez, camarades ? Elle nous demande d’oublier le sifflement des nagaïkas et des balles, les centaines de nos héroïques camarades assassinés, leurs ombres glorieuses qui planent au-dessus de nous et qui murmurent : « Vengez-nous » !

Cyniquement, l’autocratie nous tend ses mains ensanglantées et prêche la réconciliation ! Elle a publié un « oukase impérial » [1] où elle nous promet une vague « liberté »… Les vieux brigands ! Ils croient pouvoir repaître de mots les millions de prolétaires affamés de Russie ! Ils comptent pouvoir satisfaire avec des mots les millions et les millions de paysans plongés dans la misère et exténués. ils veulent, par des promesses étouffer les sanglots des familles en deuil, victimes de la guerre ! Les misérables ! Ils se noient en se raccrochant à un fétu de paille !…

Oui, camarades, le trône du gouvernement tsariste est ébranlé jusque dans ses fondements !

Ce gouvernement qui, avec le produit des impôts qu’il nous a extorqués, entretient nos bourreaux — ministres, gouverneurs, chefs de district et directeurs de prison, commissaires de police, gendarmes et espions — ; qui oblige les soldats recrutés parmi nous, nos frères et nos fils, à verser notre propre sang ; qui soutient par tous les moyens les propriétaires fonciers et les patrons dans leur lutte quotidienne contre nous ; qui nous a lié bras et jambes et nous a réduits à l’état de parias ; qui a sauvagement foulé aux pieds et tourné en dérision ce que nous avons de plus sacré : notre dignité d’homme, ce gouvernement chancelle aujourd’hui et sent le sol se dérober sous ses pieds !

Le moment est venu de se venger ! Il est temps de venger nos glorieux camarades, sauvagement assassinés par les bachibouzouks du tsar à Iaroslav, à Dombrowa, à Riga, à Pétersbourg, à Moscou, à Batoum, à Tiflis, à Zlatooust, à Tikhoretskaïa, à Mikhaïlov, à Kichinev, à Gomel, à Iakoutsk, en Gourie, à Bakou et ailleurs !

Il est temps de sécher les larmes de leurs femmes et de leurs enfants ! Il est temps d’exiger qu’il réponde des souffrances et des humiliations, des chaînes infamantes dont il nous a chargés depuis longtemps ! Il est temps d’en finir avec le gouvernement du tsar et de déblayer la route du régime socialiste ! Il est temps d’abattre le gouvernement du tsar !

Et nous l’abattrons !

C’est en vain que messieurs les libéraux s’efforcent de sauver le trône croulant du tsar ! En vain qu’ils tendent au tsar une main secourable !

Ils s’appliquent à implorer de lui une aumône, à l’amener à accepter leur « projet de Constitution » [2], pour se frayer, par de menues réformes, un chemin vers la domination politique, faire du tsar leur instrument, substituer à l’autocratie du tsar l’autocratie de la bourgeoisie et étouffer ensuite systématiquement le prolétariat et la paysannerie !

Peine perdue ! Trop tard, messieurs les libéraux ! Regardez autour de vous ce que vous a donné le gouvernement tsariste, voyez l’ « oukase impérial » : une petite « liberté » des « institutions provinciales et municipales », une petite « garantie » contre les « restrictions des droits des particuliers », une petite « liberté » de la « presse » et l’affirmation énergique que les « lois fondamentales de l’Empire resteront intangibles à coup sûr » et que « des mesures efficaces seront prises pour garder pleine force à la loi, soutien principal du trône dans un Etat autocratique » ! Eh bien ?

A peine avait-on eu le temps de digérer l’« ordonnance » ridicule d’un tsar ridicule qu’on vit s’abattre comme grêle les « avertissements » aux journaux, se multiplier les coups de filets des gendarmes et des policiers, et interdire jusqu’à de paisibles banquets !

Le gouvernement du tsar s’est lui-même chargé de faire la preuve que dans ses promesses infimes, il n’irait pas au delà de pitoyables paroles.

D’autre part, les masses populaires indignées se préparent à la révolution, et non à la réconciliation avec le tsar. Elles s’en tiennent obstinément au proverbe : « En sa peau mourra le renard ». Oui, messieurs, vos efforts sont vains ! La révolution russe est inévitable.

Aussi inévitable que le lever du soleil ! Pouvez-vous arrêter le soleil qui se lève ? La force principale de cette révolution est le prolétariat urbain et rural ; son porte-drapeau est le Parti ouvrier social-démocrate, et non pas vous, messieurs les libéraux ! Pourquoi oubliez-vous cette « bagatelle » évidente ?

Déjà se lève la tempête, annonciatrice de l’aurore. Hier et avant-hier encore, le prolétariat caucasien, de Bakou à Batoum, exprimait son mépris unanime pour l’autocratie tsariste. Il est hors de doute que cette glorieuse tentative des prolétaires caucasiens ne restera pas sans écho chez les prolétaires des autres régions de la Russie.

Parcourez, ensuite, les innombrables résolutions des ouvriers exprimant leur profond mépris pour le gouvernement tsariste ; prêtez l’oreille à la rumeur sourde, mais puissante, des campagnes, et vous vous rendrez compte que la Russie est un fusil armé, qui peut partir à la moindre secousse.

Oui, camarades, le moment n’est plus loin où la Révolution russe hissera ses voiles et « balaiera de la surface de la terre » le trône abject d’un tsar méprisable !

Nous avons un devoir sacré : nous tenir prêts pour ce moment-là. Préparons-nous donc, camarades ! semons le bon grain dans les larges masses du prolétariat. Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti ! 

Nous ne devons pas oublier un instant que seuls, les comités du parti peuvent nous diriger dignement : eux seuls sauront nous éclairer la route qui mène à cette « terre promise » : le monde socialiste !

Le parti qui nous a ouvert les yeux et montré l’ennemi, qui nous organisés en une armée redoutable et nous a conduits à la lutte contre l’ennemi ; qui ne nous a abandonnés ni dans la joie ni dans la peine et a toujours marché à notre tête, c’est le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ! C’est lui, et lui seul, qui continuera de nous guider à l’avenir.

Une Assemblée constituante, élue au suffrage universel, égal, direct et secret : voilà pour quoi nous devons lutter à présent !

Seule une telle assemblée nous donnera la république démocratique dont nous avons tant besoin dans notre lutte pour le socialisme.

En avant donc, camarades ! Au moment où l’autocratie tsariste chancelle, notre devoir est de nous préparer à l’assaut définitif ! Le temps est venu de se venger !

A bas l’autocratie tsariste !
Vive l’Assemblée nationale constituante !
Vive la République démocratique !
Vive le Parti ouvrier social-démocrate de Russie !

Janvier 1905

Notes

[1] L’« oukase impérial » du tsar Nicolas II, daté du 12 décembre 1904, fut publié en même temps qu’un communiqué spécial du gouvernement dans les journaux le 14 décembre 1904. Tout en promettant quelques « réformes » d’ordre secondaire, l’oukase déclarait intangible le pouvoir autocratique et contenait des menaces à l’adresse non seulement des ouvriers et des paysans révolutionnaires, mais encore des libéraux qui avaient osé présenter au gouvernement de timides revendications constitutionnelles. Selon le mot de Lénine, l’oukase de Nicolas II était « une véritable gifle pour les libéraux ».

[2] Le « Projet de Constitution » avait été élaboré en octobre 1904 par un groupe de libéraux, membres de l’ « Union de la Libération » : il parut, en tirage à part, sous le titre de Loi fondamentale de l’Empire de Russie. Projet de Constitution russe. Moscou, 1904.

=>Oeuvres de Staline

Staline : 24e anniversaire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre

Rapport présenté à la séance solennelle du Soviet des députés des travailleurs de Moscou, élargie aux organisations sociales et du Parti de cette ville, le 6 novembre 1941.

Camarades,

Vingt-quatre ans ont passé depuis que la Révolution socialiste d’Octobre a triomphé chez nous et que le régime soviétique a été instauré dans notre pays. Nous voici au seuil de l’année suivante, la 25e année d’existence du régime soviétique.

D’ordinaire, aux séances solennelles consacrées à l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, nous établissons le bilan de nos succès dans l’œuvre de construction pacifique pour l’année écoulée.

Nous avons en effet la possibilité d’établir un tel bilan, puisque nos succès dans ce domaine se multiplient non seulement d’année en année, mais encore de mois en mois. Quels sont ces succès et quel est leur degré d’importance, c’est ce qui est connu de tous, de nos amis comme de nos ennemis.

Mais l’année écoulée n’est pas seulement une année de construction pacifique. Elle est en même temps celle de la guerre contre les envahisseurs allemands qui ont perfidement attaqué notre pays attaché à la paix.

Ce n’est qu’au cours des six premiers mois de l’année écoulée qu’il nous a été possible de poursuivre notre oeuvre de paix. La seconde moitié de l’année, – plus de quatre mois, – se passe dans les conditions d’une guerre acharnée contre les impérialistes allemands. C’est ainsi que la guerre marque un tournant dans le développement de notre pays pour l’année écoulée.

Elle a sensiblement réduit et, dans certains domaines, complètement arrêté notre oeuvre de construction pacifique. Elle nous a obligés à réorganiser tout notre travail sur le pied de guerre. Elle a fait de notre pays un vaste, un unique arrière au service du front, au service de notre Armée rouge et notre Marine militaire.

La période de construction pacifique a pris fin. Et voilà que s’est ouverte la période de la guerre libératrice contre les envahisseurs allemands.

Il est donc parfaitement opportun de poser la question du bilan de la guerre pour la seconde moitié de l’année écoulée, plus exactement pour les quatre mois et plus de la seconde moitié de l’année, et d’envisager les tâches que nous nous proposons dans cette guerre libératrice.

LA MARCHE DE LA GUERRE DEPUIS QUATRE MOIS

J’ai déjà dit, dans un de mes discours du début de la guerre, que celle-ci a créé une menace grave pour notre pays, qu’un sérieux danger pèse sur lui, qu’il faut se rendre compte de ce danger, en prendre conscience et réorganiser tout notre travail sur le pied de guerre.

Maintenant, après quatre mois de guerre, je tiens à souligner que ce danger, loin de diminuer, s’est encore aggravé. L’ennemi s’est emparé d’une grande partie de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Moldavie, de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie et de différentes autres régions ; il a pénétré dans le bassin du Donetz ; il reste, telle une sombre nuée, suspendu sur Leningrad ; il menace Moscou, notre glorieuse capitale. Les envahisseurs fascistes allemands ravagent notre pays, détruisant les villes et les villages créés par le travail des ouvriers, des paysans et des intellectuels.

Les hordes hitlériennes assassinent et violentent les habitants pacifiques de notre pays, sans épargner femmes, enfants, vieillards. Dans les régions de notre pays envahies par les Allemands, nos frères gémissent sous le joug de l’oppresseur.

Les combattants de notre armée et de notre flotte font couler des flots de sang ennemi en défendant l’honneur et la liberté de la Patrie, en repoussant courageusement les attaques de l’ennemi féroce ; ils offrent des exemples de vaillance et d’héroïsme.

Mais l’ennemi ne recule devant aucun sacrifice, il ne ménage pas le moins du monde le sang de ses soldats ; il jette sur le front des détachements toujours nouveaux à la place de ceux qui sont mis hors de combat, et il tend toutes ses forces pour s’emparer de Leningrad et de Moscou avant la venue des froids, car il sait que l’hiver ne lui promet rien de bon.

En quatre mois de guerre nous avons perdu 350 000 hommes tués, 378 000 disparus ; nous comptons 1 020 000 blessés. Dans le même temps, l’ennemi a perdu plus de 4 millions et demi d’hommes tués, blessés et prisonniers.

Il est hors de doute qu’après quatre mois de guerre l’Allemagne, dont les réserves en hommes s’épuisent déjà, se trouve beaucoup plus affaiblie que l’Union Soviétique, dont les réserves ne font que se déployer maintenant dans toute leur ampleur.

ÉCHEC DE LA « GUERRE-ÉCLAIR »

En attaquant notre pays, les envahisseurs fascistes allemands comptaient pouvoir « en finir » à coup sûr avec l’Union Soviétique en un mois et demi ou deux mois, et pousser, dans ce court espace de temps, jusqu’à l’Oural.

Il faut dire que les Allemands ne dissimulaient pas ce plan de victoire-« éclair ». Au contraire, ils l’exaltaient par tous les moyens. Les faits ont montré cependant toute la légèreté et la fragilité de ce plan-« éclair ».

Maintenant ce plan insensé doit être considéré comme définitivement avorté. (Applaudissements.)

Comment expliquer que la « guerre-éclair », qui a réussi dans l’Ouest européen, n’a pas réussi, a avorté à l’Est ?

Sur quoi comptaient les stratèges fascistes allemands en affirmant qu’ils en auraient fini en deux mois avec l’Union Soviétique et pousseraient, en ce bref délai, jusqu’à l’Oural ?

C’est que, tout d’abord, ils espéraient sérieusement pouvoir créer une coalition générale contre l’URSS, y faire participer la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, après avoir agité devant les milieux dirigeants de ces pays l’épouvantail de la révolution ; ils espéraient ainsi pouvoir isoler entièrement des autres puissances notre pays.

Les Allemands savaient que leur politique consistant à spéculer sur les contradictions entre les classes sociales de certains Etats, et entre ces Etats et le pays des Soviets, avait déjà donné des résultats en France, pays dont les gouvernants, s’étant laissé effrayer par l’épouvantail de la révolution, avaient dans leur frayeur jeté leur patrie aux pieds de Hitler et abandonné la résistance.

Les stratèges fascistes allemands pensaient qu’il en serait de même de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. C’est en somme dans ce but que les fascistes allemands envoyèrent en Angleterre le fameux Hess, lequel devait décider les hommes politiques anglais à se joindre à la croisade générale contre l’URSS [1]. Mais les Allemands se sont cruellement trompés. (Applaudissements.)

Malgré les efforts tentés par Hess, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, loin de se joindre à la croisade des envahisseurs fascistes allemands contre l’URSS, se sont trouvés dans le même camp que l’URSS, contre l’Allemagne hitlérienne. L’URSS, loin de se trouver isolée, a acquis de nouveaux alliés : la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, ainsi que les pays occupés par les Allemands.

Il s’est avéré que la politique allemande consistant à spéculer sur les contradictions et à agiter l’épouvantail de la révolution a fait son temps, et n’est plus de mise dans la nouvelle situation.

Bien plus : cette politique est grosse de graves dangers pour les envahisseurs allemands, car dans les nouvelles conditions créées par la guerre elle aboutit à des résultats diamétralement opposés.

Les Allemands comptaient ensuite sur la fragilité du régime soviétique, sur la fragilité de l’arrière soviétique ; ils présumaient que dès le premier choc sérieux et les premiers insuccès de l’Armée rouge, des conflits éclateraient entre ouvriers et paysans, les peuples de l’URSS en viendraient aux mains, il y aurait des soulèvements, et le pays se décomposerait en ses éléments constituants, ce qui favoriserait la progression des envahisseurs allemands jusqu’à l’Oural. Mais là encore les Allemands se sont cruellement trompés.

Les insuccès de l’Armée rouge, loin d’affaiblir, ont renforcé encore l’union des ouvriers et des paysans, ainsi que l’amitié des peuples de l’URSS. (Applaudissements.)

Bien plus, ils ont fait de la famille des peuples de l’URSS un camp unique, indestructible, qui soutient avec abnégation son Armée et sa Flotte rouges.

Jamais encore l’arrière soviétique n’a été aussi solide qu’à présent. (Vifs applaudissements.) Il est fort probable que tout autre Etat, avec des pertes de territoires comme celles que nous avons subies jusqu’à présent, n’aurait pas résisté à l’épreuve et aurait périclité.

Si le régime soviétique a supporté avec cette facilité l’épreuve et renforcé encore plus son arrière, c’est que le régime soviétique est, à l’heure actuelle, le régime le plus solide. (Vifs applaudissements.)

Les envahisseurs allemands comptaient enfin sur la faiblesse de l’Armée et de la Flotte rouges ; ils présumaient que l’armée et la flotte allemande réussiraient, dès le premier choc, à culbuter et à disperser notre armée et notre flotte, à s’ouvrir la route pour pénétrer sans obstacle dans l’intérieur de notre pays.

Mais là encore les Allemands se sont cruellement trompés, car ils surestimaient leurs forces et sous-estimaient celles de notre armée et de notre flotte. Certes, notre armée et notre flotte sont encore jeunes, elles ne combattent que depuis quatre mois ; elles n’ont pas encore eu le temps de s’aguerrir, alors qu’elles ont devant elles la flotte et l’armée allemande qui, rompues à ce métier, font la guerre depuis deux ans déjà.

Mais d’abord, le moral de notre armée est supérieur à celui de l’armée allemande, car elle défend sa Patrie contre les envahisseurs étrangers et croit en la justice de sa cause, alors que l’armée allemande mène une guerre de conquêtes et met au pillage un pays étranger ; elle ne peut avoir foi, même un instant, en la justice de sa cause ignominieuse.

Il est hors de doute que l’idée de la défense de la Patrie, au nom de laquelle nos hommes combattent, doit donner naissance et donne effectivement naissance dans notre armée à des héros qui cimentent l’Armée rouge, alors que l’idée de conquête et de spoliation d’un pays étranger, au nom de quoi les Allemands font la guerre, doit donner naissance et donne effectivement naissance dans l’armée allemande à des pillards de profession dépourvus de tout principe moral, qui désagrègent l’armée allemande.

En second lieu, en progressant vers l’intérieur de notre pays, l’armée allemande s’éloigne de son arrière allemand, elle est obligée d’opérer dans une ambiance hostile, de se créer en pays étranger un nouvel arrière que désagrègent d’ailleurs nos partisans, ce qui désorganise à fond le ravitaillement de l’armée allemande, lui fait craindre son arrière et tue en elle sa foi en la stabilité de sa situation. Cependant que notre armée opère dans son propre milieu, jouit de l’appui incessant de son arrière, est pourvue régulièrement en hommes, munitions, vivres, et a une ferme confiance dans son arrière.

Voilà pourquoi notre armée s’est trouvée plus forte que ne le pensaient les Allemands, et l’armée allemande plus faible que ne le laissait présumer le battage soulevé par les envahisseurs fascistes. La défense de Leningrad et de Moscou, au cours de laquelle nos divisions ont exterminé récemment une trentaine de divisions régulières allemandes, témoigne que dans le feu de la guerre pour le salut de la Patrie se forgent et se sont déjà forgés de nouveaux combattants et commandants, pilotes, artilleurs, servants de mortiers, hommes de chars, fantassins et marins soviétiques qui, demain, seront la terreur de l’armée allemande. (Vifs applaudissements.)

Nul doute que toutes ces circonstances prises ensemble n’aient déterminé d’avance l’échec inévitable de la « guerre-éclair » à l’Est.

CAUSES DES ÉCHECS TEMPORAIRES DE NOTRE ARMÉE

Tout cela est exact, évidemment. Mais ce qui l’est aussi, c’est qu’à côté de ces conditions favorables il existe encore pour l’Armée rouge des conditions défavorables qui font que notre armée essuie des échecs temporaires, est obligée de reculer, d’abandonner à l’ennemi certaines régions de notre pays.

Quelles sont ces conditions défavorables ? Où chercher les causes des échecs militaires temporaires de l’Armée rouge ?

Une des causes des échecs de l’Armée rouge, c’est l’absence d’un deuxième front en Europe contre les troupes fascistes allemandes. En effet, il n’existe point à l’heure actuelle, sur le continent européen, d’armée de Grande-Bretagne ou des Etats-Unis menant la guerre contre les troupes fascistes allemandes. Ce qui fait que les Allemands n’ont pas besoin de fragmenter leurs forces et de faire la guerre sur deux fronts, à l’ouest et à l’est.

Et c’est ainsi que les Allemands, estimant que leur arrière est assuré à l’ouest, peuvent lancer contre notre pays toutes leurs troupes et celles de leurs alliés en Europe. La situation présente est telle que notre pays mène seul la guerre libératrice sans l’aide militaire de qui que ce soit, contre les forces coalisées des Allemands, Finlandais, Roumains, Italiens et Hongrois.

Les Allemands se prévalent de leurs succès temporaires, et sans mesure ils chantent louange à leur armée en affirmant qu’elle peut toujours venir à bout de l’Armée rouge dans des combats livrés seule à seule. Or ces affirmations des Allemands ne sont que pure vantardise, car on ne comprend plus alors pourquoi les Allemands ont recours à l’aide des Finlandais, des Roumains, des Italiens, des Hongrois, contre l’Armée rouge qui combat exclusivement avec ses propres forces, sans une aide militaire du dehors.

Nul doute que l’absence d’un deuxième front en Europe contre les Allemands n’allège considérablement la situation de l’armée allemande. On ne saurait douter non plus que la formation d’un deuxième front sur le continent européen, − et il doit absolument se former à bref délai (vifs applaudissements), − allégera sensiblement la situation de notre armée au détriment de l’armée allemande.

Une autre cause des échecs temporaires de notre armée, c’est le manque de chars et, en partie, le manque d’avions. Dans la guerre actuelle, il est très difficile à l’infanterie de combattre sans chars et sans être suffisamment appuyée par l’aviation.

Par sa qualité, notre aviation est supérieure à l’aviation allemande, et nos glorieux pilotes ont acquis la renommée de combattants intrépides. (Applaudissements.) Mais pour le moment nous avons moins d’avions que les Allemands. La qualité de nos chars est supérieure à celle des chars allemands, et nos glorieux hommes de chars et artilleurs ont plus d’une fois mis en déroute les troupes allemandes tant vantées, avec leurs nombreux chars de combat. (Applaudissements.)

Cependant la quantité de chars que nous possédons est de beaucoup inférieure à celle des Allemands. Là est le secret des succès temporaires de l’armée allemande. On ne peut pas dire que notre industrie des chars travaille mal et en livre peu à notre front. Non, elle travaille très bien et fabrique quantité de chars excellents.

Mais les Allemands en produisent beaucoup plus, car à l’heure actuelle ils disposent non seulement de leur propre industrie de chars, mais de celle de la Tchécoslovaquie, de la Belgique, de la Hollande, de la France.

Autrement, l’Armée rouge aurait depuis longtemps écrasé l’armée allemande, qui ne va au combat qu’appuyée par des chars et ne résiste pas au choc de nos unités quand elle n’a pas la supériorité en chars. (Applaudissements.)

Il n’est qu’un seul moyen de réduire à néant la supériorité des Allemands en chars et d’améliorer ainsi, foncièrement, la situation de notre armée. Ce moyen consiste à pousser à fond dans notre pays non seulement la production des chars, mais aussi celle des avions antichars, des fusils et canons, des grenades et mortiers antichars ; à creuser le maximum de fossés et à dresser toutes sortes d’autres obstacles antichars.

Là est notre tâche aujourd’hui.

Cette tâche, nous pouvons et devons l’accomplir à tout prix !

CE QUE SONT LES « NATIONAUX-SOCIALISTES »

D’ordinaire on donne chez nous aux envahisseurs allemands, c’est-à-dire aux hitlériens, le nom de fascistes. Les hitlériens, à ce qu’il paraît, estiment que cela n’est pas juste et ils persistent à s’intituler « nationaux-socialistes ».

Ainsi les Allemands veulent nous faire croire que le parti des hitlériens, le parti des envahisseurs allemands, qui pille l’Europe et a organisé une agression scélérate contre notre Etat socialiste, serait un parti socialiste. La chose est-elle possible ?

Que peut-il y avoir de commun entre le socialisme et les féroces envahisseurs hitlériens qui dépouillent et oppriment les peuples d’Europe ?

Les hitlériens peuvent-ils être considérés comme des nationalistes ? Non, bien sûr. En réalité, les hitlériens ne sont pas à présent des nationalistes, mais des impérialistes.

Tant que les hitlériens s’occupaient de rassembler les terres allemandes et de réunir à leur pays la Rhénanie, l’Autriche, etc., on pouvait les regarder avec certaine raison comme des nationalistes. Mais depuis qu’ils se sont emparés des territoires d’autrui et ont asservi des nations européennes : Tchèques, Slovaques, Polonais, Norvégiens, Danois, Hollandais, Belges, Français, Serbes, Grecs, Ukrainiens, Biélorussiens, Baltes et autres, et qu’ils visent à la domination mondiale, le parti hitlérien a cessé d’être un parti nationaliste, car dès ce moment-là il est devenu un parti impérialiste, un parti d’envahisseurs et d’oppresseurs.

Le parti des hitlériens est un parti d’impérialistes, d’impérialistes les plus rapaces, les plus spoliateurs entre tous les impérialistes du monde.

Peut-on considérer les hitlériens comme des socialistes ?

Non, bien sûr. En réalité, les hitlériens sont les ennemis jurés du socialisme, les pires ultra-réactionnaires, qui ont ravi à la classe ouvrière et aux peuples de l’Europe les libertés démocratiques élémentaires.

Pour masquer leur nature ultra-réactionnaire, les hitlériens traitent le régime intérieur anglo-américain de régime ploutocratique. Mais en Angleterre et aux Etats-Unis, il existe des syndicats d’ouvriers et d’employés, il existe des partis ouvriers, il existe un parlement ; tandis qu’en Allemagne toutes ces institutions ont été supprimées sous le régime hitlérien. Il suffit de mettre en parallèle ces deux séries de faits pour comprendre la nature réactionnaire du régime hitlérien et toute la fausseté des bavardages des fascistes allemands sur le régime ploutocratique anglo-américain.

Dans le fond, le régime hitlérien a été calqué sur le régime réactionnaire de la Russie des tsars. On sait que les hitlériens foulent aux pieds les droits des ouvriers, les droits des intellectuels et les droits des peuples, aussi volontiers que le faisait le régime tsariste ; qu’ils se livrent à des pogroms moyenâgeux contre les Juifs, aussi volontiers que le faisait le régime tsariste.

Le parti des hitlériens est le parti des ennemis des libertés démocratiques, le parti de la réaction moyenâgeuse et des pogroms du plus sombre fanatisme.

Et si ces impérialistes déchaînés et ces pires réactionnaires continuent à se draper dans la toge de « nationalistes » et de « socialistes », ils le font pour tromper le peuple, abuser les naïfs et couvrir du drapeau du « nationalisme » et du « socialisme » leur nature de brigands impérialistes.

Des corbeaux qui se parent des plumes du paon… Mais ces corbeaux peuvent se parer des plumes du paon, ils n’en resteront pas moins des corbeaux. « Il faut tout mettre en oeuvre, dit Hitler, pour que le monde soit conquis par les Allemands. Si nous voulons fonder notre grand empire germanique, nous devons avant tout chasser et exterminer les peuples slaves : Russes, Polonais, Tchèques, Slovaques, Bulgares, Ukrainiens, Biélorussiens. Il n’y a aucune raison de ne pas le faire. » « L’homme, dit Hitler, pèche de naissance, on ne peut le gouverner que par la force. Tous les moyens sont permis avec lui. Lorsque la politique l’exige, il faut mentir, trahir et même tuer. » « Tuez, dit Goering, tous ceux qui sont contre nous ; tuez, tuez, ce n’est pas vous qui en portez la responsabilité, c’est moi, donc tuez ! » « J’affranchis l’homme, dit Hitler, de cette chimère humiliante que l’on nomme conscience. La conscience comme l’instruction estropie l’homme. J’ai cet avantage de n’être retenu par aucune considération d’ordre théorique ou moral. »

Dans un ordre du commandement allemand adressé au 489e régiment d’infanterie, en date du 25 septembre, ordre qui a été trouvé sur un sous-officier allemand tué, il est dit : « J’ordonne d’ouvrir le feu sur tout Russe dès qu’il paraîtra à une distance de 600 mètres. Le Russe doit savoir qu’il a contre lui un ennemi résolu, dont il ne peut attendre aucune indulgence. »

Dans un des appels adressés par le commandement allemand aux soldats et trouvé sur un tué, le lieutenant Gustav Ziegel, de Francfort-sur-le-Main, il est dit : « Tu n’as ni coeur, ni nerfs, − à la guerre ils sont inutiles. Étouffe en toi la pitié et la compassion, tue tout Russe, tout Soviétique, ne t’arrête pas si tu es en présence d’un vieillard ou d’une femme, d’une fillette ou d’un petit garçon, − tue, c’est ainsi que tu auras la vie sauve, que tu assureras l’avenir de ta famille et acquerras une gloire éternelle. »

Tels sont le programme et les directives des leaders du parti hitlérien et du commandement hitlérien, programme et directives d’hommes qui ont perdu toute face humaine et sont tombés au rang des bêtes féroces [2].

Et ces gens sans conscience ni honneur, ces gens à morale de bête fauve, ont l’impudence d’appeler à exterminer la grande nation russe, la nation de Plékhanov [3] et de Lénine, de Bélinski [4] et de Tchernychevski [5] de Pouchkine [6] et de Tolstoï [7], de Glinka [8] et de Tchaïkovski [9], de Gorki [10] et de Tchékhov [11], de Sétchénov [12] et de Pavlov [13], de Répine [14] et de Sourikov [15], de Souvorov [16] et de Koutouzov [17] !…

Les envahisseurs allemands veulent une guerre d’extermination contre les peuples de l’URSS. Qu’à cela ne tienne, si les Allemands veulent une guerre d’extermination, ils l’auront. (Vifs applaudissements prolongés.)

Désormais notre tâche, la tâche des peuples de l’URSS, la tâche des combattants, des commandants et des travailleurs politiques de notre armée et de notre flotte, consistera à exterminer jusqu’au dernier tous les Allemands qui auront pénétré dans le territoire de notre Patrie en qualité d’envahisseurs. (Vifs applaudissements. Cris : « C’est juste ! Hourra ! »)

Pas de quartier pour les envahisseurs allemands !

Mort aux envahisseurs allemands ! (Vifs applaudissements.)

L’ÉCRASEMENT DES IMPÉRIALISTES ALLEMANDS
ET DE LEURS ARMÉES EST CERTAIN

Le fait seul que dans leur dégradation morale les envahisseurs allemands, ayant perdu toute face humaine, sont tombés depuis longtemps au rang de bêtes féroces, − ce fait seul dit qu’ils sont voués à une perte certaine.

Mais la perte certaine des envahisseurs hitlériens et de leurs armées n’est pas déterminée seulement par des facteurs d’ordre moral.

Il existe trois autres facteurs essentiels, dont la force s’accroît de jour en jour et qui doivent amener, dans un proche avenir, l’écrasement inévitable de l’impérialisme de brigandage hitlérien. (Applaudissements.)

C’est d’abord la fragilité de l’arrière européen de l’Allemagne impérialiste, la fragilité de l’« ordre nouveau » en Europe. Les envahisseurs allemands ont asservi les peuples du continent européen, de la France aux Pays baltes soviétiques, de la Norvège, du Danemark, de la Belgique, de la Hollande et de la Biélorussie soviétique aux Balkans et à l’Ukraine soviétique.

Ils leur ont ravi leurs libertés démocratiques élémentaires, le droit de disposer de leur sort ; ils leur ont pris le blé, la viande, les matières premières ; ils en ont fait leurs esclaves ; ils ont crucifié les Polonais, les Tchèques, les Serbes et ont décidé que, ayant conquis la domination en Europe, ils peuvent désormais, sur cette base, asseoir la domination de l’Allemagne dans le monde. Cela s’appelle chez eux l’« ordre nouveau en Europe ».

Mais quelle est cette « base », quel est cet « ordre nouveau » ? Seuls les benêts hitlériens, qui sont en admiration devant eux-mêmes, ne voient pas que cet « ordre nouveau » en Europe et la fameuse « base » de cet ordre sont un volcan prêt à exploser à tout moment et à ensevelir le château de cartes des impérialistes allemands.

On invoque Napoléon, en assurant que Hitler agit comme lui et qu’il ressemble en toutes choses à Napoléon. Mais d’abord il ne faudrait pas oublier quel fut le sort de Napoléon.

En second lieu, Hitler ne ressemble pas plus à Napoléon qu’un petit chat ressemble à un lion (rires, applaudissements) ; car Napoléon combattit les forces de réaction en s’appuyant sur les forces de progrès, tandis que Hitler, au contraire, s’appuie sur les forces de réaction pour combattre les forces de progrès. Seuls les benêts hitlériens de Berlin ne peuvent comprendre que les peuples asservis d’Europe lutteront et se soulèveront contre la tyrannie hitlérienne.

Qui peut douter que l’URSS, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis n’apportent leur appui entier aux peuples d’Europe dans leur lutte libératrice contre la tyrannie hitlérienne ? (Applaudissements.)

C’est ensuite la fragilité de l’arrière des envahisseurs hitlériens en Allemagne. Tant que les hitlériens s’occupaient de rassembler l’Allemagne, brisée en morceaux en vertu du traité de Versailles, ils pouvaient bénéficier de l’appui du peuple allemand qu’inspirait un idéal : le rétablissement de l’Allemagne.

Mais cette tâche une fois accomplie et les hitlériens engagés dans la voie de l’impérialisme, ayant entrepris de conquérir des terres d’autrui et de subjuguer d’autres peuples, − en faisant des peuples de l’Europe et de ceux de l’URSS les ennemis jurés de l’Allemagne actuelle, − un profond revirement s’est opéré dans le peuple allemand contre la continuation de la guerre, pour la liquidation de celle-ci.

Plus de deux années d’une guerre sanglante, dont on ne voit pas encore la fin ; des millions de vies humaines sacrifiées ; la faim ; la misère ; les épidémies ; partout une atmosphère hostile aux Allemands ; la sotte politique de Hitler qui a fait des peuples de l’URSS les ennemis jurés de l’Allemagne actuelle : tout cela ne pouvait manquer de dresser le peuple allemand contre cette guerre inutile et ruineuse.

Seuls les benêts hitlériens ne peuvent comprendre que non seulement l’arrière européen, mais aussi l’arrière allemand des troupes allemandes est un volcan prêt à exploser et à ensevelir les aventuriers hitlériens.

Enfin la coalition de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis d’Amérique contre les impérialistes fascistes allemands. C’est un fait que la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l’Union Soviétique ont formé un camp unique, qui s’assigne pour but d’écraser les impérialistes hitlériens et leurs armées d’invasion.

La guerre d’aujourd’hui est une guerre de moteurs. La gagnera qui aura une supériorité écrasante dans la fabrication des moteurs.

Si l’on réunit la fabrication des moteurs aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en URSS, nous aurons par rapport à l’Allemagne au moins trois fois plus de moteurs.

C’est là un des éléments de la débâcle certaine de l’impérialisme de brigandage hitlérien.

La récente conférence des trois Puissances à Moscou, à laquelle participèrent M. Beaverbrook, représentant de la Grande-Bretagne et M. Harriman, représentant les Etats-Unis, a décidé d’aider systématiquement notre pays en chars et en avions [18].

Comme on sait, nous recevons déjà, en vertu de cette décision, des chars et des avions. Un peu avant, la Grande-Bretagne s’est chargée de ravitailler notre pays en matières déficientes comme l’aluminium, le plomb, l’étain, le nickel, le caoutchouc.

Si l’on ajoute à cela que ces jours-ci les Etats-Unis ont décidé de consentir à l’Union Soviétique un emprunt d’un milliard de dollars [19], on peut dire en toute certitude que la coalition des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’URSS est une chose réelle (vifs applaudissements) qui grandit et continuera de grandir au profit de notre oeuvre commune de libération.

Tels sont les facteurs qui déterminent la perte certaine de l’impérialisme fasciste allemand.

NOS TACHES

Lénine distinguait deux genres de guerres : les guerres de conquête et, par conséquent, injustes, et les guerres libératrices, les guerres justes.

Les Allemands mènent à présent une guerre de conquête, une guerre injuste, qui vise à s’emparer de territoires d’autrui et à subjuguer les autres peuples. C’est pourquoi tous les hommes honnêtes doivent se dresser contre ces ennemis que sont les envahisseurs allemands.

A la différence de l’Allemagne hitlérienne, l’Union Soviétique et ses alliés mènent une guerre libératrice, une guerre juste, qui vise à libérer de la tyrannie hitlérienne les peuples asservis de l’Europe et de l’URSS. C’est pourquoi tous les hommes honnêtes doivent soutenir les armées de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des autres alliés, en tant qu’armées libératrices.

Nous ne nous proposons ni ne pouvons nous proposer des buts de guerre tels que l’annexion de territoires d’autrui et l’asservisse¬ment de peuples étrangers, – qu’il s’agisse des peuples et territoires en Europe ou des peuples et territoires en Asie, y compris l’Iran [20]. Notre premier but est de libérer notre territoire et nos peuples du joug fasciste allemand.

Nous ne nous proposons ni ne pouvons nous proposer des buts de guerre tels que : imposer notre volonté et notre régime aux peuples slaves et aux autres peuples asservis d’Europe, qui attendent notre aide. Notre but est de venir en aide à ces peuples dans leur lutte libératrice contre la tyrannie hitlérienne, et de leur permettre ensuite de s’organiser sur leur sol en toute liberté, comme bon leur semble. Aucune ingérence dans les affaires intérieures des autres peuples !

Mais pour atteindre ces buts, il faut anéantir la puissance militaire des envahisseurs allemands, il faut exterminer jusqu’au dernier tous les envahisseurs allemands qui ont pénétré dans notre Patrie pour l’asservir. (Vifs applaudissements prolongés.)

Il faut pour cela que notre armée et notre flotte aient l’appui actif et efficace de tout notre pays ; il faut que nos ouvriers et employés, hommes et femmes, travaillent dans les entreprises sans répit et fournissent au front toujours plus de chars, de fusils et pièces antichars, d’avions, de canons, de mortiers, de mitrailleuses, de fusils, de munitions ; il faut que nos kolkhoziens, hommes et femmes, travaillent dans leurs champs sans répit et fournissent au front et au pays toujours plus de blé, de viande, de matières premières pour l’industrie ; il faut que tout notre pays et tous les peuples de l’URSS forment un seul camp militaire, menant de pair avec notre armée et notre flotte la grande guerre libératrice pour l’honneur et la liberté de notre Patrie, pour l’écrasement des armées allemandes. (Vifs applaudissements.)

Là est notre tâche aujourd’hui.

Cette tâche nous pouvons et devons l’accomplir.

Ce n’est qu’après avoir accompli cette tâche et écrasé les envahisseurs allemands que nous pourrons obtenir une paix durable et juste.

Pour l’écrasement total des envahisseurs allemands ! (Vifs applaudissements.)

Pour l’affranchissement de tous les peuples opprimés qui gémissent sous le joug de la tyrannie hitlérienne ! (Vifs applaudissements.)

Vive l’amitié indestructible des peuples de l’Union Soviétique ! (Vifs applaudissements.)

Vive notre Armée et notre Flotte rouges ! (Vifs applaudissements.)

Vive notre glorieuse Patrie ! (Vifs applaudissements.)

Notre cause est juste, – nous vaincrons ! (Applaudissements en rafale. Toute la salle se lève, acclamations : « Au grand Staline, hourra ! Vive le camarade Staline ! » Longue ovation enthousiaste, on chante « l’Internationale ».)

Notes

[1] Rudolph Hess avait gagné l’Angleterre le 10 mai 1941, à bord de l’avion qu’il pilotait. Son objectif était de convaincre le gouvernement anglais de laisser les mains libres à Hitler contre l’Union soviétique.

[2] Un certain nombre de textes nazis, dont le Décret des Commissaires, allaient régir la conduite soit de l’Armée allemande, soit des commandos spécialisés de la SS, les « Einsatzgruppen ». Un chef de l’un de ces commandos pouvait se vanter à la fin de l’année 1941 d’avoir exterminé 90 000 hommes, femmes et enfants. Il y eu d’autre part des « Plans » conçus par les dignitaires nazis : l’un de ceux-ci prévoyait l’extermination de 20 millions de « Grand-Russes ». Selon d’autres estimations nazies le pillage en matières premières et en vivres des zones occupées allaient faire mourir de faim 10 millions de personnes. Les victimes civiles de la guerre se montèrent effectivement à plusieurs millions de Soviétiques.

[3] Plékhanov (G.-V.), 1856-1918. Militant en vue du mouvement socialiste russe et international, philosophe russe éminent et propagandiste du marxisme. Se retrouva dans le camp des ennemis de la révolution socialiste.

[4] Bélinski (V.-G.), 1811-1848. Grand démocrate révolutionnaire russe, critique littéraire et philosophe. Son activité a eu un effet considérable dans la lutte libératrice du peuple russe contre le tsarisme et le servage dans les années 1830-1840.

[5] Tchernichevski (N.-G.), 1828-1889. Grand démocrate révolutionnaire russe, penseur, savant, écrivain et critique littéraire. Auteur du célèbre roman Que faire ?

[6] Pouchkine (A.-S.), 1799-1837. Grand poète russe, fondateur de la nouvelle littérature russe, fixant avec ses oeuvres les normes de la langue russe littéraire.

[7] Tolstoï (L.-N.), 1828-1910. Auteur de Guerre et Paix, Anna Karénine, Résurrection, etc.

[8] Glinka (M.-L), 1804-1857. Grand compositeur russe, créateur de la musique classique russe. Il fut à la musique russe ce que Pouchkine fut à la littérature russe.

[9] Tchaikovski (P.-I.) 1840-1893. Grand compositeur russe.

[10] Gorki (M.), 1868-1936. Grand écrivain russe, fondateur de la littérature de réalisme socialiste, fondateur de la littérature soviétique.

[11] Tchékhov (A.-T.), 1860-1904. Grand écrivain russe, auteur de contes, de nouvelles et de pièces de théâtre.

[12] Sétchénov (I.-M.), 1829-1905. Physiologiste célèbre, un des plus grands naturalistes, savants et penseurs russes.

[13] Pavlov (I.-P.), 1849-1936. Grand savant physiologiste russe, créateur de l’étude matérialiste sur l’activité nerveuse supérieure des animaux et de l’homme.

[14] Répine (I.-E.), 1844-1930. Grand peintre russe, )représentant éminent de l’art russe réaliste démocratique.

[15] Sourikov (V.-L), 1848-1916. Grand peintre russe, représentant du réalisme dans la peinture historique. Membre, comme Répine, des « Ambulants » (société de peinture au XIXe et au début du XXe siècle).

[16] Souvorov (A.-V.), 1730-1800. Stratège russe, général, un des fondateurs de l’art militaire russe d’avant-garde.

[17] Koutouzov (M.-L). Stratège, général, un des fondateurs de l’art militaire russe d’avant-garde. La tactique de Koutouzov se distinguait par la décision, la souplesse et une large utilisation de la manoeuvre pendant les combats. Pendant la campagne de Russie Koutouzov fut obligé de reculer profondément, à cause de la grande puissance de l’armée de Napoléon. Celui-ci espérait une bataille générale, comptant sur ses forces supérieures pour détruire l’armée russe. Koutouzov opposait à ce plan de Napoléon une forme de lutte plus élaborée, unissant le système de batailles séparées, de manoeuvres, de défense active suivie d’une contre-offensive résolue suivant une intention stratégique unique. (1745-1813).

[18] Conférence tenue à Moscou du 29 septembre au 1er octobre 1941

[19] Le projet de loi « prêt-bail » (Lend and Lease Act) avait été déposé par le président Roosevelt devant le Congrès le 10 janvier 1941. La loi, promulguée le 11 mars 1941, autorisait le prêt et la location de matériel de guerre et autre aux nations qui concouraient à la défense des Etats-Unis. La loi, valable pour un an, fut reconduite jusqu’au lendemain de la capitulation de l’Allemagne nazie. Elle fut alors brutalement dénoncée par le successeur de F. Roosevelt à la présidence des Etats-Unis, H. Truman

[20] Les troupes anglaises et soviétiques étaient entrées en Iran le 25 août 1941. L’URSS s’appuyait sur l’article 6 du Traité d’amitié russo-persan du 26 février 1921 qui l’autorisait à protéger le pays dans le cas où ce dernier deviendrait une base pour des forces étrangères. Or, afin de fermer à l’URSS le chemin de la Caspienne, les Allemands faisaient pression sur l’entourage du Shah, et sur le Shah lui-même, pressions qui étaient accueillies favorablement. Il s’agissait également pour les Alliés de préserver les champs de pétrole.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Pour la journée internationale de la femme

8 mars 1925

Aucun grand mouvement d’opprimés, dans l’histoire de l’humanité, ne s’est déroulé sans la participation des femmes travailleuses. Les femmes travailleuses, les plus opprimées de tous les opprimés, ne sont jamais restées et ne pouvaient rester à l’écart de la grande route du mouvement libérateur.

Le mouvement libérateur des esclaves a, comme on le sait, poussé en avant des centaines et des milliers de grandes martyres et d’héroïnes. Dans les rangs des lutteurs pour la libération des serfs, il y avait des dizaines de milliers de femmes travailleuses.

Il n’est pas étonnant que le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, le plus puissant de tous les mouvements libérateurs des masses opprimées, ait attiré sous son étendard des millions de femmes travailleuses.

La Journée internationale des femmes est le témoignage de l’invincibilité et le présage du grand avenir du mouvement libérateur de la classe ouvrière. Les femmes travailleuses, les ouvrières et les paysannes, constituent la grande réserve de la classe ouvrière.

Cette réserve représente une bonne moitié de la population. La réserve féminine sera-t-elle pour la classe ouvrière ou contre elle ? De cela dépendent le destin du mouvement prolétarien, la victoire ou la défaite de la révolution prolétarienne, la victoire ou la défaite du pouvoir prolétarien.

Voilà pourquoi la première tâche du prolétariat et de son détachement le plus avancé, le Parti communiste, consiste à mener une lutte décisive pour libérer les femmes, ouvrières et paysannes, de l’influence de la bourgeoisie, pour éduquer politiquement et organiser les ouvrières et les paysannes sous l’étendard du prolétariat.

La Journée internationale des femmes est un moyen d’attirer la réserve, constituée par les femmes travailleuses, du côté du prolétariat.

Mais les femmes travailleuses ne sont pas seulement une réserve.

Elles peuvent et elles doivent devenir — avec une politique juste de la classe ouvrière — une armée véritable de la classe ouvrière, qui combattra la bourgeoisie. Faire de cette réserve des femmes travailleuses une armée d’ouvrières et de paysannes, combattant aux côtés de la grande armée du prolétariat, voilà la seconde lâche, qui est décisive, de la classe ouvrière.

La Journée internationale des femmes doit servir à faire passer les ouvrières et les paysannes de la réserve de la classe ouvrière dans l’armée active du mouvement libérateur du prolétariat.

Vive la Journée internationale des femmes !

=>Oeuvres de Staline