Aristote et la thèse « L’Homme ne pense pas »

Les seconds analytiques se concluent par un manifeste matérialiste. L’induction est clairement présenté comme se fondant sur une accumulation de données sensibles, saisie par intuition et généralisé à un niveau supérieur comme principes premiers. On a ici la thèse matérialiste dialectique de la pensée comme reflet présentée de manière développée.

L’œuvre est clairement un assemblage de différents cours différents et on peut considérer cette partie placée à la fin comme un garde-fou pour préserver l’esprit général de la philosophie d’Aristote.

Ce qu’on lit sera d’ailleurs résumé à la fin du moyen-âge sous la formule « l’Homme ne pense pas », que l’Église catholique romaine interdira.

« Il est donc clair que nous ne pouvons pas posséder une connaissance innée des principes [premiers], et que les principes [premiers] ne peuvent non plus se former en nous alors que nous n’en avons aucune connaissance, ni aucun habitus.

C’est pourquoi nous devons nécessairement posséder quelque puissance de les acquérir, sans pourtant que cette puissance soit supérieure en exactitude à la connaissance même des principes. —

Or c’est là manifestement un genre de connaissance qui se retrouve dans tous les animaux, car ils possèdent une puissance innée de discrimination que l’on appelle perception sensible.

Mais bien que la perception sensible soit innée dans tous les animaux, chez certains il se produit une persistance de l’impression sensible qui ne se produit pas chez les autres.

Ainsi les animaux chez qui cette persistance n’a pas lieu, ou bien n’ont absolument aucune connaissance au-delà de l’acte même de percevoir, ou bien ne connaissent que par le sens les objets dont l’impression ne dure pas ; au contraire, les animaux chez qui se produit cette persistance retiennent encore, après la sensation, l’impression sensible dans l’âme.

Et quand une telle persistance s’est répétée un grand nombre de fois, une autre distinction dès lors se présente entre ceux chez qui, à partir de la persistance de telles impressions, se forme une notion, et ceux chez qui la notion ne se forme pas.

C’est ainsi que de la sensation vient ce que nous appelons le souvenir, et du souvenir plusieurs fois répété d’une même chose vient l’expérience, car une multiplicité numérique de souvenirs constitue une seule expérience.

Et c’est de l’expérience à son tour (c’est-à-dire de l’universel en repos tout entier dans l’âme comme une unité en dehors de la multiplicité et qui réside une et identique dans tous les sujets particuliers) que vient le principe de l’art et de la science, de l’art en ce qui regarde le devenir, et de la science en ce qui regarde l’être.

Nous concluons que ces habitus ne sont pas innés en nous dans une forme définie, et qu’ils ne proviennent pas non plus d’autres habitus plus connus, mais bien de la perception sensible.

C’est ainsi que, dans une bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre primitif : de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable.

Nous avons déjà traité ce point, mais comme nous ne l’avons pas fait d’une façon suffisamment claire, n’hésitons pas à nous répéter.

Quand l’une des choses spécifiquement indifférenciées s’arrête dans l’âme, on se trouve en présence d’une première notion universelle ; car bien que l’acte de perception ait pour objet l’individu, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel : c’est l’homme, par exemple, et non l’homme Callias.

Puis, parmi ces premières notions universelles, un nouvel arrêt se produit dans l’âme, jusqu’à ce que s’y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement universelles : ainsi, telle espèce d’animal est une étape vers le genre animal, et cette dernière notion est elle-même une étape vers une notion plus haute.

Il est donc évident que c’est nécessairement l’induction qui nous fait connaître les principes, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en nous l’universel.

Quant aux habitus de l’entendement par lesquels nous saisissons la vérité, puisque les uns sont toujours vrais et que les autres sont susceptibles d’erreur, comme l’opinion, par exemple, et le raisonnement, la science et l’intuition étant au contraire toujours vraies ; que, d’autre part, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance n’est plus exact que la science, tandis que les principes sont plus connaissables que les démonstrations, et que toute science s’accompagne de raisonnement : il en résulte que des principes il n’y aura pas science.

Et puisque, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance ne peut être plus vrai que la science, c’est une intuition qui appréhendera les principes.

Cela résulte non seulement des considérations qui précèdent, mais encore du fait que le principe de la démonstration n’est pas lui-même une démonstration, ni par suite une science de science.

Si donc nous ne possédons en dehors de la science aucun autre genre de connaissance vraie, il reste que c’est l’intuition qui sera principe de la science.

Et l’intuition est principe du principe lui-même, et la science tout entière se comporte à l’égard de l’ensemble des choses comme l’intuition à l’égard du principe. »

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Le moyen terme, clef du syllogisme et de l’entéléchie chez Aristote

Le moyen terme est le déclencheur du syllogisme ; il est l’équivalent du moteur dans le processus où quelque chose en puissance devient quelque chose en acte. Le mouvement est déclenché par un moteur extérieur, tout comme les termes majeur et mineur du syllogisme sont mis en branle par le moyen terme.

Tel est le matérialisme empiriste d’Aristote se présentant comme une dynamique.

Ainsi, tout passe par le moyen terme ; dans les seconds analytiques, qui suivent les premiers analytiques où est présenté le principe du syllogisme, Aristote nous dit :

« Les questions que l’on se pose sont précisément en nombre égal aux choses que nous connaissons. Or nous nous posons quatre sortes de questions : le fait, le pourquoi, si la chose existe, et enfin ce qu’elle est (…).

Quand nous cherchons le fait ou quand nous cherchons si une chose est au sens absolu, nous cherchons en réalité s’il y a de cela un moyen terme ou s’il n’y en a pas ; et une fois que nous savons le fait ou que la chose est (autrement dit, quand nous savons qu’elle est soit en partie, soit absolument), et qu’en outre nous recherchons le pourquoi, ou la nature de la chose, alors nous recherchons quel est le moyen terme (…).

Connaître ce qu’est une chose revient à connaître pourquoi elle est ; et cela est également vrai des choses en tant qu’elles sont au sens absolu et non pas seulement comme qualifiées par quelque attribut, et aussi en tant qu’elles sont dites posséder quelque attribut, tel que égal à deux droits, ou plus grand ou plus petit. »

Cela est d’une grande importance, car le pourquoi étant dans le réel, cela montre bien que les concepts, même s’ils parlent en général, sont une clef du réel qu’il existe.

Donnons un exemple de l’utilisation du moyen terme ; Aristote propose par exemple cela pour la glace :

« Qu’est-ce que la glace ? Admettons que ce soit de l’eau congelée, et figurons eau par Γ, congelée par A, et le moyen, qui est cause, par B, savoir le défaut total de chaleur. Donc B appartient à Γ, et A, la congélation, à B : la glace se forme quand B se produit, elle est formée quand B s’est produit, elle se formera quand B se produira. »

De fait, il y a un souci. Aristote ne conçoit la réalité qu’en action. On est donc coincé à un instant T. On ne peut pas avoir un aperçu ni du passé, ni du futur, car on est à un autre moment. On ne peut pas se placer à un autre moment sur le plan théorique, car le « temps intermédiaire » existant entre nous et ce moment est indéterminé.

Pour le déterminer, il faudrait en effet une action qui met en branle quelque chose permettant d’avoir accès à cette information… C’est la conséquence logique de tout le système et c’est pour cela que Spinoza est le dernier grand aristotélicien, son système étant pareillement statique.

Bien entendu, on peut constater que des événements se succèdent, qu’une vie se prolonge. Mais à moins de déplacer le problème en termes biologiques (qu’on pense à l’œuf et la poule) – ce que fait Aristote dans toute une série de traités, d’importance historique car affirmant cette science – il n’y a pas, au sens strict, d’Histoire.

C’est là une conséquence du développement inégal de la philosophie d’Aristote, propre à tout parcours dialectique. Et c’est ce qui a fait de lui une figure majeure de la biologie, avec l’analyse des espèces.

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Aristote et la conceptualisation comme qualité de la quantité

Il est une question de traduction tout à fait pertinente, indiquant un problème de fond pour saisir la démarche d’Aristote. Le problème est le suivant. Aristote dit : l’être humain ne pense pas, il raisonne. Quand il raisonne, il profite des sens et il conceptualise. Mais en fait les concepts existent déjà, car la réalité les porte.

Par conséquent, quand on pense, notre esprit passif (dit intellect pathétique) ne fait que retrouver les concepts par la pensée universelle les portant par définition comme reflet du réel (c’est l’intellect agent).

On a ainsi les sens (Aristote disant qu’il y en a cinq), l’imagination qui évolue plus ou moins correctement les informations (correctes quant à elles) fournies par les sens et qui aboutit à ce qu’on appelle l’opinion, et l’intellect.

Or, Aristote pose que dans le syllogisme, on s’appuie sur des vérités premières, non démontrables, car étant des vérités les plus directes. Seulement voilà, on retombe alors sur la même opposition entre une démonstration liée au réel et façonnant un esprit passif (l’intellect pathétique) et des vérités premières, non démontrables, liés à l’intellect agent.

Comprenons le problème avec un passage précis. Dans une traduction, on lit la chose suivante :

« Une science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.

— De plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que l’Harmonique.

De même, une science qui est constituée à partir de principes moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la Géométrie. »

Il est ici indiqué qu’une science non tournée vers le substrat est supérieur. C’est toutefois incohérent, car Aristote a une démarche matérialiste empiriste. Il faudrait, d’un coup, valoriser ce qui serait au-delà du substrat ?

Quittons cette traduction des seconds analytiques effectuée en 1939 par Jules Tricot, pour regarder celle de Jules Barthélemy-SaintHilaire, datant la seconde partie du XIXe siècle (c’est alors la première traduction en français. On y lit :

« Une science est plus exacte et plus élevée qu’une autre science, quand elle sait à la fois et l’existence de la chose et la cause de la chose, c’est-à-dire, quand la science qui démontre que la chose est, n’est pas séparée de celle qui connaît pourquoi elle est.

De plus, la science qui n’a pas de sujet sensible est au-dessus de celle qui en a un, comme par exemple l’arithmétique, qui est au-dessus de la musique.

La science qui vient d’un moindre nombre d’éléments est supérieure à celle qui a besoin d’adjonctions, et c’est ainsi que l’arithmétique vaut mieux que la géométrie. »

Comparons les deux traductions :

La science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat

La science qui n’a pas de sujet sensible est au-dessus de celle qui en a un

On a d’un côté le substrat, de l’autre le sujet sensible. Le souci est que le substrat est le fondement du sujet sensible, pas simplement le sujet sensible. C’est là différent.

Mais il y a pire : Jules Barthélemy-Saint-Hilaire nous indique en note la chose suivante :

« De sujet sensible, j’ai ajouté sensible afin d’être clair : le texte dit seulement de sujet. »

Cela est bien entendu une définition tout à fait différente. Avoir un sujet ou un sujet sensible n’est pas la même chose. D’un côté on a le sujet qui est en pratique conceptualisé, de l’autre il est directement matériel.

Regardons maintenant une version anglaise, de 1863, traduite par Octavius Freire Owen. On y trouve grosso modo la même traduction que Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, mais sans le terme « sensible ». Une note est toutefois ajoutée ; elle dit :

« Non pas conversant avec un sujet matériel, comme l’arithmétique, qui est [quant à elle] conversant avec le nombre. »

Or, cela n’a strictement aucun sens, puisque justement Aristote réfute la démarche de Pythagore et de Platon d’avoir une conception du monde de type mathématique-numérique !

De plus, si on prend le passage entier, ici dans la traduction de 1939 par Jules Tricot, on voit qu’Aristote donne un exemple, avec l’unité et le point.

« Une science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.

— De plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que l’Harmonique.

De même, une science qui est constituée à partir de principes moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la Géométrie.

Par résultat de l’addition, je veux dire que, par exemple, l’unité est une substance sans position, tandis que le point est une substance ayant position : cette dernière, je l’appelle un résultat de l’addition. »

Au-delà des ambiguïtés de traduction, il faut comprendre qu’Aristote dit que la connaissance de l’objet conceptualisé est plus développée que celle de l’objet concret, non pas car elle serait sur un autre plan, mais parce qu’elle en dit moins. On peut résumer cela par la formule :

connaissance de l’objet concret
=
connaissance de l’objet conceptualisé + position dans l’espace-temps

Aristote pose en fait la différence entre quantité et qualité et la transformation de la quantité en qualité. Les informations accumulées permettent d’établir une règle, cette règle (qui est induite et non pas déduite d’un raisonnement construit au préalable) s’arrache à la quantité, en se posant elle est qualité.

Aristote nous dit :

« Il n’est pas possible non plus d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés.

Mais l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout (…).

Si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel.

Ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel.

Mais le grand mérite de l’universel, c’est qu’il fait connaître la cause ; de sorte que, pour ces faits qui ont une cause autre qu’eux-mêmes, la connaissance universelle est fort au-dessus des sensations et de l’intuition (en ce qui concerne les principes premiers, la raison est toute différente). »

Il ne faut donc pas considérer qu’Aristote dise qu’il y aurait une science au-delà de la réalité ; les vérités premières sont établies à partir de la réalité elle-même, comme qualité issue de la quantité. Aristote est un titan du matérialisme.

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L’empirisme chez Aristote

Aristote pose le principe suivant. Il faut s’intéresser à la « première figure », car c’est elle qui mène à l’essence de la chose. C’est elle qui permet de dire quelque chose positivement, en affirmant quelque chose. Le syllogisme, dans sa forme parfaite (et présentée dans les premiers analytiques) vise justement à remonter au niveau d’une reconnaissance de la chose dans sa nature.

Chez Aristote, toute pensée est une considération de quelque chose. Il n’y a pas de pensée sans réalité, on est ici dans le matérialisme le plus strict. Voilà pourquoi se tromper, c’est mal raisonner sur la réalité. Il n’y a pas de pensée « pure », séparée des objets. Il y a une compréhension adéquate de la substance d’une chose et du mouvement de celle-ci – mais elle peut être imparfaite.

Aristote se situe résolument dans la démarche matérialiste, pour qui « l’homme ne pense pas ». L’être humain raisonne – mais il peut mal raisonner. Aristote dit ainsi :

« L’ignorance, entendue non pas comme une négation du savoir mais comme une disposition de l’esprit, est une erreur produite par un syllogisme. »

Se tromper dans les attributs d’une chose, soit en en voyant quand il n’y en a pas, ou en se trompant quant à ceux-ci, c’est aboutir à une mauvaise interprétation de la réalité. Si on se trompe dans les énoncés du syllogisme, alors forcément on aboutit à ce qui est inadéquat.

Ce principe d’inadéquation est au cœur de tout le système d’observation établi par Aristote.

Le souci, bien entendu, est que tout repose alors sur le moyen terme, celui qui fait se combiner les deux autres aspects du syllogisme. C’est là le décalquage de la conception de l’entéléchie, où on a un moteur extérieur provoquant le mouvement. De manière étonnante, la théorie du syllogisme a été comprise comme séparée de l’entéléchie, comme si cela n’avait rien à voir ; il est vrai qu’il faut un aperçu matérialiste approfondi pour le saisir.

Voilà pourquoi Aristote va jusqu’à dire que s’il manque ne serait-ce qu’un seul sens, on sort déjà d’une capacité à saisir la réalité dans son entièreté, puisqu’on doit généraliser les faits, c’est-à-dire pratiquer l’induction, pour appréhender les faits :

« Il est clair aussi que si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît, qu’il est impossible d’acquérir. Nous n’apprenons, en effet, que par induction ou par démonstration. Or la démonstration se fait à partir de principes universels, et l’induction, de cas particuliers.

Mais il est impossible d’acquérir la connaissance des universels autrement que par induction, puisque même ce qu’on appelle les résultats de l’abstraction ne peuvent être rendus accessibles que par l’induction, en ce que, à chaque genre, appartiennent, en vertu de la nature propre de chacun, certaines propriétés qui peuvent être traitées comme séparées, même si en fait elles ne le sont pas.

Mais induire est impossible pour qui n’a pas la sensation : car c’est aux cas particuliers que s’applique la sensation ; et pour eux, il ne peut pas y avoir de science, puisqu’on ne peut la tirer d’universels sans induction, ni l’obtenir par induction sans la sensation. »

Aristote indique à ce titre qu’il n’y a pas une infinité d’attributs pour chaque chose – sinon on se perdrait précisément dans l’infini, une hantise régulière d’Aristote (« On ne peut pas parcourir l’infini » était le leitmotiv, y compris évidemment ici dans les seconds analytiques).

De ce fait, une étude sur quelque chose a forcément une dimension finie, car elle est de nature finie et il en va de même pour ses attributs. Toute affirmation d’une chose est limitée, comme par ailleurs toute affirmation négative – ici Aristote n’attend pas la perspective matérialiste dialectique de l’infini, notamment en anticipant l’erreur de Hegel qui lui bascule dans le culte de l’infini et cherchant à l’éviter. Hegel n’avait pas le choix et devait assumer l’infini en raison de son époque, Spinoza marquant l’affirmation historique de l’infini. Mais Aristote vivait dans une époque trop arriérée.

C’est pourquoi il dit, de manière juste mais en même temps erronée, car il privilégie le mauvais aspect, que :

« Plus la démonstration devient particulière, plus elle tombe dans l’infini, tandis que la démonstration universelle tend vers le simple et la limite. »

On a ici la différence essentielle entre le matérialisme empiriste d’Aristote, observateur-contemplatif où le mouvement est extérieur, et le matérialisme dialectique, subjectif-transformateur où le mouvement est interne.

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Rejet par Aristote de la conception mathématique-numérique du monde

Aristote parle donc de différents domaines des sciences, mais toutes ayant pour fin l’observation de la réalité qui est elle une et une seule. Il n’y pas de découpages en zones séparées, puisque de toutes manières la matière est une réalité physique (étudiée dans La physique) ayant une nature déterminée (étudiée dans La métaphysique).

Ce faisant, Aristote dit s’oppose formellement à la conception mathématique-numérique du monde de Pythagore, Platon… ce qu’on lit entre les lignes avec par exemple cette allusion :

« Par exemple, l’interrogation musicale est non-géométrique en géométrie. »

On sait en effet que le pythagorisme et le platonisme qui le prolonge ont une conception justement numérique du monde, et que l’harmonie en musique est censé dépendre d’une harmonie mathématique. La tradition veut également qu’a u fronton de l’Académie – l’école de Platon (celle d’Aristote se nommant le Lycée) – il ait été écrit « Que nul n’entre s’il n’est géomètre ».

En séparant la musique et la géométrie, Aristote montre ainsi, comme en passant, qu’il rejette la réduction du monde à une formule numérique, qu’il reconnaît la dignité de tous les aspects du réel.

Voici un autre exemple où Aristote affronte frontalement la conception mathématique-numérique du monde. C’est un passage de la plus haute valeur sur le plan matérialiste : Aristote y reconnaît tout à fait un aspect « géométrique », mais il n’est pas l’aspect principal, qui est lui matériel.

« D’autre part, des arguments illogiques dans la forme peuvent quelquefois se produire, du fait qu’on prend comme moyens les conséquents des deux termes extrêmes.

C’est, par exemple, la preuve de Caeneus que le feu croît selon une proportion géométrique. Le feu, en effet, augmente rapidement, dit-il, et c’est là ce que fait la proportion géométrique.

Un tel raisonnement n’est pas un syllogisme ; il n’y a syllogisme que si la proportion qui croît le plus rapidement a pour conséquent la proportion géométrique, et si la proportion qui s’accroît le plus rapidement est attribuable au feu dans son mouvement. »

On est là dans la direction du matérialisme dialectique : il y a un saut qualitatif (l’aspect « géométrique »), mais c’est un paramètre propre à une nature matérielle spécifique. Il n’y a pas de « géométrie » ayant une dimension matérielle (comme on l’a dans la conception de Pythagore, Platon, du néo-platonisme, et par ailleurs de tout système religieux ou para-religieux).

Les mathématiques sont un outil de la description de la réalité, mais la réalité a un fond, ce que les mathématiques n’ont pas.

On lit dans les seconds analytiques :

« Les Mathématiques s’occupent seulement des formes : elles ne portent pas sur un substrat puisque, même si les propriétés géométriques sont celles d’un certain substrat, ce n’est pas du moins en tant qu’appartenant au substrat qu’elles les démontrent.

Ce que l’Optique est à la Géométrie, ainsi une autre science l’est à l’Optique, savoir la théorie de l’Arc-en-ciel : la connaissance du fait relève ici du physicien, et celle du pourquoi de l’opticien pris en tant que tel d’une façon absolue, ou en tant qu’il est mathématicien. »

Il y a des interactions entre les sciences, mais c’est la réalité qui prime, car c’est la matière elle-même qui porte la transformation. Aristote ne remplace par l’idéalisme de Platon par un autre idéalisme. Même si chez lui, le mouvement vient de l’extérieur, que la matière a une forme qui connaît justement le changement impulsé de l’extérieur, il ne perd jamais de vue la réalité matérielle, le « substrat », la « puissance ».

Il n’y a donc pas de monde « supérieur » abritant des principes, des formes parfaites, des concepts, des normes, etc.

« Il n’y a aucune nécessité de supposer que l’universel est une réalité séparée des choses particulières parce qu’il signifie une chose une, pas plus qu’il n’est besoin de le supposer pour les autres choses qui ne signifient pas une substance, mais seulement une qualité, une relation ou une action. Si donc l’on fait une telle supposition, ce n’est pas la démonstration qui en est cause, mais bien l’auditeur. »

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La nature du socle matérialiste axiomatique de la démonstration chez Aristote

On a chez Aristote une dialectique de l’universel et le particulier : pour définir un particulier, il faut partir d’un universel. Le particulier est la déclinaison de l’universel. Mais cet universel est lui-même particulier, puisque chaque particulier revient à un universel et qu’il existe plusieurs types de particuliers, donc plusieurs types d’universel.

La nature de l’éléphant n’est pas celle de la souris, la table pas celle de la chaise, etc.

Aristote réfute ainsi une lecture idéaliste du particulier et de l’universel, bien connu comme étant développé par Platon avec le principe d’un « monde des idées » où l’on a les modèles idéaux, de types mathématique-numérique, de ce qui existe sur Terre, alors que tout provient d’un « Un » ineffable, inatteignable, parfait, source de tout, etc.

Aristote présente de la manière suivante la question du socle par axiome de la démonstration :

« Il n’est pas nécessaire d’admettre l’existence des Idées, ou d’une Unité séparée de la Multiplicité, pour rendre possible la démonstration. Ce qui est cependant nécessaire, c’est qu’un même attribut puisse être affirmé de plusieurs sujets : sans cela, il n’y aurait pas, en effet, d’universel.

Or s’il n’y a pas d’universel, il n’y aura pas de moyen, ni, par suite, de démonstration. Il faut donc qu’il y ait quelque chose d’un et d’identique qui soit affirmé de la multiplicité des individus, d’une manière non-équivoque. »

Seulement voilà, il ne suffit pas de dire que la nature de l’éléphant n’est pas celle de la souris, la table pas celle de la chaise, etc. Il faut également saisir la différence de nature entre l’éléphant et la table. Aristote insiste particulièrement sur le fait qu’il y a des domaines scientifiques et que ceux-ci se distinguent dans leur étude.

On ne peut pas aborder universellement les sciences particulières, car celles-ci relèvent d’une dignité du réel spécifique. On retrouve ici une très fine dialectique de l’universel et du particulier. Voici un long passage où Aristote traite de la nature du socle matérialiste axiomatique de la démonstration :

« Si une interrogation syllogistique est la même chose qu’une prémisse partant sur l’un des membres d’une contradiction, et si, dans chaque science, il y a des prémisses à partir desquelles le syllogisme qui lui est propre est constitué, il y aura assurément une sorte d’interrogation scientifique, et c’est celle des prémisses qui seront le point de départ du syllogisme approprié qu’on obtient dans chaque science.

Il est, par suite, évident que toute interrogation ne sera pas géométrique ni médicale, et qu’il en sera de même dans les autres sciences : seront seulement géométriques les interrogations à partir desquelles on démontre soit l’un des problèmes qui relèvent de la Géométrie, soit les problèmes qui sont démontrés par les mêmes principes que ceux de la Géométrie, ceux de l’Optique par exemple.

Il en est encore ainsi pour les autres sciences. De ces problèmes le géomètre est fondé à rendre raison, en prenant pour bases les principes géométriques et ses propres conclusions ; par contre, en ce qui concerne les principes eux-mêmes, le géomètre, en tant que géomètre, ne doit pas en rendre raison.

Et cela est vrai aussi pour les autres sciences.

On ne doit donc pas poser à tout savant n’importe quelle interrogation, ni le savant répondre à toute interrogation, sur un sujet quelconque : il faut que les interrogations rentrent dans les limites de la science dont on s’occupe.

Si donc, dans ces limites, on argumente avec un géomètre en tant que géomètre, il est clair que la discussion se fait correctement lorsqu’on part des prémisses géométriques pour démontrer quelque problème ; dans le cas contraire, la discussion ne se fait pas correctement, et on ne peut pas évidemment non plus réfuter le géomètre, si ce n’est par accident.

Il en résulte qu’avec des gens qui ne sont pas géomètres on ne peut pas discuter géométrie, car un mauvais argument passerait inaperçu. Même remarque pour les autres sciences. »

Il est ici une erreur à éviter : celle de penser qu’Aristote découpe les sciences en zones particulières isolées. Cela serait totalement faux. Aristote parle de la confrontation à la réalité.

Mais, en matérialiste, il sait qu’il y a l’étude de la réalité en tant que réalité, dans son mouvement (qu’il étudie dans La physique) et dans sa nature (qu’il étudie dans La métaphysique).

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Le socle matérialiste particulier de la démonstration chez Aristote

Le principe d’un socle matérialiste particulier est, de fait, la base théorique du syllogisme. Le syllogisme ne vise jamais à parler en général, mais toujours en particulier. Pour ce faire, il utilise des propositions affirmatives, négatives, universelles, particulières. L’objectif est toujours le particulier.

Toutefois ce particulier cherche à être compris, de manière dialectique, dans son universalité. Aristote ne le dit pas ainsi, mais il explique toutefois que toute démonstration authentique parle de manière vraie d’un « sujet premier et universel ». C’est là conceptualiser la réalité, au moyen de la substance.

Si on ne parle pas de ce qui arrive accidentellement, mais bien des substances, alors on est dans une dialectique du particulier et de l’universel ; on parle d’une chose concrète, mais en s’orientant par rapport à sa nature même.

Aristote dit ainsi, dans les seconds analytiques :

« Les accidents, en effet, ne sont pas nécessaires, de sorte qu’on ne connaît pas nécessairement une conclusion par sa cause, même avec des propositions toujours vraies, si elles ne sont pas par soi : c’est ce qui se passe dans les syllogismes par signes.

En effet, dans ce cas, ce qui est en réalité par soi on ne le connaîtra pas comme étant par soi, et on ne connaîtra pas non plus le pourquoi ; or connaître le pourquoi, c’est connaître par la cause.

Il faut donc que, par soi, le moyen terme appartienne au troisième, et le premier au moyen. On ne peut donc pas, dans la démonstration, passer d’un genre à un autre : on ne peut pas, par exemple, prouver une proposition géométrique par l’Arithmétique.

Il y a, en effet, trois éléments dans la démonstration : en premier lieu, ce que l’on prouve, à savoir la conclusion, c’est-à-dire un attribut appartenant par soi à un certain genre ; en second lieu, les axiomes, et les axiomes d’après lesquels s’enchaîne la démonstration ; en troisième lieu, le genre, le sujet dont la démonstration fait apparaître les propriétés et les attributs essentiels. »

Ou, bien de manière plus synthétique :

« Toute science démonstrative tourne autour de trois éléments : ce dont elle pose l’existence (c’est-à-dire le genre dont elle considère les propriétés essentielles) ; les principes communs, appelés axiomes, vérités premières d’après lesquelles s’enchaîne la démonstration ; et, en troisième lieu, les propriétés, dont la science pose, pour chacune, la signification. »

En clair, il faut :

– circonscrire le domaine bien délimité du phénomène ;

– voir ce qui est spécifiquement à lui ;

– saisir les principes généraux axiomatiques amenant la réalisation de ce phénomène.

Tout cela, c’est ni plus ni moins que la retranscription en mode logique du principe de l’entéléchie.

Aristote dit d’ailleurs bien que si un phénomène est temporaire, le syllogisme doit porter une dimension temporaire en lui ; de plus, certains phénomènes possèdent une nature qui est clairement reconnue comme dialectique :

« Les démonstrations et la science des évènements qui se répètent, comme par exemple une éclipse de Lune, sont évidemment, en tant que telles, éternelles, mais, en tant qu’elles ne sont pas éternelles, elles sont ainsi particulières. »

Ainsi, véritablement connaître, c’est trouver les principes d’un phénomène, c’est connaître la nature des choses dans leur dignité même.

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Le socle matérialiste universel de la démonstration chez Aristote

En affirmant la possibilité de la science au moyen de la démonstration, Aristote pose la possibilité – et même la nécessité – d’une observation matérialiste de la réalité. Cependant, il est obligé de reconnaître que les fondements de la démonstration doivent être certains.

Or, le souci, c’est que tout étant cause et conséquence, la cause de la conséquence est elle-même conséquence d’une cause. La remontée de la structure démonstrative semble sans fin. Aristote appelle cela « une marche régressive à l’infini » et il rejette une telle possibilité, qui aboutirait en effet à un cercle sans fin allant d’une démonstration à une autre, un cercle par ailleurs à la fois dans le présent, le passé et le futur.

Cela semble de plus s’opposer au principe du syllogisme qui établit quatre types de syllogisme vrai, dont la technique est forcément éprouvée, correcte, valide, posant de fait une vérité certaine.

Aristote est donc obligé de parler de certaines prémisses qui sont indémontrables, sortant effectivement du champ de la démonstration. Il formule le principe des axiomes.

Cependant, ce n’est pas tout. Aristote, de par sa démarche dialectique, retrouve le principe de la contradiction et de la nécessité de saisir la négation de la vérité afin de bien asseoir la compréhension de la vérité.

Voici comment il formule cette nécessité :

« En outre, si on veut posséder la science qui procède par démonstration, il ne suffit pas que la connaissance des principes soit plus grande, la conviction formée à leur sujet plus ferme, que ce qui est démontré : il faut encore que rien ne nous soit plus certain ni mieux connu que les opposés des principes d’où partira le syllogisme concluant à l’erreur contraire, car celui qui a la science au sens absolu doit être inébranlable. »

On a pratiquement la direction menant à Spinoza et au principe que toute détermination est négation.

Reste à voir comment Aristote parvient à formuler cela. Comment conjuguer un savoir démonstratif avec le besoin d’un socle pour chaque démonstration ? On a de plus vu dans les premiers analytiques que le syllogisme, même vrai, ne suffit pas en soi, n’obéissant qu’à une logique formelle.

Dire tous les schtroumpfs sont bleus, papa schtroumpf est un schtroumpf, donc papa schtroumpf est bleu est formellement vrai, mais cela n’a aucun sens.

En matérialiste, Aristote se tourne alors vers la matière. C’est la matière elle-même qui va fournir le socle nécessaire. Il dit ainsi :

« Notre doctrine, à nous, est que toute science n’est pas démonstrative, mais que celle des propositions immédiates est, au contraire, indépendante de la démonstration.

Telle est donc notre doctrine ; et nous disons, en outre, qu’en dehors de la connaissance scientifique, il existe encore un principe de science qui nous rend capable de connaître les définitions. »

Aristote défend ici la physique contre la prétention des mathématiques à saisir le réel de manière logique, au moyen des nombres placées dans des combinaisons. Aristote pose en effet la notion de substance comme vérité matérielle des phénomènes.

La substance, c’est ce qui revient spécifiquement par soi à la chose (et pas à une autre), pas ce qui est un « accident » : tel homme est blanc, mais tous les hommes ne le sont pas, c’est donc ce qu’on pourrait appeler avec le matérialisme dialectique un aspect secondaire.

Il faut donc bien faire attention à ne pas considérer qu’on aurait trouvé la substance, alors qu’on généralise peut-être trop encore et qu’on a pas trouvé la substance réellement particulière de la chose.

Aristote nous demande alors :

« Quand donc notre connaissance n’est-elle pas universelle, et quand est-elle absolue ?

Il est évident que notre connaissance est absolue dans le cas où il y a identité d’essence du triangle avec l’équilatéral, autrement dit avec chaque triangle équilatéral ou avec tous.

Si, par contre, il n’y a pas identité, mais diversité d’essence, et si l’attribut appartient à l’équilatéral en tant que triangle, notre connaissance manque alors d’universalité. »

Le socle matérialiste universel de la démonstration repose sur le socle particulier de la démonstration. C’est là hautement dialectique.

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Le principe de la démonstration chez Aristote

Aristote est un matérialiste ; par conséquent, pour lui, il n’y a pas de « création ». Ce qui existe correspond au mouvement de la matière elle-même. Il en va de même pour les pensées. Voilà pourquoi la première phrase des seconds analytiques est un manifeste matérialiste :

« Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonnement vient d’une connaissance préexistante. Cela est manifeste, quel que soit l’enseignement considéré : les sciences mathématiques s’acquièrent de cette façon, ainsi que chacun des autres arts. »

C’est une réfutation totale de l’idéalisme ; c’est l’affirmation de la primauté de la matière.

Or, comme on le sait, Aristote considère que l’esprit doit se tourner vers l’observation de la réalité, voire en fait vers une contemplation. Il y a donc pour lui deux aspects, formant précisément la « connaissance préexistante ». Il y a d’abord la présupposition que la chose dont on parle existe, il y a ensuite le fait de la connaître.

On retrouve ici le principe matérialiste d’Aristote. Ne pouvant saisir le principe de la transformation en raison de son époque, il voit le mouvement comme impulsé de l’extérieur.

Tout mouvement ne peut pas exister, bien sûr, il faut pour cela qu’il y ait une base, que la chose ait en puissance la capacité de se mouvoir. La réalisation du mouvement possible, nécessaire à la nature de la chose, est chez Aristote l’entéléchie.

C’est la raison pour laquelle Aristote souligne qu’on est amené à connaître sans connaître au sens strict : on découvre, mais on n’a pas encore établi la base de ce qu’on a découvert. On fait l’expérience de quelque chose, mais il faut ensuite saisir la nature du phénomène. Aristote est un matérialiste empiriste ; voici comment il formule sa thèse, imparablement logique :

« Il est évident que la connaissance a lieu de la façon suivante : on connaît universellement, mais au sens absolu on ne connaît pas. Faute de cette distinction, on tombera dans la difficulté soulevée par le Ménon : ou bien on n’apprendra rien, ou bien on n’apprendra que ce qu’on connaît (…).

Le savoir porte sur ce dont on possède la démonstration ou dont on a admis la démonstration. »

Il faut ici souligner une chose essentielle. Aristote rejette résolument le fait qu’on puisse apprendre dans une certaine mesure, d’une certaine façon. Pour lui, conformément à sa lecture matérialiste, soit on a saisi le phénomène dans sa substance, soit on ne l’a pas saisi.

Il n’y a pas de zones inaccessibles ou de compréhension partielle, typique du relativisme de la lecture bourgeoise des sciences (en particulier avec le néo-kantisme, qui prétend que la « chose en soi » est inaccessible, que seule la « chose pour soi » relève du connaissable).

Aristote est ici très clair et il est dans la perspective matérialiste ; il dit ainsi :

« Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue, et non pas, à la façon des Sophistes, d’une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est.

Il est évident que telle est la nature de la connaissance scientifique. »

Il y a donc ce qu’on connaît et ce qu’on peut connaître à partir de ce qu’on connaît. La démonstration établit la connaissance à partir d’une base saine. Aristote donne la définition suivante de la démonstration dans sa définition scientifique :

« Par démonstration j’entends le syllogisme scientifique, et j’appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science.

Si donc la connaissance scientifique consiste bien en ce que nous avons posé, il est nécessaire aussi que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes. »

Aristote est le premier à lever le drapeau de la science.

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La réduction des syllogismes chez Aristote

Prenons un exemple de conversion avec CAmEstrEs, réduit à CelArEnt. La base de CamEstrEs est la suivante :

Tout A est B, or aucun C n’est B, donc aucun C n’est A.

Ce qui donne, par exemple :

Tout rat est un rongeur, or aucun cheval n’est un rongeur, donc aucun cheval n’est un rat.

CelArEnt est un syllogisme du type :

Aucun A n’est B, or tout C est A, donc aucun C n’est B.

Par exemple :

Aucun contre-révolutionnaire n’est un révolutionnaire,
Or tout bourgeois est un contre-révolutionnaire,
Donc aucun bourgeois n’est un révolutionnaire

Pour prouver véritablement CamEstrEs, il faut le « réduire » à CelArEnt, car en fait CamEstrEs revient à CelArEnt.

Voici comment, dans les premiers analytiques, Aristote explique cette conversion :

« Si M est à tout N, et n’est à aucun O, O ne sera non plus à aucun N.

Car si M n’est à aucun O, O non plus ne sera à aucun M; mais M était supposé à tout N, donc O ne sera à aucun N ; ainsi on est revenu à la première figure. Mais, comme la proposition négative se convertit, N ne sera non plus à aucun O, et alors le syllogisme sera le même.

On pourrait démontrer encore ceci par réduction à l’absurde. Il est donc évident que, les termes ainsi disposés, il y a syllogisme, mais non pas syllogisme complet ; car la conclusion nécessaire ne se forme pas uniquement avec les données primitives ; il faut, en outre, d’autres éléments. »

Traduisons cela. Cela donne :

M est à tout N
M n’est à aucun O
donc O n’est à aucun N

[reprise de la seconde affirmation] M n’est à aucun O

[conversion, en inversant] O n’est à aucun M

[reprise de la première affirmation] M est à tout N

[arrivée à CelArEnt] donc O n’est à aucun N.

[conversion de la négative] aucun N n’est à O

Quelle est la différence ? Dans la première édition de l’Encyclopédie, en 1751, on s’en moquait et on parlait des « galimathias de l’école sur les réductions des syllogismes ».

L’article sur les réductions explique également que les modifications pour retrouver les syllogismes parfaits à partir de ceux imparfaits consistent en « des changements dont la recherche ne suppose pas peut-être moins d’esprit que les plus sublimes démonstrations géométriques ».

C’est effectivement peu pratique, mais l’idée est somme toute la suivante. Prenons un exemple concret, en se fondant sur la forme des syllogismes.

CamEstrEs est du type suivant, avec un exemple :

Tout A est B, or aucun C n’est B, donc aucun C n’est A.

Toute arbre est un végétal, or aucun rat n’est un végétal, donc aucun rat n’est un arbre.

CelArEnt est du type suivant, avec un exemple :

Aucun A n’est B, or tout C est A, donc aucun C n’est B.

Aucun animal n’est végétal, or tout rat est animal, donc aucun rat n’est un végétal.

La différence est ici flagrante. On monte d’un cran dans la connaissance.

Pour bien saisir cela, regardons des graphiques : ceux de CamEstrEs et CelArEnt. Rappelons leur contenu, en utilisant les mêmes lettres que dans le graphique pour mieux comprendre.

Tout P est M or aucun S n’est M, donc aucun S n’est P

Aucun M n’est P, or tout S est M, donc aucun S n’est P.

Quel est le but ? De parler de S. Or, dans la première figure, S est définie négativement. Alors que dans la seconde S fait partie d’un ensemble, il est défini positivement.

C’est très clairement un approche casse-tête, mais qui vise à cerner la notion d’identité (positive contradictoire par rapport à d’autre et pas simplement négative), d’universel et de particulier.

C’est une sorte d’énorme contournement du matérialisme dialectique. Comme c’est justement une forme à la fois contournée et ancienne dans le développement de la pensée, elle est justement malaisée à saisir.

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La définition des syllogismes chez Aristote

Dans les noms employés dans la tradition historique liée au syllogisme, la lettre A représente une proposition universelle affirmative (Tout A est B), la lettre E une proposition universelle négative (Aucun A n’est B), la lettre I une proposition particulière affirmative (il y a quelque A qui est B), la lettre O une affirmation particulière négative (il y a quelque A qui n’est pas B).

Aristote, qui ne concevait que les modes de type A, E et I – O revenant pour lui à A – considère que A est supérieur, car c’est un syllogisme affirmatif. Le type E on n’a pas cela et dans le type I, on l’a, mais de manière particulière et non universelle.

Cela a son importance dans le nom donné aux syllogismes dans la tradition, car il s’agit, quand on a un syllogisme potentiellement correct dans les modes E et I (ou O), de le ramener à un mode A.

D’où justement l’emploi de consonnes. L’utilisation de la consonne S implique une déduction dite parfaite, celle de la consonne P une déduction imparfaite, celle de M indique le besoin d’intervertir les deux énoncés de base, celle de C implique une démonstration par l’impossible. Les autres consonnes désignent dans quelle mesure il faut déplacer la majeure, la mineure, etc.

Aristote dit ici la chose suivante :

« J’appelle syllogisme parfait celui qui n’a besoin de rien d’autre que de ce qui est posé dans les prémisses, pour que la nécessité [de la conclusion] soit évidente ; et syllogisme imparfait, celui qui a besoin d’une ou de plusieurs choses, lesquelles, il est vrai, résultent nécessairement des termes posés, mais ne sont pas explicitement énoncées dans les prémisses. »

Les syllogismes parfaits sont ceux relevant de la première figure des emplacements du « moyen terme ». Il s’agit, pour reprendre la terminologie datant d’après Aristote, de Barbara, Celarent, Darii, Ferio. Cela donne, par exemple :

Tout rongeur est sympathique, or tout rat est un rongeur, donc tout rat est sympathique

Aucun animal n’est méchant, or tout rat est un animal, donc aucun tat n’est méchant

Tout rat est beau, or quelque animal est rat, donc quelque animal est beau

Aucun oiseau n’est rongeur, or quelque animal est oiseau, donc quelque animal n’est pas un rongeur

Ces syllogismes sont parfaits, car il n’y a besoin de rien d’autre pour être valable ; on remarque que le moyen terme est sujet dans la majeure, prédicat dans la mineure. Les imparfaits ont besoin d’un appui extérieur, c’est-à-dire de modifier la place de certains termes dans les énoncés.

Le choix des lettres pour commencer leur nom symbolique a justement ici été choisi après Aristote de manière bien particulière. On a en effet Barbara, Celarent, Darii, Ferio, soit B, C, D et F, les premières lettres de l’alphabet (les A et E étant pris pour désigner A E I O).

Si des syllogismes imparfaits (mais modifiables dans un sens valide) ont été nommés avec un D au commencement, c’est pour dire qu’ils doivent prendre appui sur Darii. Ceux pour qui cela commence par un B sur Barbara, etc.

Regardons en quoi consiste la conversion d’un syllogisme imparfait en un syllogisme parfait. Comprenons d’abord simplement le principe de la conversion. Si l’on dit :

Les chats ne sont pas des chiens

Alors on peut convertir cela en :

Les chiens ne sont pas des chats.

On avait là une proposition universelle négative. La conversion marche également pour une proposition particulière affirmative. Si l’on dit :

Tel État ouvrier et paysan est un Etat socialiste

Alors on peut convertir cela en :

Tel État socialiste est un Etat ouvrier et paysan

Une autre conversion possible est le passage d’une proposition universelle affirmative à une proposition culturelle affirmative. Si l’on dit :

Tous les rats sont beaux

Alors on peut convertir cela en :

Quelques rats sont beaux

Ce n’est par contre ici évidemment pas exactement vrai, puisque tous les rats sont beaux. Mais on a un aperçu du jonglage entre les propositions. Aristote, avec les réductions, cherchent à les définir le plus précisément possible.

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Les règles du syllogisme chez Aristote

Le syllogisme est un outil descriptif au service du matérialisme. Il découle de la contemplation du réel suivant le principe du potentiel mis en branle par une force extérieure – l’entéléchie. Le syllogisme est une méthode contribuant à cerner les détails du réel, dans le cadre de la reconnaissance matérialiste de celui-ci, et de son observation scientifique.

Le syllogisme s’appuie, pour cette raison, sur quatre énoncés de base possible, dans le cadre de la contradiction entre affirmation et négation, entre universel et particulier. Par son matérialisme, Aristote en arrive à une mise en perspective dialectique. Cela donne :

a) Tout A est B (universelle affirmative)

b) Aucun A n’est B (universelle négative)

c) il y a quelque A qui est B (particulière affirmative)

d) il y a quelque A qui n’est pas B (particulière négative)

De manière traditionnelle, on utile A pour désigner l’énoncé de type a), E pour désigner b), I pour désigner c), O pour désigner d).

Il y a concrètement 64 combinaisons possibles (A-A-A, E-E-E, A-E-E, E-A-A, etc.), mais cela donne concrètement 256 syllogismes possibles.

Pourquoi 256 syllogismes ? Parce qu’il y a quatre combinaisons d’emplacements possibles pour le moyen terme. On peut dire ainsi :

1) Le ciel est bleu / Il y a des oiseaux dans le ciel

2) Les enfants regardent le ciel / Les parents regardent le ciel

3) Le ciel est bleu / Le ciel est clair

4) Les étoiles sont présentes dans le ciel / Le ciel est noir

On appelle chaque système d’emplacement une figure. La quatrième figure n’est pas présente dans les premiers analytiques ; on l’attribue à Galien, qui l’aurait conceptualisé au second siècle de notre ère. Pour Aristote, la quatrième figure n’est en effet rien d’autre que la première avec un ordre inversé – on reconnaît là son éminent sens de la dialectique.

Si l’on admet les quatre figures par souci de clarté, cela donne alors 64 combinaisons multipliées par 4 possibilités d’emplacement du moyen terme, soit effectivement 256 syllogismes.

La méthode ayant été puissamment étudié pendant tout le moyen-âge, ainsi que pratiquement depuis le début de notre ère, il existe une méthode de repérage qui s’est formée.

On utilise ainsi traditionnellement des lettres particulières – B, C, D ou F – pour commencer un nom fictif utilisant A, E, I et O, selon. Le syllogisme A-A-A est ainsi traditionnellement appelé Barbara (bArbArA), E-A-E se dénomme Celarent (cElArEnt), A-I-I est Darii (dArII) et E-I-E est Ferio (fErIO).

19 syllogismes sont considérés dans la « tradition » comme valides ; Aristote en liste quant à lui 14.

Les syllogismes valides pour le premier type d’emplacement du moyen terme sont Barbara, Celarent, Darii, Ferio, dans le second type Cesare, Camestres, Festino, Baroco, dans le troisième type Darapti, Disamis, Datisi, Felapton, Bocardo, Ferison (et dans le quatrième type Bramantip, Camenes, Dimaris, Fesapo, Fresison – Aristote ne les prend pas en compte).

Entre les voyelles, on place effectivement également des consonnes. Ceux-ci ont une grande importance, car ils symbolisent pour certains la nature du syllogisme en question.

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La problématique du syllogisme chez Aristote

Aristote s’évertue à conceptualiser le principe du syllogisme. Il dit ainsi :

« J’appelle moyen le terme qui, étant lui-même renfermé dans un autre, renferme aussi un autre terme, et devient alors moyen par sa position même.

Les extrêmes sont, et le terme qui est contenu dans un autre terme, et le terme qui en contient aussi un autre. »

Ce n’est, comme d’habitude, absolument pas clair. Le principe est le suivant ; fondons-nous pour cela sur :

Tout punk a une crête
Or, Sid est un punk
Donc Sid a une crête

La crête est ici le terme dit majeur, Sid dit le terme mineur, punk le terme moyen. C’est par le moyen terme qu’on a une nouvelle combinaison.

Ce qu’on appelle terme mineur est en fait toujours le sujet du dernier énoncé, le terme majeur est le « prédicat » du dernier énoncé. Ce sont les extrêmes, qui sont, de fait de manière dialectique, en contradiction avec le moyen.

Seulement voilà, tout va dépendre de la nature des propositions employées. Le syllogisme qu’on a ici est formellement juste – formellement seulement, car en réalité tout punk n’a pas forcément une crête.

Mais prenons le suivant, qui est faux dans sa structure même :

Sid a une crête
Tous les punks ont des crêtes
Donc Sid est un punk

En effet, on peut très bien avoir une crête sans être punk. Cette question du rapport logique entre les énoncés dépend de beaucoup de facteurs, qu’Aristote va justement déterminer. Ce n’est pas pareil de faire une proposition à portée universelle et une à portée particulière, comme Les hommes sont mortels ou bien Socrate est mortel.

Pareillement, faire une proposition affirmative se distingue de la proposition négative. Dire Tous les chats sont gris n’est pas de même nature que Tous les chats ne sont pas gris – ou encore Aucun chat n’est gris.

De plus, il va de soi que si le terme moyen – on parle plutôt de moyen terme – est placé différemment, cela change autant le système.

Tout cela est pourtant essentiel, car Aristote veut contempler la réalité, et pour lui elle est déterminée au sens de fixe, étant donné que le mouvement est impulsé par l’extérieur. Parle-t-on également d’une chose nécessaire, ou simplement contingente ? Cette chose contingente est-elle possible au sens d’habituel, ou possible au sens d’inhabituel ? Aristote veut être capable de parler de tout, de manière adéquate.

Par le syllogisme, il entend alors maximiser l’affirmation au moyen de la contradiction de la quantité et de la qualité. C’est en effet en jouant sur la quantité et la qualité, en procédant à des conversions, des oppositions, qu’on découvre d’autres syllogismes, qu’on les vérifie, etc.

Aristote dresse pour cela le catalogue des possibilités, dans un langage très ardu, du type :

« Si l’universel attributif ou privatif est placé à l’extrême mineur, il n’y aura pas de syllogisme, que d’ailleurs la proposition indéterminée ou particulière soit affirmative ou négative (…).

Quand l’universel, soit attributif soit négatif, est placé au majeur, et que le particulier privatif est placé au mineur, il n’y aura pas non plus de syllogisme, soit qu’on fasse le privatif indéterminé soit qu’on le fasse particulier (…).

Il n’y aura pas davantage de syllogisme si les deux intervalles sont particuliers, affirmatifs ou négatifs, ou si l’un est affirmatif et l’autre négatif, ou bien si l’un est indéterminé et l’autre défini, ou enfin si tous deux sont indéterminés. »

Tous les premiers analytiques consistent en une analyse des différents types de syllogisme, de leur construction, de leur validité, c’est-à-dire des règles du syllogisme.

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Le principe du syllogisme chez Aristote

La méthode d’Aristote pour apporter des éléments nouveaux à partir de quelque chose de connu est très connu, si ce n’est sous son nom de syllogisme, au moins par son exemple le plus fameux : Socrate est un homme, les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel.

C’est dans les premiers analytiques qu’Aristote développe cette approche méthode ; les premières lignes de l’ouvrage disant :

« D’abord, nous dirons le sujet et le but de cette étude: le sujet, c’est la démonstration; le but, c’est la science de la démonstration. Puis, nous définirons les mots suivants : proposition, terme, syllogisme; et nous montrerons ce que c’est qu’un syllogisme complet et un syllogisme incomplet. »

Il y a souvent en effet de ridicules moqueries du syllogisme, en tronquant les termes et l’ordre, alors que justement Aristote a dressé une liste précise de ceux fonctionnant, ceux ne fonctionnant pas.

De plus, le syllogisme n’est en rien « gratuit », il a une fonction matérialiste. Les lignes suivent immédiatement les précédentes disent :

« Et à la suite, nous expliquerons ce qu’il faut entendre quand nous disons que telle chose est ou n’est pas dans la totalité de telle autre chose, et qu’elle est attribuée à toute une autre ou qu’elle ne lui est aucunement attribuée. »

Aristote est un matérialiste : il veut savoir comment décrire scientifiquement la réalité. Le syllogisme doit aider à appréhender mieux les choses et contribuer à exprimer de meilleure manière leur nature.

Dans l’Organon, l’œuvre est ainsi placée après De l’interprétation, car Aristote part dans les premiers analytiques du principe de la proposition précédemment expliquée. Que dit-on, au sujet de quoi ? D’un universel ou d’un particulier ? Comment dire que quelque chose est telle chose ou justement ne l’est pas ?

Aristote introduit ici un concept, celui de « terme », qu’il définit de la manière suivante, en apparence très obscure, comme cela est toujours le cas dans ses écrits connus pour leur caractère plus qu’âpre à la lecture :

« J’appelle Terme l’élément de la proposition, c’est-à-dire, l’attribut et le sujet auquel il est attribué, soit qu’on y joigne, soit qu’on en sépare l’idée d’être ou de n’être pas. »

Pourquoi Aristote introduit-il ce concept ? Il s’agit en fait d’une manœuvre intellectuelle. L’idée est la suivante : quand on dit quelque chose, soit cela suffit en soi, soit il y a besoin d’autres éléments pour que ce soit juste. La proposition est donc complète ou incomplète. Il faut donc évaluer cela. Qui plus est, toute proposition a des conséquences.

Si on dit par exemple que les cornichons relèvent tous des bocaux en verre, et qu’on trouve des cornichons vendus à l’unité, alors la proposition est incorrecte. Il y a un rapport entre l’universel et le particulier ; si l’on pose un norme, alors elle doit se vérifier. Si on dit que tous les cornichons sont verts – proposition universelle – alors tel cornichon est vert – proposition particulière.

On l’a compris, Aristote procède par des conversions : comment telle phrase peut-elle être convertie en telle autre phrase ? Comme changer quelque chose de connu en quelque chose qu’on ne savait pas encore, mais qui se déduit logiquement ?

C’est là qu’intervient le syllogisme, dont la valeur est correcte, mais formelle :

« Le syllogisme est plus général que la démonstration, qui n’est qu’une sorte de syllogisme, tandis que tout syllogisme n’est pas une démonstration. »

Un syllogisme est en effet une logique purement formelle. Il n’est pas une science du réel en soi.

Par exemple, le syllogisme suivant est juste :

Socrate est un homme
Les hommes sont mortels
Donc, Socrate est mortel

Le syllogisme suivant, bien que n’ayant aucun sens réel, est formellement correct également :

Socrate est un homme
Les hommes aiment les bananes
Donc, Socrate aime les bananes

Tout est en effet une question de liaison avec le réel. Le syllogisme est une contribution à la compréhension du réel, pas un système autonome au-dessus de la réalité. Il sera cependant compris ainsi par bon nombre de gens au moyen-âge, par l’intermédiaire du formalisme religieux.

Ce balayage du réel par Aristote profite également de plusieurs modes de syllogisme ; le précédent obéit ainsi à la démarche suivante :

A est B.

Or, B est C.

Donc A est C.

Mais on a également une démarche différente, telle :

Tout A est B.

Or, C est un A.

Donc C est B.

Cela donne par exemple :

Tous les hommes sont mortels
Or, tous les Grecs sont des hommes
Donc tous les Grecs sont mortels

Ne reste plus qu’à vérifier toutes les situations possibles et celles où le syllogisme est correct… C’est ce que fait Aristote dans les premiers analytiques.

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L’orientation de la pensée selon Aristote

Afin de souligner que le langage ne modifie pas la réalité, qu’il n’a ni caractéristiques magiques, ni qu’il est une superstructure (ce qui revient de fait au même), Aristote souligne que ce qui doit arriver arrive et que le langage n’y change rien.

Il affirme ainsi :

« Il est clair que la réalité n’en est pas moins ce qu’elle est, en dépit de l’affirmation ou de la négation de tel ou de tel.

Car ce n’est pas le fait d’avoir été affirmés ou niés qui fera les événements se réaliser ou non, quand bien même on les aurait annoncés dix mille ans à l’avance ou à n’importe quel autre moment. »

Ce faisant, Aristote rejette donc l’hypothèse de l’affirmation d’un choix prononcé qui déciderait de la réalité. Celle-ci est déterminée par le jeu des causes et des conséquences, dans le cadre de la nature des choses.

Il ne peut pas y avoir de « décision » exprimée modifiant le sens des choses. D’ailleurs, le fait de parler, en soi, ne dit rien. Aristote réfute que le langage, en soi, décrirait la réalité de manière directe, qu’elle serait une pure expression des choses. Il dit ainsi :

« Chaque chose, nécessairement, est ou n’est pas, sera ou ne sera pas, et cependant si on envisage séparément ces alternatives, on ne peut pas dire laquelle des deux est nécessaire.

Je prends un exemple. Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire. »

De ce principe de nécessité, on aboutit alors à de multiples remarques sur la cohérence du langage et donc, inévitablement, à la question de la contradiction entre l’universel et le particulier.

Aristote appelle à bien délimiter les termes qu’on emploie : une personne est musicienne, c’est par accident qu’elle est musicienne, ce n’est pas sa nature fondamentale, qui est d’être homme. Quand on dit d’une personne qu’elle est blanche et musicienne, ce sont deux choses différentes, on ne peut pas assimiler blanche et musicienne conceptuellement.

De même, il fait une longue présentation des différences existant dans les formulations. Ce tableau qu’il donne en résume la teneur. Cela a l’air évident aujourd’hui, mais à l’époque c’était une puissante contribution à l’orientation de la pensée.

<Ier ordre> <IIIe ordre>
<1> Il est possible
que cela soit
<1> Il n’est pas possible
que cela soit
<2> Il est contingent
que cela soit
<2> Il n’est pas contingent
que cela soit
<3> Il n’est pas impossible
que cela soit
<3> Il est impossible
que cela soit
<4> Il n’est pas nécessaire
que cela soit
<4> Il est nécessaire
que cela ne soit pas
<IIe ordre> <IVe ordre>
<1> Il est possible
que cela ne soit pas
<1> Il n’est pas possible
que cela ne soit pas
<2> Il est contingent
que cela ne soit pas
<2> Il n’est pas contingent
que cela ne soit pas
<3> Il n’est pas impossible
que cela ne soit pas
<3> Il est impossible
que cela ne soit pas
<4> Il n’est pas nécessaire
que cela ne soit pas
<4> Il est nécessaire
que cela soit

Aristote précise ici :

« Possible n’est pas un terme absolu : tantôt il exprime la réalité en tant qu’elle est en acte, quand on dit par exemple qu’un homme peut se promener parce qu’il se promène en fait, et, d’une façon

générale, une chose est possible parce que se trouve déjà réalisé en acte ce qui est affirmé être possible ; tantôt possible exprime que la chose pourrait se réaliser, quand on dit par exemple qu’un homme peut se promener parce qu’il pourrait se promener.

Cette dernière sorte de puissance n’appartient qu’aux êtres en mouvement, alors que la première peut exister aussi dans les êtres immobiles.

Dans les deux cas, aussi bien pour l’homme qui se promène déjà et est en acte, que pour ce qui en a seulement la puissance, il est vrai de dire qu’il n’est pas impossible qu’un tel être marche ou soit, mais tandis qu’il n’est pas vrai d’affirmer une telle possibilité de la nécessité absolue, nous pouvons l’affirmer de l’autre espèce de nécessité.

— Conclusion : puisque du particulier suit l’universel, du nécessaire suit aussi le possible, bien que ce ne soit pas le cas pour tout possible.

Et, sans doute, peut-on dire que le nécessaire et le non-nécessaire sont, pour toutes choses, le principe de leur être et de leur non-être, et que tout le reste doit être considéré comme en dérivant. »

On en arrive alors à un discours de vérité qui est possible :

« Si donc les choses se passent de cette façon pour le jugement, et si les affirmations et les négations proférées par la voix sont les symboles de celles qui sont dans l’esprit, il est évident que l’affirmation a pour contraire la négation portant sur le même sujet pris universellement.

Ainsi les propositions tout ce qui est bon est bon ou tout homme est bon ont pour contraires rien < de ce qui est bon n’est bon > ou nul < homme n’est bon >, et pour contradictoires quelque bon < n’est pas bon > ou quelque homme < n’est pas bon >.

Il est évident aussi que ni un jugement vrai, ni une proposition vraie ne peuvent être contraires à un autre jugement vrai ou à une autre proposition vraie. En effet, les propositions contraires sont celles qui portent sur les opposés, au lieu que les propositions vraies sont susceptibles d’être vraies en même temps : or les contraires ne peuvent simultanément appartenir au même sujet. »

C’est de là que naît le principe de syllogisme, qui est un discours où, une fois qu’on a posé des vérités, d’autres en découlant inévitablement.

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