Comme cela est courant pour les œuvres d’Aristote, on ne sait pas dans quelle mesure il est réellement l’auteur de la totalité du traité De l’âme, datant d’autour 350 avant notre ère. A cela s’ajoute de multiples versions, retouchées ou altérées à travers le temps en raison des copies manuscrites, des difficultés de conservation, etc.
Cependant, cette œuvre se situe dans la droite ligne de la conception attribuée à Aristote et les thèses qu’on y trouve sont conformes à son approche matérialiste.
Par âme, il ne faut en effet pas entendre ici ce qu’on entend du point de vue religieux, bien au contraire. L’œuvre fut même la base de l’affirmation, à la suite des apports d’Avicenne et d’Averroès, selon laquelle « l’Homme ne pense pas », posée par l’averroïsme latin et qui fut la hantise de l’Église catholique à la fin du moyen-âge.
Ce qu’on a traduit par le mot âme en français, c’est le terme ψῡχή (psūkhḗ), la psyché, ce qui se traduit par l’esprit de l’être vivant, l’esprit, le souffle de vie d’un animal ou d’un être humain. C’est, si l’on veut, la conscience d’être une existence animée.
Dès le début du traité, Aristote explique justement que:
« La connaissance de l’âme semble servir grandement celle de la vérité en général et la science de la nature en premier chef : l’âme est en effet comme le principe propre des animaux. »
Aristote souligne une difficulté importante. L’âme a une activité, mais celle-ci n’a pas forcément d’impact sur le réel ; elle peut cependant en avoir une. Faut-il alors s’intéresser à la colère dans l’esprit ou bien à l’expression corporelle de la colère ? Dans quelle mesure y a-t-il dépendance ou interdépendance du corps et de l’esprit ?
La question, qui va traverser les siècles et être au cœur de l’affrontement entre idéalisme et matérialisme, est souvent présentée sous la forme de l’allégorie du pilote et du bateau. Aristote lui-même emploie l’allégorie dans son traité De l’âme.
Dans quelle mesure le pilote – l’esprit, l’âme – est-il lié au bateau ? Périt-il avec lui ou a-t-il une existence entièrement indépendante ? Dans quelle mesure est-il affecté par ce qui arrive au bateau ?
Même s’il existe des nuances, tendanciellement on voit bien qu’il y a les partisans d’une séparation du corps et de l’esprit, et de l’autre ceux pour qui l’esprit n’est qu’une partie du corps. Platon relève de la première tendance, Aristote de la seconde.
Aristote insiste particulièrement sur cette opposition : comme c’est l’usage et comme on retrouvera cela dans la tradition du débat en Islam (et même chez le communiste de Turquie Ibrahim Kaypakkaya), il présente tout d’abord les points de vue différents du sien.
Il présente ainsi la conception de Démocrite pour qui « l’âme est une sorte de feu et de chaleur », de certains Pythagoriciens qui « identifiaient l’âme aux poussières en suspension dans l’air », d’Anaxagore « pour qui l’âme est le moteur ». Chez Héraclite, « le principe, c’est l’âme, puisqu’elle est l’exhalaison chaude dont il constitue les autres êtres. C’est une réalité incorporelle et en perpétuel écoulement. », etc.
A ceux-là, pour qui l’âme est ce qui met en mouvement le corps, Aristote oppose ceux pour qui l’âme s’explique par ses parties, avec d’un côté des connaissances sensibles, de l’autre des connaissances provenant de principes divins (comme les nombres utilisés par Dieu pour former le monde). Ce sont les partisans d’un mélange entre une âme tournée vers le spirituel et une autre liée au matériel, avec un grand débat pour savoir le degré de ce mélange.
En fait, par ce moyen, Aristote veut affirmer son opposition à ceux pour qui l’âme fonctionne tout seul, ou bien aurait en plus de cette indépendance un aspect « en sous main » qui serait un « intellect » tourné vers la matière.
Ceux qu’ils critiquent ont une démarche commune :
« Tous les penseurs définissent l’âme, peut-on dire, par trois caractères : le mouvement, la sensation, l’incorporéité. »
Le traité De l’âme est une remise en cause de cet idéalisme et une affirmation de la conception matérialiste.