«Le chaos en lieu et place de la musique»

La Pravda, 28 janvier 1936

Dans notre pays, parallèlement au développement culturel général, est né le besoin d’une bonne musique. Jamais les compositeurs n’ont eu nulle part face à eux un auditoire aussi reconnaissant. Les masses populaires attendent de bonnes chansons mais aussi de bonnes œuvres instrumentales, de bons opéras.

Certains théâtres présentent l’opéra de Chostakovitch, « Lady Macbeth du district de Mtsensk », au public soviétique culturellement développé comme une nouveauté, comme un acquis positif. La critique musicale complaisante porte aux nues cet opéra, lui assure une gloire retentissante.

Le jeune compositeur n’entend, à la place d’une critique sérieuse et active qui pourrait l’aider dans son travail futur, que des compliments enthousiastes.

Dès la première minute, un flot de sons volontairement chaotiques et déstructurées abasourdit l’auditeur de l’opéra.

Des lambeaux de mélodie, des ébauches de phrase musicale se noient, explosent, disparaissent à nouveau dans le vacarme, le grincement et le sifflement. Il est difficile de suivre cette « musique », impossible de la mémoriser.

Le chant est remplacé par le cri

C’est comme cela durant presque tout l’opéra. Sur scène le chant est remplacé par le cri. S’il arrive au compositeur de se retrouver par hasard sur le chemin d’une mélodie simple et compréhensible, aussitôt, comme effrayé d’un tel malheur, il se jette dans le dédale d’un chaos musical qui, par endroits, se transforme en cacophonie. L’expressivité qu’exige l’auditeur est remplacée par un rythme enragé. Le bruit musical est censé exprimer la passion.

Tout cela n’est pas dû au manque de talent du compositeur ni à son incapacité d’exprimer dans la musique des sentiments simples et forts. C’est une musique intentionnellement faite « à la va-comme-je-te-pousse », de manière à ce que rien ne rappelle la musique d’opéra classique, qu’il n’y ait rien de commun avec des sons symphoniques, avec un phrasé musical simple, accessible à tous.

C’est une musique qui est construite sur le même principe de négation de l’opéra que l’art gauchiste, qui nie dans le théâtre la simplicité, le réalisme, l’intelligibilité, la résonance naturelle du mot.

En rupture avec l’art authentique

C’est le transfert dans l’opéra, dans la musique, des traits les plus négatifs de la « Meyerhold mania », démultipliés. C’est un chaos gauchiste à la place d’une musique naturelle, humaine.

La capacité de la bonne musique à s’emparer des masses est sacrifiée à des contractions formalistes petites-bourgeoises, à la prétention de créer l’originalité par des procédés de pacotille. C’est un jeu qui peut se terminer très mal.

Le danger d’une telle direction dans la musique soviétique est clair. La laideur gauchiste dans l’opéra émane de la même source que la laideur gauchiste dans la peinture, la poésie, la pédagogie, la science.

Le « novateurisme » petit-bourgeois conduit à la rupture avec l’art authentique, avec la science authentique, avec la littérature authentique. L’auteur de « Lady Macbeth du district de Mtsensk » a dû emprunter au jazz la musique nerveuse, syncopée, crispée pour donner à ses héros de la « passion ».

Un naturalisme des plus grossiers

Tandis que notre critique – y compris la critique musicale – ne jure qu’au nom du réalisme socialiste, la scène nous offre dans l’oeuvre de Chostakovitch un naturalisme des plus grossiers.

Tous – et les marchands et le peuple – sont présentés d’une façon monotone, sous un aspect monstrueux.

La marchande – prédatrice qui s’est hissée à la richesse et au pouvoir par des meurtres – est représentée comme une « victime » de la société bourgeoise. Un sens qui n’y est pas est ajouté à la nouvelle de Leskov, qui traite du quotidien. Et tout cela est grossier, primitif, vulgaire.

La musique cancane, ahane, souffle, s’essouffle pour montrer de la façon la plus naturaliste les scènes d’amour. Et « l’amour » est étalé dans tout l’opéra sous la forme la plus vulgaire. 

Le lit à deux places des marchands occupe la place centrale dans la mise en scène. Tous les « problèmes » s’y résolvent. C’est dans ce même style naturaliste grossier que sont montrées la mort par empoisonnement et la séance de fouet, presque à même la scène.

Une musique pour les esthètes-formalistes

Le compositeur, visiblement, ne s’est pas donné comme but d’écouter ce que le public soviétique attend, cherche, dans la musique. Il a, comme s’il le faisait exprès, codé sa musique, y a mélangé tous les sons de manière que sa musique n’atteigne que les esthètes-formalistes qui ont perdu le bon goût.

Il est passé à côté des exigences de la culture soviétique de chasser la vulgarité et la sauvagerie de tous les coins du mode de vie soviétique. Certains critiques appellent satire cette célébration de la concupiscence des marchands.

Mais il ne peut être question ici d’une quelconque satire. Par tous les moyens de l’expression musicale et dramatique, l’auteur s’efforce d’attirer la sympathie du public pour les aspirations et les actes grossiers et vulgaires de la marchande Ekaterina Izmaïlova.

« Lady Macbeth » a du succès à l’étranger auprès du public bourgeois. Le public bourgeois n’en fait-il pas l’éloge parce que cet opéra est chaotique et absolument apolitique ?

N’est-ce pas parce qu’il chatouille les goûts dépravés du public bourgeois par sa musique neurasthénique, criarde, convulsive ? Nos théâtres se sont donné beaucoup de mal pour mettre en scène l’opéra de Chostakovitch.

Les acteurs ont fait preuve d’un talent certain pour surmonter le bruit et le grincement de l’orchestre. Par le jeu dramatique ils ont essayé de compenser la pauvreté mélodique de l’opéra. Malheureusement cela n’a fait que souligner encore plus ses aspects grossièrement naturalistes. Le jeu talentueux mérite la reconnaissance, les efforts dépensés nos regrets.

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Suliko

Suliko est un poème d’amour écrit par le Géorgien Akaki Tsereteli en 1895, publié dans le journal social-démocratique « Kvali » (« Sillon »). Il fut mis en musique par Varinka Tsereteli à la demande du poète ; ce fut la chanson préférée de Staline.

Ce dernier se maria à Kato Svanidze en 1906, mais elle décéda en 1907 de la tuberculose, précipitant Staline dans une terrible tristesse. Staline se jeta trois fois dans la fosse où se trouvait la tombe lors de l’enterrement. Il ne put rester jusqu’à la fin de la cérémonie, devant fuir la police secrète russe.

Leur fils Yakov fut capturé par l’armée nazie comme soldat de l’armée rouge alors qu’il refusait d’abandonner son poste pour une retraite et fut tué au camp de concentration de Sachsenhausen ; Staline refusa le « privilège » de l’échanger contre le maréchal Paulus capturé à Stalingrad.

Je cherchais la tombe de ma chérie
Mais il est difficile de la trouver
Je languissais et souffrais longtemps
Où est-tu, ma Suliko [c’est-à-dire mon âme] ?
J’ai rencontré une rose sur mon chemin,
Parti loin dans mes quêtes
La rose, aie pitié pour moi, entends-moi,
Est-ce toi qui a ma Suliko ?
La rose s’est penchée un peu,
A ouvert grand son bouton
Elle m’a chuchoté doucement
Tu ne trouveras pas Suliko
A l’ombre des roses odorantes
Un rossignol chantait des chansons sonores
Alors, j’ai demandé au rossignol
Est-ce toi qui a donné l’abri à Suliko ?
Le rossignol s’est tu d’un coup,
Il a touché légèrement la rose avec son bec
Tu as trouvé ce que tu cherches dit-il
Suliko dort ici du sommeil éternel

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Le ballet en URSS socialiste

Le ballet n’a pas échappé à la tentative d’une modification complète dans l’esprit du proletkult, avant que le réalisme socialiste ne vienne rétablir la situation, comme les multiples ballets produits dans toutes les républiques d’URSS en témoignent.

Le premier ballet à prétention « prolétarienne » était de Fyodor Lopukhov (1886-1973), sur une musique de Vladimir Deshevov (1889-1955), avec Les tornades rouges en 1924. Il n’y eut que trois représentations, l’œuvre étant un échec complet.

Le ballet était trop abstrait, avec ce qui était littéralement des acrobaties, une sorte de représentation symbolique-allégorique (des partisans du compromis dansant de manière évasive par rapport à la danse franche des représentants du communisme, etc.), le tout étant combiné à un esprit de l’agit-prop et une volonté moderniste semblant au mieux obscur pour le public.

Fyodor Lopukhov oscilla ensuite entre classicisme et modernisme, mais son Casse-noisettes en octobre 1929 provoqua un véritable soulèvement, la revue Le travailleur et le théâtre parlant d’une « banqueroute artistique » et d’un « manque absolu de compréhension des tâches auxquelles fait face le théâtre soviétique ».

Deux autres exemples importants de ballets modernistes, tous deux sur une musique de Dmitri Shostakovich, furent L’Âge d’or et Le Boulon, en 1930 et 1931. Le premier compte un match de boxe en Europe de l’Ouest avec un arbitre raciste, le second traite d’un sabotage dans une usine. Là encore, l’échec fut complet et ce fut une défaite totale pour le « proletkult ».

La situation était d’autant plus intenable qu’en occident, Sergei Diaghilev faisait la promotion des « Ballets Russes », qui existaient depuis 1909 comme formation itinérante visant la haute bourgeoisie occidentale.

Les nombreuses tentatives de ballets prolétariens, plus ou moins délirants (dans Le beau Joseph de Kasian Goleizovsky en 1925, les danseurs pieds nus sont recouverts de peinture etc.), sont donc considérées comme une erreur et remplacées par une nouvelle mise en perspective.

Il y avait déjà eu d’excellents contre-exemples, comme avec Le Pavot Rouge en 1927. Furent marquant également Les flammes de Paris (avec une musique de Boris Assafiev et une chorégraphie de Vassili Vainonen) en 1932, Le lac des cygnes par Agrippina Vaganova en 1933, La Fontaine de Bakhtchissaraï (avec une musique de Boris Assafiev et une chorégraphie de Rostislav Zakharov) en 1934.

https://www.youtube.com/watch?v=fY1dmqycdiQ

On retrouve ces trois ballets dans le film soviétique Les Maîtres du ballet russe en 1953 et dans leur version originale, on a la ballerine la plus fameuse alors, Galina Oulanova (1910-1998), en tant que Mireille de Poitiers dans Les flammes de Paris, Odette dans Le lac des cygnes, Maria dans La Fontaine de Bakhtchissaraï.

Elle recevra l’ordre de la bannière rouge du travail, devint Artiste honoré de la République Socialiste Soviétique Fédérative de Russie, puis Artiste national de cette république, ainsi que de la République Socialiste Soviétique du Kazakhstan. Elle remporta le prix Staline quatre fois (1941, 1946, 1947, 1950) et fut élu au Soviet de la ville de Leningrad, devenant une figure incontournable de la culture soviétique.

Un moment clef fut le ballet Le cours lumineux de Fyodor Lopukhov en 1935, qui fut critiqué le 6 février 1935, dans la Pravda, dans l’article Fraude au ballet. C’en était fini de la main-mise de l’esprit du proletkult dans ce domaine.

On y lit :

« Nous avons devant nous un nouveau ballet dont l’action et les auteurs ont tenté de tirer la vie collective actuelle du kolkhoze.

L’achèvement de la récolte et le festival de la récolte sont représentés dans la musique et la danse. Selon les auteurs du ballet, toutes les difficultés sont derrière. Sur scène, tout le monde est heureux, gai, joyeux. Le ballet doit être imprégné de joie légère et festive, de jeunesse.

On ne peut pas s’opposer à la tentative du ballet de rejoindre la vie de la ferme collective.

Le ballet est l’une de nos formes d’art les plus conservatrices. Il lui est très difficile de rompre avec les traditions des conventions insufflées aux goûts du public prérévolutionnaire.

La plus ancienne de ces traditions est la fantaisie fantoche de la vie. Dans le ballet, construit sur ces traditions, ce ne sont pas les gens qui agissent, mais les poupées. Leurs passions sont des passions fantoches. La principale difficulté du ballet soviétique est que les poupées sont impossibles ici (…).

Cela imposait de sérieuses obligations aux auteurs de ballets, aux metteurs en scène, au théâtre. S’ils voulaient représenter la ferme collective sur scène, il faut étudier la ferme collective, ses habitants, son mode de vie. S’ils voulaient représenter la ferme collective du Kouban, il était nécessaire de se familiariser avec ce qui était caractéristique des fermes collectives du Kouba (…).

Selon le livret de Lopukhov et Piotrovsky, la scène montre une ferme collective dans le Kouban. Mais en réalité il n’y a ni Kuban, ni ferme collective. »

Et l’article de dénoncer des « paysans clinquants sortant de la boîte de confiserie pré-révolutionnaire » avec des danses n’ayant rien à voir avec les danses populaires, pas plus que les costumes, le décor, etc.

Somme toute :

« Le non-sens du ballet au sens le plus méchant du mot domine la scène. Est présenté sous l’apparence du ballet de la ferme collective un mélange contre-nature de fausses danses folkloriques avec un certain nombre de danseurs en tutus. »

Ainsi :

« Nos artistes, maîtres de la danse, maîtres de la musique peuvent certainement montrer la vie moderne du peuple soviétique dans des images artistiques réalistes, en utilisant leur créativité, des chansons, des danses, des jeux. Mais pour cela, il est nécessaire de travailler dur, d’étudier de bonne foi la nouvelle vie des gens de notre pays, en évitant dans leurs œuvres, productions et naturalisme grossier et formalisme esthétique (…).

Les auteurs du ballet – à la fois metteurs en scène et compositeurs – semblent s’attendre à ce que notre public soit si peu exigeant qu’il accepte tout ce que les esprit légers et arrogants lui concoctent.

En réalité, seule notre critique musicale et artistique est peu exigeante. Elle fait souvent l’éloge d’œuvres qui ne le méritent pas. »

Le compositeur de la musique du ballet, Dmitri Chostakovitch, fut également critiqué. Les dernières œuvres significatives de cette première période furent Les Illusions Perdues, sur la musique de Boris Assafiev avec comme chorégraphe Rotislav Zakharov en 1935, qui réécrit le roman de Balzac en le plaçant dans le milieu musical, et Les jours des partisans, par le chorégraphe Vasili Vainonen, qui présente un affrontement avec l’armée blanche au Caucase.

On passait désormais au niveau soviétique. Les danseurs, en plus du bagage technique, devaient avoir un haut niveau culturel concernant l’art, l’histoire, la musique, les opéras, etc. Les ballets relevaient de la kul’turnost’ et inversement ; être cultivé, éduqué, était valable pour tous les citoyens soviétiques.

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Le soutien à la musique classique des républiques de l’URSS

On ne peut pas comprendre l’émergence d’Uzeyir Hadjibeyov et d’Aram Khatchatourian sans saisir le soutien général de l’État soviétique central aux différentes républiques en général. Il s’agissait d’élever leur niveau culturel en appuyant leur propre culture et en aidant à améliorer le niveau technique, sans en rien brimer le développement national propre.

Les oeuvres de l’Arménien Haro Stepanian, inconnu aujourd’hui, reflètent ce parcours national-démocratique intégré dans la construction du socialisme.

Les Unions de compositeurs furent généralisées, comme en 1932 avec l’Arménie, la Géorgie, l’Ukraine, en 1934 avec l’Azerbaïdjan, en 1938 avec la Biélorussie et l’Ouzbékistan, etc.

Cette politique était considérée comme centrale et essentielle ; lorsque le festival d’art ukrainien se tint à Moscou en mars 1936, toute les principales figures du Parti assistent aux principales représentations, la presse en parle très largement, etc.

En mai 1936 se tint pareillement le festival d’art kazakh, dont l’œuvre majeure, acclamée, fut l’opéra Kyz Jibek, La fille de la soie.

Kyz Jibek est une épopée romantique du XVIe siècle représentant le summum de la tradition culturelle kazakh ; l’opéra se fonde sa tradition musicale, par un travail de synthèse d’Evgueni Broussilovski pour la musique et de Gabit Mousrepov pour le livret.

La chanteuse Kulyash Baiseitova, née en 1912, reçut immédiatement le titre d’artiste populaire de l’URSS. La chanteuse d’opéra Valeria Vladimirovna Barsova (artiste populaire de l’URSS en 1937, prix Staline en 1941) dit d’elle:

« L’apparence étonnante de cette chanteuse m’a fait une impression formidable. Je n’ai pas pu en trouver une avec qui la comparer – la voix haute, légère et transparente de la chanteuse kazakhe est si individuelle et particulière. Kulyash Baiseitova est la véritable fierté non seulement des Kazakhs, mais aussi de tout notre art soviétique. »

Voici une valse kazakh chantée par Kulyash Baiseitova.

En 1937 eurent pareillement lieu à Moscou les festivals géorgien et ouzbek. L’URSS lançant des dynamiques culturelles qui se reflètaient dans des productions reconnues au niveau central.

Le kirghize Abdylas Maldybaev (1906-1978) fut épaulé par les compositeurs russes Vladimir Vlasov et Vladimir Fere pour une série d’œuvres dont le drame musical Adshal orduna (Pas la mort, mais la vie, 1938), Aichurek (Beauté lunaire, 1939), Patriotes (1941), Manas (1946).

Aichurek, joué en mai 1939 au Bolchoï, La Pravda constatant que :

« Aichurek est une preuve claire et convaincante des énormes forces créatrices du peuple kirghize, dont l’art a si récemment commencé à déployer ses ailes. »

L’œuvre s’appuie sur l’Épopée de Manas, du héros de la nation kirghize du 17e siècle dont l’action est contée dans un poème de pratiquement 500 000 vers.

L’hymne de la République Socialiste Soviétique du Kirghizistan fut pareillement composée par la même équipe autour de Abdylas Maldybaev.

Le compositeur ukrainien Mikhail Raukhverger s’installa également au Kirghizistan pour contribuer à la production musicale.

Parmi les autres compositeurs notables de toute cette vague productive, il faut également mentionner l’Azéri Qara Qarayev, qui a réalisé un important travail et dont l’œuvre la plus fameuse est le ballet Les sept beautés, qui s’appuient sur l’épopée romantique en persan du poète Nizami Gandjavi, ainsi que la suite qu’il en a tiré.

https://www.youtube.com/watch?v=3xSZW0Gq9zs&list=PLN4K0s2Vv996eSvM6W3npqA1j281mlazt

Le Tatar Färit Yarullin, né en 1913 et mort au front en 1943, réalisa de nombreux travaux, dont le ballet Şüräle, qui se fonde sur le poème éponyme de Ğabdulla Tuqay (1886-1913), la grande figure littéraire nationale tatare.

Le Şüräle est une créature démoniaque de forêt ; sa mise en place initiale n’ayant pas été terminée, l’oeuvre fut remaniée à la suite de la guerre, sous le nom d’Ali Batyr, en 1950.

https://www.youtube.com/watch?v=X7ZMgUaXcg0

L’Estonien Eugen Kapp (1908-1996) fut également un important compositeur, qui reçut notamment trois prix Staline, pour son opéra Tasuleegid de 1946, son opéra Vabaduse laulik de 1950, ainsi que son ballet Kalevipoeg de 1952.

Le Kalevipoeg est l‘épopée nationale estonienne, finalement compilée par Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882); Eugen Kapp en tirera également une Suite.

Du côté letton, on a Anatoly Lepin (1907-1984), ainsi qu’Adolf Petrovich Skulte (1909-2000), auteur de nombreuses œuvres (symphonies, musique de chambre, pièces pour piano, musique de film comme Lettonie soviétique en 1950, etc.) et notamment prix Staline pour le ballet Ballet La Broche de la liberté en 1950.

L’Arménien Sergueï Balassanian (1902-1982) écrivit en 1939 le premier opéra tadjik, Le soulèvement à Vosse en 1939, ainsi que le ballet Leili et Majnun en 1947 ; le Russe Boris Shekhter (1900-1961) fut à l’origine de la première œuvre symphonique turkmène, avec la suite Turkménistan.

Boris Shekhter s’installa à Ashgabad par la suite et composa l’opéra national turkmène Yusup and Akhmet en 1942 en commun avec le compositeur turkmène Ashir Kliev (1918-2000), puis Seiidi en 1943 avec le compositeur turkmène Dangadar Ovezov (1911-1966).

Le Géorgien Dawid Toradze (1922-1983) eut un rôle majeur avec ses ballets Gorda (1949), ainsi que Pour la paix en 1953.

https://www.youtube.com/watch?v=HkCJrvzRDf8

Il faut ici mentionner le très important danseur et chorégraphe géorgien Vakhtang Chabukiani (1910-1992), une figure historique majeure du ballet.

https://www.youtube.com/watch?v=6PItEl_C2pg

Mukhtar Ashrafi (1912-1975) composa avec Sergei Vasilenko le premier opéra ouzbek, Bourane, ainsi que de nombreuses autres œuvres, notamment la musique du film Nasreddine à Boukhara.

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Aram Khatchatourian, le titan arménien

Aram Khatchatourian (1903-1978) est né à Tbilissi, en Géorgie, d’une famille arménienne ; lui-même s’installe à Moscou en 1921. Pour cette raison, il puisera largement dans le patrimoine national arménien, ainsi que de celui des autres peuples caucasiens.

Il faut ici bien entendu mentionner le ballet Gayaneh, composé en 1939, où l’on trouve notamment la fameuse Danse du sabre.

Ce passage, pris à la danse de mariage arménienne, eut notamment un immense impact culturel en 1948 aux États-Unis. L’œuvre emprunte également à la fameuse danse hopak ukrainienne, aux danses russe, géorgienne, avec la fameuse lezginka, terme russe pour désigner les incroyables danses caucasiennes.

Voici des exemples, qu’on peut trouver ahurissant, de la danse hopak (dont l’origine vient des cosaques zaporogues avec le fameux Tarass Boulba conté par l’écrivain ukrainien Gogol) et une de lezginka (ici, de Géorgie).

Dans le ballet, Gayaneh, une Arménienne responsable d’un kolkhoze, dénonce son mari menant des activités contre-révolutionnaires, alors qu’à l’arrière-plan est célébré l’amitié des différents peuples d’URSS.

On a ici un excellent exemple du sens volumineux de la mélodie d’Aram Khatchatourian, qui gagna le prix Staline en 1943 pour cette œuvre mais refusa l’argent en demandant explicitement qu’il soit employé pour la fabrication d’un char.

Il raconte au sujet de l’écriture de ce ballet :

« J’habitais à Perm au 5ème étage de l’hôtel Central. 

Quand je me souviens de cela, je pense encore et encore combien c’était difficile pour les gens. L’avant avait besoin d’armes, de pain, de tabac… Et de l’art – de la nourriture spirituelle, tout le monde avait besoin – à l’avant et à l’arrière.

Et nous, artistes et musiciens, l’avions compris et nous avons donné toute notre force. J’ai écrit environ 700 pages de la partition de Gayaneh en six mois dans une chambre d’hôtel froide, où il y avait un piano, un tabouret, une table et un lit. »

Aram Khatchatourian est ainsi concrètement un musicien soviétique, assumant l’héritage national. Dans son article 1952 Ma conception des éléments populaires en musique, Aram Khatchatourian décrit de la manière suivante la source de sa culture musicale :

« J’ai grandi dans une atmosphère riche en musique populaire : les fêtes populaires, les rites, les événements joyeux et tristes dans la vie du peuple sont toujours accompagnés de musique, des airs vifs des chansons et danses arméniennes, azéries et géorgiennes, réalisés par des ashiks et des musiciens.

Telles sont les impressions qui sont restées profondément gravées dans ma mémoire, qui ont déterminé ma pensée musicale. Elles ont façonné ma conscience musicale et ont posé les fondations de ma personnalité artistique…

Quels que soient les changements et les améliorations qui ont pris place dans mon goût musical ces dernières années, leur substance originale, formée dans ma tendre enfance en étroite communion avec le peuple, est toujours resté le sol naturel nourrissant tout mon travail. »

C’est d’ailleurs avec une première symphonie puisant directement dans la culture arménienne qu’Aram Khatchatourian attira l’attention des musiciens soviétiques ; l’œuvre était un travail pour le diplôme du conservatoire de musique de Moscou, en 1935, qu’il obtint en 1936.

Son Concerto pour piano de 1936 le propulsa immédiatement au firmament de la musique classique internationale.

Une œuvre particulièrement importante est le concerto pour violon, en 1940, prix Staline en 1941, considéré mondialement comme l’une des plus importantes œuvres pour cet instrument.

La Symphonie nº 2, composée en 1943 et prix Staline 1946, est une œuvre majeure ; il composa également en 1944 l’hymne de la république socialiste soviétique d’Arménie.

Il y a également, bien entendu, le chef d’oeuvre Mascarade. Initialement c’est une musique de scène pour un film en 1941, transformée en 1944 en suite orchestrale, avec une valse fameuse. Il composa également en 1948 une musique pour un film biographique sur Lénine.

De 1950 à 1954, il travailla à son ballet Spartacus, dont l’adagio est extrêmement célèbre.

Il remporta également un prix Staline en 1950 pour la musique du film La Bataille de Stalingrad.

Voici également son Poème à Staline, oeuvre majeure de 1938 (les sous-titres sont disponibles en anglais).

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Uzeyir Hadjibeyov, le titan azéri

En développant la culture soviétique, l’URSS a entraîné l’ensemble de ses peuples dans le mouvement. En Azebaïdjan, c’est Uzeyir Hadjibeyov (1885–1948) qui fut le héraut de son peuple.

Un peuple qui disposait déjà d’une immense richesse musicale. Il y a ainsi le mugham, une musique sur la base d’un chant et d’instruments traditionnels qui vise à fournir toute une tonalité à travers l’improvisation modale (comme les ragas indiens et plus particulièrement le makam turc, le maqâm arabe, le radif perse).

On a ensuite l’ashik, l’amoureux, consistant en un barde chantant des épopées. Cette forme est historiquement très présente en Arménie et en Azerbaïdjan.

On a ensuite le tasnif, un type de ballade s’appuyant sur la culture persane.

Lorsque son pays intégra l’URSS en 1920, Uzeyir Hadjibeyov établit un rapport au Commissariat d’enseignement de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan concernant l’inauguration de l’Académie de Musique et le Conservatoire public. Il a ensuite été recteur du conservatoire national azerbaïdjanais, fondateur de l’orchestre des instruments traditionnels et du chœur national, directeur de l’Institut des Beaux- Arts de l’Académie des Sciences.

Il avait composé l’hymne national à l’indépendance du pays en 1918, il composa ensuite celui de la la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan. La différence de mise en perspective est marquante ; l’hymne communiste est particulièrement entraînant et sa dimension est formidable.

Il rejoignit le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) en 1938 ; il fut artiste du peuple de l’URSS, décoré de l’ordre de Lénine, député du Soviet Suprême de l’URSS.

L’URSS a ici galvanisé celui qui fut le grand porte-parole musical de la culture azérie ; son opéra Leyli et Medjnoun, en 1908, se situe entièrement dans cette perspective. C’est un véritable monument de la culture mondiale.

L’opéra Keroglou, monté en 1937 à Bakou puis en 1938 à Moscou, est l’apothéose de son travail. Cela conte une révolte populaire contre Hassan–khan, dans l’Azerbaïdjan des 16-17e siècles ; l’épopée de Koroghlou est très célèbre dans les peuples de culture turque.

Uzeyir Hadjibeyov résume ainsi son approche :

« J’ai l’objectif de créer un opéra national selon la forme, en profitant des acquisitions de la culture musicale moderne… [le personnage de] Keroglou est un ashik, et il est chanté par les ashiks.

C’est pourquoi, le style dominant de l’opéra est le style ashik… Tous les éléments, propres à une œuvre lyrique — aires, duos, ensembles, récitatifs — sont présents dans l’opéra « Keroglou ». Mais ils sont construits sur la base des modes de la musique folklorique d’Azerbaïdjan. »

Uzeyir Hadjibeyov a de fait une réputation mondiale depuis 1913 et son opérette Archine mal alan, jouée dans 187 pays, traduite en 75 langues, étant un succès à Moscou, Paris, New York, Londres, Le Caire, ainsi que particulièrement en Pologne.

Uzeyir Hadjibeyov est ainsi une des plus hautes figures du réalisme socialiste en musique ; il formule cette approche de manière magistrale dans la préface du recueil La musique d’Azerbaïdjan Soviétique pendant la Grande Guerre Patriotique :

« La stylisation superficielle d’une œuvre musicale la prive d’authenticité, de sincérité et, en général, de valeur esthétique et artistique sans lui donner, cependant, de véritable tonalité nationale.

À mon avis, le problème se résout tout à fait autrement. Chaque nation demande à ses compositeurs de créer des œuvres, aussi complexes soient-elles, en langue musicale proche et maternelle.

Pour cela, il est demandé au compositeur de connaître cette langue à la perfection. »

Voici un autre exemple de son immense œuvre, avec sa symphonie de la caravane.

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Dmitri Chostakovitch, le colosse aux pieds d’argile

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) est une des figures majeures de la musique soviétique, dans la mesure également où il personnifie une tendance au formalisme. Son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk lui valut une critique acerbe avec l’article « Le chaos remplace la musique » de la Pravda du 28 janvier 1936.

Staline, un grand habitué du théâtre du Bolchoï et un mélomane averti, avait assisté peu auparavant à l’opéra, en compagne d’Andreï Jdanov. L’article est un massacre :

« Dès la première minute, un flot de sons volontairement chaotiques et déstructurées abasourdit l’auditeur de l’opéra. Des lambeaux de mélodie, des ébauches de phrase musicale se noient, explosent, disparaissent à nouveau dans le vacarme, le grincement et le sifflement (…).

C’est un chaos gauchiste à la place d’une musique naturelle, humaine. La capacité de la bonne musique à s’emparer des masses est sacrifiée à des contractions formalistes petites-bourgeoises, à la prétention de créer l’originalité par des procédés de pacotille. C’est un jeu qui peut se terminer très mal.

Le danger d’une telle direction dans la musique soviétique est clair. La laideur gauchiste dans l’opéra émane de la même source que la laideur gauchiste dans la peinture, la poésie, la pédagogie, la science. Le « novateurisme » petit-bourgeois conduit à la rupture avec l’art authentique, avec la science authentique, avec la littérature authentique. »

Dmitri Chostakovitch produit alors la Symphonie n°5, présentée par lui comme la « réponse pratique d’un artiste soviétique à de justes critiques » dans le journal Vechernyaya Moskva, quelques jours avant la première.

C’est là effectivement son œuvre la plus magistrale, qui bouleversa le public lors de sa première, pour terminer dans une apothéose, le public saluant enfin l’oeuvre pendant une trentaine de minutes, certaines personnes s’étant levées auparavant déjà.

Le critique Alexis Nikolaïevitch Tolstoï – qui par la suite sera le premier à établir l’utilisation par les nazis du gaz dans les camps d’extermination – salua comme tout à fait socialiste l’aboutissement radicalement optimiste de l’œuvre, après toutes ses étapes mouvementées et bouleversantes, notamment la troisième partie.

Celles-ci furent décrites de la manière suivante par la revue Art soviétique, le 2 février 1938 :

« Le pathos de la souffrance est par endroits poussé jusqu’au cri naturaliste et au hurlement. Dans certains épisodes, la musique est capable de provoquer presque une douleur physique. »

La revue souligne cet aspect encore le 4 octobre 1938 :

« La pression émotionnelle est au maximum : encore un pas et tout explosera dans un hurlement physiologique. »

On a ici l’œuvre d’un géant, mais d’un géant corrigé. En 1940, Dmitri Chostakovitch compose encore une Quintette avec piano, un monument parvenant conjuguer au plus haut niveau le contrepoint et l’harmonie.

Il recevra l’un de ses cinq prix Staline pour cette œuvre, qu’il avait composé pour le Quatuor Beethoven, un regroupement majeur de musiciens du 20e siècle ; Dmitri Chostakovitch joua lui-même la partie au piano.

Un épisode très connu fut la création à Leningrad de la symphonie n°7. Sa première fut jouée à déroule à Kouïbychev avec l’Orchestre du Théâtre Bolchoï en raison de l’invasion nazie, mais la première eut tout de même lieu à Leningrad, avec les survivants de l’orchestre, certains mourant de faim, d’autres s’évanouissant lors des répétitions, les partitions étant recopiées à la main.

Il n’y eut qu’une seule répétition générale avant le concert à la philharmonie, le 9 août 1942.

Une opération militaire soviétique eut lieu au même moment pour empêcher des actions allemandes, la symphonie étant diffusée à la radio et également avec des hauts-parleurs vers les lignes allemandes.

Cette symphonie dite Leningrad – ville subissant 900 jours de siège et que Hitler voulait rayer de la carte avec sa population – fut un gigantesque marqueur historique.

La Symphonie n°8 qui suivit en 1943 marqua particulièrement par sa dimension sombre, qui fut largement critiquée par Prokofiev à la conférence des compositeurs de mars 1944. La Symphonie n°9 partit à l’inverse dans un ton trop léger, sans dimension monumentale, ce qui lui valut également une critique.

 Izrail Nestyev l’accusa carrément d’être un grand artiste ayant pris des vacances par rapport à la réalité, la symphonie n’étant qu’un léger interlude entre des œuvres significatives. De fait, ce que Dmitri Chostakovitch appela « un soupir de soulagement après des temps sombres et difficiles avec un espoir pour l’avenir » ratait toute la dimension socialiste tant de l’URSS que de la victoire.

Le chant des forêts lui valut ensuite le prix Staline en 1950 ; sa démarche se situait clairement dans celle du réalisme socialiste, ce qu’on lit bien rien qu’aux titres des parties (Quand la guerre prit fin, Couvrons la patrie de forêts, Souvenirs du passé, Les pionniers plantent les arbres, Ceux de Stalingrad…, Promenade dans les forêts de l’avenir, Gloire).

Il faut également noter la musique du film de 1949 La chute de Berlin, qui lui valut un prix Staline, et dont il fit une Suite, ainsi qu’en 1952, Le Soleil brille sur notre patrie, une cantate patriotique pour chœur d’enfants, chœur mixte et orchestre.

https://www.youtube.com/watch?v=A963BiTmaIM

Après 1953, Dmitri Chostakovitch fut ravi de revenir à son formalisme qui le poursuivait depuis le départ et de servir la cause du révisionnisme, lui-même devenant le compositeur en chef en URSS.

Il ne cessa également d’être instrumentalisé par la presse occidentale comme un rebelle intérieur, un opposant masqué à Staline plaçant des allusions dans ses œuvres, etc.

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Les maîtres ukrainiens

L’Ukraine avait été mise de côté par le tsarisme russe et l’une des premières missions de l’URSS fut de lancer le prolongement de l’affirmation nationale ukrainienne.

Les compositeurs majeurs de l’Ukraine de l’URSS socialiste sont particulièrement méconnus et leur immense valeur n’en ressort que davantage ; il est évident que la musique classique, libérée du carcan du capitalisme, se tournera vers eux une immense attention.

Le compositeur ukrainien Boris Liatochinski (1894-1968) connut une grande renommée en URSS, obtenant le prix Staline en 1946 pour son Quintette ukrainien, ainsi qu’en 1952 pour la musique du film sur le poète national ukrainien, l’immense Taras Chevtchenko, dont il fera également une Suite.

https://www.youtube.com/watch?v=RTTTSNDSLv4
https://www.youtube.com/watch?v=RTTTSNDSLv4&list=PLjgk8HGzhW5Gl620VRyn7JmlkYeobcOgU&index=16&t=0s

On a également Mykhaylo Skorulsky (1887-1950), notamment avec son ballet Le chant de la forêt, avec un livret de sa fille, la danseuse Natalia Skorulskaya, tiré d’un drame éponyme d’une pionnière de la littérature ukrainienne, Lesya Ukrainka (1871-1913).

Fut proche de celle-ci le grand compositeur national ukrainien Mykola Lyssenko (1842-1912), qui porta une grande attention à la musique folklorique.

L’œuvre, composée en 1936, fut jouée pour la première fois en 1946 à Kiev.

On a Andrei Shtogarenko (1902-1992), prix Staline pour les cantates Mon Ukraine composées en 1943 et la suite symphonique En mémoire de Lesya Ukrainka de 1952.

On a, enfin, Victor Kosenko (1896-1938). Ce pianiste de très grande importance se situe dans le prolongement de Scriabine et Rachmaninov, ainsi que de Tchaïkovski, à quoi s’ajoute l’Ukrainien Mykola Lyssenko. Il se situe ainsi dans une perspective d’une richesse incroyable et c’est un terrible dommage qu’il soit mort relativement jeune, un cabinet-musée commémoratif de l’artiste étant ouvert à Kiev dès son décès.

Voici quelques œuvres de cet immense maître, œuvres prolongeant Scriabine, mais dans une manière à la fois plus douce et plus concrète, sans l’esthétisation d’une déchirure musicale. Cela tient à la fois à la perspective socialiste et au tempérament flegmatique ukrainien (par opposition à une expressivité russe elle bien plus marquée).

La perspective qu’ouvre ici Victor Kosenko est immense, incontournable.

https://www.youtube.com/watch?v=yskXe6VsSAM

Il faut également noter l’immense pianiste Samuil Feinberg (1890-1962), né à Odessa. Si son approche sort sans doute d’une perspective ukrainienne stricto sensu, il est remarquable qu’on trouve ce même penchant vers Scriabine, dont il fut l’un des plus grands disciples.

Voici son interprétation de la sonate n°4 de Scriabine en 1939 et celle de la sonate n°5 en 1948.

Samuil Feinberg fut le premier en Russie, à partir de 1914, à jouer en concert l’intégralité du Clavier bien tempéré de Bach en concert. Voici un court extrait témoignant suffisamment de l’ampleur magistral de ce pianiste, de sa compréhension complète de Bach.

Par la suite, il joua plusieurs cycles des 32 sonates de Beethoven et des 10 sonates de Scriabine.

Voici la sonate pour piano n°3 de Samuil Feinberg, datant de 1916-1917, tout à fait dans l’esprit de Scriabine. L’œuvre, d’une profondeur immense, s’applique cependant à une certaine virtuosité que l’on peut considérer comme une fuite en avant, avec une orientation marquée par rapport a à l’échelle chromatique (pour simplifier : par rapport aux touches noires au piano – par opposition à l’échelle diatonique).

Samuil Feinberg, d’une modestie exemplaire, fut professeur de piano du conservatoire de Moscou de 1922 à sa mort quarante ans plus tard ; ses élèves publièrent son œuvre posthume Le pianisme en tant qu’art.

Il fut décoré de la bannière rouge du travail en avril 1937 et en décembre 1946, prix Staline du second degré en 1946.

Il s’était placé en effet dans la perspective du réalisme socialiste et alla dans le sens de davantage de simplicité, la mélodie l’emportant. La redécouverte de ses œuvres est un passage inévitable de la musique classique russe, mais également de la musique classique en général.

Voici sa sonate n°11, composé en 1952, qui tend vers la limpidité tout en conservant toute la richesse de la vie intérieure.

Son concerto pour piano n°2, de 1944, ici joué en 1946 avec lui au piano, se situe dans une même perspective.

Voici également sa sonate n°8, composé en 1932-1936, et sa sonate n°10, composé en 1940.

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Sergueï Prokofiev : Zdravitsa

Merveille des merveilles, Zdravitsa est une splendeur musicale, une expression parmi les plus hautes de la culture humaine, un produit exemplaire de la culture musicale soviétique. On y retrouve la combinaison d’une haute complexité et d’une exigence de simplicité, l’esprit résolument enthousiaste populaire et le raffinement d’un haut niveau de culture.

Le grand pianiste soviétique d’Ukraine Sviatoslav Richter, une figure majeure de cet instrument au 20e siècle, parle de cette cantate comme « une sorte de révélation, pas une composition ».

L’œuvre fut jouée la première fois le 21 décembre 1939, sous la direction de Nikolai Golovanov, à l’occasion du 60e anniversaire de Staline. C’est précisément son contenu ; Zdravitsa signifie « santé ! » lors d’un toast porté à quelqu’un.

Sergueï Prokofiev a ici synthétisé la salutation populaire à Staline en 13 minutes, avec un élan et une créativité à la fois éloquente et magistrale. On est dans l’esprit d’une phrase prononcé par Staline en 1935 lors d’un discours prononcé à la première conférence des stakhanovistes de l’URSS :

« La vie maintenant est meilleure, camarades. La vie est devenue plus joyeuse. »

Cette phrase est devenue le symbole de l’époque d’alors et les paroles sont tirées d’une liste de plusieurs centaines de poèmes, chansons et histoires russes, ukrainiens, kurdes, maris, mordves, qumïqs, publiés à l’occasion du 20e anniversaire d’Octobre 1917, sous le titre Tvorchestvo narodov SSSR (Productions des peuples d’URSS).

Pour comprendre leur signification, il faut saisir le sens de cette anecdote. Vassili, l’un des enfants de Staline, était très turbulent et avait cherché à invoquer son père à la suite de reproches faits par des professeurs. La réaction de son père fut la suivante : « Je ne suis pas Staline ! Staline est le pouvoir soviétique ! ».

Les paroles de l’oeuvre de Prokofiev correspondent à l’allégorie du pouvoir soviétique, concrètement possédant un dirigeant à la tête du Parti. Jamais les aspects personnels de Staline, les aspects individuels, ne sont pris en compte.

Voici l’œuvre jouée en 2003 en Russie sous la direction de Valery Polikansky. En cliquant sur l’option on a les sous-titres en anglais, ce qui permet de suivre le mouvement de la chanson (en bas à droite, l’icone la plus à gauche). Les paroles en français sont disponibles sous la vidéo.

I

Jamais il n’y a eu
Un champ si fertile
Il n’y a jamais eu une telle joie –
Le village entier en est plein.
Nos vies n’ont été
jamais si joyeuse,
notre seigle jamais auparavant n’avait
autant fleuri.

Le soleil brille sur la Terre.
Pour nous d’une manière différente :
Il semble avoir visité
Staline au Kremlin. [partie venant d’Ukraine]

Je chante, alors que j’allaite mon enfant
Dans mes bras:

« Tu vas grandir comme une tige de blé,
Entouré de bleuets.
Staline sera le premier mot apparu
Sur tes lèvres.
Tu comprendras
L’origine de cette lumière éclatante.
Tu dessineras, dans ton carnet
Une portrait de Staline.

Oh, le cerisier du jardin reflète la lumière
Comme un brouillard blanc.
Ma vie s’est épanouie maintenant
Comme la fleur de cerisier au printemps !
Oh, le soleil brille et danse
Dans les somptueuses gouttes de rosée.

C’est Staline qui nous a amenés
Cette lumière, cette chaleur et ce soleil.

Tu comprendras, mon chéri,
Que cette chaleur
T’a atteinte
À travers les collines et les montagnes. »

Oh, le cerisier du jardin reflète la lumière
Comme un brouillard blanc.
Notre vie a fleuri, maintenant,
comme la cerise au Printemps ! [partie venant d’un village mordve]

II

Si ma jeunesse venait à revenir,
Si seulement la rivière Kokshaga remontait soudainement vers le nord,
Si mes yeux étincelaient,
Comme ils le faisaient quand j’avais dix-sept ans,
Si mes joues devenaient roses, comme une pomme mûre,
J’irais à Moscou, la grande ville
Et je remercierai
Joseph Staline. [partie écrite par une kolkhozienne mari, Marfa Osipova]

III

Il voit et entend tout,
La manière dont le peuple vit,
La manière dont le peuple vit et travaille,
Et il récompense tout le monde,
Pour ses efforts.
Il invite chacun,
À le voir à Moscou.
Il les accueille avec bienveillance,
Il parle à chacun joyeusement et gentiment !

Il voit et entend tout,
La manière dont le peuple vit,
La manière dont le peuple vit et travaille,

Il conduit ses invités
et les amène à une pièce étincelante.
Il offre à tous de s’asseoir aux tables en chêne,
Et leur demande au sujet de tout.

Il les interroge et se renseigne :
Dans quelles conditions travaillent-ils ? De quoi ont-ils besoin ?
Comment le peuple travaille-t-il ? De quoi a-t-il besoin ?
Et il leur donner de sages conseils.

Il voit et entend tout,
La manière dont le peuple vit,
La manière dont le peuple vit et travaille,
Et il récompense tout le monde,
Pour ses efforts.
Il invite chacun,
À le voir à Moscou.
Il les accueille joyeusement,

Ils les accueille avec une grande bienveillance,
Et il leur donner de sages conseils. [écrit à Archangelsk]

Ah, hier, nous avons chanté des chansons
Et festoyé !
Mais cela n’était pas une fête
Pour la tresse châtain,
Nous ne marions pas Aksinia –
Nous envoyions Aksinia
Aller rendre visite à Staline.

Nous l’avons vue se mettre se en route
Pour la capitale, pour Moscou,
Et nous l’avons parée
Telle une jeune mariée.

La ravissante Aksinia
a passé les portes du village :
Elle était jolie à voir et jolie
Dans ses nouvelles et solides bottes !
Nous l’avons escorté jusqu’au bout
de notre village.

Et avec elle nous envoyons
Notre salutation à Staline. [partie biélorusse]

Il voit et entend tout,
La manière dont le peuple vit,
La manière dont le peuple vit et travaille,
Et il récompense tout le monde,
Pour ses efforts.
Il invite chacun,
À le voir à Moscou.
Il les accueille joyeusement,

Ils les accueille avec une grande bienveillance,
Et il leur donner de sages conseils. [écrit à Archangelsk]

IV

Ô Staline, tu as fait face à tellement d’injustices,
Et tu as tellement accepté de souffrances
Pour la cause du peuple.

Pour avoir protesté le Tsar nous a écrasé,
Il a laissé les femmes sans plus d’hommes,
Tu as ouvert de nouvelles voies pour nous,

Nous sommes heureux de te suivre.
Ton horizon est notre horizon, chef de la nation !
Tes pensées sont nos pensées : indivisibles !

Tu es la bannière flottant sur notre grande forteresse !
Tu es la flamme qui fait bouillir notre sang et notre esprit !
Staline !
Staline !

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Sergueï Prokofiev, le titan russe

Sergueï Prokofiev (1891-1953) est une figure largement secondaire dans la musique classique aux yeux des critiques bourgeois ; c’est en réalité une de ses figures majeures, faisant d’ailleurs partie des compositeurs les plus joués au monde. Son influence est massive, son importance fondamentale.

Sergueï Prokofiev est en fait inacceptable aux yeux de la bourgeoisie de par son parcours ; sa particularité est d’avoir quitté son pays en 1918, pour y revenir en 1936, s’insérant ouvertement dans le cadre du réalisme socialiste en abandonnant son propre formalisme, sa propre tendance à se séparer des masses.

Il conserva d’ailleurs de bonnes relations avec son pays même lors de son exil ; il fait simplement partie de ces musiciens préoccupés par la poursuite de leurs activités avant tout. L’opéra L’Amour des trois oranges, de 1920, fut un important succès (notamment pour sa marche) et fut joué à Moscou et Leningrad en 1927, lui-même étant présent.

Son ballet Roméo et Juliette, de 1935, juste avant sa venue en URSS, est également très célèbre, notamment la magistrale danse des chevaliers ; il écrira par la suite les ballets Cendrillon en 1946 et La fleur de pierre en 1950.

Son œuvre la plus célèbre mondialement, notamment en France, est le conte musical pour enfants Pierre et le Loup, datant de 1936. Pierre est donc un jeune soviétique, un « pionnier ».

Un travail d’importance fut la musique du film. Il réalisa celle de Lieutenant Kijé, film soviétique d’Alexandre Feinzimmer de 1934, puis celle du classique Alexandre Nevski, de Sergueï Eisenstein, sorti en 1938 ; son oeuvre jouera un rôle majeur dans l’histoire de la musique de films. Par la suite, il y a aura plusieurs collaborations filmiques avec Sergueï Eisenstein.

On voit bien la dimension populaire de son approche pour la romance de Lieutenant Kijé, un morceau magnifique, tout à fait en phase avec l’idéal de simplicité soviétique sur la base d’un haut niveau culturel. Il s’agit en effet d’une chanson populaire, La colombe grise gémit.

Russians, la chanson anti-guerre atomique américano-soviétique de Sting en 1985, s’appuie directement dessus (« il n’y a pas une chose telle qu’une guerre dont on peut être victorieux »). Un ami à lui avait piraté une antenne télé et capté des chaînes soviétiques ; Sting avait été particulièrement marqué par la qualité des dessins animés pour enfants, ce qui l’a inspiré pour un appel à la paix.

L’une de ses œuvres majeures est la Symphonie nº5, produite en 1945 et pour laquelle il remporta un prix Staline. Il présenta son œuvre comme un « hymne à l’Homme libre et joyeux, à ses puissants pouvoirs, son esprit pur et noble ».

La première symphonie, surnommée Symphonie classique, et datant de 1916-1917, est également extrêmement célèbre ; cette œuvre magistrale s’appuie sur Haydn.

Il faut également noter l’opéra de 1940, Semyon Kotko, d’après le roman de Kataïev Je suis le fils de la classe ouvrière, et celui de 1942, Guerre et Paix.

À cela s’ajoute, dans l’esprit marqué par la guerre, les sonates pour piano 6, 7 et 8 ; la septième, joué en 1943 et dite « Stalingrad », eut un succès retentissant (les deux autres datent de 1940 et 1944 et ont une partie critiquable). Elle est d’autant plus intéressante qu’elle n’hésite pas à s’ouvrir à de nouvelles voies, permettant d’avoir une incroyable intensité.

La cantate pour le 20e anniversaire de la révolution d’Octobre, de 1937, est par contre emblématique des problèmes formalistes naissant du côté des compositeurs soviétiques.

Prokofiev travailla dès 1935 pour la réalisation de la cantate, qui s’appelait initialement la cantate de Lénine. En janvier 1936, il annonça déjà qu’il travaillait à une cantate s’appuyant sur les textes de Lénine.

La démarche semblait musicalement toutefois malaisée, et d’autant plus que le compositeur prévoyait d’utiliser de multiple chœurs, des hauts-parleurs pour les appuyer (avec la voix de Lénine), une fanfare, une équipe d’accordéonistes, une autre de balalaikas, une encore de percussions, etc.

L’œuvre ne fut pas jouée, pas plus que son opéra L’histoire d’un homme réel de 1948. On a ici un développement inégal marqué. Zdravitsa apparaît ici comme la réalisation de sa bataille personnelle contre le formalisme et au service du peuple, par le peuple lui-même.

Sergueï Prokofiev était par ailleurs connu pour son sens extrême de l’exigence, envers les autres mais également vers lui-même, avec une discipline de travail absolu, où le jeu d’échecs prenait une place importante («Les échecs sont la musique de la pensée»).

Il est le titan de la troisième vague de la musique russe du XXe siècle.

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Célébrer Tchaïkovski

En 1939, le centenaire de Modeste Moussorgski fut célébré avec la Khovanchtchina, un « drame musical populaire » retraçant une révolte du 17e siècle.

Mai 1940 fut marqué par la célébration de Piotr Ilitch Tchaïkovski à l’occasion de son centenaire. L’héritage national est assumé, à rebours du sociologisme vulgaire – telle la lecture de Tchaïkovski faite auparavant par la RAPM et le réduisant à un représentant pessimiste et pathétique des propriétaires terriens en perdition.

Trois volumes de lettres et de documents de Tchaïkovski furent également publiés en 1934, 1935 et 1936.

Le livret pour le centenaire explique notamment que :

« La grande famille des peuples chaleureusement unie sous les noms de Lénine et Staline, qui aime et chérit le grand art, prononce avec fierté le nom du génie Tchaïkovski.

Toute sa vie, Tchaïkovski a gagné une grande popularité et a été admiré. Cela est d’autant plus vrai à notre époque où nous sommes reconnaissants et constamment attentif à son grand travail.

Il n’y a pas une seule place publique dans notre grand pays qui ne résonne pas à ses mélodies.

Chaque collectif symphonique souhaite interpréter la musique de Tchaïkovski avec une expression maximale. Tout chef d’orchestre considère que son développement créatif, en tant qu’interprète de la musique symphonique, est loin d’être achevé sans Tchaïkovski dans son répertoire.

Enfin, aucun de nos chanteurs ne peut se détacher des opéras de Tchaïkovski. On peut écouter pour toujours la musique de Tchaïkovski.

Dans nos théâtres, ses opéras attirent invariablement un public au complet. Telle est la réalité de la compréhension de Tchaïkovski qui existe à notre époque soviétique.

Comment expliquer cette compréhension? Dans le principal, Tchaïkovski, dans toutes ses œuvres, est profondément lié aux racines populaires.

Son étude détaillée de la culture musicale d’Europe occidentale se mélange constamment avec ses propres innombrables voyages où il a pris d’eux tout ce qui est utile pour la technique d’un compositeur, mais ce serait tout à fait impossible de lui reprocher de simplement emprunter, car Tchaïkovski est fondamentalement resté fidèle à lui-même.

Dans chacune de ses mélodies, il a donné le sentiment d’un profond et sincère esprit populaire… et les a façonnées avec une puissance énorme.

Tchaïkovski nous intéresse spécifiquement dans le domaine du théâtre musical, ayant créé de telles œuvres qui ravissent tous ceux qui les entendent.

C’est ce monde de souffrance, d’humanité profonde dans sa substance même qui, investi d’une forme musicale et artistique complète, se tient devant nous comme une voix vivante de la réalité, parce que la souffrance de chacun des caractères de Tchaïkovski est avant tout vitale et vraie.

Il n’y a pas d’exotisme, pas d’excès, pas de tape à l’oeil, rien de forcé ou de contre nature. Dans ses opéras, contrairement à l’opéra d’Europe occidentale, nous ne sommes pas captivés par la beauté orchestrale, ou même la beauté de la mélodie, ou même le spectacle théâtral, mais par leur pure humanité.

Profondément russe d’esprit, il s’identifie également le Géorgien, le Tatar, l’Ouzbékistan, le Tadjik ; tous les peuples le comprennent parce que sa créativité pénètre leur simplicité vitale ; il est proche de tous et captive les gens, qui trouvent en lui leur propre image vivante.

Tous les théâtres du pays, les orchestres symphoniques, tous les musiciens, chanteurs, interprètes d’opéra et de musique de chambre, en ce jour commémoratif du 7 mai, rendent hommage à notre grand génie bien-aimé.

Des millions d’enregistrements, sur des milliers de kilomètres, transmettent cet honneur. Tout le pays résonne avec les mélodies de Tchaïkovski. »

Voici l’ouverture de La dame de pique, opéra de Tchaïkovski s’appuyant sur la nouvelle d’Alexandre Pouchkine.

Le grand musicologue Boris Assafiev (1884-1949), figure majeure de la musicologie soviétique, écrivit en 1940 dans son ouvrage En mémoire de Piotr Ilitch Tchaïkovski :

« Tchaïkovski était étranger à tout type de symbolisme (c’est non sans raison que sa musique fut si étrangère à l’esthétique de l’époque du modernisme russe), et a toujours parlé de révéler des images concrètes dans ses drames musicaux, et dans la lutte, les affres et la passion de son développement symphonique, dans les paroles brûlantes de ses romances et des musiques de chambre instrumentales.

Comme Tolstoï, Tchaïkovski a dit de son temps qu’il était impossible à vivre.

Nous, l’heureuse génération de la grande époque de Staline, où est donné à chaque personne douée toutes les possibilités de mûrir et de grandir à son plein potentiel, nous connaissons et considérons sobrement les facteurs qui entravent les contemporains de Tchaïkovski dans leur force créatrice.

Le meilleur des œuvres de Tchaïkovski – les thèmes de Roméo, Francesca, l’Enchanteresse, la Reine de pique – sont dans leur totalité un cri terrible contre l’asservissement de l’esprit et de la conscience humaine, le cri de tous les grands contemporains russes de l’époque de Tchaïkovski.

Cela vient non pas d’une volonté faible, mais d’un effort intensif de joie, de vie et de créativité. »

Ces derniers mots sont aussi une allusion aux propos de Tchaïkovski sur la musique de Mozart, « qui exprime une joie vitale, saine et précieuse ».

Telle était la logique du réalisme socialiste et, après la période de remise en place des années 1920 et avec l’affirmation du classicisme dans les années 1930, l’URSS fut en mesure de produire elle-même cette musique, sur la base d’une très forte organisation sociale, en corrigeant régulièrement le tir d’une tendance des compositeurs au formalisme ou au naturalisme.

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L’affirmation de la musique classique dans les années 1930 en URSS

L’URSS avait vu, dans le domaine de la musique, émerger deux courants tous deux étrangers au peuple : le modernisme et le proletkult. Il y avait également toutes sortes de nuances entre ces deux factions ; le compositeur Alexander Veprik, connu et apprécié dans les pays occidentaux, affirmait par exemple que la technique musicale serait « neutre » en soi, un choix ne relevant pas de l’idéologie, etc.

Cette situation était inacceptable du point de vue communiste et le fait que des œuvres d’un ultra-moderniste comme Paul Hindemith soient jouées à la philharmonie de Leningrad en 1930-1931 et 1931-1932 était exemplaire d’une situation intolérable.

La situation était en fait similaire dans l’ensemble des arts et, dans le domaine musical en particulier, le Parti avait déjà donné des avertissements, notamment avec la critique dévastatrice de la première symphonie de Gavriil Popov (1902-1972).

Cette critique, réalisée par le Département de Leningrad pour le contrôle des spectacles et du répertoire, expliquait que « la performance d’œuvres reflétant l’idéologie des classes hostiles est inacceptable ».

Vladimir Johelson, secrétaire exécutif de l’Union des compositeurs soviétiques de Leningrad, publiera dans L’étoile rouge un article démolissant cette symphonie et un débat critique s’ouvrira ensuite chez les compositeurs. Gavriil Popov se rattrapera avec sa seconde symphonie, Patrie, en 1943, qui recevra un prix Staline.

https://www.youtube.com/watch?v=0JN6I-NWZRY

De cette situation vint la décision du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik), le 23 avril 1932, de restructurer les organisations littéraires et artistiques. Il en était désormais fini de l’autonomie des factions, en particulier du proletkult et des modernistes.

En août 1933, il y eut la résolution « Sur le statut et le nombre d’instruments de musique et l’amélioration de leur production » ; c’est à partir de cette date que la production de tourne-disques et de disques microsillons s’installe et se généralise.

Il faudra cependant attendre 1936 pour que la présence moderniste massive disparaisse des programmes et qu’il y ait une affirmation prépondérante de Ludwig von Beethoven, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Jean-Sébastien Bach, Modeste Moussorgski, Wolfgang Amadeus Mozart, Nikolaï Rimski-Korsakov et Mikhail Glinka.

Il faut ajouter à cette liste le Norvégien Edvard Grieg, l’Allemand Georg Friedrich Haendel, l’Allemand Christoph Willibald Gluck, l’Autrichien Joseph Haydn, le Français Hector Berlioz, l’Autrichien Franz Schubert, l’Allemand Richard Wagner, les Tchèques Antonín Dvořák et Bedřich Smetana.

On a ainsi par exemple des morceaux importants des opéras de Wagner qui furent joués de manière annuelle à la philharmonie de Leningrad tout au long des années 1930 ; Lohengrin fut joué en entier en 1936. Orphée et Eurydice de Gluck fut joué en octobre 1939, en janvier et avril 1940

Parmi les œuvres de Berlioz, étaient principalement valorisées La Symphonie fantastique, la Grande symphonie funèbre et triomphale, la Grande Messe des Morts.

Parmi les références maintenues malgré tout, y compris lors des années 1920, on a les opéras Lakmé du Français Léo Delibes (1836-1891), Don Giovanni de l’Autrichien Wolfgang Amadeus Mozart, Carmen du Français Georges Bizet (1838-1875), Aïda de l’Italien Giuseppe Verdi (1813-1901), Faust ainsi que Roméo et Juliette du Français Charles Gounod (1818-1893), Le Barbier de Séville de l’Italien Gioachino Rossini (1792-1868).

Voici un exemple de critique de modernisme. Dans la revue Sovetskoe Iskusstvo (Art soviétique), on lit le 5 février 1936, dans l’article La musique classique au pays des Soviets :

« Nous connaissons et comprenons où reposait la grande force de Beethoven, Moussorgski et Glinka, Tchaïkovski et Rimski-Korsakov ; cela consiste précisément en cela : ils puisaient de la même source de toute musique – de l’art folklorique…

Les formalistes en musique de Leningrad, guidé par [Ivan] Sollertinski, se mettent à plat ventre devant Alban Berg, Hindemith, Krenek, Schönberg et d’autres idoles sacrées de l’expressionnisme allemand, la plus pervertie de toutes les écoles musicales modernes.

Ils tournent le dos à [l’opéra en chansons de 1935 d’Ivan Dzerjinski] Le Don paisible, car Dzerjinski écrit de la musique compréhensive, à savoir « la musique du 19e siècle ».

Ils rejettent avec dédain Tchaïkovski et s’en moquent. Tchaïkovski, dans tout son héritage créatif, n’auraient pas réussi autant que [Gavriil] Popov en une seule symphonie.

Et le jeune compositeur Popov [né en 1904] se proclame un génie parce qu’il a composé une œuvre gigantesque remplie de de rugissements d’éléphants et toutes sortes de bruits de cliquetis et de hurlements. »

Le Narkompros, le Commissariat d’État aux Lumières (et non pas simplement à « l’éducation ») fondé le 26 octobre 1917, se tourna alors uniquement vers l’éducation alors qu’était mis en place un Comité pour les affaires artistiques, en janvier 1946. La revue Sovetskoe Iskusstvo (Art soviétique) passa conséquemment dans les mains du Comité.

À partir de ce moment, tant la RAPM, l’association russe des musiciens prolétaires, que l’ACM, l’association pour la musique contemporaine, toutes deux dissoutes au début des années 1930, furent vigoureusement dénoncées pour leur approche incapable de saisir la nature démocratique de la musique classique authentique.

Le niveau d’organisation de l’Union des compositeurs fut élevé. Fondée en janvier 1933 avec une publication au départ bimensuelle de 200 pages, puis mensuelle d’un peu plus d’une centaine de pages, Sovetskaia Muzyka (Musique soviétique), l’Union s’appuyait sur des branches locales relativement autonomes, avec principalement Moscou et Leningrad.

Cette dernière section avait, en septembre 1933, 122 membres ; la plus grande section, celle de Moscou, avait 150 membres. Parmi ceux-ci, moins de 10 % étaient du Parti ; 105 étaient des compositeurs, 45 des musicologues. 50 % des membres composaient depuis plus de vingt ans, soit bien avant Octobre 1917. 60 % étaient ethniquement russe, 25 % juif.

Preuve de la qualité de leur travail, de 1928 à 1941, 78 % des opéras et 55 % des ballets au théâtre du Bolchoï, à Moscou, relèvent de classiques datant d’avant Octobre 1917.

Au Bolchoï, une part significative des places était réservée aux travailleurs de choc ; six bureaux de vente avaient été mis en place dans les principales usines. Des présentations et des conférences étaient organisées spécialement parfois pour un public non averti avant les mises en scène. Entre 1930 et 1933, 150 000 personnes avaient assisté à des représentations du Bolchoï.

Des concerts furent également organisés dans les usines elles-mêmes ; à partir de la saison 1934/1935, il y eut des tickets spéciaux couplant des concerts symphoniques, une soirée littéraire, un opéra mis en concert, etc.

Des compositeurs partirent de manière régulière dans des kolkhozes, notamment dans une vingtaine autour de Moscou. Et chaque entreprise disposait de sa section musicale, avec pour les plus grandes, comme l’usine Putilov à Leningrad, une chorale et un regroupement pour l’opéra.

Le rapport dialectique masses – compositeurs était lancé, même si le Parti, notamment en 1948 avec la résolution sur l’opéra «La grande amitié», devait systématiquement faire des rappels à l’ordre pour empêcher les compositeurs de basculer dans le formalisme ou le naturalisme.

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L’influence du modernisme et du proletkult sur la musique classique des années 1920 en URSS

Cherchant à préserver le patrimoine musical classique, l’URSS des années 1920 accorda une place particulière à plusieurs œuvres marquantes. On a ainsi les symphonies de Beethoven qui furent régulièrement jouées, avec un accent particulier sur la neuvième, dont le final fut régulièrement employé dans les festivités. La société Beethoven fut fondée en 1927 à l’occasion du centenaire de sa mort.

On a également le Requiem de Mozart qui fut valorisé notamment pour le concert spécial des martyrs de la révolution aux Champ de Mars de Petrograd en 1920, ainsi que le passage de la mort de Siegried dans Le crépuscule des dieux de Wagner.

Toutefois, si Mozart et Beethoven furent admis comme des titans, la position de Bach fut plus compliqué, chose absurde réparée heureusement dans les années 1930, même si la société Bach est fondée dès 1928. Gustav Mahler ne fut pareillement reconnu que dans les années 1930.

Le problème de fond est en effet que la jeune URSS souffrait de deux tendances erronées dans le domaine de la culture, toutes deux unies malgré leur opposition.

Certains se tournaient vers les expérimentations occidentales, d’autres allaient dans un sens « prolétarien », dans l’esprit gauchiste du « proletkult ».

On a ainsi en 1922 la Symphonie pour sirènes d’Arseny Avraamov (1886-1944), utilisant des sirènes d’usine et de navires, des clochers, des camions, des hydravions, 25 locomotives à vapeur, un orchestre, des chœurs, des régiments militaires, etc.

Parmi les principales figures de cette scène se prétendant avant-gardiste et contribuant parfois, très rarement, à certaines avancées, on a Nikolai Rosslavets (1880-1944), Arthur Lourié (1891-1966), Alexandre Mossolov (1900-1973). Ce dernier est notamment à l’origine d’un ballet intitulé L’acier, en 1926-1928, dont voici un extrait, intitulé L’aciérie.

Voici également, toujours d’Alexandre Mossolov, L’arrivée du tracteur au kolkhoze, de 1926-1927.

Il faut également mentionner Vladimir Deshevov (1889-1955), qui a composé la pièce pour piano Les rails en 1926, et Vladimir Dukelski (1903-1969), qui a lui quitté la Russie dès 1920.

Voici Les rails.

La direction à prendre était cependant très discutée. D’un côté, on a ainsi la RAPM, l’association russe des musiciens prolétaires, fondée en juin 1923, allant dans la logique du proletkult, avec à partir de 1929 l’appui du Collectif de production (Prokoll), qui cherchait à produire des opéras révolutionnaires.

Une scission de la RAPM fut également l’ORKiMD, l’Association des compositeurs et activistes musicaux révolutionnaires, fondée en 1924 et produisant la revue Muzyka i revolioutsiaa (Musique et révolution), disparaissant en 1929.

De l’autre côté, on avait l’ACM, l’association pour la musique contemporaine. Cette dernière structure avait dans ses rangs des figures majeures comme Nikolaï Miaskovski, Dmitri Chostakovitch, mais également des avant-gardistes revendiqués comme Alexandre Mossolov, ainsi que Nikolai Rosslavets qui était même à l’origine de la fondation de l’ACM.

L’influence du modernisme fut marquant, comme en témoigne le programme de la philharmonie de Leningrad. On y trouve toute une série d’œuvres relevant de cette démarche.

On a notamment Verklärte Nacht d’Arnold Schönberg en 1923-1924, ainsi que Fontane di Roma d’Ottorino Respighi et les Variations sur un thème de Mozart de Max Reger. En 1925-1926 on a l’opéra qui fut un immense succès bourgeois en 1912, Ferner Klang de l’Autrichien Franz Schreker.

On a la même année une profonde affirmation du modernisme français, avec Pacific 231 d’Arthur Honegger, qui chercher à reproduire les sons d’une locomotive, ainsi que des œuvres de Francis Poulenc, Erik Satie, Darius Milhaud, Jean Wiéner, Georges Auric. Ce dernier était un compagnon de route du Parti Communiste en France et cela en dit long sur l’influence idéologique bourgeoise en son sein.

Premier numéro du journal de la RAPM,
avec une couverture réalisée
par la peintre cubo-futuriste Lioubov Popova

Tout le programme de la philharmonie de Leningrad des années 1920 fut marqué par cette affirmation moderniste ; au théâtre maly (le « petit », par opposition au bolchoï, le « grand »), on joua par exemple également Jonny spielt auf d’Ernst Krenek (qui devint un partisan dans la foulée de l’austro-fascisme).

Cette concurrence entre tenants du proletkult et partisans d’un éclectisme occidental parasita toutes les années 1920, avant qu’en 1932 le PCUS(b) n’unifie les associations des musiciens et n’ouvre la voie au réalisme socialiste.

Déjà toutefois des œuvres marquantes avaient pu émerger, notamment avec l’Ukrainien Reinhold Glière (1874-1956). Celui-ci, par la suite, dans la période 1938-1948, partit en Ouzbékistan et en Azerbaïdjan pour étudier la musique folklorique et l’appuyer.

Cette figure de la musique classique d’avant 1917 se plaça au service de l’URSS, produisant notamment Fantaisie pour le festival de l’Internationale Communiste en 1924, Marche héroïque pour la République Socialiste Soviétique Autonome bouriate-mongole en 1936, Ouverture solennelle pour le vingtième anniversaire de la révolution d’Octobre (1937), Amitié des peuples à l’occasion des cinq ans de la constitution soviétique en 1941, Pour le bonheur de la mère patrie (1942), 25 ans de l’armée rouge en 1943.

Voici Le Pavot Rouge, un ballet révolutionnaire populaire qu’il composa en 1927, dans une version filmée de 1955.

Voici ici le passage avec une chanson traditionnelle de la marine.

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La situation de la musique classique russe au lendemain d’Octobre 1917

Avec le tournant de 1905, la Russie bascula dans une nouvelle époque. Et lorsque la révolution d’Octobre 1917 eut lieu, les grands musiciens étaient liés, d’une manière ou d’une autre, aux classes dominantes, que ce soit l’aristocratie ou la bourgeoisie.

Ils préférèrent donc se mettre à l’écart, étant donné qu’ils disposaient, pour beaucoup, d’une certaine aura dans les pays capitalistes. Ce fut le choix de Sergei Rachmaninov, d’Igor Stravinsky ainsi que de Sergeï Prokofiev au départ, mais également, on s’en doute, de toute une couche intellectuelle cultivée, que ce soit pour les musiciens ou les enseignants en musique.

Une figure connue est Jascha Heifetz (1901-1987), violoniste virtuose dès son plus jeune âge, qui après 1917 s’en alla aux États-Unis et s’inséra entièrement dans l’industrie musicale capitaliste.

Il y eut ainsi une première vague d’émigration dès 1917-1918, mais le phénomène se prolongea. La question du niveau de vie apparaissait comme principal pour des musiciens habitués à un certain confort, dans un pays où il faudra attendre 1927 pour que des instruments de musique soient en mesure d’être produits.

On a ainsi le chef d’orchestre Albert Coates, responsable des opéras, qui quitte la Russie en 1919. Le chef de l’orchestre de Pétrograd, Serge Koussevitzky, la quitte en 1920, le chanteur d’opéra Fédor Chaliapine fait de même en 1922.

Emil Kuper, directeur de l’Orchestre philharmonique de Saint-Pétersbourg, quitte la Russie en 1924 ; le plus grand pianiste de son temps, l’Ukrainien Vladimir Horowitz, part en 1925, tout comme le compositeur Alexandre Gretchaninov.

Le libéralisme-démocrate des musiciens avait ses limites ; l’idée de servir les masses était présente chez beaucoup de musiciens, dans un esprit démocratique, mais les dures conditions de la Russie d’après la révolution les amenaient à choisir l’individualisme.

Il y avait toutefois des contre-exemples. Lev Knipper (1898-1974) avait combattu dans les armées blanches, mais était revenu en 1922. Il composera de nombreuses œuvres, étudiant la musique folklorique d’Asie centrale ; c’est lui qui composera la chanson très connue Plaine, ma plaine, qui fait partie d’une symphonie (La balade des combattants de la jeunesse communiste).

Certains restèrent également, la principale figure étant Nikolaï Miaskovski. Né en 1881, compositeur de haut niveau déjà, il s’engagea dans l’armée rouge dès 1917 et joua un rôle majeur par la suite dans la musique soviétique.

Voici sa symphonie numéro 12, dite « Kolkhoze ».

Nikolaï Miaskovski sera le compositeur recevant le plus de prix Staline :

– en 1941, prix Staline première classe pour la symphonie n°21 ;

– en 1946, prix Staline première classe pour le quatuor à cordes n°9 ;

– en 1946, prix Staline première classe pour le concerto pour violoncelle et orchestre ;

– en 1950, prix Staline seconde classe pour la sonate n ° 2 pour violoncelle et piano ;

– en 1951, prix Staline première classe posthume pour la symphonie n°27, ainsi que le quatuor à cordes n°13.

Il faut noter également certains appuis extérieurs, comme l’Allemand Oskar Fried, premier étranger accueilli par Lénine pour jouer au théâtre du Bolchoï la 9e symphonie de Beethoven. Il fit plusieurs tournées en URSS et devint citoyen soviétique en 1940 après avoir fui l’Allemagne nazie et rejoint la scène musicale soviétique. Il fut notamment le responsable l’opéra de Tbilissi et de l’orchestre symphonique de la radio de Moscou, après avoir été au début des années 1920 responsable de la philharmonie de Leningrad.

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La seconde vague de la musique classique russe

La première vague de la musique classique russe était d’orientation nationale démocratique.

Vint ensuite une vague de musiciens s’éloignant de cette base culturelle pour une démarche marquée par l’approche occidentale-bourgeoise en de nombreux points, avec Serge Rachmaninov (1873-1943) et Alexandre Scriabine (1872-1915), Alexandre Glazounov (1865-1936), Nicolas Tcherepnine (1873-1945), Anatoli Liadov (1855-1914), Nicolas Medtner (1879-1951), Anton Arenski (1861-1906), Sergueï Taneïev (1856-1915).

Il est parfois parlé de « scriabinisme », en référence à Scriabine mais également Rachmaninov, pour désigner une approche pessimiste et esthétisante, un certain décadentisme à prétention psychologisante, avec une tendance à l’hermétisme élitiste et la virtuosité comme valeur en soi.

Cela se couplait cependant, en même temps, avec une formidable vitalité, une profondeur d’âme typiquement russe, une introspection d’une incroyable densité.

Il suffit d’écouter ces deux exemples, voire rien que leur tout début, pour comprendre la dimension intimiste de Scriabine et Rachmaninov, avec une propension qui leur est propre à la virtuosité, à l’emportement fantasmagorique, à des enchaînements de rythmes à marche forcée.

Voici la seconde Sonate de Scriabine, suivi de la cinquième.

Après la révolution d’Octobre 1917, l’appartement de Scriabine devint un musée dès 1922 ; de 1927 à 1929 la maison d’édition musicale d’État publia l’ensemble des ses œuvres musicales.

Le numéro d’été 1935 de Sovetskaia Muzyka fit l’éloge de Scriabine et la même année Arnold Alshvang publia un ouvrage d’importance sur lui, republié en 1945.

Il faut bien saisir la complexité de l’analyse du double caractère de Scriabine. Ce dernier avait une approche totalement mystique, il avait basculé dans les thèses illuminées de la Théosophie de Helena Pétrovna Blavatsky pour qui tout est seulement psychisme. Il travailla pendant douze années à un projet bien entendu jamais terminé de spectacle intitulé Mystère qui devait avoir lieu en Inde, mêlant les parfums à la musique, etc.

Son oeuvre pratiquement finale est Vers la flamme, une sorte de délire accompagné d’un poème mystico-délirant (« la Flamme pure de la Transfiguration Sacrée étreint l’Univers » etc.).

Serge Rachmaninov (1873-1943) était pareillement une figure majeure de la seconde vague de la musique classique russe et c’est l’un des principaux représentants du scriabinisme.

Cela n’empêcha pas une présence importante dans son pays, malgré son exil après la révolution, et l’URSS améliora particulièrement ses relations avec Rachmaninov à la fin de la vie de celui-ci.

Ainsi, en décembre 1942, un diplomate soviétique demanda à Rachmaninov les partitions de sa troisième symphonie et de son quatrième concerto pour piano, qui furent joués à Moscou respectivement en octobre 1945 et en novembre 1945 (ici à l’occasion d’un concert lui étant entièrement consacré).

Et à l’occasion de son 70e anniversaire, Rachmaninov reçut un télégramme (qu’il ne put recevoir à temps avant de décéder) de la part de la VOKS (Société pan-soviétique pour les relations culturelles avec l’étranger), ainsi que d’amis et de collègues à lui, du conservatoire de Moscou et du Musée d’État de la culture musicale.

Faire le tri et distinguer en quoi la seconde vague était également, en partie, portée par la première vague, a sauvé la musique classique russe. Cela ne pouvait se dérouler que dans le socialisme.

En Europe capitaliste, Igor Stravinski (1882-1971) put aller de son côté unilatéralement dans le modernisme. En 1913 à Paris, la première représentation de son opéra Le Sacre du printemps, avec une chorégraphie Vaslav Nijinski, provoqua un immense scandale dans le public. Mais l’introduction de cette pseudo-modernité ne connut bien entendu pas de freins et fut finalement valorisée par les sociétés capitalistes décadentes.

https://www.youtube.com/watch?v=YOZmlYgYzG4

Henri Quittard, dans Le Figaro du 31 mai 1913, procéda alors à la démolition de l’oeuvre ; il y dit notamment :

« Voici un étrange spectacle, d’une barbarie laborieuse et puérile que le public des Champs-Élysées accueillit sans respect. Et l’on regrette de voir se compromettre dans cette déconcertante aventure un artiste, tel que M. Strawinsky de qui la musique, après l’Oiseau de feu ou Petrouchka, pouvait attendre encore de nouvelles œuvres.

Car de la chorégraphie de M. Nijinsky** et des inventions par quoi ce primaire exaspéré affirme le génie qu’il se sentit venir un beau jour, il n’est pas nécessaire, je pense, de rien dire (…).

Mais le cas de M. Strawinsky est bien différent. Comment un musicien tel que lui a-t-il pu se laisser gagner par la contagion et transposer dans son art cette esthétique de danseur? Libre à un Nijinsky de croire qu’en, prenant le contre-pied de ce qui s’est fait jusqu’à lui et en s’appliquant, avec une ingénuité détestable et risible, à déformer le corps humain, il réalisera des beautés inconnues au vulgaire.

Mais M. Strawinsky peut-il s’imaginer qu’une mélodie, parce qu’elle sera doublée pendant cinquante mesures à la seconde supérieure ou inférieure, ou au deux à la fois, va gagner une intensité et une éloquence décisives? (…)

Le Sacre du Printemps, fut hier assez mal accueilli, et le public restait impuissant à retenir son hilarité. Il eût donc été de bon goût à ceux qui pensaient autrement- ils n’étaient pas nombreux- d’épargner aux auteurs une ovation sur la scène dont tout le monde sentit la comique impertinence. »

C’était là un dernier sursaut de la bourgeoisie face à sa propre décadence musicale.

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